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PHILOSOPHIE – L’ÉTAT

Paul Lavaud
Terminale 7

I. La démocratie est-elle le meilleur, ou le moins mauvais, des régimes ?

Dans le dialogue Timée, Platon raconte un mythe dans lequel, au début de l’Humanité, dans une
période appelée « âge d’or », le dieu Kronos règne dans le ciel. Ce dernier veille sur le monde,
maintien un certain équilibre dans le monde et se charge des êtres humains à tel point que ces
derniers n’ont rien à faire. Lorsque Kronos décide de ne plus s’occuper du monde, l’équilibre dans le
monde est altéré et tout commence à marcher à l’envers ; les hommes vivent alors de la vieillesse à
la jeunesse, par exemple. Lorsque l’Humanité est laissée à elle-même, on trouve trop d’opinions
divergentes, trop d’individualisme et par conséquent des conflits entre les hommes.

Platon décrit donc une période de prospérité sous le règne d’un dieu que les Hommes n’ont pas
choisi et qui est seul, supérieur à eux. On ne trouve pas alors dans le monde de principe de
souveraineté du peuple qui caractérise la démocratie. Il existe donc d’autres situation politique
permettant d’atteindre la prospérité. On peut alors se demander si la démocratie est le meilleur des
régimes. Pour Platon, bien que le pire des régimes reste la tyrannie – le pouvoir est détenu par un ou
quelques individus qui plient tous les individus à leur service, en ayant éventuellement recours à la
violence – la démocratie n’est en l’occurrence pas le meilleur des régimes. Il voit 3 arguments contre
la démocratie :

- D’abord, la démocratie est un régime qui conduit naturellement au pire des régimes, la
tyrannie. Parce qu’en démocratie, il s’agit de demander l’avis de tous, ce qui crée une
cacophonie, une bataille d’opinions qui fatigue les individus. Et lorsque la société est fatiguée
par le désordre, elle appelle elle-même un pouvoir fort pour rétablir l’ordre. Il s’agit donc
d’un régime peu durable, qui peut facilement mener à la tyrannie.

- Ensuite, dans une démocratie, on éduque les individus à donner son avis, à développer et à
exprimer une opinion personnelle, parfois unique, contraire à l’opinion commune de la
majorité, et à l’affirmer toujours. Il s’agit là d’une des caractéristiques principales du tyran,
celle de pouvoir se croire roi au-dessus d’individus qu’il est possible de faire plier dans le sens
de son propre avis. La démocratie forme donc une foule de tyrans potentiels.

- Enfin, la démocratie est le règne de la médiocratie. On donne une voix à tous et on dit que la
majorité l’emporte. Or, il est certain que la majorité n’a pas toujours raison, elle ne pense pas
toujours ce qu’il y a de mieux pour la collectivité. Platon questionne : « accepteriez-vous
d’embarquer dans un navire sur lequel ce sont les passagers qui désignent le pilote ? ». Faut-
il donc donner le vote à tous, y compris les incompétents au vote ? On peut se demander s’il
ne serait pas plus judicieux de laisser les spécialistes des questions économiques, politiques,
sociales, militaires, judiciaires, former le gouvernement au lieu de laisser la masse en décider.
Mais une autre question se pose : les individus compétents voteraient-ils en vue du bien
commun ? Ou bien pour leurs intérêts personnels ?

Ce dernier argument montre l’importance pour Platon de la formation des individus, c’est-à-dire un
apprentissage des principes militaires, sociaux et économiques. Mais un bon dirigeant doit aussi avoir une
stature morale et spirituelle exemplaire dans la Cité. Il faut que le dirigeant soit sage, bon et lumineux.
On peut également penser que la démocratie est un régime théorique, qui n’a jamais existé et qui
n’existera jamais, car ce seront toujours les puissants et les malins qui arriveront à manipuler les
foules pour servir, asseoir leurs intérêts tout en faisant croire aux foules que le pouvoir est entre
leurs mains. Autrement dit, la démocratie est le régime de la démagogie, des sophistes, c’est-à-dire
de la communication seulement, des belles paroles mais pas des actes. En effet, il n’existe dans
aucune société l’égalité, mais toujours des rapports de forces. Tout individu cherche à défendre ses
intérêts. En démocratie, tout individu au pouvoir va chercher à conserver ses intérêts. Et comme
ceux qui accèdent au pouvoir ont déjà du pouvoir, leur pouvoir grandit toujours et se protège
toujours, tandis que les individus faibles, sans pouvoirs, restent impuissants. Et la plupart des
régimes dits démocratiques qu’il est possibles d’observer sont des oligarchies de quelques
puissances économiques, et parfois, souvent plus temporairement des puissances militaires.

