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CAIRN.

INFO : Matières à réflexion

Numéro 2011/5 (n°HS01)

L'étude de la langue dans la formation des enseignants de français

Dans Le français aujourd'hui 2011/5 (n°HS01), pages 93 à 104

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Article

On s’interrogera sur la place que l’étude de la langue devrait avoir dans les cursus de formation des
enseignants de français. Ce problème ne peut être séparé de la vision renouvelée du domaine que
proposent les recherches en linguistique et en didactique de la langue maternelle. Il ne s’agit pas, dans
la formation, de substituer terme à terme un objet à un autre (par exemple, la « grammaire de texte » à
la grammaire de phrase) mais de proposer aux futurs enseignants des points de vue plus intégrateurs,
des découpages nouveaux, des approfondissements sur les aspects les plus spécifiquement didactiques
de la discipline. On doit, autour de questions mille fois débattues (Quelle utilité de la grammaire ? Quelle
grammaire ?, etc.), dégager, sinon des réponses définitives, du moins des propositions claires et en
souligner le sens. On traitera successivement des objectifs et des démarches, puis des propositions de
contenus, avant de conclure sur des réflexions plus générales concernant les conditions à réunir dans la
formation.

Objectifs et démarches

Il faut clairement affirmer la nécessité d’une réflexivité sur les objets langagiers pour dégager les
problèmes à conceptualiser dans l’enseignement du français. Si la question de l’opportunité et de
l’efficacité du savoir métalinguistique chez l’apprenant est toujours à discuter et à moduler, cette
dimension est à la fois inévitable et stimulante dans la formation des enseignants. C’est à partir de cette
réflexivité qu’il faut expliciter les référents théoriques mobilisés par le formateur, discuter de leur
pertinence et de leur compatibilité, signaler la nature des recherches dont on attend des effets dans la
formation. La question se pose ici de savoir dans quelle mesure la mobilisation de tel référent théorique
suppose une modification des démarches de formation.

C’est à cette occasion qu’il faut faire mesurer la différence entre la logique de la recherche – qui est celle
de la complexification et du surgissement renouvelé des énigmes – et celle de l’enseignement, qui peut
intégrer des démarches de découverte mais doit obéir à certains impératifs de consolidation, de
stabilité, de simplicité. La logique de la formation trouve sa voie propre entre ces deux directions, entre
la connaissance encyclopédique et l’esprit critique, entre la cohérence scientifique et la cohérence
pédagogique, entre les savoirs et les modes de pensée.
C’est pourquoi la réflexion grammaticale et plus largement l’activité métalinguistique fait partie – en
plus de ses vertus de connaissance spécifique de l’objet – de la technologie du travail intellectuel. À
condition, évidemment, de changer radicalement les contenus et les modes d’organisation de ce qu’on
fait sous l’étiquette « grammaire ». Contre le figement de la disposition des savoirs et des formulations
de la grammaire scolaire traditionnelle, les modes d’explication et d’argumentation sur les questions de
langue ne peuvent que réintégrer la dimension sémantique, associer le lexique et la syntaxe, faire une
place aux aspects énonciatif et pragmatique. Ce faisant, c’est évidemment l’appareillage
métalinguistique qui se trouve affecté, relativisé : la règle, la norme, la grammaticalité.

On le comprendra aisément : ce n’est pas d’éclectisme théorique de principe dont il est question ici, pas
plus que de volonté d’accréditer un effacement de la spécificité des entrées qui tournerait à la
confusion. Tout au contraire : l’idée d’une « intégration » des découpages ou des secteurs traditionnels
de l’étude de la langue peut se revendiquer des origines même de la réflexion linguistique
contemporaine. Qu’il s’agisse de l’affirmation de F. de Saussure suivant laquelle l’opposition du
syntagmatique et du paradigmatique devrait périmer les subdivisions traditionnelles de la grammaire
entre phonétique, morphologie et syntaxe, ou de la bipartition d’É. Benveniste entre langue (le
sémiotique) et discours (le sémantique), des catégories d’analyse pertinentes existent, susceptibles de
réorganiser les contenus linguistiques dans l’enseignement du français en trouvant les voies d’un «
décloisonnement » réfléchi.

Renouveler le traitement des contenus

La vision énonciative ou langagière de la grammaire, c’est-à-dire des faits de langue devrait permettre :

de traiter une question classique sous cet angle en montrant par exemple les fonctions assumées par
une catégorie comme les déterminants : faire réfléchir à ce que sont la détermination, la quantification,
l’identification, la référentialisation ;

de dégager de nouveaux ensembles d’études : des catégories intermédiaires ou des notions comme
premier plan/arrière plan ; récit/discours ; progression thématique ; inférences logiques ; univers de
discours, connaissance partagée, etc.

