NUMÉRO

DOUBLE
L’Époque — Supplément Calvitie : la greffe de cheveux prend chez les jeunes
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023 · 79 e année · No 24342 · 3,40 € · France métropolitaine · www.lemonde.fr- Fondateur : Hubert Beuve-Méry · Directeur : Jérôme Fenoglio

Entre Macron et Borne, le malaise s’installe

▶ La manière dont la ▶ La crise politique autour ▶ Alors qu’Elisabeth Borne ▶ Mme Borne ne doit pas ▶ En affirmant un style,
première ministre s’est de la gestion de la réforme est en sursis, des mem- « payer les pots cassés », Mme Borne tient à démon-
démarquée en prônant des retraites souligne bres du gouvernement estime l’eurodéputé Pascal trer qu’elle peut renouer
« l’apaisement » met en des différences d’appro- craignent un quinquennat Canfin, qui met en cause le dialogue et trouver
lumière les tensions entre che. L’Elysée s’agace de encore davantage à droite la « stratégie de la ten- des majorités de projet
la présidence et Matignon l’impression de désordre en cas de remaniement sion » de Gérald Darmanin Page s 6- 7

À Marseille, les enfants perdus Samuel Paty, « chronique

de la guerre de la drogue d’une mise à mort »
Le 16 octobre 2020, le profes-
seur d’histoire-géo était assas-
siné puis décapité en pleine
rue par un jeune homme radi-
calisé, dix jours après avoir
montré des caricatures du pro-
phète Mahomet à sa classe.
L’attentat avait repoussé les
frontières de l’abject. Si ce
crime a provoqué l’effroi, c’est
aussi en raison de son engre-
nage particulièrement insi-
dieux, né du mensonge d’une
collégienne – récupéré et mé-
diatisé par des adultes mal-
veillants –, qui avait impliqué
plusieurs élèves du collège,
avant de se refermer comme
un piège sur l’enseignant. Le
Parquet national antiterroriste
a demandé vendredi que qua-
torze personnes, dont six mi-
neurs, soient jugées pour leur
implication dans cette mécani-
que infernale.
Page s 10- 11

Europe Ukraine
Les coûteux Le « bréchage »,
voyages de clé de la contre-
Charles Michel offensive de Kiev
Les dépenses de déplace- Les Russes densifient
▶ Plusieurs adolescents ont été tués ces derniers jours ment du président les lignes de fortification
par d’autres jeunes, tous victimes de la bataille pour du Conseil européen, sur le front, mais aussi en
le contrôle des points de deal de la cité phocéenne qui a souvent recours Crimée, signe de fébrilité
Page 1 2 aux jets privés, sont face à de possibles atta-
particulièrement élevées ques ukrainiennes à venir
La CRS 8, une compagnie spécialisée dans les violences urbaines, a été déployée en renfort. A Marseille, le 4 avril. G. BADER/ « LA PROVENCe »/MAXPPP page 2 page 4

Entretien Tourisme Etretat suffoque, Géopolitique

François Braun :
« Accompagner la victime de son succès La Turquie traque
mort, ce n’est pas le PKK au-delà
donner la mort »
Pages 8-9
de ses frontières
L’armée turque poursuit
Jeux olympiques sur le sol de son voisin
Le jackpot irakien sa lutte sans merci
contre les séparatistes
des locations kurdes et profite des divi-
Page 13 sions politiques pour dé-
ployer troupes et drones
Rencontre pages 1 8-19

Jean-Claude
Grumberg, des Théâtre
larmes au rire A Villeurbanne,
Page 26 A Etretat, le 12 août 2022. Quentin Déhais/MAXPPP une culture
Piétinements invasifs qui font font part de leur mauvaise expé-
publique en crise
1
é di to r ia l
disparaître l’herbe aux alentours
et séances de selfies qui tournent
au drame : des piquets en métal
rience... bien consciente du pro-
blème, la petite mairie d’Etretat
tente depuis plusieurs années
Pag es 2 2 -23

Un dialogue
sont devenus nécessaires sur le
sentier panoramique de la falaise
d’agir pour limiter les dégâts,
mais peine à avancer. Elle doit À nos lecteurs
d’Etretat. Un aménagement de ménager la chèvre et le chou, la En raison de la non-parution
difficile mais plus qui s’est imposé à ce village
normand de 1 200 habitants con-
nécessité de maintenir le tou-
risme qui fait vivre ce territoire et
du « Monde » pour le jour férié de
Pâques le 10 avril, cette édition
utile avec Pékin fronté à une vague humaine dès le besoin de réguler pour préser- double est datée des dimanche 9,
le retour de la saison touristique. ver les atouts du site. lundi 10 et mardi 11 avril.
Page 3 0
Riverains excédés, visiteurs qui Page 1 5 Merci de votre fidélité.
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
2|
Les dépenses somptuaires de Charles Michel
Le coût des voyages du président du Conseil européen explose en raison de son recours fréquent aux jets privés
Bruxelles - bureau européen
A
Bruxelles, le goût de
Charles Michel pour
les voyages fait jaser.
Depuis le reflux du Co-
vid-19, le président du Conseil
européen s’est transformé en vé-
ritable globe-trotter. De New York
à Pékin, de Phnom Penh à Johan-
nesburg, de Doha à Tokyo, en pas-
sant par Berlin, Paris ou Prague, il
parcourt la planète. Dans les insti-
tutions, des diplomates comme
des fonctionnaires s’offusquent
des déplacements « coûteux » de
l’ex-premier ministre belge. Une
enquête du Monde atteste une
augmentation substantielle des
dépenses du dirigeant européen
et un usage intensif des avions
privés, très coûteux et néfaste en
termes de bilan carbone.
Pour 2024, le budget du prési-
dent du Conseil européen, en
cours d’adoption, s’élève à 2,6 mil-
lions d’euros, en hausse de 27,5 %
par rapport à 2023, comme l’a ré-
vélé Politico. Cette augmentation
s’explique « principalement », indi-
que le secrétariat général du Con-
seil dans une note du 1er mars, par
« l’intense activité internationale »
de Charles Michel « à la suite de la
guerre en Ukraine ». « Il faut expli-
quer aux pays tiers nos sanctions
contre Moscou et lutter contre le
narratif de Poutine selon lequel el-
les seraient responsables de l’infla-
tion », détaille son entourage. Lors
d’une réunion consacrée au sujet,
le 9 mars, neuf pays, dont l’Allema-
gne, l’Italie et la Pologne, ont
néanmoins demandé des « éclair-
cissements » sur cette hausse.
L’Autriche et la Slovaquie ont évo-
qué les « problèmes d’image »
qu’un tel train de vie peut poser.
En 2024, les dépenses de voya-
ges de Charles Michel et des délé-
gations qu’il emmène – membres
du cabinet, personnels du pro­-
tocole, de la sécurité, du service
communication, cameraman,
photographe… – devraient attein-
dre 1,985 million d’euros, supé-
rieures de plus d’un tiers à celles
inscrites au budget 2023. Du
temps de ses prédécesseurs, son
compatriote Herman Van Rom-
puy (2010-2014) et le Polonais Do-
nald Tusk (2014-2019), ces frais ne
dépassaient pas 500 000 euros
pour un budget total contenu
sous le million d’euros. L’infla-
tion ne peut expliquer à elle seule
cette envolée.
Désireux de faire exister l’Union
européenne (UE) sur la scène
mondiale, de l’incarner aux côtés
des présidents américain ou chi-
nois, Charles Michel conçoit sa
fonction comme éminemment
internationale. Au-delà des obli-
gations qu’elle implique – rencon-
trer des dirigeants européens afin
de préparer les conseils des chefs
d’Etat et de gouvernement, parti-
ciper à des sommets internatio-
naux (G20, G8, G7, COP, sommets
bilatéraux…) –, l’ex-premier mi-
nistre belge veut faire entendre la
voix de l’Europe partout sur la
planète. « Plusieurs dirigeants,
comme Merkel ou Macron, lui ont
demandé, avant sa nomination,
de s’engager plus avec les pays
tiers », assure une source. « Au lieu
d’aborder la fonction avec humi-
lité, il considérait qu’il avait ren-
dez-vous avec l’histoire », ironise
un diplomate européen.
Un deuxième facteur explique
aussi l’inflation des frais de
voyage de Charles Michel : la con-
currence forcenée entre le prési-
dent du Conseil et Ursula von der
Leyen, qui préside une Commis-
sion qu’elle veut « géopolitique »,
pour représenter l’UE en dehors
de ses frontières. Le sommet UE-
Ukraine, à Kiev, le 3 février, a été
La concurrence
forcenée avec
la présidente de
la Commission,
Ursula von der
Leyen, explique
l’inflation des
frais de voyage
symptomatique. C’est, comme il
se doit, Charles Michel qui en a an-
noncé la tenue. Mais l’ex-ministre
allemande a repris l’initiative,
quelques jours plus tard, en an-
nonçant qu’elle se rendrait dans
la capitale ukrainienne dès le 2 fé-
vrier, avec ses commissaires, afin
de parler coopérations avec les
ministres de Volodymyr Zelensky.
Dans la foulée, le dirigeant belge a
décidé de faire un premier voyage
tout seul le 19 janvier… pour pré-
parer la rencontre du 3 février.
Les Vingt-Sept ont leur part de
responsabilité dans cette situa-
tion. De Paris à Berlin en passant
par Varsovie, ils sont partagés en-
tre la volonté de donner corps à la
construction communautaire à
l’extérieur et le refus de céder la
moindre part de leur compé-
tence en matière de politique
étrangère. On retrouve cette am-
biguïté dans le traité de Lis-
bonne, entré en vigueur en 2009,
qui autorise cette guéguerre
­entre Ursula von der Leyen et
Charles Michel. Il prévoit en effet
que les présidents du Conseil et
de la Commission se partagent la
représentation de l’UE à l’ex­-
térieur : au premier les affaires
étrangères et la sécurité, le reste
au second.
Très rare recours au train
Comme Charles Michel, Ursula
von der Leyen voyage davantage
que ses prédécesseurs, mais ses
dépenses semblent avoir moins
dérapé : les frais de mission du
collège – la présidente et ses
vingt-six commissaires – ont re-
présenté en 2022 quelque 3,7 mil-
lions d’euros, un niveau légère-
ment supérieur à ce qui se faisait
sous Jean-Claude Juncker (2014-
2019) et José Manuel Barroso
(2004-2014).
Le Monde s’est procuré les factu-
res relatives aux déplacements de
Charles Michel en 2022, quand les
frontières se sont réouvertes
après la pandémie du Covid-19.
S’ils ne montrent aucune pratique
illégale, ces documents mettent
en lumière des habitudes qui po-
sent question. A commencer par
son goût pour les avions privés.
Au motif que les compagnies aé-
riennes n’offrent pas d’horaires
compatibles avec son agenda
chargé, il en fait un usage fré-
quent. Bien plus que ses prédéces-
seurs, qui étaient pourtant tout
aussi occupés. Quant au train, il
ne l’utilise que rarement (trois fois
en 2022). Même pour aller à Paris
(1 h 20 en Thalys), il préfère le plus
souvent prendre une voiture avec
chauffeur. Quand l’UE affiche
l’ambition d’être le premier conti-
nent à se mettre en route vers la
neutralité carbone en 2050 et
qu’elle prône l’exemplarité, cela
peut sembler paradoxal.
D’autant que Luxaviation, la
compagnie d’aviation d’affaires
avec laquelle l’UE a conclu un ac-
cord-cadre, a un profil particulier.
Son président-directeur général,
le Luxembourgeois Pascal Han-
sen, l’a cofondée avec un ancien
du KGB et a bénéficié de prêts
d’un investisseur russe, qui était
un acteur-clé de la construction
du gazoduc Nord Stream 2,
comme l’a révélé Le Monde le
12 février. Il est par ailleurs lié à
une nébuleuse d’entreprises dans
le monde, dont il est souvent di-
recteur, parfois actionnaire, et
qui, pour une dizaine d’entre el-
les, appartiennent à des Russes.
Qu’importe ! « Charles Michel est
attaché au statut, aux avions pri-
vés et aux grosses voitures », cingle
un diplomate. Même pour rejoin-
dre des villes bien desservies par
avion à partir de Bruxelles
comme Vienne, où il a par exem-
ple été reçu le 26 janvier 2022 par
le chancelier Karl Nehammer
(coût de l’opération : 20 533 euros),
ou Berlin, où l’attendait Olaf
Scholz le 9 février 2022 (37 500 eu­-
ros), Charles Michel choisit le taxi
aérien. Il a aussi pris Luxaviation,
le 16 février 2022, pour assister à
un dîner à Paris sur la lutte contre
le terrorisme au Sahel (35 750 eu­-
ros). A chaque fois qu’il est allé à
Strasbourg, au Parlement euro-
péen, cette année-là (cinq fois,
pour un coût unitaire de 12 250 à
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
« Charles Michel
est attaché au
statut, aux
avions privés
et aux grosses
voitures », cingle
un diplomate
35 000 euros), Charles Michel a
également utilisé ce mode de dé-
placement.
« L’Europe n’a pas d’avion, con-
trairement à Joe Biden, Emmanuel
Macron, Olaf Scholz et la plupart
des chefs d’Etat européens », fait
valoir son entourage. Même argu-
ment à la Commission. Car Ursula
von der Leyen, malgré son enga-
gement pour le « green deal », est
aussi cliente de Luxaviation.
Ainsi, en 2022, sur ses treize dé-
placements dans la capitale alsa-
cienne, elle y a eu recours à cinq
reprises. Et pas plus que Charles
Michel, elle n’a jugé nécessaire de
s’abstenir pour des évènements
consacrés à la lutte contre le ré-
chauffement climatique comme
la COP27 à Charm el-Cheikh, en
novembre 2022, ou à la biodiver-
sité, comme le One Ocean Sum-
mit en février 2022, à Brest. Les
deux dirigeants ont partagé un
avion privé (103 632 euros) dans le
premier cas – un effort louable
pour eux, qui ne voyagent quasi
jamais ensemble tant leurs rela-
tions sont exécrables – et, dans le
second, ils ont volé seuls, chacun
de son côté (coût : 50 550 euros
pour Charles Michel).
Charles Michel détient sans
doute la palme du trajet le plus
polluant et le plus coûteux, avec
son voyage en Chine, le 1er décem-
bre 2022, à l’invitation de Xi
Jinping, pour lequel Luxaviation a
facturé 460 000 euros. « Il n’était
pas possible de réserver un vol
commercial en raison de la régle-
mentation Covid en Chine, qui
aurait exigé que le président et sa
délégation soient mis en quaran-
0123
Charles Michel,
président du
Conseil européen,
à son arrivée
à l’aéroport
de Munich,
en Allemagne,
avant le
sommet du G7,
le 26 juin 2022.
Bloomberg via Getty Images
taine pendant deux semaines » à
leur arrivée, explique le Conseil.
L’initiative a agacé plusieurs
­capitales, dont Paris et Berlin, qui
ne la jugeaient pas nécessaire à ce
moment-là.
Les services de Luxaviation sont
le premier poste de dépenses
dans le budget voyage de Charles
Michel, loin devant les autres.
Mais d’autres pratiques contri-
buent à l’augmenter. En particu-
lier, le président du Conseil em-
barque avec lui des délégations
parfois très fournies, bien plus
que ses prédécesseurs ou qu’Ur-
sula von der Leyen.
Coûteux voyage parisien
Ainsi, au sommet de Versailles,
jeudi 10 et vendredi 11 mars 2022,
il était accompagné de 22 collabo-
rateurs – on en comptait 12 du
côté de la présidente de la Com-
mission – ainsi que de sa compa-
gne, dont les dépenses ont été ré-
glées par le Conseil. Au total, l’hô-
tel parisien Fauchon, où ils étaient
logés – Charles Michel y est resté
jusqu’au dimanche, car des entre-
tiens avec la presse avaient été ca-
lés durant le week-end –, leur a
facturé 17 350 euros.
Si « le conjoint du président est
officiellement invité et participe au
programme de la visite, le Conseil
prend en charge ses dépenses »,
­explique le Conseil. En 2022, cela
s’est produit huit fois, notam-
ment lorsque Charles Michel est
allé à Londres, à l’occasion des fu-
nérailles de la reine Elizabeth II, à
Tokyo pour celles du premier mi-
nistre Abe, mais aussi à New York,
lors d’une assemblée générale des
Nations unies, ou à Phnom Penh
(Cambodge) pour un sommet de
l’Association des nations de l’Asie
du Sud-Est.
Fin 2024, après les élections
européennes, Charles Michel de-
vra quitter son poste. Il se verrait
bien à la tête d’une organisation
internationale – pourquoi pas la
Banque européenne d’investisse-
ment. Il n’a manifestement pas
envie de moins voyager. p
Virginie Malingre
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Turquie : le parti prokurde, faiseur de roi menacé
La formation de l’opposition pourrait être bannie un mois avant le scrutin présidentiel prévu le 14 mai
Ankara et Diyarbakir (Turquie) -
envoyé spécial
A
un peu plus d’un mois
d’une présidentielle et
de législatives crucia-
les, le 14 mai, la troi-
sième force électorale de Turquie
risque d’être interdite et tout se
passe comme si la vie politique du
pays était vouée à n’être qu’un
éternel recommencement. Mardi
11 avril, la Cour constitutionnelle
devrait rendre sa décision sur l’in-
terdiction du Parti démocratique
des peuples (HDP), une formation
de l’opposition, de gauche et pro-
kurde, accusée d’être liée « de façon
organique au terrorisme », sous-
entendu au Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK), en guerre con-
tre l’Etat turc. Une accusation reje-
tée par les dirigeants du HDP. Qua-
tre cent cinquante et une person-
nalités politiques membres, ou an-
ciennement proches du parti, sont
également visées par la procédure.
En cas de fermeture, le HDP re-
joindra la liste des sept forma-
tions prokurdes interdites ou
autodissoutes avant leur suspen-
sion depuis 1990. Toutes quasi-
ment au même motif. Et, comme
une fâcheuse habitude, un plan B
a été une nouvelle fois mis en
place, avec l’émergence d’un
autre parti, du nom cette fois de
Parti de la gauche verte (YSP) dont
l’existence a été réactivée ces der-
niers mois et la candidature vali-
dée par les instances électorales.
Mardi 4 avril, la coprésidente et
députée du HDP Pervin Buldan a
annoncé, avant même la décision
de la Cour constitutionnelle, que
les candidats aux législatives al-
laient désormais concourir sous
cette nouvelle bannière. « Nous
avons toujours été là et continue-
rons d’être là, nous avons résisté et
nous résisterons, sans peur », a-t-
elle lancé devant les élus de son
groupe parlementaire. Et la res-
ponsable d’ajouter qu’elle espé-
rait doubler le nombre des sièges
dans la future Assemblée, pas-
sant de cinquante-six élus à plus
de cent, sous les applaudisse-
ments de l’auditoire.
« C’est à chaque fois pareil, à cha-
que fermeture il y a un regain élec-
toral en notre faveur, explique Mi-
that Sancar, député et lui aussi co-
président du HDP, rencontré
dans son bureau à l’Assemblée.
Les cercles du pouvoir savent que
leurs méthodes coercitives et de
criminalisation du mouvement ne
résolvent rien, bien au contraire, et
pourtant ils persistent et cher-
chent à gagner du temps, par tous
les moyens. »
Elu, destitué, arrêté, libéré : le sort « ubuesque » d’un maire kurde
Depuis 2016, le gouvernement a déchu 54 édiles membres du parti kurde et les a remplacés par des administrateurs nommés par ses soins
Diyarbakir (Turquie) -
envoyé spécial
D e son district de Diyarba-
kir, dans le sud-est de la
Turquie, il a connu tous
les combats. La sale guerre des an-
nées 1980 et 1990, entre la guérilla
du Parti des travailleurs du Kurdis-
tan, le PKK, et l’armée turque, dans
son enfance. Le tournant des an-
nées 2010 et les débuts d’un mince
espoir de paix avec les négocia-
tions entreprises par le pouvoir
central d’Ankara et le mouvement
kurde. Et puis la rupture brutale
des pourparlers en 2015, suivie par
la marginalisation et la criminali-
sation du mouvement politique
kurde par la coalition gouverne-
mentale islamo-nationaliste.
Orhan Ayaz a adhéré pour la pre-
mière fois en 2009 au parti kurde.
Il avait 30 ans. La formation, elle,
s’appelait alors le Parti de la paix
Le Parti
démocratique
des peuples
(HDP) obtient,
depuis sa
participation aux
législatives de
2015, entre 10 %
et 13 % de voix
De fait, l’enjeu est de taille. Le
parti obtient, depuis sa participa-
tion aux législatives de 2015, entre
10 % et 13 % de voix. Son électorat,
selon tous les sondeurs, est mar-
qué par une forte conscience poli-
tique, hissant la formation au
rang de potentiel « faiseur de
rois » des scrutins électoraux.
D’après les enquêtes de Reha Ru-
havioglu, de l’institut Rawest, ins-
tallé dans la capitale de la région
kurde de Turquie, Diyarbakir, en-
tre 80 % à 90 % des électeurs kur-
des affirment qu’ils feront ce que
les leaders du mouvement préco-
niseront.
« Un signal fort »
« Cette procédure judiciaire visant
à l’interdiction du HDP est sans
cesse repoussée depuis un peu plus
d’un an, comme si les autorités
jouaient d’une arme ultime contre
eux, souligne le chercheur et poli-
tiste Berk Esen. Bien sûr que cela
crée de l’incertitude, c’est évidem-
ment destiné à affaiblir : le HDP est
connu, le YSP moins. Mais c’est sur-
tout en cas de contestation des ur-
nes ou d’un résultat serré que cela
pourrait poser des problèmes. »
En cas d’interdiction du HDP,
l’absence ou le non-remplace-
ment d’observateurs électoraux
de ce parti dans certains bureaux
de vote de l’est et du sud-est du
pays, majoritairement kurdes et
où le parti se trouve le plus sou-
vent seul face au Parti de la justice
et du développement (AKP) – la
formation du président Recep
Tayyip Erdogan –, sont une source
éventuelle de litiges. « A l’inverse,
poursuit Berk Esen, en cas de fer-
meture, le message sera interprété
comme un signal fort en direction
de l’électorat kurde, qui ira voter
encore plus massivement contre le
pouvoir en place. »
Sur le terrain, les signes sont
déjà là, nombreux. L’annonce le
22 mars, par la voix de ses deux
coprésidents, de ne pas présenter
de candidat à la présidentielle a
été perçue comme un geste clair
et de la démocratie (BDP). L’objec-
tif était la résolution de la ques-
tion kurde par le dialogue et l’ins-
tauration d’une société démocra-
tique dans tout le pays. « On y
croyait », sourit-il avec un geste
las de la main.
En 2014, il rejoint la nouvelle
plate-forme des mouvements
kurdes, le Parti démocratique des
peuples (HDP), « comme tout le
monde », insiste-t-il. « Après ? Les
vagues de répression se sont suc-
cédé toutes ces années, des milliers
de membres ont été arrêtés, des
milliers sont partis en exil, et pour-
tant nous sommes toujours là. »
Depuis 2016, sur 65 maires élus,
54 ont été destitués, l’élection de
six autres n’a pas été validée.
Grand gaillard jovial, à l’aise
dans tous les milieux, Orhan Ayaz
s’installe en banlieue de Diyarba-
kir en tant que restaurateur et pa-
tron d’une grande salle de maria-
Kemal Kiliçdaroglu (à droite), chef du Parti républicain du peuple, principale formation de l’opposition, avec Pervin Buldan
et Mithat Sancar (à gauche), codirigeants du Parti démocratique des peuples, prokurde, à Ankara, le 20 mars. ALP EREN KAYA/CHP via REUTERS
de soutien à Kemal Kiliçdaroglu,
le président de la principale for-
mation de l’opposition, le Parti ré-
publicain du peuple (CHP), dési-
gné à la tête d’une large coalition
de six partis allant du centre gau-
che à la droite la plus nationaliste.
Deux jours plus tôt, le candidat
de la coalition s’était rendu au
siège du HDP de la capitale. Il y
avait tenu une conférence de
presse dans laquelle il avait lon-
guement évoqué la défense des
principes démocratiques, les évic-
tions injustifiées des maires, la
lutte pour l’Etat de droit et le droit
des femmes, mais aussi et surtout
« le problème kurde » et sa néces-
saire résolution au Parlement,
« l’unique endroit » pour faire
avancer cette question. Des paro-
les certes mesurées et prudentes,
mais attendues de longue date par
les cadres du HDP. Lors du coup
d’envoi de la campagne de la coali-
tion, le 30 janvier, le programme
de 240 pages qui avait été présenté
ce jour-là ne mentionnait pas une
seule fois la question kurde.
« Nous avons attendu plus d’un
an, notre porte était constamment
ges. Mettant en avant son expé-
rience et son entregent, ses pro-
ches le poussent à se présenter à
la mairie de sa ville natale, Bismil,
une cité agricole située dans le
nord-est du district de Diyarbakir,
qui compte 120 000 habitants,
120 villages et une centaine de
mosquées. C’était en mars 2019,
deux ans après la destitution par
Ankara de l’ancien maire, rem-
placé par un kayyum, un adminis-
trateur nommé par le pouvoir.
Orhan Ayaz est élu avec 72 % des
voix. « La victoire était belle »,
dit-il. Il lui faudra toutefois atten-
dre quinze jours pour que le Haut
Conseil électoral accepte d’entéri-
ner l’élection de Bismil. « Ce
jour-là, nous avons marché en di-
rection de la municipalité, nous
étions des milliers, du jamais-vu.
Tout le monde chantait et dansait.
Nous avons ouvert la porte de la
mairie au peuple. Tout s’est dé-
« Nous
soutiendrons
tout candidat
en mesure
de mettre fin au
règne d’Erdogan »
Tayip Temel
député HDP
ouverte, un groupe de contact
avait même été créé mais rien n’est
venu pendant tout ce laps de
temps, rappelle Tayip Temel, ex-
journaliste et député HDP de Van.
Nous avons toujours dit que notre
but est de mettre fin au règne du
président Erdogan et que nous
soutiendrons tout candidat de ras-
semblement en mesure de le faire,
mais à condition que ce candidat
parle avec nous. »
C’est désormais chose faite.
Avec Kemal Kiliçdaroglu, la coali-
tion d’opposition s’est choisi le
candidat le plus « acceptable » par
l’électorat du HDP, estime le cher-
roulé dans le calme. Notre pre-
mière action a été de jeter le porti-
que de détecteur de métaux dans
la rue ! » Il en rit encore.
Un audit est mené sur les dettes
laissées par le kayyum, un nou-
veau budget élaboré et l’agenda
municipal rétabli. Pendant cinq
mois, Orhan Ayaz occupe sa fonc-
tion d’édile jusqu’à ce petit matin
d’été où, à 5 heures, les policiers
viennent frapper à sa porte pour
procéder à son arrestation.
Dialogue de sourds
Ce jour-là, trois autres maires,
dont celui de Diyarbakir, Selçuk
Mizrakli, sont embarqués et in-
carcérés. « Aucun policier ne nous
a dit pourquoi nous étions déte-
nus. Un seul m’a juste demandé si
j’étais maire HDP. J’ai évidemment
dit oui, c’était ubuesque. »
Le lendemain, l’interrogatoire
tourne au dialogue de sourds :
International | 3
cheur Reha Ruhavioglu. « Aux
yeux de nombreux Kurdes, préci-
se-t-il, sa personnalité est perçue
comme plus fiable que son parti,
très imprégné encore par les cou-
rants nationalistes. Ici, les acteurs
politiques kurdes sont pour lui,
non pas pour ses origines kurdes,
dont il fait peu de cas, mais parce
qu’il symbolise réellement une
rupture et un changement qui
pourrait être important. »
« Risque de “déjà vu” »
A Diyarbakir, en 2018, l’AKP avait
obtenu 21,5 % des voix et le HDP
65,5 %. Selon les dernières enquê-
tes d’opinion, le parti d’Erdogan
ne passerait pas désormais la
barre des 10 %. D’une manière
plus générale, le vote kurde pro-
AKP, qui était compris, en 2018,
entre 32 % et 35 %, est tombé
aujourd’hui à moins de 20 % à
25 %. L’institut Rawest pointe éga-
lement une poussée du CHP dans
les régions de l’est et du sud-est du
pays, particulièrement chez les
jeunes.
« En 2018, 60 % à 70 % des pri-
mo-votants avaient choisi le
« Ils m’ont demandé si j’avais ren-
contré des candidats HDP lors de
meetings, si j’avais assisté à des cé-
rémonies officielles du HDP et
même si j’avais participé à une réu-
nion dans une grande salle de fêtes
à Diyarbakir dont ils m’ont montré
une photo : évidemment que j’ai
dit oui, la grande salle était la
mienne ! »
Il hausse les épaules. « Nous
avons été déchus uniquement
parce que nous sommes membres
d’un parti qui n’est même pas en-
core interdit ! », s’insurge-t-il. Lui
ne passera que deux jours en pri-
son, sans explication sur les rai-
sons de sa libération. Au moment
de partir, il demandera une der-
nière fois à un officier de quoi il
était coupable. L’agent finit par lâ-
cher : « D’être maire HDP. »
Selçuk Mizrakli, lui, est toujours
derrière les barreaux. Il a été
transféré à l’autre bout du pays, à
HDP. Ils sont aujourd’hui 45 % à
50 %, au profit principalement du
CHP, précise Reha Ruhavioglu.
Cela est dû à une politisation
moindre des nouvelles généra-
tions, une identité kurde, aussi,
un peu moins prégnante que
pour que les aînés, à quoi s’ajoute
un regain d’attrait du CHP, avec le
candidat Kiliçdaroglu et aussi
Ekrem Imamoglu, le maire très
populaire d’Istanbul. »
Mais le journaliste Yavuz Bay-
dar, exilé depuis 2016 en France,
met également en garde contre
un excès d’optimisme de la part
de l’opposition. « Les partis de la
coalition sont restés à ce jour in-
grats envers le HDP, ayant pris l’ap-
probation kurde pour acquise.
Cette fois encore, il y a un risque de
“déjà-vu” pour les électeurs kur-
des : leur formation semble avoir
décidé que les votes iraient à Kili-
çdaroglu, sans aucune exigence
précise ni condition en retour. En
d’autres termes, ils peuvent à nou-
veau sacrifier leur vote pour être
ignorés plus tard. » Une vieille et
solide habitude. p
Nicolas Bourcier
Edirne, en Thrace orientale, dans
le même centre pénitentiaire que
Selahattin Demirtas, l’ancien co-
président du HDP, emprisonné
depuis 2016.
Depuis l’éviction d’Orhan Ayaz,
la mairie de Bismil a vu passer
trois kayyum. « Je reçois un cour-
rier tous les deux mois indiquant
que je suis démis de mon poste de
maire parce que je suis membre
d’une organisation terroriste. C’est
grotesque. »
Assis confortablement dans le
bureau de son établissement, il
assure qu’il ira voter à l’élection
présidentielle du 14 mai. « Nous
devons nous débarrasser de ce
gouvernement et de ce système
autoritaire qui ne tient que par la
bouche d’un seul homme. » Avant
d’ajouter : « La colère est grande et
encore silencieuse, elle éclatera
dans les urnes le jour du vote. » p
N. Bo.

4 | International
L’accès à la pilule
abortive, nouveau front
judiciaire aux Etats-Unis
Un juge texan demande le retrait du marché
de la mifépristone, tandis qu’un autre,
dans l’Etat de Washington, entend la protéger.
La Cour suprême pourrait devoir trancher
San Francisco - correspondante
L a bataille sur l’avortement
prend un tour nouveau
aux Etats-Unis. Moins
d’un an après la décision de la
Cour suprême, qui avait révoqué,
en juin, le droit constitutionnel à
mettre fin à sa grossesse, un juge
conservateur du Texas a or-
donné, vendredi 7 avril, à la Food
and Drug Administration (FDA),
l’agence américaine des médica-
ments, de retirer l’autorisation
de mise sur le marché accordée
en 2000 à la mifépristone, le mé-
dicament utilisé pour l’avorte-
ment chimique.
L’injonction n’entrera en vi-
gueur que dans une semaine, a-
t-il concédé, pour laisser le temps
au gouvernement fédéral de faire
appel, ce que le ministère de la
justice a immédiatement an-
noncé. « Mon administration va
combattre cette décision », a af-
firmé le président américain, Joe
Biden, dans un communiqué
qualifiant la décision du juge
texan de tentative « sans précé-
dent de priver les femmes de liber-
tés fondamentales ».
Contre-plainte
Quelques heures plus tard, un
autre juge fédéral, saisi d’une
­contre-plainte dans l’Etat de
Washington par douze Etats
­pro-avortement, a ordonné, lui, à
la FDA de s’abstenir de « changer
le statu quo et les droits relatifs à
l’accès à la mifépristone » dans ces
Etats. S’agissant de deux juges fé-
déraux, aucune décision ne l’em-
porte sur l’autre.
La Cour suprême – elle-même à
majorité républicaine – pourrait
donc être appelée une fois de
plus à arbitrer dans ce nouveau
front de la guerre que mènent les
conservateurs contre l’accès à
l’avortement.
Depuis la pandémie, l’avorte-
ment chimique, à base de deux
médicaments – mifépristone et
misoprostol – est devenu la procé-
dure d’interruption de grossesse
la plus courante aux Etats-Unis
(53 % des 930 000 avortements
en 2020). La FDA l’a autorisé
en 2016 jusqu’à dix semaines de
grossesse et non sept, comme
précédemment. Au début de l’an-
née, après la décision de la Cour
suprême, l’agence a approuvé la
commercialisation du médica-
ment par télémédecine ou par la
poste, dans les Etats où l’avorte-
ment reste légal.
DE CAUSE À
EFFETS. Chaque
mardi
© Radio France/Ch. Abramowitz
Le magazine de
l’environnement
Disponible sur
franceculture.fr
et l’application
Radio France
En partenariat
avec
Les conservateurs de la coali-
tion Alliance Defending Freedom
ont demandé au juge texan Mat-
thew Kacsmaryk de l’interdire, au
motif que la pilule n’est pas sans
danger et que la FDA en minimi-
serait les effets secondaires pour
des raisons politiques. Ils récla-
ment son retrait, y compris dans
les Etats où le droit à l’avortement
est garanti. La pilule abortive, fa-
cile d’accès, déplore le camp op-
posé à l’avortement, permet aux
femmes de contourner les restric-
tions à l’interruption volontaire
de grossesse (IVG), décidées par
treize Etats depuis la décision de
la Cour suprême du 24 juin 2022.
Au contraire, douze Etats dé-
mocrates, coordonnés par le pro-
cureur de l’Etat de Washington,
réclament une extension de l’ac-
cès à la mifépristone, dont la
prescription est actuellement ré-
servée à des médecins accrédités,
compte tenu de l’augmentation
de la demande. Ils soulignent
que ce médicament a été utilisé
plus de 4 millions de fois depuis
sa commercialisation. La plainte
avait été examinée le 28 mars par
le juge Thomas Rice, de l’Etat de
Washington, qui n’a rendu sa dé-
cision qu’une fois celle de son
homologue texan connue.
Le camp « pro-choix » s’atten-
dait à une position négative du
juge texan. Nommé par Donald
Trump, Matthew Kacsmaryk, un
chrétien militant, est connu
pour son hostilité à l’avorte-
ment. Dans son opinion de 67 pa-
ges, il assure que la FDA a subi
« des pressions politiques signifi-
catives » pour « accroître l’accès à
l’avortement chimique ». Il af-
firme agir dans l’intérêt général,
et notamment celui des femmes
frappées d’un « traumatisme psy-
chologique intense » par les « sai-
gnements excessifs » qu’elles en-
courent du fait de la procédure.
C’est la première fois qu’un tri-
bunal ordonne à la FDA de retirer
un produit malgré l’opposition
de l’agence, du gouvernement et
du fabricant.
La vice-présidente Kamala Har-
ris a estimé que la suspension de
la pilule abortive « menaçait les
droits des femmes ». Les militants
« pro-choix » font valoir que si la
mifépristone est interdite, l’avor-
tement ne cessera pas. Il sera ef-
fectué avec le seul misoprostol,
un agent moins efficace, ce qui
risque de mettre la santé des fem-
mes en danger. p
Corine Lesnes
21H-22H
Aurélie
Luneau
L’esprit
d’ouver-
ture.
Un véhicule blindé allemand capable de déployer un pont, près de Münster (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), en 2017. Patrik Stollarz/AFP
Le « bréchage », clé de la contre-
offensive ukrainienne
Tranchées, champs de mines, « dents de dragon » : les Russes densifient
les lignes de fortification sur le front, mais aussi en Crimée
A
en croire les militaires,
ce sera l’un des fac-
teurs décisifs de la
réussite ou de l’échec
de la contre-offensive ukrai-
nienne annoncée pour le prin-
temps. Les troupes de Kiev seront-
elles capables de percer les lignes
de fortifications édifiées à mar-
che forcée par les Russes sur la li-
gne de front ? Leurs blindés par-
viendront-ils à franchir les in-
nombrables tranchées et champs
de mines mis en place par Mos-
cou pour entraver leur progres-
sion ? « La capacité des Ukrainiens
à “brécher” les lignes de défense
russes, comme inversement celle
des Russes à les tenir, seront déter-
minantes pour la suite du conflit »,
estime Léo Péria-Peigné, cher-
cheur à l’Institut français des rela-
tions internationales.
Commencée dès l’été, avec l’édi-
fication de premières lignes de
défense autour de Marioupol et
de Donetsk, la campagne de forti-
fication russe s’est amplifiée au
cours des derniers mois. Désor-
mais, la plupart des grands axes
routiers et ferroviaires situés
dans les territoires occupés par
les forces de Moscou sont proté-
gés par des tranchées et des mi-
nes antichars. Des dizaines de
milliers de cônes de béton et
d’acier, appelés « dents de dra-
gon » et destinés à empêcher la
progression des blindés, ont éga-
lement été posés à même le sol.
D’abord concentrés sur la ligne
de front, notamment sur les ber-
ges du fleuve Dniepr et dans le
Donbass, ces dispositifs sont dé-
sormais édifiés dans la profon-
deur. Des images satellites pu-
bliées le 3 avril par le Washington
Post montrent ainsi des dizaines
de tranchées creusées ces derniè-
res semaines en Crimée, pourtant
sous la coupe des Russes depuis
2014. L’isthme situé au nord de ce
territoire, large de moins de dix
kilomètres et barrant l’accès à la
péninsule, a été particulièrement
fortifié. Mais des lignes de dé-
fense ont été également érigées
sur les côtes. Un signe de la fébri-
lité de Moscou, qui ne semble
plus exclure une attaque ukrai-
nienne en Crimée, y compris par
une manœuvre amphibie.
Cette multiplication des fortifi-
cations a été décidée par Moscou
après la réussite de la contre-of-
fensive ukrainienne menée dans
la région de Kharkiv, à la fin de
l’été. En une dizaine de jours, les
troupes mécanisées de Kiev
avaient réussi à enfoncer les li-
gnes russes, qui se contentaient
alors d’occuper les villages, et re-
pris 3 000 km2 de leur territoire. Il
a fallu un obstacle naturel, la ri-
vière Oskil, pour ralentir leur pro-
gression et permettre aux soldats
de Vladimir Poutine de redé-
ployer leur dispositif. Sans elle, les
Ukrainiens seraient sans doute al-
lés plus loin.
« Guerre d’usure »
Pour les experts militaires, cette
densification des lignes de défense
est symptomatique de l’évolution
du conflit. « Les Russes érigent des
fortifications car, aujourd’hui, ils
sont engagés dans une guerre
d’usure et non plus de mouvement.
C’est la logique de la première
guerre mondiale : faute de pouvoir
manœuvrer, on creuse des tran-
chées pour freiner l’ennemi et pour
avoir le temps de se replier en bon
ordre en cas de percée de l’adver-
saire », explique Thibault Fouillet,
chercheur à la Fondation pour la
recherche stratégique (FRS).
Contrairement aux idées re-
çues, une ligne de fortifications
n’est en effet pas destinée à empê-
cher le passage de l’ennemi. Les
exemples de dispositifs contour-
nés ou franchis abondent
d’ailleurs au cours de l’histoire, de
la ligne Maginot au mur de l’At-
lantique. « L’objectif d’un dispositif
fortifié est d’abord de ralentir l’ad-
versaire afin de lui infliger des per-
tes, explique une source militaire
française. Pour cela, il doit être
conçu dans la profondeur, avec des
obstacles de plus en plus durcis,
qui vont lui infliger des coups d’ar-
rêt successifs. C’est le concept de
nasse : on va canaliser l’ennemi
dans une zone, l’y engluer, pour
pouvoir ensuite le détruire. »
A cet égard, certains s’interro-
gent sur la qualité des dispositifs
érigés par Moscou. Prises par le
temps, les autorités militaires
russes ont sous-traité à des entre-
prises de BTP privées une partie
des travaux. Or ceux-ci deman-
dent un savoir-faire spécifique.
Les dents de dragon doivent être
disposées selon un schéma précis
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Il est peu
probable que
les Ukrainiens
renouvellent
leur cavalcade
de blindés réussie
près de Kharkiv
pour arrêter des blindés. De
même, une tranchée ne doit pas
être rectiligne, afin de réduire les
angles de tir, et comprendre plu-
sieurs lignes successives. « Quand
on a une ligne unique, dès qu’elle
est percée, le système de défense
tombe », assure une source mili-
taire française.
En outre, rappellent les analys-
tes, une ligne fortifiée ne vaut
rien si elle n’est pas « valorisée »,
c’est-à-dire défendue par des sol-
dats. « Une tranchée qui n’est pas
occupée, c’est juste un parcours
d’obstacles. Mais tenir une posi-
tion même fortifiée sous le feu de
l’artillerie et face à des chars de
combat demande de l’expérience
et du sang-froid. Un soldat peu
formé et peu équipé a toutes les
chances de prendre ses jambes à
son cou », estime Léo Péria-Pei-
gné. Un scénario qui n’est pas to-
talement à exclure : les lignes arri-
ères russes sont aujourd’hui es-
sentiellement occupées par des
soldats récemment mobilisés et
non par des troupes aguerries.
Franchir les lignes de défense
russes ne sera pas pour autant
aisé et il est, à cette aune, peu pro-
bable que les Ukrainiens renou-
vellent leur cavalcade de blindés
réussie dans la région de Kharkiv.
« L’armée russe a probablement les
effectifs et les réserves nécessaires
pour monter une défense tenace,
ainsi que des champs de mines et
des retranchements, estime Mi-
chael Kofman, directeur des étu-
des sur la Russie du Center for Na-
val Analyses, à Arlington aux
Etats-Unis, dans une note publiée
le 4 avril sur Twitter. Cela ne signi-
fie pas que l’armée ukrainienne ne
peut pas briser les lignes russes,
mais les offensives passées suggè-
rent qu’elle a des difficultés à main-
tenir son élan après la réalisation
d’une percée. »
0123
Conscients de ces difficultés, les
Ukrainiens réclament depuis plu-
sieurs mois aux Occidentaux des
matériels destinés à « brécher »
les défenses fortifiées et à fran-
chir les obstacles, qu’ils soient na-
turels (rivières, fossés, etc.) ou
construits par les Russes. Les
Etats-Unis leur ont déjà fourni
14 véhicules blindés déployant
des ponts amovibles (armoured
vehicle-launched bridge ou AVLB)
ainsi qu’un nombre non précisé
de moyens de déminage. De son
côté, l’Allemagne a promis deux
blindés de déminage Wisent 1 et
quatre bulldozers Dachs, un en-
gin de déblaiement réputé pour
sa puissance, sans oublier une
vingtaine de ponts projetés.
Une aide insuffisante
Selon les analystes militaires,
cette aide reste néanmoins insuf-
fisante et pourrait limiter les ca-
pacités des Ukrainiens à mener
une contre-offensive d’enver-
gure. « Le seul élément [des livrai-
sons d’armement occidentales]
dont les volumes semblent rester
faibles pour opérer en mode offen-
sif face aux positions russes reste
peut-être les moyens du génie, no-
tamment ceux de déminage »,
confirment Philippe Gros et Vin-
cent Tourret, chercheurs à la FRS,
dans un volumineux rapport, pu-
blié le 6 avril, sur les perspectives
du conflit ukrainien.
A leur décharge, les alliés de
l’Ukraine ne peuvent faire beau-
coup plus, compte tenu de l’état de
leurs arsenaux. « Hors des Etats-
Unis et d’Israël, les moyens de bré-
chage sont sous-dimensionnés
dans toutes les armées car ils
étaient perçus comme accessoires
pour des guerres de contre-insur-
rection. L’Ukraine ne peut pas
compter sur une aide d’ampleur en
la matière et va devoir prioriser les
axes de ses manœuvres », estime
Thibaut Fouillet. La France pos-
sède bien des blindés de démi-
nage, appelés SDPMAC, qui per-
mettent de faire exploser toutes
les mines antichars sur une sur-
face de 100 mètres de long sur
6 mètres de large, idéal pour se
frayer un chemin dans une ligne
fortifiée. Mais l’armée de terre
n’en a que onze exemplaires à sa
disposition. p
Cédric Pietralunga
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Soulèvements de la Terre : la dissolution contestée
Les représentants du mouvement réfutent point par point les motifs avancés par le ministère de l’intérieur
L’
image vaut symbole :
des gendarmes cher-
chant, mercredi
29 mars, dans la ZAD de
Notre-Dame-des-Landes (Loire-
Atlantique), le destinataire d’un
courrier du ministère de l’inté-
rieur pour l’informer de l’« inten-
tion du gouvernement d’engager
la dissolution administrative du
groupement de fait “Les Soulève-
ments de la Terre” ». C’est dans
cette « zone à défendre », contre le
projet de nouvel aéroport nantais,
que ce mouvement, qui regroupe
une centaine d’organisations et
de collectifs, notamment du
monde paysan (Les Amis de la
Terre France, Attac, Extinction Re-
bellion, Youth for Climate, les
Longo Maï…) et de nombreux sou-
tiens individuels, est né, en jan-
vier 2021, lors d’une assemblée gé-
nérale constitutive rassemblant
plusieurs centaines de personnes.
La lettre, signée par la directrice
des libertés publiques et des affai-
res juridiques, Pascale Léglise, est
datée du 29 mars, soit le lende-
main de l’annonce du projet de
dissolution par le ministre l’inté-
rieur, Gérald Darmanin, quelques
jours après les violents affronte-
ments autour du projet de méga-
bassine à Sainte-Soline, dans les
Deux-Sèvres. Elle ne sera remise
finalement que le lendemain, en
mains propres à celui qui se fait
appeler Benoît Feuillu, « choisi par
le ministère de l’intérieur comme
codirigeant du mouvement »,
s’amuse l’intéressé, dans un lieu
public, le Café de la Gare, à Nantes.
A compter de cette date, Les Sou-
lèvements de la Terre avaient dix
jours pour apporter leur réponse
au ministère. Vendredi 7 avril, en
fin d’après-midi, ils ont remis un
document de dix pages, en délé-
gation, au ministère de l’intérieur,
place Beauvau à Paris. Sans sur-
prise, les représentants du mou-
vement, parmi lesquels le ci-
néaste Cyril Dion ou l’eurodéputé
EELV Benoît Biteau et leurs avo-
cats, récusent l’ensemble de l’ar-
gumentaire du gouvernement.
Ils expliquent avoir décidé de ré-
pondre, même s’ils écrivent ne pas
comprendre « l’intérêt de cette
mascarade du contradictoire »
Un mouvement composite, qui s’ancre dans l’action locale
Le réseau revendique des mobilisations de terrain effectuées à l’échelon local, auxquelles il apporte une caisse de résonance nationale
L es cibles – cimenterie La-
farge, site Monsanto, mé-
gabassines, maraîchage
urbain… – sont aussi variées que
l’origine de celles et ceux qui
composent Les Soulèvements de
la Terre. Avec un dénominateur
commun : lutter contre l’accapa-
rement des terres agricoles et de
l’eau, contre la bétonisation, les
« projets nuisibles », la « voracité
­extractiviste » ou encore l’agro-in-
dustrie. C’est ainsi que les fonda-
teurs de ce mouvement l’expri-
maient dans l’appel initial,
adopté en janvier 2021, au cœur
de la ZAD de Notre-Dame-des-
Landes, la « zone à défendre » ins-
tallée contre l’ex-projet d’aéro-
port au nord de Nantes.
Cette opposition, qui a duré plus
de quarante ans et s’est achevée
par une victoire, le projet ayant été
abandonné en janvier 2018, a des-
siné le scénario originel des Soulè-
vements : un récit paysan, ceux
qui luttent contre la confiscation
de leurs terres, une lutte ancrée lo-
calement devenue symbole, sou-
tenue par des relais nationaux.
Depuis plus de deux ans, le
mouvement, créé par une cen-
taine d’associations, des fermes
et des milliers de personnes, a
pris l’habitude de se réunir tous
les six mois. C’est lors de ces « in-
Benoît Feuillu, porte-parole des Soulèvements de la Terre, lors d’une manifestation à Paris, le 30 mars. STéPHANE DE SAKUTIN/AFP
puisque la décision de dissolution
serait, selon eux, déjà prise. Cette
décision doit faire l’objet d’un dé-
cret en conseil des ministres.
La volonté du gouvernement de
dissoudre Les Soulèvements de la
Terre repose sur un article du
code de la sécurité intérieure vi-
sant « les associations ou groupe-
ments qui provoquent à des mani-
festations armées ou à des agisse-
ments violents à l’encontre des
personnes ou des biens ». Les auto-
rités ont du mal à cerner les con-
tours de ce mouvement, évo-
quant « les membres de l’ultragau-
che issus de l’ex-ZAD de Notre-Da-
me-des-Landes ». Elles notent que
ce « groupement est reconnu par
plusieurs mouvements apparte-
nant à la sphère écologiste et par-
tageant [son] idéologie radicale »,
sans toutefois les nommer.
De fait, c’est bien la capacité des
Soulèvements à irriguer les luttes
terludes », qui durent deux à trois
jours, qu’à 200 ou 300, ils retien-
nent trois ou quatre batailles lo-
cales que ce mouvement, qui re-
vendique son « horizontalité »,
transforme en rendez-vous na-
tionaux. Beaucoup de militants
considèrent que l’échelon local
est celui où peuvent se gagner les
victoires, contrairement au na-
tional, qui apparaît « bloqué ».
« Force d’influence »
Pour leur cinquième « saison »,
ils projettent de rejoindre succes-
sivement la région toulousaine,
contre l’autoroute Castres-Tou-
louse, fin avril, puis Rouen,
­contre le projet de contourne-
ment de la ville, la Haute-Loire,
contre le nouveau tracé de la
route nationale 88, ou encore les
Alpes, contre le projet de tunnel
pour la voie ferroviaire Lyon-Tu-
rin. « Les Soulèvements de la Terre
ont permis de mettre en réseau et
coordonner différentes luttes lo-
cales, de créer du lien et de l’en-
traide et de leur donner une am-
pleur nationale », estime Chloé
Gerbier, juriste et cofondatrice de
l’association Terre de luttes.
Une note du renseignement ter-
ritorial, sur laquelle s’est appuyé le
ministère de l’intérieur pour enga-
ger une procédure de dissolution
Le courrier du
ministère décrit
« une organisation
inspirée des codes
“black bloc” afin
de mener à bien
des actions
violentes »
écologiques et à leur donner un
écho national que pointe le docu-
ment du ministère. Il leur repro-
che de fournir un « appui logisti-
que, humain, financier et organi-
sationnel », prodiguant aussi des
« conseils » pour « la pratique de
l’éco-sabotage », que « prône et
justifie », selon lui, le mouvement.
Le ministère de l’intérieur s’in-
quiète notamment de la capacité
du mouvement, détaille ces mo-
dalités d’action : « Les Soulève-
ments de la Terre, par leur inventi-
vité, leur niveau d’organisation,
leur force d’influence, leur capacité
à mobiliser et à donner un retentis-
sement national et médiatique aux
luttes locales auxquelles ils partici-
pent, apparaissent aujourd’hui
comme un acteur majeur de la con-
testation écologiste radicale. »
Pour le sociologue Manuel Cer-
vera-Marzal, chercheur à l’uni-
versité de Liège, « ils ont réussi un
grand écart pour tenir ensemble
des acteurs aussi hétérogènes que
des syndicats, ONG, agriculteurs,
militants pour le climat, des col-
lectifs de citoyens ou des élus qui
jouent le jeu des institutions, avec
chacun leur agenda, leurs modes
d’action, leurs traditions militan-
tes. Il ne s’agit absolument pas
d’un collectif clandestin anarcho-
autonome ». Le réseau a été re-
joint par de nombreux membres
du mouvement climat, notam-
ment de Youth for Climate et
d’Extinction Rebellion, souvent
des urbains qui se considéraient
déconnectés du terrain, et il est
proche de nombreux intellec-
tuels et chercheurs, comme l’an-
thropologue Philippe Descola ou
Christophe Bonneuil, historien
des sciences.
des Soulèvements de la Terre à
« convertir » des militants « adep-
tes de la désobéissance civile » et à
les amener à valider des modes
d’action plus offensifs, comme
des sabotages d’infrastructures.
Le courrier du ministère décrit
« une organisation inspirée des co-
des “black bloc” afin de mener à
bien des actions violentes tout en
préservant l’anonymat de ses
membres et des sympathisants qui
y participent ». Les codes vesti-
mentaires, un « white bloc » ou un
« blue bloc », des tenues utilisées
par les manifestants pour symbo-
liser l’eau ou le vêtement de tra-
vail du paysan, seraient autant de
preuves de « volonté d’en décou-
dre et d’affronter directement les
forces de l’ordre ».
Le gouvernement reproche
donc à ce « groupement de fait »
de jouer « un rôle majeur dans la
conception, la diffusion et l’accep-
Sur le terrain, les militants re-
vendiquent le recours à des ac-
tions concrètes, ce que le gou­-
vernement qualifie d’« éco-sabo-
tage » et d’« actions violentes ».
« J’ai suivi la bataille juridique con-
tre le projet d’autoroute A69, pour
relier Castres à Toulouse, tous les
recours ne sont pas épuisés, mais il
fallait entrer dans une autre phase
de contestation, avec la désobéis-
sance civile, une manière plus phy-
sique de s’opposer », avance Paul
(certaines identités ont été chan-
gées), 26 ans, qui suit un doctorat
en recherche environnementale,
membre d’Extinction Rébellion
Toulouse. Pour Benoît Feuillu,
l’un des animateurs du mouve-
ment, qui réside dans la ZAD de
Notre-Dame-des-Landes, « il n’est
pas question de cacher nos actes,
comme le démontage de la pompe
L’apport
d’expérience
à des militants
moins aguerris
est la marque
de fabrique
du réseau
Planète | 5
tation de modes opératoires vio-
lents, favorisant et valorisant
ainsi le processus de radicalisa-
tion d’une partie de la mouvance
écologiste ». Il reconnaît au pas-
sage l’influence dont le mouve-
ment dispose sur les réseaux
­sociaux.
« Mesure liberticide »
Enfin, il est reproché aux anima-
teurs de ces mobilisations durant
lesquelles des actes violents ont
été commis, blessant de nom-
breux gendarmes – une liste en est
dressée –, et « bien qu’informés de
ces agissements », de s’être « abste-
nus de prendre les mesures néces-
saires pour les faire cesser ».
Autant d’arguments que les re-
présentants des Soulèvements de
la Terre entendent « réfuter un à
un » car relevant, selon Chloé Ger-
bier, juriste et cofondatrice de Ter-
res de luttes, « d’approximations,
d’une bassine, ou le fait de pénétrer
sur un chantier, nous reconnais-
sons ces faits et les assumons ».
Luttant contre le projet de
­contournement autoroutier de
Rouen, Enora Chopard, engagée
dans la coalition La Déroute des
routes et conseillère municipale
écologiste de la ville, souligne
l’apport des Soulèvements de la
Terre. « On a fait toute la palette,
tracts, manifs, recours, et on se dit
qu’il faut en appeler à ce réseau de
partage des solidarités pour
­stopper le projet », explique la
jeune femme de 30 ans, salariée à
Terres de luttes.
Vendange sauvage
Avec la ZAD de Notre-Dame-des-
Landes, le « quartier libre » des
Lentillères à Dijon, créé en 2010,
est cité par les services de rensei-
gnement comme une des inspira-
tions des Soulèvements. Mor-
gane, 37 ans, « vivant de petits bou-
lots saisonniers », participe depuis
le début à cette expérience politi-
que et écologique à Dijon. « Nous
sommes nés de la rencontre entre
des paysans de la Confédération
paysanne, des maraîchers sans
terre, des associations écologistes
citadines, des squatters plutôt
punk et anarchistes. Et, depuis,
nous allions notre envie de vivre
de suppositions et d’aucun élément
de preuve ». Dans sa réponse, le
mouvement pointe le fait que si
aucun procureur de la République
n’a lancé de « poursuites pénales à
l’encontre des Soulèvements de la
Terre, c’est précisément parce
qu’aucune des infractions pénales
visées n’a été commise, alors même
que celles-ci sont exposées comme
motif de la dissolution ».
Premier élément, les Soulève-
ments ne sont « ni une organisa-
tion ni un collectif, encore moins un
groupuscule de “stratèges de l’ul-
tragauche” ». Et de rappeler que
l’appel à l’origine du mouvement a
été signé par de très nombreuses
structures, tout en signalant « la
nécessité absolue de l’action écolo-
gique », précise Benoît Feuillu. Ce
dernier réfute l’idée de deux diri-
geants, telle que présenté dans
l’argumentaire du ministère.
S’agissant des modes d’action,
Les Soulèvements de la Terre n’ont
jamais caché vouloir mobiliser
« toute une palette d’actions classi-
ques : plaidoyers, mise en culture,
défrichage et reprise des terres, sou-
tiens à des installations paysannes,
manifestations de masse, blocages
ponctuels et désarmement ». En
précisant que le mouvement
n’avait « jamais usé des termes de
“sabotage” ou d’“éco-sabotage” ».
Ils assurent n’avoir « ni par leurs
discours ni par leurs publications,
incité à la provocation de violences
contre les personnes ou de dégra-
dations de biens et surtout pas à la
réalisation de sabotages portant
atteinte aux intérêts fondamen-
taux de la nation ».
L’annonce du ministère de l’in-
térieur aurait eu, selon les anima-
teurs des Soulèvements de la
Terre, un effet amplificateur de
l’attrait du mouvement. Benoît
Feuillu annonce l’existence de 80
collectifs en France, dont beau-
coup ont été créés récemment.
« Nous ne nous laisserons pas inti-
mider par cette mesure liberticide,
et dès demain, nous résisterons à
la dissolution, devant les tribu-
naux et dans la rue, par les recours
juridiques et l’action de terrain »,
insiste le porte-parole. p
Rémi Barroux
et Samuel Laurent
dans ce lieu et notre capacité à
bouger pour nous solidariser avec
d’autres luttes », raconte celle qui a
aidé à l’organisation de la mani-
festation de réoccupation de la
ZAD de Notre-Dame-des-Landes
en 2012. Pour elle, les Soulève-
ments de la Terre s’inscrivent
dans la continuité de ces combats.
Cette capacité à se déplacer, et à
apporter de l’expérience à des mi-
litants moins aguerris, est la mar-
que de fabrique du réseau. En
août 2022, plusieurs centaines de
personnes, dont les deux tiers de
militants locaux, notamment des
agriculteurs, ont procédé à une
vendange sauvage des vignes du
château d’Esclans (Var), un do-
maine appartenant à LVMH et Ber-
nard Arnault. « A la Confédération
paysanne, nous avons toujours
pratiqué les actions directes, expli-
que Sylvain Apostolo, 38 ans, éle-
veur de brebis laitières et porte-pa-
role de la Confédération paysanne
du Var. En vendangeant symboli-
quement et illégalement quelques
rangs de vigne, nous voulions frap-
per un grand coup pour dénoncer
la spéculation, qui signifie la mort
des paysans. » Une action « labelli-
sée » par les Soulèvements, qui lui
ont apporté soutien logistique et
visibilité médiatique. p
R. Bx et Audrey Garric
 France
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6| Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023

