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DU JARDIN DES DÉLICES

DE JÉRÔME BOSCH

INTRODUCTION À SON INTERPRÉTATION

Christian Chibambo
(chibambo@hotmail.com)

Portrait supposé de Jérôme Bosch

(Jaques Le Boucq, Recueil d’Arras, 16e siècle).


[1]| Jardin des délices ouvert. Madrid, Museo nacional del Prado.
I. Liminaire

Né probablement vers 1450 et mort en août 1516, Jérôme Bosch était un peintre catholique
« qui fut un des plus prodigieux créateurs de tous les temps »1. Ses peintures donnent à voir certains
des trésors les plus profonds de la foi catholique exprimés dans une virtuosité artistique
incomparable.
Comme pour les œuvres poétiques de Khalil Gibran (1883-1931) ou de Dante (1265-1321)
et de tant d’autres artistes catholiques, les œuvres picturales de Bosch sont aimées aussi par
beaucoup de gens qui ignorent sa foi religieuse. Pourtant l’art de Bosch est si immanent à cette foi
et à son service qu’il est « de toute justice de rapporter pour une grande part au catholicisme les
éloges décernés à un si grand nom »2. L’herméneutique catholique a ainsi seule la primauté pour
prétendre légitimement offrir le décryptage le plus profond des tableaux de Bosch. Découvrir le
contenu de la foi catholique ouvre pleinement au sens de cette œuvre artistique qui à son tour aide à
mieux comprendre cette foi.
L’extrême originalité du Jardin des délices [1] de Bosch est souvent perçue comme une
étrangeté énigmatique qui constitue une pierre d’achoppement sur laquelle buttent de nombreuses
tentatives herméneutiques, au point de conduire certaines à nier la catholicité de ce chef d’œuvre.
En effet, depuis le XVIe siècle, il n’est pas rare que des interprètes s’aventurent à prétendre que
Bosch n’était pas catholique : « Pour certain, son œuvre est le fait d’un croyant et d’un
moralisateur ; pour d’autres, il y a là quelque chose de luxurieux, c’est l’œuvre d’un hérétique, d’un
mécréant, voire d’un athée. »3 En fait, les interprétations divergent et s’opposent non parce que le
Jardin des délices serait une œuvre profondément énigmatique mais parce que le catholicisme est
une religion énigmatique pour de nombreuses personnes qui tentent d’interpréter l’œuvre de Bosch.
Tous les interprètes de l’art de Bosch n’ont pas la foi catholique, or son œuvre est immanente au
catholicisme de sorte que mal connaître celui-ci conduit immanquablement à mal connaître celle-là.
Cette méconnaissance est ainsi à l’origine non seulement d’élucubrations qui nient la catholicité de
Bosch mais aussi d’interprétations qui affirment cette catholicité tout en restant poussives,
laborieuses, embarrassées, confuses. Avoir la foi est ainsi une condition nécessaire pour une
interprétation véritablement profonde des peintures de Bosch, de même que crier réellement de tout
son soûl est une expérience qui aide à la compréhension du Cri de Munch (1863-1944) bien plus
que la lecture de dizaines de livres à propos de ce tableau. Pourtant, il peut être tentant de
soupçonner un changement si grand dans la religion catholique depuis l’époque de Bosch que la foi
de celui-ci serait désormais étrangère à celle des catholiques d’aujourd’hui. Ce soupçon ne tient pas
devant une réflexion sérieuse car aucune discontinuité dans l’histoire de l’Eglise catholique n’est
capable de scinder la foi de cette façon. Croire le contraire, c’est avoir une relation naïve,
superficielle avec le catholicisme. Par conséquent, comme les chefs d’œuvres de Michel –Ange
(1475-1564) ou de Raphaël (1487-1520) et de tant d’autres artistes catholiques, les chefs d’œuvres
de Bosch expriment moins les particularités de son époque ou de sa personnalité que l’universalité
de la foi. La majorité des œuvres de l’art religieux ne sont pas signées : c’est le cas du Jardin des
délices. Par conséquent, la volonté de l’interprète doit chercher à coïncider avec celle de l’artiste qui
veut être anonyme, c’est-à-dire que finalement l’interprétation ne doit pas s’arrêter à celui-ci mais le
dépasser pour retrouver la signification universelle, sacrée, religieuse de son œuvre. Décrypter
sérieusement le sens du Jardin des délices ce n’est donc pas tant chercher quelles auraient été les
intentions conscientes ou inconscientes de Bosch mais il s’agit surtout de retrouver le message
catholique universel qui fonde, irrigue, traverse et déborde celles-ci en emportant également les
spécificités culturelles de la société dans laquelle Bosch a vécu. C’est une caractéristique évidente,
fondamentale et inévitable de l’art religieux de manifester un sens sacré inépuisable qui déborde la
personnalité de l’artiste. D’ailleurs celui-ci le sait et le veut d’autant plus lorsqu’il ne signe pas son

1
Pauwels, H., « Hieronymus Bosch », dans Le siècle de Bruegel, Bruxelles : Musées royaux, 1963, p. 57.
2
Benoît XV, In praeclara summorum, Lettre encyclique, Rome, le 30 avril 1921.
3
De Salas, X., dans Jérôme Bosch (éd. R.-H. Marijnissen), Bruxelles : Arcade, 1972, p. 8.
oeuvre. En ce sens, Paul Valéry exprime pour l’art profane ce qui vaut infiniment plus pour l’art
sacré en notant que « l’artifice spirituel – l’art- permet à l’esprit de donner plus qu’il ne possède ».