Platon fait une autre remarque en étudiant le régime démocratique. Le citoyen qui vit dans une
société prétendue démocratique vit dans l’illusion d’une « autonomie du jeu de la démocratie ». Il
faut comprendre que ce jeu ne peut pas se faire sans être perturbé par le jeu économique (dans nos
sociétés occidentales contemporaines, le capitalisme). Les richesses vont forcément se concentrer en
un petit groupe d’individus, dont le pouvoir économique sera tellement grand qu’il parviendra à
influencer, à différents degrés, le pouvoir politique.

Schéma de l’autonomie du jeu démocratique :

Jeu démocratique Jeu économique Jeu démocratique Jeu économique

Frontière Union

Illusion Réalité

On peut assimiler l’idée du jeu économique, du capitalisme, au jeu de société Monopoly. On


constate alors plusieurs limites et problèmes au jeu économique réel :

- Les individus ne commencent pas à jouer avec le même capital


- La planche à billet confère un grand pouvoir à ses détenteurs, ses contrôleurs. Qui peut créer
de l’argent ? Et qu’en est-il des problèmes liés à la malhonnêteté ? L’argent peut aussi être
crée par d’autres moyens que la planche à billet institutionnalisée, comme la banque centrale
- Le problème lié aux ententes, aux collusions d’intérêts, aux alliances économiques
- Le problème lié aux délits d’initiés
- Le problème lié au paradis fiscaux
Ces problèmes perturbent le jeu politique et démocratique. Ils sont communs à n’importe quel
régime, mais la caractéristique du régime démocratique est la naïveté des individus, qui négligent
bien trop l’importance de ses frictions dans le système et le jeu politique.

Derrière le jeu démocratique et économique se cachent d’autres problèmes comme :

- Le trucage, lorsqu’il y a falsification des résultats électoraux


- La manipulation des foules et de l’opinion publique, possible grâce au pouvoir médiatique
- Les sociétés secrètes
- Le jeu des partis, avec parfois une surreprésentation de certaines opinions, candidats…

Aristote, disciple de Platon et connaisseur des arguments platoniciens contre la démocratie, apporte
néanmoins 3 arguments en faveur du régime démocratique. Pour lui, Platon a raison mais ne dit pas
tout. Et lorsque l’on regarde les arguments qui penchent de l’autre côté de la balance, il nous faut
considérer le régime démocratique comme un moindre mal, ou comme un compromis raisonnable.

D’abord, on constate qu’exclure certains individus des charges publiques crée des tensions en
différenciant les individus et en créant des citoyens de seconde zone, qui développent alors des
sentiments de déclassement et de jalousie. L’apôtre Saint Matthieu affirme dans l’Évangile : « tout
royaume divisé contre lui-même est dévasté, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne
peut subsister ». Il ne faut donc pas créer de séparation, de division, de discrimination dans la cité.
Dans l’Histoire, il est souvent arrivé que, pour déstabiliser une nation, une cité, des puissances
étrangères cherchent à exacerber ces sentiments et à armer les minorités pour les pousser à se
rebeller contre l’État. Il ne faut donc pas laisser apparaitre la moindre division dans une
communauté, la moindre faille, pour conserver la plus grande stabilité, ou du moins limiter le risque
d’instabilité. Il n’est aussi pas judicieux, dans le cadre du vote, d’appliquer une logique distributive,
c’est-à-dire de mieux récompenser ou ici donner plus d’importance au vote de ceux qui le méritent
le plus, ce qui implique certes une inégalité entre les individus, mais il faut plutôt appliquer une
logique intégrative.

Ensuite, en permettant de voter à ceux qui ne savent pas voter le mieux, aucun individu ne se laisse
aller. Comme chacun aura la responsabilité de voter, tout le monde se posera la question de ce qui
est juste, pour voter mieux et ainsi assumer correctement cette responsabilité. Il s’agit de cette
manière de sortir le peuple, la masse, du sommeil. Il s’agit de l’éveiller en stimulant sa réflexion par
l’octroi de responsabilité, plutôt que le laisser endormi en prenant des décisions pour lui et lui
imposant ces décisions, prises alors seulement par les experts. Cela est bien, car la maîtrise
s’acquiert par la pratique, comme le dit le célèbre proverbe : « c’est en forgeant que l’on devient
forgeron ».