Réforme des retraites

Entre Macron et
Borne, le malaise
s’installe
La manière dont la première ministre s’est
démarquée sur les retraites met en lumière
les tensions entre l’Elysée et Matignon. Et les
luttes d’influence au sein du gouvernement,
dans l’optique d’un éventuel remaniement

C
e vendredi 7 avril, pour la troi-
sième et dernière étape de son
voyage officiel en Chine, le
président de la République
­arrive en retard sur le campus
de l’université Sun Yat-sen, à
Canton. Très en retard. Heureux de savourer
un bain de foule qui lui est impossible en
France, Emmanuel Macron cueille longue-
ment les acclamations d’étudiants, puis
­explique à la jeunesse chinoise comment
devenir « un honnête homme », acquérir un
esprit critique et se défier de la propagande.
Le chef de l’Etat reprend le fil de son agenda
international sans cesse perturbé par la crise
sociale française. S’il est arrivé une heure en
retard n’est-ce pas, aussi, parce qu’il a dû
­appeler en urgence sa première ministre ?
« Ils se parlent tout le temps. Entre le prési-
dent et la PM [première ministre], c’est en
continu », élude l’Elysée.
Quelques heures plus tôt, le tumulte fran-
çais s’est invité jusque dans l’A330 présiden-
tiel qui le menait de Pékin à Canton. Son
état-major s’affole de l’article du Monde qui
vient s’afficher en alerte sur les téléphones
portables de la délégation. Elisabeth Borne
se ­« démarque » du chef de l’Etat en prônant
l’« apaisement » du pays. « Il ne faut pas que
les syndicats sortent humiliés de cette
­séquence », dit-elle, appelant à « respecter
une période de convalescence » pour « ne pas
brusquer les choses ». Une échappée, un
­dérapage peut-être, à moins qu’il ne s’agisse
d’une fronde ? « Ça veut dire quoi conva­-
lescence ? Tout le monde veut apaiser le
pays », s’exclame, exaspéré, un conseiller
d’Emmanuel Macron.
Mercredi, depuis Pékin, le président de la
République avait pourtant tancé les syndi-
cats, en particulier Laurent Berger, patron de
la CFDT, qui avait parlé d’une « grave crise
­démocratique ». « Les mots ont un sens… On ne
peut pas parler de crise démocratique quand le
Chronique | S ol e nn de R o ye r
projet a été expliqué, porté et assumé », avait-il
tonné devant les journalistes, relativisant
l’ampleur de la mobilisation sociale : « Qu’on
n’aille pas m’expliquer que le pays est à l’arrêt. »
« Mais non… Pourquoi maintenant ? », s’in-
quiète-t-on au porte-parolat du gouverne-
ment, rue de Varenne, à Paris, en découvrant
les propos du chef de l’Etat, en cette veille
d’une onzième journée de contestation dans
la rue. L’intersyndicale vient à peine de quit-
ter le bureau de la première ministre, au nu-
méro 57, à quelques mètres de là. La réunion
s’est soldée par un échec, mais, au moins, les
partenaires sociaux sont venus, se félicite
Matignon. A quelque 8 000 kilomètres de
distance, Emmanuel Macron affaiblit la
­scénographie déjà fragile d’Elisabeth Borne…
« On ne tord pas le bras au président »
Le lendemain, la première ministre semble
prendre le contre-pied du chef de l’Etat.
­Depuis l’avion présidentiel, le service de
communication de l’Elysée s’agite et diffuse
illico une réponse au ton cinglant, pour
­couper court à la polémique naissante. « Le
PR [président de la République] coordonne
avec la PM. Le cap a été donné par le PR lors de
son interview du 13 heures sur France 2 et TF1.
Il a demandé à la PM de recevoir les syndicats
et de travailler sur une feuille de route pour les
mois à venir. » Le conseiller en stratégie de
communication s’assure que le journaliste
de l’Agence France-Presse, à bord de l’avion, a
pris connaissance de cette riposte et accède à
une connexion Internet pour la diffuser.
La réponse présidentielle distillée dans les
médias rappelle le « Je décide et il exécute »
­asséné par Jacques Chirac, le 14 juillet 2004, à
l’endroit du turbulent Nicolas Sarkozy, qui
venait de se démarquer du président de la
République… dans une interview au Monde.
« La France ne redoute pas le changement, elle
l’attend », avait affirmé le ministre de l’éco-
nomie aux ambitions présidentielles.
Elisabeth Borne
et Emmanuel Loin d’éteindre le départ de feu, le message
Macron, de l’entourage d’Emmanuel Macron, que son
lors de la équipe de communication souhaite voir
commémoration ­signé de l’Elysée, jette une huile bouillante
de l’Armistice, sur les relations du couple exécutif. La pani-
à Paris, le que gagne Matignon. Les équipes d’Elisa-
11 novembre 2022. beth Borne s’alarment que cet épisode, lu à
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE l’aune du climat politique, ne la fragilise
POUR « LE MONDE » ­encore davantage. « Il n’y a pas de volonté
spécifique de se démarquer, c’est du Borne,
tente de déminer une conseillère. Elle n’a pas
la prétention de définir un cap à la place du
PR. » Un caillou qui n’arrange rien dans une
relation pas toujours rose. Déjà, début
­décembre 2022, l’Elysée s’était agacé qu’Eli-
sabeth Borne fasse savoir qu’elle avait ob-
tenu un délai avant de présenter la réforme
des retraites. « On ne tord pas le bras au prési-
dent », déclaraient tous les conseillers d’Em-
manuel Macron, la rappelant à l’ordre.
La locataire de Matignon tente un rétropé-
dalage. Depuis Rodez, vendredi, où elle effec-
tue un déplacement sur le thème de la santé,
Elisabeth Borne assure « partage[r] exacte-
ment les mêmes objectifs » que le chef de
l’Etat. « On est parfaitement alignés », insiste-
t-elle. Mais la première ministre au style
­mesuré, qui pèse chacun de ses mots devant
la presse, a-t-elle encore toute la confiance de
l’hôte de l’Elysée ? « Ils travaillent très bien
­ensemble et ils… voilà », évacue alors le
­communicant d’Emmanuel Macron, avant
de tourner les talons.
Ces derniers jours, l’impression de désor-
dre au sein du gouvernement a agacé l’en-
tourage présidentiel. Le week-end du 1er avril,
Elisabeth Borne tombe des nues en appre-
nant que Marlène Schiappa fait la « une » du
magazine érotique Playboy, après les inter-
views du président de la République à Pif et
du ministre du travail, Olivier Dussopt, à
Têtu. La secrétaire d’Etat chargée de l’écono-
mie sociale et solidaire n’a prévenu ni Mati-
gnon ni l’Elysée. Elle trouve qu’Elisabeth
Borne manque d’une équipe politique solide
autour d’elle. La première ministre décroche
son téléphone pour signifier à sa secrétaire
d’Etat que s’afficher dans un magazine de
charme n’est « pas approprié » dans la crise
actuelle. « Il y a des règles à respecter », s’em-
porte l’ancienne préfète devant ses proches.
Mercredi, peu après sa réunion expresse
avec l’intersyndicale, Elisabeth Borne décou-
vre cette fois le propos au vitriol d’Isabelle
Rome, ministre déléguée chargée de l’égalité

Une « opération survie » dans la lignée des prédécesseurs
L’histoire politique est un éternel
­recommencement. A l’automne 2010,
François Fillon se trouve en grande dif-
ficulté, au lendemain d’une éprouvante
séquence liée à la réforme des retraites,
qui allonge l’âge de départ de 60
à 62 ans. Promulguée le 9 novem-
bre 2010, la loi a suscité des manifesta-
tions monstres. Désireux d’impulser
un nouvel élan à son quinquennat,
­Nicolas Sarkozy envisage de changer
de premier ministre ; le nom
de Jean-Louis Borloo est évoqué.
Mais M. Fillon ne se laisse pas faire. Le
3 novembre 2010, l’ancien ministre du
travail de Jacques Chirac livre longue-
ment sa vision de la réforme et du dia-
logue social dans un discours à Mati-
gnon. Une contre-offensive sur le ter-
rain de son rival, alors vu comme un
visage du dialogue social. Ce jour-là,
M. Fillon – qui sait que M. Sarkozy a
cristallisé la colère dans les défilés –
plaide pour une meilleure articulation
entre démocratie sociale et démocratie
politique. « La fermeté politique sans
dialogue social est une faute », dit-il. Ou
encore : « La voix des manifestants doit
toujours être respectée, ce qui ne signifie
pas qu’elle puisse avoir le dernier mot. »
François Fillon avait préparé sa
­contre-offensive, pesant chaque mot.
Elisabeth Borne a-t-elle tenté la même
« opération survie », alors qu’elle sait
que ses jours à Matignon sont
­comptés ? Jeudi 6 avril, au lendemain
de l’échec de son tour de table avec
les syndicats, la première ministre a
rencontré plusieurs journalistes pour
défendre sa méthode, très critiquée à
l’Elysée, où on glose sur « la double
­erreur d’Elisabeth » (avoir échoué à
­négocier avec la CFDT et Les Républi-
cains, ainsi que s’être livrée à une com-
munication contre-productive sur la
réforme, présentée comme « juste »).
Après la publication, vendredi (dans
Le Monde, Le Point et sur RTL), de
­certains de ses propos, tranchés, l’en-
tourage d’Elisabeth Borne a démenti
toute volonté de se démarquer du
­président. Mais en appelant à l’« apaise-
ment » alors qu’Emmanuel Macron
continue d’être clivant avec le leader de
la CFDT, Laurent Berger, ou en espérant
qu’un « cap » soit rapidement fixé pour
redonner du « souffle » au quinquen-
nat, la première ministre fait – au
­minimum – entendre sa singularité.
Et démontre par là qu’elle sait faire
de la politique, loin de la réputation de
« techno » qui lui colle à la peau. « Si elle
ne bouge pas, elle meurt », souligne l’un
de ses soutiens au gouvernement.
Tendre un peu la relation
Après avoir promulgué sa réforme des
retraites, M. Sarkozy avait annoncé une
« nouvelle étape », quand M. Macron
évoque une « nouvelle méthode ».
Dans son discours de novembre 2010,
M. Fillon avait plaidé pour la « conti-
nuité ». Même argument employé par
Mme Borne, qui explique que le pays, fa-
tigué, n’a pas besoin d’un grand cham-
boule-tout, encore moins d’une « nou-
velle méthode » annoncée à grand bruit.
Au lendemain des législatives de
juin 2022, la cheffe du gouvernement
avait su comment s’imposer à M. Ma-
cron, alors que plusieurs piliers du ma-
cronisme, dont François Bayrou, plai-
daient (déjà) pour son remplacement,
arguant que son profil n’était plus
adapté à la nouvelle donne politique.
Là, en affirmant un style et une mé-
thode, Mme Borne tient à démontrer
qu’elle n’est pas la moins bien placée
pour renouer le dialogue avec les syndi-
cats, et trouver des majorités de projet
pour continuer à réformer le pays.
Qu’elle soit involontaire, ou qu’elle ait
été au contraire savamment préparée,
cette opération fait écho à celle
qu’avait, en son temps, ourdie M. Fillon.
Ce dernier n’avait d’ailleurs pas hésité
alors à tendre un peu sa relation avec
M. Sarkozy : dans son discours du
3 novembre 2010, il avait défendu avec
­vigueur le bilan de son gouvernement
en employant la première personne du
singulier, sans faire la moindre réfé-
rence au président de la République, ce
qui avait été abondamment commenté.
En s’affirmant ainsi, le « collabora-
teur » maintes fois humilié par le passé
avait signifié qu’il faudrait compter
avec lui, et avait étoffé son poids politi-
que au moment où son destin pouvait
basculer. L’opération avait marché :
Fillon avait été reconduit par Sarkozy.
Elisabeth Borne sera vite fixée. p
femmes-hommes, contre Marlène Schiappa.
« Défendre les droits des femmes dans Play-
boy reviendrait à lutter contre l’antisémi-
tisme en accordant un entretien à [l’hebdo-
madaire d’extrême droite] Rivarol », étrille
l’ex-magistrate dans Le Figaro, dans une in-
terview dont Matignon n’avait pas non plus
connaissance. La cheffe du gouvernement
s’étrangle et l’appelle : « On ne peut pas fonc-
tionner comme ça. » Détail fâcheux, la secré-
taire d’Etat et la ministre déléguée sont, tou-
tes deux, rattachées à la première ministre…
Et l’épisode rebute au sein d’une droite cour-
tisée par Emmanuel Macron. « Le clash ou le
papier glacé ont remplacé la vision et les idées
politiques », soupire le patron des sénateurs
Les Républicains (LR), Bruno Retailleau.
Darmanin se déploie partout
Au milieu de ce maelström, des membres
du gouvernement redoutent qu’un départ
d’Elisabeth Borne ne tire encore davantage
la ­ligne du quinquennat vers la droite,
ouvrant les portes de Matignon et de minis-
tères de premier plan à des personnalités
LR. Les ­luttes d’influence en coulisses
­rappellent celles qui ont entouré le projet de
nomination de Catherine Vautrin, proche
de Nicolas Sarkozy, à Matignon, en
mai 2022. Les ministres délégués Clément
Beaune (transports), Olivier Véran (porte-
parolat) ou l’eurodéputé Pascal Canfin,
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Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Au milieu de
ce maelström,
des membres
du gouvernement
redoutent qu’un
départ d’élisabeth
Borne ne tire encore
davantage la ligne
du quinquennat
vers la droite
même s’ils ne sont pas tous proches humai-
nement d’Elisabeth Borne, jugent qu’elle
reste la mieux placée pour attirer des voix
d’élus de gauche sur certains textes.
Du même avis, une grande partie des dépu-
tés macronistes s’alarment qu’une alliance
avec la droite puisse provoquer le départ
d’élus sociaux-démocrates. Quant aux LR,
tous ne sont pas prêts, loin de là, à tenter
l’aventure. « Qu’irions-nous faire dans cette
galère ? Et si certains d’entre nous y allaient, je
suis convaincu que ça n’assurerait pas à Mati-
gnon une majorité absolue », abonde, de son
côté, Bruno Retailleau.
Ces frictions apparentes entre l’Elysée et
Elisabeth Borne surviennent alors que
­Gérald Darmanin se déploie partout, comme
pour signaler qu’une autre ligne est possible
à la tête du gouvernement. Les sorties du
­ministre de l’intérieur sur le « terrorisme
­intellectuel de l’extrême gauche », sa défense
sans nuances des forces de l’ordre et sa criti-
que de la Ligue des droits de l’homme dont il
veut « regarder » les subventions ont hérissé
dans la majorité. Ses détracteurs font allègre-
ment tourner un sondage de l’IFOP pour Le
Figaro Magazine, où il apparaît très faible et
fait monter la cheffe de file des députés
­Rassemblement national, Marine Le Pen.
Plusieurs ministres espèrent qu’Emma-
nuel Macron, réticent à céder à la rue ou à la
pression médiatique, temporisera jusqu’à
l’été, ou même jusqu’aux sénatoriales de
septembre, avant de congédier ou non Elisa-
beth Borne. A quelques milliers de kilomè-
tres, à Canton, le président de la République
a savouré un « thé très parfumé » lors d’un
­cérémoniel avec son homologue chinois, Xi
Jinping, avant de reprendre l’avion pour
­replonger dans les tracas de Paris. p
Claire Gatinois (Pékin et Canton,
envoyée spéciale), Matthieu Goar
et Ivanne Trippenbach
« La première
ministre ne doit pas
payer les pots cassés »
L’eurodéputé macroniste Pascal Canfin
appelle le chef de l’Etat à maintenir
Elisabeth Borne à Matignon
Entretien
P ascal Canfin est député
­Renew au Parlement euro-
péen, où il préside la
­commission de l’environnement.
Il est également secrétaire géné-
ral délégué de Renaissance.
Vivons-nous une crise
­démocratique avec la réforme
des retraites ?
C’est excessif de dire cela. Le
­président de la République a tou-
jours été très clair, notamment
pendant sa campagne électorale,
sur sa volonté de mettre en place
cette réforme. Le texte a suivi les
règles parlementaires et le juge de
paix sera le Conseil constitution-
nel. Tout le monde se pliera à son
avis et c’est le signe d’un bon fonc-
tionnement de la démocratie.
Mais faut-il une réponse
­politique à cette crise, par
exemple un remaniement et
une alliance avec la droite ?
Nous sommes dans un moment
de convalescence après un choc,
celui du 49.3. Dans un moment de
crise, il faut revenir aux fonda-
mentaux. L’ADN de la majorité,
c’est le dépassement, ce n’est pas
une alliance avec un camp, à
­gauche ou à droite. Cette stratégie
du dépassement a fonctionné
­jusqu’aux retraites. Pendant des
mois, nous sommes allés chercher
des voix texte par texte, comme
sur les projets de lois « énergies
­renouvelables et nucléaire ». Il n’y
a aucune alternative qui ne désta-
biliserait pas la majorité. Ensuite,
nous pourrions nous concentrer
sur un triptyque important pour
les Français et capable de nous
­relancer : le projet de loi sur l’in-
dustrie verte, celui sur le plein-em-
ploi et celui sur la fin de vie. Ces
­sujets sont totalement fédéra-
teurs au sein de la majorité.
Elisabeth Borne est-elle
la mieux placée pour
­poursuivre cette méthode qui
a échoué sur les retraites ?
Oui, je le pense. Personne
n’aurait fait mieux qu’elle. Elle a
essayé jusqu’à la dernière minute
d’obtenir un vote, elle a intégré le
maximum de propositions. Elle
ne doit pas payer les pots cassés
liés au fait que des députés Les Ré-
publicains ne soutenaient plus la
mesure qu’ils défendaient à la pré-
sidentielle. A partir du moment où
l’enjeu, c’est d’apaiser, de repren-
dre le chemin, pourquoi changer ?
Personne parmi les partenaires
sociaux n’affirme que quelqu’un
d’autre aurait mieux négocié. Il
n’y aurait aucun bénéfice politi-
que à changer la première minis-
tre, sauf pour changer de ligne.
Que pensez-vous de la ligne
du ministre de l’intérieur,
­Gérald Darmanin, qui parle de
« terrorisme intellectuel » de la
gauche ou critique la Ligue des
droits de l’homme (LDH) ?
Nous ne devons pas tomber
dans une hystérisation du débat,
dans la conflictualité et dans la
stratégie de la tension. La clé du
succès d’un pôle central, c’est
d’assumer le dialogue, la nuance,
les compromis, la complexité.
Dans le cas contraire, nous ferons
le jeu de l’extrémisme et de l’affai-
blissement de la démocratie. Sur
la LDH, un ministre de l’intérieur
ne peut pas menacer de couper
les subventions à une organisa-
tion parce qu’il n’est pas d’accord
avec elle. La démocratie, c’est le
« Un ministre de
l’intérieur ne peut pas
menacer de revoir
les subventions [de la
LDH] parce qu’il n’est
pas d’accord avec elle »
pluralisme. Ce n’est pas accepta-
ble comme approche. D’ailleurs, il
n’y a pas de position officielle du
gouvernement sur ce sujet.
Pourquoi vos ministres­
­ciblent-ils plus la Nouvelle
Union populaire écologique
et sociale (Nupes) que le
­Rassemblement national (RN) ?
Le RN peut faire dérailler la
France et l’Europe. Et, quand je
­regarde les sondages, seul un pôle
central fort peut empêcher la
­victoire de Marine Le Pen en 2027.
Jean-Luc Mélenchon tombe dans
la caricature, il ne peut pas l’em-
porter. Donc l’adversaire de 2027,
c’est le RN. In fine, le combat
­fondamental est d’empêcher
­Marine Le Pen d’accéder au
­pouvoir. Ce n’est pas inéluctable,
il faut la combattre sur le terrain
des idées et des faits objectifs. Les
députés de Mme Le Pen n’ont pas
voté le plan de relance européen
qui a sauvé des dizaines de
­milliers d’entreprises et des
­centaines de milliers d’emplois.
Ils ont voté contre les lois euro-
péennes visant à mettre en place
un salaire minimum pour lutter
contre le dumping social. Le RN,
c’est de la mystification sur la
­protection des classes populaires.
Faut-il ouvrir un débat
sur la redistribution ?
Il faut d’abord que la majorité
mette plus en avant ses mesures
sociales. Par exemple, le verse-
ment automatique de la pension
alimentaire, c’est une mesure
profondément progressiste. La
question fiscale ne doit pas être
un tabou, sans remettre en cause
la politique de l’offre qui porte ses
fruits, comme le montrent le
­faible taux de chômage et les
bons chiffres de la réindustria­-
lisation. Comme on l’a fait avec
­succès sur le partage de la valeur
ajoutée, nous gagnerions à orga-
niser un débat au sein de Renais-
sance et avec les partis alliés qui le
voudraient. C’est à nous de propo-
ser le bon équilibre entre justice
fiscale et compétitivité.
Emmanuel Macron doit-il
­tenter de relancer son
­quinquennat en s’emparant
de la question climatique ?
Les choses avancent mais on ne
le voit pas assez. Il y a eu les
100 milliards d’euros d’investisse-
ment dans le train, les cinquante
contrats de décarbonation sur les
sites industriels les plus émet-
teurs, les ­mesures du projet de loi
« industrie verte » et bientôt la
mise en œuvre du leasing pour
l’achat des véhicules zéro émis-
sion. Tout ça est fondamental. Et
ça fait partie de l’ADN de la majo-
rité, qui défend une politique de
l’offre verte. On commence à avoir
un bilan sur le sujet, sans même
parler de l’accélération historique
en ­Europe. Nous devons mainte-
nant le porter comme un projet de
­société constructif reliant la qua-
lité de vie et la compétitivité. p
Propos recueillis
par Matthieu Goar
Au congrès du
PCF, la riposte
de Roussel à LFI
« Mêlez-vous de vos affaires »,
a lancé le leader communiste après
ses propos sur la Nupes « dépassée »
Marseille - envoyée spéciale
I l y a plusieurs manières de
­regarder le 39e congrès du
Parti communiste français
(PCF), qui s’est ouvert à Marseille,
vendredi 7 avril, et doit se clôturer
lundi 10 avril. Comme une proba-
ble confirmation de plus pour le
secrétaire national, Fabien Rous-
sel, dont le texte de « base com-
mune » a engrangé en janvier plus
de 80 % des suffrages des quelque
40 000 adhérents. Ou comme un
tournant pour les relations entre
le parti et la Nouvelle Union
­populaire écologique et sociale
(Nupes). « La Nupes est dépassée »,
a-t-il lancé dans une interview à
L’Express, lundi, appelant à aller
« bien au-delà » de l’alliance de
gauche. Pourquoi pas jusqu’à l’an-
cien premier ministre socialiste
Bernard Cazeneuve, pourfendeur
de La France insoumise (LFI) ?
Ces expressions pré-congrès ont
un mérite : elles font parler de lui.
C’est un art qu’il peaufine depuis
la campagne présidentielle de
2022, avec ses formules sur le
« barbecue » ou la « gauche des al-
locs ». Mais qui l’expose aussi à des
inimitiés. A gauche, chacun a lu
ses interviews dans la presse, ces
derniers jours. Rares sont ceux, en
dehors du PCF et des dissidents
socialistes, à les avoir appréciées.
Du côté du Parti socialiste (PS),
Olivier Faure voit l’un de ses prin-
cipaux adversaires internes,
M. Cazeneuve, désigné comme
une solution. « Pour exister, Fa-
bien Roussel a compris qu’il fallait
inventer des choses… », mesure
poliment le premier secrétaire du
PS, qui juge confus le double dis-
cours de M. Roussel, entre opposi-
tion « radicale » au capitalisme et
compliments au ministre de l’in-
térieur, Gérald Darmanin – « Je lui
reconnais cette capacité à écouter
les habitants populaires », a confié
le leader communiste au Monde.
Côté écologiste, Yannick Jadot
relève que son ex-concurrent à la
présidentielle n’a pas un mot pour
l’écologie, ni pour les écologistes,
dans son expression médiatique.
« Il s’en fout. Sa stratégie, c’est
­remettre, à travers sa personne, le
PC sur le devant de la scène. Mais
est-ce que ça structure une dyna-
mique politique ? Ça reste à véri-
fier », souligne le député européen
Europe Ecologie-Les Verts.
« Nous sommes libres »
Les « insoumis » aussi ont lu les
multiples interviews de Fabien
Roussel. Surtout ses critiques sur
l’alliance de gauche. Leur rancœur
à l’égard de l’ancien candidat com-
muniste, accusé d’avoir privé Jean-
Luc Mélenchon de second tour,
n’en est que plus grande. Dans un
courrier envoyé jeudi matin à la
direction du PCF, le coordinateur
de LFI, Manuel Bompard, dit avoir
reçu « avec stupéfaction et gra-
vité » les déclarations du député
du Nord. « Sa volonté de rupture
avec la Nupes est-elle la position du
PCF désormais ? », demande-t-il.
« Mêlez-vous de vos affaires, lui a
répondu sèchement M. Roussel,
vendredi, à la tribune. Personne
ne dictera aux communistes ce
qu’ils doivent voter, penser, faire
ou choisir. Personne ne leur dira
avec qui ils doivent discuter. Nous
sommes souverains, nous sommes
libres, nous sommes communis-
tes. » Si des « insoumis » veulent
discuter des orientations du PCF,
« qu’ils adhèrent ! », a-t-il ajouté
dans un pied de nez. M. Mélen-
chon lui a répondu dans un
France | 7
« Si la Nupes est
dépassée, comme
le dit Fabien,
(…) alors quel
est le cadre du
rassemblement
qu’il envisage ? »
Elsa Faucillon
députée PCF
des Hauts-de-Seine
tweet : « Quelle incroyable agressi-
vité. Ça dure depuis trois ans à tout
propos, avant et depuis la Nupes. »
Cet hiver, le chef de file de LFI
avait lui-même été accusé de vou-
loir défaire la Nupes, à force de dé-
clarations allant à l’encontre des
décisions collectives. Mais la fin de
l’alliance, aucun de ses membres
ne veut en porter la responsabi-
lité, et chacun tente de rejeter sur
l’autre la possibilité d’un échec.
Après ses déclarations polémi-
ques, c’est désormais au tour de
Fabien Roussel de se trouver visé.
Nupes ou pas Nupes, renforcé par
le plébiscite des adhérents de son
parti, le 29 janvier, il bénéficiera, à
l’issue de ces quatre jours de con-
grès, d’un parti renouvelé, vu par
ses adversaires comme modelé à
sa main. Le secrétaire national dé-
ment l’idée d’un parti monolithi-
que. Certes, 82 % des adhérents le
soutiennent mais il y a aussi « de
nombreux débats », souligne-t-il.
Selon le processus habituel, les
délégués du parti votent ce week-
end, au congrès, les orientations,
mais aussi la liste bloquée de
181 noms proposée pour le « con-
seil national », sorte de parlement
du parti, d’où sera issu, plus tard,
le comité exécutif (la direction).
Dans ce contexte, il n’est pas cer-
tain que l’opposition interne, mi-
noritaire, se mobilise fortement.
« Tout débat sur le fond est vécu
comme une remise en cause, l’idée
dominante est de faire bloc der-
rière Fabien », regrette la députée
des Hauts-de-Seine Elsa Faucillon,
qui aimerait que ce congrès, plu-
tôt que de se concentrer sur la
personnalité du secrétaire, tran-
che le fond : « Si la Nupes est dé-
passée, comme le dit Fabien, ce que
je ne partage pas, alors quel est le
cadre du rassemblement qu’il en-
visage ? » Dans une tribune parue
dans Le Monde, d’autres commu-
nistes disent redouter « un chan-
gement d’alliances politiques »,
une bascule « sur un axe politique
privilégiant le centre gauche, voire
le social-libéralisme ».
Le texte présenté au congrès a en
tout cas un regard sévère sur LFI,
qui s’aventure, peut-on lire, « dans
des tactiques hasardeuses » à l’As-
semblée nationale et cultive des
« vues hégémoniques sur la gauche
et le mouvement social ». Certains
redoutent que M. Roussel s’en-
gouffre dans un « tout sauf LFI ».
A l’issue du congrès, M. Roussel
devrait avancer des pistes pour
une nouvelle saison de l’union
des gauches. Appeler à créer un
« nouveau front populaire » en
s’inspirant de l’unité de l’inter-
syndicale contre la réforme des
retraites. Mais sans entrer dans le
détail des prochaines élections.
La question des européennes est
inscrite à une convention ulté-
rieure. Pendant ce temps, en
­coulisses, le choix d’une liste
autonome fait son chemin, et de-
vient de plus en plus probable. p
Julie Carriat

8 | France
Fin de vie
« Le débat
sur l’aide à
mourir reste
ouvert »
Alors que la convention citoyenne
a rendu son avis, le ministre de la
santé, François Braun, s’exprime
pour la première fois sur le sujet
Entretien
S’
exprimant pour la
première fois sur
la fin de vie, le mi-
nistre de la santé
François Braun,
salue le travail,
« remarquable », de la ­convention
citoyenne, mais affirme que « le
débat sur l’aide active à mourir est
encore ouvert ». Alors que le prési-
dent de la République, Emmanuel
Macron, a annoncé un projet de
loi, le ministre donne aussi des­
­gages aux soignants.
C’est la première fois que vous
vous exprimez sur la fin de vie,
quand les soignants donnent
de la voix depuis des semaines.
Pourquoi avoir attendu ?
Il fallait attendre. Il y a eu, avec la
convention citoyenne, une phase
démocratique d’expression de dif-
férents avis. Ces citoyens ont fait
un travail remarquable, dans le
calme. On l’a vu, certains, y com-
pris parmi ceux qui avaient une
position tranchée, ont changé
d’avis au fur et à mesure des
­débats. Cela montre la complexité
du sujet. On entre dans la phase
d’après. Il s’agit maintenant de
­rebasculer ce débat de société sur
un temps politique. Et d’avancer.
Avancer sur le chemin
de l’aide active à mourir, vous
êtes d’accord avec cela, donc ?
Ce n’est pas un sujet d’unani-
mité. La convention citoyenne
s’est prononcée à 75 % [75,6 %] en
faveur d’une aide active à mourir,
mais à 25 % contre. Mon rôle est
de prendre en compte ces diffé-
rents avis, dans une posture
Réserves chez les soignants, malgré les engagements de Macron
Après l’annonce d’un projet de loi, des organisations alertent sur le sort des personnes vulnérables et s’interrogent sur le rôle des médecins
L e débat sur la fin de vie
­continue de faire des re-
mous parmi les soignants.
Une séquence s’est achevée avec
la restitution, dimanche 2 avril,
du rapport de la convention ci-
toyenne sur la fin de vie qui s’est
prononcée pour une « aide active
à mourir », sous conditions. Une
autre s’est ouverte avec l’annonce
par Emmanuel Macron, le 3, d’un
projet de loi sur le sujet « d’ici à la
fin de l’été ». Et nombre de
­soignants – ceux, en tout cas, qui
donnent de la voix – continuent
de se demander « quelle place »,
« quelle responsabilité » sera la
leur, si le cadre légal évolue.
C’est le cas des quatorze organi-
sations, associations et sociétés
savantes, emmenées par la
­Société française d’accompagne-
ment et de soins palliatifs (SFAP),
qui, dimanche, ont défendu un
positionnement déjà officialisé
d’écoute et de respect de chacun,
sans essayer de convaincre les uns
ou de dissuader les autres. Je ne
­ferai pas de politique politicienne
sur un sujet comme celui-là.
Et puis, parler de fin de vie est ré-
ducteur. C’est, à chaque fois, la fin
d’« une » vie, et chaque situation
est différente. J’ai vu et accompa-
gné, comme médecin urgentiste,
des morts brutales, ou non, de per-
sonnes âgées, d’adultes mais aussi
d’enfants, de nourrissons… Je me
souviens de chaque enfant pour
lequel j’ai arrêté une réanimation.
C’est une expérience toujours très
dure. Et croyez-moi, ce n’est jamais
la même histoire qui se répète ; on
n’est jamais, en tant que soignant,
confronté aux mêmes questions.
La fin d’une vie reste in fine un
moment très intime, intimiste,
même, entre le patient, sa famille,
le médecin. Ce parcours jusqu’aux
derniers instants est, pour moi, le
plus important. Accompagner la
mort, ce n’est pas donner la mort.
M. Macron n’a-t-il pas déjà ar-
bitré en faveur d’un projet de
loi sur l’aide active à mourir ?
Le débat sur l’aide active à mou-
rir est encore ouvert. Un texte de
loi allant en ce sens change-
rait profondément notre société
et notre rapport à la mort. Bien sûr
que je ne peux pas accepter, en
tant que ministre de la santé, que
des Français doivent aller dans un
autre pays pour mettre fin à leur
vie. Mais l’euthanasie est une solu-
tion extrême à laquelle je dois en-
core prendre le temps de réfléchir.
Si la société devait avancer dans le
sens d’une aide active à mourir, ce
ne pourrait être que dans des cas
très précis et qui devraient être
­rigoureusement encadrés.
dans un précédent avis : « La léga-
lisation d’une forme de mort médi-
calement administrée reviendrait
à subvertir la notion même de soin
telle qu’elle est communément ad-
mise aujourd’hui », écrivent-elles.
Parmi ces organisations, la SFAP,
donc, la Fédération nationale des
établissements d’hospitalisation
à domicile ou encore l’Association
nationale des médecins
­coordonnateurs en Ehpad et du
secteur médico-social.
De quoi représenter, selon leurs
calculs, quelque 800 000 soi-
gnants en alerte : si elles saluent,
dans un deuxième texte lundi,
l’engagement présidentiel en fa-
veur des soins palliatifs – M. Ma-
cron a promis un « plan décen-
nal » –, elles soulignent le « signal
très négatif » qu’une aide active à
mourir enverrait aux personnes
les plus vulnérables, dépendan-
tes, et pour les enfants.
Le ministre de la santé, François Braun, dans la cour de l’Elysée, le 8 mars. CYRIL BITTON/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
Préféreriez-vous en rester
au cadre actuel, en donnant
davantage de moyens à
l’accompagnement de la fin de
la vie – soins palliatifs, etc. ?
La loi actuelle ne permet pas de
répondre à tout. Mais, même en
bougeant les lignes, on ne répon-
dra jamais à toutes les situations.
Quelle que soit l’option que nous
mettrons sur la table, la priorité
devra être donnée au renforce-
ment de l’existant [le cadre fixé
par la loi Claeys-Leonetti]. Par une
plus grande appropriation des
­directives anticipées, par des
­professionnels de santé mieux
formés, par un meilleur recours à
la sédation profonde et continue
jusqu’au décès : ce sont des outils
que nous renforcerons en soute-
nant les soins palliatifs, comme
s’y est engagé le président. Des
outils dont nous disposons déjà,
mais qui sont insuffisamment
connus et insuffisamment appli-
qués. Je reste persuadé que si
nous y arrivons, il y aura alors
beaucoup moins de demandes
d’aide à mourir.
C’est la réponse que vous
apportez aux réserves et in-
quiétudes qu’expriment bon
nombre d’acteurs de la santé ?
Je veux dire aux soignants que je
ne veux pas, si la société souhai-
tait aller vers l’aide active à mou-
rir, qu’elle puisse s’imposer
comme une obligation aux méde-
cins. Je serais très mal à l’aise avec
L’Association des directeurs au
service des personnes âgées
­réclame, elle, des « mesures
­financières d’urgence » avant tout
vote d’une loi. « Veut-on tuer les
personnes âgées pour faire des
économies ? » : la question, en
forme de provocation, sert de ti-
tre à son communiqué, lundi.
Quand bien même le chef de
l’Etat, en recevant les membres
de la convention, a tracé des « li-
gnes rouges » : « Vous insistez à
raison pour que jamais une aide
active à mourir ne doive être
­réalisée pour un motif social,
pour répondre à l’isolement qui
parfois peut culpabiliser un ma-
lade qui se sait condamné à
terme », leur a-t-il dit, fermant
également la porte à toute aide à
mourir pour des mineurs.
« Le chef de l’Etat a fait du renfor-
cement de l’accès aux soins pallia-
tifs une priorité, et on ne peut que
« Accompagner
la mort,
ce n’est pas
donner la mort »
cette option. Je vous donne un
exemple : en tant qu’urgentiste,
j’ai eu très souvent à réanimer des
personnes après une tentative de
suicide. Cela représente même
tout un pan de l’activité d’urgen-
tiste. Dans un nouveau cadre lé-
gal, s’il devait y en avoir un, il fau-
drait pouvoir continuer de le faire.
Je peux aussi dire aux soignants
que je ne crois pas que l’aide active
à mourir doive nécessairement se
faire dans un environnement
­médical, même si je ne sais pas, à
ce stade, si les Français souhaite-
raient avoir dans un tiroir de leur
bureau ou de leur table de chevet
« la » pilule ou « le » médicament.
Je ne sais pas non plus s’ils souhai-
teraient faire appel à des associa-
tions, plutôt qu’à des médecins.
Beaucoup de questions restent
ouvertes. Elles trouveront une
­réponse, je l’espère, dans le cadre
des discussions du projet de loi. J’y
serai très attentif.
Trois voix au sein du gouver-
nement – la vôtre, celle d’Agnès
Firmin Le Bodo et celle d’Oli-
vier Véran – pour porter ce su-
jet, n’est-ce pas trop ? N’est-ce
s’en féliciter, réagit Claire
­Fourcade, présidente de la SFAP.
Mais attention à la place qui sera
donnée aux soignants dans la
suite du processus et la
­construction législative », souli-
gne cette médecin.
« La parole n’est pas libre »
Euthanasie, suicide assisté : la
convention citoyenne s’est donc
prononcée pour l’ouverture des
deux options selon différents scé-
narios. Les Français y sont
­également favorables, à 70 %, se-
lon un sondage de l’IFOP pour le
JDD. Le gouvernement, lui, a bien
en tête que la seconde option
­suscite sans doute moins d’oppo-
sition chez les soignants, parce
qu’elle ne leur imposerait pas de
pratiquer un geste létal.
Mais jusqu’à quel point ? L’esti-
mation est compliquée, « tout
simplement parce que la parole
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
pas multiplier les possibilités
de désaccords, de confusion,
quand les Français demandent
de la clarté ?
Sur un sujet de société comme
celui-là, il me semble normal que
le ministre de la santé que je suis
s’investisse au premier plan. Oli-
vier Véran a eu la responsabilité de
la « méthode » ; Agnès Firmin Le
Bodo celle des débats avec les par-
ties prenantes. C’est au ministère
de la santé de bien sûr prendre
toute sa place et d’engager la suite
des travaux. Après la phase de
­discussions citoyennes qui vient
de s’achever, une phase de discus-
sions politiques est légitime. Sur
un sujet aussi clivant que la fin de
vie, il serait inacceptable pour les
Français qu’on n’aboutisse pas à
un débat serein au Parlement.
L’ordre des médecins réclame
une clause de conscience…
Si le suicide assisté n’est pas
­considéré comme un acte médi-
cal, je ne crois pas qu’une clause de
conscience s’impose. Mais je ne
l’exclus pas. Elle peut être envisa-
gée, aussi, pour la prescription, la
rédaction d’ordonnance [pour le
produit létal]. La notion de déci-
sion collégiale, dans les situations
de fin de vie, est fondamentale.
Elle ne saurait être remise en
cause. Je veux dire aux soignants
qu’ils ont la liberté de ne pas faire
ces gestes. Qu’ils peuvent être fiers
de cette liberté éthique, c’est le
message que je veux leur adresser.
n’est pas libre, rappelle Denis
­Labayle, de l’association Le Choix.
Les soignants ont face à eux des
tribunaux. Cela n’incite pas à
prendre position ! » Le médecin
retraité, ­favorable à une évolu-
tion de la loi, salue néanmoins
l’obtention d’un « calendrier ».
L’Association pour le droit de
mourir dans la dignité a, pour sa
part, tenu à rappeler qu’une « loi
de liberté ne sera égalitaire que si
elle propose le suicide assisté
d’une part, mais aussi l’euthana-
sie pour ceux qui ne seraient plus
aptes physiquement à faire eux-
mêmes le geste ultime ».
Quelle serait l’implication des
soignants ? Les résultats d’une
consultation menée par le Conseil
national de l’ordre des médecins,
publiés le 1er avril, s’ils n’ont pas va-
leur d’enquête scientifique, ap-
portent un éclairage. Il en ressort
que 66 % des conseils départe-
0123
La loi autorise la sédation
profonde et continue jusqu’au
décès. Faut-il la faire évoluer ?
Il faudrait clarifier ce que doit
être la sédation profonde et conti-
nue. Quels sont les protocoles ?
Comment évalue-t-on la douleur
de la personne, qui peut amener à
augmenter les doses ? C’est proba-
blement une des pistes à retenir.
La voie peut être réglementaire.
Ce « modèle français » voulu
par M. Macron, comment
comptez-vous y contribuer ?
Les sondages d’opinion disent
que les Français veulent mourir
chez eux, qu’ils ne veulent pas
souffrir. Mais après ? Il me semble
important d’accompagner les ci-
toyens dans la prise de conscience
qu’ils ont le choix de définir com-
ment mourir, et qu’ils peuvent le
faire dans le cadre d’un « parcours
de fin de vie ». Chacun peut le
construire à sa manière – ceux qui
croient en Dieu et en un monde
d’après, ceux qui ne croient en
rien, ceux qui veulent mourir
­discrètement, ceux qui veulent
mourir très entourés… Réfléchir,
se préparer, préparer ses proches,
savoir si l’on souhaite être enterré
ou incinéré… ce sont des étapes
importantes. Tous ces choix sont
un chantier que j’entends porter,
sans que cela passe nécessaire-
ment par un cadre législatif. p
propos recueillis
par Mattea Battaglia
et Béatrice Jérôme
mentaux et régionaux consultés
estiment que le médecin ne doit
pas administrer de produit létal ;
11 % n’ont pas d’opinion, 23 % pen-
sent que le médecin pourrait le
faire. « Nous ne sommes pas dog-
matiques, nous savons que cer-
tains médecins sont favorables à
une évolution de la loi », observe
Jean-Marcel ­Mourgues, vice-prési-
dent de l’ordre.
Si le cadre légal devait évoluer,
l’instance fait valoir qu’elle serait
« défavorable à la participation
d’un médecin à un processus qui
mènerait à une euthanasie ».
­Concernant le suicide assisté, elle
formule plusieurs « exigences », à
commencer par la reconnais-
sance d’une clause de conscience :
« Nous sommes des légalistes,
nous ne nous opposerons pas à
l’application de la loi, dès lors que
cette clause est reconnue. » p
M. Ba.
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Des pistes pour le futur
projet de loi
Faut-il suivre l’avis de la convention citoyenne
favorable à la légalisation de l’euthanasie ?
Au sein du gouvernement, la question se pose
Q
ui doit faire le geste ? »,
Emmanuel Macron a
posé la question lors
d’un dîner à l’Elysée,
le 9 mars, consacré au
thème de la fin de vie. Un malade
incurable pourra-t-il, à l’avenir en
France, demander à un médecin
de mettre fin à ses jours ? Fau-
drait-il pour cela légaliser l’eutha-
nasie ? « Je n’aime pas le mot eutha-
nasie », avait confié le chef de l’Etat
au pape, qui l’avait reçu en octo-
bre 2022.
Pourtant, il va devoir assez vite
trancher cette question s’il
­souhaite que le « projet de loi »
qu’il a annoncé lundi 3 avril « d’ici
à la fin de l’été » mette en œuvre
un « modèle français de la fin de
vie » qui ouvrirait le droit à une
aide active à mourir. C’est l’objec-
tif qu’il a semblé s’assigner en re-
cevant, ce jour-là, le rapport de la
convention citoyenne sur la fin
de vie rendu la veille. A 75,6 %, ses
membres se sont prononcés
pour l’aide active à mourir sous
la forme du suicide assisté et
de l’euthanasie. Cette seconde
­modalité pouvant être soit un
choix ouvert à la personne,
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0123
soit un acte envisagé dans des cas
exceptionnels.
Mais l’exécutif ne veut pas
­s’exposer à une fronde du monde
médical et cherche un scénario
pour que le projet de loi n’impose
pas aux soignants d’accomplir un
acte létal. « Le président a eu la sa-
gesse de dire : “je comprends qu’il
faut évoluer sur une loi”, mais de
ne pas s’engager à ce stade sur où
on devait aller », s’est félicité sur
France Inter, le 4 avril, le profes-
seur Jean-François Delfraissy, pré-
sident du Comité consultatif na-
tional d’éthique (CCNE).
Malade, Charles Biétry explique avoir
préparé son suicide assisté en Suisse
« On a tout organisé avec ma femme et mes enfants. Je ne veux pas
être branché sur une machine pour respirer alors qu’il n’y a plus
rien, plus d’avenir. Je ne veux pas souffrir et surtout faire souffrir ma
famille (…). Je me suis inscrit en Suisse pour le suicide assisté, tous
les papiers sont signés. » L’ancien journaliste sportif Charles Biétry,
79 ans, atteint de la maladie de Charcot, un mal incurable, a confié
à L’Equipe, samedi 8 avril, avoir organisé son suicide assisté : « Tu
dois prendre toi-même le dernier cachet. Ce geste-là, c’est facile de
dire “je vais le faire” quand je suis au bord de la mer à Carnac [où il
vit]. Quand on te tend le cachet en te disant que deux minutes
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« Dans la nouvelle étape qui s’est
ouverte depuis le 3 avril, le prési-
dent nous a demandé de continuer
à être dans la “coconstruction”
avec les soignants et avec les parle-
mentaires. Il est de notre responsa-
bilité d’avancer de manière trans-
partisane », explique au Monde
Agnès Firmin Le Bodo, ministre
déléguée chargée de l’organisa-
tion territoriale et des profession-
nels de santé. Une méthode qui
donne au gouvernement la possi-
bilité de ne pas exaucer toutes les
préconisations des membres de
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Dans le débat national sur la fin
de vie lancé en septembre,
Mme Firmin Le Bodo a copiloté
avec Olivier Véran, ministre
chargé du renouveau démocrati-
que, un groupe de parlementaires
et de professionnels de santé réu-
nis sur le sujet, a multiplié les ren-
contres avec les soignants, visité
des pays où l’aide active à mourir
est légalisée. Favorable à une évo-
lution de la loi, l’élue du Havre,
réélue en 2022 députée (Hori-
zons) de Seine-Maritime, avait co-
signé, en avril 2021, la proposition
de loi d’Olivier Falorni, député
(MoDem, Charente-Maritime) qui
visait à légaliser l’euthanasie.
Trouver « la voie d’équilibre »
Mais « plus je travaille, plus j’évo-
lue », confie Mme Firmin Le Bodo. A
travers ses travaux ministériels,
elle explique s’être forgé une
autre vision. « Emmanuel Macron
a beaucoup écouté, dit-elle. J’ai fait
partie des quelques personnes qui
lui ont fait remonter des ré-
flexions. » « Nous sommes, pour-
suit-elle, à un moment où la voie
de passage existe pour ouvrir un
nouveau droit sans fracturer la so-
ciété. » Mais trouver « la voie
d’équilibre » pour aller vers « cette
avancée sociétale », exige, à ses
yeux, de prendre en compte deux
réalités. Primo, « une partie des
soignants est contre l’idée de don-
ner la mort aux malades qui le de-
manderaient ». Second constat,
« une majorité de nos concitoyens
souhaite avoir le choix de deman-
der une aide active à mourir. Mais
pour une partie d’entre eux, le mot
euthanasie et même l’acte ne sont
ni entendables ni acceptables ».
Faut-il que le gouvernement lé-
galise l’assistance au suicide mais
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le gouvernement
étudie la possibilité
de recourir aux
associations pour
éviter d’exposer
le seul milieu médical
se garde d’ouvrir la voie à l’eutha-
nasie ? La question est posée. Mais
ni Mme Firmin Le Bodo ni aucun
autre ministre ne l’assument, à ce
stade. Ce serait risquer de paraître
faire fi d’une partie des conclu-
sions de la convention citoyenne.
Et s’exposer aux critiques des par-
lementaires ou de militants asso-
ciatifs favorables à un accès
ouvert, au choix, à l’euthanasie ou
au suicide assisté. « Le suicide as-
sisté uniquement ne permettant
pas de répondre aux personnes en
situation de fin de vie inaptes
­physiquement à accomplir un
geste d’autodélivrance », rappelait,
lundi, l’Association pour le droit de
mourir dans la dignité.
L’avis du CCNE du 13 septem-
bre 2022 indique un possible
substitut à la légalisation de
l’euthanasie. Il estime qu’il est
possible d’ouvrir un droit à l’assis-
tance au suicide selon des critères
très encadrés. En revanche, s’agis-
sant d’une personne qui ne pour-
rait pas faire le geste de se donner
la mort, il propose soit « un accès
légal à l’euthanasie », soit de lais-
ser « les cas exceptionnels » à « l’ap-
préciation du juge ». « Entre mem-
bres du CCNE, nous étions divisés,
confie Alain Claeys, corapporteur
de l’avis et coauteur de la loi
Claeys-Leonetti de février 2016.
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France | 9
Légaliser l’euthanasie implique-
rait que l’on revienne, dans le code
pénal, sur la notion d’interdiction
de donner la mort. »
Parallèlement, le gouverne-
ment étudie la possibilité de re-
courir aux associations pour la
mise en place de l’aide active à
mourir, une autre piste pour évi-
ter d’exposer le seul milieu médi-
cal à devoir accomplir le geste. « Le
modèle suisse [qui autorise le sui-
cide assisté], fait valoir Mme Fir-
min Le Bodo, repose sur des asso-
ciations », sans juger pour autant
qu’il serait « duplicable » tel quel.
Il s’agit d’être « un peu disruptif »,
disait, le 4 avril, M. Delfraissy.
« Dans les semaines, les mois qui
viennent va se poser la question, [à
l’occasion de] la construction de la
loi, de savoir si nous restons
dans un modèle strictement médi-
calisé ou si nous évoluons vers un
système où on laisse plus de place
au milieu associatif comme dans
certains pays », a-t-il plaidé sur
France Inter. Cette idée ne fait tou-
tefois pas consensus au sein du
CCNE et en dehors. « Je pense qu’en
France une solution associative ne
correspond pas à notre modèle de
pensée », considère M. Claeys.
« Quelle que soit la modalité,
toute demande d’accès à l’aide ac-
tive à mourir devra donner lieu à
une proposition obligatoire de bé-
néficier d’un accompagnement en
soins palliatifs », s’engage Mme Fir-
min Le Bodo. Elle va réunir « dans
les meilleurs délais » une « com-
mission stratégique » afin d’élabo-
rer un « plan décennal » de déve-
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10 | France
Terrorisme
Assassinat de Samuel
Paty : le parquet
demande un procès
pour 14 personnes
Dans son réquisitoire définitif, le Parquet national antiterroriste
souhaite le renvoi de huit adultes devant la cour d’assises
spéciale pour leur implication dans le meurtre du professeur
en 2020, et de six mineurs devant un tribunal pour enfants
Récit
L
e 16 octobre 2020, un profes-
seur d’histoire-géographie,
Samuel Paty, était assassiné
puis décapité en pleine rue
par un jeune homme radica-
lisé de 18 ans, dix jours après
avoir montré des caricatures du prophète
Mahomet à sa classe de 4e dans un collège
de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).
Cet attentat, qui s’inscrivait dans une
­longue liste de crimes d’inspiration djiha-
diste, avait repoussé les frontières de l’ab-
ject jusqu’à faire couler le sang devant
une école de la République, huit ans après
l’affaire Mohamed Merah.
Mais si ce crime a provoqué l’effroi, c’est
aussi en raison de son engrenage particu-
lièrement insidieux, né du mensonge
d’une collégienne – récupéré et médiatisé
par des adultes irresponsables et mal-
veillants –, qui avait impliqué plusieurs
élèves du collège de Samuel Paty, avant de
se refermer comme un piège sur l’ensei-
gnant. Après deux ans d’enquête, le
­Parquet national antiterroriste (PNAT) a
demandé, vendredi 7 avril, que quatorze
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personnes, dont six mineurs, soient
­jugées pour leur implication dans cette
­mécanique infernale.
Si tous n’étaient pas au courant du
­projet mortifère du tueur, le PNAT
­estime dans un réquisitoire définitif
fleuve de 541 pages, dont Le Monde a pris
­connaissance, que chacun a activé, à sa
façon, un rouage de l’inexorable proces-
sus qui a conduit à la mort de l’ensei-
gnant. Dans le détail, le ministère public
demande de renvoyer huit personnes
devant la cour d’assises spéciale de Paris,
dont deux amis du tueur pour « compli-
cité d’assassinat terroriste », l’infraction
la plus grave, passible de la réclusion
­criminelle à perpétuité.
Une des surprises de ce réquisitoire
­réside dans la requalification des infrac-
tions reprochées à Brahim Chnina, le
père de la collégienne à l’origine du
drame, et au militant islamiste
­Abdelhakim ­Sefrioui, qui avait attisé les
braises de la haine sur les réseaux so-
ciaux. Tous deux avaient été mis en exa-
men pour « complicité d’assassinat terro-
riste », mais le PNAT demande qu’ils
soient finalement jugés pour « associa-
tion de malfaiteurs terroriste », une
­qualification aux contours plus larges,
passible de trente ans de réclusion, qui ne
­suppose pas une connaissance précise
du projet d’attentat. Une trentenaire ra-
dicalisée avec laquelle le terroriste échan-
geait sur Twitter a, elle aussi, vu son chef
d’accusation requalifié en ce sens.
Le PNAT requiert également le renvoi
devant la même cour d’assises de trois
jeunes majeurs radicalisés, avec qui le
tueur était en contact sur l’application
Snapchat, pour « association de malfai-
teurs terroriste ». L’assassin, Abdouallakh
Abouyezidovitch Anzorov, un jeune
Tchétchène de 18 ans qui bénéficiait en
France du statut de réfugié, ne sera pas
jugé : il a été abattu par les forces de l’or-
dre après son crime.
Une des particularités de ce dossier ré-
side dans l’âge de certains de ces acteurs,
qui avaient moins de 16 ans au moment
des faits. Le parquet demande ainsi que
six mineurs soient renvoyés devant un
juge des enfants pour un autre procès, qui
se tiendrait, celui-ci, à huis clos : la jeune Z.
Chnina, l’élève de 13 ans dont le men-
songe a déclenché la folie des adultes,
pour « dénonciation calomnieuse », et
cinq collégiens qui avaient désigné
M. Paty à son bourreau à la sortie du col-
lège, pour une « association de malfai-
teurs » délictuelle. Les six adolescents en-
courent une peine de cinq ans de prison.
Dans son réquisitoire définitif, le PNAT
rappelle que l’assassinat de Samuel Paty
s’inscrivait dans un moment particuliè­-
rement sensible. Après la republication
des caricatures de Mahomet par Charlie
Hebdo, le 1er septembre 2020, à l’occasion
de l’ouverture du procès des attentats de
janvier 2015, Al-Qaida avait appelé, à
­plusieurs reprises, à mener des attaques
­contre la France et le journal satirique. Le
25 septembre, trois semaines avant le
meurtre du professeur, un Pakistanais de
25 ans avait d’ailleurs grièvement blessé
deux passants à l’arme blanche devant les
anciens locaux de Charlie Hebdo, à Paris.
Mais s’il s’est déroulé dans ce contexte
inflammable d’appels au meurtre, l’assas-
sinat de l’enseignant a surtout été l’abou-
tissement d’un moment rare de folie col-
lective. Retour sur la « chronique d’une
mise à mort », selon la formule du PNAT,
dans laquelle se sont aggrégés la fabula-
tion d’une adolescente, l’irresponsabilité
d’un père indigné, les ­gesticulations d’un
agitateur islamiste, l’appât du gain d’une
poignée de ­collégiens et la ­fureur d’un
jeune djihadiste attiré par le goût du sang.
La petite menteuse
Le 5 octobre 2020, M. Paty annonce à ses
élèves de 4e 4, la classe de Z. Chnina, qu’il
compte présenter le lendemain des cari-
catures de Mahomet lors d’un cours sur
la liberté d’expression. Il précise que les
élèves musulmans qui pourraient s’esti-
mer choqués auront l’autorisation de ne
pas les regarder. Le matin même, il avait
déjà montré ces dessins dans une autre
classe de 4e après avoir invité les élèves
qui le souhaitaient à sortir dans le couloir
­accompagnés d’une assistante scolaire,
sans que cela ait provoqué d’incident.
Le lendemain, le 6 octobre, dix jours
avant sa mort, l’enseignant montre les
­fameuses caricatures devant la classe
de Z. dans le cadre d’un cours intitulé
­« Situation de dilemme : être ou ne pas
être Charlie. Une définition de la liberté ».
Il invite les élèves qui le souhaitent à
­détourner le regard, et non plus à quitter
la salle, le temps de la diffusion des des-
sins. Selon les pages PowerPoint de sa
­leçon, Samuel Paty a aussi abordé, dans
un souci de pédagogie, des arguments en
défaveur des caricatures de Charlie.
­Contrairement à ce qu’elle répétera jus-
qu’à l’assassinat de son professeur, Z.,
une élève décrite comme « régulièrement
absente et insolente », s’était fait porter
pâle, ce jour-là.
Le lendemain de ce cours, le 7 octobre,
la principale adjointe du collège annonce
à Z. qu’elle est exclue pour deux jours
pour des raisons disciplinaires, sans
aucun lien avec Samuel Paty ni avec son
absence de la veille. Mais, en rentrant
chez elle, ce soir-là, la collégienne n’ose
pas dire la vérité à ses parents. Elle in-
vente une histoire : elle leur raconte
qu’elle a été exclue pour avoir tenu tête à
son professeur, qui avait, selon elle, de-
mandé aux élèves musulmans de quitter
la salle avant de projeter des images du
prophète dénudé.
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Si tous les mis en
cause n’étaient pas
au courant du projet
du tueur, le parquet
estime que chacun
a activé, à sa façon, un
rouage de l’inexorable
processus qui
a conduit à la mort
de l’enseignant
Le père indigné
Ce petit mensonge d’adolescente en
­serait resté là sans l’intervention de deux
adultes, qui lui ont donné un écho média-
tique aux conséquences incontrôlables.
Dans la soirée, son père, Brahim Chnina,
écrit sur son compte Facebook que
­l’enseignant a demandé aux élèves
­musulmans, dont sa fille, de quitter la
classe avant de présenter les caricatures,
et invite ses lecteurs à écrire au collège
« pour virer ce malade ».
Voyant dans cette polémique naissante
un moyen de reconquérir un peu de son
aura perdue, un vieil agitateur islamiste,
Abdelhakim Sefrioui, 63 ans aujourd’hui,
contacte le père le soir même. Fondateur
du Collectif Cheikh-Yassine, un mouve-
ment pro-Hamas dissout après l’attentat,
ce Franco-Marocain fiché S se présente à
Brahim ­Chnina comme un membre du
bureau du Conseil des imams de France,
un groupuscule créé dans les années
1990, dont l’intitulé fait son effet. Habi-
tué à intervenir dans des écoles pour ré-
gler des cas de discrimination, dit-il, il
propose au père de l’accompagner le len-
demain au collège pour rencontrer la
principale.
Le 8 octobre dans la matinée, ce « duo
infernal » fait « irruption » dans le collège
et demande à s’entretenir avec la direc-
tion. Ils traitent Samuel Paty de
« voyou » et exigent son renvoi. La prin-
cipale ignore alors que Z. était absente le
jour de la diffusion des caricatures, mais
elle explique tout de même au père que
sa fille a été exclue pour un tout autre
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
motif. Selon elle, ce dernier, obsédé par
la question des caricatures, ne veut rien
entendre. Abdelhakim Sefrioui accentue
même la pression en menaçant de ma-
nifester devant l’établissement si l’ensei-
gnant n’est pas exclu de l’éducation
­nationale. L’activiste aurait alors accusé
le collège d’être « raciste contre les mu-
sulmans ».
En sortant de ce rendez-vous, les deux
hommes tournent devant le collège des
vidéos dans lesquelles ils demandent à Z.
de répéter son mensonge, et dont ils dif-
fuseront chacun plus tard des montages
sur leurs réseaux sociaux. Dans la soirée,
Brahim Chnina accompagne sa fille
­porter plainte contre Samuel Paty pour
« diffusion d’une image pornographi-
que ». En rentrant chez lui, il publie sur Fa-
cebook une des vidéos réalisées quelques
heures plus tôt, dans laquelle il qualifie de
nouveau le professeur de « voyou ». Le mal
est fait. Dans les jours qui suivent, l’éta-
blissement scolaire est assailli d’appels
menaçants venus du monde entier.
Le terroriste
et « Cicatrice sucrée »
Le lendemain, sept jours avant le crime, à
Evreux, à 80 km de Conflans-Sainte-Ho-
norine, le piège est déjà en train de se re-
fermer sur l’enseignant. Abdoullakh An-
zorov, un Tchétchène de 18 ans, prend
connaissance de la vidéo du père sur les
réseaux sociaux. Ce jour-là, le 9 octobre,
le tueur rédige une première note sur la
polémique dans son téléphone : « Un pro-
fesseur a montré le Messager d’Allah nu
dans une classe à ses élèves de 4e. »
Il entame peu après une intense conver-
sation avec une de ses relations sur Twit-
ter, une trentenaire très radicalisée,
­Priscilla Mangel dont l’alias sur le réseau
social est « Cicat’s » (contraction de sa
­précédente identité virtuelle, « Cicatrice
sucrée ») à propos de cet événement. Le
PNAT demande que cette femme de
34 ans, qui était jusqu’ici apparue en toile
de fond dans plusieurs dossiers terroris-
tes sans jamais être inquiétée, soit jugée
pour « association de malfaiteurs
­terroriste » pour avoir « conforté » le
­terroriste dans son projet, sans pour
autant en connaître la nature.
Après avoir pris connaissance de la
­vidéo de Brahim Chnina, ce 9 octobre, le
terroriste appelle pour la première fois
le père de la collégienne en fin de jour-
née. Les deux hommes seront en
­contact ­téléphonique à neuf reprises
jusqu’au 13 octobre.
L’agitateur islamiste
Deux jours plus tard, Abdelhakim Sefrioui
décide d’amplifier et d’instrumentaliser la
polémique en activant ses relais commu-
nautaires. Il diffuse, le 11 octobre, vers
23 h 50, sur son compte YouTube « Musul-
mantoutsimplement » une vidéo de dix
minutes intitulée « L’islam et le prophète
sont insultés dans un collège public, le
vrai séparatisme ». Il s’agit d’un montage
des vidéos que l’activiste avait réalisées
trois jours plus tôt devant le collège.
On y voit Z. et son père répéter le men-
songe originel. L’agitateur s’exprime, lui
aussi : il présente l’enseignant comme un
« voyou », qui répondrait à l’appel du pré-
sident de la République de « haïr les mu-
sulmans », et va jusqu’à évoquer, à l’appui
de sa rhétorique incendiaire, le spectre du
massacre de « Srebrenica », en ex-Yougos-
lavie. Abdelhakim Sefrioui s’est déjà fait
connaître par le passé pour ce genre de
happenings politiques et pour avoir
­organisé des prières de rue. Militant anti-
sioniste virulent, un temps proche de
Dieudonné, il avait notamment tenté
d’intimider le recteur de la Grande Mos-
quée de ­Paris, Dalil Boubakeur, et l’imam
de Drancy, Hassen Chalghoumi.
Comme pour Brahim Chnina, le PNAT
demande finalement d’abandonner l’in-
fraction de « complicité d’assassinats » re-
tenue au stade de l’instruction contre cet
activiste. Il estime que si les éléments ma-
tériels de la complicité sont établis, il man-
que l’élément intentionnel. En d’autres
termes, les deux hommes auraient contri-
bué, par leur agitation sur les réseaux so-
ciaux et les vidéos qu’ils ont publiées, à dé-
signer M. Paty comme une « cible », mais il
n’est pas démontré qu’ils aient voulu « fa-
voriser » son assassinat, « ce crime n’étant
que l’une des conséquences possibles et
prévisibles de leurs agissements ».
Le professeur traqué
Apeuré et isolé, Samuel Paty sent le dan-
ger se préciser. Le 10 octobre, il écrit par
mail à plusieurs collègues qu’il est « me-
nacé par des islamistes locaux ». Trois
jours avant sa mort, il fait des recherches
Hommage à Samuel
Paty devant le collège
de Conflans-Sainte-
Honorine (Yvelines),
le 17 octobre 2020.
LAURENCE GEAI
POUR « LE MONDE »
plus sur l’enseignant. Le jour de ce dépôt
de plainte, le tueur rédige une nouvelle
note dans son téléphone : y figurent cette
fois le nom de Samuel Paty, l’adresse du
collège ainsi que les coordonnées d’un
magasin vendant des pistolets airsoft.
Les amis du tueur
Le 15 octobre, le tueur demande à un de
ses amis, Naïm Boudaoud, de l’emme-
ner en voiture à Rouen, où les deux
­jeunes hommes retrouvent un autre
ami, Azim Epsirkhanov. Selon leur récit,
le terroriste les emmène acheter un
­couteau, prétextant vouloir l’offrir à son
grand-père. Azim Epsirkhanov a aussi
reconnu qu’Abdoullakh Anzorov lui
avait remis 800 euros pour lui fournir
une arme à feu, demande à laquelle il n’a
pas donné suite.
Le lendemain, le 16 octobre, jour de l’as-
sassinat de Samuel Paty, le terroriste
­demande à Naïm Boudaoud de l’emme-
ner en voiture en région parisienne. Les
deux amis s’arrêtent dans un magasin,
où le tueur achète deux pistolets airsoft
tirant des balles d’acier. Selon les déclara-
tions de Naïm Boudaoud, Abdoullakh
Anzorov lui aurait remis une des deux
armes en disant : « C’est ton cadeau avant
que je meure. » L’ami dépose ensuite le
tueur à Conflans-Sainte-Honorine, avant
de rentrer chez lui.
Ces deux proches d’Abdoullakh
­Anzorov, qui ont aujourd’hui 20 et 21 ans,
ont été les acteurs les moins médiatisés
durant l’enquête. Ils sont finalement les
seuls pour lesquels le PNAT a retenu
­l’infraction la plus grave, la « complicité
d’assassinat terroriste », pour avoir
« aidé » le meurtrier à « accomplir son
­projet criminel », en connaissance de sa
nature « terroriste ».
Les collégiens
sur Google en rentrant chez lui : « C’est et l’argent de poche
quoi une menace à l’ordre public ? » Alors Ce jour-là, le 16 octobre, vers 14 heures, le
qu’il a pour habitude de rentrer à pied à tueur fait le guet devant le collège. Il
son domicile, il demande à des collègues ­interpelle un jeune élève qui sort de
de le raccompagner en voiture les quatre classe, Mohamed, 14 ans, et lui propose
jours qui précèdent son assassinat. 300 euros s’il accepte de lui désigner
Le 12 octobre, le professeur est entendu ­Samuel Paty à la sortie des cours.
au commissariat dans le cadre de la ­Mohamed demande à quatre camarades
plainte déposée par Brahim Chnina. Il de classe de l’accompagner dans cette
corrige la version de Z. en expliquant que mission, en échange d’un petit billet
la jeune fille était absente le jour où il a ­chacun. Il leur explique qu’un homme
présenté les dessins. Il précise que s’il a, veut « voir M. Paty pour qu’il soit filmé en
en effet, proposé aux élèves qui pou- train de demander pardon pour la carica-
vaient être choqués de détourner le re- ture du Prophète ».
gard quelques secondes pour les « proté- A 16 h 39, Mohamed, qui a reconnu en
ger », il n’a demandé à aucun élève de pleurs devant les enquêteurs n’avoir
cette classe de quitter la salle et que cette pensé qu’à l’argent, appelle Z. devant le
projection n’avait suscité aucune réac- terroriste sur haut-parleurs pour vérifier
tion. Il dépose plainte pour « diffama- sa version. La rumeur commence, en
tion » contre Brahim Chnina. ­effet, à courir dans le collège que la jeune
Mais ces précisions confiées sur procès- fille a menti. Selon l’adolescent, la collé-
verbal dans le secret d’un commissariat gienne réitère son mensonge.
sont de peu de poids face à la puissance Quelques minutes plus tard, Samuel
accablante et univoque des réseaux so- Paty sort du collège. Les cinq élèves le
ciaux. La tragédie suit son cours, inéluc- ­désignent aussitôt au tueur et se disper-
tablement, et l’étau se resserre un peu sent après avoir empoché leur billet. Là
La justice saisie sur l’utilisation du « fonds Marianne »
Il aura fallu une semaine pour paratistes notamment sur les réseaux
que le cabinet de Marlène Schiappa, sociaux et plates-formes en ligne ».
secrétaire d’Etat à l’économie sociale Mais selon l’enquête des deux
et solidaire, réagisse publiquement ­médias, une bonne part de la manne
aux révélations embarrassantes du financière a été attribuée de façon
magazine Marianne et de l’émission opaque à des proches de Mme Schiappa
de France Télévisions « L’Œil du 20 heu- et du président du Comité interminis-
res ». Dans un communiqué, publié tériel de prévention de la délinquance
vendredi 7 avril, il confirme la saisie de et de la radicalisation (CIPDR), Chris-
l’inspection générale de l’administra- tian Gravel, qui a supervisé l’attribu-
tion et annonce saisir le procureur de tion des subventions.
la République, au titre de l’article 40 du
code de procédure pénale, pour « faire Une enquête « à charge »
toute la lumière » sur les suspicions Dans son communiqué, le cabinet de
nées de l’enquête des deux médias, Mme Schiappa dément, assurant
quant à l’utilisation des 2,5 millions qu’après contrôle « seize des dix-sept
d’euros du fonds Marianne. associations lauréates » du fonds ont
Cette somme a été débloquée par justifié une « bonne utilisation » et qu’il
Marlène Schiappa, alors ministre délé- est « totalement faux » de « prétendre
guée à la citoyenneté, après l’assassi- qu’il s’agirait d’amis de la ministre ».
nat de l’enseignant Samuel Paty, en oc- L’enquête journalistique cible parti-
tobre 2020, par un jeune homme radi- culièrement l’organisme ayant bénéfi-
calisé, à la suite de rumeurs sans fon- cié du plus gros versement, l’Union
dement diffusées massivement sur des sociétés d’éducation physique et
les réseaux sociaux. Le fonds devait de préparation militaire (USEPPM),
servir à « lutter contre les discours sé- ­codirigé par l’ex-journaliste et direc-
France | 11
l’Une des surprises de
ce réquisitoire réside
dans la requalification
des infractions
reprochées à Brahim
Chnina, le père de la
collégienne à l’origine
du drame, et au
militant islamiste
Abdelhakim Sefrioui
encore, le PNAT estime que l’élément in-
tentionnel de « complicité d’assassinat
terroriste », initialement retenu, n’est pas
établi, les collégiens n’ayant pas eu cons-
cience du projet d’assassinat du terro-
riste, et demande donc un procès pour
une simple infraction délictuelle.
Le groupe Snapchat
Quelques minutes avant l’attentat, le
tueur publie dans un groupe de discus-
sion Snapchat, dans lequel il partageait
des contenus djihadistes avec une di-
zaine de jeunes majeurs radicalisés, une
courte vidéo de lui tenant un couteau et
un pistolet, suivie de ce message : « Faites
des douas [invocations] en demandant la
shahada [le martyre] pour moi à Allah. »
Certains l’avaient encouragé.
Peu après 16 h 45, Abdoullakh Anzorov
assassine Samuel Paty de plusieurs
coups de couteau avant de le décapiter. Il
poste ensuite sur son compte Twitter
une photo de la tête coupée accompa-
gnée de ce message : « A marcon (sic), le
dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de
tes chiens de l’enfer qui osé rabaisser Mu-
hammad ». Il envoie ensuite la photo et
un autre message de revendication à un
djihadiste russophone installé en Syrie,
un certain Faruq Shami, qui lui répond :
« Allahou akbar. » Le tueur publie ensuite
une troisième fois la photo de la tête
­coupée dans son groupe Snapchat, assor-
tie de ce commentaire : « Macron, j’ai tué
un de tes chiens. » Il est abattu quelques
minutes plus tard par des policiers qu’il
avait menacés de son arme. Le PNAT
­demande que trois membres de ce
groupe Snapchat, âgés de 18 ans à l’épo-
que des faits, soient jugés pour « associa-
tion de malfaiteurs terroriste ».
Il appartient désormais aux juges d’ins-
truction de prendre une décision finale
sur le renvoi de ces quatorze personnes.
Le procès des adolescents devant un tri-
bunal pour enfants pourrait se tenir cette
année. Celui des adultes, devant la cour
d’assises spécialement composée de Pa-
ris, pourrait avoir lieu en 2024 ou 2025. p
Soren Seelow
teur de la communication du club de
football d’Angers, Mohamed Sifaoui.
L’USEPPM aurait touché plus de
330 000 euros, pour ne produire que
quelques contenus très peu partagés.
Une bonne part de la somme aurait,
selon Marianne et France Télévisions,
servi à rémunérer M. Sifaoui et le codi-
recteur de l’association, Cyril Karuna-
garan. Contacté, M. Sifaoui conteste les
faits et dénonce une enquête « médio-
cre » et « à charge ». Il se « réjouit » de la
perspective d’une enquête judiciaire,
qui pourra lui permettre de s’expli-
quer, « preuves à l’appui ».
La famille de Samuel Paty s’est dite,
jeudi, « particulièrement heurtée » par
ces révélations. Leur avocate, Me Virgi-
nie Le Roy, confirme au Monde que
pour les proches de M. Paty, il est ­« im-
portant que la lumière soit faite » sur ce
fonds, « de savoir si ces subventions ont
servi à quelque chose de constructif ou
ont été détournées. Cela participe de la
mémoire de Samuel ». p
Samuel Laurent

