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Agora débats/jeunesses

Le système des pensionnats pour indiens


Giselle Robelin

Citer ce document / Cite this document :

Robelin Giselle. Le système des pensionnats pour indiens . In: Agora débats/jeunesses, 32, 2003. Les jeunes et le
racisme. pp. 78-91;

doi : https://doi.org/10.3406/agora.2003.2096

https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_2003_num_32_1_2096

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Résumé
Au cours des cent cinquante dernières années, plusieurs générations des peuples autochtones du
Canada ont été placées dans des pensionnats pour enfants au nom de la croyance absolue en la
supériorité morale et intellectuelle de la culture blanche sur tous les aspects de la vie des
autochtones. Dans les pensionnats, les élèves ont été victimes de violence physique et de sévices
sexuels atroces, ayant entraîné la mort dans certains cas. Depuis quelques années, des efforts
tentent de briser le mur du silence qui entoure le système des pensionnats, efforts qui obtiennent
de premiers résultats.

Zusammenfassung
System der heime für indianer

Im Laufe der letzten hundertfünfzig Jahren wurden mehrere Generationen der eingeborenen
Völker Kanadas in Kinderheimen untergebracht im Namen des absoluten Glaubens an die
moralische und intellektuelle Überlegenheit der weissen Kultur gegenüber allen Aspekten des
Lebens der Eingeborenen. In den Heimen wurden die Schüler Opfer von körperlicher Gewalt und
schrecklichen sexuellen Misshandlungen, die in manchen Fällen zum Tode geführt haben. Seit
einigen Jahren gibt es Bemühungen, die versuchen, das Stillschweigen, das dieses System der
Heime umhüllt, zu brechen ; Bemühungen, die erste Erfolge erzielen.

Resumen
Sistema de los internados para indios

A lo largo de los últimos ciento cincuenta años, varias generaciones de los pueblos autóctonos de
Canadá fueron encerradas en unos internados para niños en nombre de la creencia absoluta en
la superioridad moral e intelectual de la cultura blanca en todos los aspectos de la vida de los
autóctonos. En los internados los alumnos fueron víctimas de la violencia física y de abusos
sexuales atroces, llevándoles en algunos casos a la muerte. Desde hace algunos años, unos
esfuerzos intentan romper el muro de silencio que rodea el sistema de los internados, esfuerzos
que van arrojando unos primeros resultados.

Abstract
The boarding school system for indians
During the last one hundred and fifty years, several generations of the native people of Canada were
placed at boarding schools for children in the name of the absolute belief in the moral and intellectual
superiority of the white culture on all the aspects of the natives life. At the boarding schools, children were
the victims of physical violence and atrocious sexual abuse, leading to death in certain cases. For a few
years, efforts have been made to break the wall of silence which surrounds the boarding schools system,
efforts obtaining their first results.
LE SYSTÈME DES
LES DÉBATS
PENSIONNATS
POUR INDIENS
Au cours des cent cinquante dernières années, plusieurs
générations des peuples autochtones du Canada ont été
placées dans des pensionnats pour enfants au nom de la
croyance absolue en la supériorité morale et intellec-
tuelle de la culture blanche sur tous les aspects de la
vie des autochtones. Dans les pensionnats, les élèves
ont été victimes de violence physique et de sévices
sexuels atroces, ayant entraîné la mort dans certains
cas. Depuis quelques années, des efforts tentent de bri-
ser le mur du silence qui entoure le système des pen-
sionnats, efforts qui obtiennent de premiers résultats.

Giselle Robelin
Andragogue, chef des communications,
éditrice (journal Le premier pas/Healing Words)
Fondation autochtone de guérison, Ottawa, Canada
Courriel : grobelin@ahf.ca

78
LE RACISME
LE « PROBLÈME INDIEN » AUJOURD’HUI
Le système des pensionnats pour Indiens a officiellement vu le jour en 1892,
par le biais d’un décret, mais de nombreux aspects de ce système ont une origine
plus ancienne encore que le Canada lui-même. En fait, les origines du système des
pensionnats remontent jusqu’en 1600, au moment des premières infiltrations du
continent nord-américain par les missionnaires chrétiens1. Pendant plus de trois
cents ans, les Européens et les autochtones se sont considérés comme des MONTÉE DES
TENSIONS
nations distinctes. Les colons et les Indiens ont forgé des alliances au cours des
guerres. De part et d’autre, les liens de commerce ont engendré des retombées
économiques positives. Au milieu du XIXe siècle, cependant, la fondation écono-
mique des colonies est passée du commerce des fourrures à l’agriculture et la
DEUXIÈME
rapacité des Européens pour les terres est devenue insatiable. Les alliances de GÉNÉRATION
cette première époque de colonisation ont été remplacées, pendant la période de
peuplement accéléré et d’établissement des « nations fondatrices », par une com-
pétition effrénée entre les nouveaux venus qui cherchaient à s’approprier les
terres et les ressources. Les Blancs ont alors commencé à considérer les peuples
ISLAM ET
autochtones comme un « problème ». RACISME
Ce soi-disant « problème indien » est né du simple fait que les Indiens exis-
taient. Ils étaient considérés comme un obstacle au déploiement de la « civilisa-
tion », c’est-à-dire à l’expansion des intérêts économiques, sociaux et politiques
des Européens d’abord, puis des Canadiens. La classe politique et les colons ACCÈS À
jugeaient que tous leurs actes étaient légitimes et les justifiaient en s’appuyant sur L’EMPLOI
le postulat selon lequel les autochtones sont moralement inférieurs aux
Caucasiens. Duncan Campbell Scott, surintendant général des Affaires indiennes
du gouvernement fédéral de 1913 à 1932, a résumé la position du gouvernement2
en déclarant en 1920 : « Je veux qu’on se débarrasse du problème indien… Notre RACISME
objectif est de continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui AU CANADA
n’ait pas été absorbé dans la société, qu’il n’y ait plus de question indienne ni de
ministère des Affaires indiennes, voilà l’objectif du projet de loi. »
En 1842, la commission Bagot3 publia l’un des premiers documents officiels
recommandant l’éducation, en décrivant celle-ci comme l’instrument le plus apte
à éliminer les Indiens du dominion. Ce document décrétait l’établissement de pen-
sionnats agricoles loin de l’influence parentale. Ce rapport fut suivi, au cours des
décennies successives, de nombreux autres, de nature et contenu similaires :
l'Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages (1857), l’Acte
pourvoyant à l'émancipation graduelle des sauvages (1869) et le rapport de Nicholas