Cette vision permet :

De ne pas réduire le corpus linguistique (la phrase ou le texte) à du morphosyntaxique mais de


réintroduire les valeurs sémantiques des catégories et des énoncés (des prépositions aux types de
phrases). Il ne s’agit pas de re-substituer une grammaire mentaliste à une grammaire descriptive de type
distributionnel, par exemple, mais de réarticuler grammaire et signification, de réexaminer, dans la
formation, la question de l’élimination ou de la présence du sens et le débat sur l’autonomie de la
syntaxe. Si la description du système morphosyntaxique reste décisive (en raison notamment de
l’importance des problèmes techniques qu’elle pose), elle ne peut donc pas être le seul objet du module
consacré à l’analyse de la langue. Elle doit être, d’une part, précédée d’une analyse des situations de
communication et des actes au travers desquels s’actualise le langage et, d’autre part, suivie d’un
développement consacré aux valeurs sémantiques des unités (ou des groupes d’unités) et d’un autre
centré sur les fonctions discursives que ces mêmes unités peuvent remplir. L’introduction d’une
conceptualisation préliminaire des situations de communication a une double motivation : souligner, sur
un plan didactique, que les activités de structuration grammaticale proprement dites doivent s’appuyer
sur un travail préalable de réflexion sur les conditions de fonctionnement de la langue ; souligner, sur un
plan théorique, que le système de la langue est une construction, qui est nécessairement élaborée par
abstraction à partir des faits de fonctionnement. La réflexion sur les valeurs sémantiques a, elle, pour
objet de rappeler que les unités linguistiques et les structures syntaxiques contribuent au sens et qu’il y
a lieu d’effectuer des mises en correspondance entre statut morphosyntaxique et valeur sémantique des
unités (sujet, objet, actant, patient…). Enfin, il faut sensibiliser à l’idée que le système de la langue ne se
réduit pas nécessairement aux règles d’organisation des phrases, mais qu’il existe sans doute aussi des
régularités permettant de définir l’unité linguistique « texte ».

Cette conception devrait ainsi permettre de ne pas opposer de manière mécanique – dans une optique
de substitution comme cela s’est parfois fait dans les formations – la grammaire de phrase à la
grammaire dite textuelle. En réalité, la réflexivité est aussi indispensable sur les deux fonctionnements :
tout dépend des questions précises qui se trouvent examinées et de la métalangue qui est employée ; la
continuité entre les deux domaines est réelle, comme le montre par exemple le passage de l’analyse
fonctionnelle de la phrase aux problèmes posés par la progression textuelle. Il faut sans doute plutôt
distinguer entre la description des produits langagiers (phrase ou texte) et le processus mis en œuvre
pour produire l’un et l’autre. Le problème de la métalangue employée dans le cadre de la formation
n’est pas sans conséquence : si l’on dit que le pronom est un « substitut » ou même qu’il « reprend » un
nom déjà mentionné, par exemple, on fait peut-être comprendre un fonctionnement mais, si l’on dit
qu’il évite la répétition d’un nom déjà mentionné, alors on se place dans une perspective de
production/réception de la discursivité. Comment discerner entre les contraintes de la langue et les
choix du discours ? On peut donc essayer d’envisager l’argumentation métalinguistique (et sa traduction
terminologique) dans une perspective opératrice, de production-réception et pas seulement de
description (à rebours des explications fournies par les manuels de grammaire, des titres de leçons
axées sur le découpage en catégories et en fonctions grammaticales).

Cette vision devrait encore permettre de penser ce qui reste de problématique spécifique à chaque type
de texte ou de discours, de cerner les questions de la polyfonctionnalité des marques linguistiques et de
l’hétérogénéité textuelle.

Dans les programmes, elle devrait permettre de traiter des questions qui sont souvent à peine
effleurées, comme la négation ou la comparaison, et d’en oublier ou d’en réduire d’autres qui peuvent
apparaitre inutiles : le traitement du pronom possessif est peut-être plus intéressant que celui du
déterminant possessif dans les petites classes. Il y a donc à mener une réflexion approfondie sur les
contenus eux-mêmes, dont certains ne sont jamais clairement finalisés, à sortir du cadre strict d’une
grammaire des parties du discours et à construire des progressions par regroupements d’éléments
éclatés (lier explicitement la question du déterminant à celle des expansions du nom, adjectifs et
compléments déterminatifs, par exemple) et par dégroupements aussi (voir le fourretout de la catégorie
d’adverbe). La nécessité d’une nouvelle progression grammaticale (quel que soit le listage impliqué par
le programme) est intimement liée à la nécessité de la variation des approches : un même problème, par
exemple les temps verbaux du français, doit être appréhendé de différents points de vue :
morphologique (les conjugaisons), sémantique (en distinguant valeurs chronologiques, aspectuelles et
modales), lexical (le temps impliqué par le procès du verbe), textuel (organisation des temps dans un
type de texte donné).