12 | France
A Marseille, ces « minots »
au cœur de la guerre des stups
Ces derniers jours, plusieurs adolescents ont été tués ou blessés par
d’autres jeunes, tous victimes d’une bataille rangée entre bandes rivales
Marseille - envoyé spécial
et correspondant
L
e « jeune individu »,
comme le parquet de
Marseille le nomme, a
18 ans. Il en aura 19 au
mois de juin. Vendredi 7 avril, il a
été présenté à un juge d’instruc-
tion du tribunal judiciaire de la
ville à l’issue de quatre jours de
garde à vue passé à « l’Evêché »,
l’hôtel de police de la cité
­phocéenne. Il est ressorti du tri-
bunal dans la matinée, direction
la prison. Ce garçon, dont on pré-
servera l’anonymat, a été mis en
examen pour « assassinat, tenta-
tive d’assassinat en bande orga-
nisée et association de malfai-
teurs » dans le cadre d’une infor-
mation judiciaire ouverte jeudi
6 avril. L’adolescent, déjà connu
de la justice, avait été condamné
pour des faits de violence.
­Depuis l’âge de 13 ans, il avait eu
maille à partir avec les services
judiciaires de l’enfance pour des
délits divers, souvent liés au
­trafic de stupéfiants.
Cette fois, il est suspecté d’avoir
commis dans la nuit du diman-
che 2 au lundi 3 avril au moins un
assassinat et deux tentatives
d’assassinat contre trois adoles-
cents âgés de 13, 15 et 16 ans. Le
plus « vieux » des trois est mort à
0 h 40 le 3 avril, rue Vincent-Le-
blanc, dans le quartier de la
­Joliette, immédiatement après
avoir été visé par les tirs. A l’ins-
tar de son meurtrier, lui aussi,
était connu des services judiciai-
res pour des raisons assez simi-
laires. Celui de 15 ans, est entre la
vie et la mort. Il a été atteint
d’une balle dans la tête. Lui, avait
comparu le 31 mars devant un
juge des enfants qui l’avait
­soumis à une mesure judiciaire
éducative. Le troisième est « seu-
lement » blessé. Il s’en sortira.
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20 AVRIL 2023
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Paris 16
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En partenariat avec
Alors que
la liste des
morts pour
le contrôle
de points de deal
ne cesse
de s’allonger,
les chefs, eux,
restent à l’écart
­ elon une source policière, le
S ratoire – des hommes armés sur-
meurtrier « travaillait » pour le
compte d’une équipe de trafi-
quants, et ses victimes, pour une
équipe concurrente.
Des équipes qui, depuis plus de
deux ans, sont engagées dans
une guerre de territoire, se
­disputant d’une cité à l’autre les
points de vente de cannabis et de
­cocaïne de la ville qui, selon la
police, en totaliserait près de 130 :
la Paternelle et ses quatre points
de vente tellement performants
qu’ils sont enviés de tous les
­trafiquants, la Bussine, Bassens,
les Rosiers, les Micocouliers ou
encore les Oliviers… Que des
noms de cités parmi la ­qua­-
rantaine de la deuxième ­agglo­-
mération de France.
Vendetta sans issue
Au gré des alliances, des trahisons
et des arrangements, les uns
« montent » (monter en langage
des malfrats signifie aller tuer)
sur les autres après que les autres
sont « montés » sur les uns. Une
vendetta sans issue. Un enchevê-
trement de rivalités morbides,
sans foi ni loi. A l’arrivée, c’est
­toujours des « minots » qui tom-
bent, les petites mains, les
­sans-grade du narcotrafic. La liste
de ces adolescents morts au
­combat pour le contrôle des
points de deal ne cesse de s’allon-
ger comme une peine sans fin.
Les chefs eux, restent à l’écart,
loin du champ de bataille. On en
retrouve parfois jusqu’aux ­Emi­-
rats arabes unis où ils coulent de
beaux jours.
Dans la même nuit du 2 au
3 avril, à la cité du Castellas dans
les quartiers nord, deux autres
jeunes hommes – 21 et 23 ans –
ont été tués. L’un sur la voie
­publique, l’autre au volant de son
véhicule. Morts pour la même
cause. Selon un même mode opé-
gissent à bord d’une voiture et
ouvrent le feu – et, selon une
source policière, probablement
dans la même guerre. Ces deux
jeunes hommes étaient familiers
des services de justice. « Connus
pour trafic de stupéfiants », ­pré­-
cise Dominique Laurens, ­procu­-
reure de Marseille.
L’un des deux, S., avait 13 ans
lorsqu’il s’est retrouvé pour la
première fois dans le grand bu-
reau de Marie-Anne Bloch, juge
au tribunal pour enfants de Mar-
seille. Accompagné de sa mère
qui l’a élevé seule, a-t-il aperçu les
jouets posés sur le parquet à gau-
che en entrant ? Mme Bloch se sou-
vient de cette maman désespérée
avec laquelle elle a conservé des
liens, et de ce gamin déjà ­dé­-
scolarisé. Ballotté d’une école à
l’autre, renvoyé d’établissement
en établissement. D’abord pris
en charge par la protection judi-
ciaire de la jeunesse (PJJ), puis de
fugue en fugue, de délit en délit,
placé dans des institutions. Mais
rien n’y a fait.
Tout comme ces adolescents de
13 à 14 ans qui, lors de sa perma-
nence du 2 au 5 avril, ont défilé
dans son bureau. « J’en ai eu six en
tout : deux samedi, deux ­diman­-
che et deux lundi », raconte la ma-
gistrate. Des affaires de stupé-
fiants. Tous étaient habillés de
vêtements et de chaussures de
marque. Il y en avait pour 600 ou
800 euros sur chacun d’entre
eux. Ils avaient besoin d’argent
pour aller au « Kebab » et
­s’acheter d’autres habits afin de
renouveler leurs garde-robes, lui
ont-ils expliqué. Alors ils sont
­allés dans une cité pour offrir
leurs services. Un « chouf » – un
poste de surveillance – sur un
point de vente, rémunéré envi-
ron 100 euros la journée de tra-
vail, grosso modo de 10 heures à
22 heures. « Lundi, poursuit
Mme Bloch, j’ai dit à l’un d’eux :
“Vous savez que cette nuit il y a
trois jeunes qui ont été tués ?”
Il m’a répondu : “Il faut bien mou-
rir un jour.” »
Parfois, la juge a du mal à conte-
nir son émotion. Elle évoque ces
parents complètement démunis,
mais qui s’endettent pour acheter
à leurs fils « ces chaussures ou ces
vêtements de marque hors de prix
eu égard à leurs moyens », avec
l’espoir qu’ainsi ils échapperont
aux mains des trafiquants et aux
pièges de la spirale mortifère.
A une juge,
des garçons
ont expliqué
qu’ils avaient
besoin d’argent
pour aller au
« kebab » et
s’acheter d’autres
habits afin de
renouveler leur
garde-robe
Le bureau de Laurence Bellon,
coordonnatrice du tribunal pour
enfant, est à quelques pas de celui
de Marie-Anne Bloch, dans le
même couloir tortueux au
deuxième étage du palais de
­justice. Mardi 4 avril, la veille de
notre visite, Mme Bellon a
­condamné un de ses « vieux
clients », que nous appellerons
M., à un an de prison. M. a 16 ans.
Laurence Bellon le connaît depuis
ses 12 ans. Il est né à Marseille,
d’une maman arrivée seule d’Al-
gérie. Vite débordée par ce fils
perdu, en manque de père et de
repères. Comme souvent, il a dé-
croché au collège en entrant en 5e.
Lors d’une des audiences dans
son bureau, la magistrate l’inter-
roge : « Qu’est-ce qui t’intéresse
dans la vie ? » A sa grande surprise,
le gamin lui répond : « L’histoire de
l’Antiquité. Tout ce qui concerne les
Grecs et les Egyptiens. » Mme Bellon
s’est alors dit : « Celui-là, si on
l’aide, on peut peut-être le sauver. »
De forfaits en délits, M. a suivi
un parcours jalonné d’échecs. Il a
été confié à la PJJ. Puis il a été
placé loin de Marseille dans le
but de le mettre à l’abri au sein
d’une famille d’accueil. Nouvel
échec. M. a fugué. Il a erré de ville
en ville, du Nord au Sud, pour
­revenir finalement dans la cité
phocéenne et toujours replonger
dans le trafic. Tenace et ­déter­-
minée, la juge n’a pas voulu lâ-
cher. Elle a suivi l’itinéraire chao-
tique de M. jusqu’à ce qu’il rebas-
cule. Depuis ces dernières semai-
nes, M. est en danger de mort.
Son nom circule dans les cités où
le marché de la drogue est actif. Il
est devenu la cible d’une équipe.
Peut-être est-il en dette avec un
de ses « employeurs » ? Mme Bel-
lon ne sait pas. En l’incarcérant
pour trafic, mardi, dans un
­centre pour mineurs, elle espère
l’avoir sauvé. Pas sûr. A peine
­arrivé en détention, il aurait été
menacé par d’autres adolescents
détenus…
« Les règles des cartels »
Ces ados vulnérables sont la
proie de bandes qui ne reculent
devant aucune forme de vio-
lence, d’actes de torture et de bar-
barie pour ­imposer leur domina-
tion sur un territoire. C’est que les
sommes en jeu sont considéra-
bles. Début mars, la police judi-
ciaire a démantelé un point de
vente dans la cité Campagne-Lé-
vêque située dans les quartiers
nord de la ville. ­Chiffre d’affaires
du commerce – cannabis et co-
caïne –, près de 80 000 euros par
jour, répartis ainsi : entre 10 heu-
res et jusqu’en début de soirée,
environ 25 000 euros par jour,
auxquels s’ajoutent environ
50 000 euros la nuit.
« On est confronté à un fléau qui
fonctionne selon les règles pro­-
fessionnelles des cartels », décrit
un policier marseillais qui re-
doute une « mexicanisation » de
ces groupes criminels. Dans une
note confidentielle émise début
janvier par l’office anti-stupé-
fiants de la police judiciaire, dont
Le Monde a eu connaissance, les
auteurs parlent de « modèles or-
ganisationnels des entreprises
commerciales légales ».
Fin 2022, la police marseillaise
comptabilisait 39 homicides pour
l’année dont une grande majorité
liée au trafic de stupéfiants. Selon
le parquet de Marseille, le 5 avril,
on en était déjà à 14 morts et
43 blessés pour l’année en cours.
Au total 32 procédures ont été
ouvertes pour assassinats ou
­tentatives d’assassinat depuis le
1er janvier. p
Yves Bordenave
et Luc Leroux
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Regrets et certitudes
au procès de l’attentat
de la rue Copernic
Louis Caprioli, ancien policier et cadre
du contre-terrorisme, et le juge Marc
Trévidic se sont succédé à la barre, vendredi
D eux anciennes stars de
la lutte antiterroriste se
sont succédé à la barre,
vendredi 7 avril, du procès de l’at-
tentat de la rue Copernic, devant
la cour d’assises spécialement
composée de Paris. Un policier le
matin, un juge l’après-midi.
­Louis Caprioli et Marc Trévidic.
Tous deux ont contribué à la te-
nue du procès du premier atten-
tat antisémite et de masse en
France, plus de quarante-deux
ans après les faits, le 3 octo-
bre 1980, devant une synagogue
du 16e arrondissement de Paris.
Louis Caprioli a aujourd’hui
80 ans, dont trente-quatre passés
dans les arcanes du renseigne-
ment intérieur français. Il a tra-
vaillé de 1970 à 2004 à la Direction
de la surveillance du territoire
(DST), l’ancêtre de la Direction
centrale du renseignement inté-
rieur (DCRI), créée en 2008 et
remplacée en 2012 par la Direc-
tion générale de la sécurité inté-
rieure (DGSI). De 1983 à 1994,
M. Caprioli travaille au départe-
ment du contre-terrorisme inter-
national. Il en devient le sous-di-
recteur en 1998, jusqu’à son dé-
part à la retraite, six ans plus tard.
Quand il prend connaissance du
dossier Copernic, en 1983, « tout
ça est très pauvre, on n’a pas
grand-chose en réalité », raconte
Louis Caprioli dans son costume
noir et droit comme un i. Il se
lance alors dans un long préam-
bule sur le terrorisme des années
1970-1980. Il décrit un monde en-
glouti, où le terrorisme des fac-
tions palestiniennes se mêlait à
des stratégies d’Etat, sur fond de
guerre froide, bloc contre bloc.
Il détaille ensuite les prémices
de l’installation en France du
Front populaire de libération de la
Palestine (FPLP), fondé en décem-
bre 1967. Sa connaissance ency-
clopédique et sa mémoire phé­-
noménale − il parle six heures
sans notes − tiennent la salle
d’audience en haleine. Il fait défi-
ler les personnages connus,
comme Carlos, et moins connus,
à l’instar de Mohamed Boudia, ex-
directeur du Théâtre national
d’Alger. Proche de Georges ­Haba­-
che, fondateur du FPLP, et de son
bras droit Wadie Haddad, inven-
teur des détournements d’avions,
Boudia travaille à installer une
structure terroriste en Europe, où
il fait exploser plusieurs raffine-
ries. Il meurt en 1973 à Paris, dans
l’explosion d’une bombe qu’il
transportait. Puis Carlos prend le
relais, avant de se brouiller avec
Wadie Haddad.
Enquête impossible au Liban
A la mort de ce dernier, en 1978 à
Berlin-Est, le FPLP-OS (pour « opé-
rations spéciales ») explose en
deux factions. L’une, qui se pré-
sente comme légitimiste, sous la
direction de Selim Abou Salem,
l’autre qui prend le nom de
« 15 mai » sous la houlette d’Abou
Ibrahim. L’attentat de la rue
­Copernic, qui cause quatre morts
et des dizaines de blessés, est
commis dans ce contexte, pour
« marquer sa suprématie ».
Les premières informations
proviennent de la police crimi-
nelle allemande, le BKA : l’attentat
est le fait du FPLP-OS, il a été
­commis par un certain « Hassan »
dont le pseudo est « Amer ». Mal-
gré le temps qui passe, l’attentat
de la rue Copernic reste la
deuxième des quatre priorités du
service contre-terrorisme de la
DST après l’arrestation de Carlos,
mais il n’est pas possible d’enquê-
ter au Liban, en pleine guerre ci-
vile, ni au Yémen. La chute du bloc
0123
« Je suis
convaincu
qu’Hassan Diab
est le poseur
de la bombe »
Louis Caprioli
ancien cadre
du contre-terrorisme
de l’Est puis le processus de paix
israélo-palestinien vont délier les
langues. « Jamais nous ne les
avons oubliés, dit le policier en se
tournant vers les parties civiles. Je
regrette le temps qu’il a fallu. »
Le 19 avril 1999, M. Caprioli
adresse un rapport au juge anti-
terroriste Jean-Louis Bruguière
avec les noms de dix personnes
identifiées comme membres du
commando de la rue Copernic,
dont celui d’Hassan Diab, un pro-
fesseur de sociologie né au Liban
et « logé » par les renseignements
au Canada. Le mode opératoire
est détaillé, pas les sources,
comme c’est le cas pour tout ser-
vice de renseignement. « Nous
sommes convaincus que ce sont de
bons renseignements, que nous
sommes sur les bons individus »,
assure l’ancien chef du contre-ter-
rorisme. Sa conviction n’a pas va-
rié d’un iota depuis : « Je suis con-
vaincu qu’Hassan Diab est le po-
seur de la bombe. » Questionné
par Me William Bourdon, l’avocat
d’Hassan Diab, qui clame son in-
nocence jusqu’à ce jour et est jugé
depuis lundi 3 avril, Louis Caprioli
assène : « Ma conviction est faite
que le renseignement est bon. J’ai
transmis cette information pour
qu’elle soit vérifiée par la justice. Je
ne suis pas la cour d’assises, je suis
un petit policier, c’est tout. »
Le juge Marc Trévidic, qui a re-
pris l’instruction du dossier,
en 2007, et lancé, fin 2008, une
demande d’extradition d’Hassan
Diab, s’est montré plus prudent et
nuancé devant la cour sur le rôle
de l’unique accusé. Il a surtout re-
gretté de ne pas avoir pu traduire
en justice Selim Abou Salem, le
commanditaire présumé de l’at-
tentat, qui vivait tranquillement
aux dernières nouvelles dans sa
villa de Saïda, au Liban. Il aurait
bien voulu « [se] le faire », lâche-
t-il. Le juge égrène ses autres re-
grets : les commissions rogatoires
entravées au Liban, l’intermina-
ble et conflictuelle procédure
pour obtenir l’extradition d’Has-
san Diab, la mort avant le procès
de Micha Shagrir, qui avait perdu
sa femme dans l’attentat, etc. Di-
plomate, il ne mentionne pas le
non-lieu prononcé par ses confrè-
res les juges d’instruction Her-
baut et Folzer − « des pros qui font
bien leur boulot » − qui ont repris
le dossier après lui, permettant à
Hassan Diab, qui était placé en dé-
tention provisoire en France, de
retourner au Canada, et de ne pas
venir aujourd’hui à son procès.
Le juge ne regrette pas, en revan-
che, de ne pas avoir reçu d’infor-
mation du Mossad, tout comme
Louis Caprioli qui a assuré qu’au­-
cun renseignement de son rap-
port ne provenait d’Israël (« Le
Mossad ne m’a rien donné (…) Et
j’en ai été surpris d’ailleurs. »). Pour
Marc Trévidic, les Israéliens sa-
vaient dès le début. Il en veut pour
preuve l’attaque à la roquette an-
tichar de début 1981 contre l’am-
bassade du Yémen du Sud, réputé
pour héberger un camp d’entraî-
nement du FPLP ; pas de revendi-
cation mais un message : « Re-
member Copernic ». p
Christophe Ayad
 Économie & Entreprise
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023 | 13
J e u x O ly m p i q u e s ▶▶▶

Avec les JO, le jackpot des locations

Airbnb et les propriétaires franciliens comptent profiter de la hausse des prix déjà à l’œuvre pour l’été 2024

E
lle ne s’attendait pas
à ça. Depuis cinq ans,
Siham (elle ne sou-
haite pas que son
nom soit publié), met
régulièrement son
appartement parisien, situé du
côté du métro Wagram (17e), en lo-
cation sur la plate-forme Airbnb.
Début janvier, cette entrepre-
neuse, qui vit entre Paris et Dubaï,
a vu le nombre de demandes aug-
menter visiblement pour la pé-
riode des Jeux olympiques (JO) de
2024. Elle a décidé d’appliquer sa
propre loi du marché : « J’ai multi-
plié mon tarif par trois. »
Concrètement, elle est passée de
239 à 599 euros la nuit en se-
maine, 799 euros le week-end
pour son 80 mètres carrés, avec
deux chambres. « Et j’ai continué à
avoir des demandes. Là, c’est bon,
je suis bookée pour les trois semai-
nes des JO », explique Siham. Des
Français, des Suisses, des Améri-
cains qui viennent assister à des
compétitions et ne regardent pas
à la dépense.
Siham ne sera pas la seule à faire
une bonne affaire. Sur le site d’Air-
bnb, plus de 1 000 propriétaires
parisiens ont déjà ouvert leur ca-
lendrier de location pour les Jeux
de 2024, en gonflant parfois forte-
ment les prix. Comme cet appar-
tement du 15e arrondissement, de
trois pièces, pour quatre voya-
geurs (dont deux lits superposés),
proposé à 690 euros la nuit, hors
frais de ménage, au lieu des
165 euros affichés pour l’été 2023. tendre sur la plate-forme, c’est Même si, selon sa ligne de com- 500 euros, utilisables pour louer être des touristes nationaux, et
A ce prix, s’il remplit les vingt- aussi parce que son offre est at- munication habituelle, la plate- des appartements sur la plate- « Les Jeux se déroulent une petite moitié (43 %), des Fran-
trois nuitées ouvertes à la loca- trayante par rapport aux hôtels forme américaine préfère mettre forme – soit pour eux, pour venir pendant les vacances. ciliens, qui n’ont pas besoin
tion durant les JO, cet hôte ga- et suscite une demande spécifi- en avant les gains potentiels pour en repérage avant la compétition, d’être logés.
gnera près de 16 000 euros. que : des appartements avec sa- les particuliers et la possibilité de soit pour loger leurs proches ou Le pouvoir d’achat « Il faut par ailleurs relativiser le
Propriétaire d’une péniche lon et cuisine, qui sont des sour- « redistribuer aux Franciliens l’ar- des amis au moment des JO. poids des locations saisonnières
amarrée sur un quai parisien, ces d’économies – et souvent de gent créé par les Jeux », plutôt que L’entreprise sponsorise aussi est en ce moment dans le choix des touristes : en
Noémie (son prénom a été modi- confort – pour des voyageurs qui son propre profit. des athlètes, comme la judoka 2022, un peu moins de 10 % d’entre
fié) avait déjà caressé l’idée de resteront plusieurs nuits, ou qui « Les JO se déroulent pendant Clarisse Agbégnénou, logée dans
un vrai sujet, donc eux seulement ont opté pour un
proposer sur une plate-forme de viennent en groupe. une période où les Parisiens par- des appartements Airbnb lors- il y a une convergence meublé touristique, alors que 53 %
type Airbnb son logement atypi- tent habituellement en vacances. qu’elle le souhaite, dans le cadre sont descendus à l’hôtel, les
que – 250 mètres carrés avec une « Augmentation des loyers » Le pouvoir d’achat est en ce mo- de ses déplacements. Elle n’hésite d’intérêts » autres se rendant chez des amis
terrasse de 180 mètres carrés – La demande pour ce type d’héber- ment un vrai sujet, donc il y a une pas à prendre la parole pour dé- Emmanuel Marill ou des connaissances, poursuit
sans oser se lancer. « Les enfants gements devrait fortement aug- convergence d’intérêts », affirme fendre le modèle : « Ce mode d’hé- directeur d’Airbnb Europe Christophe Decloux. A Londres,
n’avaient pas envie que leurs menter. C’est d’ailleurs ce qui Emmanuel Marill, directeur d’Air- bergement me permet de me sentir lors des JO de 2012, les prix avaient
chambres soient occupées par des s’était passé à Rio lors des Jeux de bnb Europe. Lui espère surtout davantage chez moi que dans un d’abord été très élevés et le taux
inconnus, explique-t-elle. La ba- l’été 2016. Pendant cette période, que cette période sera l’occasion hôtel, de cuisiner, de faire venir ­ irbnb est un facteur d’augmenta-
A d’occupation assez faible, puis le
lance emmerdements-bénéfices le nombre de réservations avait de « convertir » des propriétaires mes parents pour garder ma fille tion du prix des loyers et d’aggra- yield management avait fait
n’était pas favorable. » bondi (+ 1 200 % par rapport à jusque-là réticents au concept, Athéna », explique-t-elle. vation de la pénurie de logements baisser les tarifs, et remonter la
La perspective d’un revenu fi- 2015, à la même période), tandis notamment autour du Stade de L’alliance entre Airbnb et le Co- sur le marché locatif », expliquait demande. »
nancier exceptionnel à l’occasion que le nombre de biens disponi- France, en Seine-Saint-Denis, ou mité international olympique la maire de Paris, Anne Hidalgo
des Jeux olympiques lui a fait bles sur la plate-forme avait été dans les alentours de Versailles, (CIO), qui court jusqu’en 2028, a dans sa lettre. L’Union des métiers « échange de maisons »
sauter le pas. « Nous avons besoin multiplié par sept. Le soufflé était des territoires où Airbnb est rela- fortement déplu à l’actuelle majo- et des industries de l’hôtellerie En revanche, sur le créneau du
de réunir une somme d’argent redescendu brutalement après les tivement peu présent. rité de la Ville de Paris. Lorsqu’elle s’était aussi indignée de ce choix, luxe, les meublés haut de gamme
pour mener à bien un projet, et les JO, selon des données fournies En outre, Airbnb va aussi dyna- l’a découverte, en novembre 2019, qu’elle considérait comme « irres- seront, à coup sûr, les bienvenus.
rumeurs nous laissent espérer un par le cabinet AirDNA. miser le marché grâce à l’émis- la maire socialiste, Anne Hidalgo, pectueux » pour les profession- Les délégations du CIO, du Co-
gain compris entre 40 000 et Si la période des Jeux sera une sion de coupons, pour un total de a aussitôt écrit au président du nels du secteur. mité d’organisation et les équi-
60 000 euros, parce que c’est un aubaine pour certains Franci- 28 millions d’euros, à destination CIO, Thomas Bach, pour l’« alerter Trois ans et demi plus tard, la li- pes internationales sont en train
bien hyper rare. Mais ce sera juste liens, elle sera surtout extrême- des athlètes, dans le cadre de son sur les risques et les conséquen- gne de la Ville de Paris n’a pas de réserver des hôtels 4 et 5 étoi-
une fois, c’est vraiment l’occasion ment rentable pour Airbnb, qui se statut de partenaire officiel des ces » d’un tel sponsoring. changé. « Il n’est pas question d’as- les à tour de bras. « Sur les
des JO », poursuit Noémie. Si de rémunère en prélevant un pour- Jeux. Concrètement, les athlètes « En soustrayant à Paris un nom- souplir les règles le temps des Jeux. 64 000 chambres disponibles
fortes hausses de prix sont à at- centage sur chaque location. vont bénéficier de bons de bre important de logements, Par exemple, on ne veut pas que les dans cette catégorie-là en Ile-de-
locataires du parc social puissent France, 42 000 ont déjà été réser-
sous-louer leur appartement, ce se- vées à la mi-mars par le biais des
rait ouvrir la boîte de Pandore », délégations internationales, pré-
Une aubaine pour les conciergeries prévient Ian Brossat, l’adjoint
communiste au logement. La
cise Christophe Decloux. Il pour-
rait donc y avoir une tension. »
Ville lutte contre la transforma- Concurrent, à toute petite
Sur la page Facebook « Mums in the 6 », sent avoir été contactées, ces derniers raient », déclare son directeur général, Ra- tion de logements en meublés de échelle, d’Airbnb, le site d’échan-
où s’échangent « conseils et bons plans » mois, par de nouveaux propriétaires dési- phaël Oren, qui se dit « assuré d’avoir un tourisme à l’année, afin de limiter ges d’appartements entre parti-
entre « mamans » du 6e arrondissement de reux de louer leur logement. très bon taux de remplissage ». la spéculation immobilière et de culiers HomeExchange espère
Paris, cette annonce vient d’être postée : La conciergerie WeHost, qui met les ap- Son concurrent Welkeys, en revanche, préserver le cadre de vie des Pari- aussi tirer profit de cette période
« Mon mari se propose de gérer vos apparte- partements de ses clients en ligne unique- « conseille d’ouvrir dès maintenant les réser- siens. Elle autorise, en revanche, pour convertir de nouveaux usa-
ments pour une location sur la période des ment sur la plate-forme Airbnb, teste ac- vations pour bénéficier des tarifs les plus im- la location de sa résidence princi- gers. Le nombre de logements
JO 2024. » Un lien renvoie vers une nou- tuellement le marché. « Nous conseillons portants, avance Florian Bessou, directeur pale cent vingt jours par an. disponibles a déjà bondi.
velle conciergerie, créée pour l’occasion. ceux qui veulent commencer à ouvrir leur commercial. Notre travail est de faire varier S’ils seront sans doute nom- « Nous sommes convaincus que
Car, au-delà d’Airbnb et des « héber- calendrier d’afficher un tarif 300 % ou les tarifs selon la demande, donc si elle est breux à se laisser tenter, les Pari- l’échange de maisons sera une so-
geurs » proposant leur appartement sur 400 % au-dessus du prix de base pour le mo- moins forte que prévu, on pourra être siens ne doivent toutefois pas être lution d’hébergement optimale
une plate-forme, les Jeux olympiques (JO) ment, mais on affinera au cours du prin- amené à baisser les prix ». trop gourmands. Certes, 15,1 mil- pour les personnes désireuses de se
et paralympiques à Paris profiteront à temps, pour le moment tout le monde est un L’autre grand défi des conciergeries sera lions de visiteurs sont attendus rendre à l’événement, notamment
tout l’écosystème qui s’est développé peu dans le flou », reconnaît Romain Bellet, logistique. « Nous allons avoir un problème pour les JO, selon une « estimation grâce aux avantages économiques
autour de ce nouveau mode de tourisme fondateur de WeHost. de prestataires de ménage, alors qu’il n’est haute » de l’Office du tourisme de qu’elle offre », indique Charles-
chez l’habitant. Et en premier lieu, aux déjà pas évident de recruter aujourd’hui, et Paris, plus vraisemblablement Edouard Girard, le dirigeant d’Ho-
conciergeries, ces intermédiaires char- « Assuré d’un bon taux de remplissage » aussi de stock de linge, qu’il faudra gonfler », « 12 millions à 13 millions », selon meExchange. Pour les Parisiens,
gées de créer l’annonce, de sélectionner Les stratégies diffèrent selon les acteurs : souligne Romain Bellet, qui travaille actuel- Christophe Decloux, directeur gé- voilà une autre manière de fuir la
les voyageurs, de gérer l’accueil et le dé- la conciergerie GuestReady, orientée haut lement avec huit sociétés de ménage à Pa- néral du Comité régional du tou- capitale pendant ces semaines
part des hôtes, le service de ménage, de de gamme, « ne veut pas prendre le risque ris. WeHost espère multiplier son chiffre risme Paris Ile-de-France. qui s’annoncent intenses. p
louer le linge à un prestataire, contre une de réserver tous les logements dès d’affaires par quatre en 2024, grâce aux JO. p Mais, parmi cette foule, plus de Véronique Chocron
commission de quelque 20 %. Toutes di- aujourd’hui, au cas où les prix augmente- V. C. neuf visiteurs sur dix devraient et Jessica Gourdon
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14 | Économie & Entreprise Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023

J e u x o ly m p i q u e s
Hermès ouvre des maroquineries
A Bobigny, les nombreux mais peine à fournir ses clients
chantiers liés aux Jeux
La demande en articles de cuir du groupe de luxe augmente tous les ans
profitent peu aux jeunes
en quête d’un travail
A
xel Dumas a inauguré
une nouvelle maroqui-
Les emplois promis par l’évènement sportif nerie Hermès, ce 7 avril,
à Louviers (Eure), près
ou le Grand Paris Express peinent de Rouen. Le gérant du groupe de
à se concrétiser en Seine-Saint-Denis luxe s’est félicité de l’ouverture de
ce 21e atelier français consacré à la
fabrication d’articles en cuir et de
selles d’équitation. « Il y a huit ans,
pagnac (Charente), pour 2025, et à
Loupes (Gironde), pour 2026.
Mais, de l’aveu de ses dirigeants,
Hermès ne parviendra pas à résor-
ber ses ruptures de stock de sacs en
magasin de sitôt. Car, malgré des
prix stratosphériques – comptez
6 500 euros pour un sac Constance
à bandoulière –, la demande reste
keting de la rareté » propre à faire
La marque saliver ses clients. A en croire M. de
se défend Seynes, ces problèmes de stocks
seraient surtout le prix à payer
de piloter pour une fabrication artisanale.
un « marketing Point de sous-traitance pour la
maroquinerie. Ni de mécanisa-
de la rareté » tion à outrance. A la main, cha-
que artisan coud, de bout en

