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Concevoir un projet d'architecture : Calmer les certitudes, gérer l’incertitude

Article  in  lieuxdits · January 2015


DOI: 10.14428/ld.vi9.22933

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Damien Claeys
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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projetation

Concevoir un projet d'architecture


Calmer les certitudes, gérer l'incertitude
Damien Claeys

Pour produire un projet d'architecture, qu'ils ont expérimentées au cours de leur


un architecte initie un processus de vie. L'autoréférence est l'incertitude as-
conception au cours duquel il opère sociée à la structure unique de l'autoré-
mentalement à plusieurs reprises sur un férentiel du concepteur. Troisièmement,
modèle jusqu'à proposer une solution le concepteur est dans l'incapacité de
satisfaisante parmi d'autres possibles. connaître en une fois toutes les données
À défaut d'être linéaire, ce processus d'un projet, il doit en choisir certaines au
LZ[ WS\[[ JPYJ\SHPYL P[tYH[PM L[ YtÅL_PM détriment d'autres. Il les sélectionne et
passant alternativement par des phases il leurs donne un ordre. Corollairement,
de convergence et de divergence avant les données non prises en compte for-
d'aboutir à une solution1. ment alors un désordre, un incubateur
Si un modèle architectural Mi est une potentiel d'incertitude. L'indétermination
image mentale à un instant donné est l'incertitude liée aux limites subjec-
du projet d'architecture en cours de tives du domaine des données prises en
conception et si une opération archi- compte par le concepteur.
tecturale Oi est un acte cognitif capable Cette triple incertitude montre que tout
d'actualiser ce modèle, alors un pro- projet d'architecture est perfectible, ce
cessus de conception est modélisable, qui rend tout processus de projetation
de manière déterministe, comme une passionnant puisque toute solution est
succession linéaire d'occurrences du partiellement imprévisible. Le concep-
modèle Mi rythmées par un nombre teur qui accepte et intègre cette triple
déterminé d'opérations Oi (cf. ÄN\YL  part d'incertitude augmente donc ces
Démiurge en puissance, tout concep- capacités de conception. Un esprit bien
teur a déjà caressé l'espoir de découvrir préparé est capable de tirer parti des
la chaîne causale parfaite dans laquelle aléas qui enrichissent le processus, au
chaque opération s'enchaîne parfaite- point, de provoquer ceux-ci en utilisant
ment et aboutit inévitablement à la pro- des méthodes mentales et/ou des dis-
duction d'un projet d'architecture tout positifs physiques précis.
aussi parfait.
Cependant, une chaîne causale simple
ne prend pas en compte l'incertitude Hasard subi ou provoqué
inhérente à la complexité de tout pro-
cessus de projetation. Le processus est En général, le hasard est suspect aux
JVUZ[HTTLU[ HɈLJ[t WHY SPYY\W[PVU K\ `L\_ KL SHUHS`ZL ZJPLU[PÄX\L 7V\Y-
hasard correspondant à l'introduction tant, cette notion porteuse d'ambiguïté
K\UL KVUUtL X\P TL[ LU KPɉJ\S[t SL_- devient un concept opératoire lorsque
plication causale linéaire et qui réoriente l'aléatoire est mobilisé avec des mé-
soudainement le processus. Autrement thodes précises au sein de contextes
KP[ SL JVUJLW[L\Y H KtÄUP \U KVTHPUL déterminés.
des données prises en compte dans D'un côté, le mot hasard est synonyme
l'élaboration du modèle Mi et une don- de chance et il vient du mot arabe az-
née du problème dont il n'avait pas tenu zahr (le coup de dés). Dans ce cas, le
compte surgit accidentellement dans le ZJPLU[PÄX\L H[[LPU[ \U VIQLJ[PM PU[tYLZ-
processus, ce qui l'oblige à réévaluer le sant, alors qu'au même moment, il en
projet à l'aide d'un autre modèle M'i (cf. WV\YZ\P[ \U [V\[ n MHP[ KPɈtYLU[ <UL ÄU
1 - Damien Claeys, Architecture & ÄN\YL est alors atteinte sans avoir été l'une des
complexité : Un modèle systémique du JH\ZLZPTTHULU[LZKLSLɈL[WYVK\P[<U
processus de (co)conception qui vise concepteur découvre par accident, en
l'architecture, Thèse de doctorat de Triple incertitude tout ou en partie, un projet d'architec-
l'Université catholique de Louvain, ture au potentiel élevé, alors qu'il tentait
Louvain-la-Neuve : Presses universi- L'incertitude inhérente à tout processus d'en révéler un autre. Heureuse ou non,
taires de Louvain, 2013, 445pp. complexe de projetation est au moins la chance est une perturbation du pro-
triple2,ULɈL[SLJVUJLW[L\YZV\ɈYLKL cessus de conception engagé, par un
2 - Cette triple incertitude vient trois limites cognitives interagissantes, événement extérieur inattendu ou par un
respectivement : (1) du théorème autant de sources d'incertitude : l'in- résultat imprévu issu d'une opération du
d'incomplétude de Kurt Gödel complétude, l'autoréférence et l'indéter- concepteur sur le modèle.
(1930) ; (2) de la théorie des systèmes mination (cf. ÄN\YL De l'autre, le concept de hasard est lié
auto-poïétiques de Humberto Ma- Premièrement, tout concepteur conçoit à l'aléatoire, du mot latin alea (le dé,
turana et Francisco J. Varela (1972) ; son projet d'architecture en étant l'incertitude et le risque). Dans ce cas, le
(3) du théorème d'indétermination conscient de le concevoir sans pour ZJPLU[PÄX\L JVUUHz[ SLZ t]tULTLU[Z X\P
de Werner Heisenberg (1927). Ces autant être capable de comprendre peuvent se produire, mais il ne peut ap-
trois incertitudes sont notamment comment il possède cette habilité co- préhender la totalité des conditions qui
liées par l'outil trialectique dans : gnitive. L'incomplétude est l'incertitude font que cet événement a parfois lieu.
Gérard Gigand, Se cultiver en due à l'impossibilité qu'a le concep- L'aléatoire est exprimé avec des proba-
complexité : La trialectique, un outil teur de connaître sa propre structure bilités : un événement produit dans cer-
transdisciplinaire, Lyon : Chroniques ontologique. Deuxièmement, dans une taines conditions connues se manifeste
sociales, 2010. situation identique, des concepteurs sous la forme d'une occurence avec une
KPɈtYLU[ZWYVQL[[LU[KLZYLWYtZLU[H[PVUZ JLY[HPUL MYtX\LUJL <UL ÄU LZ[ H[[LPU[L
KPɈtYLU[LZLUMVUJ[PVUKLZZPNUPÄJH[PVUZ en étant une des nombreuses causes