Enfin, cette vision renouvelée devrait permettre de réintroduire la dimension lexicale : étudier le
vocabulaire, travailler les mots et les figures dans leur rapport à l’organisation phrastique et
transphrastique (cas du champ lexical, de la métaphore). Manière de ne pas couper l’univers culturel de
ses traductions langagières.

De la multiplicité des points de vue

Dans cette approche, on ne peut faire abstraction des points de vue adoptés qui rendent raison des
contradictions apparentes : si, par exemple, on définit les groupes adjoints (ou circonstants) comme des
éléments facultatifs pour la grammaticalité et surtout permutables sans conséquence sémantique (dans
Pierre a téléphoné aujourd’hui, aujourd’hui se déplace facilement au sein de l’énoncé), on aura l’air de
se contredire en montrant que Pierre a téléphoné aujourd’hui et Aujourd’hui, Pierre a téléphoné ne sont
pas équivalents sur le plan de la valeur communicationnelle, qu’ils ne répondent pas à la même question
par exemple, donc ne s’enchainent pas à un cotexte identique. Certains malentendus s’originent dans la
lecture des textes fondateurs et leur transposition directe. Quand É. Benveniste écrit que la « phrase est
l’unité du discours » donc pas de la langue comme système de signes, c’est parce qu’il considère que le
discours est « la manifestation de la langue dans la communication vivante ». On ne peut inférer du fait
que la phrase est « création indéfinie » qu’elle n’a pas d’organisation. Il faut surtout en tirer argument
pour sortir du présupposé selon lequel travailler avec le format de la phrase, ce serait s’en tenir au
morphosyntaxique.

En réalité, c’est dans le cadre de la phrase que se manifeste d’abord la dimension énonciative, celle que
matérialise par exemple l’emploi de l’adverbe « malheureusement » dans Malheureusement, on ne
tient pas compte de l’énonciation. Que cet adverbe puisse être analysé en termes morphologiques
(problèmes de la dérivation) ou syntaxiques (problèmes du déplacement) ne fait que confirmer la
pluralité des points de vue. De toutes façons, ce qui se trouve ainsi d’emblée récusé, c’est le
recouvrement entre le domaine de la phrase comme domaine de la morphosyntaxe et celui du texte
comme domaine du « reste » : le sémantique, l’énonciatif et le pragmatique. Il ne s’agit évidemment pas
pour autant d’évacuer les contenus spécifiques d’une appréhension des faits textuels (étude de la
macrostructure et de l’enchainement des énoncés). Encore faut-il être précisément attentif à la difficulté
de dissocier les fonctionnements du texte de leur appui phrastique : comment pourrait-on faire
comprendre la diversité des progressions thématiques dans les textes sans expliciter la bipartition
thème/ rhème dans la phrase ? Il appartient à la logique même de l’enseignement et à la « philosophie
spontanée » des élèves (ou parfois des étudiants en formation) de rechercher la monovalence
explicative, mais l’hygiène intellectuelle commande d’enraciner la multiplicité des prismes et de
privilégier une complexification raisonnable face à la pesanteur de la fausse simplicité. Ce viatique
épistémologique trouvera maintes fois à se répéter dans l’examen des faits de langue, opposant par
exemple la logique de la « fonction apposition » au sein de la phrase à la logique des « constructions
détachées » dans une organisation textuelle.

Si certains phénomènes trouvent à se distribuer sur l’axe phrase/texte, d’autres relèvent de l’axe
langue/discours : ainsi en venir directement à privilégier la bipartition premier plan/arrière plan pour
éclairer la distribution textuelle du passé simple/passé composé d’un côté, de l’imparfait de l’autre, fera,
de manière dommageable, l’économie de l’explication des valeurs aspectuelles des temps verbaux :
pourquoi et comment la valeur « imperfective » de l’imparfait éclaire-t-elle l’emploi de ce temps pour
l’arrière-plan, la description en particulier ? La mise en évidence de valeurs chronologiques,
aspectuelles, modales des temps verbaux apparait d’autant plus nécessaire qu’il ne s’agit pas d’une
sophistication théoriciste mais d’une donnée empirique banale appuyée sur le fonctionnement réel des
premiers échanges linguistiques. En fait, selon l’optique adoptée ici, quelle que soit l’extension du
corpus considéré (un syntagme, une phrase, un texte – en présupposant une consistance à ces
catégories), la sémantisation de l’organisation syntagmatique ne saurait être esquivée malgré les
services, toujours à considérer, que l’analyse distributionnelle (avec sa « mise entre parenthèses » du
sens) a rendus.