E lles et ils ont une vingtaine

d’années. Au cœur des ci-
tés de l’Etoile et Salvador-
Allende de Bobigny – un enchevê-
trement de rails, de routes et de
tours HLM –, ces jeunes femmes
et jeunes hommes sont aux pre-
mières loges des plus gros chan-
tiers du moment en Ile-de-
France : ceux liés à l’accueil des
Jeux olympiques et paralympi-
ques (JOP) de 2024 et ceux géné-
rés par le Grand Paris Express, ré-
seau de transport public qui doit
être livré à l’horizon 2030.
Cette proximité n’est toutefois
pas synonyme d’horizon profes-
sionnel qui se dégage. Dans ce dé-
partement, où le taux de chô-
mage des moins de 25 ans avoisi-
nait 31 % en 2019, on leur répète
que ces chantiers sont autant
d’opportunités de rejoindre des
secteurs en tension, tels le BTP, la
sécurité, l’hôtellerie, la restaura-
tion ou les transports. Mais ces
promesses se heurtent souvent
aux réalités du terrain : envies et
bagages des jeunes, temps long
des formations, expériences né-
cessaires pour satisfaire aux exi-
gences des entreprises, mobilité
réduite des personnes…
Alors que le compteur installé
devant le siège du département
indique que les JO auront lieu
dans moins de cinq cents jours, la
greffe a du mal à prendre. « On
parle moins des Jeux que de la Li-
gue des champions » de football,
dit Kamel Bouajila, qui anime le
local des Compagnons bâtisseurs,
au rez-de-chaussée d’une tour de
la cité Salvador-Allende.
Cette association nationale aide
des familles précaires à rénover
leurs logements et les forme aux
bases du BTP. Ici se croisent des
personnes âgées dispensant un
savoir-faire, des jeunes remobili-
sés par le biais des chantiers péda-
gogiques, des animateurs de di-
vers dispositifs tel le plan régional
d’insertion de la jeunesse (PRIJ),
mis en place par la région et vi-
sant les « invisibles », ceux qui
échappent à l’école, à Pôle emploi
ou aux missions locales.
« Un pas après l’autre »
« J’aimerais y aller, moi, aux Jeux »,
déclare Mohamed Diawara,
20 ans, qui se verrait bien assister
à une épreuve de natation. Cela
paraît loin au jeune homme. Avec
l’appui du PRIJ, il est en train de re-
définir un projet, après un bac
professionnel électricité obtenu
en 2022. Eli Timaitre, référent PRIJ
dans le quartier, a épluché avec lui
la liste des métiers mis en avant
par le Grand Paris Express. Moha-
med Diawara a identifié celui de
« dessinateur projeteur », qui éla-
bore « les plans techniques, par
exemple, pour les équipements
électriques d’un bâtiment ». Reste
à trouver une formation et aller au
bout du projet.
« Après le bac, s’il est obtenu,
beaucoup de jeunes prennent une
grande claque lorsqu’ils compren-
nent que cela ne va pas suffire.
Commence alors une période ha-
chée, faite de petits jobs de quel-
ques semaines, d’intérim, de bouts
de formation sans direction claire,
observe Kamel Bouajila. Avec ces
chantiers JO sous le nez, je leur con-
seille d’y aller en force pour de-
mander du travail ! Mais le culot,
ça s’apprend aussi. »
Daïna Ben Mahmoud, 24 ans,
est du genre à oser. « Je fête le 1 an
de ma reconversion dans le BTP »,
annonce-t-elle fièrement. Elle a
« Avec ces chantiers
sous le nez, je leur
conseille d’y aller en
force pour demander
du travail ! Mais le
culot, ça s’apprend »
Kamel Bouajila
animateur du local
des Compagnons bâtisseurs,
à Bobigny
commencé par un lycée profes-
sionnel en hôtellerie-restaura-
tion, à Dugny (Seine-Saint-Denis),
arrêté en raison d’une grossesse.
Accompagnée par le PRIJ, elle est
revenue vers l’emploi, un chan-
tier pédagogique ayant servi de
révélateur.
Un an plus tard, six stages sur
des chantiers et une formation au
compteur, son objectif est de
trouver un employeur et, à long
terme, pourquoi pas, de monter
sa structure. Son curriculum vi-
tae circule, mais elle ne reçoit pas
de proposition.
« Les entreprises ne l’imaginent
pas sur du gros œuvre ni sur des tâ-
ches plus complexes nécessitant
une certification », observe Eli Ti-
maitre. Alors qu’on discute, il re-
çoit un appel : une entreprise que
Daïna avait croisée en formation
lui propose une immersion de
trois semaines sur des travaux de
voirie, en lien avec le Grand Paris.
Sa joie est immense. « Un pas
après l’autre », dit-elle.
Réunis pour une discussion sur
Zoom, cinq animateurs du PRIJ té-
moignent de leur expérience en
Seine-Saint-Denis. « Au départ, on
suit en majorité des jeunes qui ne
savent pas quoi faire, qui n’ont pas
d’objectif. Il faut tout reprendre à
zéro, c’est long », résume Medhi
Lachenani.
Le cas de Boubou Camara,
20 ans, en atteste. Il avait arrêté
ses études en 2021, après un pas-
sage en lycée professionnel
de jardinerie – « c’est là qu’il res-
tait de la place ». Eli Timaitre l’a
poussé, un an plus tard, à se rap-
procher de la mission locale, où il
a signé un « contrat d’engage-
ment jeune » lui assurant une al-
location mensuelle.
« J’ai participé en parallèle à deux
chantiers pédagogiques, ça m’a
boosté », explique Boubou, qui, il
y a quelques semaines, a rejoint
une formation courte aux mé-
tiers de l’aéroportuaire. Il s’est po-
sitionné pour devenir agent de
sûreté et attend que le Conseil na-
tional des activités privées de sé-
curité ait étudié son dossier. « Si je
suis pris, j’aurai un mois de forma-
tion et je serai en poste. Plus tard, je
pourrai monter en grade, devenir
chef d’équipe », détaille-t-il.
Boubou Camara est l’un des ra-
res jeunes suivis par le PRIJ attirés
par la sécurité, secteur qui man-
que de main-d’œuvre à l’aube des
JOP. La préfecture de la région a,
pour cette raison, demandé au
PRIJ d’orienter un maximum de
jeunes sur cette voie. Pour les
éducateurs, la mission s’avère
quasi impossible : l’image de ce
métier, jugé trop proche de la po-
lice, les prérequis (casier judi-
ciaire vierge) et la lenteur du re-
crutement, du fait de multiples
vérifications, dissuadent beau-
coup de jeunes. p
Iris Derœux
ici, c’était la désolation », a rappelé
François-Xavier Priollaud, le maire
(MoDem) de la ville. La maroqui-
nerie occupe un site construit
très élevée dans ses trois cents ma-
gasins. Depuis plusieurs années,
les volumes de ventes d’articles en
cuir croissent de 7 % par an envi-
Saint-Honoré, qui fait face aux
magasins Cartier et Chanel, le dé-
montre. Un vendeur explique la
bout, un sac à main. Près de
seize heures de travail sont né-
cessaires à la fabrication d’un
Kelly, modèle de 22 centimètres.
en 1957 par Philips pour la fabrica- ron. En 2022, ses ventes de maro- marche à suivre. « D’abord, obtenir Impossible d’accélérer la cadence
tion de disques vinyles puis de CD. quinerie, dont les sacs, ont pro- un rendez-vous en ligne », depuis dans les vingt et une maroqui­-
La fermeture de l’usine, au milieu gressé de 16 % en valeur, en tenant son smartphone, puis se présenter neries, qui emploient 4 700 arti-
des années 2010, avait entraîné la compte des hausses de prix. Elles le jour J pour découvrir les quel- sans. « Nous ne dérogerons pas à
suppression de 700 emplois. ont atteint 4,9 milliards d’euros, ques modèles disponibles. Mieux ce principe de fabrication artisa-
Hermès, qui a racheté 5 des près de la moitié de son activité. vaut alors se décider sur-le-champ, nale », assure M. de Seynes.
12 hectares de cette friche indus- explique en substance le vendeur, A ceux qui s’en agacent, la direc-
trielle située en pleine ville, a in- Fabrication artisanale sans cacher son embarras. tion d’Hermès suggère de reporter
vesti dans la construction de ce Et rien ne laisse prévoir une accal- La méthode permettrait aussi leur choix sur d’autres familles de
bâtiment de 6 200 mètres carrés mie au sein du groupe, dont les d’écarter les spéculateurs, ceux produits, dont les foulards en soie
« sans avoir recours à des subven- ventes ont crû de 23 % en 2022. Car, qui achètent un modèle pour le re- ou les produits de beauté, toujours
tions », a salué Hervé Morin, prési- après une envolée du chiffre d’af- vendre plus cher immédiatement. disponibles en magasin. La mar-
dent (Les Centristes) de la région faires auprès des Américains, cette Aux côtés des voitures Ferrari, des que, qui vend des rouges à lèvres
Normandie, lors de la cérémonie année-là, grâce à un dollar fort, le bouteilles du domaine de la Ro- depuis 2020, des vernis à ongles
d’inauguration. Pour l’heure, Her- retour à la normale du marché chi- manée-Conti et des montres Patek depuis 2021 et des fards depuis
mès y emploie 170 salariés. Au gré nois et la relance du tourisme asia- Philippe, les sacs Hermès font par- 2022, va étendre cette activité.
des formations dispensées dans le tique laissent présager un nou- tie des biens qui se revendent plus Son usine de parfums du Vau-
site normand de son Ecole des sa- veau rebond des ventes de sacs cher d’occasion au lendemain de dreuil (Eure) est en cours d’exten-
voir-faire, les effectifs vont croître, en 2023. A Paris, notamment, les leur achat, a expliqué Axel Dumas, sion pour augmenter ses capacités
jusqu’à 260 personnes à terme. ressortissants de pays asiatiques mi-février, lors de la présentation de production et mieux répondre
L’ouverture de cette maroquine- vont revenir dans les magasins. des résultats annuels du groupe. à des ventes en hausse de 15 %
rie ne sera pas suffisante pour en Pour l’heure, pour acheter l’un « Nous ne pouvons ignorer la en 2022. En outre, elle devrait pro-
finir rapidement avec les problè- de ses modèles-phares, un Kelly, frustration de nos clients », admet chainement accueillir un labora-
mes d’approvisionnement d’Her- un Birkin ou un Constance, il faut, Guillaume de Seynes, directeur toire de recherche, pour mettre au
mès. Le groupe met, pourtant, les outre un portefeuille bien garni, général pôle amont et participa- point une première ligne de soins,
bouchées doubles pour augmen- s’armer de patience. Se rendre tions du groupe. La marque se dé- en plus des lignes de maquillage. p
ter ses capacités. Au cours des trois dans le magasin du faubourg fend toutefois de piloter un « mar- Juliette Garnier
dernières années, il a ouvert dix
maroquineries. En 2022, 192 mil-
lions d’euros y ont été consacrés.
Deux autres inaugurations sont
prévues ce printemps, à Tournes
(Ardennes), en mai, et à Saint-Ju-
nien (Haute-Vienne), en juin.
Trois autres sont en chantier, à
Riom (Puy-de-Dôme), pour une
ouverture en 2024, à L’Isle-d’Es­-
Con jon ct u re
Aux Etats-Unis, le marché
de l’emploi résiste
L’économie américaine a créé,
en mars, moins d’emplois
qu’en février, mais le taux de
chômage a reculé, a annoncé,
vendredi 7 avril, le départe-
ment du travail. Deux cent
trente-six mille emplois ont
été créés – soit moins qu’at-
tendu –, contre trois cent
onze mille en février. Le taux
de chômage a, lui, baissé légè-
rement, à 3,5 %, contre 3,6 %
un mois plus tôt. – (AFP.)
A ér on au ti qu e
Important contrat
d’Airbus en Chine
Airbus Helicopters a signé
un important contrat de
50 exemplaires de son nou-
vel hélicoptère multimissions
H160 avec le loueur chinois
GDAT, a annoncé, vendredi
7 avril, le groupe européen.
Conclu en pleine visite d’Etat
du président français, Emma-
nuel Macron, en Chine, ce
contrat, dont le montant n’a
pas été dévoilé, est le plus im-
portant depuis le lancement
de cet appareil, en 2015, sur le
marché civil, où, jusqu’ici,
une centaine d’exemplaires
ont été écoulés. – (AFP.)
Auto mob il e
Tesla procède
à de nouveaux rabais
Pour la troisième fois,
Tesla réduit les prix de ses
­véhicules électriques aux
Etats-Unis. Les baisses sont
­comprises entre 2 000 et
5 000 dollars (entre 1 833 et
4 582 euros), selon les modè-
les, d’après les chiffres pu-
bliés, vendredi 7 avril, sur le
site Internet du constructeur
américain. – (AP.)
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Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Étretat (Seine-Maritime) -
envoyée spéciale
D’
un geste
mécanique,
Shaï Mallet
ramasse le
sachet de
chips qui
traîne sur le sentier panoramique
en direction de l’Aiguille creuse, au
sommet de la falaise aval d’Etretat,
en Seine-Maritime. Ce chemin, la
coprésidente de l’association
d’habitants Etretat Demain le con-
naît par cœur. Mais c’est la pre-
mière fois qu’elle l’arpente dans sa
nouvelle configuration : alors que
commence la haute saison touris-
tique, une clôture vient d’être ins-
tallée par la municipalité.
Sur ce site majestueux, ces pi-
quets en métal reliés par des fils
de fer ne sont pas du plus bel effet.
Mais ils étaient devenus nécessai-
res pour éviter les piétinements
invasifs des visiteurs, qui ont fait
disparaître l’herbe aux alentours.
L’enjeu est aussi d’éviter les acci-
dents de foule ou les séances de
« selfies » qui tournent au drame.
En 2022, trois touristes sont
morts en chutant accidentelle-
ment de la falaise. Du jamais-vu.
Un petit aménagement de plus
pour faire face à la vague hu-
maine qui déferle sur ce village
normand de 1 200 habitants. Une
vague devenue, selon tous les in-
terlocuteurs interrogés, de plus
en plus forte, pour différentes rai-
sons : succès de la série Lupin
(2021), produite par Netflix, avec
l’acteur Omar Sy, tournée en par-
tie à Etretat ; multiplication des
photos des falaises sur le réseau
social Instagram ; renouveau du
tourisme local post-pandémie de
Covid-19… Le nombre de visiteurs
est estimé à 1,5 million en 2022.
« Il y a Du monde partout »
Les jours « pleins », ce sont plus de
10 000 personnes qui arpentent
ce site et ce village enclavé, qui fut
le lieu de villégiature du roman-
cier Maurice Leblanc (1864-1941)
ou du compositeur Jacques Offen-
bach (1819-1880). « Avant le Covid,
on sentait la surfréquentation cinq
week-ends par an. Le reste du
temps, ça allait. Depuis, ce pro-
blème est devenu continu, du prin-
temps à la fin de l’été », commente
Philippe Julien-Laferrière, vice-
président de l’Asssociation des
amis d’Etretat, qui se partage entre
la Normandie et Paris. Face à cette
situation, ce site de 4 kilomètres
carrés est au bord de la rupture.
D’un côté, les riverains sont ex-
cédés – d’ailleurs, le village perd
chroniquement ses habitants. De
l’autre, les visiteurs multiplient
les mauvaises expériences. Les
jours d’affluence, la liste des
griefs est longue : les sentiers sur
lesquels les marcheurs, à la queue
leu leu, peinent à se croiser ; les fi-
les d’attente d’une demi-heure à
la boulangerie ; les hélicoptères
de secours, très bruyants, qui
viennent en aide aux vacanciers
piégés par la marée montante
dans le Trou à l’homme, une
grotte près de la plage très photo-
graphiée sur Instagram ; les pou-
belles qui débordent…
Des promeneurs sur les falaises d’Etretat (Seine-Maritime), le 20 avril 2019. Alexandra BREZNAY/REA
PLEIN CADRE
Etretat suffoque, rongé
par le surtourisme
Si le village normand a toujours vu sa fréquentation augmenter
de Pâques à la fin de l’été, c’est à des vagues quotidiennes de milliers
de visiteurs qu’il fait face depuis la fin de la crise due au Covid-19
« Du coup, les gens laissent leurs
déchets à côté. Les oiseaux s’en
saisissent, les dispersent… C’est
comme ça qu’un goéland a lâché
une couche sale dans le jardin
d’une voisine », raconte Shaï Mal-
let. Les week-ends de printemps,
il n’est pas rare que des vacan-
ciers en quête d’un banc pour
avaler leur jambon-beurre pous-
sent carrément le portail de sa
maison, pour s’installer dans son
jardin. Elle a dû se résoudre à ca-
cher la poignée. « Il y a tellement
de monde partout, alors les gens
font n’importe quoi », soupire
cette juriste de 29 ans, qui réside
depuis la pandémie dans le vil-
lage de ses racines familiales.
On pourrait continuer ainsi
avec le problème du stationne-
ment, devenu le sujet de crispa-
tion numéro un, avec la multipli-
cation des voitures garées n’im-
porte où – le long de la départe-
mentale, dans les jardins privés…
–, le non-respect des barrières
censées limiter la circulation
dans le centre-ville. « Certains
jours, je sais qu’après 10 heures du
matin, ce sera impossible de sortir
la voiture de chez moi », témoigne
Philippe Julien-Laferrière.
La mairie
veut ménager la
chèvre et le chou,
entre nécessité
de maintenir
l’activité
et impératif
de régulation
Lise Buray, qui a longtemps tra-
vaillé comme serveuse à Etretat, et
qui y est aujourd’hui vendeuse
dans une boutique de souvenirs,
se désole surtout de « l’agressi-
vité » de certains touristes les jours
de haute fréquentation. « Quelque
part, on les comprend. Les gens
mettent trois quarts d’heure à se
garer, ils font la queue sur la falaise,
ils patientent une heure et demie
pour avoir leur pizza. A la fin, ils
nous disent : ce village est détesta-
ble », soupire la jeune femme.
Cette surfréquentation touristi-
que amène un autre problème : la
disparition d’un nombre crois-
sant de galets sur la plage, empor-
tés en souvenir par milliers. Or,
ils constituent une « barrière na-
turelle » contre l’effet des vagues
et l’érosion, explique Stéphane
Costa, géographe, coprésident
du GIEC Normand, qui a travaillé
sur l’impact du changement cli-
matique à Etretat. Il raconte que
l’élévation du niveau de la mer
aura, sur ce site, de multiples con-
séquences : rétrécissement puis
disparition de la plage, éboule-
ments plus fréquents des falaises
sous l’effet d’une houle plus forte,
accroissement des inondations
par la mer dans le village…
Tous ces éléments font que,
en 2023, Etretat a intégré la Fo-
dor’s No List, une sélection établie
par cet éditeur de guides touristi-
ques américain indiquant les en-
droits où les visiteurs ne de-
vraient plus aller. Cette destina-
tion a « impérativement besoin
d’une pause », indique Fodor, qui
recense d’autres endroits « mena-
cés », car trop fréquentés ou trop
fragiles. Parmi eux, le lac Tahoe
(Etats-Unis), certaines plages de
Économie & Entreprise | 15
Thaïlande, mais aussi les Cor-
nouailles (Royaume-Unis), Venise
(Italie), Dubrovnik (Croatie)…
Bien consciente du problème, la
petite mairie d’Etretat tente de-
puis plusieurs années d’agir pour
limiter les dégâts, mais peine à
avancer. « Les élus locaux man-
quent d’outils et de moyens pour
agir sur le sujet de l’hyperfréquen-
tation touristique », regrette Agnès
Canayer, sénatrice (Les Républi-
cains) de Seine-Maritime, qui avait
porté, en 2019, une proposition de
loi pour donner des leviers supplé-
mentaires aux maires de ce type
de communes – le texte, voté au
Sénat, n’a pas eu de suites.
« Limiter les flux »
La mairie d’Etretat souhaite aussi
ménager la chèvre et le chou, entre
la nécessité de maintenir le tou-
risme, qui fait vivre économique-
ment ce territoire, et l’impératif de
régulation, pour les riverains
comme pour les visiteurs. « La
mairie est dépassée. Elle n’arrive
pas à mettre en œuvre des trucs
simples, comme des bornes esca-
motables pour réguler l’accès en
voiture au centre-ville. Aujourd’hui,
il y a des barrières, mais n’importe
qui peut les bouger », regrette Shaï
Mallet, qui travaille avec la munici-
palité pour développer une nou-
velle signalétique pour limiter les
comportements incivils.
La situation pourrait néanmoins
changer dans les années qui vien-
nent. Dans le cadre de la candida-
ture du site au label Grands Si-
tes de France (mis en place par
l’Etat pour protéger certains des
lieux patrimoniaux), une étape a
été franchie au 1er janvier 2023 : un
syndicat mixte rassemblant Etre-
D’un côté,
les riverains
sont excédés.
De l’autre,
les visiteurs
multiplient
les mauvaises
expériences
tat et les communes des alentours
a été créé, doté d’un budget et de
capacités exécutives, afin de pou-
voir agir – notamment sur le sujet
épineux du stationnement.
L’aménagement de la falaise
amont (celle depuis laquelle on
voit l’Aiguille creuse) est aussi au
cœur de cette démarche « Grand
Site ». Le projet, entre les mains du
Conservatoire du littoral, proprié-
taire de cette partie d’Etretat, a été
conçu par Alain Freytet, lauréat
en 2022 du Grand Prix national du
paysage. La première étape a été de
supprimer le parking goudronné
en haut de la falaise, pour des rai-
sons esthétiques, mais aussi pour
éviter « d’avoir des gens qui s’arrê-
tent quinze minutes pour la photo
et repartent, et limiter ainsi les
flux », explique Régis Leymarie,
délégué adjoint pour la Norman-
die du Conservatoire du littoral.
Désormais, il faut « mériter »
(comprenez : grimper les marches)
cette falaise, car le parking est situé
beaucoup plus loin. Sur cet espace,
le projet prévoit aussi de redéfinir
les sentiers, et de le « renaturer » :
exit les lunettes de vue, les bancs,
les lampadaires… Un simple mu-
ret de pierre permettra de s’asseoir
autour de la chapelle si photogéni-
que, rachetée in extremis, en 2015,
par le Conservatoire à son proprié-
taire, qui souhaitait la vendre à un
investisseur chinois. « Notre enjeu,
c’est aussi que cette hyperfréquen-
tation se diffuse mieux sur l’ensem-
ble du territoire », explique Flo-
rence Thibaudeau-Rainot, prési-
dente du nouveau syndicat mixte
et par ailleurs adjointe au maire
du Havre.
« Répartir les venues »
A la mairie d’Etretat, on étudie
l’instauration d’une réservation
en ligne avec jauge pour accéder
aux falaises, à la manière de ce
qui a été mis en place dans deux
calanques marseillaises en 2022.
« Cela pourrait être une solu-
tion », estime Estelle Serafin, ad-
jointe au maire d’Eteretat. Mais
cela ne fait pas consensus.
« Avant d’arriver à une telle me-
sure, on doit essayer d’autres
moyens », explique Jean-Baptiste
Gastinne, vice-président de la
communauté urbaine du Havre,
dont fait partie Etretat depuis
2019, et directeur de l’office de
tourisme qui couvre ce secteur.
Pas question, pour lui, d’entrer
dans une stratégie de démarke-
ting – c’est-à-dire renoncer, par
exemple, aux campagnes de pro-
motion –, les enjeux sont trop im-
portants, en particulier pour
Le Havre, qui se positionne
comme destination touristique
et inclut Etretat dans son offre.
« On veut continuer à attirer les vi-
siteurs, mais mieux réguler leur ve-
nue, et mieux les répartir tout au
long de l’année », insiste-t-il.
Le territoire joue aussi, discrète-
ment, une autre carte. A deux ki-
lomètres d’Etretat, un hôtel cinq
étoiles d’une soixantaine de
chambres et suites, avec restau-
rant gastronomique, spa, et es-
pace événementiel, devrait voir le
jour, dans un domaine privé du
XVIIIe siècle, le château de Fré-
fossé. Ce type de clientèle « amène
des retombées économiques plus
conséquentes que le tourisme de
masse, avec un impact environne-
mental réduit par euro dépensé »,
explique le document de présen-
tation de ce projet, soutenu par la
communauté urbaine. Tourisme
de luxe versus tourisme de
masse : la bataille est ouverte. p
Jessica Gourdon
16 | Carnet 0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023

Françoise Nyssen, Sa famille, Mme Lya Wartski,

sa complice, Ses proches, son épouse, Prix de thèse
Anne-Sylvie, Laurent, Anne-Laure, Sonia, Myriam, Yonel,
Pauline, et Antoine (en pensées), ses enfants Prix Pierre Bouvier
ont la tristesse d’annoncer le décès
en vente Le Carnet ses enfants,
de
et leurs conjoints, pour la Socio-Anthropologie.
Julie et Sae-Hoon, Renée,
actuellement ses beaux-enfants, sa sœur L’association Socio-anthropologie
Nous informons nos lecteurs Ses quatorze petits-enfants, Yves LETOURNEUR, et son beau-frère, Jonathan, en perspective et la revue Socio-
K En kiosque et nos annonceurs de
ont l’immense tristesse de faire part
professeur de philosophie
au lycée Lakanal,
Charlotte, Fanny, Alice, Elisabeth,
Caroline, Clara, Albert-Antoine,
Anthropologie décernent un prix
destiné à distinguer une thèse
la non parution de notre journal du décès de rédacteur de la revue Albanie ses petits-enfants, soutenue en 2021 ou 2022 qui
le lundi 10 avril 2023. (AAFA), Samuel, Elsa,
ses arrière-petits-enfants, apporte une contribution à cette
Jean-Paul CAPITANI,
HORS-SÉRIE

Le service du Carnet est fermé coordinateur des jurys littéraires approche en sciences sociales.
du prix Fetkann-Maryse Condé, ont l’immense tristesse de faire part Le montant du prix est fixé à 1500 €.
exceptionnellement ce samedi survenu le 4 avril 2023, à Arles, à l’âge
de soixante-dix-huit ans. du décès de
8 avril mais une permanence survenu le 2 avril 2023. Les candidatures doivent être reçues
sera assurée le lundi 10 avril, Une cérémonie civile se tiendra M. Louis WARTSKI, avant le 26 juin 2023.
de 9 heures à 13 heures, à Arles, le mardi 11 avril, à 14 h 30, en Un hommage lui sera rendu physicien, ingénieur Supélec,
RAMSÈS
& L’OR DES PHARAONS
pour notre édition du Monde la chapelle Saint-Martin du Méjan.
Tenue joyeuse exigée.
lors d’une cérémonie civile au
funérarium de Longjumeau, 30, rue
ingénieur de recherche au CNRS, Pour information concernant
toutes les modalités, consulter
datée 12 avril 2023 survenu le 6 avril 2023, à son domicile, https://journals.openedition.org/
ÉDITION SPÉCIALE POUR L’EXPOSITION ÉVÈNEMENT
du Docteur Roux (Essonne), le mardi à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
————— Pour célébrer le vivant et le projet socio-anthropologie/12929.
de vie de Jean-Paul, aux fleurs 11 avril, à 14 heures.
Hors-série Vous pouvez nous faire parvenir coupées, préférez des arbres fruitiers Les obsèques auront lieu le mardi
méditerranéens (en pot), afin de Témoignages possibles : 11 avril, à 15 heures, au cimetière Manifestation caritative
vos textes parisien de Bagneux, 45, avenue
créer un verger à l’école du Domaine yvesletourneurhommages@gmail.
du possible. Marx-Dormoy (Hauts-de Seine).
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr com
(en précisant impérativement votre numéro Ni fleurs ni couronnes.
Un concert hommage sera
de téléphone et votre éventuel numéro organisé ultérieurement, à Paris. Denis, Nicolas, Benoît et Grégoire,
d’abonné ou de membre de la SDL) ses fils, 51, rue Carvès,
Alain, 92120 Montrouge.
soit sur le site : Maja Hoffmann,
son époux,
https://carnet.lemonde.fr présidente du conseil
d’administration de la Fondation Maryvonne et Françoise, Anniversaire de décès
L’équipe du Carnet reviendra Vincent van Gogh Arles, ses sœurs,
Les membres Adrien, Clara, Hugo, Malo, Elio et Le 10 avril 1989,
vers vous dans les meilleurs délais Le Fonds de dotation
du conseil d’administration Pablo,
pour vous confirmer la parution. Claire LISLE Robert-Debré,
Et l’ensemble de l’équipe, ses petits-enfants, représenté par son président
Hors-série s’endormait dans l’espérance de la Guy-Bernard Brami,
carnet@mpublicite.fr rendent hommage à ont la grande tristesse de faire part Résurrection.
https://carnet.lemonde.fr Jean-Paul CAPITANI, du décès de vous invite à participer
100 GRILLES
Ayez une pensée ou une prière au 1er Trophée Caritatif Golf
décédé le 4 avril 2023. Monique MARCHETEAU, pour elle et pour ceux qu’elle aimait. Robert-Debré,
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 5
AU CARNET DU «MONDE» née LE SOLLEUZ, le mardi 18 avril 2023,
Ils s’associent à la peine de sa Souvenirs au golf « La Boulie »
famille à laquelle ils adressent leurs survenu dans la nuit du 2 avril 2023, du Racing Club de France,
Naissance pensées émues et présentent leurs à l’âge de soixante-dix-huit ans. Il y a vingt-cinq ans, le physicien rue du Pont Colbert, à Versailles.
sincères condoléances.
Solal, Une cérémonie à sa mémoire se Raimond CASTAING, Scramble à deux,
son grand frère, (Le Monde du 7 avril.) membre remise de prix et tirage au sort
tiendra au crématorium de Clamart
Sabine REMUZON de l’Académie des sciences, de nombreux lots.
(Hauts-de-Seine), le samedi 15 avril,
et Julien BENSIMHON, Guy, à 10 h 30.
ses parents, Marie-José, nous quittait. Inscriptions et renseignements :
Magazine N°5
sont très heureux d’annoncer la Michèle (†), https://www.fonds-dotation-robert-
Annick, Ni fleurs ni couronnes, mais les Nous pensons fort à lui. debre.fr/
naissance de
Marc, dons à l’Association France Parkinson contact@fonds-dotation-robert-
Evelyne sont les bienvenus. Ce 11 avril 2023 est le cinquantième debre.fr
Carmen, Et Didier, anniversaire du départ de
leurs conjoints, Famille Marcheteau,
le 4 avril 2023. leurs enfants et petits-enfants, 34, rue Pérignon Aron LANGBORT, Communication diverse
75015 Paris. ingénieur chimiste,
ont la très grande tristesse de faire
Décès part du décès de leur frère aîné, oncle
diplômé de L’École nationale
supérieure de chimie de Toulouse.
et grand-oncle, Bernard et Edina Payer,
Olivier, Jacques, Pascal et François,
Jean-Nöel et Ava Payer, Souvenez-vous.
Yves CHAMBERLAND, ses fils et leurs épouses,
ont la tristesse de faire part du décès ingénieur du son, Agnès, Claire, Emeric et Fabien,
de leur mère,
ses petits-enfants
Hommage
Hors-série survenu le 4 avril 2023,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Ainsi que ses frères et sœurs,
Paule BOUNIN,
0123 ÉDITION 2023 née CHÈNE, François COLCOMBET, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
H O R S - S É R I E

Yves Chamberland a fondé et dirigé ont l’immense tristesse de faire part président d’honneur de
LE BILAN
▶ GÉOPOLITIQUE

les studios Davout, de renommée du rappel à Dieu de la Convention pour la 6e République,

▶ ENVIRONNEMENT

Les bénévoles de SOS Amitié

▶ ÉCONOMIE

survenu dans sa quatre-vingt-dixième

DU MONDE année.
internationale. Pendant vingt-cinq ans, président
écoutent
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
il a enregistré toute la variété française Chantal PAYER, de l’association de 2003 à 2009,
par téléphone et/ou par internet
+ 1 5 PAG E S D E D É B ATS : BERTRAND BADIE, LAUREN ELKIN, SOROUR KASMAÏ,
MARIE MENDRAS, VALÉRIE NIQUET, MARC-ANTOINE PÉROUSE DE MONTCLOS...

et la grande majorité des musiques de née NOUVEL,

Les obsèques auront lieu en la
chapelle Notre-Dame-de-la-Confiance,
164, rue de Saussure, Paris 17e, le jeudi
13 avril 2023, à 15 heures.
In manus tuas, Domine,
commendo spiritum meum.*
Hors-série
*En tes mains, Seigneur,
je recommande mon âme.
Paris. Argiusta-Moriccio (Corse).
Les familles Castegnaro et Ettori
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Gérard CASTEGNARO,
survenu le 3 avril 2023, à Ajaccio,
Musée idéal la revue n° 5 à l’âge de soixante-seize ans.
films français.
La crémation aura lieu le mercredi
12 avril, à 11 h 30, au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, 71, rue
des Rondeaux, Paris 20e.
Ni fleurs ni couronnes.
chamberland.guy@wanadoo.fr
Michel Fliess,
son époux,
Isabelle et Jean-François Didier,
sa fille et son gendre,
Alexandre et Aurélien,
ses petits-fils,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Claude FLIESS,
née SOKOLOWSKY,
psychanalyste-psychothérapeute
le 2 avril 2023, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-un ans.
La cérémonie religieuse est célébrée
ce mardi 11 avril, à 10 h 30, en l’église
d’Amfreville-sur-Iton (Eure).
Léon Strauss,
Jean-Luc Marchal et Anne Mistler,
leurs enfants, petits-enfants et
arrière-petits-enfants,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Janine STRAUSS,
née MARCHAL,
survenu le 4 avril 2023, à Strasbourg,
à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
est décédé le 3 avril 2023. ceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
Paul Alliès et les membres de la C6R, des pensées suicidaires.
expriment ici leur reconnaissance et
saluent sa mémoire. Nous recherchons des écoutants
bénévoles
sur toute la France.
Dédicace L’écoute peut sauver des vies
Gil Ben Aych signera et enrichir la vôtre !
le troisième volume Choix des heures d’écoute,
formation assurée.
de « La Découverte de l’amour
et du passé simple » :
« Simon et Peggy », En IdF RDV sur
Éditions du Canoë, www.sosamitieidf.asso.fr
le 12 avril 2023, à 19 heures, En région RDV sur
à la librairie Delamain, www.sos-amitie.com
155, rue Saint-Honoré, Paris 1er.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann

Collection La cérémonie d’adieu aura lieu le

mardi 11 avril, à 10 heures, au
aimée et admirée,

survenu le 4 avril 2023.

Les obsèques auront lieu le mercredi
12 avril, à 14 h 30, au Centre funéraire
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
funérarium Picchetti, à Ajaccio, Strasbourg-Robertsau, 15, rue de l’Ill. Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
P R É S E N T E suivie de l’inhumation au cimetière La cérémonie religieuse aura lieu Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
du village. le mardi 11 avril, à 15 h 30, au Famille Strauss, Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
crématorium du cimetière du Père- 6, rue Daniel Hirtz, Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
ggcastegnaro@gmail.com Lachaise, Paris 20e. 67000 Strasbourg. Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président

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0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Auch - correspondant
T
out est faux, et pourtant tout
est vrai. Tout se mélange chez
d’Artagnan, la fiction et la réa-
lité. Tout se brouille, la légende
d’un héros flamboyant au vi-
sage conquérant et l’histoire
d’un serviteur du Roi-Soleil aux traits mal
connus. Tout s’emmêle, faux exploits et
vraies hardiesses, au point que nombreux
sont ceux, y compris en France, qui pensent
encore aujourd’hui que ce personnage est
pure invention. Le mousquetaire gascon a
pourtant bel et bien existé, tout comme ses
compagnons, les Béarnais Athos, Porthos et
Aramis. Et sa vie réelle peut rivaliser avec
celle du fougueux bretteur magnifié par la
verve romanesque d’Alexandre Dumas – et
par le travail de l’ombre de son collaborateur
Auguste Maquet. On y retrouve de l’action,
du mystère, du caractère, de l’héroïsme. Mais
aussi quelques zones d’ombre…
D’Artagnan. Trois siècles et demi après sa
disparition, son nom stimule toujours autant
l’imaginaire des enfants et nourrit les fantas-
mes des adultes, pour qui il demeure un ­héros
paré de toutes les vertus – courage, solidarité,
panache, truculence et séduction. ­Publiée
­entre 1844 et 1850, la fameuse trilogie de
­Dumas (Les Trois Mousquetaires, Le Vicomte
de Bragelonne et Vingt ans après) a été tra-
duite en une centaine de langues avant d’être
reprise sous forme de pièces de théâtre, de BD,
de mangas et de films à grand spectacle,
comme Les Trois Mousquetaires. D’Artagnan,
en salles depuis le 5 avril. Autant d’œuvres qui
ont propulsé le mousquetaire au panthéon
des figures héroïques mondialisées.
Un mythe ? Pas seulement. Le héros gascon
n’a pas traversé la Manche pour récupérer les
ferrets de la reine ; il n’a pas joué à cache-
cache avec la sulfureuse Milady, à la fleur de
lys tatouée ; alors enfant ou adolescent, il n’a
évidemment pas participé au célèbre siège
de La Rochelle. Mais pour que le person-
nage sorte du roman et entre dans l’histoire,
il faut démêler le vrai du faux, mélangés avec
gourmandise par le duo Dumas-Maquet, qui
fait feu de tout bois sur la base des Mémoires
apocryphes de D’Artagnan, rédigés par un
certain Courtilz de Sandras en 1700.
Que découvre-t-on alors ? Une incroyable
vie de baroud et d’aventures pour l’homme de
confiance de Louis XIV, qui exécute les mis-
sions les plus périlleuses et les plus délicates,
parfois secrètes, au service d’un souverain à
qui le lie une indéfectible fidélité. Celui qui va
devenir capitaine-lieutenant de la première
compagnie des mousquetaires du roi, « une
des plus belles charges du royaume », selon
Colbert, se retrouve en permanence au cœur
de l’histoire en marche du règne de Louis XIV.
Jusqu’au sacrifice, sa mort au combat lors du
siège de Maastricht, en 1673. « D’Artagnan et la
gloire ont le même cercueil », déclame alors le
poète Juliani de Saint-Blaise en guise d’épita-
phe. Il parle du vrai d’Artagnan, celui de
­Lupiac, un petit village aujourd’hui localisé
dans département du Gers. Celui-là même
dont la France a choisi de commémorer cette
année le 350e anniversaire de la mort.
La voie loyale
Reprenons le fil de l’histoire, la vraie. Quand
il quitte sa Gascogne natale pour « monter à
Paris » sur un cheval de fortune, le deuxième
fils de Bertrand de Batz de Castelmore et
Françoise de Montesquiou d’Artagnan choi-
sit de prendre le nom de sa mère. Né dans
une famille noble pauvre, cet authentique
­cadet de Gascogne a des ambitions et, désor-
mais, un nom qui claque.
Le cavalier qui chemine vers Paris est né en-
tre 1610 et 1615 – impossible d’être plus précis,
les registres paroissiaux ont disparu. Seule
certitude, il entre en 1646 au service du cardi-
nal Mazarin, l’homme fort d’une royauté con-
testée. De 1648 à 1653, Mazarin est contraint à
l’exil par la Fronde avec la régente Anne
d’Autriche et le petit roi, encore un enfant.
D’Artagnan, loyal, reste alors droit dans ses
bottes, fidèle parmi les fidèles. Louis XIV ne
l’oubliera jamais. Le Gascon devient agent de
liaison entre le cardinal et la cour itinérante.
Des missions d’agent secret dont l’histo-
rienne Odile Bordaz, spécialiste du « vrai »
d’Artagnan, a retrouvé la trace au château de
Vincennes, où sont conservées les archives
des armées. En avril 1652, la paix revenue, on
le retrouve au sein des gardes françaises, mais
aussi, plus insolite, titulaire de la charge de
­capitaine de la volière des Tuileries, à Paris.
Nouveau basculement le 26 mai 1658, quand
Les derniers
secrets
de d’Artagnan
Si la fiction l’a emporté sur la réalité, la vie réelle
du mousquetaire gascon ne la cède en rien au héros
magnifié par la verve d’Alexandre Dumas. Et ses zones
d’ombre lui donnent définitivement l’aura du mythe
d’Artagnan prête entre les mains du roi le ser-
ment de fidélité pour occuper la charge de
sous-lieutenant de la 1re compagnie des mous-
quetaires à cheval de la garde du roi. Le
­numéro deux s’impose vite comme le nu-
méro un, assurant le commandement effec-
tif, avant même d’être promu capitaine-lieu- Le lieutenant
tenant officiel en 1667. Car le roi a une absolue de Louis XIV,
confiance en son « cher d’Artagnan ».
En témoigne notamment l’extravagante grand amateur
­caravane royale, dont d’Artagnan est le chef
d’escorte, qui accompagne en 1659 le jeune de bonne chère,
Louis XIV à Saint-Jean-de-Luz, où il va épou-
ser l’infante d’Espagne Marie-Thérèse. Après
tient table
gardien d’oiseaux, le voilà tour-opérateur ! Le ouverte dans
long voyage organisé s’étire sur une année
entière dans tout le sud de la France, avec les le magnifique
pénibles conditions de déplacement de l’épo-
que, dans un pays saigné par les guerres, les hôtel particulier
impôts, les famines et les épidémies. D’Arta- du Pont-Royal
gnan, rompu au commandement de troupes
en marche et aux bivouacs improvisés, révèle qu’il loue en face
là d’autres qualités d’organisateur et de ­« di-
plomate de cour » pour diriger au quotidien du Louvre
l’inédit barnum royal jusqu’à bon port.
Le retour à Paris, le 13 juillet 1660, est écla-
tant. Une gravure intitulée L’Entrée triom-
phante de leurs maiestez en la ville de Paris ­(vi-
Horizons | 17
rin, qui le paraphent. Un mariage people,
­dirait-on aujourd’hui, qui connaîtra des hauts
et des bas, jusqu’à écorner l’image du mous-
quetaire que l’on croyait séducteur mais bon
époux. D’Artagnan obtient du roi une lettre de
cachet privée pour renvoyer son épouse en
son pays natal. Même Dumas n’y aurait pas
pensé. Désormais, d’Artagnan, grand amateur
de bonne chère, tient table ouverte dans le
magnifique hôtel particulier du Pont-Royal
qu’il loue en face du Louvre. Un emplacement
stratégique, au plus près du roi, car son service
est exigible jour et nuit.
Convoqué par le roi le 1er septembre 1661
dans le plus grand secret, d’Artagnan ne peut
pas se rendre à la royale injonction. Il est
­malade et confiné ! Tant pis, l’affaire d’Etat
­attendra. Et ce n’est que le 5 septembre que le
mousquetaire, plus ou moins rétabli, arrête à
Nantes Nicolas Fouquet, le puissant surin-
tendant des finances. Pendant plus de trois
ans, d’Artagnan passe une grande partie de
son temps à garder le prestigieux prisonnier
de geôle en geôle, jusqu’à la condamnation à
perpétuité de celui qui avait osé faire de l’om-
bre au Roi-Soleil, qu’il est chargé d’escorter
avec une centaine de mousquetaires jusqu’à
la citadelle-prison de Pignerol, dans le Pié-
mont, où ils parviennent après vingt-cinq
jours de voyage, le 16 janvier 1665.
« Madame, j’ai perdu d’Artagnan »
Entre 1670 et 1671, d’Artagnan accompagne
souvent le roi au château de Versailles, en
construction. Mais il participe aussi à de plus
sombres chevauchées, dans des situations
où il n’aurait pas dû se trouver pour ne pas
faire gémir la légende, au service absolu d’un
monarque absolu. La compagnie des mous-
quetaires est alors dépositaire – non exclusif
– de la « violence d’Etat », rappelle l’historien
Rémi Masson. Ils sont ainsi partie prenante
de la répression terrible des paysans révoltés
du Vivarais, en 1670. Nulle preuve que le capi-
taine-lieutenant participe lui-même aux
exactions, mais il compte parmi le comman-
dement du corps expéditionnaire envoyé
contre les paysans armés de fourches. « On en
tua tant qu’on voulut », lâcha l’un des mous-
quetaires présent. « Ce sinistre événement
tient plus du massacre que d’une bataille »,
commente Odile Bordaz, qui rappelle que « la
devise de la première compagnie n’était pas
“Un pour tous, tous pour un”, mais “Quo ruit
et lethum [où elle tombe, elle jette la mort]”. »
L’épisode apparaît en complète rupture
avec le d’Artagnan « homme d’honneur »,
droit, humain, bienveillant et généreux
­décrit par ses contemporains. Le Gascon à
l’accent rocailleux n’aime pas pour autant se
laisser marcher sur les bottes. Nommé gou-
verneur de Lille en 1672, il se montre autori-
taire et ombrageux, en témoignent ses pitto-
resques échanges épistolaires, qu’il signe
d’ailleurs « D’Artaignan ». Il est cependant ap-
précié de ses hommes, mais aussi, c’est plus
rare, des prisonniers dont il a la charge, qui
louent son humanité. Trois siècles plus tard,
en 2003, les Hollandais, ses ennemis de l’épo-
que, célébreront à Maastricht la figure du
mousquetaire « européen et humaniste ».
Le 1er mai 1673, le roi et ses troupes quittent
Saint-Germain-en-Laye pour la seconde cam-
pagne de la guerre de Hollande. Le 11 juin
commence le siège de Maastricht. Les pertes
humaines sont énormes dans les deux
camps. Le 25 juin, d’Artagnan, maréchal de
sible au Musée Carnavalet, à Paris) immorta- camp, venu en renfort alors qu’il n’est pas de
lise le cortège. D’Artagnan est de la galerie sur service, est tué par une balle de mousquet, à
son cheval cabré. Cette fois, c’est sûr, c’est lui. la tête de ses mousquetaires partis à l’assaut
Pas suffisant cependant pour lui donner un de la porte de Tongres. Le roi est sur place, il
visage : son dessin occupe seulement quel- fait même dire une messe en son hommage
ques centimètres, cheval compris. Son unique dans sa chapelle privée. Et puis… plus rien.
portrait, mentionné dans l’inventaire après Pas le moindre témoignage sur sa sépulture,
décès dans son hôtel de la rue du Bac, à Paris, ni écrit ni même oral. Inexplicable, s’agissant
s’est volatilisé. Est-il plus identifiable sur les de la dépouille d’un personnage considéra-
toiles d’Adam François Van der Meulen, pein- ble, fidèle serviteur d’un roi qui, apprenant sa
tre officiel des batailles du roi ? Pas évident du mort, se déclare en « estre sensiblement tou-
tout. Depuis, la représentation classique que ché ». « Madame, j’ai perdu d’Artagnan, en qui
l’on connaît, cheveux bouclés et fine mousta- j’avais la plus totale confiance et qui m’était
che, tirée du manuscrit original de Sandras, bon à plus d’une chose », écrira-t-il le soir
est devenue universelle. « Mais, comme le même à la reine Marie-Thérèse.
­héros de Dumas, c’est là un mousquetaire de On n’en sait guère plus aujourd’hui. D’Arta-
synthèse », relève Odile Bordaz, qui, dans ses gnan a pu être inhumé sous une dalle dans
­livres, lui a rendu une vie croquée au quoti- une église du village de Wolder, proche de
dien, mais pas encore un visage. Maastricht, estiment cependant les histo-
Après une année de voyage, on imagine le riens. Alors, pourquoi pas une campagne de
mousquetaire heureux de retrouver son fouilles avec les moyens d’investigation per-
foyer. Quoique… Aussi baroque que cela formants d’aujourd’hui ? Car, trois siècles et
puisse paraître compte tenu de sa vie à cheval, demi après, l’énigme reste entière. Le vrai
il a fini par épouser sur le tard, le 3 avril 1659, à Charles de Batz d’Artagnan, toujours sans
Paris, Anne Charlotte de Chanlecy, baronne de ­visage, demeure sans sépulture. La légende
Sainte-Croix (aujourd’hui en Saône-et-Loire). reste intacte, mais l’Histoire n’a peut-être pas
Le contrat de mariage a été signé au Louvre en dit son dernier mot. p
présence du roi Louis XIV et du cardinal Maza- Daniel Hourquebie
 Géopolitique
18 |
Turquie-Irak
Une traque sans frontières
Ankara poursuit sur
le sol irakien sa lutte
sans merci contre
les séparatistes du
PKK. Au Kurdistan
irakien, il profite des
divisions politiques
et de la faiblesse
du gouvernement
fédéral pour installer
ses troupes et
déployer ses drones
Chiladzi, Amédi, Qamish (Irak) -
envoyée spéciale
S
ur la ligne de crête du Kur A-Zhor,
mont qui domine la ville de
­Chiladzi, au cœur du Kurdistan
irakien, se détachent les contours
menaçants d’avant-postes turcs.
L’apparition, au printemps 2022,
de ces installations militaires a contrarié
les espoirs de paix dans cette région agricole
de la province de Dohouk. Il y a quelques
­années encore, ces paysages vallonnés,
­constellés de rivières, étaient prisés des tou-
ristes irakiens cherchant à échapper aux
températures caniculaires. Mais la guerre
sans merci opposant Ankara aux combat-
tants du Parti des travailleurs du Kurdistan
(PKK) gagne du terrain.
Déjà, le 19 juin 2020, un drone turc avait lar-
gué une charge meurtrière à l’orée de la ville.
Azad Mahdi, Moukhlis Adam et Deman Omar,
trois villageois partis pique-niquer après leur
journée de travail, avaient été tués dans leur
voiture, au moment de passer un barrage du
PKK. Aujourd’hui, les habitants de Chiladzi
sont à portée des soldats turcs postés sur les
hauteurs. La ville et les hameaux voisins vi-
vent désormais coupés des terres qui s’éten-
dent au nord, jusqu’à la frontière turque éloi-
gnée d’une trentaine de kilomètres à vol
d’oiseau. La zone a été vidée de sa population,
qui n’a plus le droit d’y pénétrer.
« Avant, ils se battaient à la frontière. Le PKK
vient vers nous, les Turcs les pourchassent, et
ils se rapprochent de jour en jour », s’inquiète
Rizgav Obeid, maire de Chiladzi. Dans cette
partie de la région autonome du Kurdistan
d’Irak, où le parti de Massoud Barzani (Parti
démocratique du Kurdistan, PDK) et son puis-
sant service de renseignement règnent en
maître, on pèse ses mots avant d’assigner les
blâmes. « Il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, seu-
lement deux parties étrangères qui occupent
notre pays, déplore l’édile, lui-même élu du
PDK. Nous voulons qu’ils se retirent, mais com-
ment une petite région comme la nôtre pour-
rait-elle imposer sa volonté à la Turquie ? »
A Erbil, le gouvernement régional du Kur-
distan (GRK) a laissé carte blanche à l’armée
turque pour traquer les séparatistes du PKK –
étiquetés terroristes par Ankara, mais aussi
par les Etats-Unis et l’Union européenne –,
qui ont établi des bases arrière dans le nord
de l’Irak. Une politique qui a permis à la ré-
gion de renforcer son économie, très dépen-
dante du pétrole qu’elle exporte via la Tur-
quie. Le GRK ne publie pas les chiffres de sa
le nord de l’Irak,
production, mais les experts l’évaluent à envi-
ron 440 000 barils par jour, dont la plus
grande partie est destinée à l’exportation.
A Bagdad, l’Etat irakien avait, dès 1983, à
l’époque de Saddam Hussein, autorisé les
­incursions turques dans une bande large de
5 kilomètres à l’intérieur du territoire natio-
nal. Affaibli par les divisions internes depuis
l’invasion américaine de 2003, puis par la
guerre menée contre l’organisation Etat isla-
mique (EI) de 2014 à 2017, le gouvernement
­fédéral a adopté une position attentiste face
aux violations répétées de sa souveraineté.
Profitant de ces vulnérabilités, la Turquie a
renforcé sa ­présence militaire dans le pays, où
elle possède aujourd’hui 87 postes avancés,
contre 29 en 2019, selon des estimations pu-
Des habitants
à la recherche
de bois, bliées par l’agence Reuters, le 31 janvier. La pro-
le 15 septembre vince de Dohouk, qui partage la plus longue
2022, dans portion de frontière avec la Turquie, est celle
la région de qui en compte le plus grand nombre. C’est là
Dohouk, dans aussi que les civils sont le plus exposés aux
le nord de l’Irak, dommages collatéraux des opérations, de
où l’armée plus en plus brutales, menées par Ankara
­turque ­contre son ennemi juré.
bombarde La mort de neuf touristes originaires du sud
les positions de l’Irak, tués par une frappe turque sur le site
des séparatistes touristique de Parakh, aux confins septen-
du PKK. trionaux de la province, le 20 juillet 2022, a
WILLIAM KEO/MAGNUM forcé Bagdad à sortir de sa réserve. Une se-
PHOTOS POUR « LE MONDE » maine plus tard, il déposait une plainte
­officielle auprès du Conseil de sécurité des
Nations unies. Le risque d’une déstabilisa-
tion – accentué par les bombardements me-
nés par Téhéran, fin 2022, contre des groupes
d’opposition kurdes iraniens réfugiés au
­Kurdistan et accusés de fomenter des trou-
bles en Iran – relève aussi de dynamiques in-
ternes. La visibilité ­accrue de la présence tur-
que a exalté le nationalisme de milices chii-
tes, désœuvrée depuis leur victoire sur l’EI.
Aussitôt après le drame de Parakh, le consulat
de Turquie à Mossoul a été la cible d’une pluie
de roquettes. Depuis, les ­attaques se multi-
plient. Le 1er février, l’une de ces milices a
lancé une vingtaine de missiles contre la base
turque de Bachika, située dans le sud du Kur-
La Turquie
distan, en lisière de Mossoul. Elle a prévenu
que ces actions se poursuivraient jusqu’à la
a renforcé fin de l’« occupation [turque] de l’Irak ».
sa présence
« Ceinture de sécurité »
militaire dans Dans l’espoir d’enrayer l’escalade, Bagdad s’est
engagé à reprendre le contrôle de ses frontiè-
res. A l’été 2022, le gouvernement irakien s’est
où elle possède entendu avec Ankara et Erbil pour déployer
des gardes-frontières fédéraux, recrutés
aujourd’hui parmi les Kurdes. Le dispositif va être étendu
le long de la frontière iranienne, dans le cadre
87 postes
d’un accord de sécurité signé, en mars, avec
avancés, contre ­Téhéran. L’Irak, malmené depuis longtemps
par les multiples ingérences étrangères et cha-
29 en 2019 huté par les velléités autonomistes du Kurdis-
tan, veut récupérer sa souveraineté et retrou-
ver un rôle dans le concert régional.
Bagdad n’a cependant pas d’autre choix que
de ménager son voisin turc. Ainsi que l’a rap-
pelé M. Erdogan, les échanges commerciaux
entre les deux pays « ont battu un record
[en 2022], dépassant 24 milliards de dollars, et
cela peut encore augmenter ». Dans l’améliora-
tion des relations bilatérales, la Turquie a
donné des signes de bonne volonté. Après
neuf ans de procédures, elle s’est pliée à l’arbi-
trage de la Chambre de commerce internatio-
nale rendu, fin mars, en faveur de Bagdad, re-
connaissant l’illégalité de ses importations de
pétrole kurde sans autorisation du gouverne-
ment irakien. Concernant le partage des eaux
– autre contentieux –, le président turc a an-
noncé qu’il augmenterait, « dans la mesure du
possible, la quantité d’eau libérée par le Tigre,
pendant un mois », au terme de la première vi-
site du premier ministre irakien, Mohammed
Chia Al-Soudani, à Ankara, le 21 mars.
Lors de cette rencontre, les discussions ont
aussi porté sur la « lutte contre le terrorisme »,
visant l’EI, l’organisation que dirigerait l’imam
turc Fethullah Gülen, accusé par M. Erdogan
d’avoir fomenté le coup d’Etat avorté de
juillet 2016, et, bien sûr le PKK. Sur ce dernier
TURQUIE
Mont
Kur A-Zhor
Zakho Amédi
Chiladzi
SYRIE Dohouk
Monts Bachika
Sinjar
Mossoul
IRAK
Bagdad IRAK
Gouvernement régional
du Kurdistan irakien (GRK)
Zone revendiquée par les Kurdes
Présence de camps du Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK), selon Ankara
Installations militaires turques
Frappe aérienne turque (2019-2023)
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
dossier, Ankara demeure inflexible. La Tur-
quie a rejeté la demande irakienne d’évacuer
ses bases les plus controversées – y compris
celle de Bachika, qui nargue les milices pro-ira-
niennes qui campent dans les plaines de Ni-
nive. Ankara exige aussi de Bagdad qu’il réta-
blisse son autorité, notamment dans les
monts Sinjar que se disputent, près de la fron-
tière syrienne, le gouvernement fédéral et
l’administration kurde d’Erbil. A Sinjar, la
communauté yézidie, victime d’une campa-
gne d’extermination de l’EI, a fini par s’allier
localement au PKK – offrant à ce dernier un
corridor stratégique vers le Nord-Est syrien,
administré par des forces qui lui sont affiliées.
Le 27 février, trois combattants yézidis ont été
tués dans une frappe imputée à un drone turc.
Depuis l’échec des négociations de paix
avec le PKK, en 2015, M. Erdogan jure qu’il
IRAN
Sidakan
Monts
Qandil
Erbil
Qamish
Souleimaniyé
Kirkouk
50 km
Sources : ISW ; Acled Infographie Le Monde
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
« délogera l’organisation terroriste » de Tur-
quie, mais aussi de Syrie et d’Irak, où les
­séparatistes kurdes se sont ancrés à la faveur
du conflit syrien et de la guerre contre les
­djihadistes de l’EI. Il a déjà commencé à
­mettre ses menaces à exécution. De 2016 à
2019, l’armée turque a pris le contrôle de
­territoires au nord d’Alep, d’Afrin et de Ras Al-
Aïn, en Syrie, avec le projet d’établir une
« ceinture de sécurité » de 30 kilomètres de
profondeur, depuis la ville syrienne d’Afrin
jusqu’à celle de Sidakan, dans l’est de l’Irak, le
long de sa frontière. Une nouvelle offensive
turque en Syrie est régulièrement évoquée
par M. Erdogan – qui se heurte à l’opposition
de Moscou et de Washington qui, tous deux,
ont des forces engagées dans ce pays.
Au Kurdistan irakien, la Turquie a lancé une
campagne militaire d’envergure, qui se pour-
suit à bas bruit, notamment à Chiladzi. La
zone était devenue dangereuse bien avant
l’apparition de nouveaux avant-postes sur le
Kur A-Zhor au printemps 2022, mais les habi-
tants pouvaient encore grimper sur les som-
mets pour cultiver leurs champs ou se prome-
ner. A leurs risques et périls : le maire estime
qu’à cette époque, au moins 43 habitants de la
commune ont été tués dans des bombarde-
ments. Aujourd’hui, assure M. Obeid, « la
guerre fait rage de l’autre côté de la montagne.
Les bases turques n’empêchent pas le PKK d’y
poursuivre son combat ». L’édile n’est guère
convaincu par les succès revendiqués par
­Ankara, qui dénombre dans les médias les
« terroristes » éliminés dans ses opérations.
Selon le PKK, il s’agit là de propagande. « No-
tre résistance à l’invasion turque se poursuit le
long des 360 kilomètres de frontière, sur 9 à
25 kilomètres de profondeur, autour d’une
­cinquantaine de positions. Dans nombre d’en-
droits, la Turquie ne peut pas avancer. Nos com-
battants vont au combat rapproché », affirme
Zagros Hiwa, un porte-parole du mouvement
séparatiste kurde. Le PKK mène sa propre pro-
pagande sur sa chaîne de télévision, Gerilla TV,
qui diffuse les vidéos de ses opérations.
Selon M. Hiwa, certaines de ces vidéos attes-
tent l’usage, par la Turquie, d’armes non
­conventionnelles ou contraires au droit hu-
manitaire international, telles que les bombes
thermobariques qui libèrent un gaz combus-
tible avant d’exploser : « Ils les ont utilisées
dans deux grottes. Nous avons aussi observé
que ­certains corps se désintégraient au toucher,
devenant poussière. » Ankara a nié ces accusa-
tions après la divulgation des vidéos, fin
­octobre 2022. La présidente de l’Union des
­médecins de Turquie, Sebnem Korur Fincanci,
qui réclamait une enquête sur l’éventuelle
­utilisation d’armes chimiques par les soldats
turcs, a été condamnée à deux ans et huit
mois de prison pour « propagande terroriste »,
le 11 janvier. En détention provisoire depuis le
26 octobre 2022, elle a provisoirement été
­libérée par la cour.
Les drones turcs Bayraktar TB2, qui ont
­montré leur efficacité en Ukraine face aux
chars de Moscou, dès les premiers jours de l’in-
vasion russe, sont tout aussi redoutables au
­Kurdistan d’Irak, où au moins 19 civils ont été
tués et 101 blessés, depuis 2022, selon le dé-
compte quotidien effectué par l’ONG Airwars.
Ils ont considérablement réduit la marge de
manœuvre du PKK. « Nous nous sommes réor-
ganisés et restructurés. Des équipes mobiles de
trois à quatre personnes évoluent dans des tun-
nels où ils ne peuvent pas nous atteindre, expli-
que le porte-parole de l’organisation. Ils les uti-
lisent désormais dans les zones habitées, ce qui
fait davantage de victimes parmi les civils. »
Petits arrangements
Les barrages du PKK ont disparu, et les com-
battants sont devenus invisibles. Jadis, ils des-
cendaient en uniforme faire leurs emplettes
en ville. Ils n’y viennent plus que discrète-
ment, en civil, parfois trahis par leur accent
étranger – beaucoup sont turcs ou syriens –
quand ils s’expriment en bahdini, le dialecte
kurde local. « Comme ils ont des difficultés pour
se ravitailler, ils paient bien les habitants qui
prennent le risque d’être arrêtés en leur four­-
nissant des vivres. Peu de gens les aident, mais
ils sont de plus en plus nombreux, car il n’y a
plus de travail dans le coin », explique Yassin
Taha, homme d’affaires de 45 ans, qui officie
comme moukhtar – chargé des affaires civi-
les – à Hariqa, un hameau de Chiladzi.
Pour éviter ces petits arrangements, les
peshmergas (soldats kurdes du GRK) impo-
sent un contrôle strict sur les produits et den-
rées qui entrent dans Hariqa. « Même quand il
s’agit de nos provisions, ils nous soupçonnent
de ravitailler le PKK, se plaint le moukhtar. Il
faut une permission du maire de Chiladzi pour
les faire entrer. » Par le passé, la présence de
combattants dans les montagnes n’empê-
chait pas les habitants d’accéder à leurs terres,
où ils cultivaient le sumac, une épice acidulée,
et emmenaient paître leurs troupeaux. Cela a
Géopolitique | 19
changé en 2020. « A 100 mètres d’ici, c’est une
zone de combats. Les hélicoptères turcs frap-
pent. Ce n’est pas normal qu’ils soient là ! », fus-
tige M. Taha. Le ronronnement des drones est
incessant. Il est aussi arrivé que les hommes
du PKK prennent pour cible les postes turcs de
Chiladzi et du mont Kur A-Zhor. Le 3 mai 2022,
leurs missiles se sont écrasés à Hariqa, dont
l’un sur l’arrière de la maison du moukhtar.
« La situation économique est désastreuse,
car les gens qui dépendent de l’agriculture et de
la cueillette ne peuvent plus aller aux champs,
et plus aucun touriste ne vient par ici », se la-
mente M. Taha. Des 92 localités qui dépen-
dent de la commune de Chiladzi, 83 sont inac-
cessibles à cause des combats. « S’il n’y avait
pas ce conflit, ma terre serait l’une des plus ri-
ches, car elle est parfaite pour l’agriculture et le
tourisme. Au lieu de cela, on a la plus forte émi-
gration de la région », déplore le maire de
­Chiladzi. Les habitants vont chercher du tra-
vail ailleurs, certains tentent même la traver-
sée vers l’Europe. L’édile estime que de 500 à
600 jeunes ont ainsi quitté sa commune.
Si les critiques envers Ankara restent feu-
trées au sein du PDK, le soutien apporté par le
président Erdogan à Bagdad contre le réfé­-
rendum d’autodétermination kurde, orga-
nisé par Massoud Barzani en 2017, a créé des
remous dans le parti, dont l’image a sérieuse-
ment pâti auprès des habitants. Eux détes-
tent le voisin turc. « Le responsable de cette
En haut : débris guerre n’est pas le PKK, mais la Turquie qui
d’un obus veut nous envahir. Sinon pourquoi aurait-elle
à sous-munitions une base à Bachika, à 100 kilomètres de sa
retrouvé frontière ? Les Turcs veulent reconstituer la
à proximité du province ottomane de Mossoul, en prenant
village de Hezanke prétexte de la lutte contre le PKK et de l’exis-
Zheri, en Irak, tence de Turkmènes à Kirkouk », accuse
le 16 septembre ­Bachar Zeineddine, qui officie comme
2022. moukhtar dans le village d’Amédi.
Ci-dessus : Les 7 000 habitants de cette bourgade
Yassin Taha (à dr.), ­touristique nichée sur un rocher se méfient
moukhtar du particulièrement du service de renseigne-
village de Hariqa, ment turc (MIT). « Il surveille nos faits et gestes.
avec sa famille et Des ­milliers de martyrs kurdes sont tombés
ses voisins, pour nous libérer des baasistes [au pouvoir à
le 15 septembre. Bagdad depuis 1968, jusqu’à la chute de Sad-
WILLIAM KEO/MAGNUM PHOTOS dam Hussein, en 2003]. On ne va pas laisser les
POUR « LE MONDE » Turcs nous diriger ! », s’insurge le notable de
49 ans, vêtu du costume traditionnel kurde.
Une seule manifestation de protestation a été
organisée, devant la base turque de Chiladzi, le
26 janvier 2019. Elle s’était soldée par un mort,
tué par un garde turc.
Le service de renseignement du PDK, le Pa-
rastin, suscite aussi la crainte des habitants
d’être arrêtés au motif d’aider les combat-
tants. « Le PDK renseigne la Turquie, car il voit
d’un mauvais œil la présence du PKK dans son
bastion traditionnel. Mais il ne peut pas lui
faire la guerre. Ce serait impopulaire, et il n’en
a pas la capacité », analyse Hardy Mede, cher-
cheur au Centre européen de sociologie et de
« Beaucoup de science politique à Paris-I. « Aujourd’hui,
Kurdes irakiens beaucoup de Kurdes irakiens rejettent les deux
principaux partis kurdes [PDK et son rival,
rejettent les l’Union patriotique du Kurdistan (UPK)]. Ils
sont séduits par le PKK, perçu comme plus in-
deux principaux tègre », poursuit-il, tout en relativisant : « C’est
une société très dépolitisée, sans plus aucune
partis kurdes. idéologie, dont la jeunesse réclame surtout
Ils sont séduits d’avoir un salaire à la fin du mois. C’est difficile
pour le PKK de s’y faire une place. »
par le PKK, Le mouvement séparatiste, fondé en 1978
par Abdullah Ocalan, compte aussi des détrac-
perçu comme teurs. Madjid Hussein, peshmerga à la retraite
plus intègre » de 65 ans, rapporte qu’en décembre 2018, son
frère, son cousin et deux de leurs amis, partis
Hardy Mede camper, avaient été victimes d’un bombarde-
chercheur ment turc dans la vallée toute proche de
­Rechava. Le PKK avait ramené la dépouille
mortelle de deux d’entre eux, mais Walid,
36 ans, et Redar, 29 ans – tous deux peshmer-
gas –, n’ont jamais reparu. Madjid Hussein
soupçonne le PKK de les avoir enrôlés de
force. L’organisation s’en défend. « Quand les
gens se rallient à nous, leurs familles préten-
dent qu’on les a kidnappés ; ça leur évite des
Oussama Mahdi, 20 ans,
à Chiladzi, en Irak,
le 14 septembre 2022. En juin
2020, son frère Azad a été tué
par un drone turc alors
qu’il était parti pique-niquer.
WILLIAM KEO/MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
problèmes avec les autorités », réfute M. Hiwa.
De telles accusations portées contre le PKK ne
sont pas rares dans la région.
Dans l’est du Kurdistan, dans la province de
Souleimaniyé, fief de l’UPK, la Turquie ne
­dispose pas de la même latitude. Elle a pour-
tant réussi à y étendre sa guerre, grâce à ses
drones et à des agents sur le terrain. Depuis
2021, une vague d’assassinats y a ciblé une di-
zaine d’intellectuels, et des cadres du PKK. Le
28 février, Ankara s’est félicité d’avoir capturé
un haut responsable séparatiste, Ramazan
Gunes. Il a été enlevé, dans une rue de Soulei-
maniyé, par des hommes du MIT en civil.
Une source au sein du PKK affirme que des
drones turcs sont lancés désormais de ca-
mions postés dans la province. « L’impression
est qu’il s’est passé quelque chose entre l’UPK et
la Turquie, car, depuis deux ans, les drones turcs
s’approchent de Kirkouk [située à une ving-
taine de kilomètres à l’extérieur de la pro-
vince] pour éliminer des membres du PKK »,
note M. Mede.
De la même manière que le PDK est dévolu
au clan des Barzani, l’UPK demeure l’apanage
de la famille Talabani. Les deux partis kurdes
ont également en commun d’être minés par
les querelles intestines. Au sein de l’UPK,
­celles-ci ont viré à la guerre fratricide, affaiblis-
sant l’autorité du parti, mais aussi son appa-
reil sécuritaire, rendant la province plus
­poreuse à des infiltrations du MIT. Une situa-
tion dont Ankara a habilement tiré profit pour
avancer ses pions.
À couteaux tirés
Dans un climat extrêmement tendu, alors
que la région subit les agressions répétées de
la Turquie et de l’Iran, et que Bagdad s’efforce
de reprendre le contrôle de ses ressources
­pétrolières, les deux grands partis kurdes his-
toriques sont à la peine dans leurs fiefs res-
pectifs, mais aussi, plus rivaux que jamais, à
couteaux tirés. Les tentatives du nouveau
chef de l’UPK, Bafel Talabani, de se réconcilier
avec le PDK et de se rapprocher d’Ankara sont
restées vaines. « Les négociations avec le PDK
pour trouver un compromis sur la gestion des
ressources régionales et la gouvernance ont
échoué. Ç’a été aussi un échec avec la Turquie,
qui n’a pas pris au sérieux les efforts diploma­-
tiques de Bafel Talabani. Il a basculé dans une
opposition au PDK et un soutien ouvert au
PKK », observe M. Mede.
En décembre 2022, il s’est rendu dans le
Nord-Est syrien pour exprimer son soutien
aux responsables kurdes des Forces démo-
cratiques syriennes (FDS), affiliées au PKK.
Ankara l’accuse depuis de faciliter la coordi-
nation entre ces combattants et les cadres du
mouvement séparatiste, réfugiés à Soulei-
maniyé. Mi-mars, neuf commandants des
FDS, dont le chef de la section antiterroriste,
Shervan Kobani, sont morts dans le crash
­accidentel de deux hélicoptères, dans le nord
de l’Irak. La délégation, ont ensuite indiqué
les FDS dans un communiqué, se rendait au
Kurdistan irakien pour « échanger des infor-
mations militaires et de sécurité ». En ré-
ponse, la Turquie a fermé son espace aérien,
le 3 avril, aux avions en provenance et à
­destination de Souleimaniyé, en raison de
« l’intensification des activités du PKK [dans la
province] et de l’intrusion de l’organisation
terroriste dans l’aéroport ».
A la frontière iranienne, les monts Qandil,
dont les sommets culminent à plus de
3 500 mètres, demeurent le sanctuaire du
PKK. Dans les villages bordant la route sans
­asphalte qui serpente jusqu’à leur repaire,
­certains continuent d’apporter un soutien
discret aux combattants, malgré le risque
croissant d’interventions turques. « Les Turcs
bombardent de temps en temps la montagne.
Le MIT ne peut pas venir jusqu’ici, mais il re-
crute des espions parmi les habitants », confiait
au Monde Aziz Mohammed Rassoul, rencon-
tré, fin septembre 2022, dans le petit village de
Qamish. Aux yeux de ce fermier, le PKK a le
soutien de milliers de jeunes Kurdes irakiens,
qui « ne partagent pas forcément son idéologie,
mais qui respectent son combat et voient Erdo-
gan comme un terroriste qui tue des femmes et
des enfants kurdes ». « Moi, je n’ai pas de con-
tact avec eux, mais s’ils me demandent de
l’aide, je leur en apporterai », affirmait-il.
En 2021, des habitants de Qamish avaient
transporté les corps de neuf combattants,
dont deux femmes, tués dans une frappe tur-
que, pour que le PKK puisse leur offrir une sé-
pulture. « Ils les ont enterrés dans leur cime-
tière, sur les monts Qandil, racontait M. Ras-
soul. Nous devons les aider, car un de nos frè-
res peut se trouver parmi eux. » Selon un
rapport d’Airwars, ce fermier de Qamish a été
tué sur cette montagne, et d’autres villageois
blessés, le 2 décembre 2022, par une frappe
­attribuée à la Turquie. p
Hélène Sallon

