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Notre Histoire XVI siècle e

Grande victoire des troupes


marocaines contre l’armée portugaise,
la bataille de Oued al-Makhazine fait
partie des moments de gloire qui ont
contribué à forger l’imaginaire national.
Récit d’une épopée marocaine
PAR NABIL MOULINE

J
xxxxxx

La bataille des
Trois Rois ued al-Makhazin, et permit au Maroc de jouir d’une découvertes. L’absence de réaction

O l’un des affluents du


Loukos, à mi-che-
min entre les villes
de Larache et de Ksar
el-Kébir au nord du Maroc, fut, le 4
août 1578, le théâtre de « la dernière
croisade de la Chrétienté méditerra-
réputation et de s’ériger en puissance
régionale durant une courte période.

Libérer le pays
Après la consolidation de leur position
dans la péninsule ibérique et l’avancée
de la Reconquista, les Castillans et les
marocaine, à cause de la situation poli-
tique et économique désastreuse dans
laquelle se trouvait le pays, encouragea
les puissances ibériques, notamment le
Portugal, à aller de l’avant dans leurs
projets expansionnistes. Tous les ports
importants du Maroc, à l’exception de
néenne » pour reprendre l’expres- Portugais portèrent leur regard sur Rabat-Salé, furent occupés au début
sion de Fernand Braudel. La bataille les côtes marocaines. Poussés par un du XVIe siècle.
d’Oued al-Makhazin (dans l’historio- idéal de croisade mais aussi par l’ap- Si les conquêtes ibériques provo-
graphie marocaine), de Ksar el-Kébir pât du gain, les Portugais projetaient quèrent de très vives émotions parmi
ou des Trois rois (dans l’historiogra- de contrôler le détroit de Gibraltar en les populations, notamment les élites
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phie européenne) et d’Oued al-Sayl occupant les territoires africains de religieuses, la réaction « étatique »
ou Oued al-Sabil (dans l’historiogra- celui-ci. Leur regard se porta natu- tarda néanmoins à se mettre en place
phie ottomane) peut être considérée rellement sur la ville de Ceuta, à cause de la désagrégation du pou-
comme le plus grand désastre de terminus multiséculaire du com- voir central représenté jusqu’en 1465
l’histoire portugaise et comme l’un merce caravanier. L’occupation de la par les Marinides. Ce n’est qu’après
des succès militaires les plus éclatants cité pouvait engendrer d’importants plusieurs décennies de quasi-léthar-
de l’histoire du Maroc. Cette bataille bénéices symboliques et matériels : gie, que la résistance commença à
sonna en effet le glas de la grandeur la ville fut prise par surprise en 1415. s’organiser autour des confréries
du Portugal et de son indépendance Ce fut le point de départ des Grandes souies, notamment au sud du pays.