Ainsi, le traitement d’un problème comme la place des adjectifs épithètes dans une langue comme le
français montre-t-il une forme de continuité possible entre la mise en évidence de variables rythmiques
ou syntaxiques et la complexité des implications sémantiques : on verra, dans un cours de « grammaire
» sur cette question, l’argumentation se déployer depuis des considérations techniques (sur la longueur
respective du nom et de l’adjectif) jusqu’à des dimensions sémantiques et culturelles – à priori
seulement – éloignées de l’investigation première. Beaucoup dépend de la nature des exemples : si
l’opposition grand homme, homme grand ne prête guère à discussion, en revanche on tient avec
homme beau et bel homme un filon inépuisable mobilisant, quand c’est possible, les références
littéraires et les visions du monde sur l’esthétique ou la virilité… Il ne s’agit pas de ranger ces
phénomènes dans le même sac « stylistique » que celui de la variation codée entre antéposition et
postposition comme dans un roman passionnant/un passionnant roman sous couvert de « l’emphase »
ou de « l’expressivité », mais d’ouvrir à un espace de questionnement qui inscrit dans les réalisations de
la langue – aussi limitées soient-elles – l’univers des significations. Ce qui, convenons-en, devrait être un
truisme si précisément ne s’était opérée, dans les têtes, sur le « terrain » comme on dit, la dissociation
de principe des formes et du sens. Ce qui, faut-il en convenir peut-être avec plus de difficultés, ne
signifie pas moins d’analyse de la langue mais plus et mieux pour repenser la relation aux textes, aux
discours, à la littérature.

Plutôt que de distinguer des « grammaires », on mettra en évidence des plans d’analyse : le système de
la langue avec la reconnaissance des catégories grammaticales, leur lien syntaxique aux autres
catégories, la morphologie orale/écrite entrant évidemment dans cette connaissance du système ; le
plan de la sémantisation des parties du discours ; le plan de la textualité, du cotexte ; le plan du
contexte. Cette quadripartition ne vise pas à l’exhaustivité, à « saturer » le domaine de connaissance ;
elle apparait surtout emblématique d’une orientation possible de traitement de ce qui est réputé être
un fait grammatical. Par certains aspects, notre approche rejoint la tripartition grammaire de la phrase,
grammaire du texte, grammaire du discours des programmes du collège 1996-1999, qui constitue une
avancée indiscutable. Les effets de décalage entre les deux répartitions et leurs dénominations ne sont
pourtant pas négligeables. Au delà de tel ou tel point technique ou théorique qui pourrait être débattu,
la différence essentielle tient à ce qu’on présuppose pas une compacité, une réalité objective à la
phrase, au texte et au discours et que l’argumentation ici développée souligne plutôt la nécessité de
perspectives morphosyntaxiques, sémantiques, énonciatives (ou discursives) et textuelles pour traiter,
de manière renouvelée, ouverte et opératoire, ce qu’on a coutume d’appeler la « langue ».

Certes, les nécessités de traitement d’objets repérables dans le travail pédagogique amènent à
substantialiser des univers passibles de « grammaires ». Mais précisément, nonobstant les effets de
symétrie séduisants, le terme n’apparait pas également approprié pour les trois domaines (en particulier
pour le « discours ») et surtout la conception instrumentaliste qui maintient, dans ces programmes,
l’expression « Les outils de la langue » semble une concession à un mot d’ordre ancien et finalement
peu compatible avec les directions proposées dans les programmes. Le meilleur moyen de montrer que
« l’étude de la langue n’est pas une fin en soi » – si tant est que cette assertion fasse consensus – est
justement d’expliciter la manière dont le sens, le sujet, la culture, se trouvent investis dans les éléments
de cette langue que manifeste la réalité des discours produits et reçus. Les métaphores de l’outillage et
de l’ancillarité concernant l’étude de la langue vis-à-vis de la lecture et de l’écriture partent des
meilleures intentions antiformalistes dont l’enfer pourrait être pavé. Si nous avons, en un certain sens, à
nous déprendre de l’esprit de « L’éternel grammairien », selon l’expression d’A. Berrendonner (1982), ce
n’est pas pure provocation de rappeler aussi que ta grammata, dans le grec ancien, cela veut dire
d’abord les lettres.