20 | Géopolitique
Timothy Snyder
« Pour devenir
meilleur, un pays doit
perdre sa dernière
guerre coloniale »
L’historien Entretien
Lviv (Ukraine) - envoyé spécial
américain
R
encontré à Lviv, dans l’ouest de
l’Ukraine, Timothy Snyder est
estime que seule un historien américain, spécia-
liste de l’histoire de l’Europe
une victoire centrale et orientale et de la
Shoah. Professeur à l’univer-
de l’Ukraine peut sité Yale, il a notamment publié Terres de
sang et Terre noire (Gallimard, 2012 et 2016).
mener à la paix. Egalement essayiste, il est l’auteur de De la ty-
rannie (Gallimard, 2017) et de The Road to Un-
Il plaide pour Timothy Snyder freedom (Penguin, 2018), à paraître prochai-
à Lviv, en Ukraine, nement en français chez Gallimard, avec une
un soutien décisif le 25 mars. nouvelle introduction écrite à l’aune de la
guerre en Ukraine.
à Kiev, contre Jiri Zerzyurko Dyachyshyn/
The Guardian/Eyevine
Quel est votre sentiment après plus
un projet impérial d’un an de guerre russo-ukrainienne ?
Je crains que l’Occident ne soit passé de
russe qu’il qualifie l’idée que les Ukrainiens ne peuvent rien
faire, comme beaucoup le pensaient au dé-
de « génocidaire » but de la guerre, à la croyance que les Ukrai-
niens peuvent tout faire, ce qui n’est bien sûr
pas vrai. Je pense que les Ukrainiens peuvent
gagner cette guerre, mais qu’ils ont besoin de
beaucoup plus d’aide qu’ils n’en obtiennent.
Il faudrait se concentrer sur le fait de leur en
accorder autant que possible.
Que cette guerre vous a-t-elle révélé
de la Russie ?
Ceux d’entre nous qui avaient décrit la Rus-
sie comme un pays fasciste, ceux qui avaient
pris les idées du président Vladimir Poutine
au sérieux ont eu raison. Les autres – la ma-
jorité –, qui ne parlaient que de technocratie
et d’intérêts économiques, ont eu tort. La
Russie n’a pas changé, mais davantage
d’Européens la voient aujourd’hui pour ce
qu’elle est vraiment.
Et que cette guerre vous a-t-elle
révélé de l’Ukraine ?
Là aussi, c’est l’Ukraine que je connais. Mes
amis [ukrainiens] font ce que je m’attendais à
les voir faire. C’est le pays qui a progressive-
ment émergé ces trente dernières années, de
l’indépendance de 1991 à aujourd’hui, et par-
ticulièrement depuis la révolution de
Maïdan, en 2014, avec une consolidation de
la société civile et un renouvellement des gé-
nérations. Les dirigeants du pays sont jeunes.
Il s’agit là d’une différence très importante
entre l’Ukraine et la Russie. Au début de la
guerre, le monde était perplexe face à des
questions telles que l’ethnicité et la langue,
qui n’ont en fait guère d’importance. Ce qui
compte réellement, c’est la politique, l’expé-
rience. En Russie, l’expression politique n’a
pas été autorisée, il n’y a pas eu de moment
où la population a pu s’affirmer par le vote, et
le renouvellement des générations n’a pas
été permis. Poutine fait la guerre à l’Ukraine,
mais aussi à la jeunesse russe. Il l’enferme
dans une prison générationnelle pour l’en-
voyer combattre dans cette guerre insensée.
On évoque une volonté impériale,
ou coloniale, de la Russie. Comment
qualifieriez-vous le projet russe ?
L’Europe d’aujourd’hui est une Europe post-
coloniale. Le projet qui la sous-tend – l’inté-
gration européenne – est né après la guerre,
mais il s’inscrit surtout dans une période
postcoloniale. La seconde guerre mondiale
fut une guerre coloniale allemande, qui a
échoué et qui a été suivie par d’autres guerres
coloniales, hollandaises, françaises, etc., qui
ont échoué. L’Europe est une collection
d’Etats postimpériaux. Or, le projet de la Rus-
sie consiste à réaffirmer le principe de l’em-
pire, contre l’Ukraine mais aussi contre l’Eu-
rope. Car, si le principe de l’empire était victo-
rieux, alors l’intégration échouerait.
La Russie traite l’Ukraine comme une sorte
de colonie. Les affirmations de Poutine selon
lesquelles il n’existe pas de nation ukrai-
nienne, pas d’Etat ukrainien, sont des classi-
ques de la rhétorique de la supériorité colo-
niale. C’est la raison pour laquelle Moscou a
besoin de perdre cette guerre : pour devenir
meilleur, un pays doit perdre sa dernière
guerre coloniale. Ceux qui aiment la Russie
devraient lui souhaiter une défaite aussi ra-
pide et décisive que possible. La défaite est la
seule solution pour que la Russie y gagne.
Dans sa diplomatie et ses relations inter-
nationales, la Russie ne cesse de mettre
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
en avant le concept de « souveraineté ».
Or, on voit qu’elle n’accorde aucune
importance à la souveraineté de la
Géorgie ou de l’Ukraine, telle qu’on
l’entend communément, avec un respect
des Etats et des frontières. Qu’est-ce que
la « souveraineté », selon Moscou ?
C’est là une question essentielle. Quand on
parle de souveraineté en Occident, on parle
de droit et de frontières. Quand on parle de
souveraineté dans le « Sud global », on parle
de sortie des empires. Mais quand la Russie
parle de souveraineté, il s’agit de s’affranchir
de toutes les règles. Un bon exemple est
fourni par le discours de Poutine [le 30 sep-
tembre 2022] quand la Russie a proclamé
avoir annexé des régions ukrainiennes [Lou-
hansk, Donetsk, Kherson et Zaporijia]. Pou-
tine a expliqué que, parce que la Russie est
une civilisation millénaire, les règles con-
temporaines ne s’appliquent pas à elle.
Cette idée russe est proche de l’idée fasciste.
C’est aussi ce que disaient les nazis quand ils
affirmaient que, parce qu’ils étaient « spé-
ciaux », les règles étaient artificielles et ne
s’appliquaient pas à eux. C’est l’idée fasciste
d’être investi d’une « mission spéciale ».
Les juristes internationaux s’accordent
sur le fait qu’il y a un crime d’agression
de la Russie contre l’Ukraine et que des
crimes de guerre sont commis, mais
ils débattent de la nature génocidaire
du crime. Pourquoi affirmez-vous que
cette guerre est génocidaire ?
La Russie commet en Ukraine toutes les ca-
tégories de crimes, jusqu’à la déportation for-
cée d’enfants, explicitement mentionnée
dans la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide de 1948. Elle
commet des actes génocidaires. Tel qu’on l’en-
tend communément, il y a génocide si tout le
monde est tué, jusqu’au dernier. Or, le géno-
cide est aussi un crime fondé sur l’intention
de détruire une nation, une communauté.
La difficulté, selon beaucoup d’observa-
teurs, est de prouver l’intention génocidaire.
Or, nous sommes dans une situation histori-
quement inhabituelle, où la Russie, au lieu de
cacher ses intentions, les banalise. Elle dit clai-
rement qu’elle tuera suffisamment d’Ukrai-
niens pour que les survivants se rangent de
son côté. Les déclarations russes sur cette
guerre sont génocidaires. Presque chaque
jour à la télévision d’Etat, quelqu’un fait une
déclaration génocidaire. La notion même de
« désukrainisation » montre une intention
génocidaire. Dmitri Medvedev, ex-président
de la Fédération de Russie [2008-2012] et vice-
président du Conseil de sécurité de Russie,
poste régulièrement des déclarations génoci-
daires sur sa chaîne Telegram. Le président
Poutine lui-même, lorsqu’il nie l’existence
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Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
d’une nation ukrainienne, utilise un langage
prégénocidaire. Nous sommes inondés de ces
déclarations. Mon avis est donc que nous
avons des preuves de l’intention génocidaire,
mais que la tactique russe consiste à donner
le sentiment que la situation est normale.
L’Ukraine discute beaucoup, ces dernières
années, de son histoire, de son identité.
Comment comprenez-vous l’évolution
de l’identité nationale ukrainienne ?
L’historien français Ernest Renan disait
[en 1882] que « l’existence d’une nation est un
plébiscite de tous les jours ». Une nation se
détermine par ce qu’il s’y passe chaque jour,
pas par des événements advenus il y a mille
ans. C’est ce que l’Ukraine vient nous rappe-
ler. Nous sommes distraits par une question
de langue, qui compte en fait peu – je parle
anglais, mais je ne suis pas anglais –, et de
mythes. Les Européens et les Américains
sont séduits par l’idée qu’en Europe de l’Est,
les choses anciennes se prolongent à travers
l’histoire et restent vraies. Quand Poutine dit
que tout doit rester à l’identique, il est
étrange que cela nous séduise.
Les Ukrainiens nous donnent une leçon
sur la construction d’une nation, par de peti-
tes actions, par les risques pris par chacun.
Quand je pense à la nation ukrainienne, je
pense surtout à la société civile. Les habi-
tants mènent des actions ensemble. Quel-
qu’un conduit une camionnette, de l’ouest à
l’est de l’Ukraine, pour acheminer quelque
chose à une personne qu’il ne connaît pas,
mais il connaît quelqu’un qui connaît quel-
qu’un qui connaît cette personne. Cela éta-
blit un réseau horizontal, une confiance.
C’est ainsi que les Ukrainiens combattent
dans cette guerre, et cela définit ce qu’est la
nation ukrainienne.
L’autre aspect de cette question est d’ordre
moral. Quand se produit un événement im-
portant dans une histoire nationale, il doit y
avoir une prise de risque. La Révolution
française était un risque, la révolution amé-
ricaine était un risque. La décision du prési-
dent Volodymyr Zelensky de rester en
Ukraine était un risque, et cela a à voir
avec l’idée de nation. La nation est aussi une
entité morale.
Par ailleurs, les Ukrainiens construisent
une nation européenne afin de rejoindre
l’Europe. Ils ne se font aucune illusion sur
leurs chances de réussir seuls. C’est là une le-
çon importante. Dans cette guerre, la ques-
tion de l’identité nationale russe m’interroge
davantage. La Russie se définit elle-même
comme une anti-Ukraine. Si votre existence
se résume à la négation d’autre chose, alors
qu’êtes-vous ? La Russie a choisi son ennemi,
et maintenant, l’identité russe est basée sur
ce choix de vouloir détruire l’Ukraine.
Quel est le projet politique ukrainien,
et a-t-il changé avec la guerre ?
L’Ukraine a une longue histoire, qui ne
commence pas avec l’indépendance de 1991.
Quand certains disent que « Poutine a in-
venté l’Ukraine en l’envahissant », cela me
rend un peu malade, car, alors, qui est ce peu-
ple qui s’est levé au premier jour de la guerre
pour résister ? D’où vient-il ? Il y avait un dé-
bat, avant 1991, sur ce qu’est l’Ukraine, sur le
fait qu’elle soit une nation parce qu’elle avait
une langue et une culture, ou qu’elle soit une
nation du fait de l’engagement civique de ses
habitants. Or, ce débat a été clos en 1991 :
l’Ukraine était une entité politique et civique.
Dans un pays où la langue russe est très im-
portante, vous pouvez vous sentir ukrainien,
quelles que soient votre langue natale et vo-
tre appartenance ethnique. Le premier des
Ukrainiens aujourd’hui [Volodymyr Ze-
lensky] est un Ukrainien juif russophone. Et
cela est possible parce qu’il y a trente ans les
Ukrainiens ont eu cette compréhension de ce
qu’est la nation, et parce que cette période a
été riche en actions démocratiques, desti-
« Les gens nées à construire une société.
L’Ukraine et la Russie sont, en ce moment,
qui aiment la deux pays très différents. Le projet de Pou-
tine est tourné vers le passé, voire un passé
Russie devraient imaginaire, tandis que le projet ukrainien est
lui souhaiter tourné vers l’avenir, vers la construction
d’une entité politique qui s’améliore.
une défaite aussi
Il y a actuellement en Ukraine un fort
rapide et décisive rejet de la culture russe, avec des appels
au boycott de la Russie dans tous les
que possible. domaines. Pensez-vous que ce phéno-
La défaite est mène se prolongera après la guerre ?
D’abord, nous devrions nous souvenir à
la seule solution quel point l’Ukraine a été tolérante et favora-
ble à la culture russe, jusqu’au 24 fé-
pour que la Russie vrier 2022 [date de l’invasion militaire russe].
y gagne » Il existait une presse russophone, la langue
russe était parlée à la télévision comme dans
la rue. On oublie que l’Ukraine est le pays du
monde où le plus de gens peuvent parler le
plus librement le russe. Cela reste vrai
aujourd’hui, même si quelques personnes
tentent désormais de ne parler que l’ukrai-
nien. Nous sous-estimons à quel point
l’Ukraine est moderne avec, par exemple,
une capitale bilingue. Berne n’est pas vrai-
ment une capitale bilingue, Bruxelles n’est
pas vraiment une capitale bilingue non plus,
l’Europe n’a pas vraiment de capitales bilin-
gues, alors que Kiev l’est.
Ensuite, je ne suis pas surpris que les Ukrai-
niens aient une réaction négative à l’égard
de la culture russe, car ils l’associent à l’idée
de l’empire.
La paix doit-elle nécessairement passer
par une victoire militaire et la défaite de
Géopolitique | 21
l’ennemi, comme cela est envisagé
aujourd’hui tant par Moscou que par
Kiev, ou peut-elle être une paix négociée ?
Je pense que ni les Russes ni les Ukrainiens
ne veulent de paix négociée. Tous deux sont
déterminés à vaincre. On parle de la négo-
ciation comme d’une alternative à la guerre,
mais la négociation n’est possible que lors-
que les deux belligérants ont décidé de ne
plus combattre. Au début de la guerre,
­Moscou et Kiev se sont parlé, mais actuelle-
ment il est clair qu’aucun camp ne veut né-
gocier. Et cela, parce que la Russie pense tou-
jours – à mon avis à tort – qu’elle peut en-
core vaincre l’Ukraine, et parce que
l’Ukraine pense – à mon avis à raison –
qu’elle devrait et qu’elle peut reconquérir
ses territoires occupés.
La paix interviendra avec la victoire des
Ukrainiens. Le seul moyen de terminer la
guerre est que la Russie ne puisse plus com-
battre. Il y a deux scénarios possibles. Le pre-
mier est que Poutine déclare que la Russie a
gagné, que l’OTAN s’apprêtait à envahir la
Russie via l’Ukraine et que, grâce à son
brillant commandement, il l’a stoppée en
Ukraine, sans qu’un seul soldat de l’OTAN at-
teigne la Russie. Son discours pourrait res-
sembler à ça, et il est possible que les Russes
y croient, ou fassent semblant d’y croire.
Dans le second scénario, quelqu’un en Rus-
sie renverse Poutine.
Je n’imagine pas que la Russie puisse ad-
mettre sa défaite. Dans les deux cas, le pays
passera à autre chose : les propagandistes
russes cesseront soudain de parler de
l’Ukraine, et tout le monde comprendra qu’il
ne faut plus y penser. C’est ainsi que la politi-
que russe fonctionne. Soit Poutine changera
de sujet, soit le sujet changera de lui-même,
car ce sera l’après-Poutine.
Craignez-vous une escalade militaire,
soit parce que le conflit s’étendrait
au-delà des frontières de l’Ukraine,
soit parce que la Russie utiliserait
des armes de destruction massive ?
Je suis embarrassé par le débat sur le nu-
cléaire. Je pense que les Russes ont très
­consciencieusement et soigneusement
conçu leurs déclarations sur le nucléaire
pour faire peur à l’Occident. Stratégique-
ment, ils n’ont aucune raison d’utiliser
l’arme nucléaire et de nombreuses raisons
de ne pas l’utiliser. La plus importante est
que, pour eux, le prestige nucléaire est ce qui
fait de la Russie une superpuissance. Si
­Moscou utilisait l’arme nucléaire, il perdrait
immédiatement ce prestige et deviendrait
paria, et les pays voisins chercheraient à se
doter d’armes nucléaires.
Par ailleurs, le risque de voir le conflit
s’étendre n’existe que si on laisse la Russie ga-
« Snowdrop Generation »
(« Génération perce-neige »),
de Victoria Lomasko, 2021,
peinture, aquarelle, stylo et
encre. Victoria Lomasko - private
collection. Courtesy Edel Assanti
Victoria Lomasko
est née en 1978 en Union
soviétique. Elle a étudié les
arts graphiques à l’Université
d’Etat de Moscou. Son travail
s’inscrit dans la tradition
du reportage dessiné tel
qu’il est pratiqué en Russie
et interroge les vestiges
de l’URSS. Elle a été
contrainte à l’exil en
Allemagne, en mars 2022,
en raison de ses reportages
engagés qui traitent de
l’actualité politique et sociale
du pays. En février, son album
« Le Dernier Artiste
soviétique » (Hoochie
Coochie, 296 p., 26 €) a reçu
le Prix du courage artistique
du Festival international
de la bande dessinée
d’Angoulême.
« Au centre de “Snowdrop
Generation”, explique-t-elle,
on trouve mon père, artiste
décorateur qui a obéi à
l’idéologie soviétique pour
gagner sa vie, et moi-même,
enfant, contrainte d’assister
à des manifestations
de propagande. (…)
La dernière scène s’inspire
de croquis faits lors d’un
rassemblement illégal
de soutien au principal
opposant russe, Alexeï
Navalny. (…) J’ai observé
comment un changement
commençait à se produire,
comme le changement
de saison, quand les fleurs
de perce-neige se frayent
un chemin hors de la neige. »
gner la guerre. Les Ukrainiens sont en train
de contenir l’agression russe à l’intérieur de
leurs frontières.
Malgré la guerre, Vladimir Poutine reste
une figure acceptable pour certains
mouvements politiques européens,
ainsi que pour une frange de l’opinion
publique. Pourquoi, dans des pays démo-
cratiques, certains sont-ils attirés par
des tyrans ou des figures autoritaires ?
Dans l’histoire des démocraties, il y a tou-
jours eu des personnes fascinées par les ty-
rans. Dans les années 1930, en Europe
comme aux Etats-Unis, beaucoup ont été sé-
duits par Staline ou Hitler. Il y a des gens qui
souscrivent au mythe d’un homme qui ré-
sout tous les problèmes. C’est une vision fan-
taisiste et infantile de la politique. La démo-
cratie nécessite des citoyens matures, capa-
bles de compromis, patients, et qui acceptent
que des idées différentes des leurs puissent
s’exprimer. Mais il faut bien reconnaître que
certains n’aiment pas la liberté. Ils veulent
qu’on leur mente, ou qu’on leur dise quoi
faire. C’est aussi le cas actuellement dans
mon pays [aux Etats-Unis].
Les relations internationales et le droit
international connaissent parfois des
tournants, comme, après la seconde
guerre mondiale, la création de l’ONU,
la Déclaration universelle des droits
de l’homme et les conventions de
Genève – ou, dans une moindre mesure,
après la guerre froide. La guerre russo-
ukrainienne pourrait-elle marquer
un tournant ?
Les Ukrainiens sont en train de sauver le
système international actuel. En termes pu-
rement stratégiques, la résistance ukrai-
nienne a rendu le monde beaucoup plus
sûr qu’il y a un an, pour trois raisons. Cela
rend une confrontation américano-chi-
noise dans le Pacifique moins probable,
parce que cela force Pékin à réfléchir à deux
fois à une intervention à Taïwan ; cela rend
une confrontation entre la Russie et l’OTAN
moins probable, car la Russie n’a plus l’ar-
mée nécessaire pour menacer des pays
membres de l’OTAN ; et cela rend une guerre
nucléaire beaucoup moins probable, car
l’Ukraine résiste au chantage nucléaire et
démontre qu’il n’y a pas besoin de posséder
des armes nucléaires pour résister à une
puissance nucléaire.
On n’est pas obligé de voir cette guerre
comme une crise de l’ordre contemporain.
On peut aussi la considérer comme son sa-
lut. Evidemment, tout dépend d’une victoire
de l’Ukraine. p
Propos recueillis par
Rémy Ourdan
 Culture
22 |
P o l i t i q u e c u lt u r e l l e
Le Théâtre
de Villeurbanne,
reflet d’une culture
publique en crise
Comme plusieurs lieux culturels d’Auvergne-
Rhône-Alpes, le TNP tente d’adapter
sa production pour faire face à la réduction
de ses subventions décidées par la région
Reportage
Villeurbanne (Rhône) - envoyée spéciale
L
a grande roue lumineuse instal-
lée dans le hall d’entrée du Théâ-
tre national populaire (TNP)
donne un air de fête à ce temple
de la décentralisation théâtrale.
Ce décor enchanteur, vestige de
Liliom, l’un des spectacles créés par Jean
­Bellorini, directeur de ce lieu culturel central
de Villeurbanne (Rhône), apparaît, sans le
vouloir, comme un clin d’œil à la pétition
­titrée « N’éteignez pas les lumières sur le
spectacle vivant ».
Lancé début mars à l’initiative du Syndicat
des entreprises artistiques et culturelles
(Syndeac), ce texte, qui a recueilli près de
12 000 signatures, interpelle le gouver­-
nement sur un secteur au bord de la rupture
financière. « Au moment où les tensions
­inflationnistes et énergétiques ne tarissent
pas, où le soutien des collectivités ­ter­ritoriales
s’effrite, nous sonnons l’alarme », s’écrie le
principal syndicat des scènes publiques.
Coûts qui explosent, subventions qui sta-
gnent, le spectacle vivant subventionné se
sent attaqué dans sa capacité à répondre à
ses missions de service public.
Même un paquebot bien doté comme le
TNP − 18 000 mètres carrés, quelque 90 per-
manents, trois salles de spectacle, dont une
de 660 places, quatre salles de répétitions −
est ébranlé. « Je pensais diriger l’un des théâ-
tres les mieux protégés, de par son histoire, son
statut, et je me retrouve à joindre avec dif­-
ficulté les deux bouts et à avoir comme seule
solution de réduire l’activité. C’est fou », témoi-
gne Jean Bellorini, à la tête de ce Centre dra-
matique national (CDN) depuis janvier 2020.
Aux surcoûts engendrés par la facture éner-
gétique (en hausse de 100 000 euros) et par la
pression salariale (due à l’augmentation du
point d’indice) viennent s’ajouter les choix
politiques opérés depuis un an par le conseil
régional Auvergne-Rhône-Alpes.
Au nom d’un « rééquilibrage territorial », la
région, présidée par Laurent Wauquiez (Les
Républicains – LR), a réduit, sans concerta-
tion, les subventions de plusieurs institu-
tions culturelles, dont le TNP. Au printemps
2022, l’équipe du théâtre apprenait dans la
presse que la région se ­désengageait à hau-
teur de 150 000 euros, ­faisant passer sa dota-
tion annuelle de 500 000 à 350 000 euros. Un
an plus tard plane le risque potentiel d’un re-
trait total. La programmation de la saison
2023-2024 est en cours de bouclage sans con-
naître le futur montant de subvention du
conseil régional, la commission régionale
culturelle, initialement prévue en mars,
ayant été annulée.
« Actuellement, on vit au-dessus de nos
moyens, résume Pauline Huillery, admi­-
nistratrice du TNP. Sur l’exercice 2023, on at-
teint 450 000 euros de déficit. » Jean Bellorini
­assume de « prendre ce risque », parce qu’il a
­encore trois ans de mandat pour réajuster les
comptes si la situation empire, et qu’il veut,
pour l’heure, maintenir un théâtre « ouvert et
vivant » sans augmenter le prix moyen du
billet (13,50 euros). « Je lutte contre la tendance
à alléger les formes artistiques. Le TNP
­continue à revendiquer, en matière de maison
de production, des formes fortes, qui habitent
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
complètement la cage de scène. Sinon, on va
montrer, dans quelques années, que nos
­maisons sont inutiles. »
En attendant, l’équipe fait des efforts par-
tout, coupe, renonce. Tout est à la baisse : le
nombre de créations, de pièces d’envergure
et de spectacles internationaux. Il y aura bien
le premier spectacle de Nanni Moretti, mais
pas celui d’Angelica Liddell. La fréquence de
levers de rideau passera de 220, cette année, à
197 pour la prochaine saison − soit une perte
de 7 000 entrées. « On essaie de maintenir
l’équilibre entre œuvres du répertoire, comme
la reprise de Tempête sous un crâne, mon
­premier spectacle, la création et la transmis-
sion avec La Troupe éphémère, composée
d’une vingtaine de gens de Villeurbanne et ses
environs », explique Jean ­Bellorini. Pour ten-
ter de trouver des subsides supplémentaires,
un « cercle des mécènes » a été créé afin d’at-
tirer le monde de l’entreprise.
« Réinterroger le modèle »
Car l’augmentation des coûts et la contrac-
tion des subventions (non indexées sur le
taux de l’inflation) entraînent un effet ci-
seaux dévastateur. Le TNP a beau disposer de
7,6 millions d’euros d’aides publiques (Etat,
ville de Villeurbanne, métropole du Grand
Lyon, ­région Auvergne-Rhône-Alpes), sur un
­budget total de 11,5 millions, sa marge artisti-
que − c’est-à-dire ce qu’il reste après imputa-
tion des charges fixes de fonctionnement −
fond comme neige au soleil. Cette « marge »
− poumon des établissements de spectacle
vivant pour la création et l’accueil d’équipes
artistiques − est passée, au TNP, de 2,2 mil-
lions, en 2011, à 1,3 million, en 2023. Et tom-
bera à 1,1 million, en 2024. « A ce rythme-là,
dans quatre ans, on sera une coquille vide,
une magnifique structure mais qui n’aura
plus de projet », redoute Florence Guinard,
directrice adjointe du TNP.
Pourtant la saison 2022-2023, qui a débuté
avec éclat (La Cerisaie, avec Isabelle Huppert, multiplier les spectacles de petit format, lé- une solidarité entre structures culturelles ré-
La Douleur, avec Dominique Blanc, L’Avare gers, alors qu’il serait « important de confec- « À ce rythme-là, gionales qui est poussée par la crise. En
mis en scène par Jérôme Deschamps, Le Roi tionner de grands spectacles qui rendent jus- dans quatre ans outre, une expérimentation d’échange de
Lear, avec Jacques Weber) et s’est poursuivie tice aux outils dans lesquels on est », Jean spectacle va être lancée avec le Théâtre des
avec le succès du Suicidé, mis en scène par ­Bellorini plaide pour une forme de « décrois- on sera une ­Ilets-CDN de Montluçon. L’idée est de sortir
Bellorini, affiche une belle vitalité. La crise sance saine ». Comprendre : faire moins, mais de la « logique commerciale » de la diffusion,
conjoncturelle liée au Covid-19 semble digé- mieux et plus longtemps. « Au TNP, on ne de- coquille vide, alors qu’il s’agit d’argent public, et de rem-
rée, le public est revenu, et le TNP devrait ter- vrait jamais faire moins de dix représentations placer le principe de la cession par celui de la
miner sa saison avec 90 % de taux de rem- d’un même spectacle dans la grande salle. »
une magnifique réciprocité. Pour cette première tentative, il
plissage. Et ce, malgré une baisse sensible, Le maire socialiste de Villeurbanne et vice- structure mais s’agira de spectacles légers, deux solos.
comme partout, du nombre d’abonnés président à la culture de la métropole de Montluçon recevra la création Vie et mort
(5 000 en 2018, 3 800 en 2023), liée à un chan- Lyon, Cédric Van Styvendael (Parti socia- qui n’aura plus de mère Hollunder du TNP et Ex Machina,
gement de pratique de réservation. liste), estime lui aussi qu’« il faut réinterroger création de Monluçon, se jouera au TNP
« On a en France un maillage territorial de le modèle économique de création et de diffu- de projet » pour le même nombre de représentations.
structures, d’outils incroyables. C’est vraiment sion des établissements culturels ». Si la mu- Florence Guinard
le moment de poser la question : que veut-on nicipalité et la métropole ont maintenu directrice adjointe du TNP Initiatives de rapprochement
comme service public de la culture ? Il faut pro- leurs montants de subvention au TNP, ni « Il faut faire évoluer nos modèles écono­-
fiter de cette période de crise pour réinterroger l’une ni l’autre n’est en capacité de suppléer miques, les CDN n’ont pas été créés pour être
en profondeur le sens même du théâtre public, le désengagement de la région. « Le dialogue une boîte de prod, pour vendre, il faut trouver
mais cela doit s’accompagner d’une volonté est totalement rompu, je n’ai jamais rencon- d’autres manières de faire », martèle Carole
politique nationale, insiste l’homme de théâ- tré mon homologue du conseil régional », Thibaut, directrice du Théâtre des Ilets. « La
tre. Ce qui nous tue tous, c’est cette sensation constate l’élu « profondément convaincu qu’il diffusion rapporte de moins en moins, car
d’être au pied du mur et d’être face à notre pe- est plus que jamais nécessaire d’investir dans plus personne n’est en capacité de payer au-
tite mort. Soyons honnêtes, on est tous pau- la culture à condition d’être transparent ». delà du coût plateau. A quelques exceptions,
més. On est au bout d’un modèle. Aujourd’hui, Collaboration, mutualisation des moyens, ce leurre selon lequel on pouvait se faire de
un théâtre public flirte avec les mêmes ques- sobriété, programmations partagées, « une l’argent en tournant n’est plus vrai. Il faut
tionnements de rentabilité, d’efficacité, de nouvelle génération de dirigeants de lieux ­redonner du sens au réseau des CDN. C’est
star-système qu’un théâtre privé. Ce n’est pas ­culturels est prête à travailler ensemble, il faut ­incohérent de mettre le réseau en concur-
normal. On ne devrait pas être là pour ça. » saisir cette occasion », insiste-t-il. rence », juge Jean Bellorini.
A l’heure où il faut trouver toujours plus de Lors de sa prochaine saison, le TNP va A la mairie de Lyon aussi, Nathalie Perrin-
coproducteurs pour monter une création, où ­accueillir des spectacles de la Biennale de la Gilbert, adjointe à la culture, milite pour des
les contraintes économiques poussent à danse et du festival de théâtre Sens interdits, rapprochements. Elle se félicite, par exem-
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Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
ple, que le Théâtre lyonnais municipal des
Célestins et le TNP se soient associés pour le
prix Incandescences, concours réservé aux
compagnies théâtrales régionales. Chaque
année, les deux lauréats sont programmés
dans l’un des deux établissements. « Ce type
d’initiative solidifie une politique publique de
culture », considère l’élue municipale. Elle
attend désormais avec crainte, les prochains
choix budgétaires du conseil régional.
« Les arbitrages sont en cours de finalisation,
et les structures culturelles recevront, d’ici
dix à quinze jours, un courrier indiquant les
montants de subvention », explique laconi-
quement Sophie Rotkopf (LR), vice-prési-
dente de la région chargée de la culture. « No-
tre budget culture se maintient à 62 millions
d’euros, mais le rééquilibrage territorial se
poursuit. Certains établissements verront leur
subvention baisser et d’autres augmenter »,
précise-t-elle. Que deviennent les 4,2 mil-
lions d’aides supprimées en 2022 ? « Un appel
à projet “culture en territoire” d’une enveloppe
de 2 millions d’euros est en cours, et nous al-
lons aussi pousser fortement le curseur sur les
festivals parce qu’ils représentent une culture
populaire de proximité qui s’adresse au plus
grand nombre : 530 seront aidés, contre
475 actuellement », assure la vice-présidente.
Aucune nouvelle date de commission cultu-
relle régionale n’est annoncée. p
Sandrine Blanchard
En Occitanie, des arbitrages
dans la concertation
La région présidée par la socialiste Carole Delga maintient ses subventions
et veut valoriser les « créations en immersion dans les territoires »
Enquête
P our faire face à la crise,
­chacun a sa méthode. Tan-
dis que la région Auvergne-
Rhône-Alpes taille à la hache dans
ses budgets culture, l’Occitanie
opte pour la manière douce.
­Concertations entre tutelles et ar-
tistes, négociations avec les syn­-
dicats, ajustements au cas par cas :
« Nous ne sommes pas dans une
­région qui ampute les finance-
ments », admet Nicolas Dubourg,
président du Syndicat des en­-
treprises artistiques et culturelles
(Syndeac).
A défaut d’être augmentées, les
subventions attribuées par la ré-
gion présidée par la socialiste
­Carole Delga à ses opérateurs
­culturels sont maintenues pour
l’année 2023. Une décision saluée
par les professionnels du specta-
cle vivant, même si elle est loin de
les mettre à l’abri. Entre inflation,
revalorisations salariales ou flam-
bée des factures d’énergie, la stabi-
lité des subsides équivaut, en réa-
lité, à une érosion progressive des
marges de manœuvre des théâ-
tres. « Nos déficits sont structurels
et conjoncturels », explique Natha-
lie Garraud, codirectrice du Centre
dramatique national (CDN) de
Montpellier. « Sans refinancement
public majeur, nous ne nous en sor-
tirons pas », renchérit Sandrine
Mini, directrice de la Scène natio-
nale de Sète (Hérault). « Com-
ment gérer un présent qui s’effon-
dre tout en se projetant, sans visibi-
lité, vers l’avenir ? », insiste Sébas-
tien Bournac, directeur du Théâtre
Sorano, à Toulouse.
L’équation paraît insoluble au
moment où les factures frôlent
des niveaux stratosphériques.
Au Théâtre de la Cité, à Toulouse
(second CDN de l’Occitanie), le
codirecteur Stéphane Gil fait
l’addition : « Par rapport aux an-
nées précédentes, nous payons
200 000 euros de plus pour le gaz,
120 000 pour l’électricité, 11 000
pour l’eau, sans compter l’aug-
mentation de 5 % des salaires :
90 000 euros. »
Désir d’assainissement
Du côté des collectivités locales, le
bilan n’est guère plus brillant. La
capacité d’endettement de la ré-
gion flirte avec le seuil d’alerte.
­Vice-présidente du conseil régio-
nal chargée de la culture, Claire
Fita n’accomplira pas de miracles.
« Nous préservons le budget cul-
ture, mais nous ne serons pas en
mesure de répondre au surcroît de
sollicitations. Certaines structures
exigent une mobilisation immé-
diate. Pour d’autres, l’urgence est
moins évidente. Nous réalisons du
sur-mesure. Nous serons très reven-
dicatifs sur la responsabilité de
l’Etat par rapport aux augmenta-
tions subies par les lieux. »
Si le ministère de la culture a dé-
bloqué des aides exceptionnelles
(3,5 millions d’euros) pour amortir
la hausse des fluides, le compte n’y
est pas : « Cet apport représente
­environ 30 % du surcoût », détaille
Nathalie Garraud, qui refuse de
ponctionner sa marge artistique
pour acquitter ses dettes. Et s’in-
terdit d’augmenter le prix des
billets. « Une élévation des tarifs se
traduirait par un tri des spec­-
tateurs, ce qui serait contraire à la
notion de service public », analyse
Nicolas Dubourg.
Quels leviers alors activer pour
que ces scènes subventionnées ne
Culture | 23
soient pas contraintes de fermer
leurs portes par mesure d’écono-
« Nous ne teurs doivent être programmés.
Nos engagements ne doivent pas
mie ? En Occitanie, l’offensive se
partage entre le terrain et les
­cabinets politiques. Le diagnostic
posé par la région a débouché sur
un désir d’assainissement. « Face
concevons pas
de fermer des lieux
en difficulté alors
être de vaines utopies », poursuit
l’élu, qui voudrait faire de sa ville
la prochaine capitale européenne
de la culture. Il augmente le bud-
get, sollicite les mécènes, mutua-
à l’engorgement des créations, aux qu’ils participent lise ce qui peut l’être. Ce sera ainsi
difficultés de diffusion et au faible le cas du Printemps des comé-
nombre de représentations, nous à la dynamique diens, festival dirigé par Jean Va-
modifions nos accompagnements. rela, et de l’EPIC (établissement
Il n’y a plus d’appel annuel à pro- de la ville » public industriel et commercial),
jets mais un appel tous les deux Michaël Delafosse deux entités appelées à fusionner
ans. » La méthode devrait permet- maire (PS) de Montpellier sur le Domaine d’O, où elles sont
tre, assure Claire Fita, « de mettre situées. Avoir les pieds sur terre
fin à un système sclérosé qui en- n’empêche pourtant pas Michaël
traînait une absence de turn-over municipalité mettra fin en regrou- Delafosse d’invoquer la néces-
entre les compagnies convention- pant les installations dans un es- sité impérieuse de l’art dans le
nées ». L’élue ne s’en cache pas : pace unique. « Nous ne nous étions quotidien de ses administrés :
l’objectif est aussi de valoriser « les pas franchement occupés jusqu’ici « Dans un monde où Vladimir
créations en immersion dans les du diagnostic énergétique de nos ­Poutine a détruit 243 lieux de
territoires ». Priorité aux compa- bâtiments », admet Francis Grass. ­culture, le devoir des maires est de
gnies dont l’action « structu- Parce que la crise n’épargne per- défendre la culture. Ce choix est
rante » se vérifiera en Occitanie et sonne, l’exigence d’exemplarité plus que jamais politique. »
qui sauront prouver qu’elles n’y ne tient que si tout le monde est A Perpignan, le maire (Rassem-
font pas de la figuration. logé à la même enseigne : ce mes- blement national – RN), Louis
sage est implicitement adressé Aliot, partage-t-il ce sens du de-
Moins de spectacles par les tutelles à des responsables voir ? Tandis que la scène natio-
Ce recentrage ne fera pas que des de théâtres qui en redoutent les ef- nale, l’Archipel, attend que soit
heureux. Il va pourtant dans le fets pervers. Aujourd’hui solidai- nommée une nouvelle direction,
sens d’une obsession commune : res, les collectivités locales ne ris- une pétition circule. Elle s’alarme
la rationalisation. Assez peu poé- quent-elles pas, demain, de se dé- de l’hypothèse d’un choix qui
tique, le mot convoque des logi- fausser en invoquant l’impératif pourrait être imposé par l’équipe
ques gestionnaires qui se décli- économique ? A Toulouse, Sébas- municipale, nonobstant l’Etat, qui
nent tous azimuts. A la Scène na- tien Bournac s’inquiète : « Les col- labellise le lieu. Implanté dans la
tionale de Sète, Sandrine Mini lectivités nous tiennent un discours ville, où il collabore avec la com-
s’est résolue à restreindre le nom- très horizontal en répercutant leurs munauté gitane, Benjamin Barou-
bre de représentations par saison. problèmes comme si nous étions Crossman, jeune metteur en
Cent soixante avant le Covid-19, sur un pied d’égalité. Or, ce qui est scène, lutte pied à pied pour main-
110 en 2022-2023, sans doute en jeu, c’est l’effondrement du ser- tenir (avec l’aide financière de la
moins en 2023-2024. La directrice vice public. » Une perspective que région et du département) un fes-
se démène, par ailleurs, pour trou- certains élus oublient, comme en tival de culture gitane. Il refuse de
ver des ressources en dehors des témoignent les sapes opérées en laisser le RN faire et défaire la vie
circuits habituels : « Le club des Auvergne-Rhône-Alpes. culturelle. La ville est « un no man’s
mécènes est notre troisième finan- « Il faut tenir ! », s’exclame à l’in- land qui vaut la peine qu’on se batte
ceur. Il arrive devant la région et verse Michaël Delafosse. Le maire pour elle », soupire-t-il. Ce qui se
rapporte, en moyenne, 250 000 eu­- socialiste de Montpellier plaide la joue ici excède les frontières d’une
ros par an. » cause de l’art : « Nous ne conce- cité, d’un département, d’une ré-
Au Théâtre de la Cité, à Tou- vons pas de fermer des lieux en gion. Il faut tenir. A Perpignan plus
louse, un plan d’attaque ratisse ­difficulté alors qu’ils participent à que partout ailleurs. p
large : gel de certains recru­- la dynamique de la ville. Les créa- Joëlle Gayot
tements, limitation des durées et
des lieux de chauffage, réduction
des achats de spectacles et dimi-
nution des coréalisations avec les
lieux partenaires. « Nous mini­-
misons l’itinérance et le pluridisci­-
plinaire. Nous augmentons le
nombre de représentations par
projets », annonce Stéphane Gil.
Moins de spectacles, mais des
­durées d’exploitation allongées :
si la méthode doit attirer un
­public élargi, le directeur a toute-
fois pris soin de prévenir ses tu­-
telles : « Tout le monde doit accep-
ter ce qu’impliquent les longues
­séries. Après vingt ans d’un théâtre
à ­succès où chacun se gratifiait
d’un taux de remplissage à 85 %
ou 90 %, nous allons passer à
un taux de 60 % ou 70 %. Il s’agit
donc d’adopter une nouvelle grille
de lecture. »
Le volontarisme de la démarche
a convaincu la mairie de Toulouse,
qui n’a plus l’intention de répon-
dre sans contrepartie aux appels
au secours. « Nous aiderons plus
spontanément ceux qui se pren-
nent par la main et sont forces de
proposition. » Dans le collimateur
de l’adjoint à la culture, Francis
Grass, les compagnies qui se
­contenteraient de réclamer des
subventions mais ne participe-
raient pas à l’effort collectif. L’élu a
aussi dans son viseur l’Orchestre
et le Théâtre du Capitole, dont les
activités et les équipements ac-
tuellement disséminés sur une di-
zaine de lieux sont autant de pas-
soires thermiques et de débauche
d’essence (de 10 000 à 15 000 litres
par an). Un gaspillage auquel la

