Vous êtes sur la page 1sur 2

Je le répète donc, nous avons eu raison de donner à la terre le nom de mère commune, puisque c’est elle qui a

créé l’homme, qui a produit presque dans le même temps tous les animaux, et ceux dont la fureur se déchaîne
sur les montagnes, et ceux qui traversent les airs sous mille formes diverses. »
Mais comme la faculté génératrice doit avoir un terme, la terre se reposa, semblable à une femme épuisée par
l’âge.
Car le temps change la face entière du monde, un nouvel ordre de choses succède nécessairement au premier:
rien ne demeure constamment le même; tout nous atteste les vicissitudes, les révolutions et les transactions
continuelles de la nature.
Les corps affaiblis par les ans tombent en putréfaction; d’autres sortent de la fange et se fortifient.
Ainsi le temps dénature tout; ainsi la terre passe sans cesse d’un état à un autre, et perd l’énergie qu’elle avait
pour acquérir des propriétés qui lui manquaient 22! »
C’est là un système complet de génération spontanée; et je n’ai pas craint de lire cette longue citation, car elle
résume admirablement ce que l’antiquité croyait; ce qu’Aristote, Pline et, très près de nous, Buffon lui-même
ont admis.
J’en yeux citer l’exemple suivant:
Un correspondant de Buffon rapporte qu’en déterrant le cadavre d’un homme âgé de quarante-six ans (dominé
depuis longtemps par la passion immodérée du vin et mort d’une hydropisie ascite au commencement de mai
1750), environ un mois et demi après qu’il eut été enterré à cinq ou six pieds sous terre, il sortit du cercueil une
nuée de petits insectes ailés de couleur noire, semblables à ceux qui sucent la lie du vin.
Et l’auteur de cette communication rappelle, en citant Pline (Histoire Naturelle, livre XII) « que les anciens ont
reconnu qu’il naît constamment et régulièrement une foule d’insectes ailés de la poussière humide des cavernes
souterraines. »
Que le correspondant de Buffon, un Monsieur Moublet, physicien et médecin de Montpellier, ait crû à la
génération spontanée de ces moucherons, cela peut se concevoir.
Mais voici l’opinion de l’illustre naturaliste lui-même:
« Je ne puis, dit-il, qu’approuver les raisonnements de Monsieur Moublet, pleins de discernement et de
sagacité; il a très bien saisi les principaux points de mon système sur la reproduction, et je regarde son
observation comme une des plus curieuses qui aient été faites sur la génération spontanée.
Plus on observera la nature de près, et plus on reconnaîtra qu’il se reproduit en petit beaucoup plus d’êtres de
cette façon que de toute autre.
On s’assurera de même que cette manière de génération est non seulement la plus fréquente et la plus générale,
mais encore la plus ancienne, c’est-à-dire la première et la plus universelle 23. »
Nous aurons à revenir sur cette citation des opinions de Buffon, qui nous le montre spontépariste à une époque
qui touche à la fin du XVIIIe siècle.
Quoi qu’il en soit du système matérialiste de Lucrèce, la croyance à la génération spontanée a été générale
jusque vers la fin du XVIIe siècle.
On ne croyait plus, sans doute, à la naissance équivoque des grands animaux, mais on admettait certainement
celle des insectes.
Harvey (1578-1657) énonce enfin la loi de la génération dans la formule célèbre:
omne vivum ex ovo. (traduction: tout être vivant à partir d’un œuf.)
Bientôt après, Redi (1626-1697), médecin et naturaliste, fit voir que les vers qui naissent dans la chair pendant
qu’elle se putréfie, ne sont autre chose que des larves de mouches issues des œufs qui y avaient été déposés.
Il lui suffit de recouvrir d’une gaze fine le vase qui contient la viande ou d’en entourer celle-ci pour s’opposer à
la naissance des larves, en empêchant les mouches d’y déposer leurs œufs.
Nous reviendrons dans la prochaine conférence sur cette découverte de Redi; disons seulement que le même
savant avait étendu la loi de Harvey même aux vers intestinaux; ce qui n’empêcha pas Buffon, plus d’un demi-
siècle après, de croire à la génération spontanée des tænias, etc.
C’est que Buffon avait imaginé un système qu’il affectionnait beaucoup, et qu’il lui plaisait de s’en servir pour
expliquer les faits prétendus de génération spontanée.
Pourtant l’illustre naturaliste connaissait parfaitement la nécessité de l’expérience pour résoudre certaines
difficultés et pour fonder les théories; mais l’esprit humain est ainsi fait:
il aime et préfère les créations de son imagination, et il s’ingénie à en démontrer la nécessité.
Nous retrouverons le même travers d’esprit chez un savant contemporain qui cherche, lui aussi, à nous
expliquer beaucoup de choses à l’aide d’un système qui n’est qu’en apparence fondé sur l’expérience.