Des dérives possibles en didactique de la langue


Même si elle n’est pas toujours explicite, cette conception instrumentale de la langue fonde de
nombreux apprentissages linguistiques et s’installe dans certains discours didactiques actuels. Or, sans
épouser les thèses les plus extrêmes de la relativité ou du déterminisme linguistique, autrement
déclarées sous l’hypothèse Sapir-Whorf, nous ne pouvons considérer la langue indépendamment du réel
et des sujets. Un individu, qu’il soit apprenant ou non, n’utilise pas une langue comme un outil pour agir
sur le monde. Il ne communique pas non plus à l’aide d’un instrument qui serait cette langue qu’elle soit
maternelle ou seconde. Il évoque le réel dans l’usage d’une langue et construit sa pensée dans cette
langue (ou dans plusieurs). Au delà, l’activité langagière ne peut être réduite à de simples fonctions
d’encodage ou de traduction. Apprendre à parler, lire ou écrire n’est pas assimilable à la maitrise de
formes creuses, de codes définis à priori, de notions réductibles à un ensemble de règles stables. Dans la
même perspective, la compréhension d’un énoncé, et au delà toute activité réflexive sur cet énoncé,
implique des conduites linguistiques spécifiques. Plus précisément, l’analyse d’une phrase en
constituants, en catégories, en classes de mots ne saurait suffire : il importe de prendre en compte les
présupposés, les hypothèses plausibles ou non dans un univers de référence déjà là (ou en cours de
construction), la référence à un contexte accessible et partagé, etc. Lorsqu’un élève propose une phrase
du type : Tu as entendu Bertrand, il dit n’importe quoi, on ne peut faire l’économie d’une analyse des
présupposés qui confirment la plausibilité de cette phrase (Bertrand vient effectivement de dire quelque
chose) ou, à l’inverse, lui confèrent un statut ironique, distancié ou opposé à son sens littéral (le locuteur
peut, par exemple, tester son interlocuteur et « prêcher le faux pour savoir le vrai »). Dans ce sens,
l’étude du langage est obligatoirement contingente. La formulation d’une phrase est toujours un fait
nouveau, ce n’est pas l’actualisation de formes ou de contenus préexistants, mais bien le résultat
d’opérations liées à un contexte plus ou moins accessible. De fait, ce qui devrait fonder toute étude de
la langue, c’est au moins autant la structuration de celle-ci que l’analyse de son caractère inférentiel. Il
n’est donc pas possible d’avaliser des conceptions didactiques qui viseraient à « chosifier » la langue, à
annexer son étude à la maitrise de savoir-faire de nature apparemment différente, la lecture et
l’écriture notamment.

Si l’on peut comprendre que l’urgence sociale, traduite en politiques éducatives, mette l’accent sur la
prise de parole des élèves, l’organisation de leurs discours oraux et écrits, l’étayage de leur activité
rédactionnelle et la compréhension de leurs difficultés de lecture, on ne saurait en déduire une position
secondaire de l’étude de la langue, voire accessoire, un traitement qui la réduirait à une variable à la fois
(faussement) homogène et indépendante de ses usages comme de ses usagers. S’il y a nécessité de
repenser cette étude, c’est parce que la langue ne détermine pas « directement » l’élaboration même
des discours et qu’elle n’agit que « médiatement » sur les apprentissages langagiers ou les productions
des élèves ; déclinée seulement dans les programmes sous forme de nomenclatures grammaticales (ou
lexicales), l’analyse de la langue est appréhendée de façon monolithique, comme un ensemble fermé
d’items sans mise en perspective discursive et langagière.
On constate d’ailleurs, dans les programmes, les manuels, les discours de formation, que les savoirs
linguistiques sont distingués des compétences langagières. Cette partition trouve des justifications dans
des théorisations didactiques récentes, plus influencées par la psychologie cognitive et les sciences de
l’éducation que par la linguistique. Certes la maitrise du langage en compréhension comme en
production, dans l’ordre de l’oral ou du scriptural, relève plutôt des savoir-faire que des savoirs. Mais à
trop vouloir opposer ces deux domaines, on en arrive à des positions impossibles, ou caricaturales.
Comme si ces activités langagières pouvaient se réaliser en dehors d’une langue (ou de plusieurs
langues), comme si les langues ne déterminaient aucunement les processus d’acquisition sur le plan
ontogénétique et sur celui de l’acculturation sociale. Cette autonomisation des savoirs dans
l’apprentissage néglige plusieurs données. Nous n’en évoquerons qu’une : le fait qu’une langue ne peut
être décrite exhaustivement. Tout en reconnaissant sa dimension systémique, on ne peut oublier qu’une
langue est fondamentalement une création humaine qui, en cela, contient les dépôts, les aléas, les
imperfections liés à son histoire, aux contacts interlinguistiques et aux usages sociaux. Il en résulte une
réalité moins régulière, moins homogène et finalement moins systématisable que la position de principe
structurale. Dans la morphologie du français écrit, nous constatons d’inévitables écarts entre une réalité
aussi empirique que le nombre et son marquage grammatical qui ne retient que deux formes : le
singulier et le pluriel. Peut-on dès lors abstraire totalement la catégorisation du nombre des
significations associées ? Dans l’apprentissage, peut-on nier que d’autres marquages linguistiques sont
possibles voire attestées, par exemple le duel à côté du singulier et du pluriel, comme dans certaines
langues ? Dans la maitrise de la morphographie, peut-on exclure des critères sémantiques importants –
et souvent très opérants – telle l’opposition comptable vs massif pour effectuer des accords nominaux
fréquents ? Toutes ces questions sont loin d’être tranchées, aussi bien dans les descriptions linguistiques
« savantes » que dans l’étude des phénomènes d’acquisition. C’est aussi le cas dans l’analyse des textes
avec le problème, aujourd’hui très exploré, des relations anaphoriques. Si l’on considère que les
approches linguistiques les plus sophistiquées ne peuvent appréhender complètement tous les procédés
de « liage », il nous faut reconnaitre que cette incomplétude théorique obère les explications possibles
quant à la maitrise – ou la non maitrise – des textes en réception comme en production.