24 | Culture
A Marseille, la résurrection
en beauté du MAC
Le Musée d’art contemporain rouvre après quatre ans d’incertitude
Art
Marseille
L’
ambiance est à la fête
et au soulagement au
Musée d’art contempo-
rain (MAC) de Marseille
(8e), qui a finalement rouvert ses
portes, ce jeudi 7 avril dans la soi-
rée, après des travaux de rénova-
tion qui ont joué les prolonga-
tions. Soit quatre années de flou
artistique pour ce musée fermé
en avril 2019, dont le calendrier
de réouverture a été perturbé par
l’incertitude des élections munici-
pales de 2020, qui ont vu l’arrivée
de la gauche au pouvoir, après
Compagnie DCA
Philippe Decouflé
Stéréo
13 →22 avr.
chaillot
chaillot
théâtre national
de la danse
theatre-chaillot.fr
vingt-cinq ans de mandat de Jean-
Claude Gaudin (LR), par la détec-
tion d’amiante dans le bâtiment,
par la crise sanitaire, puis par des
retards en chaîne. Est-ce une re-
naissance pour ce musée excentré
dans le sud de la ville, qui a été peu
à peu délaissé et éclipsé par le suc-
cès du MuCEM, musée national
qui a émergé lors de Marseille-Pro-
vence 2013 Capitale européenne
de la culture, avantageusement
placé sur un quai du Vieux-Port ?
Ces retrouvailles lancent, en tout
cas, un signal positif, avec la mue
assez spectaculaire du bâtiment.
« C’est un modèle de rénovation
modeste », commente Xavier Rey,
nomade
Maison de la culture 9 boulevard Lénine
de Seine Saint Denis Bobigny, 93
©Roméo Ricard zoo, designers graphiques
actuel directeur du Musée natio-
nal d’art moderne-Centre Pompi-
dou, qui a cru en la survie du lieu
et défendu son projet de réamé-
nagement, lui qui avait été
nommé directeur des Musées de
Marseille, en 2017, avec la mission
de le fermer et de lui trouver
un nouvel écrin. Pour un budget
serré de 5 millions d’euros de tra-
vaux, on ne peut que saluer le lif-
ting effectué par l’agence Bureau
Architecture Méditerranée (BAM).
Cubique et avec une architecture
en shed (de type hangar), le bâti-
ment du MAC a la singularité
de ne pas être signé : c’est une
construction anonyme, dégotée
au début des années 1990 alors
qu’elle était à l’abandon, soit quel-
que 3 000 m2 érigés par un riche
médecin et collectionneur alle-
mand sur un terrain municipal.
Désormais surélevé, le hall d’ac-
cueil, tout en transparence, traver-
sant vers le jardin de sculptures et
doté d’un auvent métallique élé-
gamment percé par les platanes,
accueille les visiteurs en coiffant le
bâtiment d’un rooftop avec vue
panoramique, accessible par une
rampe extérieure. Les espaces
­intérieurs sont revenus à leur
squelette, débarrassés du maxi-
mum de cloisons, avec un sol de
marbre blanc d’origine tout en
perspectives et lumière zénithale.
Chefs-d’œuvre iconiques
Une exposition temporaire aé-
rienne et grand public de Paola
Pivi, intitulée « It’s not my job, it’s
your job/Ce n’est pas mon travail,
c’est votre travail », vous accueille
dès le hall avec une installation
de roues de vélos de tous styles
et formats et rehaussées de plu-
mes d’oiseaux de tout poil, qui
tournoient dans les airs, images
oniriques des mobilités douces.
Les visions de l’artiste italienne
convoquent le monde globalisé
et ses déséquilibres environne-
mentaux avec cette approche poé-
tique et paradoxalement ludique
qui la caractérise. Une nouvelle
œuvre, Free Land Scape (2023), of-
fre un parcours suspendu immer-
sif comme une vague géante, réa-
lisé en toile de jean à travers les es-
paces, et on retrouve, parmi sa sé-
lection marseillaise, ses étranges
ours polaires au pelage de plumes
colorées et attitudes enjouées.
La collection permanente est
­remise en scène dans un nouvel
accrochage généreux de quelque
140 œuvres, qui revisite, travée
après travée, les différentes facet-
tes de ce qui définit l’art contem-
porain, depuis les années 1950 jus-
qu’à aujourd’hui. L’occasion de
montrer les chefs-d’œuvre iconi-
a l b u m s
S é l e c t i o n
Vue de
l’exposition
« It’s not my job,
it’s your job/
Ce n’est pas mon
travail, c’est
votre travail »,
de Paola Pivi,
au MAC de
Marseille.
HUGO GLENDINNING/
PERROTIN/PAOLA PIVI/
MAC MARSEILLE
La collection
permanente est
remise en scène
avec un nouvel
accrochage
généreux de
140 œuvres
ques des collections comme les
multiples prêts et dépôts des gran-
des collections nationales, régio-
nales ou d’artistes émergents, avec
le souci de créer une « chambre
d’écho de notre monde, aux récits
pluriels », précise Nicolas Misery,
directeur des Musées de Marseille.
Une salle d’exposition a été ga-
gnée dans un ancien espace de
stockage laissé brut et voué à pré-
senter des projets expérimentaux,
qui propose notamment une
vaste et réjouissante installation
de l’Irlandais Malachi Farrell, Hoo-
liganisme (1997), ou encore une
­vidéo de (La)Horde, décapant col-
lectif à la tête du Ballet national de
Marseille, qui a réalisé une perfor-
mance à l’énergie exutoire et sen-
suelle pour la soirée d’ouverture.
Points positifs de ces années de
fermeture, hormis quelques ac-
quisitions de vidéos : les chantiers
de restauration d’une quarantaine
d’œuvres (dont la machine lan-
ceuse de ballons Rotozaza no 1, de
1967, signée Jean Tinguely) et de
réencadrage d’une cinquantaine
d’autres (dont l’Anthropométrie,
d’Yves Klein, ou le King of the Zulus,
de Basquiat). Autre chantier pour-
suivi pendant la fermeture par
l’actuel directeur du musée − tech-
niquement à la retraite, mais en
mission pour accompagner la
réouverture −, Thierry Ollat : retis-
ser des liens forts avec les établis-
sements scolaires de la ville.
L’attention de la refonte est lar-
gement portée vers l’accueil des
publics, et c’est aussi dans cette
perspective que le choix de sa suc-
cesseure a été arrêté sur Stéphanie
Ayrault, ancienne chargée des pu-
blics et de l’action culturelle au
MAC Val, à Vitry-sur-Seine (Val-de-
Marne). Nommée il y a quelques
jours, elle prendra ses fonctions le
1er juillet, avec l’intention de trans-
former cet outil culturel en « un
lieu de vie à vocation scientifique,
sociale et politique accueillant ». p
Emmanuelle Jardonnet
Paola Pivi. It’s not my job,
it’s your job/Ce n’est pas mon
travail, c’est votre travail,
MAC, Marseille 8e. Jusqu’au
6 août. Musees.marseille.fr
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Niko l aï M edtn er
The Muse
Forgotten Melodies I op. 38, 4 Lyrical Frag-
ments op. 23, Skazki (6 Contes) op. 51, The
Muse op. 29 n° 1. Vittorio Forte (piano).
Le long purgatoire de Nikolaï Medtner
aurait-il pris fin ? C’est ce dont semble té-
moigner avec force et sensibilité ce pro-
gramme du compositeur russe et pianiste prodige enregistré
en pleine pandémie de Covid-19. Mais la musique de ce roman-
tique tardif exacerbé n’a pas encore conquis la place qu’elle
mérite. Le pianiste calabrais Vittorio Forte a placé en exergue
les Mélodies oubliées (op. 38). Composées entre 1919 et 1922, ces
huit pièces évoquent la réminiscence de joies anciennes – fête
de village, danse dans les bois, mascarade vénitienne – passées
au fil du souvenir. Un balancement entre élan et nostalgie qui
anime les quatre Fragments lyriques, écrits avant 1911 en Russie
(la musique de Medtner sera interdite en URSS jusqu’à la mort
de Staline). Comptines d’enfance, les six Skazki op. 51 (1928), dé-
diés à Cendrillon et à Ivan le Fou, personnage populaire russe.
Vittorio Forte achève avec une transcription contemporaine de
son cru de The Muse – premier des Sept poèmes d’après Pouch-
kine, créé en 1913 –, qui donne avec raison son titre à ce bel al-
bum. p Marie-Aude Roux
1 CD Odradek Records.
Mo ric e Benin
Je chanterai après ma mort
Révélé au début des années 1970, notam-
ment avec l’album Je vis (1974), le chan-
teur, guitariste et auteur-compositeur
Morice Benin (1947-2021) laisse une
œuvre phonographique de plus d’une
trentaine d’albums. Le présent coffret
de cinq CD, Je chanterai après ma mort, propose des extraits
d’une bonne vingtaine d’entre eux. Benin a chanté des enga-
gements pour un monde meilleur, la justice sociale, l’écologie,
en atténuant peu à peu le recours au slogan, apportant des
nuances à la dénonciation. Il a chanté aussi les rapports hu-
mains, les liens d’amitié, des sentiments simples. Ses musi-
ques passent, selon les époques, que l’on suit ici chronologi-
quement, par le folk, le rock, des emprunts à des musiques
traditionnelles, une forme de musique de chambre, quand
guitare, violoncelle, instruments à vent et piano se croisent,
arrangements qui ont notre préférence. Et tout au long de
cette anthologie en 77 chansons s’épanouit la chaleur vocale
de Morice Benin. p Sylvain Siclier
1 coffret de 5 CD EPM Musique-MCA/Universal Music.
Tel eman
Good Time/Hard Time
Né des cendres du groupe indie rock Pete
and the Pirates (2004-2012), la formation
londonienne Teleman, emmenée par le
chanteur Tom Sanders, a réussi son con-
trepied artistique en s’émancipant vers
une subtile électro-pop. Après deux al-
bums splendides, Brilliant Sanity (2014) et Family of Aliens
(2018), ce quatrième opus est leur premier en configuration
trio après le départ du claviériste Jonny Sanders. Epaulé par les
multi-instrumentistes Peter Cattermoul et Hiro Amamiya,
Tom Sanders se distingue par son timbre mélancolique et dé-
taché, trait d’union entre Neil Tennant (Pet Shop Boys) et Ber-
nard Sumner (New Order). Les compositions, concises et dan-
santes, varient audacieusement entre refrains postpunk
synthétiques d’une classe remarquable (Short Life, Easy Now
I’ve Got You), jolies bulles contemplatives (Hello Everybody),
électro funk minimaliste (I Can Do It For You), et même résur-
gence des guitares (Wonderful Times). Une séduisante défini-
tion de pop moderne. p Franck Colombani
1 CD Moshi Moshi/Bigwax.
S isso ko , S egal , Paris ien ,
Pe irani
Les Egarés
Ballaké Sissoko (kora), Vincent Segal (vio-
loncelle), Emile Parisien (saxophone so-
prano) et Vincent Peirani (accordéon).
Quatre musiciens qui n’ont rien à prou-
ver, réunis dans un désir complice de tis-
ser des mélodies, d’inventer des alliages, « en se laissant aller au
plaisir d’être paumé », avertit Vincent Segal. Comme était l’idée
de la carte blanche des Nuits de Fourvière proposée au violon-
celliste en 2019. Sissoko, avec qui il a déjà enregistré deux al-
bums en duo, Chamber Music (2009) et Musique de nuit (2015)
sur le label, Parisien et Peirani figuraient parmi ses invités. Cet
album enchanteur d’une douceur fascinante résonne comme
un bienvenu effet collatéral de cette rencontre où tout avait été
improvisé. Il y règne la même liberté, une irrésistible conni-
vence. Chacun est venu avec ses suggestions de compositions
ou des propositions de relectures (Orient Express de Joe Zawi-
nul, Esperanza de Marc Perrone, Time Bum de Bumcello). Un
vrai bonheur musical. p Patrick Labesse
1 CD Nø Førmat !/Idol/PIAS.
Q u e en O mega
Freedom Legacy
La Trinidadienne Queen Omega a,
comme sa compatriote Rihanna, le sens
de la liberté, partage le même combat
pour les droits des femmes, mais n’évo-
lue pas dans le même genre musical ni la
même popularité. C’est pourtant une des
trop rares voix féminines du reggae actuel et sur ce disque,
c’est encore sa voix puissante qui s’impose. Comme toute rasta
qui se respecte, Queen Omega est en lutte contre Babylone, ce
symbole de la société occidentale, capitaliste et impérialiste,
comme elle le chante dans Micro Chip. Dans un style très rag-
gamuffin et sur une réinterprétation du riddim Bam Bam, elle
échange avec la MC d’origine écossaise Soom T pour un génial
et final Win. Citons aussi les duos romantiques avec le Calédo-
nien Marcus Gad ou avec le Jamaïcain Julian Marley et le Fran-
çais Yaniss Odua où elle réclame l’égalité des droits, « une unité
réelle ». p Stéphanie Binet
1 CD Lions Flow Production/Baco Music.
K Lire aussi sur Lemonde.fr « Metamorphosis Ligeti »
du Quatuor Diotima ; « Plus fort que l’orage » de Bekar.
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
Varian Fry et Mary Jayne Gold, héros de la lutte antinazie
« Transatlantique » relate l’histoire vraie de deux Américains qui ont sauvé 2 000 juifs européens du nazisme
Netflix
À la demande
Série
D
ans un geste artistique
autant que pragmati-
que – les abonnés des
services de SVoD ayant
tendance à abuser de la
­commande « Passer l’introduc-
tion » –, le très soigné générique de
Transatlantique a été déplacé à la
fin de chaque épisode. Composé
d’images en noir et blanc inspirées
du surréalisme, il témoigne de
l’ambition formelle de cette série
développée par l’Allemande Anna
­Winger (Unorthodox) pour rendre
hommage à un acte de résistance
largement tombé dans l’oubli.
Sans prétendre à l’exactitude
scientifique, la série s’inspire des
destinées singulières du journa-
liste Varian Fry (Cory Michael
Smith) et de la riche héritière
Mary Jayne Gold (Gillian Jacobs),
deux expatriés américains dont
l’activisme, au début de la se-
conde guerre mondiale, permit à
2 000 juifs européens, surtout des
artistes et des intellectuels, de
quitter le continent en passant
par Marseille, alors en zone libre.
Transatlantique décrit le pé-
rilleux travail pour soudoyer les
autorités compétentes et arracher
les visas nécessaires à des diplo-
mates américains pas forcé-
ment complaisants, tout autant
Arte met à l’honneur l’investigation à partir de données en accès libre
Alexandra Jousset, Prix Albert Londres 2022, propose des enquêtes fondées sur les « sources ouvertes », dont une sur le Groupe Wagner
Arte.tv
À la demande
Magazine
Q u’est-ce qui peut bien
réunir l’oligarque russe
Evgueni Prigojine et le
saumon ? Réponse : une
nouvelle série d’investigation
­signée Arte et intitulée « Sources ».
Pour « sources ouvertes » : c’est-à-
dire des documents (presque
­toujours) librement disponibles
sur Internet pour qui sait parfaite-
ment ce qu’il cherche, et où regar-
der. Des mines d’or pour les servi-
GRILLE N° 23 - 085
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V de l’Amérique sur le Monde.
VI
VII
VIII
IX
X s’il vient à manquer. Celle du précé-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 084
HORIZONTALEMENT I. Point-virgule. II. Immoralistes. III. Nep. Elle. AVC.
IV. Arrime. Nahua. V. Ite. Puits. Rm. VI. Lassera. Iséo. VII. Suée. Pet.
VIII. Epissure. Eté. IX. Uro. Salarié. X. Rentre-dedans.
VERTICALEMENT 1. Pinailleur. 2. Omerta. Pré. 3. Impression. 4. Nô. Sus.
5. Trempées. 6. Valeureuse. 7. Ill. Ia. Rad. 8. Rient. Pelé. 9. Gs. Asie. Ad.
10. Utah. Stéra. 11. Levure. Tin 12. Escamotées.
Albert Hirschman (Lucas Englander) et Mary Jayne Gold (Gillian Jacobs). NETFLIX
qu’elle s’attache à dépeindre une
­communauté d’esprits bouillon-
nants. D’abord massés à l’hôtel
Splendide, à Marseille, où Mary
Jayne Gold a ses quartiers, les can-
didats à l’exil se regroupent dans la
villa Air-Bel, le temps d’obtenir le
sésame pour embarquer. Dans cet
espace se croisent André Breton,
Max Ernst, Peggy Guggenheim,
Hannah Arendt, Thomas Mann et
ces de renseignement et les jour-
nalistes, notamment pendant les
conflits – froids de préférence –, et
de quoi vérifier et recouper des in-
formations quand on suspecte
une « fake news ». Aux comman-
des, Alexandra Jousset, Prix Albert
Londres de l’audiovisuel 2022,
avec Ksenia Bolchakova pour le
puissant documentaire Wagner,
l’armée de l’ombre de Poutine.
Dès le premier épisode, on remet
le couvert avec le Groupe Wagner
et son énigmatique chef et fonda-
teur. A partir de documents pira-
tés, les journalistes déploient le
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
Victor Brauner, qui continuent de
peindre, de composer, d’écrire et
de faire la fête, en attendant des
jours meilleurs.
Documentée et anachronique
C’est dans la villa que Varian et
Mary Jayne sont les plus eux-mê-
mes, libres pour lui de vivre son
homosexualité, pour elle de
s’amouracher d’un jeune résistant
système Prigojine : sa société mili-
taire privée et ses liens avec l’Etat
russe ; le projet Lakhta et les cam-
pagnes de désinformation qui
­visent l’Occident ; la mise en place
d’un service chargé de surveiller
les opposants politiques et de cou-
vrir les crimes de guerre commis
par les mercenaires de Wagner.
Making of noir sur blanc
Le deuxième numéro est consa-
cré aux dessous du saumon bio
que nous consommons en
­Europe. Les journalistes retracent
comment des entreprises euro-
HORIZONTALEMENT
I. Grand échange sans beaucoup d’in-
térêt. II. Protège le goal. Estuaire en
Bretagne. III. Assure le spectacle.
Etoiles du Nil dans nos jardins.
IV. Dit vrai. Chez les Grecs. Personnel.
V. Toujours en Afrique, ils ont disparu
au PS. Encadrent la cargaison.
VI. Libèrent les trop-pleins d’émo-
tions. Manifestai mon humeur.
VII. Article. Dieu à tête de faucon.
Légèrement coloré. VIII. Comme
un puits creusé sur la nappe. L’œil
IX. Le titane. Descendu n’importe
comment. Récif corallien. X. Ne tom-
bera que deux fois dans l’année.
VERTICALEMENT
1. Evitent des pas inutiles pendant
le service. 2. Déployée pour se dé-
fendre. 3. Esquissée. 4.Tout s’arrête
dent doit être totale. 5. Renforce
le montage. Assemblages linguis-
tiques. 6. Apportas les couleurs d’un
arc. Prépare rapidement à l’emploi.
7. Maire du palais puis roi des Francs.
Note. 8. Occupai la première place.
9. Passas finement. Règle à suivre.
10. Victime de son frère. Pièce d’un
harnais. 11. Base de départ. Démons-
tratif. Coule en Alsace. 12. Lourde-
ment chargée de poison.
allemand. La présence de quelques
« anonymes » dans la villa rappelle
l’injustice que représente cette
émigration de luxe pour tous ceux
qui ne pourront embarquer.
A la fois documentée et légère,
précise et anachronique, la série
n’évite pas les conventions bizar-
res – tous ces Français qui parlent
si bien l’anglais – et transpose tels
quels des débats contemporains.
péennes ravagent les stocks de
poissons mauritaniens pour fa-
briquer huiles et farines qui ser-
viront à nourrir les saumons
d’élevage – secteur supposé pré-
server les réserves océaniques de
la surpêche – consommés sur le
Vieux Continent.
En furetant sur les réseaux so-
ciaux, en récupérant des vidéos ou
des photos sur des applications de
messagerie, en fouillant les bases
de données en accès libre sur
­Internet, les images satellites ou
encore des outils de localisation
GPS des bateaux ou des avions, ces
sudoku
n°23-085
7 5
4 5
8 4
1 5
6 9
4 3 2 5 Chaque chiffre ne doit
2 1 4 6 3 seule fois par ligne,
8 5 1 2 7 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
NOTRE NOUVEAU
HORS-SÉRIE
Comment la guerre en Ukraine
bouleverse les alliances,
renforce les autocraties, soude l’Occident
et fait émerger un Sud global.
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
Télévision | 25
La France coloniale s’invite au scé-
nario en la personne de deux em-
ployés noirs de l’hôtel Splendide,
déterminés à faire converger les
luttes antinazie et antiraciste. De la
même façon, la sexualité de Varian
Fry, qui n’a que peu d’utilité dans le
récit, sert surtout de prétexte pour
évoquer le sort réservé aux homo-
sexuels sous le IIIe Reich.
Le procédé, facile, ne manque
pas de sincérité. Les derniers épi-
sodes apporteront des nuances in-
téressantes au récit déployé
­jusqu’alors, notamment lorsque
Transatlantique souligne les ambi-
guïtés américaines face à l’Allema-
gne, principalement avec le per-
sonnage de Graham Patterson
(Corey Stoll), un fonctionnaire uni-
quement intéressé par les bénéfi-
ces qu’il peut tirer de la situation.
Côté français, un gendarme ner-
veux (Grégory Montel) et une se-
crétaire zélée (Lolita Chammah)
incarnent deux faces de la colla-
boration : l’une qui suit les ordres,
l’autre qui les devance. La finesse
du propos compense, en grande
partie, les fragilités d’une série
qui, entre pédagogie et forma-
lisme, veut parfois trop en faire. p
Audrey Fournier
Transatlantique, d’Anna Winger
et Daniel Hendler. Avec Gillian
Jacobs, Cory Michael Smith,
Corey Stoll, Grégory Montel (All.-
EU, 2023, 7 × 50 min environ).
journalistes (au Monde aussi) ti-
rent profit de la quantité astrono-
mique de données qui est générée
chaque jour sur le Web. Pour cha-
que enquête Osint (Open Source
Intelligence), la méthode est dé-
crite sur la longueur, sorte de ma-
king of noir sur blanc. « Nous sou-
haitions que les gens puissent sui-
vre notre cheminement, explique
Alexandra Jousset. Nous avons à
cœur de rétablir la confiance dans
le travail journalistique. »
Ce nouveau magazine d’Arte,
qui doit compter six épisodes par
an, met l’accent sur la rigueur,
2 8 3 6
6 7 4 2
1 9 5 3
6 7 6 1 5 3
8 4 9 7
3 2 9 4
9 2 6 8
3 1 7 4
5 8 1 9
2 Expert
1 4 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
colonne et par
carré de neuf cases.
Hors-série Avril-mai 2023
8,90 €
GÉOPOLITIQUE
LE MONDE
DE DEMAIN
Notre
sélection
Dimanc he 9 av ril
Toute l’Histoire
Oustachis, le génocide oublié
18.50 Ce documentaire aussi
instructif que terrifiant retrace
les massacres commis entre 1941
et 1945 par la milice des oustachis,
alliés des nazis dans les Balkans.
Un nationalisme sanguinaire qui
liquida en masse celles et ceux qui
n’étaient pas croates ni catholiques.
Lundi 10 av ril
Ciné+ Emotion
Le Mariage de mon meilleur ami
20.50 Comment faire capoter
au dernier moment le mariage
de son meilleur ami dont on est
amoureuse ? Julia Roberts a
la solution… dans la comédie
sentimentale de Paul John Hogan
(1997), avec Dermot Mulroney,
Cameron Diaz, Rupert Everett.
Mar di 11 av ril
Canal+ Foot
Football : Manchester City-
Bayern Munich
21.00 Grande soirée de Ligue
des champions, sans le PSG, éliminé,
mais avec les deux favoris que sont
Manchester City et le Bayern Munich.
Du spectacle en perspective pour
ce quart de finale aller entre
les joueurs de Pep Guardiola
et de Thomas Tuchel.
servie par une animation gra­-
phique omniprésente. Les enquê-
tes et les méthodes déployées, si
arides que soient certaines éta-
pes, sont parfaitement limpides,
­laissant au téléspectateur le sen-
timent que l’enquête s’est débo-
binée sous ses yeux. Prochain
­numéro fin mai. p
Mouna El Mokhtari
Les Dossiers de Prigojine
et Saumon : histoire
d’un enfumage, deux enquêtes
dans « Sources » (Fr., 2022, 26 min
et 17 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
26 | Rencontre
Jean-Claude Grumberg « Je n’ai rien
choisi, ni l’humour ni les larmes »
Entretien
J ean-Claude Grumberg, 83 ans, est une fi-
gure du théâtre français. Il a écrit qua-
rante pièces, qui lui ont valu cinq Moliè-
res, dont trois sont exposés dans le coin
de la cuisine de son appartement parisien.
« Les deux autres sont dans un placard, avec le
César », précise-t-il. Car il est aussi l’auteur
d’une vingtaine de scénarios, de deux livres
de souvenirs, et de contes, dont le dernier, De
Pitchik à Pitchouk (Seuil, 160 pages, 14 euros),
est sorti le 7 avril.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si en 1942, le commissaire du 10e arrondis-
sement n’avait pas été le moins avide d’arres-
tations de juifs et ne nous avait pas renvoyés
à la maison, ma mère, mon frère et moi. Se-
lon ma mère, il a jugé qu’on n’entrait pas
dans le cadre des gens qu’on arrêtait. Mon
frère, lui, dit que les camions étaient pleins et
qu’il avait envie de rentrer se coucher… C’est
ce qui m’a sauvé, même si je n’en ai aucun
souvenir.
L’autre événement déterminant, dont j’ai
conservé des bribes de mémoire cette fois,
c’est l’arrestation de mon père, en fé-
vrier 1943. Les flics cassent la porte et en-
gueulent mon père : « Regardez ce que vous
nous obligez à faire, pourquoi vous n’avez
pas ouvert ? » Et ils l’embarquent. Drancy,
puis Auschwitz, comme son père, arrêté quel-
ques mois plus tôt. Lui était aveugle alors ils
l’ont porté dans l’escalier, soit parce qu’ils
étaient prévenants, soit parce qu’ils étaient
pressés, ce que j’ai plutôt tendance à penser.
Vous traversez donc la guerre sans
votre père…
Et sans ma mère. Elle nous a envoyés avec
mon frère en zone libre, à Moissac [Tarn-et-
Garonne], dans une institution qui ac-
cueillait des enfants juifs. Puis, comme ça de-
venait plus risqué, on a été dispersés et nous
nous sommes retrouvés dans une famille
dans le Vercors. Je crois que c’est là que j’ai ap-
pris à lire. J’ai vécu tout ça avec inconscience :
tant que mon frère était là, que pouvait-il
m’arriver ? Comme me disait ma mère : « Tu
as eu de la chance dans ton malheur. » Et c’est
vrai. La chance de ne pas être arrêté comme
ces centaines d’enfants du 10e, la chance de
faire des rencontres décisives, plus tard, et la
chance d’avoir une vocation : ne rien foutre !
Vous n’aimiez pas l’école…
Si, mais je n’aimais pas bosser. J’aimais ré-
pondre, si possible avant que le prof ait fini
la question. Donc on me mettait dehors. Et je
ne voulais rien apprendre, rien faire. Sauf les
rédactions. Mais comme mon écriture était
illisible, je prenais des zéros. Je savais que
j’allais arrêter à 14 ans. C’était naturel. On vi-
vait dans une sorte de misère. Ma mère se
crevait au boulot. Mon frère bossait depuis
ses 14 ans, je suis donc entré dans un atelier
de confection.
Y avez-vous fait vos preuves ?
J’ai fait dix-huit ateliers en quatre ans telle-
ment j’étais nul. J’ai commencé en allumant
le feu l’hiver et en balayant, j’ai terminé en
balayant et en allumant le feu. Entre-temps,
j’ai appris quelques trucs, mais je n’ai jamais
pu faire une couture droite. Et ça m’allait très
bien : mon but, c’était de me faire virer le
mercredi pour avoir le temps de lire jusqu’à
la fin de la semaine avant que l’on me place
dans un nouvel atelier le lundi.
Lisiez-vous beaucoup ?
Je ne faisais que ça. J’empruntais neuf livres
par semaine à la bibliothèque, grâce aux car-
tes de mon frère et de ma mère.
A l’atelier, vous n’avez donc rien appris…
Si, énormément. Une profondeur hu-
maine. Ces gens étaient d’une culture, d’une
curiosité bien supérieure à ce que j’ai trouvé
plus tard dans le milieu du théâtre. En
­tournée, on ne parlait que de nourriture et
de bagnoles.
Comment le feignant complet,
aussi incapable à l’école qu’à l’atelier,
­devient-il acteur puis auteur de théâtre ?
Parce que je suis nul. C’est ça ma chance.
Tout le monde se foutait de moi à l’atelier et en
plus il n’y avait personne de mon âge. Je suis
donc allé à l’Union des jeunesses républicai-
nes de France, un faux nez des Jeunesses com-
munistes. Là, ils me donnent le choix entre
vendre L’Avant-garde dans la rue et risquer des
« Je ne serais pas arrivé là si… »
Chaque semaine, « Le Monde »
interroge une personnalité sur un
moment décisif de son existence.
Le dramaturge revient sur la mort
de son père, dont il a fait une arme
coups, ou faire du théâtre. Je choisis le théâtre.
Au bout d’un mois, j’ai le rôle principal.
Et les choses s’enchaînent. Je suis pris dans
une autre compagnie amateur, confirmée
celle-là. Si bien que, moi, l’apprenti tailleur, je
deviens en parallèle apprenti comédien. Et
puis un jour, la troupe explose. Le lendemain,
je ne me lève pas. Ma mère me demande
pourquoi je ne vais pas à l’atelier. Je lui ré-
ponds : parce que je suis comédien.
Concrètement, en quoi cela consiste-t-il ?
A suivre des cours, en faisant en sorte de ne
pas payer : n’y aller qu’une fois sur deux, ne
pas passer les scènes. Un jour, une copine qui
s’occupait des costumes pour la compagnie
de Jacques Fabbri et qui partait pour un an
me demande si je ne veux pas la remplacer. Je
passe une audition. Fabbri me demande :
« Tu as été tailleur ? » Je dis oui. « Tu es comé-
dien ? » Je dis oui.
Et me voilà aide régisseur dans la plus pres-
tigieuse compagnie comique de Paris avec
un peu de figuration. Jusqu’à ce qu’un comé-
dien attrape la grippe et qu’on me demande
de le remplacer dans Les Joyeuses Commères
de Windsor, de Shakespeare. Et ça se passe
bien. J’y suis resté plusieurs années. Avec en
prime quelques rôles à la télévision.
Pour quelle raison prenez-vous
la plume ?
Pour impressionner Jacqueline, que je ve-
nais de rencontrer et qui deviendra la femme
de ma vie. Je partais en tournée, j’étais
­convaincu qu’elle rencontrerait quelqu’un
d’autre. Comme je lui avais donné les nouvel-
les de Tchekhov à lire, j’ai décidé d’en adapter
une, Le Duel. Ecrire ne serait-ce qu’une nou-
velle me semblait inatteignable, mais le théâ-
tre, je connaissais. Et ça ne m’a effectivement
posé aucun problème. Et peu à peu je suis de-
venu auteur. Ça ne me rapportait rien, mais
j’avais gagné un statut. Et comme, rapide-
ment, Jacqueline, qui avait repris l’affaire de
robes imprimées de ses parents, a très bien
gagné sa vie, l’argent n’était pas un souci.
Jean-Claude
Grumberg,
en 2021, à Paris.
Bruno Lévy pour « Le Monde »
Dès « Demain, une fenêtre sur rue »,
la première de vos pièces à être montée,
en février 1968, vous choisissez l’hu-
mour. Pourquoi ?
Ce n’est pas un choix. Quand les policiers
ont pris mon grand-père aveugle, ils ont
laissé ma grand-mère parce qu’elle avait une
crise de diarrhée. Si on ne met pas un peu
d’humour, on ne peut pas raconter ça. L’hu-
mour, c’est ce qui permet de dire l’horreur, à
moins d’être un grand poète. Je ne suis pas
Shakespeare. Et puis, franchement, si un co-
pain vient te voir et te raconte en détail son
cancer, à moins que ce soit un très bon co-
pain, ou ton frère, tu vas essayer de l’éviter.
S’il te fait rire, ne serait-ce qu’une petite fois,
tu peux le réinviter. Le rire permet la relation.
Surtout si on parle de l’innommable. Je n’ai
pas choisi d’être juif, je n’ai pas choisi de naî-
tre à Paris, je n’ai pas choisi de perdre mon
père à 3 ans. Je n’ai pas choisi l’humour.
¶ Ni de faire passer du rire aux larmes
De Pitchik à Pitchouk. en un instant…
Un conte pour vieux Vous connaissez L’Album d’Auschwitz ?
enfants Seuil, 160 pages, [193 photographies prises à l’arrivée au camp
14 euros des juifs hongrois en 1944, le livre se trouve à
portée de sa main]. Regardez les premières
photos, ces petites filles. Elles descendent
du convoi, elles sont sur la rampe, dans trois
heures elles seront mortes. Et que font-el-
les ? Des grimaces… Inutile d’essayer de choi-
sir entre le rire et les larmes. Les deux sont là
en même temps.
Dans « L’Atelier », en 1979, Simone,
l’héroïne, finit par recevoir l’acte
de décès de son mari qu’elle attend
­depuis des années. Sauf qu’il est écrit
« Mort à Drancy ». Peut-on rire de tout ?
Mais c’est la réalité, celle qu’ont vécue ma
mère et tant d’autres. Ce n’est pas de ma
faute si elle est grotesque. Lorsqu’on a joué la
pièce au Gymnase, les gens venaient dans
ma loge avec leur certificat me demander ce
qu’ils devaient faire. Ce n’est pas drôle, ça ? Je
n’avais rien à leur conseiller, j’avais juste
écrit une pièce.
Et quand Robert Badinter est devenu minis-
tre de la justice, il a changé la loi. On pouvait
faire corriger l’acte au bureau d’état civil. Je
n’ai jamais voulu. Je trouve formidable qu’ils
aient voulu effacer littéralement les camps et
au passage leur propre responsabilité. Et que
j’en garde la preuve. C’est drôle, ça aussi,
non ? Tout ça pour vous dire que je n’ai rien
choisi, ni l’humour, ni les larmes, ni mon su-
jet. Un jour, une critique a écrit : « S’il a du ta-
lent, qu’il le prouve en écrivant sur autre
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
chose. » Mais j’en suis incapable. C’est la dé-
portation de mon père qui a fait de moi un
auteur.
Votre père, l’absent si présent
de « L’Atelier ». Le succès de la pièce vous
plonge dans une terrible dépression :
ça ressemble à une blague juive…
J’avais mis cinq ans à l’écrire. Pour la pre-
mière fois, j’avais été pris de scrupules. Peur
de caricaturer, peur d’en dire trop sur ma
mère, peur de parler de mon père. J’avais le
rôle principal, ce qui était le but de ma vie, et
j’étais terrorisé. Durant les répétitions, les
400 mètres qui séparent mon domicile de
l’Odéon me semblaient une montagne. Pen-
dant les représentations, j’ai eu des extinc-
tions de voix tous les matins, qui disparais-
saient avant d’entrer sur scène. Et après, je ne
supportais pas d’être devenu un acteur que
tout le monde trouvait magnifique. Pour-
quoi ? Je ne sais pas. Mais je mordais tous
ceux qui me faisaient des propositions, de
théâtre, de cinéma, de télévision… Et j’ai
plongé. C’est l’analyse qui m’a sauvé. Ça a
commencé par me rendre obsessionnel, ma-
lade, violent, dangereux. J’étais à moitié fou,
je suis devenu complètement fou. Et puis j’ai
guéri. A raison de trois séances par semaine.
C’est la seule fois de ma vie où j’ai vraiment
travaillé, avec l’apprentissage du métier de
comédien.
A votre actif, il y a aussi une vingtaine
de scénarios, dont le plus célèbre,
« Le Dernier Métro », écrit avec François
Truffaut…
C’est Truffaut qui a écrit le film. Il venait
d’apprendre que son géniteur, qu’il n’avait ja-
mais connu, était juif. Et pour jouer le juif, il
prend un Allemand, Heinz Bennent, qui évi-
demment ne sait pas comment faire. Et Truf-
faut non plus. Alors il me demande de re-
prendre toutes les scènes avec Bennent dans
la cave. En lisant le scénario, je lui ai proposé
aussi de réécrire tous les discours antisémi-
tes, que je trouvais un peu timorés.
Est-il vrai que vous n’aimiez pas le film ?
La première demi-heure est très bonne.
Mais comme je le lui ai dit : quand la Gestapo
entre dans la maison, on ne présente pas son
mari à son amant et son amant à son mari,
on chie dans son froc. Je lui ai aussi reproché,
avec un titre pareil, de ne pas avoir montré
que les juifs étaient relégués dans le dernier
wagon du métro. Il m’a dit que ce n’était pas
un film historique mais un film sur l’amour.
Je lui ai répondu que c’était ce que je n’aimais
pas. Il m’a demandé si je voulais mon nom au
générique. Je lui ai dit, comme vous voulez. Il
l’a mis. Il a bien fait. On a continué à se voir.
On parlait surtout de littérature. On avait
aussi un projet ensemble, il est mort avant.
Pourquoi l’auteur de théâtre que vous
êtes finit-il par écrire un conte, « La Plus
Précieuse des marchandises » ?
J’avais écrit dix pièces pour la jeunesse. Les
cinq premières avaient été montées, les cinq
suivantes, personne n’en voulait. Pour
­conserver ce plaisir d’écrire pour les enfants,
j’ai commencé deux contes. Et puis on m’an-
nonce que j’ai un cancer. Alors je m’occupe de
mon cancer, les rayons et tout le reste. Quand
ça se tasse, je ne reprends qu’un des deux
contes. Pourquoi celui-là ? Sans doute pour
sauver la petite fille que j’avais laissée dans la
nature avec les bûcherons.
Et malgré le succès mondial, vous n’avez
pas fait de dépression…
Il y a eu la mort de Jacqueline, je n’en ai pas
eu besoin. De toute façon, j’étais foutu. Il
était prévu que je parte avant elle, qu’elle
puisse tout ranger, se débarrasser des livres.
Ce n’est pas ce qui s’est passé. Ecrire Jacque-
line, Jacqueline [Seuil, 2021] m’a beaucoup
aidé. Elle était là, elle écrivait avec moi. Mais
le livre est paru en 2021 et je découvre que
son absence n’a pas de fin. C’est le privilège
de l’âge : être de plus en plus confronté à la
mort. En octobre, j’ai perdu Maurice Olen-
der, mon éditeur, mon ami, presque un père
de dix ans plus jeune que moi. Ça m’a brisé
et ça ne passe pas. Comme le demi-deuil
dans lequel nous vivions enfants. Avec mon
frère, nous avons pris conscience récem-
ment que nous étions nous-mêmes des sur-
vivants et qu’on y avait échappé, non pas par
la résilience chère à Boris Cyrulnik ou par je
ne sais quel héroïsme, mais par pure chance.
Il n’y a pas de Dieu, mais s’il y en avait un, il
s’appellerait hasard. p
Nathaniel Herzberg
 Idées
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023 | 27

Les artistes ne devraient

jamais avoir peur de choquer duire à un lieu présentant des œuvres
Face à la polémique autour d’un tableau de la peintre destinées à reposer le regard, ­divertir et
suisse Miriam Cahn, exposé au Palais de Tokyo, instagrammer. Un musée, qu’il soit d’art,
de société, d’histoire ou de science, est un
un collectif de vingt-six responsables de musées lieu dans lequel on rencontre le regard de
et d’institutions culturelles rappellent que l’autre. Toute œuvre est par nature déran-
geante car elle montre le monde réel ou
l’art souvent perturbe et que c’est même sa mission imaginaire sous un jour différent ; l’art
force à se décentrer. Il conduit à nous in-
terroger sur l’autre et sur soi-même. Il
conscience sur des terrains parfois
­inconfortables. En n’oubliant jamais de
sensibiliser, d’expliquer, parfois de pré-
venir. La médiation est aujourd’hui
­fondamentale parmi les missions des
musées pour donner des clés de compré-
hension sans jamais nuire à l’émotion et
au rapport direct avec les œuvres.
Est-il si compliqué de comprendre que
l’art, aussi engagé soit-il, ne saurait se

I
l y a dix jours, une parlementaire du
Rassemblement national s’est choisi
une cible : non pas les violences du
monde réel, mais leur représenta-
tion par une artiste. Au Palais de Tokyo,
un tableau de Miriam Cahn, Fuck
­Abstraction, représentant un homme
imposant une fellation à une silhouette
fragile, a fait l’objet d’attaques politi-
ques, médiatiques et judiciaires pour
demander son retrait. Qu’il soit l’œuvre
d’une grande artiste et qu’il ait été peint
pour dénoncer les horreurs de la guerre
n’y changeaient rien, il fallait, au prix
d’outrances et de mensonges, interdire
l’œuvre pour mieux refouler ce qu’elle
venait perturber. La ministre de la
­culture a dû rappeler cette évidence :
que la liberté d’expression et de créa-
tion est garantie par la loi. Cela n’a pas
suffi, plusieurs associations ayant saisi
la justice en référé.
C’est une affaire qui aurait dû nous
faire tous réagir immédiatement. Pour-
tant, nous sommes d’abord restés silen-
cieux, comme si nous nous étions habi-
tués à ce que la présentation d’œuvres
d’art puisse faire l’objet de contestations,
qu’elles viennent d’un bord ou de l’autre,
au nom de la morale, de la sensibilité ou
de droits instrumentalisés pour l’occa-
sion, laissant finalement la justice tran-
cher voire plus simplement et plus rapi-
dement l’opinion publique.
Ce silence intervient dans un climat gé-
néral d’inquiétude qui vient gravement
porter atteinte à la liberté de création et à
la place que nous devons, comme res-
ponsables de musée, lui faire. La violence
et la rapidité des polémiques, enflam-
mées le plus souvent par les réseaux
­sociaux, remplacent et interdisent les
­débats. Le spectacle glaçant offert par des
institutions internationales, où démis-
sions, annulations d’expositions, retraits
d’œuvres et contritions s’accumulent
sur fond de bataille culturelle, devrait
nous montrer le chemin que nous ne
voulons pas suivre.
Craindre l’autocensure
Car notre mission première est de laisser
s’exprimer les artistes, ceux d’hier
comme ceux d’aujourd’hui – le passé
n’échappant ni aux polémiques ni aux re-
lectures qui conduisent parfois à les
­remiser au placard pour s’acheter bonne
conscience et tranquillité. Plutôt que
d’avoir peur de choquer, nous devrions
avoir peur de ne jamais choquer. Car, oui,
l’art choque. Perturbe. Dénonce. ­Dérange.
Questionne. Un musée ne saurait se ré-
nous permet de nous construire pour soi
et avec les autres. Il ouvre des portes : à
nous de donner aux publics envie de ve-
nir et de contextualiser la présentation
des œuvres.
Il nous arrive d’être perturbés par cer-
taines propositions artistiques qui nous
sont faites, comme souvent tout au long
de l’histoire, de la bataille d’Hernani au
Salon des refusés. Notre mission de res-
ponsables de musée et de program­-
mateurs consiste alors à accompagner
les publics, avec attention, confiance et
Est-il si compliqué
de comprendre que
l’art ne saurait
se confondre avec
du militantisme ?
Que les mots
ne sont pas
les choses ?
confondre avec du militantisme ? Que
les mots ne sont pas les choses ?
En Floride, récemment, un directeur
d’école a dû démissionner pour avoir
montré à sa classe de collège une photo
de la sculpture de David, devenue une
image pornographique comme au
temps de la censure vaticane. Résultat, la
Galleria de Florence a enregistré un
­afflux de visiteurs américains devant le
chef-d’œuvre de Michel-Ange. Ironique
retour des choses qui montre que le
­public, moins effarouché que les maîtres
à penser et agitateurs politiques, sait
faire la part des choses ? Qu’il faut le lais-
ser voir, croire et juger à sa manière ?
Notre responsabilité n’est pas de cen-
surer ni de laisser censurer, mais de nous
battre pour offrir un espace de liberté, de
questionnement, pour que l’art puisse
trouver toujours des lieux où il peut
s’épanouir sans crainte. Plus encore que
la censure, nous devons craindre l’auto-
censure. Les musées doivent être des asi-
les de l’émancipation et de l’intelligence
à l’heure de la polarisation des opinions
et des lynchages médiatiques. Si nous
laissions la peur des polémiques et des
attaques prendre le dessus sur l’intérêt
des œuvres ou projets qui nous sont pro-
posés, alors nous renoncerions au prin-
cipe qui fonde nos sociétés ouvertes. p
Isabelle Bertolotti, directrice
du Musée d’art contemporain de Lyon ;
Chris Dercon, président de la
Réunion des musées nationaux-Grand
Palais ; Alexia Fabre, directrice des
Beaux-Arts de Paris ; Didier Fusillier,
président du parc et de la Grande Halle
de La Villette ; Anne-Sophie de
Gasquet, directrice générale de Paris
Musées ; Bruno Girveau, directeur
du Palais des beaux-arts de Lille ;
Fabrice Hergott, directeur du Musée
d’art moderne de Paris ; Jack Lang,
président de l’Institut du monde arabe ;
Laurent Le Bon, président du Centre
Pompidou ; Hervé Lemoine, directeur
du Mobilier national ; Christophe
Leribault, président des Musées d’Or-
say et de l’Orangerie ; Yannick Lintz,
présidente du Musée national des arts
asiatiques-Guimet ; Olivier Mantei,
directeur général de la Cité de la musi-
que-Philharmonie de Paris ; Bruno
Maquart, président d’Universcience ;
Constance Rivière, directrice géné-
rale du Palais de la Porte-Dorée

Annie Cohen-Solal
Picasso, ou les paradoxes de « l’artiste monde »
L’écrivaine et universitaire évoque l’étonnante trajectoire du peintre le plus célèbre du XXe siècle, mort le 8 avril 1973

C
inquante ans après sa
mort, avec des dizaines
d’expositions prévues
dans plus d’une vingtaine
de pays, Picasso est devenu un
« artiste-monde », incontestable
et écrasant. C’est en septem-
bre 2022, à Madrid, non loin de
son Guernica, que cette année de
célébrations a été lancée officiel-
lement. Voici donc aujourd’hui
Picasso encensé par les institu-
tions, statufié par les ministres,
mais aussi présenté comme un
objet ouvert à toutes les contesta-
tions, dans le cadre du séminaire
organisé par Cécile Debray au
Musée national Picasso de Paris.
Est-ce vraiment un hasard si une
personnalité aussi familière sti-
mule encore à ce point nos imagi-
nations ? Et comment son œuvre,
qui inspira déjà pléthore de com-
mentaires, perdure-t-elle encore
de nos jours comme source de
­référence pour tant d’artis-
tes contemporains ?
La révélation de son difficile sta-
tut d’étranger en France provo-
qua, il y a trois ans, de passion-
nantes discussions dans le pays
où Picasso vécut de l’année 1900
jusqu’à sa mort. Aujourd’hui,
c’est au monde entier que devient
accessible cette image inédite
d’un Picasso fragilisé, résilient et
stratège, face aux comporte-
ments d’exclusion ou d’hostilité à
son égard. Qui sait que le jeune
bolide de 19 ans, convaincu de
son talent, qui débarqua à Paris
pour construire sa carrière, y pé-
nétra en subalterne, par la porte
étroite des Catalans de Montmar-
tre, avant de se voir « fiché comme
anarchiste » par la police dès
1901 ? Très lourde suspicion dans
un pays à peine sorti de l’affaire
Dreyfus, où, à peine quelques an-
nées auparavant, le président de
la République avait été assassiné
par un jeune anarchiste italien !
Plus tard, pendant des décen-
nies, son œuvre radicalement no-
vatrice ne trouva pas sa place
dans les collections nationales.
Mais l’artiste à la personnalité so-
laire, vocale, extravertie n’exhiba
jamais aucune de ses fragilités en
public : il travailla et s’acharna à
construire ses réseaux dans les
interstices de la société française.
Peut-être la période la plus fas-
cinante est-elle celle de ses an-
nées cubistes (1907-1914). Avec
l’aide de Georges Braque, dans
une rupture radicale face aux tra-
ditions, il fonctionna comme une
caisse de résonance de son
temps, au carrefour de toutes les
révolutions du XXe siècle – littéra-
ture, philosophie, science, photo-
graphie, cinéma – et proposa de
nouvelles configurations entre
formes artistiques « nobles » et
formes artistiques « mineures »,
dans une production qui disait la
fin de la vieille Europe. Ses
­avancées les plus radicales furent
immédiatement reconnues par
d’autres expatriés comme lui,
qui, de Prague à Moscou et de
Munich à New York, célébrèrent
son talent comme une « alterna-
tive à la norme du goût ».
Et même si ses œuvres cubistes
majeures, séquestrées par la
­police en décembre 1914 – en re-
présailles xénophobes contre son
galeriste allemand –, restèrent in-
cet hyperartiste
à la boulimie
prédatrice puisa
chaque jour
dans tout ce qui
passait dans son
orbite, objets,
concepts, amis
et compagnes
visibles pendant dix ans, Picasso
parvint à rebondir et commença
une nouvelle carrière auprès des
Ballets russes. Plus tard, lorsqu’il
apprit le massacre de la popula-
tion civile d’une petite ville bas-
que par les bombardiers nazis et
franquistes, il produisit en cinq se-
maines Guernica, aujourd’hui re-
connu comme un chef-d’œuvre
absolu, que ce soit dans les revues
d’histoire de l’art ou dans les
camps de réfugiés syriens.
« L’arrogance du génie »
A New York, le 10 mai 1939, Al-
fred Barr, le directeur du MoMA,
accueillit Les Demoiselles d’Avi-
gnon, qui avait été refusé par les
musées français. « Il y a peu
d’œuvres d’art moderne, déclara-
t-il alors, dans lesquelles l’arro-
gance du génie s’impose avec une
telle force. (…) Elle demeure l’un
des exploits les plus formidables
de Picasso. » A Paris, pourtant, le
25 mai 1940, l’inspecteur prin­-
cipal adjoint aux renseigne-
ments généraux qui rejeta la de-
mande de naturalisation fran-
çaise présentée par l’artiste le
décrivit comme un « étranger qui
s’est fait en France, dans la pein-
ture dite “moderne”, une réputa-
tion lui permettant de gagner
des sommes considérables », dont
les idées « sont acquises aux doc-
trines extrémistes » et qui, in-
féodé à des « puissances extérieu-
res », continue de proférer des
opinions d’« anti-Français ». Pi-
casso resta ainsi jusqu’à sa mort
un étranger en France, refusant
tous les honneurs qui lui furent
proposés sur le tard.
En 1955, quittant définitive-
ment Paris pour le sud de la
France, il poursuivit sa carrière
en se réinventant auprès des ar-
tistes locaux. Loin de la capitale,
il révolutionna l’art de la cérami-
que dans la sphère culturelle de
la Méditerranée, vibrante de
mille influences, et qui était pro-
fondément la sienne. Picasso
fut sans conteste un homme de
son temps et de sa culture, c’est-
à-dire un Andalou né au XIXe siè-
cle. Et cet hyperartiste à la bouli-
mie prédatrice puisa chaque jour
dans tout ce qui passait dans son
orbite, objets, concepts, amis et
compagnes. Pourtant il parvint
aussi à inventer, avec certaines
de ses amies et collègues – Ger-
trude Stein, Marie Cuttoli, Hé-
lène Parmelin ou Suzanne Ra-
mié –, des interactions radicale-
ment novatrices, révélant, bien
avant l’heure, sa sensibilité à la
fluidité des genres.
Il articula ses questionne-
ments dans les champs de ruine
du XXe siècle, en résonance aux
questions les plus urgentes de
son temps (méfiance face à
l’étranger, rejet de l’autre, arro-
gance des ­nantis, raidissements
natio­nalistes), répondant magis-
tralement aux défis de son exis-
tence chaotique – tout en souli-
gnant, s’il en était besoin, que tout
étranger peut devenir un puissant
vecteur de transformation sociale.
Ainsi considéré dans une opti-
que résolument sociopolitique,
malgré tous les paradoxes susci-
tés par son étonnante trajectoire,
Picasso nous apparaît aujour­-
d’hui comme un contemporain
capital doublé d’un grand stra-
tège, dont l’œuvre et le message,
en résonance aux questions les
plus urgentes qui se posent à
nos sociétés (crise migratoire,
identités culturelles, frontières
nationales), nous aident à ouvrir
les horizons de ce XXIe siècle
pourtant bien mal parti. p
Annie Cohen-Solal est pro-
fesseure émérite à l’université
Bocconi, à Milan, autrice d’« Un
étranger nommé Picasso »,
(Fayard, 2021, prix Femina
essai), commissaire de l’exposi-
tion « Picasso l’étranger »

28 | Idées
L’immigration entre crainte et nécessité
Le projet de loi sur l’immigration, repoussé, devrait être découpé
en plusieurs textes, dont certains sont supposés faciliter le recrutement
de travailleurs étrangers dans les « métiers en tension »
Joan Monras « La régularisation des
sans-papiers n’induit pas d’appel d’air »
Alors que le gouvernement envisage de faciliter
la régularisation de certains travailleurs
­sans-papiers, l’économiste espagnol détaille
les diverses conséquences d’une telle mesure
D
Entretien
ans une étude publiée en février
2018 et actualisée en 2022, les éco-
Le contexte nomistes Joan Monras (Réserve fé-
Le projet de loi « pour dérale de San Francisco), Elias
contrôler l’immigration, Ferran (université de Valence) et Ja-
vier Vazquez-Grenno (université
améliorer l’insertion », de Barcelone) ont ­analysé les conséquences
qui devait être débattu d’une vaste régu­larisation de 600 000 mi-
le 28 mars, a été grants extra-européens décidée par le gou-
vernement socialiste espagnol en 2005.
ajourné et sera scindé
en plusieurs textes. Vous êtes coauteur d’une étude sur les
Si le volet « contrôle » conséquences de la régularisation de
600 000 personnes en Espagne en 2005.
divise les parlementai-
Un des principaux enseignements
res au point de ne pou- de ces travaux est qu’une régularisation
voir rassembler une massive n’induit pas d’appel d’air…
majorité, le volet « in- En 2004, on estimait qu’il y avait presque
un million de sans-papiers en Espagne. La
sertion », prévoyant la mesure de régularisation a bénéficié à envi-
régularisation des sans- ron 600 000 personnes. Mais elle n’a provo-
papiers travaillant dans qué aucun appel d’air en Espagne. Pour s’en
rendre compte, nous nous sommes intéres-
les « métiers en ten- sés aux chiffres des ressortissants extra-
sion » et facilitant l’em- européens vivant en Espagne. Et on a cons-
taté que ces chiffres n’avaient pas bougé.
ploi d’étrangers, ras-
semble plus largement.
Par exemple, si on regarde les Equatoriens,
il n’y a pas eu de changement, puisque leur
La volonté de répondre nombre total s’établit autour de 400 000,
aux besoins du marché en 2004 comme en 2008. Dans le même in-
tervalle de temps, le nombre de Marocains a
du travail l’emportera-
t-elle sur le fantasme de
augmenté de 150 000, mais sans aucune
rupture perceptible dans la tendance après
l’immigré « profiteur » ? l’adoption de la mesure de régularisation, ce
Luc Behaghel
L’immigration bénéficie
au pays d’accueil
Le chercheur rappelle que les études économiques
s’accordent toutes sur le fait que l’immigration n’a pas
de conséquence négative sur l’emploi et qu’une vraie
politique d’intégration induit même des effets positifs
L
e camp présidentiel, nous dit-on, a
hâte de sortir de la réforme des retrai-
tes pour un autre chantier, celui de
l’immigration. A peine sorti d’une ré-
forme, c’est un autre débat miné qui s’an-
Ce qui fait les nonce, et qui inquiète le chercheur en éco-
nomie que je suis. Les économistes de pla-
flux migratoires, teau de télé vont resurgir. Les calculs vont
être mis sur la table, avec un mélange d’ar-
ce n’est pas guments valables, et beaucoup d’autres
spécieux. Le patronat va plaider l’immigra-
l’attractivité tion sélective : celle qui permet de « booster
de nos systèmes la start-up nation », mais aussi de mainte-
nir des salaires acceptables (entendons :
sociaux, mais bas) dans l’hôtellerie-restauration. Les tra-
vailleurs précaires vont s’inquiéter de la
bien les crises pression à la baisse que cela exercera sur
qui poussent leurs salaires. On va entendre parler docte-
ment de « la loi de l’offre et de la demande »,
à émigrer fondement de la « science économique ».
qui laisse penser que d’autres facteurs, indé-
pendants de cette mesure, ont joué.
On peut expliquer cette absence d’appel
d’air notamment par le fait que la mesure
de régularisation visait les personnes déjà
présentes en Espagne puisque, pour en bé-
néficier, il fallait remplir des conditions
comme être présent depuis déjà au moins
six mois dans le pays et avoir un contrat
pour au moins les six prochains mois.
Nous pensons même que la régularisa-
tion a pu jouer en défaveur de flux nou-
veaux, puisqu’elle a été accompagnée d’un
renforcement des contrôles de l’inspection
du travail visant à combattre le travail au
noir, ce qui a pu rendre plus difficile l’em-
bauche de travailleurs sans papiers. Nous
restons toutefois prudents sur les effets à
long terme de la mesure car, dès 2008, l’Es-
pagne a été touchée par la crise économi-
que, ce qui a pu avoir pour effet de dimi-
nuer la demande de travail.
Des constats similaires ont-ils été faits
dans d’autres pays ?
En 1986, les Etats-Unis ont adopté l’Immi-
gration Reform and Control Act (IRCA), une
amnistie qui a permis à quelque trois mil-
« La régularisation a
pu jouer en défaveur
de flux nouveaux,
puisqu’elle a été
accompagnée
d’un renforcement
des contrôles »
Eh bien non, justement, la recherche en
économie a appris à se méfier de cette loi
d’offre et de demande qui stipule que
­davantage de travailleurs égale salaires
plus faibles. Elle a en effet vérifié dans les
données si les travailleurs locaux peu qua-
lifiés souffraient de l’arrivée de migrants,
et la réponse répétée par de nombreuses
études est négative.
Convergence du cœur et du réalisme
L’économiste canadien David Card, Prix
Nobel 2021 de sa discipline, a étudié la
question dans une étude célèbre, analy-
sant l’arrivée à Miami de 45 000 réfugiés
cubains en 1980, soit une hausse de 7 % de
l’offre de travail. Comment ne marche-
raient-ils pas sur les pieds de salariés natifs
moins qualifiés ? Reprenons un récent
­résumé de cette étude par les sociologues
Dominique Goux et Eric Maurin : M. Card
compare « l’évolution de l’emploi et des
­salaires observée à Miami entre 1979 et 1985
et celle observée sur la même période dans
les villes d’Atlanta, Los Angeles, Houston et
Tampa, villes qui n’ont pas subi de choc
­migratoire en 1980, mais qui ont suivi dans
les années 1970 des trajectoires écono­-
miques et démographiques proches de cel-
les de Miami. Le résultat central de ce travail
est que la période 1979-1985 ne coïncide
avec aucun décrochage particulier de la
­situation des populations non cubaines de
Miami par rapport à ces mêmes popula-
tions non cubaines dans les villes choisies
comme groupe de contrôle ».
C’est assez simple : les migrants ne vien-
nent pas prendre nos emplois. Ils pren-
nent ceux que nous laissons et contri-
buent pour leur juste part à la production
nationale, ainsi qu’au financement des
lions d’immigrés de régulariser leur situa-
tion. Des articles de recherche ont regardé
si cette loi avait provoqué une augmenta-
tion de l’immigration et ils trouvent que
non. Ce n’est pas une vérité absolue, cela dé-
pend certainement des contours de la poli-
tique mise en œuvre et du contexte écono-
mique, mais on a des exemples variés, en
Espagne et aux Etats-Unis, qui trouvent que
la régularisation n’induit pas d’appel d’air.
Comment la régularisation peut-elle
être un frein au travail au noir ?
Si la régularisation est accompagnée d’un
renforcement des contrôles de l’inspection
du travail, cela a pour effet d’augmenter le
coût du travail au noir. En outre, en exi-
geant des personnes un contrat de travail
d’au moins six mois pour être régularisées,
la mesure décidée par le gouvernement es-
pagnol a incité des travailleurs à sortir du
travail au noir. Cela est particulièrement vi-
sible dans le secteur du ménage à domicile.
Beaucoup des personnes qui ont été régu-
larisées étaient des femmes de ménage
d’origine extra-européenne qui travaillaient
de façon non déclarée au domicile de parti-
culiers. La régularisation a provoqué une
hausse très importante du nombre d’en-
tre elles qui étaient déclarées, passé de
60 000 à 160 000.
Toutefois, à moyen terme, le chiffre dans
ce secteur est retombé autour de 110 000.
Nous pensons que, une fois régularisées,
ces travailleuses ont saisi des opportunités
dans d’autres secteurs, notamment dans les
hôtels-restaurants ou le nettoyage en entre-
prise. Mais il est également possible qu’une
fraction de ces travailleurs soit retournée
sur le marché informel.
Vous battez aussi en brèche l’idée
­répandue selon laquelle le recours
à la main-d’œuvre immigrée tire
­les salaires vers le bas…
r­ etraites. Au bout du compte, il se trouve
que, sur ce sujet, les économistes parlent
pour une fois d’une même voix : l’immi-
gration bénéficie au pays d’accueil. Par
comparaison, le débat sur les bénéfices du
commerce international est bien plus vif :
l’ouverture de pans entiers de l’économie à
la concurrence de travailleurs qui produi-
sent contrairement aux règles de notre
modèle social peut dévaster un secteur,
une région. Les bénéfices agrégés sont en
théorie positifs (mais difficiles à quantifier
empiriquement), et on peut fortement
douter que les gagnants de la mondia­-
lisation compensent véritablement les
perdants, comme le réclameraient les
­analyses théoriques.
Autre point de consensus rappelé par
deux autres Prix Nobel d’économie (2019),
Abhijit Banerjee et Esther Duflo : ce qui fait
les flux migratoires, ce n’est pas l’attracti-
vité de nos systèmes sociaux généreux,
mais bien les crises locales qui poussent à
émigrer. Les Syriens voulaient rester en
­Syrie, les Ukrainiens en Ukraine. Mais ils
n’ont pas eu ce choix. La bien-pensance et
le sens du compromis conduisent certains
à argumenter en faveur d’un « en même
temps » faussement équilibré. Premiè­-
rement, accueillons généreusement les
bons, et chassons fermement les mauvais ;
deuxièmement, renforçons notre capacité
et celle des pays de départ à faire la police
des migrants, et renforçons l’aide au déve-
loppement pour que chacun soit heureux
de rester chez soi.
Mais ce prétendu « réalisme politique »
n’en est pas un. Le réalisme, si on y tient,
est de comprendre que la France bénéfi-
ciera au niveau macroéconomique d’un
­afflux de personnes plus jeunes que la
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
La régularisation de travailleurs peut
exercer, dans un premier temps, une pres-
sion à la baisse sur les salaires puisque l’of-
fre de travail se trouve augmentée mais,
dans le même temps, en régularisant leur
situation, les immigrés ont accès à plus
d’opportunités de travail et cela augmente
leur pouvoir de négociation avec les entre-
prises. Nous estimons que cette capacité
de négociation peut leur permettre d’obte-
nir des niveaux de salaire plus élevés d’en-
viron 20 % en moyenne. A long terme, ces
deux effets se conjuguent et il n’y a pas de
changement substantiel sur le niveau des
salaires. Cela fait écho aux résultats de
l’économiste et Prix Nobel d’économie Da-
vid Card qui s’était intéressé à l’exode de-
puis le port cubain de Mariel dans les an-
nées 1980, lorsque quelque 1 250 000 Cu-
bains avaient rejoint Miami.
En revanche, vous montrez
­que les bénéfices sont manifestes
pour les finances publiques…
Nous avons calculé que, pour chaque mi-
grant régularisé, les cotisations patronales
ont augmenté de 4 000 euros en moyenne
par an. Toutefois, nous avons aussi constaté
que le travail au noir n’a pas disparu. Passé
une première période au cours de laquelle
le travail au noir a reculé, celui-ci reprend
car des entreprises cherchent toujours à
échapper aux cotisations sociales, et des
travailleurs peuvent être intéressés par des
salaires plus élevés car non soumis à l’im-
pôt sur le revenu.
Mais cette réalité dépasse la question des
travailleurs migrants. En Espagne, le
­marché informel est très important et
­concerne les travailleurs espagnols eux-
mêmes, dans des secteurs comme le
­bâtiment ou le tourisme. En cela, les
­migrants n’ont pas une attitude différente
de celle des natifs. p
Propos recueillis par Julia Pascual
moyenne d’entre nous ; le réalisme, c’est
de savoir que repousser des migrants dans
des barques de fortune, c’est les tuer, et que
cela ne suffit pas à arrêter les tentatives ; le
réalisme, c’est de reconnaître qu’il serait
beaucoup plus avisé de mettre nos
moyens dans des mesures dont les effets
positifs sur l’intégration des immigrés ont
été prouvés par de nombreuses recher-
ches : accès rapide à un titre de séjour et à
l’autorisation de travailler, formation en
particulier axée sur la langue, sécurisation
rapide d’un logement, programmes spéci-
fiques dans les écoles y compris auprès des
élèves du pays hôte pour les aider à se
« mettre à la place » du nouvel arrivé.
Allons au bout du retournement : lors-
qu’ils auront des gouvernements qui en
font bon usage, nous devrons payer le
Mali, le Sénégal, l’Afghanistan, la Syrie, non
pas pour qu’ils gardent leurs ressortis-
sants, mais pour les remercier du don
qu’ils nous font. Don qui fructifiera à la
mesure de nos efforts d’accueil. La France
vient de montrer qu’elle pouvait accueillir
100 000 réfugiés ukrainiens. Convergence
du cœur et du vrai réalisme ? Une telle
­convergence doit aller au-delà des peuples
européens. Soyons fidèles à l’idéal huma-
niste rappelé en 2017 par le candidat
­Macron : la justice l’exige, le réalisme est
loin de l’interdire. p
Luc Behaghel est chercheur à l’Ecole
d’économie de Paris et à l’Institut
­national de recherche pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023 Idées | 29

