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Les critiques du consumérisme

Chapter · January 2011

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Jean De Munck
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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.

Les critiques du consumérisme

Jean De Munck

Il est difficile d’ignorer la place qu’a prise, désormais, la consommation dans l’usage
ordinaire de la notion de « prospérité ». L’Europe de l’Ouest et les États-Unis furent les
premières sociétés historiques à instaurer une forme de « consumérisme réel ». Ce modèle se
répand désormais sur la totalité du globe de sorte qu’on peut aujourd’hui parler – pour la
première fois dans l’histoire de l’humanité – d’un « global consumerism » (Bauman, 2008).
La promesse d’une extension de la consommation est le plus puissant moteur de l’adhésion
des masses à la « religion de la croissance » et aux efforts très exigeants qu’impose à bien des
pays la conversion au capitalisme. Le taux de la consommation des ménages constitue une des
mesures les plus utilisées pour évaluer le niveau de développement économique d’un pays.
Bref, aux quatre coins de la planète, la prospérité économique est, le plus souvent, confondue
avec le consumérisme. Cela justifie que, dans une approche globale de la prospérité, un
moment soit réservé au phénomène spécifique du consumérisme. Il faut poser la question :
What is wrong, if anything, with consumerism?

Disons tout de suite que la réponse à cette question reste inconcevable dans l’économie
néoclassique puisque celle-ci ne connaît que des préférences privées, supposées exogènes au
système des échanges. Impossible de critiquer un mode de consommation réduit aux « goûts »
de consommateurs effectuant des choix privés arbitraires. En revanche, du point de vue
sociologique que j’adopterai ici, il est possible de concevoir le consumérisme comme une
forme de vie collectivement produite et reproduite. Cette forme de vie est structurée par des
normes, pas seulement par des préférences. Si on pose le problème de cette façon, une critique
du consumérisme devient possible.

Ma première intention dans ce texte est de montrer que la critique du consumérisme peut être
menée selon trois lignes argumentatives. La critique peut s’appuyer sur l’idée de justice : la
consommation de masse reproduit des inégalités. Mais alors, la critique reste faible : elle porte
moins sur le consumérisme que sur la distribution de la consommation. Selon une deuxième
ligne, la critique prend une forme culturelle. Elle porte sur la qualité de la vie et suppose donc
une idée du bien (pas seulement du juste, comme la première ligne). Enfin, la critique prend
une forme économique quand elle porte sur les quantités consommées, prises sous l’angle de
leurs effets écologiques.

Ma deuxième intention est de mettre l’accent sur la deuxième de ces trois lignes critiques car
elle est de loin la plus problématique sur le plan normatif. Elle suppose la promotion d’une
idée de la « vie bonne », comme disent les philosophes. C’est cela que s’interdit, en principe,
une société libérale. Cependant, le consumérisme constitue lui-même une culture de la « vie
bonne ». Sous couvert d’un pur respect des choix individuels, il instaure des normes d’autant
moins choisies qu’elles ne sont pas délibérées. Du point de vue qui nous occupe ici, la
question centrale est celle de savoir d’où peut venir le standard normatif de la critique du
consumérisme. Sans répondre définitivement à cette question difficile, je voudrais suggérer
qu’on peut en tout cas repérer des tensions normatives internes au consumérisme qui
témoignent du fait qu’il ne représente qu’une version très appauvrie de la liberté positive.


Présentation de l’auteur. (CriDIS, Iacchos, UCL).

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.

Ma troisième intention est de souligner qu’une vraie et dense critique de la prospérité doit
intégrer – et non pas dissocier – les trois registres normatifs ainsi repérés. La combinaison
entre ces trois registres normatifs est loin d’être, politiquement et conceptuellement, acquise.
On peut comprendre l’intérêt à éviter cette combinaison et à chercher à « réduire la critique »
à une seule ou deux dimensions. Mais sans cette combinaison d’au moins trois registres
normatifs, la critique de la prospérité risque de tourner court ! L’exemple de la critique du
consumérisme m’amène donc à plaider pour une critique complexe de la prospérité fondée sur
l’articulation équilibrée des trois registres.

1. Qu’est-ce que le consumérisme ?

D’abord, qu’est-ce que le consumérisme ? Le consumérisme désigne autre chose que la


consommation. Biologiquement, la consommation est tout simplement une fonction de la vie ;
il s’agit de l’usage des ressources de l’environnement pour la survie d’un organisme.
Économiquement, la consommation désigne l’acte d’achat et l’usage des biens et services
achetés. Bien sûr, toute forme d’activité humaine, qu’elle se concrétise ou non dans des objets
durables, nécessite une forme de consommation. En ce sens, la consommation n’est pas le
consumérisme.

Le suffixe « -isme » précise la notion de consommation par deux connotations enchevêtrées.


Ce suffixe attire d’abord l’attention sur le fait que le phénomène bio-économique de la
consommation est culturellement surdéterminé. On ne passe de la consommation au
consumérisme qu’en ajoutant des dimensions symboliques à la dimension bio-économique de
la consommation. On désigne par « consumérisme » un mode de vie, des normes et standards
du désir légitime et de la vie réussie, un mode de communication des messages, des biens et
des services. Ces caractéristiques culturelles du consumérisme sont certes variables dans le
temps et dans l’espace. À un niveau très général cependant, il est possible de souligner
quelques invariants qui reviennent, omniprésents, lancinants, dans la plupart des descriptions
du phénomène : il s’agit d’un mode de consommation individualiste, dépendant du marché,
quantitativement insatiable, envahissant, hédoniste, axé sur la nouveauté, faisant usage des
signes autant que des choses, très dépensier en ressources naturelles et en travail humain. On
peut créditer Baudrillard (1970) d’avoir avec force attiré l’attention sur cette dimension
culturelle dans les sociétés capitalistes développées.

En second lieu, le consumérisme est un mode de consommation historiquement daté et


géographiquement situé. Il n’a pas d’équivalent dans des sociétés humaines antérieures. Il
s’agit du mode de consommation adopté depuis les années 1920 par les sociétés capitalistes
développées. Il a littéralement explosé après la seconde guerre mondiale avec l’État
keynésien, tout entier tourné vers ce qu’on appelait à l’époque une politique de la demande.
Le consumérisme a survécu au démantèlement, à la fin des années 1970, des politiques
keynésiennes et continue d’accompagner les politiques de l’offre post-fordiste. Il prospère
désormais dans le capitalisme flexible qui propulse la globalisation. Centré sur l’Occident, il
pénètre de plus en plus les pays du Sud en développement, tout spécialement les pays dits
« émergents ».