1. En 1620, les Récollets, ordre franciscain, ont établi le premier pensionnat connu pour enfants
autochtones en Nouvelle-France. Cet établissement a fermé ses portes en 1629, lorsque ces reli-
gieux ont quitté la colonie.
2. Témoignage de Duncan Campbell Scott devant un comité spécial de la Chambre des com-
munes en 1920, in CHRISJOHN R., YOUNG S., The Circle Game – Shadows and Substance on the
Indian Residential School Experience in Canada, Theytus Books, Penticton [C.-B.], 1997, p. 42 ;
Canada, ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Historique de la loi sur les Indiens,
Ottawa, 1978, p. 114.
3. Rapport de la commission Bagot, publié en 1844, cité dans MILLOY J. S., « A National Crime » :
The Canadian Government and the Residential School System, 1879 to 1986, University of
Manitoba Press, Winnipeg, 1999.

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 79
LES DÉBATSFlood Davin de 1879, qui déclarait : « L’école industrielle est la caractéristique prin-
cipale de la politique connue sous l’appellation de “civilisation persuasive”. Cette
politique promulguait les principes suivants : que les Indiens soient, dans la
mesure du possible, rassemblés dans un petit nombre de réserves et qu’ils y aient
des demeures individuelles permanentes, que les liens tribaux soient abolis, que
les terres ne soient plus détenues en commun mais divisées et allouées indivi-
duellement, que l’Indien devienne le plus rapidement possible un citoyen protégé
par la loi et devant la respecter, et que le gouvernement [ait] le devoir de leur
apporter toute l’aide nécessaire et raisonnable pour les préparer à une telle
citoyenneté et les éduquer dans les domaines de l’industrie et de la civilisation4. »
Enfant typique de son temps, Davin exposait dans son rapport les préjugés de
son époque selon lesquels la « culture indienne » est une contradiction de termes,
les Indiens étant des sauvages et le but de l’éducation étant de détruire
« l’Indien » en eux. En 1869, revenu d’un voyage aux États-Unis où il avait étudié
comment la problématique indienne y était traitée, il présenta sa recommandation
au ministre de l’Intérieur, John A. MacDonald5 : placer les enfants indiens dans des
écoles industrielles. Ces préjugés et les politiques qui en ont découlé étaient des
solutions pratiques. Le gouvernement avait en tête des projets de développement
industriel qu’il ne pouvait réaliser à son avantage tant que les cultures autochtones
étaient en place, et les faiseurs de politiques tels que Davin affirmaient que les
Indiens étaient une race en voie de disparition. Le communisme économique
indien – c’est-à-dire l’absence (selon l’opinion des Européens) de droits de pro-
priété individuels – a suscité l’hostilité des colons avides de terres dont ils vou-
laient être seuls propriétaires. La colonisation exigeait que les Indiens soient
transformés en agents économiques individualistes, prêts à obéir aux lois et insti-
tutions britanniques, puis canadiennes. Le gouvernement fédéral et les Églises
– anglicane, catholique romaine, méthodiste et presbytérienne – ont donc appliqué
à ce problème indien l’instrument de l’éducation, connu également sous le nom
de « civilisation persuasive ». Le modèle initial de ce système d’éducation était
l’école industrielle, axée sur les compétences manuelles nécessaires à une éco-
nomie reposant sur l’agriculture.

DONNEZ-MOI LES ENFANTS…


En choisissant des enfants autochtones comme cibles d’assimilation, John A.
MacDonald, le Premier ministre du Canada, ne laissait aucun doute sur les inten-
tions du gouvernement. Le message qu’il adressa à la Chambre des communes
était clair : le régime des pensionnats était un système selon lequel « l’enfant
autochtone pourrait être retiré à ses parents autant que possible ». En imposant
cette mesure, le gouvernement fédéral exerçait d’ailleurs son pouvoir statutaire,
explicitement énoncé dans les diverses versions et amendements subséquents

4. Archives nationales du Canada, groupe d’archives 26A, Sir John A. MacDonald Papers, vol. 91,
« Report on Industrial Schools for Indians and Half-Breeds » [The Davin Report], 14 mars 1879,
pp. 35428-45. Voir pour une information bibliographique KOESTER C. B., DAVIN M. P., A Biography
of Nicholas Flood Davin, Western Producer Prairie Books, Saskatoon, 1980.
5. Archives nationales du Canada, groupe d’archives 10, vol. 3674, dossier 11422, micro-
film C 10118, « À Sir John A. MacDonald de la part de l’archevêque du Québec », février 1883.