La chronique
Jamal Bouoiyour Nord puissent faire appel à une
main-d’œuvre des pays du Sud
inépuisable, bon marché et prête
Certains pays du Nord ont mis
en place des mécanismes d’aides
au retour pour persuader les
deThomas Piketty

La bataille Peut-on faire confiance au

à migrer, est aujourd’hui plus
que questionnable.
La littérature économique est
unanime sur le rôle primordial
des talents
du capital humain dans l’accélé-
ration de la croissance économi-
plus récalcitrants d’opter pour
un retour définitif. Mais cette
option a un succès plus que li-
mité. En revanche, fonder cette
Conseil constitutionnel ?
envie sur des considérations
liées à la valorisation de l’expé-

que et du développement des
pays. Puiser sans contrepartie
dans le vivier des talents des pays
du Sud, c’est leur ôter leur facteur
L’économiste propose de faciliter l’immigration de production le plus important.
C’est économiquement coûteux,
et le retour des travailleurs qualifiés en leur politiquement indéfendable et
garantissant un statut de salarié détaché plutôt éthiquement impardonnable.
Certains économistes avaient
qu’en créant un titre de séjour spécifique proposé, dans les années 1970, de
taxer les travailleurs qualifiés ex-
patriés au bénéfice de leur pays
rience migratoire réussie et sur
l’aide au pays d’origine peut être
plus motivant. La mobilisation
de la diaspora paraît une straté-
gie tout à fait naturelle pour faci-
liter la circulation des cerveaux
entre le Nord et le Sud.
Cette option serait une immi-
gration de retour qui ne serait
plus dictée par le Nord, ni liée à
une conjoncture économique
défavorable. Elle concernerait
A
lors que les sages du Conseil cons-
titutionnel s’apprêtent à rendre
leur décision sur les retraites, il Thomas Piketty
n’est pas inutile de poser une est directeur d’étu-
question simple. De façon générale, des à l’Ecole des
peut-on faire confiance aux juges consti- hautes études en
tutionnels ? Entendons-nous bien : les sciences sociales,
cours constitutionnelles jouent un rôle Ecole d’économie
absolument indispensable dans tous les de Paris
pays. Malheureusement, comme tous les
pouvoirs, ces institutions précieuses et

L
a migration de travail a tou-
jours navigué entre les be-
soins de qualification de
plus en plus pressants du
marché du travail et les atermoie-
ments à répétition des responsa-
bles politiques. Il est vrai que ces
derniers sont soumis à la pression
d’une opinion publique générale-
ment peu favorable au recours à la
main-d’œuvre étrangère. Mais
avec l’accélération du vieillisse-
ment de la population, sous le
double effet d’une natalité chan-
celante et d’une espérance de vie
qui n’en finit pas d’augmenter, cet
équilibre devient fragile.
Le gouvernement, en proposant
un projet de loi instaurant la créa-
tion d’un titre de séjour des « mé-
tiers sous tension », réactive un
vieux débat, celui de la fuite des
cerveaux. Si certaines des bran-
ches qui souffrent d’un manque
structurel de main-d’œuvre (BTP,
hôtellerie-restauration, transport
routier, infirmiers, aides à domi-
cile, sans oublier le secteur agri-
cole) donnent l’impression que
les besoins se font sentir principa-
lement dans des secteurs où la
main-d’œuvre est peu ou moyen-
nement qualifiée, il s’avère que
les pénuries sont aussi persistan-
tes dans les secteurs demandant
du personnel hautement qualifié
(ingénieurs, médecins…).
Ce phénomène n’est pas propre
à la France, il concerne pratique-
ment tous les pays du Nord. On
assiste dès lors à une vraie ba-
taille entre ces pays afin d’attirer
les talents, surtout ceux, plus
nombreux, originaires des pays
du Sud. Cette course aux talents
est exacerbée par les mutations
technologiques et la double tran-
sition verte et numérique. L’enjeu
est de taille, car la réussite de
cette dernière aura non seule-
ment un impact sur la compétiti-
vité des pays, mais participera, à
n’en pas douter, à la lutte contre
le changement climatique, le plus
grand défi de notre époque.
Le recours à la main-d’œuvre
étrangère paraît dès lors comme
une évidence, malgré les réticen-
ces de l’opinion publique. Ce qui
nous renvoie à une question
éthique : la migration de person-
nes hautement qualifiées appa-
raît en effet comme une action
qui peut nuire au pays d’origine.
Le schéma classique, qui repose
sur l’hypothèse que les pays du
On ne peut faire
l’économie d’une
réflexion sereine
sur la question
de la « fuite
des cerveaux »
d’origine (la « taxe Bhagwati », du
nom de l’économiste indo-améri-
cain Jagdish Natwarlal Bhagwati),
afin de compenser la perte cau-
sée par leur émigration et les
coûts de leur éducation suppor-
tés par ces pays pauvres.
Un modèle plus optimiste
Ce raisonnement nous semble
aujourd’hui suranné : la mobilité
est un droit, et l’on ne peut pas
empêcher une personne, surtout
si elle est éduquée et bien infor-
mée, de choisir sa destinée libre-
ment. Mais, compte tenu du man-
que à gagner des pays d’origine et
du coût de formation des futurs
migrants, surtout les plus diplô-
més – la formation d’un ingé-
nieur peut coûter la bagatelle de
150 000 euros –, on ne peut faire
l’économie d’une réflexion se-
reine sur la question de la « fuite
des cerveaux ». L’idéal pour les
pays du Nord et du Sud serait que
les candidats à l’immigration par-
tent à l’étranger pour participer à
la dynamique économique des
pays hôtes, acquièrent une expé-
rience professionnelle pendant
un certain nombre d’années, et
reviennent au bercail.
Cette option constitue une
aubaine : elle évite aux immigrés
de sombrer dans le chômage qui
les guette en cas de récession – ils
en sont en effet les premières
victimes –, tout en leur permet-
tant d’utiliser leur savoir-faire
pour accélérer la croissance dans
leur pays d’origine.
principalement, mais pas exclu-
sivement, des personnes haute-
ment qualifiées qui, à travers
leur expérience acquise dans les
pays hôtes, pourraient contri-
buer substantiellement à la
croissance et au développement
des pays du Sud.
Concrètement, il s’agirait de
conférer au travailleur migrant
un statut de salarié détaché, of-
frant ainsi une valeur ajoutée à
son parcours professionnel. Les
pays hôtes peuvent faciliter ce
processus en garantissant aux
salariés repartis dans leur pays
d’origine la transférabilité de
leurs droits durant leur période
de mobilité. De même, ils peu-
vent prendre en charge une par-
tie du salaire.
Proposée ainsi, la migration des
travailleurs qualifiés, définitive
ou temporaire, permet de repen-
ser le modèle traditionnel de la
« fuite des cerveaux », qui se carac-
térise par un départ univoque et
définitif du migrant. Ce nouveau
modèle de « gain des cerveaux »,
plus partagé, plus optimiste, valo-
rise ainsi la circulation libre des
talents entre les pays d’accueil et
les pays d’origine. p
Jamal Bouoiyour est
­enseignant-chercheur
­en économie à l’université
de Pau et des pays de l’Adour
fragiles sont parfois instrumentalisées et abîmées par les per-
sonnes auxquelles ces fonctions éminentes ont été confiées, et
qui tentent souvent d’imposer leurs propres préférences politi-
ques sous le couvert du droit.
Les exemples sont légion dans l’histoire. Aux Etats-Unis, la
Cour suprême décide en 1896, dans le sinistre arrêt Plessy vs Fer-
guson, qu’il est parfaitement légal pour les Etats du Sud de prati-
quer la ségrégation raciale autant qu’ils le souhaitent. L’arrêt
constitue le fondement légal de l’ordre ségrégationniste jus-
qu’aux années 1960. Dans les années 1930, la Cour censure à plu-
sieurs reprises les législations sociales adoptées par le Congrès
dans le cadre du New Deal, au motif que certaines constitue-
raient une atteinte inacceptable à la liberté d’entreprendre (que
les juges choisissent d’interpréter à leur guise).
Réélu en 1936 avec 61 % des voix, Roosevelt annonce son inten-
tion de nommer de nouveaux juges (la Constitution ne fixe pas
leur nombre) afin de débloquer la situation. La Cour décide finale-
ment de céder et de valider une loi décisive sur le salaire minimal
qu’elle avait précédemment censurée. Plus près de nous, les arrêts
Citizens United vs Federal Election Commission, en 2010, et
­McCutcheon vs Federal Election Commission, en 2014, ont décidé
qu’il était illégal – car contraire à la liberté d’expression – d’impo-
ser des plafonds aux financements politiques privés.
Complices objectifs des possédants
En Europe aussi, les abus de pouvoir ne manquent pas. Un cas
particulièrement extrême est apporté par l’affaire Kirchhof en Al-
lemagne. Juriste fiscal très remonté contre l’impôt, Paul Kirchhof
fut pendant la campagne de 2005 présenté comme le futur minis-
tre des finances d’Angela Merkel, avec à la clé une proposition-
choc : une « flat tax » limitant le taux d’imposition des plus hauts
revenus. Dans la sphère politique, chacun est bien sûr libre de ses
opinions, qui en l’occurrence n’ont guère séduit les Allemands :
tout indique que cette proposition a contribué à réduire le score
de la CDU, si bien que Mme Merkel fut contrainte de former une
coalition avec le SPD et de se séparer de son conseiller.
Le point intéressant de l’affaire est qu’en 1995, alors qu’il était
membre du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, le même Kir-
chhof avait rendu un arrêt jugeant inconstitutionnelle toute im-
position du revenu supérieure à 50 %. L’affaire fit scandale et l’ar-
rêt fut cassé en 1999 par les juges constitutionnels allemands, qui
confirmèrent en 2006 qu’il n’entrait pas dans leurs attributions
de fixer des limites quantitatives aux taux d’imposition.
En France, le Conseil constitutionnel décida de censurer
en 1982 une timide loi sur la parité. Il fallut attendre 1999 pour

Sacha Benhamou A quand un droit

qu’un amendement constitutionnel permette de faire fi de la dé-
cision des juges. Plus récemment, Jean-Louis Debré expliquait
qu’un taux d’imposition de 75 % au-
Comme toutes delà de 1 million d’euros était selon

de travailler pour les étrangers ?

Pour le porte-parole du groupe
de réflexion libéral Génération
libre, le projet de loi de Gérald
Darmanin devrait offrir aux
entreprises plus de latitude
pour employer les immigrants
vis de la solidarité nationale, fluctuante. Il per-
met de se trouver au contact de notre langue
et de nos mœurs. Il donne enfin à l’immigré
un intérêt à persévérer dans l’effort d’intégra-
tion dans son pays d’accueil, puisqu’il s’agit
de préserver un revenu et une vie plus stables.
Dès lors, pourquoi ne pas permettre à tous
les étrangers de travailler et d’entreprendre
­librement ? Pourquoi ne pas faire de l’intégra-
tion économique le principal motif de régula-
risation et d’accueil des étrangers ?
les institutions
tégration des travailleurs dont elles ont besoin.
Ce serait une bonne manière d’avoir une répar-
tition territoriale plus juste de l’effort d’accueil,
et de mieux coordonner les différents enjeux
de l’accueil : emploi, formation, logement…
L’émotion suscitée par les crimes d’étrangers
récidivistes, qui auraient pu être expulsés bien
avant, est certes légitime. Simultanément, il
n’y a aucune raison, dans une société qui se dit
ouverte et protectrice des droits individuels,
de discriminer les étrangers dans leur accès au
lui inconstitutionnel, au motif que
l’impôt doit rester une « contribu-
tion » et ne peut pas devenir une
humaines, « spoliation ». Le problème est que la
ce pouvoir Constitution ne fixe nulle part une
telle limite chiffrée, qui relève de la
ne doit jamais pure interprétation personnelle.
Comme tout citoyen, l’ancien prési-
être sacralisé dent du Conseil constitutionnel est
évidemment libre de considérer que
les taux de l’ordre de 80 %-90 % appliqués aux Etats-Unis de 1930 à
1980 n’ont pas donné les résultats souhaités – ils ont en l’occur-
rence très bien fonctionné et n’ont nullement menacé l’Etat de
droit –, ou plus généralement qu’il ne s’agit pas d’une bonne poli-
tique à ses yeux. Mais le fait qu’il puisse utiliser ses fonctions de
juge pour faire prévaloir son point de vue, sans même avoir à ap-
porter le moindre élément d’argumentation sérieux, témoigne

L
e projet de loi « pour contrôler l’immi-
gration et améliorer l’intégration », dont
l’examen par l’Assemblée nationale a
été reporté par le gouvernement, com-
portait plusieurs mesures pour favoriser le
travail des étrangers : un élargissement de la
liste des métiers en tension qui permet aux
employeurs d’échapper aux lourdes démar-
ches de la demande d’autorisation préalable
pour l’embauche d’un étranger, la simplifi­-
cation de la régularisation des travailleurs en
situation irrégulière dans des filières en ten-
sion, et la possibilité de travailler dans un
­métier en tension seulement pour les deman-
deurs d’asile qui n’ont pas encore reçu le
­statut de réfugié.
Ces avancées seraient salutaires, voire relè-
veraient du bon sens, mais pourquoi s’arrêter
en si bon chemin ? Le constat est partagé par
tous : le travail est le meilleur facteur d’inté-
gration qui soit. Il permet de sortir de sa com-
munauté, à laquelle on échappe difficilement
en France à cause de la centralisation du trai-
tement des demandes d’asile à Paris au détri-
ment de la mixité sociale et d’une répartition
équitable de l’effort d’accueil sur le territoire.
Il permet de sortir de son indépendance vis-à-
Répartir l’effort
Permettre à un demandeur d’asile de travailler
est louable. Mais les chefs d’entreprise d’une
­filière en tension ont besoin de prévisibilité. Ils
seront peu à prendre le risque de l’employer et
de le former s’il peut faire l’objet d’une obliga-
tion de quitter le territoire français en cas de
­rejet de sa demande.
Il s’agirait, enfin, de se défaire de cette
­notion de « métiers en tension ». Le chef d’en-
treprise est celui qui connaît le mieux sa
­filière et ses difficultés de recrutement. Le
marché du travail évolue plus vite que notre
réglementation, a fortiori quand elle dépend
du « dialogue social ». Par exemple, la crise du
Covid-19 a bouleversé certains métiers. On
imposerait par le haut que ces travailleurs
parlent le français, alors que l’employeur reste
le meilleur juge de ce besoin. Or, l’immersion
dans le travail est précisément le meilleur
moyen d’apprentissage de la langue.
Par ailleurs, les besoins peuvent être diffé-
rents d’un territoire à l’autre. Donnons la res-
ponsabilité aux régions, qui sont les plus à
même d’identifier les opportunités d’emploi,
en lien avec l’Office français de l’immigration
et de l’intégration, d’organiser la venue et l’in-
travail. Or, en France, tout est fait pour décou-
rager les patrons d’embaucher un étranger :
taxes, lourdeurs administratives… Comme le
rappelle l’économiste Ekrame Boubtane, l’im-
migration a un effet significatif sur le produit
intérieur brut par tête en France. Alors pour-
quoi le système français semble-t-il valider la
théorie du « fardeau économique », portée par
l’extrême droite, pourtant bien volontiers
­moquée par les partis de gouvernement
­durant les campagnes électorales ?
Le droit de travailler est le seul droit fonda-
mental pour lequel il existe autant d’inégali-
tés entre les nationaux et les étrangers. Pour
sortir les milliers d’étrangers de la dépen-
dance à la générosité publique dans laquelle
nous les maintenons, pour leur dignité et
l’égalité des droits, proclamons un droit de
travailler pour tous ! p
Sacha Benhamou est responsable
de la communication et des relations
­institutionnelles du groupe
de réflexion ­libéral Génération libre
clairement d’un abus de pouvoir caractérisé.
Plus grave encore : les juges constitutionnels français ont déve-
loppé une étrange doctrine selon laquelle l’impôt sur la fortune ne
peut dépasser un certain pourcentage du revenu, y compris dans
le cas où le revenu représente un pourcentage ridicule des plus
hautes fortunes, ce qui interdit de facto tout prélèvement signifi-
catif sur la fortune. Rien pourtant dans la Constitution n’interdit
l’impôt sur la propriété, y compris en l’absence de tout revenu,
comme en témoignent les droits de succession et la taxe foncière,
qui jouent un rôle essentiel dans le système fiscal et social depuis
la Révolution. En se comportant ici comme complices objectifs
des possédants, les juges abîment leur fonction et la démocratie.
Que conclure de tout cela ? D’abord qu’il ne faut pas trop atten-
dre des juges constitutionnels. Comme toutes les institutions hu-
maines, ce pouvoir doit en permanence être remis en cause, éva-
lué et contrôlé démocratiquement, si besoin par des amende-
ments constitutionnels. Il ne doit jamais être sacralisé. S’agissant
de la décision présente, il est clair que l’utilisation pour la réforme
des retraites des privilèges réservés aux lois de financement de la
Sécurité sociale est contraire à l’esprit de la Constitution et méri-
terait une censure complète (qui aurait dû avoir lieu plus tôt). Le
­refus par les juges du processus référendaire ouvrirait par ailleurs
une crise grave et confirmerait le caractère embrouillé et inappli-
cable de la révision constitutionnelle de 2008. Dans tous les cas, il
faudra en revenir à l’essentiel : c’est avant tout la mobilisation dé-
mocratique et sociale qui produit le changement historique et qui
permet que le droit devienne au fil de l’histoire un outil d’émanci-
pation et non de conservation des positions de pouvoir. p

30 | 0123
Planète |
par St ép hane Foucart
L’art délicat
de ne rien faire
D
ans son manifeste
pour une presse libre,
qui devait paraître le
25 novembre 1939
dans Le Soir républicain avant
d’être censuré, Albert Camus di-
sait que l’ironie (au même titre
que la lucidité, le refus et l’obsti-
nation) devait être, face au pou-
voir, l’un des instruments du
journalisme. Ces dernières se-
maines, l’action du gouverne-
ment sur les questions de santé
et d’environnement nous invite
à suivre ce conseil, tant il devient
difficile de ne pas rire devant une
telle accumulation de subter­-
fuges, de contradictions et de
tours de bonneteau, invariable-
ment destinés à favoriser le ren-
dement économique à court
terme, à l’exclusion de toute
autre ­considération.
Forcément incomplète, la liste
pourrait s’ouvrir avec la signa-
ture, le 27 mars, de la « charte d’en-
gagement des gestionnaires de
gares, stations et aéroports (…) en
matière de sobriété énergétique »,
destinée à « mieux réguler la pu-
blicité lumineuse ». On s’en sou-
vient : cet hiver, alors que la pénu-
rie guettait, il était bien difficile
de justifier une telle gabegie
quand chaque foyer était invité à
baisser la température de son lo-
gement. Il fallait donc agir. Signée
en grande pompe sous le patro-
nage enthousiaste de deux minis-
tres – Agnès Pannier-Runacher et
Clément Beaune –, la charte ne re-
pose que sur la bonne volonté des
entreprises signataires.
C’est heureux. Car les engage-
ments pris sont à ce point ma-
jeurs qu’ils semblent à peine te-
nables. Ils sont au nombre de
trois. Le premier : « Equiper (…)
progressivement les dispositifs de
publicités lumineuses (…) afin que
ceux-ci puissent être éteints ou à
défaut mis en veille. » La con-
trainte est forte : il s’agit d’instal-
ler des interrupteurs. La charte
précise que cela se fera « progres-
sivement », afin que nul ne se
sente brusqué. Le deuxième :
« Mettre en œuvre, lors de la fer-
meture des gares, stations ou aé-
roports (…), l’extinction ou la mise
en veille des publicités lumineuses
équipées du dispositif le permet-
tant. » Autrement dit : éteindre la
lumière en partant – mais seule-
ment s’il y a un interrupteur.
Menace imaginaire
Le troisième point force l’admira-
tion. Il s’agit, lit-on, d’« établir une
stratégie “sobriété” fondée sur des
trajectoires de réduction des con-
sommations électriques et d’émis-
sions carbone du parc des publici-
tés lumineuses en tenant compte
des caractéristiques, usages et be-
soins des univers de transports se-
lon leurs périmètres à la date de si-
gnature de la présente charte ». Il
faut lire et relire cette phrase, dont
on salue le rédacteur : dispenser
un vide aussi sidéral au terme de
tant de mots relève d’une certaine
virtuosité littéraire. Quant à ces fa-
meuses « trajectoires », elles se-
raient inscrites dans la loi si elles
étaient sérieuses.
Feindre d’agir est un art protéi-
forme. Cela peut passer par des
« chartes d’engagement » qui n’en-
gagent personne, mais aussi par
de plus subtiles cabrioles. Par
exemple agiter une menace ima-
ginaire pour en dissimuler une
Les moyens
de l’inaction peuvent
être parfois
comiques,
les conséquences
le sont moins
0123
Dimanche 9 - Lundi 10 - Mardi 11 avril 2023
chronique Un dialogue
difficile mais
aussi été abandonnée. Il était important en le discours très ferme sur la stratégie de
utile avec Pékin
revanche de souligner les risques que com-
porterait une décision de livrer des armes à
la Russie, qui ferait basculer la Chine dans le
puissance chinoise qu’Ursula von der
Leyen avait prononcé le 30 mars n’était pas
non plus de nature à amadouer Xi Jinping.
camp de la guerre. Il fallait aussi rappeler à
Xi Jinping, qui se dit favorable à la paix, que
le président ­Volodymyr Zelensky attendait
Peut-on amadouer Xi Jinping ? Après le
XXe congrès du Parti communiste chinois,
le numéro un chinois concentre plus de
son appel. Cela a été fait. Le leader chinois a pouvoirs que jamais et ne fait pas mystère
également été mis face à ses contradictions, de son ambition de remodeler l’ordre inter-
Il devient ardu refusant de condamner le possible déploie- national. Si Emmanuel Macron, toujours
ment d’armes nucléaires en Biélorussie confiant dans son pouvoir de séduction
de ne pas rire devant alors qu’il s’est officiellement prononcé malgré ses échecs passés avec Donald
contre la menace et l’usage de ces armes. Trump et Vladimir Poutine, pensait pou-
l’accumulation Le volet européen était plus complexe. En voir charmer le président chinois, il aura
proposant à Mme von der Leyen de l’accom- sans doute constaté qu’il faut plus qu’une
de subter­fuges
concernant l’action
du gouvernement
D eux sujets ont dominé la visite de
trois jours, du 5 au 7 avril, que vient
de conclure le président Emma-
nuel Macron en Chine, accompagné pour
une partie du voyage par la présidente de la
pagner à Pékin, M. Macron voulait donner
une dimension européenne à sa visite,
après avoir essuyé le refus du chancelier al-
lemand Olaf Scholz d’un voyage commun
en Chine en novembre. C’était une bonne
cérémonie du thé sans cravate dans un jar-
din de Canton pour y parvenir.
L’enjeu de ce voyage, en réalité, dépassait
largement les relations personnelles des
deux dirigeants. Comme l’a montré son ré-
sur les questions Commission européenne, Ursula von der idée. Outre qu’il est plus confortable, face cent succès diplomatique avec l’Iran et
de santé et Leyen : la guerre en Ukraine et les relations aux dirigeants chinois, de représenter l’Arabie saoudite, la Chine est un acteur ma-
entre l’Europe et Pékin. Aucun des deux n’a 450 millions d’habitants que 68 millions, jeur, dans un environnement mondial en
d’environnement donné lieu à une percée. Cela ne veut pas les relations commerciales relèvent de pleine mutation. L’Union européenne, sans
dire que la visite ait été un échec, ni inutile. l’Union européenne. C’était compter sans renier son alliance avec les Etats-Unis, veut
Sur l’Ukraine, l’Elysée n’attendait pas les pièges du protocole chinois, qui a osten- aussi s’affirmer dans ce contexte, et com-
autre, afin d’annoncer triompha- d’avancée majeure et n’en a pas obtenu. siblement réservé au président français mence à s’en donner les moyens. Malgré
lement qu’on a vaincu la pre- Après la visite du président Xi Jinping à tous les fastes d’une visite d’Etat, fastes que l’inconfort et le manque de résultats con-
mière tout en laissant prospérer Moscou, en mars, qui a consolidé une ami- la présidente de la Commission ne pouvait crets, M. Macron et Mme von der Leyen ont
la seconde. C’est, à peu de chose tié sino-russe au sein de laquelle Pékin est le partager, puisque l’UE n’est pas un Etat. eu raison de relancer, ensemble, un dialo-
près, ce que le secrétaire d’Etat à la partenaire dominant, Paris savait que la Comme la Russie, la Chine préfère traiter gue indispensable avec la Chine. Il faut en-
mer a accompli ces dernières se- Chine ne condamnerait pas l’invasion russe. bilatéralement avec les Etats plutôt qu’avec tretenir cette relation, à condition de rester
maines. Après avoir annoncé urbi L’illusion d’une médiation chinoise avait une entité supranationale qui la dérange ; lucides et exigeants. p
et orbi qu’une nouvelle mesure
européenne était susceptible de
tuer « dès demain » la pêche arti-
sanale française en lui interdisant
l’accès aux aires marines proté-
gées, Hervé Berville a fait le
À PA R T I R D U 7 AV R I L 2 0 2 3
voyage à Bruxelles, afin de fer-
railler pour sa survie.
Victoire ! Le 2 avril, il s’est félicité
GRANDE HALLE DE LA VILLETTE
d’avoir eu gain de cause face à
l’odieuse technocratie verte
bruxelloise. Mais pourquoi dia-
ble, s’interrogent l’association
Bloom et quelques autres, M. Ber-
ville avait-il omis de préciser que
la mesure européenne si âpre-
ment combattue – un simple
« plan d’action » – n’a jamais eu la
moindre valeur contraignante ?
Les artisans pêcheurs sont bien
plus sûrement menacés par la pê-
che industrielle, dont les instru-
ments, comme la senne démer-
sale (défendue par le gouverne-
ment), vident les océans.
Même tour de passe-passe sur
l’eau potable. Le 6 avril, l’Agence
nationale de sécurité sanitaire de
l’alimentation, de l’environne-
ment et du travail (Anses) annon-
çait que plus d’un tiers de l’eau
distribuée en France n’était pas
conforme aux critères de qualité
pour cause de pesticides. « Ces ré-
sultats confortent le travail mené
par les autorités françaises pour
réduire les dépendances des pro-
ductions agricoles aux produits
phytosanitaires », a réagi le minis-
tère de l’agriculture. Les mots
n’ont donc plus de sens, tout et
son contraire peut être proclamé
avec le même aplomb, à quelques
RAMSÈS
jours de distance, sans crainte du
ridicule : à peine une semaine
plus tôt, le ministre de l’agricul-
ture exigeait de l’Anses qu’elle re-
vienne sur sa décision d’interdire
un pesticide précisément respon-
sable d’une pollution à grande
échelle des eaux de métropole.
Les moyens de l’inaction peu-
vent être parfois comiques, les
Design : TBD - Photo : Sandro Vannini
& L’ O R D E S P H A R A O N S
conséquences le sont moins.
Chaque année en France, la con-
sommation de charcuterie pro-
voque plus de 4 300 cancers, cau-
sés notamment par l’adjonction expo-ramses.com
de nitrites dans les préparations.
Ce chiffre est l’estimation la plus
conservatrice, la réalité est sans HORS-SÉRIE
doute bien au-delà. Le gouver­-
nement a choisi de ne pas inter-
dire cette pratique. Il a publié le
27 mars un « plan d’action » repo- À l’occasion de l’exposition événement,
découvrez le Hors-Série Le Monde
sant sur une réduction progres-
sive, au bon vouloir des indus-
triels. Il faudrait réunir quatre
mille malades du cancer et leurs RAMSÈS & L’OR DES PHARAONS
R AMSÈS
familles, et les rassembler une
fois l’an devant le ministère de
l’agriculture, devant l’Assemblée, Chez votre marchand de journaux
devant l’Elysée, de manière que
& L’OR DES PHARAONS
ITION ÉVÈNEM ENT
ÉDITION SPÉCIAL E POUR L’EXPOS
le coût humain de leur laisser-
faire apparaisse visuellement à
nos responsables politiques.
C’est plus de malheur et de
morts que n’en feront jamais les
« terroristes » de paille et de pa-
cotille qu’on cherche à nous ven-
dre ces jours-ci. p
 4 5 8

Comment V ie in tim e Un apé ro avec …

je me su is d is put ée

Sororité zéro Une Bruce

Toute sa vie, elle a subi
opération qui Toussaint
sans mot dire les humiliations
de sa sœur aînée. Mais quand
ne capote pas Il a une taille de colosse et un
cœur d’enfant brisé. Le journaliste
sa fille est à son tour la victime Longtemps étrangère aux mœurs télé ne se remet pas de la mort
de ces brimades, Agnès réagit françaises, la vasectomie gagne de sa mère. Il s’en ouvre dans
peu à peu du terrain un livre et devant un Coca
Perruque extraite du livre « Personas 111 - The Art of Wig Making 2017-2020 », de Tomihiro Kono (Konoma editions, 2020). PERRUQUE TOMIHIRO KONO. PHOTO SAKAYA MARUYAMA

2
en q u êt e

Des cheveux,
si je veux
Leur crâne
commence tout
juste à se dégarnir
que, déjà, de
jeunes hommes
envisagent
une greffe
de cheveux.
L’opération
se banalise grâce
aux tarifs attractifs
pratiqués dans
certains pays

D i ma n ch e 9 - Lu nd i 1 0 - M ar d i 1 1 av ri l 2023 C ahi e r du « Mo nd e » N o 24 3 4 2 - Ne p eut êt r e v end u sé par ém ent

2 0123
Dimanc he 9 - Lu n d i 10 - Ma rd i 11 avr i l 2023

Par Catherine Rollot

U
n vol au départ d’Istanbul,
direction Paris, comme il
y en a des dizaines par
mois. Il y a là des touristes
comblés d’avoir vu la
mosquée Bleue, la basili-
que Sainte-Sophie ou le Grand Bazar, des
voyageurs d’affaires, et une petite troupe
de passagers à la drôle d’allure, crâne
fraîchement rasé ceint d’un bandeau chi-
rurgical, sur lequel est imprimé le nom
d’un médecin ou le logo d’une clinique.
Depuis quelques années, la con-
frérie des dégarnis de tout poil remplit
les rangées de la classe éco, comme les
salles d’attente des cliniques du cheveu,
qui ont poussé un peu partout dans l’an-
cien Empire ottoman. Le tourisme des
implants capillaires représente une
manne pour la Turquie, première desti-
nation choisie par les patients étrangers,
dont près d’un quart est français. Des
candidats à la greffe de plus en plus jeu-
nes, venus pour trouver, sur les rives du
Bosphore, une solution abordable pour
effacer leurs angoisses grandissantes ou
leur complexe déjà bien ancré.
Si, dans les rues, les Turcs ne sem-
blent plus faire attention à cette horde de
vacanciers pelés, les compagnons de
­serre-tête postopératoire (le port du ban-
enquête

deau est destiné à minimiser les risques

d’œdème sous la zone implantée), en
­revanche, échangent regards entendus

Une greffe capillaire ? Quel toupet !

Dès les premiers signes de calvitie,
un nombre croissant de jeunes hommes
n’hésite pas à se faire implanter des cheveux.
Direction la Turquie, ses tarifs imbattables
et ses opérations à la chaîne
et retours d’expérience. « A la clinique, le
jour de l’opération, nous étions trois Fran-
çais. Le lendemain, nous nous sommes re-
trouvés pour prendre un pot. Et, dans
l’avion du retour, le tiers des passagers
avaient leur bandeau », confirme Nor-
mann (qui a souhaité rester anonyme),
31 ans, opéré en septembre 2022 dans
une clinique d’Istanbul.
Ce Nantais, commercial dans le
secteur de l’assurance, a sauté le pas
après deux ans de réflexion et de recher-
ches, notamment sur Internet. Le jeune
homme a commencé à perdre ses che-
veux à 20 ans. Une alopécie (chute de
cheveux ou de poils) qui, au fil des an-
nées, a gagné tempes et vertex (terme
technique pour désigner le sommet du
crâne). « Les plaisanteries sur ma perte de
cheveux, les petites vannes autour de
M. Propre m’étaient devenues insupporta-
bles », raconte celui qui, pour masquer
son chef de plus en plus dégarni, en était
arrivé « à porter le plus possible casquette
ou chapeau et à redouter le moment de
devoir les enlever ».
Au départ, Normann n’était
« pas très serein d’aller [se] faire opérer à
l’étranger », mais en se renseignant
auprès de deux praticiens français, la
solution s’est imposée. « Le premier
­médecin esthétique m’annonçait un de-
vis de 15 000 euros, le deuxième, un peu
moins cher, n’avait pas l’air plus motivé
que cela pour m’opérer. » L’intervention
en Turquie lui a coûté 2 400 euros, une
formule tout compris (transport sur
place, hôtel et opération), seul le billet
d’avion était en sus. Quatre mois plus
tard, la repousse a commencé – le résul-
tat final n’intervient qu’au bout d’un an.
« C’est très prometteur, s’enthousiasme-
« Si t-il. J’ai repris confiance en moi et je ne
me sens plus chauve. »
l’opération Le trentenaire n’est pas une ex-
ception. Le profil des candidats aux
intervient ­implants, en quête d’une ligne frontale
reconquise, de golfes moins creusés,
trop tôt, d’une tonsure gommée, a évolué. Il y a
le patient dix ans, Frédéric Menu, chirurgien
maxillo-facial par ailleurs spécialisé dans
peut se les greffes de cheveux, à Cannes, voyait
surtout des quadras pour une première
retrouver consultation. Désormais, une nouvelle
patientèle frappe à son cabinet. « Des
avec une trentenaires, mais également des hom-
zone mes beaucoup plus jeunes, prêts à se faire
opérer, alors que leur alopécie est encore
dégarnie modérée ou pas suffisamment stabilisée. »
Pour des raisons médicales et
entre les déontologiques, le chirurgien se refuse
à greffer avant « 28-30 ans ». Chez
cheveux l’homme, la ligne d’implantation évo-
greffés, lue jusqu’à la trentaine. D’où la crainte
parfois exagérée, chez certains jeunes,
qui eux ne de devenir totalement chauves quand
leur visage n’est plus aussi encadré qu’à
tomberont l’adolescence et que leur ligne d’implan-
tation recule. « La chute de cheveux est
pas, et progressive, et se stabilise parfois pen-
le reste dant plusieurs années, prévient le chi-
rurgien. Si l’opération intervient trop tôt,
du crâne » le patient peut se retrouver avec une
zone dégarnie entre les cheveux greffés,
Frédéric Menu, qui eux ne tomberont pas, et le reste du
chirurgien cannois crâne. » Pas très flatteur. Et pour pouvoir
rattraper le raté, il n’y a alors pas d’autre
solution que de devoir intervenir une
deuxième fois, voire plus, et encore
faut-il que ce soit possible.
En pleine croissance, la demande
de greffes n’est pas le résultat d’une épi-
démie soudaine de chauves précoces.
L’alopécie androgénétique (dépendante
des hormones sexuelles mâles), qui pro-
voque un dégarnissement plus ou
moins important du cuir chevelu, me-
nant, à son stade ultime, à la calvitie,
concerne un quart des hommes. Un
pourcentage qui augmente avec l’âge,
puisque près de la moitié d’entre eux
sont touchés à 50 ans, mais qui n’a pas
vraiment évolué au cours des vingt-cinq
dernières années, si on en croit un son-
dage IFOP de 2015.
En revanche, l’inquiétude vis-à-vis
d’une perte chronique de la masse capil-
laire (une chevelure moyenne compte en-
tre 100 000 et 150 000 cheveux) a grandi.
En particulier chez les 18-34 ans, une gé-
nération nourrie aux réseaux sociaux,
avec leurs selfies, leurs photos retouchées
et filtrées. La calvitie, premier complexe
masculin, y est fréquemment raillée. Pour
un Zinédine Zidane, un Bruce Willis ou un
Harry Roselmack, archétypes du crâne
chauve sexy, combien de dégarnis mo-
qués, épinglés sous le hashtag #calvass ?
Une tyrannie de l’apparence qui n’épar-
gne pas les célébrités.
En décembre 2022, l’humoriste
Kyan Khojandi, habituellement totale-
ment dégarni, était apparu sur le plateau
de « Quotidien », l’émission animée par
Yann Barthès sur TMC, avec une tignasse
brune. Avalanche de commentaires plus
ou moins fins et bienveillants sur son
nouveau look, certains l’accusant d’être
« un traître à la team chauve », d’autres
au contraire le félicitant d’avoir osé la
greffe (en réalité, il s’était fait poser un
postiche ultraréaliste). Quelques jours
plus tard, dans une vidéo sur YouTube, il
révélait avoir voulu dénoncer la pres-
sion sur les chauves, racontant recevoir
annuellement plus de neuf cents fois
l’émoticône œuf sur Twitter, et des mil-
liers de photos de soi-disant sosies, dont
le seul point commun avec lui est
d’avoir la boule à zéro.
Face à cette stigmatisation, la ba-
nalisation des actes de chirurgie esthéti-
que chez les jeunes (depuis 2019, les
18-34 ans y ont davantage recours que
leurs aînés de 50-60 ans, selon une étude
de l’organisation professionnelle de chi-
rurgie plastique Imcas) et l’identifica-
tion aux influenceurs et autres stars de
la télé-réalité contribuent à populariser
ces interventions autrefois taboues. En
« stories » ou sur leur chaîne YouTube,
nombre de people vantent les mérites
de tel chirurgien ou de telle clinique tur-
que, et partagent à coups de vidéos
avant/après leur « expérience greffe »
avec leurs abonnés.
Locaux ultraluxueux aux allures
de lobby d’hôtel chic, personnel souriant
et polyglotte, équipements et techni-
ques médicales dernier cri, en Turquie,
les cliniques ne lésinent pas sur le mar-
keting, du moins sur leur site Internet,
 0123
Di man che 9 - Lu n di 10 - Mardi 1 1 avr i l 2023 3

Photos extraites de difficile de ne pas répondre aux sirènes de

« Personas 111. The Art la Turquie », poursuit le dirigeant.
of Wig Making 2017- Sur les forums consacrés à la cal-
2020 », de Tomihiro vitie et sur les sites d’accueil des cliniques,
Kono (‎Konomad de nombreux rabatteurs francophones,
éditions, 2020).
payés par les établissements, harponnent
PERRUQUES TOMIHIRO KONO.
les futurs greffés et nouent le contact faci-
PHOTOS SAyAkA MARUYAMA
lement par WhatsApp. « Comme par ha-
sard, il n’y a jamais de commentaires défa-
vorables sur ces réseaux, pourtant on récu-
père un certain nombre de ratés, assure
M. Aknine. Les actes de correction, pour
rattraper une ligne frontale trop droite,
ou implantée grossièrement, représentent
30 % de notre activité. »
A Montpellier, Corine Arretusi, di-
rectrice du centre de greffe et de soins ca-
pillaires Starks (de 15 à 20 interventions
par mois), met en garde contre la confu-
sion, entretenue sciemment par certains
centres peu scrupuleux, entre follicules
ou greffons et cheveux. « Il est d’usage de
facturer en fonction du nombre de greffons
implantés. Or, en Turquie, certaines clini-
ques préfèrent parler en cheveux, en tri-
chant sur le fait qu’un greffon peut conte-
nir plusieurs cheveux. Leurs devis semblent
ainsi particulièrement attractifs, alors
qu’ils sont mensongers », souligne la res-
ponsable, qui, elle aussi, assure recevoir
de nombreux clients insatisfaits par une
greffe effectuée à l’étranger.
Quand on lui a fait miroiter un
nombre astronomique de follicules im-
plantés, « de 4 000 à 5 000 », Baptiste
­Leroy s’est méfié. A 28 ans, le conseiller
patrimonial dans une banque, en Ven-
dée, ­tenait pourtant à cette opération,
qu’il attendait depuis longtemps. « Même
pour attirer les chauves de tous les pays.
Ici aussi, on vante les miracles de la FUE
doit dormir assis quelques jours pour ne
pas appuyer sur son crâne et gêner la cica-
tes les tâches, y compris le prélèvement,
à du personnel non médical. Dans les « J’ai repris si un de mes amis avait eu une bonne ex-
périence en Turquie, pour 2 400 euros,
(follicular unit extraction ou « extraction
d’unités folliculaires »), une procédure
trisation. Pas de sport, bien sûr. » Prudent,
le trentenaire décide « d’enchaîner avec
pays low cost, comme la Turquie, les in-
terventions sont faites à la chaîne par
confiance j’étais moyennement confiant », se sou-
vient le jeune homme.
bien moins invasive que les techniques
plus anciennes, et réalisée sous anesthé-
dix jours de vacances sur place au cas où il
y aurait des complications ».
des petites mains, car c’est un travail
­minutieux, répétitif et très long. » En
en moi, Par hasard, il tombe sur le site de
Monsieur Cheveux et opte pour une
sie locale. Les greffons (qui portent cha- Pour un satisfait, combien de France, les dérives sont moindres et les et je ne me prestation et un accompagnement per-
cun entre un et trois cheveux) sont ex-
traits un à un à l’arrière du crâne, à l’aide
déçus ? Difficile de le savoir. « La greffe
est une des interventions de chirurgie
possibilités de contrôle plus aisées.
« Le chauve en détresse est une ci- sens plus sonnalisé en Grèce. Coût : 3 900 euros
pour quelque 1 530 follicules, soit envi-
d’un micro-punch (sorte d’emporte-
pièce cylindrique) de moins de 1 milli-
­esthétique parmi les moins risquées,
­assure le chirurgien cannois Frédéric
ble facile. Il est souvent seul avec son com-
plexe à chercher une solution dans un
chauve » ron 3 500 cheveux. « Moins cher qu’en
France à niveau de prestation égal », af-
mètre, sans cicatrice visible. Ils sont en- Menu. Les complications infectieuses océan d’informations », déplore Natha- Normann, 31 ans firme le jeune homme, qui avait pré-
suite réinjectés sur les zones déplumées. sont rares, à condition que les procédu- naël Aknine. Le président de la Maison venu famille, amis et collègues de sa
L’intervention est minutieuse et dure res médicales soient respectées, bien Lutétia, un très chic centre capillaire si- ­démarche. Quatre mois après l’opéra-
entre trois et huit heures, selon l’am- sûr. » Les déconvenues peuvent être tué à quelques mètres du parc Monceau tion, le Vendéen arbore fièrement une
pleur de la calvitie, promettant un résul- d’ordre esthétique, avec des dégâts par- (Paris 17e), et l’un des plus importants chevelure en croissance. « Je laisse pous-
tat bien plus naturel qu’auparavant. fois irrémédiables sur la zone don- d’Europe avec plus de 2 500 greffes cha- ser au max pour préserver mon cuir che-
L’argument massue reste le prix, neuse. « La FUE a révolutionné la prati- que année, dénonce une concurrence velu, explique le jeune homme. J’espère
deux à trois fois moins élevé qu’en que, mais elle a aussi ­banalisé l’interven- étrangère déloyale et des méthodes mar- aussi, d’ici un an, avoir une bonne lon-
France. « Autrefois, les implants étaient tion. Sans incision et sans cicatrice visible, keting discutables. « Quand, au bout du gueur, pour avoir, pourquoi pas, un look
accessibles à une clientèle bien établie et l’acte apparaît comme non chirurgical, fil, une personne qui se présente comme de surfeur, qui collerait bien avec un pro-
plutôt aisée, quand, aujourd’hui, presque analyse le médecin. Cela a ouvert la votre nouvel ami vous rassure sur l’excel- jet de voyage en Australie ! » Les cheveux
tout le monde peut s’offrir l’opération », porte à des praticiens qui délèguent tou- lence de tel ou tel centre capillaire, c’est font pousser des ailes.
analyse David Blondeau, alias Monsieur
Cheveux, qui distille informations et
conseils gratuitement aux hommes qui Les perru qu es nouv el le g énéra tion
se dégarnissent à travers sa chaîne You-

Top moumoute
Tube, ses comptes Instagram et TikTok.
Le consultant capillaire a égale-
ment développé une activité rémunérée
d’accompagnement des candidats à la