Retenons de ces observations que la doctrine des générations spontanées avait de fervents adeptes dans le cours
du XVIIIe siècle, malgré certaines démonstrations en Sens contraire.
La discussion devint extrêmement vive pendant une partie de ce même XVIIIe siècle:
il s’agit alors surtout de la naissance spontanée des organismes microscopiques que nous appelons infusoires,
microzoaires, microphytes, etc.
Je n’ai pas le dessein de vous faire l’histoire du microscope, mais il convient de vous parler de Leuwenhoeck de
Delft (1632 à 1723), parmi les savants qui surent faire et se servir des microscopes pour découvrir certains
détails d’organisation (globules du sang, spermatozoïdes, etc.), dans les êtres supérieurs, ou des productions
considérées comme organisées et douées de vie dans divers milieux.
C’est ainsi qu’il découvrit que dans la bouche d’un seul homme il y avait autant d’êtres vivants que la Hollande
contient d’habitants.
Le nombre des observations de Leuwenhoeck est énorme:
il examinait tout ce qui lui tombait sous la main, et parmi une foule de ses observations trouvées exactes, il y en
a aussi d’absolument erronées.
L’emploi du microscope devint à la mode, et les observations se multiplièrent de tous les côtés.
La doctrine des générations spontanées, qui avait toujours compté des adeptes, fut appliquée à la recherche de
l’origine des productions microscopiques que l’on voyait apparaître dans les infusions de matières végétales et
animales diverses.
Au siècle dernier, la question a été débattue entre deux savants d’un très grand mérite.
Needham (Jean Turberville) (1713-1781), prêtre catholique qui écrivit contre Voltaire, soutenait la doctrine des
générations spontanées; il fut encouragé par Buffon (1707-1788), dont les idées sur la génération étaient
fortifiées par ses expériences.
Et la force des arguments et des faits invoqués par Needham était si puissante, que la fameuse Société royale de
Londres l’admettait dans son sein et qu’il devint l’un des associés de notre Académie des Sciences.
Spallanzani (Lazare) (1729-1799), élève des Jésuites de Reggio, combattit les conclusions de Needham et
s’inscrivit contre la doctrine des générations spontanées.
Il eut pour soutien Charles Bonnet (1720-1793), dont il devint l’ami et dont il adopta les idées sur l’universelle
dissémination des germes.
Et remarquez-le bien, ces quatre illustres personnages étaient, en philosophie, des spiritualistes, et en religion,
des chrétiens.
Cela vous mettra en garde contre les exagérations dont je parlais tout à l’heure.
Le débat a duré longtemps, et il dure encore.
Il importe de vous le faire connaître; car nous y trouvons non seulement la source, mais la cause et la solution
des difficultés qui ont divisé Needham et Spallanzani, qui préoccupent et divisent en ce moment même les
savants les plus autorisés au sujet de l’origine et de la nature des infusoires qu’on appelle vibrions, bactéries.
L’histoire en est très instructive en ce qu’elle nous montre ici, comme en bien d’autres circonstances, l’esprit
humain sans cesse partagé entre la vérité et l’erreur, et refusant obstinément de donner son adhésion à une
découverte et à des faits qui seuls pourraient amener l’accord et combler l’abîme.
Cette histoire est très instructive à un autre point de vue.
Elle a l’avantage de nous faire voir que les méthodes d’observation, dans ce qu’elles ont d’essentiel, soit pour
démontrer la génération spontanée, soit pour la nier, sont au XIXe siècle les mêmes, à un siècle d’intervalle,
que celles de Needham et de Spallanzani.
Elle établit en outre que les forces et les causes invoquées au XVIIIe siècle pour expliquer la génération
spontanée ou pour la nier, sont précisément celles que l’on invoque aujourd’hui, soit que l’on tienne pour
Needham ou pour Spallanzani.
Enfin cette histoire a conduit à la découverte de la véritable cause de deux phénomènes qui ont exercé la
sagacité de plusieurs savants, médecins et autres, pendant plusieurs siècles:
les phénomènes de fermentation et de putréfaction.
Et, permettez-moi de vous le dire nettement, c’est en cherchant la cause d’une certaine transformation du sucre
de canne, qu’il m’a été donné de trouver que la fermentation est un phénomène physiologique, et de découvrir
une nouvelle classe d’organismes que j’ai nommés les microzymas.
Ces conférences ont pour objet de vous les faire connaître et de les montrer capables de rendre compte d’une
foule de phénomènes jusque-là inexpliqués.
Nous avons vu comment Redi a expérimenté pour prouver que la viande, en se putréfiant, n’engendre pas de
mouches; le principe de son expérience n’est autre que l’aphorisme de Harvey:
il ne se développera pas d’insectes si nous empêchons les mouches d’y déposer leurs œufs.

Vous aimerez peut-être aussi