La présence de signatures sur certains tableaux religieux attribués à Bosch n’est pas un fait
qui contredit ce qui précède, d’autant qu’aucune de ces signatures n’est authentifiée avec certitude.
Quoi qu’il en soit dans le cas par exemple des diverses peintures de Bosch qui représentent des
saint(e)s (Jean-Baptiste, Jérôme, Antoine, Christophe et une sainte anonyme crucifiée), ces
peintures ne peuvent pas s’interpréter autrement qu’en prenant d’abord conscience de la
signification du dogme catholique de la communion des saints, et en lisant les écrits de ces saints et
les témoignages des personnes qui ont rencontré, aimé, prié ces saint(e)s. Toute autre démarche ne
peut rester au mieux que superficielle. En ce qui concerne le triptyque du Jardin des délices, aucun
doute n’est possible : cette œuvre n’est pas signée de sorte que la volonté de l’artiste est
manifestement de disparaître dans l’anonymat au service du message de cette œuvre. L’artiste
religieux est un messager, il n’est pas à l’origine du message.

Pour compléter et prolonger cette introduction à l’interprétation du Jardin des délices, il est
possible de lire les ouvrages de référence écrits par Roger-Henri Marijnissen (Jérôme Bosch,
Bruxelles : Arcade, 1972 ; Jérôme Bosch : tout l'oeuvre peint et dessiné, Bruxelles – Anvers : Fonds
Mercator, 2007), par Roger Van Schoute et Monique Verboomen (Jérôme Bosch, Tournai : La
Renaissance du Livre, 2000) ainsi que par Larry Silver (Bosch, Paris : Citadelles & Mazenod, 2006)
qui offrent ensemble un panorama des acquis de la recherche concernant Bosch. Celle-ci ne
reconnaît comme certaines que quelques très rares données biographiques à propos de ce peintre.
Voici quels sont les faits principaux : le peintre connu sous le nom de Jérôme Bosch est né au 15 e
siècle à une date inconnue, son vrai nom est « Jhéronimus Van Aken », il avait deux sœurs et deux
frères, il était marié à Alijt Vanden Meervenne avec qui il vécu dans une des plus importantes villes
du Brabant à l’époque : s-Hertogenbosch (Bois-le-Duc en français, aujourd’hui dans le sud de la
Hollande) où ils habitaient une maison sur la grande place du marché. Cette habitation au centre de
la cité correspond à une aisance financière du couple confirmée par le fait que « Bosch se situait
parmi les habitants les plus taxés donc les plus riches de Bois-le-Duc » 4. Surnommé « Joen », il
signait ses peintures « Jheronimus Bosch » (« Bosch est l’abréviation courante de ‘s-
Hertogenbosch »5). L’un de ses frères, l’un de ses grands-pères et trois de ses oncles étaient aussi
peintres. Avec son père et ses deux frères, Jérôme Bosch était membre actif d’une Confrérie
catholique de Notre-Dame à Bois-le-Duc. Un document d’époque mentionne que celle-ci
rassemblait environs 350 fidèles (la ville comptait alors environs 4200 foyers 6), elle « jouait un rôle
important dans la vie religieuse et sociale de la cité : ses membres se consacraient à des œuvres
charitables mais ils assuraient aussi le service musical dans l’église et organisaient les
représentations des mystères et la procession annuelle »7. Les obsèques de Jérôme Bosch ont été
organisées par la Confrérie de Notre-Dame le 16 août 1516. Roger Van Schoute et Monique
Verboomen signalent qu’à Bois-le-Duc « la Confrérie de Notre-Dame existe toujours et ses activités
sont encore suivies par un public nombreux »8.

4
Van Schoute, R., Verboomen, M., Jérôme Bosch, Tournai : La Renaissance du Livre, 2000, p. 17.
5
Jérôme Bosch (éd. R.-H. Marijnissen), Bruxelles : Arcade, p. 14.
6
Van Schoute, R., Verboomen, M., Jérôme Bosch, Tournai : La Renaissance du Livre, 2000, p. 10.
7
Pauwels, H., « Hieronymus Bosch », dans Le siècle de Bruegel, Bruxelles : Musées royaux, 1963, p. 56.
8
Van Schoute, R., Verboomen, M., Jérôme Bosch, Tournai : La Renaissance du Livre, 2000, p. 15.

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