80
LE RACISME
de la loi sur les Indiens de 1886, celle-ci stipulant entre autres : « Le gouverneur AUJOURD’HUI
en conseil peut faire des règlements, qui auront force de loi, pour la détention par
les juges ou agents des Indiens, des enfants de sang indien de moins de 16 ans,
dans des écoles industrielles ou pensionnats, pour y être gardés, soignés et ins-
truits pour une période n'excédant pas le temps que ces enfants auront atteint
l’âge de 18 ans. »
L’aspect particulièrement odieux de ce régime des pensionnats était juste- MONTÉE DES
TENSIONS
ment que ces établissements prenaient délibérément pour cibles les enfants,
c'est-à-dire les membres les plus vulnérables et impuissants de la société autoch-
tone. La création du réseau des pensionnats démontre le lien entre l'éducation des
enfants et l'assimilation. Dans une lettre adressée au Premier ministre en 1887, le
DEUXIÈME
surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Lawrence Vankoughnet, récla- GÉNÉRATION
mait l’adoption du motto d’un « ecclésiastique zélé dans son désir d'accroître le
nombre de ceux de son Église : “Donnez-moi les enfants et je vous laisse les
parents.” » Il ajoutait que « seule la persévérance dans l'éducation systématique
des enfants permettra d'obtenir le résultat final souhaité et longtemps recher-
ISLAM ET
ché6 ». Depuis le début, les écoles ont présenté de graves problèmes systé- RACISME
miques. Les contributions par enfant accordées aux pensionnats pour Indiens par
le gouvernement (cet arrangement dura de 1892 à 1957 et représentait une frac-
tion minime des dépenses dédiées à l’éducation non autochtone) étaient insuffi-
santes pour répondre aux besoins les plus élémentaires des enfants autochtones. ACCÈS À
À leur entrée dans un pensionnat, les enfants étaient dépouillés de leurs effets L’EMPLOI
personnels et des objets se rapportant à leur culture. On leur rasait les cheveux
(acte déjà très humiliant pour de nombreux autochtones) et on leur frottait le cuir
chevelu avec du kérosène, on confisquait leurs vêtements pour les remplacer par
des habits et des chaussures usagés qui, selon les stocks, correspondaient plus RACISME
ou moins à leur taille. On les séparait de leurs frères, sœurs et cousins en leur AU CANADA
interdisant les contacts avec eux. Dans la grande majorité des cas, on interdisait
aux pensionnaires de parler leur langue ou d'observer leurs traditions culturelles.
Il faut se rappeler qu’un grand nombre des abus subis par les enfants autochtones
dans les pensionnats ont été perpétrés pour accomplir l’objectif de Duncan
Campbell Scott, c’est-à-dire, selon ses propres mots, « qu’on se débarrasse du
problème indien ».
Quelle que soit l’intention ayant motivé l’établissement des pensionnats (éle-
ver ou éduquer les enfants), le système était d’un niveau bien inférieur aux normes
en vigueur à l’époque, fait qui a été souligné par toute une succession
d’inspecteurs. Des conditions persistantes – et impossibles à ignorer – de mala-
die, de faim, de surpopulation ont été signalées par des représentants officiels du
gouvernement dès 1897. La malnutrition chronique fut le thème commun mis en
exergue par plusieurs études effectuées par des professionnels de la santé dans
les années 1940 et 1950. Ces rapports ont permis de confirmer les récits des
enfants qui parlaient d'aliments dégradés et pourris ainsi que de pratiques de cui-
sine peu hygiéniques. À des enfants qui avaient été habitués à manger notam-
ment du poisson et du gibier, on servait des aliments indigestes et insipides (de la

6. Affaires indiennes et du Nord du Canada, dossier 1/25-1, vol. 15, « L. Vankoughnet à Sir John
A. MacDonald, août 1887, cité dans MILLOY J. S., op. cit., 1999.

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 81
LES DÉBATSbouillie par exemple) ou, pis encore, une nourriture très pauvre en éléments nutri-
tifs indispensables à des organismes en croissance.
Une lettre au surintendant médical des Affaires indiennes7, en 1953, déclarait
que dans l’un des pensionnats qu’il avait visités « les enfants étaient si peu nour-
ris qu’ils fouillaient les granges pour se nourrir de détritus qui n’étaient bons que
pour des animaux ». Un autre rapport s'exprime ainsi : « Les enfants étaient
maigres et anémiques, et beaucoup étaient atteints de tuberculose. Ils n'avaient
plus guère d'énergie. Je n'ai pu obtenir des garçons qu'ils jouent à saute-mouton
plus de cinq minutes d'affilée. Lorsque j'ai examiné l'ordinaire de l'établissement,
j'ai compris à quoi tenait une grande partie du problème en ce qui concerne la
santé et le bien-être des enfants. Ceux-ci n'avaient pas assez à manger…8 »
La quantité de nourriture et sa qualité n'étaient pas les seules préoccupations en
matière de santé dans les pensionnats. Dès 1897, les médecins-hygiénistes signa-
laient des conditions d'insalubrité, de mauvaise aération, d'habillement insuffisant,
de contamination de l'eau potable et de surpeuplement. Ce sont des conditions qui
ont aggravé l'épidémie de tuberculose qui a sévi dans la population autochtone pen-
dant la première moitié de ce siècle, laquelle a rendu les enfants autochtones parti-
culièrement sensibles à la grippe et aux autres maladies infectieuses.

UN CRIME NATIONAL
En 1907, le surintendant médical, P. H. Bryce, constatait dans son rapport que
le taux de décès des élèves autochtones était de 15 % à 24 % – ce taux atteignant
42 % si l’on comptait les élèves renvoyés à la maison pour mourir. Durant les
vingt-cinq années d’activité du pensionnat de Kuper Island School, en Colombie
britannique, le taux de décès était de 40 %9. Dans certaines institutions, telles que
l’école Old Sun, dans la réserve des Pieds Noirs, il découvrit que le taux de décès
était encore plus élevé : « Même la guerre n’inflige pas un taux de mortalité aussi
élevé que celui que nous infligeons à nos pupilles indiennes, s’indignait-il10. » Il
déclara que les recommandations présentées dans son rapport au gouvernement
se fondaient sur l’examen de centaines d’enfants, mais que suite à l’opposition
active de Duncan Campbell Scott et aux conseils que ce dernier avait donnés au
ministre adjoint en poste cette année-là, aucune action n’avait été entreprise pour
donner effet aux recommandations. La franchise du rapport de P. H. Bryce lui valut
l’hostilité du ministère, qui le renvoya peu après.
Révolté non seulement par les abus eux-mêmes, mais aussi par l’indifférence
du gouvernement, P. H. Bryce publia, en 1922, ses découvertes de 1907 dans un
livret intitulé A National Crime (« Un crime national »). Le rapport de Bryce attira
l’attention de la presse, en particulier du Montreal Star et du Saturday Night, ce

7 Lettre du 16 septembre 1953, de J. W. Breaky à P. E. Moore.


8. Archives nationales du Canada, groupe d’archives 10, vol. 6452, dossier 888-1, microfilm
C 8781, rapport du révérend A. Lett à la New England Company, le 10 avril 1923, cité dans
MILLOY J. S., op. cit., 1999.
9. Archives nationales du Canada, groupe d’archives 10, vol. 1346-7, microfilm C 13916,
« À W. Robertson de la part du directeur W. Lemmens », 31 mars 1915.
10. Archives nationales du Canada, groupe d’archives 10, vol. 4037, dossier 317021, micro-
film C 10177, Montreal Star, 15 novembre 1907, et Saturday Night, 23 novembre 1907.