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Toutefois, les effets de cette mobilisa- à préparer l’opinion générale. Deux sultan déchu essaya par tous les
tion restèrent très limités vu l’absence années plus tard, il tenta une pre- moyens de récupérer son pouvoir
d’une force fédératrice que la dynastie mière expédition contre l’avis de ses durant plusieurs mois. En vain. Il
des Wattasides (1471-1549) n’arrivait principaux conseillers. Il réunit son se résolut à demander le soutien des
pas à incarner. L’apparition des Zay- corps d’élite et s’embarqua vers les J puissances chrétiennes. Il se tourna
danides (les Saadiens de l’historiogra- côtes marocaines dans le but déclaré xxxxx tout d’abord vers le roi Philippe II
phie oficielle, 1510-1658), famille qui d’inspecter les présides de Ceuta et de d’Espagne (1559-1598) qui l’éconduit
prétend descendre du Prophète, sur Tanger. Mais la vigilance des troupes aimablement. Il entra alors en contact
la scène politique marocaine changea marocaines et le nombre réduit du avec le roi Sébastien en 1577. La tran-
progressivement la donne. Grâce à corps expéditionnaire rendirent saction entre les deux hommes était
un projet politique clair et une aura l’aventure hasardeuse après sans ambiguïté : le trône contre
religieuse certaine, ils réussirent plusieurs escarmouches. la rétrocession de l’ensemble
à créer une certaine union autour Considérant cette expédi- des ports marocains. Le
d’eux. Ils lancèrent alors deux dyna- tion comme une opéra- jeune roi put préparer
miques concomitantes : l’uniication tion de reconnaissance, sa « Croisade » dans
du Maroc et le jihad contre les Cas- le jeune roi regagna sa l’euphorie, malgré les
tillans et surtout les Portugais qui capitale sous les ovations réticences des grands
occupaient la majorité des ports et de ses sujets. Il était plus de son royaume et
rançonnaient les populations avoisi- déterminé que jamais l’opposition de son
nantes. En conjuguant la force mili- à conquérir le pays. Il oncle Philipe II. Ce
taire à la manœuvre diplomatique, attendait seulement des dernier, qui venait
ils parvinrent à libérer la plupart des conditions plus favo- tout juste de signer
présides, notamment Agadir (Santa rables. Et quel meilleur des trêves avec les
Cruz), Sai, Asila et Ksar Sghir entre signe annonciateur de souverains otto-
1510 et 1550. la future conquête que man et marocain
l’éclatement d’une pour pouvoir
Un roi bien trop ambitieux crise dynastique au se consacrer
Ces pertes furent vécues au Portu- Maroc ? aux affaires
gal comme un véritable drame. Elles En effet, le européennes,
symbolisaient à elles seules la crise pouvoir du sul- essaya en vain
politique, économique et morale que tan Muhammad de le dissuader,
traversait le pays, épuisé par plu- al-Mutawakkil notamment lors
sieurs décennies d’efforts et de luttes (1574-1576) fut de l’entrevue de
sur quatre continents. Il fallait donc contesté par ses Guadalupe.
se ressaisir... sachant que le sommet frères et oncles. Une expédition
de la gloire et de l’honneur consistait, Grâce au soutien d’une telle envergure
dans les mentalités portugaises de militaire ottoman et exigeait la mobilisation
cette époque, en la Croisade, il fallait une grande partie des de moyens logistiques
absolument non seulement reprendre élites locales, ‘Abd al- conséquents et une
les places fortes de la côte marocaine Malik al-Mu‘tasim
mais aussi soumettre et convertir (1576-1578) réussit
l’ensemble du pays. Élevé dans cette à renverser son
atmosphère, le roi Sébastien (1557-1578) neveu en 1576. Le
personniiait ainsi l’idéal d’une cause,
celui de la régénération du Portugal.
Cela dit, cette dimension « roman-
tique », cachait de véritables enjeux
stratégiques : contrôler le détroit du
Gibraltar pour se prémunir contre les
Ottomans et les corsaires, sécuriser
les routes maritimes en partance ou
de retour d’Afrique, des Indes et des
Amériques et faire du Maroc un gre-
nier à blé. En résumé, pour protéger
la métropole et sauver leur thalasso-
cratie, les Portugais devaient avoir un
prolongement géographique, politique
et économique au Maroc.
Dès 1572, Sébastien décida de se
lancer à la conquête du Maroc et com-
mença des préparatifs sommaires. Il
créa ainsi un corps d’élite, inspecta à
plusieurs reprises ses troupes et ses
installations militaires et commença

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notamment les confréries soufies, pour


galvaniser la population. Il réussit très
rapidement à mettre sur pied une ar-
mée de trente mille soldats réguliers,
bien entraînés et bien équipés, et en-
viron vingt mille volontaires. Bien
qu’atteint d’une maladie digestive, le
sultan supervi-sait son armée, secondé
par son frère et héritier présomptif
Ahmad, le futur al-Mansur al-Dhahabi
(1578-1603). Il réussit même un coup
de maître en poussant Sébastien et
ses hommes à s’enfoncer à l’intérieur
des terres marocaines les privant
ainsi de voies de ravitaillement et de
retrait sûres et rapides.