2. Trois lignes de critique du consumérisme

La critique du consumérisme a accompagné la société de consommation depuis son


émergence. Cette critique est complexe. Elle n’est elle-même qu’une branche d’un ensemble
plus vaste, la critique du capitalisme. Pour voir plus clair dans la vaste contrée de la critique

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du capitalisme, et y situer plus précisément la critique du consumérisme, nous pouvons


schématiquement distinguer trois grandes thématiques normatives autour desquelles
s’organise cet ensemble.

1. La première problématique critique du capitalisme tourne autour de la question de l’égalité.


Dès le XIXe siècle, la promotion sérieuse des idéaux égalitaristes de la révolution française a
mis en péril les mécanismes les plus fondamentaux du régime capitaliste né de la conjonction
du contrat juridique de droit civil, de l’accumulation capitaliste et des techniques de
production industrielle. L’exploitation du travailleur et la distribution du revenu du travail
sont au centre de cette critique. Elle a conduit aux révolutions communistes et donné
naissance à l’État social. Sa question principale est celle de la compatibilité – ou non – des
dispositifs égalitaires avec la liberté. Dans une période où le capitalisme reprend vigueur et se
déchaîne à l’échelon global, cette critique égalitarienne reste bien entendu d’une brûlante
actualité.

La critique égalitarienne touche en principe la consommation autant que la production.


Cependant, il est historiquement vrai que dans ce registre, sauf rares exceptions, la question
de la production l’a nettement emporté sur celle de la consommation. Le socialisme s’est plus
préoccupé de l’accès à la consommation que des pratiques de consommation. Comme cet
accès est conditionné par la participation à la production, la critique égalitarienne a porté sur
le travail plus que sur la consommation (assimilée au « loisir »).

Pourtant, le monde de la consommation est aussi stratifié socialement que le monde de la


production, comme l’a souligné Pierre Bourdieu dans des travaux célèbres (Bourdieu, 1979).
A sa suite, on a souvent noté les diverses pratiques de consommation et leurs effets
potentiellement dangereux. Par exemple, la santé alimentaire des couches populaires fait
l’objet d’une attention croissante aux Etats-Unis, en raison notamment des troubles
alimentaires constatés (l’obésité) (à titre d’échantillon, Sobal & Stunkard, 1989). La qualité
des produits distribués (viande, fast-food, produits industriels, surgelés etc.) et la ségrégation
des circuits commerciaux de distribution constituent des marqueurs importants des inégalités
sociales (que ce soit selon la classe, le genre ou la race).

Même si elle peut aller jusqu’aux pratiques concrètes de consommation, cette première
problématique critique peut être compatible avec des formes de productivisme et de
consumérisme extrêmes et déboucher sur des recommandations en faveur de plus de
consommation là où les inégalités sont les plus criantes. La critique égalitarienne du
capitalisme ne se transforme en une critique du consumérisme qu’en mobilisant deux autres
lignes critiques, qui ne reposent pas quant à elles sur l’exigence d’égalité.

2. La deuxième ligne de critique du capitalisme est culturelle. Dans ce cas, il s’agit de mettre
en question le mode de vie nouveau offert aux masses par le développement de la croissance.
Ce ne sont pas des considérations d’égalité qui sont alors mobilisées, mais des considérations
portant sur la vie « bonne et belle ». Elles peuvent s’exprimer par le concept de « qualité de la
vie » (utilisé par exemple par Nussbaum et Sen, 1993). Le doute est porté sur la nature
désirable de la « forme de vie » produite et reproduite par le développement du capitalisme.

La question du mode de vie ne date pas du XXe siècle. Dès le XIXème siècle, elle a surtout
pris deux formes très puissantes : l’une, conservatrice et restauratrice, vivait comme un
désastre la destruction des modes de vie, fondamentalement ruraux et religieux, par la ville
industrielle en pleine expansion ; l’autre, progressiste, était portée par les artistes et les avant-

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gardes modernistes qui cherchaient tout à la fois à se détacher des valeurs conservatrices et
conformistes des anciennes élites aristocratiques et, simultanément, conspuaient la
bourgeoisie « vulgaire » et « philistine » qui avait pris les commandes de la société. Ces
critiques touchaient peu le monde populaire. Cependant, on observe l’émergence d’utopies
socialistes qui ont pris à bras le corps cette question d’un mode de vie critique, comme le
fouriérisme ou diverses tentatives mutualistes.

Le XXe siècle témoigne d’un changement de cap de cette critique. Le capitalisme prend, à
partir des années 1920, le tournant de la société de consommation, qui se répand en Europe
après la seconde guerre mondiale. La critique culturelle va se tourner vers cette nouvelle
réalité. Elle sera développée par des formes nouvelles de sociologie critique et va se répandre
dans la petite et moyenne bourgeoisie. Elle alimentera une bonne part des discours de mai 68
en Occident. Le refus d’une vie « métro-boulot-dodo » est l’expression de cette critique
culturelle qui s’adressait autant au capitalisme fordiste qu’à son concurrent, le socialisme réel
des pays de l’Est. Le consumérisme devient synonyme d’aliénation et d’homogénéisation.

3. Partant dans une troisième direction, la critique peut aussi se faire écologiste : elle souligne
alors le caractère dépensier, gaspilleur et autodestructeur de la croissance de la
consommation. La base normative de la critique est, au fond, très classiquement économique :
il s’agit de la bonne gestion de la rareté. Mais le concept de rareté est étendu au-delà de ses
limites classiques, car il s’agit d’une rareté écologique globale dont la prise en compte par
l’économie classique s’avère déficiente. Le développement tel qu’il est mené ne serait pas
durable en un sens matériel et environnemental, ainsi va l’argument central de cette critique,
car le genre de consommation qui permet de satisfaire les masses et d’égaliser les conditions
d’accès à la richesse entraîne une destruction très rapide des ressources naturelles qui rendent
la production possible. Cette problématique critique ne prendra véritablement sa consistance
et sa portée politique qu’à partir des années 1970. Avec la crise pétrolière de 1974, un sérieux
signal était lancé aux sociétés industrielles avancées, annonçant une problématique qui
devient de plus en plus lancinante et angoissante. Elle est prise en relais par un discours
critique de plus en plus complexe associant les thèmes de décroissance, développement
durable, environnement, etc.