82
LE RACISME
dernier proclamant que les pensionnats constituaient « une situation honteuse AUJOURD’HUI
pour notre pays ». Ces publications, et bien d’autres, prouvent qu’il était possible
de prendre connaissance des conditions scandaleuses qui régnaient dans les pen-
sionnats, que celles-ci n’étaient pas un secret mais bel et bien connues des repré-
sentants des Églises, du gouvernement et du grand public. À cette même époque,
le conseil de la reine, S. H. Blake, protestait que le ministère, qui « n’avait rien fait
pour lutter contre les causes de décès que l’on aurait pu prévenir, s’exposait dan- MONTÉE DES
TENSIONS
gereusement à être accusé d’homicide ». Le surintendant général des Affaires
indiennes, Duncan Campbell Scott, notait en 1918 que les bâtiments des pen-
sionnats étaient « sans aucun doute responsables du taux très élevé de mortalité
chez les élèves ». F. H. Paget11, un comptable employé par le ministère des
DEUXIÈME
Affaires indiennes, rapportait que les bâtiments d’écoles étaient dans un état GÉNÉRATION
lamentable, ayant été construits et entretenus (conformément aux recommanda-
tions de Davin) « de la manière la plus simple et la plus économique » possible.
Aucune mesure cependant ne fut prise pour améliorer la situation. Dans une lettre
à l’agent indien de la Colombie britannique, le major général D. MacKay, Duncan
ISLAM ET
Campbell Scott rappelle sa position : « Il est bien connu que les enfants indiens RACISME
perdent leur résistance naturelle aux maladies en cohabitant si près les uns des
autres dans les pensionnats, et qu’ils meurent en nombre beaucoup plus élevé
que dans leurs villages. Mais ce simple fait ne justifie pas un changement de poli-
tique de la part de ce ministère, qui travaille à résoudre une fois pour toutes notre ACCÈS À
problème indien. » L’EMPLOI

( Tous les élèves dépendaient d’un système RACISME


AU CANADA

qui reposait sur la croyance absolue en la


supériorité morale et intellectuelle de la
culture blanche.

Les politiques gouvernementales étant fondées sur le mépris des langues et


cultures autochtones, et des enfants eux-mêmes, la situation des pensionnats
continua à se détériorer, malgré tous les rapports internes et publics. En 1883, le
général Milroy déclarait dans une pétition faisant la promotion des écoles indus-
trielles en Colombie britannique : « Les enfants indiens ne peuvent rien apprendre
ou absorber de leurs parents ignorants, mis à part leur barbarisme. » Le système
des pensionnats, conçu pour ancrer chez l’enfant indien « une horreur des sauvages
et de leur crasse » (phrase du missionnaire jésuite F. Paul Lejeune), était le produit
de cette vision méprisante. Les pensionnats étaient des endroits de privations

11. Archives nationales du Canada, groupe d’archives 10, vol. 4041, dossier 334503, micro-
film C 10178, rapport Paget, 25 novembre 1908.

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 83
LES DÉBATSphysique, émotionnelle et intellectuelle. La qualité de l’éducation était inférieure à
celle des écoles non autochtones. En 1930, par exemple, seulement trois élèves
sur cent réussissaient à atteindre la sixième année, et très peu d’entre eux étaient
préparés pour la vie après l’école – que ce soit dans les réserves ou en dehors.
Pour de nombreux élèves, tout ce que le pensionnat avait réussi à faire était de
briser la transmission des compétences autochtones et de rompre les liens qu’ils
avaient avec leur culture. L'historien métis Olive Dickason constate que les pen-
sionnats indiens étaient conçus pour préparer les autochtones à « vivre en marge
de la société dominante ».
Par ailleurs, pour combler les manques financiers, les enfants servaient de
main-d’œuvre. Ils s'occupaient des cultures et du bétail, nettoyaient, lavaient et
raccommodaient le linge et faisaient des travaux de menuiserie et de forge. Ainsi,
de nombreux élèves ont reçu une instruction qui ne peut se comparer, même de
loin, à l'éducation donnée à la même époque aux enfants non autochtones.
Souvent, les produits agricoles issus du travail des élèves dans les laiteries, les
potagers et les couvoirs, ainsi que du soin du bétail, étaient vendus au grand public
au lieu d'être consommés par les enfants sur place.

UNE INSULTE À LA DIGNITÉ HUMAINE


Les écoles constituaient un monde fermé qu’il était difficile, voire impossible,
de pénétrer pour l’examiner. Cela signifiait, comme le signale le rapport de la
Commission royale sur les peuples autochtones, que « le combat que ces ensei-
gnants livraient aux enfants et à leur culture était mené dans une atmosphère de
stress, de fatigue et d’anxiété considérables ». Il n’est donc pas étonnant que ces
conditions aient engendré des abus – fait attesté par les experts de l’époque et,
plus récemment, par les témoignages des anciens élèves. Par centaines, ceux-ci
ont dévoilé la liste des sévices qui leur ont été infligés, parmi lesquels les enlève-
ments, les abus sexuels, la brutalité, les aiguilles poussées à travers leur langue
pour les punir de parler dans leur langue maternelle, le port forcé de leurs sous-
vêtements souillés sur la tête, l’immersion de leur visage dans les excréments
humains, l’obligation sous menace de manger de la nourriture pourrie infestée
d’asticots ou leur propre vomi, le déshabillage forcé et la parade devant tous les
élèves et le personnel, l’ordre de se tenir immobile, souvent sur une seule jambe,
pendant des heures jusqu’à l’écroulement, le port de chaussures trop petites,
l’immersion dans de l’eau glacée, l’arrachage de cheveux, l’extraction des dents
sans anesthésie, la participation forcée à des expériences médicales,
l’emprisonnement pendant des jours dans des placards, sans eau ni nourriture,
membres ligotés, l’application de chocs électriques, les séjours forcés dehors pen-
dant des jours et des nuits par grands froids, ou la marche forcée en plein hiver
sans vêtements de saison, le travail forcé, le viol et l’avortement clandestin de
fillettes, etc. Durant une consultation organisée en 1965 par le gouvernement, qui
désirait demander les vues d’anciens élèves sur les pensionnats, plusieurs d’entre
eux ont qualifié l’expérience d’« insulte à la dignité humaine ». Certains témoi-
gnent : « Après avoir passé ma vie à recevoir des coups, à avoir faim, à me tenir
debout dans un coin sur une seule jambe, à marcher dans la neige sans chaus-
sures pour avoir parlé inuvialukton et à me faire enduire le visage de pâte piquante
parce qu'on voulait nous faire abandonner la coutume esquimaude consistant à

