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Des lits,

pas des
applis !
Groupe écran total
Les services de réanimation des hôpitaux sont actuellement
surchargés, c’est la chose la plus connue en France ces jours-ci.
Pour plusieurs raisons  : parce que les malades atteints le plus
gravement par le covid-19 nécessitent un séjour très long, trois
semaines, parfois un mois ; parce que le nombre de lits d’hôpital
et de personnel est en constante diminution depuis des décennies,
et enfin parce que la politique de prévention est presque inexis-
tante (elle se limite au confinement, faute de mieux – et de tests).
Malgré tout, l’hôpital a « tenu ». Pourquoi ? Un peu grâce au
confinement, un peu parce qu’on a réorienté certains malades
depuis les régions les plus touchées par le covid-19 vers celles qui
l’étaient moins, beaucoup grâce à l’abnégation du personnel, et
aussi, et peut-être surtout, parce que la technocratie a, contrainte
et forcée par la situation, desserré sa contrainte sur l’organisation
du travail à l’hôpital et laissé un peu de marge de manœuvre
aux soignants.
De nombreux témoignages confirment le surgissement d’une
liberté inédite. Le directeur du centre hospitalier universitaire de
Bordeaux constate l’arrêt de la tarification à l’acte (la fameuse
et honnie « T2A »)  : « Ce mécanisme ne fonctionne plus1. » Un
chef de cardiologie à l’hôpital Bichat : « Dans cette crise, plus de
temps pour les divisions et les obstacles entre les différents acteurs
de l’hôpital. L’urgence a prévalu. Cette solidarité a d’ailleurs fait
resurgir au sein de l’hôpital un climat étrange de “bienveillance
mutuelle”, où ce qui était compliqué et bureaucratique quelques
jours plus tôt devenait subitement plus fluide et simple2. »
Les marges de manœuvres accordées ont permis une réorga-
1. « Journal de crise des blouses blanches », Le Monde, 16 avril 2020.
2. Philippe Gabriel Steg, « Coronavirus : trois premières leçons sur l’épi-
démie », Les Échos, 11 avril 2020.
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nisation de l’hôpital : « L’épidémie actuelle renverse brusquement


les cartes. Considérés comme des incapables, médecins et infir-
miers isolés s’appellent, se regroupent, montent des organisations
informelles, fluides, en quelques jours installent avec l’aide d’élus
pragmatiques des centres de consultation, mettent en place par la
débrouille des collectes de matériels que les ARS [agences régio-
nales de santé] ne sont pas capables de leur fournir 1. »
Comment expliquer autrement qu’un service public de santé,
que l’on dit exsangue, qui manque de l’essentiel (« Nous man-
quons de bras, nous manquons de masques, nous manquons de
surblouses, nous manquons de lunettes, de visières, de gants, de
pyjamas, nous manquons de respirateurs et de leurs consom-
mables, nous manquons de seringues, de pousse-seringues,
nous manquons de médicaments… », écrit le personnel de l’Hô-
pital Saint-Antoine, à Paris2), ait pu affronter la « vague », selon
l’expression quotidiennement matraquée ?
Puisque les analogies guerrières sont à la mode, la situation
fait penser à celle du front russe, pendant la Deuxième Guerre
mondiale, qui a cessé d’enregistrer catastrophe sur catastrophe
(du point de vue soviétique) à partir du moment où l’on a aboli
l’institution des commissaires politiques et relâché le contrôle
idéologique et politique sur l’armée, l’économie et la société
en général. Dans certaines régions, la machine bureaucratique
avait même complètement disparu, et les populations ont pu
organiser elles-mêmes des régiments de partisans.
De la même manière, en mars 2020 en France, les bureau-
crates font profil bas, ont arrêté de mettre des bâtons dans les
roues du personnel. On ne parle plus de suppression de lits, de
plan de modernisation, mais de soin, de dignité. Il faut applau-
dir les « héros ». La doctrine officielle a changé. C’est pour

1. Christian Lehmann, « Journal d’épidémie », Libération, 6 avril 2020.


2. Sud Santé-AP-HP, « Un lourd tribut à la crise », 10 avril 2020.
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l’avoir compris trop tard que le directeur de l’ARS Grand-Est


a été limogé.
Pour l’instant, on ne touche pas à l’hôpital. Et après ? Après
l’épidémie ? Tout le monde le dit : après il faudra embaucher,
et augmenter les salaires. Bref, « Du fric pour l’hôpital public ».
L’épidémie donne raison au mouvement de grève du personnel
hospitalier, qui réfrène sa colère le temps de l’urgence, et promet
un après covid-19 mouvementé.
Nous, membres du collectif Écran Total, nous disons  :
attention ! Car les coupes budgétaires ne sont qu’un aspect de
la modernisation de l’hôpital. Le deuxième tranchant du sabre
utilisé pour saccager le service public, c’est le déploiement des
outils gestionnaires, en particulier informatiques, c’est le pou-
voir insupportable de l’administration qui empêche les soignants
de faire le métier pour lequel ils ont été formés en leur imposant
une « rationalisation » de leur activité. Avant la crise, durant le
mouvement de grève des hôpitaux, on a entendu cette revendica-
tion, qui indique le niveau d’absurdité où nous sommes arrivés :
il faut que ce soient les praticiens qui organisent les soins, pas les
gestionnaires1. Or nulle part on ne lit ni n’entend : Embauchez
des infirmières, virez des managers ou, plus simplement : Des lits,
pas des applis.