Égalité, qualité de vie, rareté écologique : la critique du consumérisme est plus liée à la
deuxième et troisième de ces valeurs axiales qu’à la première. Cependant, on ne peut évacuer
comme non pertinentes les questions d’égalité. Une critique de la prospérité qui se veut
radicale mélange ces trois répertoires. Mais, comme on le verra, on peut concevoir des
discours critiques beaucoup plus sélectifs qui ne jouent que sur un ou deux de ces registres.

3. La critique du consumérisme, et la critique de la critique

Comment les sciences sociales se sont-elles positionnées face au consumérisme ? Sa mise en


cause fut, à partir des années 1950-1960, un sport de combat très répandu en sociologie (pour
un survol, Schor, 2007). Au sortir de la guerre, alors que les masses se jetaient sur les grands
magasins, les sociologues faisaient grise mine face à un consumérisme dont, les plus
conservateurs d’entre eux (comme Bell) pensaient qu’il allait miner la cohésion morale de la
société capitaliste et dont les plus avant-gardistes (comme Adorno ou Marcuse) craignaient
qu’il allait détruire la possibilité de toute critique radicale du capitalisme. A tâtons, ils
traçaient la seconde ligne critique du consumérisme. Bourdieu et son école marchaient sur les
traces de Veblen pour renouveler une approche de la consommation sensible aux inégalités
sociales. Avec Ivan Illitch, Jean-Pierre Dupuy et la « nouvelle gauche » des années 1970, des

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thèmes écologistes, participant pour l’essentiel de la troisième ligne critique, s’introduisirent


en sciences sociales, ouvrant la porte à de nouvelles utopies.

Pourtant, à partir des années 1980, un changement de ton est cependant perceptible en
sciences sociales, changement qu’on attribue d’habitude aux Cultural Studies (ou, en tout cas,
à une partie d’entre elles). Au fond, trois reproches majeurs furent adressés à la critique
d’après-guerre du consumérisme.

Le premier reproche était son insensibilité à la réalité du consumérisme. La persistance,


l’expansion, l’extrême créativité du consumérisme sont finalement bien plus impressionnants
que ses critiques académiques. On se trouve devant un phénomène d’une telle ampleur qu’il
est difficile de ne pas y voir une réalisation effective d’un des désirs humains les plus
fondamentaux. D’où l’appel, dans les années 1980, à une sociologie « post-moraliste » qui a
débuté avec l’anthropologie de Marie Douglas et Baron Isherwood (1979) (Horowitz, 2004).
Vue de près, avec les instruments de l’ethnographie scientifique, la consommation de masse
apparaît plus polymorphe et dynamique que ne le croyaient les universitaires réticents. On y
voit apparaître de nouvelles formes de singularisation et d’esthétisation (Jameson, 1991).
Finie la consommation « passive » que vont brouter les masses amorphes : voici venu le
consumérisme « actif », qui offre à ses consommateurs le respect de leur individualité et les
conduisent à l’action, l’aventure, le voyage, la mobilisation de tous les sens (Urry, 1995).
Bref, avant de critiquer le consumérisme, il faudrait l’expliquer, le comprendre, et au moins y
reconnaître la satisfaction d’une tendance fondamentale de la culture moderne de la liberté.

Par ricochet, cette critique de la critique mit en question les standards normatifs qui
permettaient de vilipender le consumérisme fordiste.

Le deuxième reproche fut celui d’élitisme : face aux satisfactions populaires apportées par le
consumérisme, la critique sociale ne restait-elle pas désespérément accrochée à une version
élitiste de la haute culture, aristocratique ou bourgeoise ? Ne s’était-elle pas laissée totalement
dépasser par la démocratisation de l’accès aux biens culturels et matériels ?

Le troisième reproche fut celui d’ascétisme répressif, dont témoigneraient tant Adorno que
Bell ou Galbraith. Incapables de s’arracher au monde de l’anankè et de la rareté, aucune
morale n’est pour eux pensable sans la souffrance et la privation. Mais pourquoi ce privilège
moral de l’ascétisme ? La prospérité matérielle est-elle vraiment incompatible avec la valeur
morale ?

4. Pour une critique immanente du consumérisme

La critique de la critique du consumérisme mérite d’être prise au sérieux. Elle ne doit pas
nous conduire à une célébration du consumérisme mais à une plus grande attention à sa
problématique interne. Il est vrai que le consumérisme peut être analysé comme une forme
d’accomplissement de visées normatives tout à fait légitimes ; et que les standards qui
permettent de l’évaluer ne peuvent être posés de l’extérieur, de manière élitiste et ascétique.
Je pense que nous devons considérer le consumérisme sous l’angle d’une institution pour y
repérer sa visée normative fondamentale ; et dans sa réalité même, nous pouvons relever des
tensions et contradictions qui témoignent de difficultés, et même de l’échec à tenir sa
promesse.

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Le consumérisme n’aurait certes pas la force qui est aujourd’hui la sienne s’il ne se présentait
comme un mode de vie émancipé, c’est-à-dire comme un mode de réalisation de la liberté des
modernes. Il réalise cette liberté de deux manières. D’abord, il représente, pour des millions
de personnes, une promesse d’émancipation formidable à l’égard de la nécessité économique.
Inclusif, il ne prive par principe personne du droit d’accès à l’opulence. C’est par cette
promesse d’une opulence démocratique que le consumérisme contemporain est en rupture
avec la consommation de luxe des milieux fortunés du XIXe siècle. Il constitue une forme
symbolique d’accomplissement de la liberté de tous. Deuxième caractéristique remarquable :
cette émancipation collective par rapport à la nécessité économique, le consumérisme la
réalise dans le respect et par le biais de la liberté individuelle de choix. Le propre du
consumérisme est de placer au centre de la scène économique l’individu souverain. S’il
accomplit la liberté de tous, c’est par la médiation (et non par la négation, comme les formes
périmées de collectivisme) de la liberté de chacun.