84
LE RACISME
hausser les sourcils pour dire oui et à froncer le nez pour dire non, j'ai vite désap- AUJOURD’HUI
pris ma langue maternelle. Lorsqu'une langue meurt, le monde meurt, le monde
qui lui a donné naissance disparaît aussi12. »
Si l’on admet que le développement d’un être humain autochtone va de pair
avec le respect de sa culture, il est alors très clair que la culture dictatoriale des
pensionnats était précisément conçue pour le détruire et insulter à sa dignité.
En 1991, la Manitoba Justice Enquiry (Enquête sur la justice au Manitoba) MONTÉE DES
TENSIONS
concluait que les pensionnats avaient été les lieux où le sentiment de rejet avait
pris naissance – le sentiment des enfants autochtones d’être rejetés par leur
famille, par leur communauté et par eux-mêmes. Autrement dit, la raison d’être
des pensionnats – comme de tous les autres projets d’assimilation – était
DEUXIÈME
d’éradiquer « l’indianité » chez l’Indien, un processus qui a pour nom génocide cul- GÉNÉRATION

( Ils étaient considérés comme un obstacle au


déploiement de la « civilisation ».

turel.
« On nous attribuait chacun un numéro et on nous appelait par cette mention.
ISLAM ET
RACISME

ACCÈS À
L’EMPLOI

Nous avions la tête rasée et étions tous habillés de la même façon. Notre pro- RACISME
gramme quotidien comprenait des séances de prières et de chansons cana- AU CANADA
diennes-françaises. On lisait et censurait notre courrier. On nous appliquait la
lanière pour avoir parlé notre propre langue et on nous humiliait pour tout acte de
la nature. Pour une personne qui a elle-même subi le régime du pensionnat, une
étude de la question n'approche pas même de la réalité. C'était un processus
auquel nous avons été soumis comme on mène des bêtes à l'abattoir, mais il était
plus lent, une agonie de tous les jours. Je figure au nombre des victimes de cette
expérience colonialiste, et je cherche encore aujourd'hui à m'en remettre. Je me
souviens encore de ce jour de septembre 1959 où on est venu nous chercher, ma
petite sœur et moi, dans notre camp de pêche pour nous conduire dans une école
à des centaines de kilomètres de distance. Je vois encore ma grand-mère debout
sur le rivage, devenant de plus en plus petite…13 »
Le moyen de résistance qui était de loin le plus fréquent chez les élèves

12. CARPENTER M., Recollections and Comments : No More Denials Please (en inuktitut, 1991,
pp. 56-61), cité (dossier 93741) dans MILLOY J. S., « Suffer the Little Children : A History of the
Residential School System, 1830-1993 », document de recherche présenté à la Commission royale
sur les peuples autochtones (Canada), For Seven Generations, Pour sept générations, CD-ROM,
Libraxus Inc.,Ottawa, 1997, dossiers 92370 à 122566.
13. MOUNTAIN A., QUIRK S., « Dene Nation : An Analysis, A Report to the Royal Commission on
Aboriginal Peoples, part two – Key Events in Dene Nation's History, Beginnings », For Seven
Generations, Pour sept générations, op. cit., dossier 103783.

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 85
LES DÉBATSautochtones était la fugue. Les fugueurs représentaient un mal chronique pour les
administrateurs scolaires. L'insalubrité des lieux, les rigueurs de la discipline,
l'ennui éprouvé loin de leur famille et de leur milieu, de même que la violence phy-
sique, sexuelle et psychologique comptent parmi les motifs pour lesquels les
enfants s'enfuyaient des pensionnats. Il est remarquable que ces fugues aient
continué si l'on considère les punitions sévères qu'encouraient les fugueurs.
« À l'école Birtle, deux garçons battus par le directeur avaient “des marques
sur tout le corps, le dos, le devant, les organes génitaux, etc.” L'inspecteur régio-
nal des écoles du Manitoba a reconnu seulement que la punition avait “dépassé
quelque peu la mesure”, mais comme les jeunes avaient été pris à tenter de
s'enfuir de l'école, “il était bien obligé de faire un exemple14”. »
La conséquence la plus tragique de ces fugues est que certains jeunes n'ont
pas survécu à leur fuite. Jusque dans les années 1970, les enfants qui s'enfuyaient
des pensionnats ont continué à mourir de froid, à se noyer et à succomber à
d'autres accidents15.
« Le 10 février 1902, à la tombée de la nuit, Johnny Sticks a trouvé le corps
de son fils de 8 ans, Duncan, mort de froid après s'être enfui de l'école indus-
trielle de William's Lake. Il gisait, a expliqué M. Sticks au coroner, “dans la neige,
à soixante-quinze mètres de la route – il était mort, mais non gelé”. Son chapeau
taché de sang était à environ un mètre de là, et l'enfant “avait du sang sur le nez
et sur le front, un animal lui avait dévoré une partie du côté gauche du visage”.
M. Sticks a ramené le corps de son fils à la maison en traîneau, regrettant tout
au long que l'école ne l'ait pas immédiatement informé de la fugue de son fils,
car “je serais parti tout de suite à sa recherche – il s'est enfui de la mission vers
une heure le samedi et il devait être mort depuis près de deux jours lorsque je
l'ai trouvé16”. »
« Mon frère fréquentait le pensionnat. Il recevait toujours des fessées, alors il
a décidé de s’enfuir et de retourner à la maison. On ne l’a jamais retrouvé. Le
prêtre a dit que c’était sa faute. Une de mes sœurs s’est suicidée un été alors que
nous étions à la maison. Je pense que c’est parce qu’on lui administrait toujours
des volées de coups à elle aussi. Je pense que nous avions peur tout le temps et
que ma sœur n’en pouvait plus. Nous n’avons jamais reçu la viande séchée et les
lettres que ma mère nous envoyait, même si elle nous a dit qu’elle en avait
envoyé. Cela a été une période terrible et je suis toujours en colère contre l’Église
parce qu’elle nous a traités [ainsi]. »
Quelques élèves autochtones ont recouru à la forme de résistance la plus
extrême et la plus désespérée, le suicide. Une femme placée dans un pensionnat
dans les années 1950 se souvient de toute la charge émotive que comportait la
vie dans un tel établissement : « Je me suis mise à penser : “Bon, douze ans ici.
Je ne veux pas vivre ici pendant douze ans.” Quand j'étais en cinquième année,
ils nous permettaient de faire des promenades […]. J'ai décidé […] d'aller jusqu'à
la rivière Thompson […]. Les eaux étaient en crue. C'était au printemps, je crois,