C’est pourquoi l’assimilation de « l’étude de la langue » à la transposition de savoirs ne saurait


rencontrer une adhésion totale. Pour que le principe de la transposition fonctionne à plein rendement, il
faudrait que les savoirs linguistiques acquièrent une autonomie suffisante, qu’ils soient moins
contingents, qu’ils soient constitués en ensembles descriptibles et enfin qu’ils n’aient pas l’épaisseur et
l’opacité que leur confère la diversité des usages et leur propre histoire. Or, à l’inverse d’autres
connaissances enseignées, la langue est un bien partagé ; n’importe quel locuteur possède à la fois sa
langue et des représentations du fonctionnement de cette langue. De fait, un enfant acquiert non
seulement des savoirs linguistiques, mais aussi les différents usages de ces savoirs dans des activités
tour à tour orales et écrites (ou plus largement symboliques, si l’on pense à la langue signée). Sur un
autre plan, les connaissances linguistiques sont subjectives, dans le double sens de difficilement
objectivables et de résolument psychologiques. Enseigner la langue revient donc inéluctablement à
réfléchir sur les fonctionnements de cette langue, à en décrire les composantes en extension, si ce n’est
en compréhension, mais aussi à en dégager les limites dans des usages toujours singuliers et des
interprétations forcément collectives ou sociales. Explorer le fonctionnement d’une langue ce n’est donc
pas uniquement se l’approprier, c’est également prendre conscience que cette exploration transforme
l’individu dans son rapport au monde et à l’autre. Envisagée ainsi, l’étude de la langue – et en particulier
l’enseignement de la grammaire – ne peut entretenir l’illusion de sa propre complétude. Dans le cadre
scolaire, il s’agit dès lors de se défaire d’anciennes démarches applicationnistes et de rester circonspects
devant les nouveaux principes de transposition. Les unes et les autres réduisent les apprentissages
linguistiques à la simple appropriation de savoirs extérieurs aux sujets, ce qui amène souvent à l’idée
que seule la mémorisation permet une appropriation réussie de ces savoirs, des savoirs généralement
organisés en listes et en règles. Or les élèves procèdent moins par restitution des formes apprises que
par résolution successive de problèmes linguistiques. Dans cette perspective, il s’agit d’opter pour des
pratiques métalinguistiques qui s’appuient sur le caractère dynamique des acquisitions linguistiques et
qui servent avant tout à agir sur et dans les pratiques langagières, qu’elles soient « ordinaires » ou
savantes, reconnues par l’école ou non.

Des conditions requises en formation

Cette redéfinition/élargissement de la conception de la grammaire et de l’activité grammaticale


implique toute une série de conditions qui doivent faire l’objet d’un travail dans la formation :