Nous pourrions donc dire que le consumérisme se présente, à première vue, comme une
culture de la liberté positive. En effet, le consumérisme inclut et dépasse le principe du
marché – fondé sur la seule liberté négative. La liberté négative est la liberté formelle, celle de
disposer de droits dont l’exercice n’est entravé ni par autrui ni par le gouvernement. En ce
sens, le consumérisme présuppose, en tant que marché, la liberté négative. Mais il ajoute à
cette liberté négative une forme de réalisation de la liberté : il achemine des moyens de
satisfactions matériels et culturels, il propose des modes de vie, il assure des satisfactions. À
la liberté, il ajoute une culture du plaisir et du bonheur. Il transforme la liberté négative du
marché en liberté positive du consommateur.

Pourtant, cette culture reste insatisfaisante. Elle génère ses propres contradictions normatives.
On a raison de refuser la critique « abstraite » et « ascétique » qui viendrait, de l’extérieur,
dénoncer une culture qui la dépasse. Nous devons tenter à son égard une sorte de critique
immanente d’auto-éclaircissement de ses propres visées axiologiques. La critique culturelle a
tout à gagner à observer, de l’intérieur, les mouvements ambigus du consumérisme, ses
oscillations et contradictions, pour tenter de saisir ce qui, dans son déploiement même,
désigne déjà un au-delà de sa normativité immanente. Sur ce chemin, les thèmes déjà reçus et
éprouvés de la critique du consumérisme peuvent être retravaillés. J’aimerais rappeler ici
quatre grandes tensions normatives. Elles ne traversent et ne sont prises explicitement en
charge par la critique du consumérisme que parce qu’elles traversent, implicitement, le
consumérisme lui-même.

5. La standardisation contre la diversité et la singularité

Premier grand reproche au consumérisme : la standardisation des objets, des messages et des
modes de vie qu’entraîne son expansion, désormais planétaire. Cette homogénéisation se paie
d’une baisse de qualité des objets et des services en raison de plusieurs facteurs convergents :
logique du second best pour étendre les marchés, économies d’échelle pour réduire les coûts
de production, sécurisation psychologique du consommateur, etc. Avec la standardisation de
chaque produit et service, c’est la qualité globale de l’environnement culturel que fait déchoir
le consumérisme.

Dès les premières formulations de la Théorie critique, Adorno et Horkheimer avaient fait de
la standardisation une des caractéristiques majeures de l’industrie culturelle de masse. Les
choses n’ont pas changé depuis les années 1940, au contraire. George Ritzer a pu donner une
version actualisée de ce thème en construisant la notion de « McDonaldisation » du monde.

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Ce que désigne cette notion, c’est une forme de consommation, exemplifiée dans le fast-food,
dont les caractéristiques sont : l’efficience de la consommation prise et définie selon un
« process » intégralement prédéfini ; la calculabilité de la commande (Big Mac, large/médium
frites, etc.) par le consommateur; la prédictibilité du produit et du service ; le contrôle de
l’activité humaine par des technologies non humaines (sièges peu confortables faits pour
conduire le consommateur à manger vite et partir, menus limités, objets jetables dans des
poubelles prédéfinies). Or ces quatre caractéristiques tendent à être poursuivies
systématiquement dans d’autres domaines par les marchés. La forme « McDonald » saisit
donc d’autres biens et services – sexe commercial, chaînes alimentaires, chaînes d’hôtels,
cartes de crédit, … (Ritzer, 2002). Dans la même veine, certains ont proposé le concept de
« disneyisation » pour définir la tendance à la promotion des parcs d’attraction thématiques
conçus sur le modèle californien et la vaste entreprise de promotion commerciale de biens
culturels qui y est liée.

Cette standardisation fait obstacle à deux conditions incontournables de l’épanouissement


culturel: la diversité et la singularité. Si une réelle liberté doit exister concernant les modes de
vie et les choix de valeurs pour des personnes individuelles, il importe en effet qu’un éventail
suffisant de modes de vie possibles (de produits et de services) soit ouvert et proposé
réellement. La diversité du monde social et culturel est une ressource de la liberté. Et la liberté
en acte ne peut que déboucher sur la singularité. C’est le premier problème éthique et
esthétique du consumérisme : la liberté positive est certes affirmée, mais elle est en fait privée
de ressources et la singularité des personnes et des cultures est engloutie dans un processus de
sérialisation universelle.

Le consumérisme lui-même semble à présent (depuis les années 1980) conscient de sa propre
contradiction. Les analyses de la consommation post-fordiste ont eu raison de relativiser (mais
non de nier) le processus de standardisation. Le capitalisme flexible modifie en effet
partiellement la donne. Les technologies de l’information et de la communication ne sont plus
standardisantes, mais interactives. On observe une tendance à la customisation, à
l’individuation des produits et des services. Par ailleurs, l’aspiration moderniste à la
nouveauté permanente s’est emparée du consumérisme, brisant temporellement ce qui
s’uniformise spatialement. Sans cesse, désormais, surgissent de nouvelles « générations » de
produits qui entraînent le consommateur dans un changement permanent.

Du coup, non sans quelque inconsistance, la critique du consumérisme substitue souvent,


désormais, la dénonciation du changement permanent à la critique de l’uniformisation.
Cependant, la préférence pour la nouveauté est un élément central de la liberté esthétique
moderne. La répétition n’est, en modernité, valorisable que si elle résulte d’un choix où la
possibilité même de l’interruption est considérée comme une possibilité réelle. La variation, le
renouvellement, la combinaison inédite, la modification sont des éléments essentiels d’une
culture de la liberté que le consumérisme cherche à mettre, pour ainsi dire, à la portée de tous.

Le consumérisme nous offre donc l’image d’une culture déchirée entre une standardisation
qui se poursuit implacablement, détruit la diversité et la singularité culturelles, et un culte de
l’individualisation et du changement permanent qui ré-esthétise la marchandise et son usage.
C’est cette contradiction (et non chacune de ses branches prises séparément) qui mérite d’être
pensée comme la manifestation de l’insuffisance éthique du consumérisme du point de vue
d’une liberté moderne accomplie.