greffe en Grèce, du premier conseil jus-
qu’au suivi postopératoire, auprès d’un
réseau de docteurs. « En Turquie, on trouve
des packages qui démarrent à 1 500 euros
tout compris, mais à ce prix-là, il ne faut
pas s’attendre à une hyperpersonnalisa-
tion, prévient-il. On opère à la chaîne. »
Dans les cliniques françaises, selon les
­patients et la technique utilisée, les prix
varient entre 3 500 et 10 000 euros. Le
nombre de follicules implantés n’y dé-
passe pas les 2 000 unités, soit autour de
4 000 cheveux, alors qu’à l’étranger, il
peut atteindre le double, au risque de mi-
ter complètement la zone donneuse.
Baptiste Dufour, coach sportif
trentenaire et responsable d’une salle de
sport dans la région d’Amiens, s’est fait
opérer en début d’année à Istanbul,
« après avoir bien galéré ». Après plu-
sieurs devis à 10 000 euros environ, il ex-
clut de faire traiter sa calvitie précoce et
déjà importante en France. « Obsédé par
[sa] perte de cheveux », il se tourne vers la
Turquie. « Une première clinique me pro-
pose une intervention à 2 200 euros pour
4 000 greffons. L’intervention était prévue
pour juin 2022, mais, au dernier moment,
j’ai eu peur, car tout avait l’air trop beau,
raconte le coach. Il n’y avait que des avis
ultrapositifs, et des incohérences sur le de-
vis, sur le nom de la clinique. »
Une déception qui ne le fait pas
renoncer. En juillet 2022, par le biais de
Facebook, il entre en contact avec un
autre établissement, qui le greffe pour
2 300 euros. « Ils m’ont proposé de le faire
en deux fois, pour voir comment je cicatri-
sais car ma zone donneuse est assez fai-
ble. Pour l’instant, j’ai fait la ligne frontale
et le dessus, on verra pour la suite, assure-
t-il. Tout s’est bien passé, mais c’est quand
même une opération. Au réveil, ça tire, on
P
endant des années, Gregory (les témoins
désignés par leur prénom ont requis l’ano-
nymat) a été le roi du camouflage. Son
arme ? Un petit flacon de poudre densifiante.
Constitué de microfibres de kératine chargées en
électricité statique, le produit se fixe aux cheveux
comme des aimants, et donne l’illusion d’une
­toison plus épaisse. « Chaque jour, je passais un
temps fou à saupoudrer les zones les plus dégar-
nies et à vérifier au cours de la journée s’il ne fallait
pas faire une retouche », se rappelle le jeune
homme de 33 ans qui, dès sa vingtaine, a perdu
beaucoup de cheveux.
Réfractaire à l’idée d’une greffe, « un acte
chirurgical qui [lui] fait peur », l’ingénieur se dé-
cide il y a trois ans à pousser la porte d’un insti-
tut spécialisé en pose de prothèses capillaires.
Moumoute, toupet, perruque, postiche… Peu
­importe leurs qualificatifs, ces correctifs ont
longtemps traîné une image de pis-aller vieillot
et un poil ridicule, voire étaient associés à la ma-
ladie. Depuis peu, cette solution intéresse une
clientèle rajeunie, bluffée par la qualité et le réa-
lisme de ces faux cheveux.
« Aussi fin qu’une lentille de contact » :
­Sébastien Cochard vante les mérites de son « ultra
HD », le modèle le plus indétectable de sa gamme
de « compléments capillaires », avec une base de
0,03 mm d’épaisseur, qui le rend « indétectable sur
la ligne frontale », apprend-on sur le site de Bysix.
En 2016, le gérant belge fondateur de cette mar-
que et son associé français Nicolas Six décident de
dépoussiérer l’image de la perruque et de rendre
accessible un niveau de qualité longtemps réservé
aux seuls professionnels du cinéma ou de la
mode. Aujourd’hui, selon son dirigeant, 60 % des
clients de Bysix ont entre 20 et 35 ans, et font ce
choix par crainte des implants, parce que leur cal-
vitie est trop avancée, ou parce qu’ils ont été déçus
du résultat d’une précédente greffe.
Disponibles en plusieurs tailles (de la pe-
tite zone à l’ensemble du crâne), en différentes
couleurs, et réalisés en cheveux naturels, les posti-
ches nouvelle génération se posent sur un crâne
préalablement rasé, et sont fixés par une colle chi-
rurgicale hypoallergénique, qui les rend résistants
à l’eau et à la transpiration. Pas de risque de voir
son toupet s’envoler. En revanche, un entretien
spécifique mensuel, réalisé dans un réseau de sa-
lons partenaires ou de revendeurs des marques,
est indispensable pour décoller le complément,
nettoyer le crâne et le raser, puis fixer de nouveau
la prothèse. En plus de ces soins réguliers, tous les
six mois environ, celle-ci doit être remplacée. Une
durée qui varie selon sa qualité et sa finesse.
« Une prothèse capillaire ne s’enfile pas
comme une chaussette, ni ne se met sur des cheveux,
à l’inverse d’une perruque », met en garde Claire
Tommasi, responsable des instituts Hairskeen.
Dans ces centres, des coiffeurs techniciens adap-
tent sur mesure la gamme de remplacement ca-
pillaire du groupe français Cosmecare, spécialisé
dans la chute de cheveux. Coupe ultratendance
créée en collaboration avec Raphaël Perrier, qua-
druple champion du monde de coiffure, visuels
branchés en noir et blanc avec des avant/après
spectaculaires et une esthétique très barber shop,
le concept Hairskeen, lancé en 2015, vise claire-
ment les trentenaires et quadra branchés. « Il y a
quelques années, le client type venait nous voir
quand il était chauve, précise Claire Tommasi.
Aujourd’hui, c’est un homme plus jeune, en quête
d’une solution réversible, qui s’inquiète de la perte
de densité plus ou moins avancée de sa chevelure. »
Coiffure très courte ou très longue, les
possibilités sont adaptées au visage et à la den-
sité naturelle. Une fois rassurés sur la solidité
de la fixation et l’invisibilité du dispositif, les
porteurs de « faux » cheveux réclament les cou-
pes dans l’air du temps. « En ce moment, la grande
mode, c’est la tapered cut, une coupe asymétri-
que où les cheveux gardent un maximum de
­longueur au sommet du crâne alors qu’ils sont
progressivement plus courts à l’arrière et sur les
côtés », constate Claire Tommasi.
Le principal défaut de cette solution reste
son prix. Chez Hairskeen, un forfait mensuel
­(entre 150 et 400 euros selon la taille du complé-
ment) comprenant l’achat, l’ajustement, l’entre-
tien et le remplacement de la pièce de cheveux
est proposé. Au quotidien, le client shampouine
ses « faux » cheveux, comme il le ferait avec sa
toison d’origine.
« Un investissement en temps et en ar-
gent », convient Edouard, 25 ans, designer graphi-
que, qui consacre autour de 200 euros mensuels
pour camoufler sa calvitie. Chaque jour, le jeune
homme apprécie « de pouvoir [s]’offrir » une solu-
tion qui lui a « sauvé la vie ». Très complexé par la
fuite en arrière de sa ligne frontale et par son ver-
tex déjà largement glabre, le créatif a profité de la
période du Covid-19, propice à la distanciation
physique, pour se lancer.
« Seuls mes proches et quelques amis et
collègues proches étaient au courant », se rappelle
Edouard. Certaines connaissances plus lointai-
nes, qu’il n’avait pas mises dans la confidence,
notent un petit changement. « On m’a souvent
dit : “Ah, tu t’es laissé pousser la barbe ?” Sauf que
je la portais déjà quand j’étais à moitié chauve ! »,
s’amuse Edouard.
Lui-même, à la vue de son front rem-
plumé, passe par une période d’adaptation. « J’ai
mis deux à trois jours à me reconnaître dans ce
nouveau look. » Après deux ans, la prothèse se fait
oublier. « En pleine renaissance », le célibataire
avoue aujourd’hui avoir plus de facilité à parler de
son postiche que de sa calvitie. Même lors d’un
premier rendez-vous amoureux ? « Peut-être pas,
mais si toutefois on me posait la question, je crois
bien que je dirais la vérité. Il n’y a rien de honteux. »
4 0123
Dimanc he 9 - Lu n d i 1 0 - Ma rd i 1 1 av ril 2023
La Fra nce buissonniè re
Le tour de France
du « Kangourou »
unijambiste
Frédéric Potet
Un marathon par jour pendant cent jours. Amputé
de la jambe droite, le Béarnais Guy Amalfitano
effectue jusqu’en juin cette prouesse à visée caritative.
Et le pire, c’est qu’il n’aime pas courir !
C
ourir un marathon sur une jambe n’est pas
deux fois plus difficile que sur deux jambes.
C’est bien pire encore. Des parties du corps
habituellement peu stimulées chez les joggeurs
­valides doivent être actionnées, plus que de raison :
les abdominaux, le haut de la cuisse restante, les
avant-bras agrippés aux béquilles… « La dépense
d’énergie est monstrueuse », témoigne Guy Amalfi-
tano, en connaissance de cause. Cet amputé fémo-
ral de 59 ans s’est lancé, le 17 mars à Port-de-Lanne
(Landes), dans un défi hors norme : parcourir un
marathon par jour pendant cent jours, soit 4 300 ki-
lomètres en tout, à la seule force d’un seul mollet.
Cadencé par un cloche-pied qu’il intercale
entre deux mouvements de cannes, ce tour de
France est son troisième, après ceux qu’il a effec-
tués en 2011 et 2013. L’unijambiste a aussi grimpé
la tour Eiffel en 2016 et traversé le Canada d’est en
ouest en 2017. « Kangourou » est son surnom de-
puis qu’un internaute l’a baptisé Skippy, comme
le héros animalier d’une série télévisée austra-
lienne des années 1960.
« Même mes parents m’appellent Kangou-
rou », confie-t-il ce jour-là à Loches (Indre-et-
Loire), sur le chemin de son périple à vocation
­caritative. Après chaque arrivée, l’homme vend
des tee-shirts et des pelu-
ches (de kangourou, bien
sûr), en partenariat avec
une association de bien-
faisance de la région visi-
tée. En Nouvelle-Aqui-
taine, il a pu récolter
2 600 euros pour Médoc
Enfance Handicap. En ré-
gion Centre-Val de Loire,
l’association partenaire
– dont on taira le nom –
a malencontreusement
« oublié » que le cham-
Ale Giorgini pion était de passage…
Guy Amalfitano
avait 17 ans quand il fut
« Je ne suis amputé de sa jambe
droite en raison d’une
handicapé de rien : ­tumeur cancéreuse. Son
handicap – mot qu’il dé-
j’ai toujours fait teste : « Je ne suis handi-
capé de rien, j’ai toujours
ce que j’avais fait ce que j’avais envie de
faire », assène-t-il – ne l’a
envie de faire » pas empêché d’exercer
un emploi « classique »,
comme régisseur du ser-
vice des eaux puis des marchés publics de la ville
d’Orthez (Pyrénées-Atlantiques). Il dit s’être « épa-
noui dans le travail », et pas nécessairement dans
le sport, en dépit de trois participations aux Jeux
paralympiques d’hiver en ski alpin (à Innsbruck
en 1984 et 1988, à Albertville en 1992).
C’est en souvenir du héros canadien Terry
Fox, auteur, en 1980, d’une odyssée transnationale
de 5 373 kilomètres avec une jambe artificielle, que
Guy s’est mis au marathon, mais sans prothèse.
Des super-amortisseurs en caoutchouc chapeau-
tent aujourd’hui l’extrémité de ses béquilles ; fixées
aux poignées, des coques en carbone épousent la
forme de ses avant-bras. La répétition des mouve-
ments n’a toutefois pu éviter la formation d’am-
poules titanesques dans le creux de ses paumes,
quelques jours après le départ. « Sur l’échelle de la
douleur qui va de 0 à 10, j’étais à 15. Cela me lançait
jusque dans les épaules », en grimace-t-il encore.
L’épisode n’a fait qu’accroître le désamour
imperceptible qu’il voue à sa discipline. « Je n’aime
pas courir, lâche-t-il. La course à pied n’est qu’un
support de communication. C’est elle qui s’est impo-
sée à moi, et non l’inverse. » Ce qu’affectionne en
revanche Guy Amalfitano, c’est discuter en che-
min avec les badauds qui le voient sautiller devant
un camping-car d’assistance, prêté par un couple
d’amis. Glissée dans son sac à dos, une balise GPS
permet de localiser sa progression en direct. « Allez
Guy », a écrit une dame sur une pancarte. « We are
the champions », a retenti l’enceinte portative d’un
anonyme, fan de Queen. Le 11 avril, il sera à Ros-
porden (Finistère). Le 14 mai à Wasselonne (Bas-
Rhin). Et le 24 juin à Orthez, chez lui, pour le schuss
final, si tout se déroule comme prévu.
La réussite de son challenge passera par
une bonne récupération. Raison pour laquelle il
s’octroie plusieurs pauses par jour au milieu de
son marathon quotidien, en particulier le midi :
« Je fais un vrai repas dans le camping-car afin de
me “recharger”. » Des pâtes évidemment ? « Pas for-
cément. Il faut bien que je me fasse un peu plaisir. Ça
peut être de la choucroute ou du cassoulet, suivis
d’une petite sieste. » N’est pas béarnais qui veut.
Comment je me suis disputée
« Ma sœur se moque de ma fille
pour son mariage, et j’explose »
Une querelle d’amour ou d’amitié, un déchirement familial ou une engueulade professionnelle
ont marqué leur vie… Ils le racontent à Clara Georges. Cette semaine, Agnès, 60 ans, retraitée
J’étais la dernière de quatre enfants, et je n’étais pas dé-
sirée du tout. Mon père a toujours eu des doutes, car au
moment de ma naissance, il avait quitté le foyer depuis
plusieurs mois. Il me répétait souvent : « Tu n’es pas ma
fille. » C’est même devenu la blague récurrente dans ma fa-
mille : « Agnès, c’est la fille du docteur. » Mes frères et sœur
sont tous très bruns au teint mat, et moi, je suis la blonde
aux yeux clairs.
Mes parents sont issus d’un milieu très aisé. La fa-
mille de mon père, catholique intégriste, a fait fortune
dans l’alcool. Mes frères et sœur sont nés au Zaïre [actuelle
République démocratique du Congo], où ils ont vécu pen-
dant des années. Ils ont été élevés par des boys, dans une
insouciance de colons. Mes parents étaient inexistants. La
famille est rentrée en France à l’indépendance, en 1960. Ils
se sont installés à Grenoble, et là, ça a été la descente aux
enfers. Mon père est parti peu de temps après leur arrivée,
avec l’objectif de divorcer. Ma mère a sombré dans une
grave dépression. Et moi, je suis née à ce moment-là.
Nous avons été livrés à nous-mêmes. Ma mère ne
prêtait plus aucune attention à ses enfants. Elle faisait des
séjours réguliers à l’hôpital psychiatrique, nous laissant
seuls à la maison, sous la responsabilité de notre sœur
aînée, Eliane, qui n’avait que 8 ans. Certains jours, elle de-
vait s’occuper de nous plutôt que d’aller à l’école. Quand
mon frère a fait une péritonite, ce sont les voisins qui
l’ont emmené à l’hôpital. Mes grands-parents ont fini par
venir pour prendre le relais, mais dans mon souvenir,
c’était très insuffisant.
Puis mon père est rentré. Il n’avait finalement pas
divorcé, et il s’est mis à boire. Nous étions souvent négli-
gés. Il est arrivé que la police vienne à la maison. Un soir,
ma sœur veillait sur nous en l’absence de nos parents. A
leur retour, ils l’ont trouvée endormie contre moi, alors un
bébé de 9 mois, déposé sur un oreiller sur la table de la cui-
sine. Elle avait essayé de me nourrir avec de la mie de pain
trempée dans du lait comme les mamans oiseaux, ne sa-
chant pas comment faire un biberon. Cela les a fait rire.
Ça a dû être terriblement difficile pour Eliane d’en-
dosser contre son gré ce rôle de mère. Peut-être est-ce
pour cela qu’elle l’a fait avec une grande cruauté à mon
égard. Elle s’est mise à contrôler mes résultats scolaires,
ma façon de m’habiller, de me coiffer, à me questionner
sur mes relations avec les garçons. De son côté, elle était
brillante. Je lui vouais une admiration béate. Elle lisait qua-
tre livres par semaine, était incroyablement cultivée, une
battante. Elle s’est prise de passion pour les mouvements
féministes. Contre l’avis de mes parents – qui voulaient
qu’elle fasse l’école ménagère, parce que « les filles n’ont
pas besoin de faire des études », selon mon père –, elle s’est
inscrite à la fac, a travaillé dans un hôtel pour payer son
loyer, être indépendante. Elle est devenue professeure, a
eu un enfant avec son compagnon.
Mon frère aîné est parti faire ses études aussi,
­tandis que l’autre était au petit séminaire. Leur départ a
laissé un immense vide, je restais seule entre un père sou-
vent alcoolisé, qui me reprochait de ne pas être sa fille, et
une mère dépressive. Mon seul objectif était de réunir
l’argent nécessaire pour me payer mon billet de train et
rejoindre mon frère et ma sœur, que j’admirais tant.
« Je suis
convaincue
qu’elle voyait
toutes ces
remarques
comme des
petites blagues
innocentes »
xavier lissillour
Juste après mon bac, j’ai réussi le concours d’en-
trée à l’Ecole normale d’instituteurs. Mon entourage m’a
félicitée, et ma sœur m’a répondu : « Qu’est-ce que tu vas
faire dans cette école de merde ! » A cette même époque,
elle m’a présenté un garçon qui est devenu mon premier
amour – sans doute parce qu’elle le validait, d’ailleurs. A
17 ans, j’ai quitté la maison pour m’installer avec lui, et
nous sommes restés ensemble pendant dix ans.
Les humiliations d’Eliane continuaient. Quand
j’avais 25 ans, notre plus jeune frère a décidé de se marier
en petit comité et ma sœur a tenu à ce que nous lui fas-
sions une visite surprise, en l’attendant à la mairie, tous
déguisés. C’est elle qui a choisi mon costume : un costume
de Bécassine (une petite Bretonne idiote à laquelle le dessi-
nateur n’a pas pensé à donner une bouche puisqu’elle ne
pouvait pas prendre la parole !), accoutrement que j’ai dû
porter en me sentant ridicule, sans dire un mot.
Je suis devenue enseignante, et j’ai rencontré Daniel,
issu d’une famille aussi cabossée que la mienne. Nous
avons eu deux enfants merveilleux que nous avons éle-
vés avec la peur constante de reproduire les erreurs, de ne
pas être à la hauteur. A 40 ans, nous nous sommes ma-
riés. Ma sœur n’est pas venue, car elle est contre le ma-
riage. J’étais soulagée de pouvoir vivre ce moment sans
son regard. Mais son compagnon était à la sortie de la
mairie, et il a plaisanté : « Je suis là pour faire des photos, ta
sœur pourra se foutre de ta gueule ! » Toujours aucune
­réponse de ma part. J’encaissais.
Pour mes 50 ans, Eliane est venue. Elle m’a fait un
superbe cadeau, qui m’a beaucoup touchée : elle a écrit
une chanson pour moi, sur un air de Brassens. Elle a de-
mandé à mon fils de la jouer au piano. Elle y parlait de mes
réussites professionnelles, avec justesse et précision. Mais
ce même jour, elle n’a pas pu s’empêcher de me dire, sur le
ton de la blague : « Maintenant, tu as 50 ans, plus jamais un
homme ne se retournera sur toi. » Je suis convaincue
qu’elle n’a jamais été consciente de sa violence, qu’elle
voyait toutes ces remarques comme des petites blagues
innocentes. Moi, je continuais de l’admirer et de l’aimer.
Nous nous parlions plusieurs fois par semaine au télé-
phone. J’adorais être invitée le dimanche dans leur belle
maison. Je mettais une jolie robe, je faisais un gâteau, et ça
recommençait : « Tiens, voilà la cagole ! T’es maquillée
comme un camion volé. » Je ne disais toujours rien.
Tout a basculé au mariage de ma fille. Elle a choisi
d’épouser un garçon extraordinaire. Ils vivent dans une
égalité parfaite des tâches ménagères, se respectent pro-
fondément. Elle a eu envie d’un beau mariage, une fête de
famille, en robe, avec DJ et photographe. Elle a créé un site
Web sur lequel les invités pouvaient s’inscrire et avoir des
renseignements. Ma sœur avait prévenu qu’elle ne vien-
drait pas, qu’elle ne pouvait pas cautionner ce genre de fu-
tilité, étant féministe avant tout. Mais un jour, ma fille re-
çoit une notification lui disant qu’Eliane a consulté le site.
Elle lui envoie un SMS pour savoir pourquoi, et Eliane lui
répond : « Pour mesurer l’étendue du désastre. »
Pour la première fois, sa violence est dirigée contre
ma fille, et je ne peux pas le tolérer. Lorsque je parle à ma
sœur au téléphone quelques jours plus tard, j’explose. « Je
ne comprends pas ton raisonnement débile. Tout le monde
est libre de venir ou non à un mariage. Quant au féminisme,
cela ne se mesure pas à la signature d’un contrat. Eux, ils le
vivent au quotidien. Toi, tu n’es pas mariée, mais tu as été la
bonne de ton compagnon toute ta vie ! » Je vois mon mari, à
l’autre bout du salon, me regarder avec des yeux ronds.
Eliane me raccroche au nez.
Quelques jours plus tard, elle a écrit à mon frère
pour lui dire qu’elle regrettait d’avoir donné la bague de
fiançailles de notre grand-mère à ma fille, qu’elle aurait
mieux fait de la donner à Greenpeace. Elle lui a dit aussi
que j’avais tenu un discours odieux et que je lui devais de
plates excuses.
Le mariage a eu lieu. La fête a été très réussie, le fils
d’Eliane est venu avec sa compagne, et l’ambiance était
chaleureuse, pleine de tendresse. Ma fille et son mari at-
tendent une petite fille et poursuivent leur bonheur.
Quant à ma sœur, je ne la reverrai plus. Je suis sidérée de
pouvoir respirer à nouveau. Je me sens soulagée d’un
poids. Il ne fallait pas toucher à mes enfants !

T
ouche pas à mon
zizi. » Rigolarde ou
­résolument défen-
sive, c’est l’une des
réactions masculi-
nes lambda aux té-
moignages des hommes parta-
geant sur Twitter leur expé-
rience de la vasectomie dans un
but pédagogique. Il y a aussi
ceux qui, l’air de rien, se rensei-
gnent. « Quels sont les risques de
casser la machine ? » « Tu as eu
beaucoup de douleurs ? » A quoi il
faut ajouter les angoissés de la
­virilité qui insultent et vouent
aux gémonies cette fichue épo-
que qui promeut « la castration
par idéal féministe ».
Ne leur en déplaise, les
hommes sont aujourd’hui de
plus en plus nombreux à recourir
à cette intervention chirurgicale.
La « stérilisation à visée contra-
ceptive » n’est autorisée en
France pour les personnes ma-
jeures – hommes ou femmes –
que depuis la loi du 4 juillet 2001.
Concernant la vasectomie, le
nombre d’interventions rem-
boursées en hôpital public et
dans le secteur privé était seule-
ment de 1 908 en 2010. Il s’élevait
à 23 306 pour la seule année 2021,
selon les dernières données de
l’Assurance-maladie.
Aymeric Deheurles, 41 ans,
a franchi le cap en 2022. « Lorsque
ma femme et moi nous sommes
rencontrés, on avait tous les deux
un désir d’enfant, se remémore cet
informaticien, également élu à la
mairie de Toulouse. Elle en voulait
quatre, j’en voulais deux. Après
­notre deuxième enfant, elle s’est
rangée à mon avis. » Aymeric son-
geait à la vasectomie depuis long-
temps, mais il lui a fallu en passer
par un « cheminement » pour se
décider. « Il y a dix ans, j’étais en-
core très mal renseigné sur la
­contraception masculine, et il était
admis que la contraception passait
nécessairement par la femme. A
40 ans, j’ai fait une minicrise qui
m’a amené à me poser des ques-
tions en tout genre. Je me suis dit
que c’était mon tour de prendre en
charge la contraception pour que
ma femme n’ait plus à subir cette
charge mentale. Et puis il y a toutes
ces substances chimiques conte-
nues dans les contraceptifs qui
jouent sur les hormones. »
Le recours plus fréquent à
la vasectomie pourrait être effec-
tivement en partie dû à ce que
Mireille Le Guen, démographe à
l’Institut national d’études démo-
graphiques (INED), et ses collè-
gues du laboratoire junior Con-
traception & Genre qualifient de
« crise des pilules » dans le bulletin
Population & Sociétés (novem-
bre 2017). En 2012, Marion Larat
était la première Française à por-
ter plainte contre une pilule con-
traceptive de troisième généra-
tion. Elle l’accusait d’être respon-
sable de l’accident vasculaire
cérébral dont elle avait été vic-
time et qui l’a laissée lourdement
handicapée. Depuis, même si les
Jules Le Barazer
Ils ont choisi
la vasectomie
Cette méthode de stérilisation masculine reste
marginale en France, bien qu’elle soit en hausse.
Répartition de la charge contraceptive, refus de
procréer dans un monde troublé… Les motivations
sont diverses et les regrets peu nombreux
contraceptifs oraux restent le
premier moyen de contraception
utilisé en France, leur vente est
en baisse régulière. Pour Mireille
Le Guen, cette « crise des pilules »
a également été « dans une cer-
taine mesure, l’occasion d’interro-
ger la responsabilité masculine en
matière de contraception ».
Réflexion entamée de
longue date dans d’autres pays,
puisque Mireille Le Guen signa-
lait déjà en 2017 qu’en Espagne les
méthodes considérées comme
masculines (stérilisation, préser-
vatif et retrait) représentaient
près de 53 % des usages contra-
ceptifs, contre 15 % en France et
37 % aux Etats-Unis. « Comme je
suis au fait de l’actualité améri-
caine, je connaissais la vasecto-
mie, explique Benjamin (les té-
moins désignés par leur prénom
ont requis l’anonymat), ingénieur
de 35 ans, résidant en région pari-
sienne. Ça m’a semblé une bonne
solution parce que ma femme et
moi sommes très fertiles. Nous
avons quatre enfants. Comme elle
ne supportait plus les effets secon-
daires de la pilule et du stérilet, on
se fondait sur son cycle, mais ça n’a
pas suffi et elle a subi deux avorte-
ments. Puisque j’étais potentielle-
ment ­fertile plus longtemps qu’elle,
j’ai décidé de faire ma part. »
Il n’existe pas d’enquête
sur le profil des hommes qui re-
courent à la vasectomie. Mireille
Le Guen et ses collègues de
l’INED sont en train d’élaborer
un questionnaire dans cette
perspective mais elles souli-
gnent la difficulté de trouver un
échantillon d’hommes représen-
tatifs pour une pratique demeu-
rant marginale. On peut suppo-
ser que ce choix intervient la
plupart du temps après la nais-
Vie intime
Christine Lamiable
sance d’un ou de plusieurs en-
fants. C’est ce qui ressort d’une
étude menée en ligne en
avril 2022 par Wafik Touil, urolo-
gue au CHU de Toulouse, auprès
de 177 hommes pris en charge
pour une vasectomie entre
avril 2010 et mars 2022. Au mo-
ment de l’intervention, seuls 18 %
d’entre eux étaient sans enfants.
C’est le cas de Tristan,
31 ans, monteur vidéo en région
Auvergne-Rhône-Alpes. « Je suis
en couple depuis cinq ans. Au dé-
but, ma compagne n’était pas cer-
taine de vouloir des enfants. J’en
étais un peu plus sûr qu’elle. Il y a
eu une période de ma vie où être
père était l’un de mes “life goals”.
Mais aujourd’hui, je n’ai pas envie
d’imposer la vie à quelqu’un qui
ne l’a pas demandée, en particu-
lier dans le contexte actuel. Au ni-
veau environnemental, on est sur
une planète qui a déjà du mal à
supporter la présence des hom-
mes en termes de ressources. Par
ailleurs, le contexte politique en
France, notamment la montée de
l’extrême droite, me fait très peur.
J’ai l’impression que faire naître
un individu maintenant ne serait
pas un cadeau. » Il y a un peu plus
d’un an, arrive le moment où sa
compagne de 33 ans doit changer
de stérilet. Tristan et elle tombent
d’accord sur le fait qu’ils ne veu-
lent pas concevoir d’enfant. Tous
les deux militants végans, ils pré-
fèrent mettre toute leur énergie
dans la cause animale. L’idée de
l’opération s’impose.
Concrètement, l’interven-
tion consiste à couper ou obturer
les canaux déférents qui véhicu-
lent les spermatozoïdes après
avoir pratiqué une ou deux peti-
tes incisions dans la peau des tes-
ticules. Plus de spermatozoïdes,
plus de grossesse. « Je dis tou-
jours au patient que c’est irréver-
sible, précise le docteur Athmane
Safsaf, chirurgien urologue. On
peut remettre bout à bout des ca-
naux déférents par le biais d’une
vasovasostomie mais peu de chi-
rurgiens pratiquent cette opéra-
tion. Et dans la grande majorité
des cas, les patients ne redevien-
nent pas fertiles. C’est pourquoi
on propose toujours au patient de
conserver son sperme dans un
centre de conservation. »
Même si le chirurgien qui
a opéré Tristan ne lui en a pas
parlé, celui-ci savait que c’était
possible. « Ma compagne et moi
n’avons pas vu l’intérêt de payer
pour quelque chose qui ne servira
jamais puisque nous sommes cer-
tains de notre décision. Cela ne
veut pas dire que j’exclus totale-
ment la parentalité. Si jamais on
avait un jour un enfant, ce serait
par le biais de l’adoption. Je préfé-
rerais m’occuper d’enfants déjà
nés, pas forcément dans de bon-
nes conditions, et rendre leur vie
meilleure. » Aymeric s’est lui
aussi abstenu. « C’est inutile puis-
que je ne veux pas d’autres en-
fants avec ma femme ou être
père à nouveau. Si j’ai choisi la va-
sectomie plutôt qu’un slip chauf-
Di man che 9 - Lun di 10 - M ardi 1 1 av ri l 2023
fant, c’est parce qu’une fois l’in-
tervention faite, on n’a plus de
questions à se poser. »
Le choix de cette irréversi-
bilité, louée par les hommes qui
ont opté pour la vasectomie, peut
être déstabilisant pour certains
membres de leur entourage.
« Mon meilleur ami m’a dit “Et s’il
arrive quelque chose à un de tes
enfants ?”, se remémore Aymeric.
Je lui ai répondu qu’un enfant, ce
n’est pas comme un meuble, on ne
peut pas en racheter un autre. Mes
garçons sont irremplaçables. »
Certaines connaissances y sont
allées tout aussi franco avec Ben-
jamin. « Et si tes enfants meu-
rent ? » Il y a eu également : « Et si
tu rencontres quelqu’un d’autre ? »
A une époque où les familles re-
composées sont plus nombreu-
ses, la perspective d’une nouvelle
union peut effectivement être
dissuasive pour certains. Mais
pas pour Benjamin. « Quatre
­enfants, c’est déjà beaucoup. J’ai
fait le choix de ne pas en avoir
d’autres, pour ne pas avoir à divi-
ser encore plus l’attention que
chacun d’eux mérite. »
Certaines études ont mon-
tré qu’entre 3,4 % et 7,4 % d’hom-
mes ayant décidé d’une vasecto-
mie avaient eu des regrets et
0123
5
­ emandé une vasovasostomie
d
(Human Reproduction, 2018).
Pierre, 41 ans, a bénéficié de cette
technique en octobre 2022.
« J’avais deux enfants et je n’en
voulais plus, explique cet artisan
résidant en Occitanie. J’étais sé-
paré de leur mère, ma vie de père
en garde partagée était suffisam-
ment compliquée comme ça. »
C’était compter sans la rencontre
avec sa compagne. « La vasecto-
mie ne lui a pas posé de problème.
Mais comme elle avait 38 ans et
n’avait pas d’enfant, on en parlait
quand même pas mal. Je voulais
qu’elle soit sûre d’elle. Elle a fini
par me dire qu’elle avait bien
­envie d’avoir un enfant. On était
très amoureux. J’étais prêt à re-
tenter l’aventure. » A une condi-
tion : une répartition égalitaire
des tâches. « J’avais arrêté de tra-
vailler après la naissance de mon
premier enfant pour que ma
femme, danseuse, puisse repren-
dre son travail. J’avais repris le
travail au second mais je m’occu-
pais aussi de la cuisine, des tra-
vaux dans la maison… A tel point
que j’ai fait un burn-out. Je ne
voulais pas revivre ça. » Pierre est
de nouveau fertile. Le fait que la
vasovasostomie soit intervenue
seulement deux ans après sa
« J’ai
l’impression
que mes
éjaculations
sont moins
fournies.
Mais ça n’a
rien changé
à ma libido »
Tristan, 31 ans
­ asectomie y a contribué. « On
v
n’a pas de pouvoir sur la suite des
événements, mais on espère que
ça va marcher », conclut-il.
La grande majorité des
hommes ne regrette pas leur dé-
cision. Cela ne met pas certains
d’entre eux à l’abri d’une ambi-
valence inattendue. Mickaël Na-
dal, 43 ans, a choisi il y a deux
ans la vasectomie après un qua-
trième enfant « surprise ». D’un
cinquième enfant, il n’était pas
question, pour des raisons éco-
nomiques essentiellement. C’est
donc en toute quiétude que ce
technico-commercial corrézien
s’est rendu dans un cabinet
d’urologie. Le choc est survenu
trois mois après, lorsque le sper-
mogramme a confirmé l’absence
de spermatozoïdes. « Le chiffre
zéro m’a fait l’effet d’une bombe,
se souvient-il. J’avais perdu mon
rôle d’homme reproducteur.
Pourtant, je ne suis pas macho
pour deux sous, c’est absurde.
Mais j’ai ressenti pendant un
mois une mélancolie à l’idée que
je ne pourrai plus être papa. J’ai
pris un coup de vieux. »
Reste deux questions lan-
cinantes à propos de la vasecto-
mie. Douloureuse ? Castratrice ?
Sur le premier point, l’Association
française d’urologie se veut ras-
surante. « La douleur au niveau de
la zone opérée est habituellement
minime et temporaire. » Tristan
confirme, avec quelques bémols.
« C’était plus une gêne qu’une dou-
leur. Des points de suture ont lâ-
ché, ce qui a entraîné des saigne-
ments. Mais il est possible que j’aie
des problèmes de cicatrisation. J’ai
aussi l’impression que mes éjacu-
lations sont moins fournies. Mais
ça n’a rien changé à ma libido. »
Comme Aymeric et Benjamin, il
considère qu’il est plus libre de
­vivre sa sexualité comme il l’en-
tend. « Avant, ma compagne et
moi pouvions nous désirer mais
n’avoir pas de préservatif sous la
main ou avoir peur qu’il craque,
explique Tristan. Grâce à la vasec-
tomie, notre sexualité est plus
spontanée et plus sereine. » Même
Pierre, qui n’a pas l’assurance de
redevenir père, continue de pen-
ser que la vasectomie était « le
meilleur choix à un moment
donné de [sa] vie ».
6 0123
Dim a nc he 9 - L u n d i 1 0 - M a r d i 1 1 avri l 2023

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Andrée, Rosemonde,
d’autres parfois, et, à pied
ou à bicyclette, nous
partions », écrit Proust.
Julien Thèves Plusieurs loueurs de vélos,
électriques ou non, sont
ouvrière de Balbec, les pêcheurs et
aussi les familles des petits bour-
geois, invisibles dans l’ombre,
s’écrasaient au vitrage pour aper-
cevoir, lentement balancée dans
des remous d’or, la vie luxueuse de
ces gens ». Quant à la chambre 414,
fique pour un parcours qui nous
fait ressentir tous les charmes de
l’ère proustienne, avec ses per-
sonnages emblématiques : les
élégantes, le jeune Cocteau, le
peintre Helleu, qui inspira Elstir
dans La Recherche… Le musée se

M
arcel Proust est
inévitable à Ca-
bourg. C’est le
grand homme
de la jolie sta-
tion balnéaire
normande, où il passa huit étés
successifs, jusqu’au déclenche-
ment de la première guerre mon-
diale. Tout Cabourg (Balbec, dans
La Recherche) s’enorgueillit des
traces de ce passé perceptible au
fil de balades dans les avenues
tracées en éventail et ponctuées
de villas Belle Epoque. Le centre
névralgique de la cité est ce
Grand Hôtel tel que le connut
l’écrivain, majestueux, impo-
sant. L’édifice est comme posé
sur la crête des anciennes dunes,
à l’orée même de la mer. Sitôt
passées ses portes à tambour, on
a l’impression de plonger dans
l’eau parfois turquoise, parfois
beige, de la Manche. « Ayant ap-
pris qu’il y avait, à Cabourg, un
hôtel, le plus confortable de toute
la côte, j’y suis allé. Depuis que je
suis ici, je peux me lever et sortir
tous les jours, ce qui ne m’était
pas arrivé depuis six ans », écrit
Proust à la comtesse de Caraman-
Chimay, à l’été 1907.
L’air iodé, dépourvu de
pollen, est favorable à son
asthme. On pénètre dans le vaste
hall du palace (aujourd’hui, un
MGallery cinq étoiles) et presque
rien n’a changé, nous assure-
t-on. A droite, le grand escalier
qui menait aux chambres occu-
pées par l’auteur, de préférence
au dernier étage, pour ne pas en-
tendre de pas au-dessus de lui.
Observateur de la société mon-
daine locale, il écrivit ici une
grande partie de son œuvre. Il ne
se baignait pas. Il travaillait beau-
coup, sans renoncer aux sorties
sur la digue (aujourd’hui prome-
nade Marcel-Proust) ni à des
­balades dans la campagne envi-
ronnante (le chauffeur du Grand
Hôtel, Alfred Agostinelli, aurait
inspiré le personnage d’Alber-
tine, à qui le narrateur voue une
passion dans le roman).
Il y a toujours le lustre im-
pressionnant dans le hall. Et le
restaurant avec ses grandes baies
présents à Cabourg. Pour
prendre la mesure de la
côte et apercevoir d’autres
villas, pédaler sur le terrain
plat est tout indiqué.
13 € par jour.
Nomadeshop-
cabourg.com ;
Jaimemonvelo.com
Pou r se b ai g ne r
La Manche est revigo-
rante ! On n’y pratique plus
le « bain à la lame »
du temps de Marcel Proust
(maintenu par un ou
plusieurs professionnels,
on était immergé la tête
la première au moment
du passage de la vague).
En revanche, le paddle
est tendance. Certains
courageux se baignent
jusqu’au 31 décembre.
l’écrivain aurait pu y dormir. Très
souvent louée et un peu plus
chère que les autres, elle se distin-
gue par son lit en métal et son dé-
cor Belle Epoque, son portrait de
Proust et sa bibliothèque où
(re)lire A l’ombre des jeunes filles
en fleurs ou Sodome et Gomorrhe,
tomes du roman dans lesquels
Balbec revient le plus souvent.
En quittant le Grand Hô-
tel, on admire les villas : la Pibola,
de style éclectique, construite
par l’architecte Mauclerc, qui
œuvra beaucoup à Cabourg, la
villa Berthe (aujourd’hui l’Alber-
tina), ancienne résidence d’Al-
bert Nahmias, ami et coulissier,
c’est-à-dire courtier, du cher Mar-
cel, ou encore le pittoresque
­chalet Double 6, face à la mer, ate-
lier du peintre cabourgeais René-
Xavier Prinet. Ses scènes de plage,
à la beauté saisissante, sont à dé-
veut immersif, puisqu’on a le
droit de s’asseoir dans les fau-
teuils prêtés par le Mobilier na-
tional ou de manipuler les
ouvrages de la bibliothèque
1900 (La Recherche n’était pas
encore parue, mais on peut
feuilleter Anatole France). Le par-
cours étant renouvelé tous les ans,
cela vaut le coup de revenir régu-
lièrement pour découvrir l’exposi-
tion temporaire (en 2023, Max
­Linder) ou les salles Belle Epoque
qui bénéficient de prêts des plus
grandes institutions et collections
privées. Cette année, la peintre
Marie Bracquemond, mais égale-
ment Monet, Toulouse-Lautrec ou
Degas, tous contemporains de
Proust, y sont à l’honneur.
Notre journaliste a organisé son
voyage avec l’office du tourisme
Normandie Cabourg Pays d’Auge.

Le s lois de l ’ att ra c tion

#prettyprivilege : la beauté vous avantage-t-elle dans la vie ?

Anne Chirol

Le jour où Gabrielle Christine monte dans
la voiture pour passer son permis de conduire,
l’examinateur complimente tout de suite cette
jeune élève infirmière américaine sur son appa-
rence physique. Sur le chemin, l’homme lui de-
mande de se garer dans un parking. Elle rate la
manœuvre. Il lui offre une nouvelle chance de
réussir. Puis elle commet le péché capital de cet
examen : elle grille un feu rouge. Devant cette
faute éliminatoire, il lui lâche l’air de rien : « Oups,
je n’ai rien vu. » Dans une vidéo TikTok, la jeune
femme raconte comment le fait que l’examina-
teur la trouve séduisante lui aurait permis de dé-
crocher le Graal.
La beauté donnerait-elle accès à une
montée en gamme existentielle ? Si l’idée n’est
pas nouvelle, la prise de conscience semble
s’élargir. Après le white privilege (privilège d’être
blanc), après les nepo babies (privilège d’être « un
fils de » ou « une fille de »), un nouveau sujet de
­débat, venu tout droit des Etats-Unis, émerge en
ce moment sous forme de hashtag : sur TikTok, le
#prettyprivilege (privilège de la beauté) en-
grange déjà 364 millions de vues.
Si la beauté est relative, et varie selon les
époques, le fait d’en posséder les attributs change
incontestablement la vie. Quand elle était plus
jeune, la Coréenne @sunnythecaker, qui témoi-
gne de son #prettyprivilege sur TikTok, se sentait
complètement invisibilisée, comme si son physi-
que ne valait pas la peine de lui adresser la pa-
role. Lorsque ses traits s’affinent en grandissant,
ses camarades commencent à s’intéresser à elle
et les avantages se mettent à pleuvoir. En entre-
tien d’embauche, un recruteur la complimente
sur son physique : « Tu as un beau sourire. Viens
travailler chez nous demain ! »
Dans un autre registre, si la réinsertion est
difficile pour les anciens détenus, en 2014, la
photo d’identité judiciaire (mugshot) de Jeremy
Meeks publiée sur la Toile par la police améri-
caine lui vaut des commentaires enamourés et
une forme de reconnaissance immédiate. Beau-
coup aimeraient être kidnappés par ce charis-
matique métis aux yeux bleus, ancien membre de
gang, incarcéré pour détention d’arme à feu.
Une fois libre, il devient mannequin et connaît le
succès professionnel.
Selon une étude d’Harvard datant de
2009, ces discriminations frappent même les bé-
bés. Ceux qui sont considérés comme laids rece-
vraient moins d’amour et d’affection de leur
mère. Un peu plus tard, à l’école, ce sont les ensei-
gnants qui développent un biais dans la notation
des élèves en fonction de leur physique, comme
l’a mis en lumière une étude de la School of Psy-
chology and Neuroscience de Saint Andrews.
Une autre étude, publiée en 2022 par l’université
de Lund (Suède), est venue confirmer cette man-
suétude pour les traits avenants : durant la pan-
démie, en raison des cours en visio où le visage
des élèves n’apparaissait que de manière aléa-
toire, les notes des étudiantes jugées attractives
ont baissé. « La question des dotations initiales et
les inégalités de départ sont de moins en moins
supportées », pense Hélène Garner, directrice du
département Travail, emploi, compétences de
France Stratégie et spécialiste des discrimina-
tions. L’individu, désormais, souhaiterait être re-
connu pour ce qu’il est et non pour ce à quoi il a le
sentiment d’avoir été assigné (une histoire, un
physique, des biens).
D’autant que, dans le cas de la beauté
comme dans d’autres, le privilège peut se re-
tourner et devenir stigmate. Dans une vidéo, la
tiktokeuse Brenttany Sharraine se plaint face
­caméra du fait que les hommes la considèrent
comme un trophée et qu’elle attise malgré elle les
jalousies. « Des femmes m’ont dit qu’elles pen-
saient que j’étais une garce avant de me rencon-
trer. » A se demander, au fond, si la beauté ne se-
rait pas, parfois, un boulet ? La carrière d’actrice
de Megan Fox semble en témoigner. Elue
« femme la plus sexy » de l’année 2008 par le
­magazine FHM, elle regrette qu’on lui propose
constamment des rôles de femme-objet, très sté-
réotypés, qui mettent plus en avant ses attributs
physiques que son jeu d’actrice. Pour Megan, le
privilège est un peu dur à digérer.
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Di man che 9 - Lu ndi 1 0 - Mar di 11 av ri l 2023 7

Vin
L’art délicat
de noter des vins Des
gagnants
Notre journaliste a fait partie du jury de choix
de sélection des ambassadeurs
de l’appellation castillon-côtes-de- Ch âte au
Gr i mon,
bordeaux, globalement excellents casti llon-
côt es- de -
Ophélie Neiman
bordeaux, 2020
Dans la catégorie « frais
et convivial », ce vin

D
100 % merlot séduit
ans cette même rubrique, il y a cinq ans, je tressais déjà par sa texture, fine et
des couronnes de laurier aux vins de Castillon. Des élégante, avec une jolie
rouges de la rive droite bordelaise, de leur vrai nom acidité en attaque, ses
castillon-côtes-de-bordeaux. Preuve d’une certaine notes de groseille et de
constance, tant dans mes goûts que dans la qualité du framboise, son ensemble
vin, je veux remettre le couvert. Car cette appellation savoureux très harmo-
ne cesse de forcer mon admiration. Et aussi parce que je suis devenue, nieux. Une sacrée affaire
pour une fois, juge et partie dans la démonstration de sa qualité. vu le prix. 7,80 €.
J’ai en effet participé, le temps d’une matinée, à un jury de
­sélection des ambassadeurs de l’appellation pour l’année 2023. Cet .
€
exercice présente des avantages évidents. Il permet d’abord de pou- Ch âte au
voir ­estimer le niveau global d’une appellation, ensuite de trouver de Be lci e r ,
des ­pépites qui nous étaient jusque-là inconnues. La dégustation se casti llon-
déroulait à l’aveugle, c’est-à-dire sans savoir quels vins on goûte, pour côt es- de -
éviter d’influencer notre jugement. b orde aux , 2019
Nous étions huit dégustateurs, des journalistes spécialisés, ca- Dans la catégorie « gour-
vistes et sommeliers. A côté de moi se trouvait Rachelle Lemoine, qui ré- mand et séducteur »,
dige notamment des articles pour L’Obs. Nous nous connaissons bien, le premier échantillon
nous nous apprécions tout autant. Nous avons ainsi pu profiter de cette a emporté tous les suffra-
proximité pour comparer nos notations, constater que nous étions rac- David Adrien ges : rond et velouté,
cord sur certains vins, et en franche divergence sur d’autres. C’est l’occa- à la finale juteuse,
sion de rappeler que, même entre professionnels, l’avis sur un vin n’est En revoyant le total de mes notes, on pourrait se croire à un charme évident.
ni objectif ni universel. Nous avons des goûts qui nous sont propres et « L’Ecole des fans », tant elles étaient élevées. A part un 10/20, quelques A boire à n’importe
une note ne reflète jamais que l’avis de la personne qui goûte le vin. 12/20 et 13/20, elles se situaient presque toutes entre 16/20 et 19/20. quelle occasion. 12,9 5 €.
Le contenu des verres était tout à fait fidèle à l’esprit de Cas- Sans être une peau de vache, cela ne m’arrive presque jamais. Et c’est
tillon, qui revendique pour valeurs « liberté d’expression, créativité, pour moi le constat le plus clair de la qualité remarquable de cette Ch âte au
audace ». Des termes qui détonnent en terre bordelaise, sur un ter- ­petite appellation encore méconnue de la rive droite. Cela donne des Les Armes
roir accolé à Saint-Emilion, où l’on met davantage en avant l’élégance bordeaux, à majorité de merlot, soit faciles à boire à l’apéro, soit pen- de B r ande au,
et le raffinement des grands vins. Sur 56 candidats, 20 cuvées issues sés pour des repas plus gastronomiques, parfois capables de vieillir cuvée
d’une première présélection nous étaient proposées, réparties en une quinzaine d’années. « P ri vi lè ge »,
trois catégories : « frais et convivial », « gourmand et séducteur », Quant aux lauréats de chaque catégorie, il s’agit bien sûr d’une casti llon-
« puissant et étonnant ». moyenne entre les notes des huit jurés. Ce qui signifie qu’il ne s’agis- côt es- de -
Ces trois classifications avaient pour objectif de nous montrer la sait pas forcément de mes choix personnels… mais presque. Dans la b orde aux , 2019
diversité des terroirs de Castillon (un plateau calcaire – le plus grand de catégorie « frais et convivial », l’un des deux vainqueurs a obtenu la Lauréat (avec Château
la rive droite –, des coteaux argileux, des plaines au sol sablo-graveleux). note la plus élevée que j’aie décernée à cette section, l’autre l’une des Alcée, autre gros coup
Mais aussi les envies variées des vignerons, puisque l’appellation dé- notes les plus basses, car son originalité et son manque de souplesse (il de cœur) de la catégorie
clare « autant de styles que de personnalités » et « des gammes vigne- s’agissait en fait d’un 100 % malbec, un choix atypique) ne m’ont pas « puissant et étonnant »,
ronnes qui sortent des sentiers battus ». De fait, c’est possible puisque convaincue. La catégorie « gourmand et séducteur » était davantage en cet assemblage (80 %
Castillon compte aujourd’hui 210 vignerons ou vigneronnes, tous ré- accord avec mes goûts, avec deux vins dans ma notation la plus haute merlot, 20 % cabernet
partis en structures familiales (pas de négoce ni de coopérative) avec de (17/20 et 18/20). La dernière catégorie, « puissant et étonnant » a distin- sauvignon) a une classe
petites exploitations de 10 hectares en moyenne ; 30 % d’entre eux tra- gué mes deux coups de cœur, ce qui m’a particulièrement réjouie. folle : racé, des tanins
vaillent en agriculture biologique, un record dans la région. A noter que, par souci de mettre en avant des domaines moins très soyeux, beaucoup
La fiche de notation des vins était des plus classiques. La robe réputés, les stars de l’appellation n’étaient pas représentées. Pas de Clos de longueur, de très
d’abord, avec la couleur, l’intensité et la brillance (sauf problème mani- Puy Arnaud de Thierry Valette, l’un des meilleurs rapports qualité-prix beaux arômes de violette
feste, je mets toujours la note maximale). Pour le nez : l’intensité, la de la rive droite ; pas non plus de Domaine de l’A, dont le créateur, le et de fruits rouges.
netteté et le type d’arômes, en somme le plaisir à sentir. Pour la bou- consultant international Stéphane Derenoncourt, a permis de mettre Cette propriété compo-
che, la texture, la souplesse et la persistance, en bref le plaisir à goûter. la lumière sur Castillon en choisissant cette appellation pour s’y instal- sée de vignes, prairies
Venaient ensuite une note sur le respect de l’expression du terroir et ler, et sert depuis de locomotive médiatique. et forêts, se transmet
une autre sur la synthèse du vin, à travers son équilibre, son harmonie Enfin, et c’est peut-être le plus important, les dégustateurs depuis cinq générations
et l’impression d’ensemble qui s’en dégageait. réunis ont dégagé quelques traits communs à tous ces vins rouges : de mère en fille. 13 €.
un niveau de qualité excellent dans son ensemble, des tanins pré-
sents mais jamais agressifs et, surtout, beaucoup de fraîcheur res-
sentie, jusque sur la finale. Cette dernière caractéristique s’explique
par le plateau calcaire à une altitude plus élevée que le reste du vigno-
ble bordelais, de bonnes réserves hydriques et des terroirs tardifs.
Dans une perspective de réchauffement du climat, ce sont de solides
atouts pour envisager l’avenir.

Les drôles de dames de Diane Segard, sur TikTok

Magali Cartigny

On a tous quelque chose en nous de
Diane Segard. Ou proche de nous. Une mère,
une voisine, une collègue, une copine… Cette
­comédienne, inconnue au bataillon à ses dé-
buts sur TikTok et Instagram, fin 2019, est parve-
nue à créer une sorte de nanoplanète peuplée
en majorité de femmes, fantasques et névro-
sées, dont les tribulations sont guettées, cha-
que jour, par 1,2 million d’abonnés.
On y rencontre, entre autres, Elo, con-
seillère au Crédit A, qui maîtrise l’anglais comme
un combattant de MMA la peinture sur soie
(« Merry Noel, Mme van de Burne ! ») ; Pascale,
manageuse brute de décoffrage à qui on ne la
fait pas (« Moi, tu me pisses pas dessus en m’as-
surant qu’il pleut ») ; Tata Malbo, intérimaire céli-
bataire, qui crache ses leçons de vie comme sa
fumée au visage de ses nièces de 2, 8, et 18 ans
(« On s’en fout du bac ! Faut des diplômes pour
être heureuse ? »). Sans oublier l’iconique « ma-
man de Garance », déterminée à ce que sa fille
de 4 ans intègre au plus vite HEC. (« Oui ma
puce le Père Noël existe, comme les prêts ban-
caires accordés aux chômeurs longue durée. »)
Depuis plus de trois ans, Diane Segard
incarne donc sur les réseaux sociaux toutes les
femmes de la vie ; les control freaks et celles qui
ont tout lâché, les bourgeoises et les poches
crevées, les amoureuses transies et les cœurs
cabossés. A l’instar de Lison Daniel, de Laura
Felpin et des Perruques de Thomas, dont elle
admire le travail, la trentenaire a placé la créa-
tion de personnages au centre du jeu à une
époque où le « je » est désormais la norme de-
puis l’explosion du stand-up.
Une galerie de portraits truculents sou-
vent, aux abois parfois, en résonance totale
avec l’air du temps. A travers ces saynètes de
quelques minutes postées chaque jour, cette
mère de deux jeunes enfants nous parle des
­déserts médicaux, des services publics qui par-
tent en sucette, des mamans en burn-out (mais
aussi larguées pour une jeunette, #divorcey),
des dérives des influenceurs (et d’une certaine
émission sur C8), du monde de l’entreprise dés-
humanisé, de l’amour par écran interposé, des
esthéticiennes et conseillères Pôle emploi qui
remontent le moral en berne.
Diplômée d’un master en droit des af-
faires et d’une licence d’histoire, Diane Segard
a fait dix ans de théâtre et assumé tardive-
ment sa vocation. Les réseaux sociaux lui ont
apporté une liberté artistique et une audience
qu’elle n’avait pas imaginées, à ses débuts,
après un déménagement et en plein confine-
ment. « A la base, je me suis retrouvée toute
seule dans une petite ville où je ne connaissais
personne, en Vendée. J’avais quitté ma troupe.
J’ai donc démarré les vidéos un peu par néces-
sité, pour éviter la déprime », raconte-t-elle au
Monde. Quelques années plus tard, elle se pré-
pare pour la tournée en rodage de son pre-
mier spectacle, Parades, qui affiche déjà com-
plet (du 28 avril au 17 mai 2024), à sa grande
surprise. Coécrit avec sa camarade de toujours
Mathilde Guêtré-Rguieg, il mettra en scène dix
de ses personnages fétiches « portant en eux
l’hilarante tragédie quotidienne d’être soi »,
peut-on lire sur le site.
Quand on lui demande quelles sont ses
créations préférées, elle cite évidemment sa
galerie de « mamans » . « Ça permet de dévelop-
per toute une palette d’émotions et de se mo-
quer de nos failles. Il y a toujours ce mélange
de bonne volonté et de pétages de câble. »
Comme cette mère « au bout du roul’ », qui
laisse son fils lécher le sol à La Poste et confond
son bébé avec un paquet de pain de mie. Elle
garde une tendresse particulière aussi pour
cette femme amoureuse de son collègue de bu-
reau prénommé Germain, auquel elle ne par-
vient jamais à déclarer sa flamme (« la fille qui
ne sait pas draguer, ça pourrait vraiment être
moi », avoue-t-elle). Mais le « caractère » dont
elle est le plus fière, c’est Stéphanie, animatrice
audiardesque, entièrement dévouée à l’Ehpad
des Glaïeuls, qui, avec sa comparse Nono, orga-
nise soirées mousse, séances de spiritisme, et
« déamb-cross » (course de déambulateurs)
pour ses résidents adorés, dont certains sont as-
sez portés sur la gaudriole.
« Je n’ai pas beaucoup connu mes
grands-parents, c’est peut-être pour cela que je
fais une sorte de transfert sur Stéphanie », confie
la comédienne. Le sujet de la vieillesse la pas-
sionne, et elle s’est, avec sa coautrice, informée
sur le fonctionnement des Ehpad pour écrire ses
sketchs. « On ne peut pas raconter n’importe
quoi, même si c’est pour rire. On a rencontré des
personnes qui travaillent dans ces structures
pour être le plus proches de la réalité. Il s’y passe
des choses incroyables. » Une manière aussi de
faire passer des messages aux familles, qui par-
fois y « oublient » leurs parents. Ou qui parlent à
des anciens ayant vécu la seconde guerre mon-
diale comme s’ils avaient 4 ans.
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Dimanc he 9 - L u n d i 10 - M a r d i 1 1 avri l 2023
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. On peut, à presque 50 ans, avoir une vie stable, une carrière exemplaire… et rester cet
enfant inconsolable de la mort de sa maman. Le journaliste télé, grand pudique, se livre sur ce drame intime dans un récit thérapeutique
Bruce Toussaint,
au Harry’s Bar, Paris 2e,
le 27 mars. JÉRÔME BONNET/
MODDS POUR « LE MONDE »
« Ma famille et moi sommes
des naufragés de ma mère »
D
ifficile de le manquer. Avec son 1,96 mètre et sa silhouette
disons enrobée, Bruce Toussaint ne passe pas ina-
perçu. Il nous accueille d’un joli sourire au
Harry’s Bar, rendez-vous mythique du centre
de Paris. Il a choisi cet endroit peuplé d’Améri-
cains parce qu’il lui arrive de temps en temps
d’aller y boire un cocktail avec ses copains.
Le présentateur vedette de BFM-TV adore
les cocktails, il en existe même un à son
nom au bar du Normandy, à Deauville, où il
a ses habitudes. En réalité, il adore tout ce
qui se boit et se mange, d’ailleurs, « ça se
voit un peu » – c’est lui qui le dit. Cette gour-
mandise, qui lui donne cet air de gentil nou-
nours dont les téléspectateurs raffolent, lui
vient de Mercédès, sa mère, une femme de ca-
ractère, totalement dévouée à ses enfants, capa-
ble de leur préparer, pour un même repas, un petit
salé et une choucroute. Une mère adulée, décédée
en 2021 et sur laquelle on reviendra longuement.
Avant de parler des morts, on discutera métier
autour d’un Coca Zéro. Le journaliste, qui tient trois heu-
Playlist res d’antenne tous les matins, essaye de ne pas boire en
semaine. « La principale qualité d’un présentateur, c’est la
> Dernier livre lu forme, pour pouvoir rebondir sur la balle, saisir immédia-
« Désir noir », tement l’importance d’une nouvelle. Il faut être vif. »
d’Anne-Sophie Jahn Le journalisme, c’est sa drogue. Toussaint est
(Flammarion, 224 p., 20 €) du genre à ne jamais éteindre son portable au cas où
il louperait une info et son premier réflexe au réveil
> Dernier film vu – vers 6 heures – est de se ruer sur les réseaux sociaux
« Revoir Paris », d’Alice et les sites d’information pour vérifier ce qui s’est
Winocour, 2022 passé pendant son sommeil. En prévision de notre en-
tretien, il a demandé à son équipe de ne pas l’appeler
> Dernière série vue pendant deux heures. On apprécie l’effort. Son télé-
« The Offer », de Michael phone reste néanmoins à portée de paluche, objet ten-
Tolkin et Laurence tateur clignotant de multiples notifications. Parfois il
Bennett, Paramount craque, le retourne, regarde la dernière news et re-
prend le fil de la conversation.
> Dernière appli L’info, il est tombé dedans tout petit. Il ne sait
téléchargée pas trop d’où ça lui vient. Ses parents, mère comptable,
PayByPhone, pour payer père informaticien, n’achetaient pas de journaux,
ses stationnements n’écoutaient pas la radio, ne lisaient pas de livres. Gamin,
il dévore les multiplexes de football sur Europe 1 et
> Dernière course ­enregistre les voix de ses idoles, le journaliste Eugène
de chevaux Saccomano ou l’homme-orchestre (à la fois producteur,
Au meeting d’hiver animateur, programmateur, journaliste) Yves Bigot.
de Deauville Dans sa chambre, il passe le plus clair de son temps à
écouter les grandes ondes et à s’entraîner à parler avec
un micro. A 12 ans, il sait qu’il veut être journaliste. Le
bac en poche, il décroche un stage à la radio locale des
Hauts-de-Seine O’FM. Il entre ensuite dans le groupe
Canal+, où il restera dix-sept ans, gravissant tous les
Un apéro avec…
Bruce Toussaint
Vanessa Schneider
échelons, de reporter sportif à patron de la matinale et
animateur à i-Télé. Après Europe 1, Franceinfo, France 5,
il renoue avec l’info en continu avec une tranche rien
que pour lui, « Le Live Toussaint », sur BFM-TV. Une car-
rière comme sur des roulettes, une image de bon gars,
la même épouse depuis trente ans, deux enfants, pas de
vice connu à part un goût prononcé pour le poker et les
courses de chevaux (il a même investi dans une écurie
de groupe), mais avec modération. Le gendre parfait.
Et voilà qu’à la veille de ses 50 ans Bruce Toussaint
a surpris son monde en se lançant dans une nouvelle
aventure : l’écriture introspective. Ce pudique, qui a
toujours fui la presse people, déteste les commérages et
les mondanités, se dévoile comme jamais dans un récit
intime intitulé Heureusement, elle n’a pas souffert
(Stock, 216 pages, 19 euros). « Un livre sans prétention »,
écrit-il, dans lequel il parle de son enfance joyeuse à
Marcoussis (Essonne), dans une famille de la classe
moyenne qui ne roule pas sur l’or, de ses parents et de
sa sœur adorés, de leur vie à quatre, une bulle, toujours
harmonieuse à l’en croire : « Je n’ai pas fait de crise d’ado-
lescence, je ne me suis jamais opposé à mes parents. Je
leur dois tout ce que je suis », résume-t-il. S’il s’est décidé
à clamer cette piété filiale, c’est parce que le colosse s’est
effondré. Il est désormais orphelin.
Le 19 octobre 2021, il publie un tweet pas du tout
dans son genre : sous prétexte de remercier les pom-
piers de Paris, il annonce à des centaines de milliers
d’abonnés que sa mère est décédée la veille d’une vio-
lente crise cardiaque sur un trottoir parisien. Submergé
par la « rage », il a eu besoin de le crier à la France en-
tière, comprend-il aujourd’hui. Il reçoit en retour un
déferlement de messages de réconfort et de condoléan-
ces qui lui « font du bien ».
« Je n’ai pas
fait de crise
d’adolescence,
je ne me suis
jamais opposé
à mes parents.
Je leur dois
tout ce que
je suis »
La mort brutale, imprévisible, de cette mère vol-
canique avec laquelle il entretenait une « relation fusion-
nelle », dont il admirait la qualité d’écoute, la générosité
et la débrouillardise, il ne l’« admet pas ». Il avait pour-
tant déjà dû affronter le décès de son père, malade, quel-
ques années plus tôt. Il croyait connaître le chagrin, le
manque, tout en continuant à travailler, à s’occuper de
ses enfants. Il avait connu ces moments étranges où vie
publique et vie privée viennent se percuter absurde-
ment : alors que son père se meurt, il reçoit au même
instant des dizaines de textos pour le féliciter de son
transfert à France 5, qui vient d’être annoncé. Identique
sentiment de dinguerie cinq ans plus tard, quand une
passante lui demandera un selfie sans savoir qu’il est à
quelques mètres du cadavre de sa mère.
Ici, au Harry’s Bar, personne pour l’importuner :
les touristes étrangers ne savent pas qui il est. Par précau-
tion, il a tout de même choisi une table à l’écart, près de
l’escalier. Toujours devant son Coca Zéro, il raconte sans
fin Mercédès l’attachante, qui avait déjà surmonté deux
cancers quand son cœur a subitement cessé de battre, en
pleine rue. Bruce Toussaint aurait pu se préparer à l’idée
qu’il pouvait la perdre. Pas du tout : « On n’a pas vu arriver
la catastrophe. » Ce grand calme à la voix douce, qui
s’énerve rarement et n’aime pas les conflits, se laisse ce
jour-là submerger par une colère sourde. « J’ai ressenti un
sentiment d’injustice énorme, comme si je considérais ma
mère comme immortelle. » A son psy, qu’il consulte une
fois par semaine depuis 2016, ce costaud confie : « Doc-
teur, je ne sais pas si je peux vivre sans ma mère. »
« Il ne se passe pas deux heures sans que je pense à
elle, nous confie-t-il. Ça ne passe pas avec le temps. Ma
­famille et moi sommes des naufragés de ma mère. Rien
n’a comblé ce qu’elle nous apportait. » Un ami lui con-
seille d’écrire. Il hausse les épaules puis se lance : « Il fal-
lait que tout ce que je gardais pour moi sorte. » Pendant
six semaines, à l’été 2022, il s’attelle à ce qu’il appelle ses
« séances » quotidiennes, comme si s’asseoir devant son
ordinateur avait la même vertu que s’allonger sur un di-
van. Il découvre les joies de l’écriture, apprend « la len-
teur et la maturation, à l’inverse de [sa] vie profession-
nelle, qui n’est faite que d’instantanéité ». Il est surtout fier
d’être arrivé au bout, lui l’« autodidacte sans diplômes ».
Est-ce la trop longue fréquentation des fracas et
des malheurs du monde dont il parle quotidiennement
à l’antenne qui le rend si pessimiste ? Bruce Toussaint ne
se raconte pas d’histoires. « La société le nie, il y a un
­tabou sur la mort, mais, en réalité, quand on perd les
siens, la douleur ne s’éteint jamais. Désormais, je vis avec
la mort », sourit-il tristement. Alors que nous nous ap-
prêtons à quitter le bar, le serveur, comme s’il avait en-
tendu sa détresse, lui lance : « Les Coca, c’est pour moi ! »