Traumatisme au Portugal
La rencontre eut lieu non loin de la
rivière d’Oued al-Makhazin, le lundi
4 août 1578, vers 11 heures du matin.
Les troupes portugaises engagèrent la
bataille par plusieurs offensives vic-
torieuses. Mais grâce à sa supé-riorité
numérique et à un très bon dispositif
tactique, l’armée maro-caine finit par
prendre rapidement le dessus. Avant
la in de la journée, les Portugais
furent mis en déroute : des milliers
de soldats gisaient sur le champ de
bataille et plusieurs milliers d’autres
furent capturés. Les trois principaux
protagonistes trouvèrent la mort : le
jeune roi Sébastien tomba sur le champ
de bataille, le sultan déchu Muham-
mad al-Mutawakkil se noya dans un
ruisseau en essayant de s’enfuir et le
sultan ‘Abd al-Malik al-Mu‘tasim,
très malade, succomba sur son lit de
campagne. Cette bataille qui ne dura
que quelques heures eut néanmoins
d’importantes consé-quences sur

J
l’histoire du Portugal et du Maroc.
coordination rigoureuse. Or plein été. Choisir un tel timing, avec Une longue crise économique, poli-
il n’en fut rien. La ferveur qui xxxxx le genre d’armures que portaient les tique et morale s’ouvrait au Portugal
entoura l’expédition poussa ses pro- combattants, était plus que hasardeux. après cette déroute militaire. Le pays
moteurs à commettre des erreurs L’armée lusi-taine était également ac- y perdit son armée, une grande par-
fatales. Le roi Sébastien réunit ainsi compagnée d’un grand nombre de re- tie de sa classe dirigeante et son roi.
presque dans la hâte une armée d’en- ligieux, de domestiques et de femmes, Ce dernier mourut sans laisser d’héri-
viron dix mille hommes, pratique- ce qui la ralentit énormément et pesa tier. Le vieux cardinal Henri, dernier
ment toutes les forces armées portu- sur les ressources. représentant légitime de la maison
gaises, auxquels s’ajoutèrent environ Les troupes portugaises arrivèrent d’Avis, mourut quelques mois plus
sept mille mercenaires venus des à Asila trois semaines plus tard. Ce tard. La couronne du Portugal échut
quatre coins de l’Europe et un petit débarquement ne fut pas une sur- donc au plus proche parent du roi dé-
contingent de idèles de Muhammad prise pour le sultan ‘Abd al-Malik al- funt qui n’était autre que Philippe II
al-Mutawakkil. En plus d’être peu Mu‘tasim qui, informé de longue date d’Espagne. Le pays, et ses possessions
nombreuse, notamment par rapport des préparatifs portugais, essaya de d’outre-mer, tombèrent ainsi entre les
aux troupes marocaines, cette armée convaincre Sébastien d’y renoncer en mains de leur principal concurrent
souffrait de plusieurs problèmes lui proposant des concessions territo- en 1580. L’Union ibérique ne prit in
comme l’impréparation des soldats, riales autour des présides occupés. Il que 62 ans plus tard suite à une série
l’absence de généraux expérimentés essuya un refus sec. Il décida donc de de soulèvements proto-nationalistes.
et l’action désordonnée. Par exemple, proclamer le jihad dans l’ensemble du La défaite d’Oued al-Makhazin et la
le corps expéditionnaire quitta Lis- pays et mobilisa les élites religieuses,
bonne le 24 juin 1578, c’est-à-dire en