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Une consommation émancipée supposerait une culture des singularités reconnues. La


singularité ne peut être confondue avec une combinatoire d’options standardisées, aussi
nombreuses soient-elles. Elle suppose la construction expressive d’une individualité
cohérente. La reconnaissance d’une singularité ne peut être confondue, de son côté, avec une
offre marchande de « customisation » des services et produits. Elle passe par le médium de la
communication éthique et non par le médium marchand, même si le marché peut être utilisé
comme moyen ou instrument adjuvant.

6. La privatisation du jugement de valeur

Une deuxième tension critique tourne autour de la liberté de choix. Le consumérisme se


présente en effet comme une forme culturelle qui laisse une place décisive au choix du
consommateur, susceptible d’acheter ou non un produit ou un service. La souveraineté du
consommateur-qui-choisit est supposée, dans ce type de culture, représenter la forme la plus
achevée de la liberté. Plus s’étendrait cette souveraineté, plus s’étendrait la liberté : ainsi va le
credo libéral de la culture consumériste.

Cependant, cette liberté du consommateur privatisé et enfermé dans son calcul individuel sur
des préférences est très illusoire, car la délibération suppose de réels débats publics permettant
à l’individu de disposer des informations et des arguments nécessaires pour éclairer ses choix.
Même si on supposait (contre-factuellement) qu’avec le marché des produits s’ouvrait un
espace informationnel adéquat, on ne pourrait pas encore parler de délibération tant qu’une
discussion, c’est-à-dire un échange libre et gratuit d’arguments avec les autres, ne s’est pas
produite. Mais dans la forme de vie consumériste, l’acte d’achat est systématiquement
découplé de l’espace public et manipulé par des vendeurs. On a donc affaire à un choix,
certes, mais pas à une véritable délibération.

Même si on ne supposait aucune manipulation de l’information, il ne serait pas sûr que


l’introduction d’un choix marchand dans tous les domaines de la vie matérielle soit la voie la
meilleure de réalisation de la liberté (Gilbert, 2008 : 557). La consommation est une activité
coûteuse en temps et en attention, qui suppose la disponibilité et l’usage d’une multitude
d’informations. « Laisser le choix » au consommateur revient souvent à le renvoyer à
l’arbitraire d’une décision entre des produits dont les qualités lui restent inconnues. Ainsi, les
politiques de libéralisation des services ont vanté au cours des vingt dernières années
l’accroissement de la liberté que pourrait représenter la multiplication des offres par des
firmes de télécommunication ou des fournisseurs d’énergie concurrents. Mais certaines
enquêtes révèlent la préférence du consommateur pour des monopoles publics (des situations
de non-choix) dont les standards sont contrôlés collectivement puisque, par évidence, le choix
individuel entre les offres concurrentes s’avère totalement impossible sur des bases
rationnelles.

Cette difficulté inhérente au choix marchand ne reste pas ignorée de la culture consumériste.
Celle-ci a donc à cœur de développer des scènes intermédiaires de conseils, consulting, avis
d’experts, susceptibles d’aider le client dans l’exercice de sa souveraineté. Les grands
magasins ouvrent des bureaux d’information, nomment des conseillers dans des gammes de
produits étendus, proposent des spécialistes permettant de délibérer la composition de cuisines
ou d’appartements, diffusent des conseils diététiques dans les grandes surfaces, etc. Mais
comme l’espace de délibération ainsi construit reste inscrit dans l’espace marchand – et non
dans le cadre de vie, comme, aussi diverse soit-elle, l’offre reste prédéterminée, la

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délibération ainsi ouverte reste structurellement trop embryonnaire pour pouvoir compter
comme une authentique délibération.

7. Le primat du bien-être

Une troisième tension inhérente au consumérisme tient à la disproportion qu’il introduit, dans
les critères de la prospérité, entre le critère du bien-être et les autres critères de réalisation de
soi. Le consumérisme s’appuie et reproduit une échelle d’évaluation monotone et répétitive
qu’on peut qualifier d’utilitariste. Cependant, cette échelle d’évaluation ne peut suffire à
l’expansion des marchés. Ceux-ci doivent donc mimer d’autres registres moraux sans les
satisfaire vraiment.

Le consumérisme diffuse en effet une culture qui met, de manière prédominante, l’accent sur
le bien-être individuel. Dans la tradition philosophique, cette version s’oppose à la tradition
kantienne, à la tradition aristotélicienne ou aux traditions religieuses. Il ne faut donc pas
s’étonner que la critique du consumérisme emprunte le plus souvent à ces traditions de pensée
pour justifier ses reproches. La mesure du bien-être est, dans la tradition utilitariste, assurée
par diverses mesures : la quantité positive de plaisir (et donc la quantité négative de
souffrance), la satisfaction des préférences. Cette morale trouve une traduction directe dans
les messages publicitaires faisant allusion à ce type de valorisation : bien-être somatique,
bien-être culinaire, bien-être sexuel, bien-être mental, allégement de l’effort, suppression du
travail, etc. À cette valeur, l’utilitarisme associe un raisonnement essentiellement
conséquentialiste et une démarche cognitive calculatrice.

C’est donc à juste titre qu’on peut voir dans le consumérisme une sorte de réalisation, à
l’échelle globale d’une culture, des propositions de la morale utilitariste. Du coup, comme
l’avaient déjà souligné Horkheimer et Adorno, cette culture semble incapable de porter le
désintéressement comme valeur. Cette caractéristique du consumérisme entraîne de graves
conséquences morales et esthétiques.

Sur le plan moral, les formes d’engagement pour autrui, en tant qu’elles sont désintéressées,
semblent de moins en moins valorisées culturellement. La communauté, la citoyenneté,
l’amitié et l’amour s’effacent comme valeurs sociales derrière la seule valorisation du bien-
être. Cela fragilise toutes les relations sociales. Les avancées les plus importantes de ce
phénomène inquiétant sont très documentées en sciences sociales. Récemment, les
anthropologues ont par exemple mis en évidence l’invasion de l’intimité par cette forme de
moralité (Hochschild, 2003). Sur le plan esthétique, on peut décrire comme désublimation
(Adorno) la dégradation consumériste du beau en agréable et en satisfaction hédonique. La
problématique de la désublimation est étroitement liée à celle de la dés-autonomisation de
l’art que diagnostiquent beaucoup de commentateurs de la postmodernité (comme Jameson,
1991).