14. MILLOY J. S., op. cit., 1999.


15. MILLOY J. S., op. cit., 1999.
16. MILLOY J. S., op. cit., 1999.

86
LE RACISME
et on pouvait voir que l'eau était profonde et je ne sais combien de fois […] j'ai AUJOURD’HUI
pensé à me noyer. Debout, au bord de l'eau, je me disais : “La vie ne peut pas
continuer comme ça17.” »
Ces actes de courage et de désespoir montrent la volonté des enfants autoch-
tones de résister à ce qu'ils percevaient comme une injustice. À leur façon, ils
témoignent des trésors de caractère et d'invention que l'on peut déployer dans
MONTÉE DES

(
TENSIONS

Les politiques gouvernementales étant


fondées sur le mépris des langues et DEUXIÈME
GÉNÉRATION

cultures autochtones, et des enfants


eux-mêmes, la situation des pensionnats ISLAM ET
RACISME
continua à se détériorer.
ACCÈS À
une situation d'humiliation et de déshumanisation. L’EMPLOI
Les pensionnats étant des institutions totalitaires et le pouvoir aux mains
d’adultes en position d’autorité non seulement professionnelle mais raciale,
l'avilissement est un autre de leurs traits distinctifs. Cet avilissement se manifes-
tait en particulier par la violence sexuelle, qui est une forme particulière de vio- RACISME
lence, une expression indubitable de pouvoir et de domination, lesquels sapent AU CANADA
entièrement l'autonomie d'une personne. Les enfants autochtones victimes de
violences sexuelles étaient aussi bien des garçons que des filles18. En bref, les
sévices allaient des attouchements sexuels à la pénétration et au coït. Certains
enfants ont été violés d'emblée, alors que d'autres ont accordé des faveurs
sexuelles après avoir été amadoués par des friandises, des privilèges ou
l'engagement de ne pas recourir à la violence physique. Comme le souligne la
Commission du droit du Canada, la peur de châtiments arbitraires ou excessifs est
habituellement liée aux sévices physiques. Il y a peut-être aussi une peur de la vio-
lence qui n'a rien à voir avec les règles ni avec la discipline, mais avec l'exercice
arbitraire du pouvoir que représente l'agression sexuelle. Un enfant traité comme
il est décrit ci-dessous ne fera-t-il pas tout pour l’éviter ?
« Il [un frère des écoles chrétiennes] m'a dépouillé de mes vêtements et m'a
ordonné de me coucher en travers de son lit. Il a pris une lanière de cuir – d'un
pied de long ou peut-être un peu plus – dont un côté était plat et l'autre avait des
bosses […]. J'étais jeune et il me semblait qu'il était vraiment grand. Je me suis

17. HAIG-BROWN C., Resistance and Renewal, Tillacum Library, Vancouver, 1988, p. 123.
18. La dignité retrouvée : la réparation des sévices infligés aux enfants dans des établissements
canadiens, rapport de la Commission du droit du Canada (voir le site : collection.nlc-
bnc.ca/100/200/301/lcc-cdc/restoringdignity-f/).

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 87
LES DÉBATSretourné une fois et j'ai vu qu'il touchait le plafond avec la courroie. Mon Dieu que
je le trouvais énorme. J'ai pleuré, crié, hurlé de douleur. Je crois qu'il s'est servi
des deux côtés de la lanière. Il y avait une salière sur la table de toilette. Il se tenait
debout, je savais qu'il la fixait des yeux. Je l'ai supplié de ne pas utiliser le sel, je
savais que je saignais parce que j'avais touché et senti le sang, mais il a continué
à répandre du sel sur mes plaies. Quelle douleur, mon Dieu, quelle douleur19. »
Les enfants autochtones ont également subi une autre forme d’avilissement
tout aussi perverse : ils ont dû vivre dans un milieu où leur éducation, leurs pra-
tiques spirituelles et leur culture étaient méprisées et réprimées. Quelques-uns
ont été exposés à ces sévices des années durant. Cette souffrance peut avoir des
effets aussi persistants que la violence physique ou sexuelle.
Dans toute situation, défendre aux enfants de parler leur langue maternelle
risque de détruire leur identité. Une telle interdiction est particulièrement préjudi-
ciable dans le cas des cultures orales. En effet, comme la langue est le principal
moyen d'expression de la culture, elle aide à créer et à entretenir une certaine
conception du monde. Couper les enfants de leur famille, les empêcher de parler
leur langue maternelle et leur refuser des occasions de vivre leur culture par leur
langue maternelle et le rituel qui y est lié constituent une véritable atteinte à
l'identité personnelle et culturelle des membres d'une collectivité autochtone.