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perte de l’indépendance constituèrent J rieurs ainsi qu’extérieurs. Il devait la richesse du sultan étaient tels que
un véritable traumatisme qui marqua xxxxx tout d’abord imposer son autorité à même les milieux artistiques euro-
durablement la mémoire portugaise l’ensemble du territoire en éliminant péens, comme le montrent bien les
pour donner naissance à une sorte des prétendants, en déjouant plu- écrits de Shakespeare et le tableau de
de messianisme : le sébastianisme. sieurs complots de cour et en tenant Rubens, s’en irent les échos.
Sébastien, le souverain vaincu, fut au respect les tribus. Par la suite, il À long terme, le principal résultat
érigé en igure légendaire représen- devait protéger l’indépendance du de la bataille des Trois rois au Maroc
tant les ambitions temporelles et spi- Maroc contre les prétentions otto- fut le règne d’Ahmad al-Mansur.
rituelles du Portugal. Caché par les manes en jouant la carte de l’apaise- Ce prince, qui n’était pas destiné à
soins de la providence, le roi revien- ment durant les premières années de gouverner et qui arriva presque par
dra un jour pour libérer le pays, réta- son règne avec les puissances chré- hasard au pouvoir, fut le créateur du
blir la prospérité et reprendre l’œuvre tiennes, notamment l’Espagne. système de légitimation et de gouver-
impériale interrompue ain d’instau- nement de la monarchie marocaine –
rer la monarchie universelle. Cette Une victoire nationale ? le Makhzen– qui resta quasi-inchangé
doctrine d’inspiration biblique faisait La bataille n’engendra aucun gain jusqu’au début du XXe siècle et dont
des Portugais le nouveau peuple élu, territorial mais assura aux troupes plusieurs éléments restent extrême-
véritable dépositaire des valeurs uni- marocaines une réputation d’invinci- ment vivaces encore de nos jours.
verselles du christianisme. D’autres bilité jusqu’au milieu du XIXe siècle. Par ailleurs, la bataille des Trois
mythes vinrent s’y agréger par la suite Mais hélas, les proits symboliques et Rois ne laissa qu’un souvenir évasif
pour le renforcer. Le sébastianisme inanciers furent bien réels comme le et discontinu dans la mémoire col-
donna lieu à des moments d’ébulli- relètent si bien les deux titres hon- lective marocaine à cause des vicis-
tion politico-mystiques au XVIIe et au oriiques du sultan Ahmad : al-Mansur situdes politiques, notamment le
XIXe siècle. Le phénomène se trans- (le Victorieux par Dieu) et al-Dhahabi changement dynastique et la récur-
planta même au Brésil pour justiier (l’Aurifère). En effet, le souverain rence des interrègnes à l’époque
plusieurs révoltes populaires au XIXe marocain utilisa cette victoire, inter- moderne, et la faiblesse de la produc-
siècle. De mythe théologico-politique, prétée comme un signe d’élection di- tion littéraire et historique. Certains
le sébastianisme se transforma au XXe vine, pour légiti- nationalistes essayèrent durant une

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siècle en un véritable mythe littéraire. mer son pouvoir au niveau « natio- partie du XXe siècle d’exhumer et de
De nombreux auteurs en irent une nal » et asseoir petit à petit son pres- réinventer cet événement dans le
expression de la volonté de recons- tige au niveau international. Les cadre de la construction d’une iden-
truction identitaire et un symbole de sommes colossales qu’il reçut pour tité et d’un récit nationaux. Mais la
renouveau national. libérer les captifs chrétiens lui faci- dérive autoritaire de la monarchie
De son côté, le Maroc ne put pro- litèrent la tâche. Par exemple, l’État après l’indépendance interrompit ce
iter de la débâcle portugaise et de la et les grandes familles du Portugal processus embryonnaire. On préféra
surprise espagnole pour « libérer » les payèrent environ 400000 cruzados, concentrer les récits sur le passé immé-
présides occupés. Ahmad al-Mansur somme extrêmement importante diat et la personne du monarque que
(1578-1603), le nouveau sultan, dut pour l’époque, dans le but de libérer sur la création d’une communauté
faire face à plusieurs problèmes inté- seulement 80 nobles. Le prestige et imaginaire. w

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