Néanmoins, le matérialisme utilitariste n’épuise pas la définition du consumérisme. Colin


Campbell (1987), dans sa remarquable archéologie du consumérisme, y a insisté. Le propre
du consumérisme moderne est d’associer, à la vente et l’usage des objets, des messages
désignant un au-delà imaginaire, une vie aventureuse et de rupture, l’existence rêvée du
roman, la beauté sublime d’un paysage. Bref, le consumérisme ne nous submerge de choses
qu’en faisant appel à Autre Chose. L’objet hédonique vendu aux masses ne passe pas, dans le
consumérisme, sans s’associer à des formes qui dépassent la satisfaction matérielle et son
utilitarisme plat. À travers cette racine romantique du consumérisme, se communique, dans la

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.

culture consumériste, une sémiotique qui renvoie au versant non utilitariste de la liberté
positive. Le pillage des plus hautes œuvres de la culture occidentale par l’industrie de
l’advertisement, la tentative d’inclure les gestes, formes et styles de la culture moderniste dans
les produits de consommation, l’esthétisation permanente du store typique des
développements du capitalisme flexible témoignent d’une sorte de tentative désespérée de
lier, à la consommation utilitaire, un rapport à des significations non consomptibles. Un
exemple frappant en est donné par Kate Soper (2008 : 577) : « What has gone missing is the
sense of the meal as prepared, shared, convivial event having its own intrinsic value in
structuring time, fostering human exchange, and providing food for thought as well as bodily
renewal. It will be pointed out, maybe, that more people are now visiting restaurants and
spending ‘quality’ time within them than before. But this only goes to prove the point that the
primary momentum of consumerist culture is to reduce and drive out this time of expenditure
from a more ordinary, immediate, trans-class and everyday experience. And if the need
persists, as suggested by in the increase in restaurant eating, then that is no surprise. It is a
manifestation of an ‘alternative hedonist’ dialectic, through which the satisfaction denied or
marginalised returns to claim attention in some other mode. »

Plutôt que de croire, comme la première École de Francfort ou la sociologie postmoderne,


que, du coup, le fossé séparant haute culture et basse culture, avant-garde et industrie de
masse, idéaux et utilités, disparaît pour ne plus faire place qu’à un seul grand complexe de
consumérisme culturel, il vaut mieux remarquer que la société de consommation laisse
subsister la contradiction dans le processus même par lequel elle diffuse ses « utilités ». Elle
n’avance qu’en se masquant derrière les apparences de l’amour authentique, de la recherche
de l’art pour l’art, des amitiés fidèles, des œuvres immortelles. Ce faisant, elle instrumentalise
des formes qui la contestent ; mais simultanément, elle diffuse la mesure qui la rend
inadéquate à sa propre visée.

8. La normalisation du sujet

Enfin, le consumérisme est perçu par ses critiques comme une forme de normalisation. Cette
critique heurte, comme les trois premières critiques, les prétentions du consumérisme à
réaliser la liberté positive des individus.

D’un côté, le consumérisme se présente comme un hymne à la réalisation libre de soi. La


référence aux envies, désirs, promesses personnelles est omniprésente. Elle se présente sous la
forme idéale d’une société de désirs individuels dont elle suppose le changement permanent et
l’insatiabilité de principe. En ce sens, peu de sociétés ont été aussi favorables à la singularité
comme principe d’orientation de la vie bonne. Mais d’un autre côté, la société consumériste
est loin de constituer une société « sans contraintes ». Les contraintes se présentent sous deux
formes.

Première forme de contrainte : le consumérisme génère une sur-abondance de normes, de


conseils, d’injonctions portant sur le bien-être des individus, leurs chances, performances et
succès. Elle véhicule, avec les objets dont elle bombarde ses clients, des modèles qui
s’inscrivent dans tous les registres de la normativité, allant de la suggestion sans insistance à
l’impératif catégorique. Accompagnant ces normes de justifications multiples, elle propose
des modèles – incohérents, contradictoires – de l’hygiène, la beauté, la vie saine, la réalisation
physique de soi, la sexualité accomplie, les manières de soigner sa réputation, les principes
d’excellence, etc. Si la société de consommation, tournée vers le choix et la liberté, renâcle à
présenter ses normes comme des disciplines imposées, elle n’en rentre pas moins dans un

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.

schéma disciplinaire élargi comme celui qu’a conçu Foucault pour rendre compte de la
normalisation de la vie quotidienne, des corps et des désirs, dont la société moderne accable
ses sujets. Cette normalisation n’a bien sûr rien à voir avec la normativité authentique qui
définit l’autonomie morale et la liberté réelle. Elle en constitue, pour ainsi dire, la
contrefaçon, car elle est caractérisée par son incohérence, sa superficialité et sa coordination
permanente à une injonction d’achats généralisée.

Seconde forme de la contrainte : la contrainte au travail, qui constitue l’inévitable revers de la


jouissance consumériste. Pas d’achat sans labeur, pas de consumérisme sans productivisme,
pas d’allègre opulence sans un travail permanent, obsédant, épuisant. Bell (1975) en avait
dressé le diagnostic. « Il faut être travailleur le jour et bambocheur la nuit » : cette
contradiction interne n’a pas été résolue depuis lors. C’est pourquoi la société de l’opulence
est bel et bien une forme de société disciplinaire. La soumission du travailleur constitue la
vérité de la liberté du consommateur.

Pour résumer nos quatre thèmes, le consumérisme avance donc comme une forme de liberté
positive sans cesse contredite par sa propre réalisation. Il est une institution de la liberté
positive, mais n’en propose qu’une forme rabougrie d’accomplissement. Prise de cette
manière, la critique du consumérisme n’est pas une critique du modernisme culturel. Il ne
s’agit pas de dénoncer, comme Daniel Bell, l’emprise d’une esthétique destructrice et
hédoniste soi-disant liée aux avant-gardes. On peut reconnaître aux avant-gardes modernistes
et postmodernistes une force d’émancipation. Celle-ci est trahie, et non point accomplie, par
le consumérisme.