Le changement des représentations concernant la langue, qui ne peut être réduite à un instrument ou à
un outil pour des apprentissages mais qui porte des dimensions indissociablement linguistiques et
culturelles. Changement aussi des représentations concernant la grammaire, qui ne peut être envisagée
dans une perspective unicitaire et exhaustivement explicative. Plus que dans d’autres disciplines
internes à la matière « français », l’habituation des formés à l’activité réflexive, métalinguistique
suppose de problématiser des données de langue au lieu d’en fournir immédiatement la description
réglée, de s’interroger sur l’appareil notionnel existant et donc de prévoir, à côté des leçons magistrales,
des démarches effectives de recherche apprenant à poser un problème à partir d’un corpus, d’une règle,
d’une définition et à réunir les conditions permettant de le résoudre. Il s’agit, en formation, d’initier aux
démarches mêmes de découverte, d’observation et d’analyse de la langue qui seront pratiquées dans
les classes, avec les élèves. Il est indispensable, tout d’abord, que les corpus à partir desquels se
développent les activités pédagogiques soient diversifiés et plus représentatifs de l’état de la langue
française qu’ils ne le sont actuellement. Mais, d’autre part, le travail de réflexion ne peut s’effectuer sur
n’importe quel énoncé : il y a donc lieu de choisir des énoncés qui ne soient pas trop « difficiles », et
permettent un véritable travail d’induction de la part de l’élève. Le recours à l’induction permet en
réalité de solliciter au maximum une compréhension intelligente des faits chez l’élève. Mais du fait de la
complexité inhérente aux faits de langue, l’induction n’est en conséquence ni toujours possible ni
toujours économique ; il faut donc accepter, lorsque cela est nécessaire, de combiner cette démarche
avec des enseignements de règles et des exercices d’apprentissage procédant par analogie et même par
mémorisation. Démarche de découverte ne signifie pas acquisition « naturelle » ou « spontanée » des
catégories et des règles de la langue ; la découverte est une condition pour un apprentissage, et cet
apprentissage se traduira nécessairement par la mise en place de notions grammaticales plus ou moins
techniques. Le processus de découverte n’exclut donc en aucun cas un produit grammatical.

Une autre condition se définirait ainsi : la construction d’un programme de formation en grammaire qui
intègre la dimension de l’apprentissage et ne se limite pas aux aspects descriptifs suppose de conférer
un statut aux données psycholinguistiques dans la démarche d’ensemble. D’un côté, on peut
légitimement faire l’hypothèse que l’enseignant de français souhaite, par exemple, disposer
d’informations précises à la fois sur le niveau atteint par les comportements verbaux des élèves et sur
leurs capacités métalinguistiques, mais, d’un autre côté, comment ne pas voir l’espèce d’insatisfaction
qui existe à propos de l’utilité concrète de ces connaissances, la difficulté à se représenter leur
opérationnalisation sur le terrain pédagogique ? Le formateur peut avoir engrangé toutes sortes de
données sur les procédures de calculs, de choix, de stratégies du sujet parlant, il peut avoir acquis dans
la littérature psycholinguistique toutes sortes d’informations pertinentes sur les trajectoires cognitives
et langagières des enfants, il n’a pas pour autant les moyens de fournir à l’enseignant une perception
claire des conséquences qu’il faut en tirer sur la construction d’une progression à long terme ou la
modification d’un curriculum. Il ne suffit pas, par exemple, que soit avérée chez l’enfant l’antériorité de
la prise de conscience des aspects sémantiques du langage sur celle de sa dimension syntaxique pour
que se trouve aussitôt réglée la question des premières « entrées » dans le travail sur la langue en
classe. La manière dont se formulent – sous la forme de généralités péremptoires – les « acquis » d’une
recherche masque la stratification complexe de problèmes que l’enseignant retrouve sur le terrain.
Caractère relativement tardif de l’émergence d’une « réflexion » syntaxique ? Encore faut-il clairement
dissocier le niveau du développement langagier et celui des activités métalinguistiques et, d’autre part,
distinguer connaissances métalinguistiques et verbalisation de ces connaissances : on sait bien en effet
que l’élève peut maitriser spontanément une opération linguistique (la pronominalisation par exemple)
en situation langagière courante et se révéler incapable d’une effectuation en situation scolaire ; on sait
aussi qu’il peut témoigner d’une connaissance explicite d’une règle linguistique précise sans employer
une terminologie spécifique. Tout cela montre qu’il ne s’agit pas seulement de rendre transmissibles les
apports d’une discipline de référence : le formateur, même s’il joue le rôle de liaison entre des champs
de savoirs et des domaines d’activités, ne peut régler un problème qui incombe d’abord aux
psycholinguistes et aux didacticiens. Ce problème reste à traiter sur le fond et la prise en charge de ces
informations dans les lieux de formation reste en envisager.