GÉNOCIDE CULTUREL
Le fait qu'on leur interdisait l'usage de leur langue et la perte culturelle qui en
a résulté a provoqué chez les enfants autochtones une désorientation mentale et
une crise spirituelle. Ce système d’assimilation forcée a eu des répercussions qui
affectent aujourd’hui les peuples autochtones.
Tous les segments des sociétés autochtones ont été atteints par les séquelles
des pensionnats. Chaque communauté a souffert d’une désintégration sociale,
économique et politique. Les langues autochtones ont été décimées et celles qui
ont survécu ne cessent d’être menacées. Les familles ont été déchirées. Ceux qui
ont fréquenté les pensionnats ont eu leur vie dévastée. Un grand nombre de sur-
vivants, perpétuant le cycle des abus et des dysfonctionnements générés par le
système des pensionnats, ont fait subir les mêmes abus à leurs propres enfants.
Beaucoup n’ont pu développer dans ces écoles les compétences parentales
nécessaires pour élever leurs enfants de manière saine et les aider à leur tour à
devenir des parents compétents. Ils ont dû lutter chaque jour contre la destruction
de leur identité d’autochtones, contre la perte de leur droit à la liberté et à la vie
privée et contre les souvenirs de tous les abus, les traumatismes, la pauvreté et
la négligence qu’ils ont endurés.
Comme le déclare la Commission du droit du Canada, « les répercussions
du régime des pensionnats sur les familles et les collectivités autochtones ont
été si omniprésentes que, pour certains, le système scolaire ne pouvait que

19. Lettre de A. R. Virgin, directeur des centres d'éducation surveillée de l'Ontario, aux centres
Saint-John et Saint-Joseph, 28 novembre 1957, document reproduit dans Recorder's Report
– St. John's and St. Joseph's Training Schools, pp. 201 et 202 [profil d'un ex-pensionnaire du
centre d'éducation surveillée Saint-John, 1951].
20. GRANT A., No End of Grief : Indian Residential Schools in Canada, Pemmican Publishing,
Winnipeg, 1996.

88
LE RACISME
relever d'une vaste campagne de génocide20 ». Ceux-ci font valoir que les actes AUJOURD’HUI
du gouvernement fédéral et des Églises qui tenaient les pensionnats ont violé
l'article 11c de la Convention sur le crime de génocide des Nations unies, qui défi-
nit ce crime comme un acte commis dans l'intention de détruire, tout ou en par-
tie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel, et prend
notamment la forme d'une « soumission intentionnelle du groupe à des conditions
d'existence pouvant entraîner sa destruction physique, totale ou partielle ». C’est MONTÉE DES
TENSIONS
un argument que la société canadienne en général trouve encore difficile à
admettre. « Avant l’holocauste et les autres politiques d’extermination nazies, le
mot génocide n’existait pas ; cependant, les actes de la Grande-Bretagne et des
gouvernements de colonisation en Australie et au Canada démontrent clairement
DEUXIÈME
que la pratique du génocide existait21. » GÉNÉRATION
Aujourd’hui, des générations entières d’autochtones se rappellent les trauma-
tismes, la négligence, la honte et la pauvreté qu’elles ont endurés et endurent
encore. Des milliers d’anciens pensionnaires se sont levés pour révéler que les
abus physiques, sexuels et émotionnels infectaient le système et que rien n’a été
ISLAM ET
fait, ou peu, pour faire cesser ces abus, punir ceux qui les commettaient ou amé- RACISME
liorer les conditions. Bien que le régime des pensionnats ne soit pas à lui seul res-
ponsable des conditions actuelles qui dévastent les vies autochtones (citons,
parmi les autres éléments, la loi sur les Indiens, les systèmes de justice et de pro-
tection de l’enfance), il a joué un rôle crucial. Une fois les pensionnats discrédités, ACCÈS À
la politique qui les avait engendrés – c’est-à-dire la politique de civilisation persua- L’EMPLOI

( Lorsqu'une langue meurt, le monde meurt,


le monde qui lui a donné naissance
disparaît aussi.

sive – a continué, et continue encore son œuvre, sous d’autres formes.


RACISME
AU CANADA

BRISER LE SILENCE
Les efforts, lents mais incessants, pour briser le mur de silence entourant le
système des pensionnats ont finalement porté leurs fruits. Dans les années 1990,
au fur et à mesure que les rapports sur les abus physiques et sexuels perpétrés
dans les pensionnats étaient rendus publics en nombre toujours croissant, et que
de plus en plus de victimes autochtones, d’un bout à l’autre du pays, se levaient
pour porter plainte, la police commença à enquêter. Suite à la publication des
résultats d’une étude portant sur les abus perpétrés dans les pensionnats, la gen-
darmerie royale canadienne établit la Native Residential School Task Force (Groupe

21. « Australian Human Rights Commission Report on Aboriginal Injustices », in GRANT A., op. cit.