L’inachèvement de la visée éthique et esthétique du consumérisme n’est pas provisoire ou


conjoncturel, mais structurel. Ce n’est pas par plus de consumérisme qu’on remplira la
promesse de liberté qu’il porte, mais par un au-delà du consumérisme, c’est-à-dire par une
réarticulation de la consommation avec la liberté positive dans une forme culturelle tout à fait
nouvelle, en rupture avec le consumérisme. Cette nouveauté ne doit pas obéir à je ne sais quel
ascétisme moral. Elle ne vise pas à restreindre la liberté, mais à demander plus de liberté
positive, plus de liberté d’accomplissement. Elle demande à ne pas travestir et limiter la
délibération par le choix calculateur, ne pas châtrer le plaisir par un hédonisme sans
transcendance et ne pas confondre la liberté avec le contrôle adapté au marché.

9. La troisième ligne de critique

Nous venons de résumer quatre thématiques centrales de la critique culturelle du


consumérisme. Un dernier registre critique (le troisième) peut être qualifié de critique
« écologiste ». Il cherche à mettre à jour des effets non voulus du consumérisme sur le plan de
la gestion de la rareté. Trois thématiques importantes soutiennent cette ligne de réflexion.

Le premier problème est l’épuisement des ressources de la terre. Dans la mesure où


quantitativement, le consumérisme exige toujours plus de ressources énergétiques,
matérielles, culturelles, il provoque, suite à l’amélioration constante des outils techniques
d’exploitation de la nature, un épuisement des ressources disponibles. Les sombres
prédictions concernant le pétrole, l’eau, le gaz, l’uranium, sont bien connues et documentées.
Dans ce cas, les dégâts du productivisme sont en relation directe avec le consumérisme :
l’intensification de l’exploitation des ressources est la conséquence de l’infinitisation des
désirs du consommateur. En se passant de toute considération morale intrinsèque, il est
possible d’argumenter en termes conséquentialistes les méfaits du consumérisme généralisé.

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
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Deuxième conséquence non voulue du consumérisme : la production des déchets. Sous forme
de CO2, de déchets chimiques et radioactifs ou de vastes dépotoirs situés à la lisière des villes
surpeuplées, les déchets du métabolisme technico-économique constituent désormais la
principale menace pesant sur la continuité de l’espèce humaine en tant que telle. Le
consumérisme est cette forme de consommation où l’accroissement quantitatif des déchets
reste hors contrôle.

Enfin, troisièmement, le consumérisme est en un sens contre-productif, car en créant sans


cesse de nouveaux besoins, il stimule une production dont la caractéristique centrale est
qu’elle est structurellement insatisfaisante sur deux plans entrelacés. D’abord, la production
quantitative des biens et services, leur obsolescence programmée sont antiéconomiques, car
elles favorisent une baisse généralisée de la qualité des produits. Cette qualité est mesurable
en termes objectifs. La viande de mauvaise qualité chasse la bonne dans les fast-food stores ;
les productions culturelles cinématographiques s’axent sur les goûts moyens d’un public
culturellement moyen, générant des produits de qualité médiocre, mais universellement
consommables. L’urbanisme et le logement privilégient des formes consuméristes
d’organisation de l’espace qui entraînent une baisse de la qualité des services (affaiblissement
des services de proximité, dégradation par la promotion de self-help, etc.). Cet affaiblissement
de la qualité des produits et services va, en second lieu, évidemment de pair avec la création
des besoins nouveaux, et donc de la dépendance à de nouveaux services et produits
consommables. Cette dimension de contre-productivité systémique du consumérisme a été
mise en lumière notamment par Jean Pierre Dupuy et Ivan Illitch.

10. Ne pas réduire la critique de la prospérité

Une fois qu’on a bien distingué les registres critiques du consumérisme, on peut aussi
comprendre combien le repli sur un ou deux d’entre eux est théoriquement insatisfaisant mais
politiquement presqu’irrésistible. On peut dans le paysage politique contemporain dégager
deux voies de repli.

La première voie est l’héritière de la social-démocratie. La gauche sociale-démocrate a


partagé avec le capitalisme une foi aveugle dans les progrès du productivisme et du
consumérisme. En règle générale, elle a refusé de mettre le moindre orteil dans l’eau,
supposée glacée, de la critique culturelle du consumérisme même si, sous certains aspects, le
développement de la société de consommation minait, lentement et sûrement, les fondements
de l’action collective sur laquelle elle s’appuyait. Le projet social-démocrate consistait à
favoriser l’accès à la consommation pour tous. Il a traité le revenu comme un ensemble de
droits pour la réalisation de l’autonomie individuelle. L’égalisation du revenu est donc
cruciale dans ce modèle. Face à la crise écologique, cependant, la gauche sociale-démocrate
est obligée de réviser sa croyance dans les effets automatiquement bénéfiques de la
croissance. Mais comme elle désire le faire sans s’engager dans la critique culturelle du
consumérisme, la gauche sociale-démocrate fait alliance avec le capitalisme pour reprendre,
sur un mode réformiste minimaliste, les arguments fonctionnalistes de la troisième ligne
critique.

Les solutions passent alors par des interventions sur les variables-clefs de la sur-
consommation quantitative : le gaspillage par le consommateur, l’excès démographique du
nombre de consommateurs, les médiations technologiques (la recherche de techniques propres
et économes en énergie). De là viennent l’« éco-managérialisme», l’« éco-droit », l’«éco-

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
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commercialisme » qui constituent les formes dominantes de prise en compte du risque


écologique dans les sociétés contemporaines. L’espoir est de poursuivre l’émancipation
consumériste telle qu’elle est conçue aujourd’hui en « mettant du vert » dans les conditions de
sa gestion. La meilleure ligne de conduite consisterait alors dans l’endogénéisation des coûts
écologiques au sein des marchés, soit par voie externe (le fisc), soit par organisation de
marchés plus efficients des ressources rares (les primes aux voitures propres, etc.).
Aujourd’hui, cette ligne de conduite motive la plupart des efforts consentis dans les pays
développés industriellement pour assurer un développement « durable ». Il s’agit dans ce cas
d’un réformisme écologique plus ou moins décidé, plus ou moins volontariste, qui tente de
poursuivre le rêve d’une émancipation par amélioration de l’appareil techno-économique de
nos sociétés sans du tout remettre en question les paramètres culturels de l’émancipation
socio-économique qui constituent le ressort du consumérisme. Si la question écologique n’est,
après tout, qu’une question fonctionnelle, pourquoi y faudrait-il chercher des réponses
culturelles ?