La situation actuelle présente un contraste saisissant entre d’une


part le manque de moyens et la difficulté à mettre en œuvre des
mesures basiques pour soigner les malades et contenir l’épidémie
(en testant et en isolant les cas positifs) et d’autre part le tinta-

1. Stéphane Velut, auteur de L’Hôpital, une nouvelle industrie (Paris, Galli-


mard, 2020), sur France Culture, le 24 janvier 2020.
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marre médiatique autour de solutions hyper coûteuses, déme-


surées, comme le transfert de malades en TGV ou la fameuse
appli de traque utilisant Bluetooth (même si, bien entendu, il
est impossible de savoir quelle mesure est efficace et laquelle
ne l’est pas). De ce point de vue, les pays pauvres, dont il est
annoncé qu’ils vont connaître un désastre sanitaire (de manière
si insistante qu’on dirait presque que le désastre en question
est souhaité), ont l’air mieux armés. Au Maroc, « les masques
sont en vente dans les rayons de tous les supermarchés pour la
modique somme de 8 centimes1 »… Notre situation rappelle le
mot de Desproges sur l’URSS, « surdéveloppée techniquement
puisqu’on y produit en moyenne chaque année une chaussure de
pointure 42 et une bombe thermonucléaire par habitant2 ». On
pourrait dire qu’en France on est capable de produire par an et
par habitant un masque FFP2 et une start-up en e-santé.
Mais plus que le contraste, c’est la fierté qu’on en tire qui est
frappante  : au lieu de dirigeants politiques mourant de honte
de ne pas avoir assez de lits en Île-de-France (un syndicaliste a
justement fait remarquer que l’Hôtel-Dieu avait été fermé) et de
journalistes démontrant un minimum d’esprit critique, il est fait
étalage des prouesses techniques, signe d’une mentalité crasse-
ment technophile qu’aucun fait n’ébranle.
Cela nous donne un indice sur les tendances futures  : le
gouvernement va sans doute lâcher du lest sur les salaires et
les effectifs (en partie payés par l’inflation, « l’argent hélicop-
tère »), pour mieux avancer sur l’essentiel, la modernisation de
l’hôpital. Il n’a pas déclaré vouloir abandonner le sinistre plan
Santé 2022, qui prévoit la numérisation de la santé tous azimuts,
l’éradication du « médecin isolé », voué à rejoindre de mirifiques
« communautés professionnelles territoriales de santé », sortes de

1.  « L’exemple marocain », Le Canard enchaîné, 15 avril 2020.


2. Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, Paris, Seuil, 2018.
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kolkhozes médicaux pilotés par l’ARS. Sans doute, des mesures


seront prises pour réaffirmer la domination bureaucratique après
la détente provisoire de la crise.
Et le personnel, comment va-t-il réagir  ? Va-t-il chercher
à faire perdurer la liberté acquise  ? La T2A n’a-t-elle pas fait
preuve de son inefficacité, puisque dans les moments où il faut
vraiment être efficace, rapide, organisé, la première chose que
l’on fait, c’est de s’en débarrasser  ? Pourquoi ne pas continuer
ainsi à l’avenir  ? Les soignants vont-ils défendre une pratique
autonome, ou accepteront-ils de se voir imposer de nouveaux
« Copermo », ces Comités interministériels de performance et de la
modernisation de l’offre de soin, en échange d’augmentations de
salaire, de matériel et d’embauches ?
La situation est particulière à l’hôpital, car la contrainte ges-
tionnaire et informatique s’est desserrée, alors que dans de nom-
breux autres secteurs, elle s’est accrue, au moyen du télétravail.
Mais la question fondamentale reste la même : va-t-on deman-
der au gouvernement après la crise, et durant la période d’agita-
tion sociale qui s’annonce, de rendre des comptes, c’est-à-dire,
en définitive, des postes et de l’argent, ou tenter d’enrayer la
spirale modernisatrice dont la folie nous éclate en plein visage ?
Car passé un premier moment de stupeur, l’administration
s’est remise en ordre de marche. Déjà, elle a pondu des codes
pour faire la T2A des patients covid-19 et, surtout, elle a investi
en masse dans des outils pour permettre la télémédecine. L’ur-
gence a ainsi servi a sortir des cartons des mesures qui, en tant
normal, auraient pu susciter l’opposition de certains patients. Il
serait donc naïf de croire que le « gouvernement », la Haute Auto-
rité de santé, les agences régionales de santé, etc., aient ouvert les
yeux à l’occasion de la crise du covid-19 et « entendent » les reven-
dications du personnel de l’hôpital, car ils ne parlent pas la même
langue, et vivent dans un autre monde, un monde où l’hôpital
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doit passer d’une logique de « stocks » à une logique de « flux »,


où l’on interdit aux membres d’une famille de tenir la main à un
parent mourant, « c’est la norme », la même norme qui dicte de
mettre les corps sans attendre dans un sac plastique, qu’on zippe,
avant de l’asperger d’eau de javel. Les technocrates seront peut-
être même tentés d’effectuer une pirouette triomphaliste, sur le
mode : « On a tenu les cordons de la bourse pendant trente ans,
et on a su, lorsque les circonstances l’exigeaient, relâcher la pres-
sion, s’adapter, accompagner et optimiser les initiatives locales.
Et la victoire est à porter à notre crédit. »
Staline aussi, après Stalingrad, s’appropria une nouvelle
gloire militaire en se nommant lui-même maréchal de l’Union
soviétique et généralissime.

Alors oui, la lutte contre les coupes budgétaires qui s’annonce


est on ne peut plus légitime, nous la souhaitons ardemment.
Mais elle serait lourde de désillusions si elle ignorait la question
des logiques gestionnaires qui ont fait la pleine démonstration
de leur absolue nuisance, si elle ne revendiquait pas la liberté des
pratiques professionnelles.

Groupe écran total


(section Paris-IDF 3, rue Chéro, 93600 Aulnay-sous-Bois)

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