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 89
LES DÉBATSd’action sur les pensionnats autochtones) afin d’examiner tous les pensionnats qui
avaient fonctionné entre 1890 et 1984.
Dans la foulée de la crise d’Oka, en août 1991, le gouvernement fédéral de
Brian Mulroney22 a annoncé la création de la Commission royale sur les peuples
autochtones (CRPA). L’un des coprésidents de la Commission était Georges
Erasmus, ancien chef national de l’Assemblée des Premières Nations. Le mandat
de la Commission, élaboré en premier lieu par Brian Dickson23, ancien président de
la Cour suprême du Canada, était très large. La Commission a tenu des audiences
publiques à travers le pays et a procédé à une analyse exhaustive des dossiers
autochtones.
En 1992, le chef national Phil Fontaine a divulgué les mauvais traitements dont
il avait été lui-même victime dans un pensionnat et ouvert ainsi les vannes aux
divulgations à travers tout le pays.
En décembre 1994, le juge Stuart Stratton, conseil de la reine, ancien président
de la Haute Cour de justice du Nouveau-Brunswick, a été nommé à la direction
d’une enquête sur les abus perpétrés dans cinq pensionnats de la Nouvelle-
Écosse24.
Suite à cette enquête judiciaire, la gendarmerie royale canadienne de la divi-
sion H de Nouvelle-Écosse a lancé l’Opération espoir (Operation Hope). En 1994
également, l’Assemblée des Premières Nations a publié un rapport intitulé Briser
le silence (Breaking the Silence) : « Briser le silence – Breaking the silence – est
un livre qui représente le premier pas d’une démarche de guérison. Ce geste
modeste mais important posé par les chefs de l’Assemblée des Premières
Nations redonne la voix aux vies des victimes et des survivants des pensionnats.
Leurs paroles contiennent tout un monde de désespoir et de douleur qu’il est
impossible de ne pas ressentir, tout comme il est impossible de ne pas détecter
l’influence oppressive des institutions de l’État et de l’Église. Cette étape est
essentielle pour “briser le silence” et “je vous demande d’avoir le courage, quelle
[que soit] votre condition de vie, de ressentir la douleur, comprendre les trauma-
tismes et de travailler pour trouver la guérison et des solutions25”. »
En novembre 1996, la Commission royale a publié son rapport final en cinq
volumes, contenant plus de cent pages de recommandations. Le chapitre X, qui
traite de la question des pensionnats pour Indiens, brise le tabou et révèle
l’étendue de la tragédie vécue par les enfants autochtones. L’une des recomman-
dations majeures de la Commission est celle qui propose l’établissement d’une

22. Réponse du gouvernement fédéral au rapport final de la Commission royale sur les peuples
autochtones (voir les sites : www.nisto.com/cree/lubicon/1991/19910506b.html et www.chiefs-of-
ontario.org/bulletins/bt_jan14-98.html).
23. Déclaration de Brian Dickson, ancien grand juge du Canada, et des coprésidents de la CRPA,
Georges Erasmus et René Dussault, à l’occasion de l’ouverture des audiences publiques de la
CRPA, à Winnipeg, Manitoba, le 21 avril 1992.
24. Rapport d’une enquête indépendante au sujet des incidents et allégations d’abus sexuels et
physiques perpétrés dans cinq insitutions résidentielles de Nouvelle-Écosse, par l’honorable
Stuart G. Stratton, conseil de la reine, 30 juin 1995.
25. Préface de MERCREDI O. (ancien chef de l’APN), Breaking the Silence : An Interpretive Study
of Residential School Impact and Healing as Illustrated by the Stories of First Nations Individuals,
First Nations Health Commission, Ottawa, 1994, p. 3.

90
LE RACISME
commission d’enquête publique, conformément aux termes de la première partie AUJOURD’HUI
de la loi sur les enquêtes. La Commission déclare que celle-ci est « nécessaire pour
éclaircir et commencer à redresser les graves torts subis par de nombreux
enfants, familles et collectivités autochtones à cause des pensionnats », et qu’elle
« offrirait aux autochtones une tribune sociale et institutionnelle adéquate pour
retrouver leur dignité, exprimer leur douleur et leur colère et se faire écouter res-
pectueusement ». MONTÉE DES
TENSIONS
Les survivants des pensionnats, les organisations nationales autochtones, les
Églises, la Commission du droit du Canada et de nombreuses autres voix ont fait
écho à cette recommandation de la CRPA, en demandant la création d’une « com-
mission Vérité et Réconciliation ». Cette recommandation a été rejetée. « De bien
DEUXIÈME
des manières, ils [les autochtones du Canada] sont habités par les mêmes senti- GÉNÉRATION
ments que nous avions [en Afrique du Sud sous l’apartheid] […]. Le Canada n’a
encore pas fait face à la question de ses peuples autochtones… j’ai pensé qu’il
valait la peine de considérer le modèle d’une commission Vérité et Réconciliation,
pour que les gens comprennent l’envergure des souffrances, mais aussi pour que
ISLAM ET
ceux qui ont été blessés puissent s’extirper des poursuites en justice et cheminer RACISME
vers la possibilité du pardon26. »
Après des années de résistance, de contestations et d’activisme de la part de
nombreux autochtones et non-autochtones, les premiers grands pas vers la guéri-
son furent amorcés. Les Églises responsables de la gestion des pensionnats ont ACCÈS À
présenté publiquement leurs excuses. La première fut l’Église unie du Canada, L’EMPLOI
en 1986, suivie par les missionnaires oblats de Marie immaculée (Église catholique
romaine) en 1991, l’Église anglicane en 1993 et l’Église presbytérienne en 1994.
En 1997, la conférence canadienne des évêques catholiques a émis une décla-
ration dans laquelle elle exprimait ses regrets pour les tourments et les souf- RACISME
frances vécus par tant de personnes autochtones dans les pensionnats. En AU CANADA
l’an 2000, le pape Jean-Paul II a fait de même.
Le 7 janvier 1998, l’honorable Jane Stewart, ministre des Affaires indiennes,
annonçait Rassembler nos forces : le plan d’action du Canada pour les questions
autochtones. Fidèle à cet engagement – destiné à forger un nouveau partenariat
avec les peuples autochtones –, la ministre présenta une déclaration de réconci-
liation – des regrets officiels pour les abus perpétrés dans les pensionnats.
Obtenir justice a été et est encore un processus trop long, trop coûteux et trop
douloureux pour les victimes. Le 7 juin 2001, le Premier ministre Jean Chrétien a
annoncé la création du Bureau du Canada sur le règlement des questions des pen-
sionnats autochtones. Les objectifs d’un renouveau dans les relations avec les
autochtones, tels qu’énoncés par le gouvernement dans les documents de
Rassembler nos forces, reposent entièrement sur la guérison à long terme et non
sur les séquelles inévitables des poursuites en justice. Le contexte dictera donc la
réussite ou l’échec du gouvernement à rétablir, par le biais de la guérison, son par-
tenariat avec les peuples autochtones.

26. VALPY M., « S. African model could help natives heal : Tutu », Globe and mail, samedi
5 mai 2001.

N° 32 AGORA ( DÉBATS/JEUNESSE 91

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