Cette voie est donc fondée sur un évitement, celui de la critique culturelle. Elle se formule en
un slogan qui aujourd’hui fonde un nouveau consensus politique : « Ne pas culpabiliser le
consommateur ! ». Face à cette première voie techno-éco-écologique, la seconde voie est
incarnée au contraire par des groupes minoritaires qui plaident pour une prise en compte
sérieuse des limites culturelles du consumérisme. En jouant sur les quatre thèmes critiques
que je viens de rappeler ci-dessus, ces groupes alternatifs incarnent une conscience morale et
esthétique face à ce qui se présente comme un compact système techno-éco-politique soutenu
tant par le capitalisme international que par l’État social. Dès les années 1970, les
politologues repéraient l’apparition de cette conscience « post-matérialiste » qui a trouvé une
expression dans les nouveaux mouvements sociaux des années 1980-2000. Le problème de ce
type de critique est qu’elle reste très culturaliste dans son fondement. Il est difficile, à partir
des thèmes qui tournent autour de la qualité de la vie, de déboucher sur les préoccupations
normatives de l’égalité et de la gestion collective de la rareté. Et du coup, on peut toujours
accuser cette critique d’élitisme et d’ascétisme. Face à elle, le souci égalitarien propre à la
critique socialiste reste puissant, car il prend en compte l’exigence partagée d’un accès massif
à l’opulence. Si elle ne trouve pas une forme d’alliage entre sa préoccupation et celle qui est
portée par l’égalitarisme, la critique culturaliste restera très vulnérable, enfermée dans un rôle
prophétique mais peu efficace dans les politiques effectives.

11. Réarticuler la crique de la prospérité

Une critique vraiment complète et efficace du consumérisme, et donc de la prospérité, doit


aujourd’hui se donner pour tâche de dépasser ce double unilatéralisme qui la menace
d’appauvrissement. La question-clef d’une théorie et d’une pratique politique critiques
consiste à repérer les liens systématiques qui peuvent être établis entre les trois types de
discours critiques, sans dévaluer aucun d’entre eux. Ce défi politique est aussi un défi pour les
théoriciens du développement.

Pour eux non plus, cette connexion entre ces trois thématiques ne va nullement de soi. La
reconstruction d’un développement collectif qui prend simultanément en compte les trois
exigences normatives reste encore devant nous. Prenons une tentative récente de philosophie
normative du développement comme celle d’Amartya Sen. Cet auteur a permis de reconnecter
de manière extrêmement stimulante la question de l’égalité (première ligne critique) à celle de
la qualité de vie (deuxième ligne critique) au travers d’une reconceptualisation de la liberté
positive dans le vocabulaire des capacités. À bien des égards, on peut considérer la Capability

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
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Approach comme une réponse à certaines critiques culturelles du consumérisme : la


pluralisation des cadres d’évaluation au-delà de l’utilitarisme (via notamment l’agency
comme complément du well being), la construction de véritables espaces de délibération
publique, une conception exigeante de la liberté individuelle sont des ingrédients
fondamentaux de son projet d’économie politique. Cependant, même s’il est, en théoricien
sensible aux urgences du temps, personnellement conscient des impasses écologiques de la
croissance, on ne peut pas dire que, conceptuellement, son économie critique intègre cette
nouvelle dimension normative de la rareté. Sur ce chemin, la New Economics (Seyfang,
2009) ou les réflexions sur la décroissance (sélective ou non) semblent plus prometteuses.

De la même manière, une tentative marxiste comme celle de James O’Connor (1998) mérite
l’attention. Celle-ci se caractérise par la tentative de connecter une approche marxiste,
classique dans la première ligne de critique de la prospérité, avec la troisième ligne critique,
affrontant ainsi en marxiste conséquent la crise écologique. Il a proposé une théorie de la
« seconde » crise immanente du capitalisme. La première crise est bien connue : il s’agit de la
crise de surproductivité qui, selon Marx, naîtra tout naturellement de la poursuite de
l’accumulation du capital. Celle-ci va impitoyablement appauvrir les masses de travailleurs et
entraîner l’intensification des forces productives qui vont du coup générer des produits qu’on
ne peut écouler. Mais, selon O’Connor, Marx n’a pas vu que le capital allait aussi être
entraîné dans une crise de sous-production. Dans la mesure où il cherche à réduire les coûts de
reproduction du travail humain (éducation, protection sociale, etc.) et les coûts de
l’exploitation de l’environnement, il ne tient pas un compte juste de la dégradation de son
environnement et donc ne reproduit plus (il « sous-produit », dit O’Connor) les conditions de
sa propre existence. Parce qu’elles cherchent le profit maximal à court terme, les entreprises
capitalistes négligent “to maintain over time the material and social conditions of their own
production, for example, by neglecting work conditions … degrading soils … or turning their
backs on decaying urban infrastructures” (O’Connor, 1998 : 242).

La crise écologique contemporaine résulte donc, de ce point de vue marxiste, de la logique de


l’accumulation capitaliste. Pas un mot, dans cette explication, des pathologies culturelles
propres au consumérisme. Pas d’hypothèse concernant la logique interne et spécifique de la
culture modern(ist)e. Celle-ci n’est que reflet, superstructure. L’essentiel se passe ailleurs,
dans les rapports de production. La base normative qui permet d’affronter la première et la
deuxième crise du capitalisme reste égalitarienne et écologique, jamais morale-esthétique.

Il est cependant difficile de se contenter, théoriquement, de cet évitement marxiste, comme on


ne peut souscrire aux politiques qui font l’impasse sur la rareté écologique ou les exigences
égalitariennes. Une critique faible de la prospérité choisit donc une ou deux de ces lignes
critiques. La critique forte les intègre toutes les trois. Si elle choisit cette seconde option, la
critique demande la construction d’indicateurs de prospérité simultanément sensibles à
l’égalité, la qualité de la vie et la rareté écologique. La base normative en est donc
nécessairement complexe. Les « bases informationnelles » des politiques publiques devraient
désormais être construites sur ce trépied. Cela supposerait aussi une nouvelle théorie sociale
critique susceptible de prendre véritablement en charge l’articulation normative et causale de
ces trois registres de qualification de la réalité.

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publié dans Isabelle Cassiers et alii, Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Paris : éd. de l’Aube,
2011, pp. 101-126.

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