De plus, il faut permettre à tous de voter car tout le monde a une légitimité liée au savoir. Non pas
un savoir qui correspond à la connaissance des causes, mais un savoir empirique, qui correspond à
une connaissance des conséquences. Tout le monde peut voter car tout le monde peut observer
certains effets pervers de mesures prises, de lois adoptées en politique, sans savoir à quoi étaient
liés ces effets, mais en sachant qu’une loi ou mesure les a entrainés et n’est donc pas souhaitable.
Tout le monde peut alors s’opposer à certains projets de loi similaires en ne voulant pas réitérer ce
qu’ils considèrent comme des erreurs. Tout le monde peut donc voter, avec une certaine
compétence, un avis à peu près bien fondé.
Enfin, l’opposition entre la pertinence ou l’impertinence du système, modèle démocratique, n’est
peut-être pas une question centrale. La question centrale est plutôt : quel degré de logique
démocratique est-ce que je souhaite dans la cité, et à l’inverse, quel degré de logique non-
démocratique, par exemple une logique de sélection des intelligences, est-ce que je veux voir dans la
cité ? Et dans quels domaines ? Comment est-ce que j’envisage ce compromis entre démocratie et
non-démocratie ? Peut-être que le chef de l’État doit être choisi selon une logique de sélection des
intelligences, mais que par ailleurs tout politique doit être élu selon des procédés démocratiques.

Une question demeure cependant. Elle se pose au niveau de la taille de la nation : la démocratie
fonctionne-t-elle aussi bien dans un pays de 1.000, 1 million, 100 millions et 1 milliard d’habitants ?
Certainement pas. D’où parfois la nécessité de décentraliser le pouvoir, de créer des régions et des
sous-États, comme c’est le cas dans la plupart des démocraties occidentales que nous observons
(États américains, communautés autonomes espagnoles, länder allemands…).

II. Les exigences contradictoires de l’État

La gouvernance de la cité est traversée par des exigences contradictoires. Il faut à la fois répondre à
la raison, à l’intérêt général et à la volonté du peuple.

Il y a d’autres exigences contradictoires, qui habitent la question de la nature et du rôle de l’État, et


qui exige de trouver un compromis raisonnable, équilibré, toujours discutable et discuté :

- D’un côté, il y a l’exigence de donner du pouvoir au pouvoir, pour que le pouvoir puisse agir,
prendre des décisions et jouer véritablement son rôle. En effet, si les décisions d’un chef
d’État n’ont pas d’influence, pas d’effet, son rôle est trop limité pour que la cité soit
organisée au mieux. D’un autre côté, il ne faut pas donner trop de pouvoir au pouvoir de
manière à se protéger des dérives et des excès du pouvoir. Pour cela, de nombreuses
barrières ont été mises en place, comme la durée déterminée d’un mandat, le nombre de
mandats possibles pour un candidat, la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et
judiciaire, l’institution de règles fondamentales dans la Constitution… Ces moyens permettent
en théorie d’éviter la tyrannie.

- D’un côté, il y a l’exigence d’une transparence de ceux qui détiennent le pouvoir à l’égard du
peuple, dans les raisons, les causes, les conséquences et les coûts de leurs décisions, et d’un
autre côté, l’exigence d’une certaine opacité du pouvoir lorsque l’intérêt général de la nation
peut être compromis. C’est ce que l’on appelle la « raison d’État » ou le « secret défense ».

- D’un côté, il y a l’exigence pour un État de permettre la cohabitation entre des personnes qui
n’ont pas les mêmes choix de vie – une société* en somme –, et d’un autre côté l’exigence de
construire du commun, qui permettent à ces personnes de cohabiter ensemble. Ce commun,
c’est d’abord des références à des valeur et à des lois communes, qui doivent primer sur les
croyances et les coutumes particulières. En France, on entend souvent parler à ce sujet des
« valeurs de la République », de « l’égalité républicaine ».

* En considérant la définition suivante de la société : ensemble d’individus qui cohabitent sur un


même territoire mais ne partagent pas forcément les mêmes conceptions politiques, sociales… On
distingue alors « société » et « communauté ».
Ces deux exigences permettent de construire deux visions de l’État :

D’une part, la vision perfectionniste de l’État, que l’on peut observer depuis l’Antiquité. Selon celle-
ci, le rôle de l’État est de promouvoir certains principes moraux en jouant un rôle éducatif, et de
lutter contre les autres principes, dans le but de parfaire moralement la cité pour atteindre la
meilleure société possible, dans laquelle les individus pourront être les plus heureux. Dans cette
vision, on défend donc un interventionnisme fort de l’État.