Une autre condition encore tient à ce que l’enseignant de français n’est pas le seul responsable de
l’habileté en langue française : les formations communes prévues dans les IUFM devaient être le lieu
d’une sensibilisation de l’enseignant de langue aux « langages » utilisés dans les autres matières et,
inversement, d’une sensibilisation des enseignants des diverses disciplines aux problèmes que posent la
spécificité du vocabulaire, l’énoncé des consignes, la lisibilité des manuels, la constitution d’un texte,
etc. dans leur propre domaine. Il faut ajouter la fréquentation de professeurs de français langue
étrangère – ou seconde – qui est évidemment profitable, compte tenu du renouvèlement des publics
(certaines classes comportant de gros pourcentages d’élèves qui n’ont pas le français comme langue
maternelle) et bien entendu, la coopération avec les professeurs de langues étrangères qui se révèle
utile, notamment pour la mise au point d’un métalangage cohérent.

Enfin, il semble qu’une des conditions du travail de formation en grammaire est de prévoir l’intégration
d’une réflexion de nature épistémologique et historique éclairant le type de démarches, de théories, de
terminologies qui font partie de l’état de choses existant. De ce point de vue, on peut retenir trois
ordres de préoccupations :

Une explicitation de concepts appartenant à des théories de référence qui recouvrent des problèmes
fondamentaux pour les objectifs et enjeux de la connaissance de la langue : par exemple, une réflexion
sur l’abstraction inhérente à l’activité linguistique, à distinguer de l’idéalisation des données sur
lesquelles on travaille ; il s’agit de poser par là la question du modèle de la langue qu’on enseigne et du
rapport à la norme, aux normes. Par exemple encore, une réflexion sur l’arbitraire linguistique qui
permet de réfléchir au statut de ce qu’on appelle la règle grammaticale ou la règle orthographique par
rapport à la notion de régularité.

Il faut aussi conduire une clarification sur des notions qui font partie du discours pédagogique sur la
langue et les discours : que penser des termes de pauvreté langagière, de complexité linguistique – la
dichotomie du simple et du complexe est tout sauf évidente –, du « passage » de l’oral à l’écrit, de la
phrase au texte, de la naturalité/artificialité des situations scolaires, etc.

Il faut encore montrer en quoi des problèmes apparaissent comme typiquement didactiques, à la
croisée des orientations théoriques et des préoccupations pédagogiques, par exemple la terminologie, la
progression, les exercices. Enfin la mise en perspective historique sert à montrer incompatibilités,
rencontres et complémentarités au niveau des référents, à situer les variables les plus fortes, à
envisager les incertitudes et les complexités de la « didactisation » de telle « théorie ». La possibilité de
se représenter, par exemple, l’évolution disciplinaire de la grammaire française peut prévenir les
illusions de la nouveauté sans mésestimer les changements réels. L’histoire de la discipline fait partie
largement, dans les sciences humaines, de la discipline elle-même : le lexique avec lequel on parle la
didactique du français change et les problèmes demeurent. On peut éviter la répétitivité et concourir à
la cumulativité des savoirs tout en sachant que d’anciennes problématiques sont sans cesse réactivées :
c’est par exemple le cas, précisément, du rôle et de l’importance de la grammaire et des activités
métalinguistiques dans l’enseignement d’une capacité langagière.

Ce qu’il convient ici de souligner rapidement, c’est à la fois la persistance des problèmes et le
déplacement des entrées, sur une trentaine d’années, dans les débats concernant l’enseignement de la
grammaire ; permanence des questions sur les fonctions de l’activité grammaticale (grammaire pour
l’orthographe, pour l’expression, pour l’apprentissage des langues secondes, pour la formation
intellectuelle), sur la langue dont on fait la description (la norme, la nature des exemples et des supports
utilisés en classe), sur le type de pédagogie à mettre en œuvre (outils et mécanismes scolaires : manuels,
leçons, exercices, progression) et, à travers ces éléments, sur le rapport entre langue et discours. Quant
aux déplacements, on suggèrera que la bipartition « grammaire implicite/grammaire explicite » a cédé
du terrain ou s’est complexifiée avec l’intervention du niveau épilinguistique ; s’est surtout opéré, avec
la notion d’activités métalinguistiques, un élargissement à la fois vers les problèmes posés par le
raisonnement, le type d’argumentation mis en œuvre en grammaire et vers le type d’objet dont on fait
l’analyse : le texte, écrit et oral, et pas seulement la phrase.

En conclusion, toute instauration d’un nouveau dispositif institutionnel doit être, dans ce domaine
comme dans d’autres, l’occasion de réexaminer, de transformer les contenus et les démarches de
formation. À condition de tenir bon sur la spécificité des didactiques disciplinaires, sur la connaissance
par tous les formés des déroulements d’apprentissage et des mises en place de progression, sur le lien
de la recherche à la formation.

Mis en ligne sur Cairn.info le 26/02/2012

https://doi.org/10.3917/lfa.hs01.0093

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