D’autre part, la vision libérale de l’État, que l’on observe notamment depuis le XVIIe siècle. Selon
celle-ci, la neutralité de l’État est capitale sur les questions morales et religieuses, comme
l’avortement, la prostitution, la PMA, la GPA, l’euthanasie... En effet, tout individu doit pouvoir avoir
ses propres conceptions morales et religieuses dans le respect de celles d’autrui. L’État doit
cependant garantir la libre expression des individus et de leurs conceptions, ainsi que veiller au
respect entre les individus et au respect de la frontière entre les libertés individuelles : « la liberté de
chacun s’arrête là où commence celle des autres ».

Comme, en pratique, la neutralité n’existe pas *, la vision libérale vise un idéal impossible à atteindre.
Le problème commence avec l’orientation de l’éducation et de la culture. Il n’est effectivement pas
possible d’établir un programme scolaire neutre ou de ne pas influencer la population avec
différentes représentations du monde et de la réalité, dans les musées, dans la musique ou dans le
cinéma. Une autre question liée à la neutralité de l’État est celle de la laïcité.

* Jean Jaurès : « seul le néant est neutre »

La tendance actuelle, au début du XXIe siècle, est de tendre vers une société libérale. Mais pendant
ce temps, les perfectionnistes s’inquiètent de la perte du sens commun.

Retour aux exigences contradictoires de l’État

- D’un côté, il y a l’exigence de liberté et de l’autre, l’exigence d’égalité. Une école de


philosophie politique, le libertarisme, avec des penseurs comme Robert Nozick et Friedrich
Hayek, en opposition aux libéraux, considèrent que le rôle de l’État est de conserver la liberté
individuelle et la propriété privée, autrement dit d’avoir un rôle à la fois judiciaire et policier
pour protéger les citoyens les uns contre les autres et pour régler des conflits. L’État doit
intervenir un minimum dans le jeu du marché économique et laisser jouer la concurrence et
la libre entreprise. L’État dépasserait ses prérogatives et entrerait en contradiction avec son
rôle s’il se transformait en « État-Providence », dès lors qu’il mettrait en place un système de
redistribution sociale ou montrerait une volonté d’égalisation des conditions. Le libertarisme
est donc l’exact opposé du communisme. Si l’État extorquait de l’argent à de riches citoyens
honnêtes pour le redistribuer aux pauvres, les libertariens verraient là du vol et un acte
contraire à son rôle premier, qui est de garantir la liberté individuelle, y compris celle de jouir
de la propriété privée. À cette école s’oppose des écoles comme le socialisme, qui
considèrent que le rôle de l’État est aussi d’orchestrer une solidarité commune et donc une
redistribution sociale de ceux qui ont le plus vers ceux qui ont le moins. Cette école domine
en France, au début du XXIe siècle.
Résumé des contre-arguments des libertariens à la redistribution sociale :

- C’est du vol de prendre l’argent des riches


- La redistribution sociale crée de l’assistanat, car les gens plus assistés font moins d’efforts
- Le don d’argent aux pauvres peut être ensuite perçu par les pauvres comme un dû et non
comme un geste solidaire, et les pauvres peuvent profiter de ce système sans reconnaissance
envers les riches
- L’assistance sociale brise le lien social puisque les individus peuvent se mettre à dos toute la
communauté, l’État leur donnant toujours assez pour vivre. Tandis que si aucun filet de
sécurité financière n’existait, personne ne pourrait s’isoler, cela obligerait les individus à
entretenir leurs relations, favoriserait le lien social et la solidarité

Résumé des arguments pro-assistance sociale :

Nous vivons dans un monde aux ressources limitées. Ainsi, même avec une bonne volonté et un
grand mérite, un individu ne peut atteindre ce qu’il veut et mérite. De plus, toute acquisition ne se
fait pas sans conséquences pour les autres. Par exemple, le nombre de parcelles de terre cultivable
sur un territoire est limité. Aujourd’hui, la quasi-totalité des terres sont possédées. Un individu qui
veut et mérite plus une parcelle de terre pour la cultiver qu’un autre qui l’aurait hérité ne peut pas
l’acquérir comme cela, n’importe quand. Il s’agit d’être là au bon moment, où quelqu’un voudra bien
la lui vendre. L’État doit donc intervenir, pour rétablir une égalité et un mérite entre les individus,
même si cette intervention implique une extorsion de biens ou de richesses aux individus. Une des
principales inégalités injustes est le capital et le patrimoine de départ dans la vie.

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