20
projetation
1 2
00 20 01 21 02 22 03 0n-1 2n-1 0n 00 20 01 21 02 22 03 0n-1 2n-1 0n

2
2 0
3 0
m-12
n-1 0
m

PTTHULU[LZ KL SLɈL[ WYVK\P[ 3t]tUL- successifs obtenus en lançant un dé,


TLU[ HStH[VPYL LZ[ SLɈL[ Z\Y SL WYVJLZ- interprétés par le joueur à l'aide d'une
sus engagé d'une cause connue parmi table numérique, génèrent aléatoirement
d'autres possibles. Dans les limites des une composition musicale. En interpré-
connaissances actuelles du concepteur, tant de manière abstraite les sujets re-
de nombreuses possibilités existent et présentés, Vassily Kandinsky réalise
le concepteur ne peut simplement pas des Improvisations (1910) pour traduire
prédire laquelle sera réalisée. Dans une picturalement ses impressions sponta-
situation complexe de conception telle nées et inconscientes. Dans son Erra-
que celle de la projetation, l'aléa est un tum Musical (1913), Marcel Duchamp
phénomène dont le concepteur peut crée une composition musicale dans
prédire le comportement, mais qu'en SHX\LSSLSHKtÄUP[PVUK\TV[imprimer est
pratique il en est incapable parce qu'il lui répétée trois fois, par trois personnes,
est impossible de faire tous les calculs Z\Y [YVPZ WHY[P[PVUZ KPɈtYLU[LZ JVTWV-
nécessaires dans un temps relativement sées de notes tirées au sort dans un
court. chapeau. John Cage crée 4'33'' (1952)
De la distinction entre la chance et constitué de quatre minutes trente-trois
l'aléatoire, le hasard peut être subi ou secondes de silence (le musicien monté
provoqué par le concepteur. S'il subit la sur scène ne joue rien), auxquelles sont
chance, il est un simple observateur aux ajoutés les sons enregistrés de l'environ-
prises avec un vrai hasard. Tandis, que nement (battements de cœur, les bruits
s'il provoque l'aléatoire, il est un acteur L_[tYPL\YZ¯ 2HYSOLPUa :[VJROH\ZLU
qui utilise un pseudo hasard comme crée Klavierstück XI (1957), une musique
outil de prise de décision. L'habilité du aléatoire, dans laquelle l'interprète choi-
concepteur est alors essentielle. sit au hasard une des dix-neuf cellules
Externe au processus de conception musicales indiquées sur une feuille :
ou introduit inconsciemment, le hasard le hasard est alors plus important que
subi est un accident, inexplicable, inat- l'interprète. Alexander Calder réalise
tendu et fortuit, qui peut également pro- des mobiles en matériaux légers qui
venir d'une erreur de jugement ou d'une pivotent librement. Il compose non seu-
maladresse, qui relance le processus lement avec des couleurs et des formes,
de conception sans que le concepteur mais également avec des mouvements.
puisse en être tenu responsable (en bien
ou en mal).
Animées par l'air, la gravité et le temps,
ses sculptures donnent vie au hasard
?
Interne au processus parce qu'utilisé en prenant des dispositions variées.
inconsciemment, le hasard provoqué 5PJVSHZ:JO€ɈLYJVUZ[Y\P[Cysp 1 (1956),
est un outil mobilisé par le concepteur une des premières sculptures ciné-
pour orienter le processus de concep- tiques capable d'évoluer en temps réel LQFRPSOpWXGH DXWRUpIpUHQFH
tion dans des voies inédites en rendant grâce à des capteurs électroniques qui
opérationnelle l'incertitude. Dans ce réagissent aux actions des danseurs de
cas, le concepteur invite un événement, Maurice Béjart. Pour réaliser ses toiles,
incontrôlable pour lui, à intervenir dans Jackson Pollock utilise la technique du
le processus de conception en cours,
bien que cet événement reste une des
dripping qui consiste à projeter la pein-
ture à l'aide d'un bâton, d'un pinceau ou ?
nombreuses combinaisons possibles d'un pot sans aucun contact direct avec
mais néanmoins limitées dans un sys-
[uTL KVUUt 3L JVUJLW[L\Y KtÄUP[ S\P
la toile. Pour générer Running with the
beast (2008), Roel Wouters laisse courir
?
même le degré de liberté d'apparition deux coqs colorés à l'écoline (un bleu et
KLJL[t]tULTLU[0SKtÄUP[SLZSPTP[LZK\ un rouge) sur une grande feuille de pa-
domaine de solutions sans pouvoir dire pier : il capte l'impression inattendue de
quelle solution sera choisie. leur combat…
LQFRPSOpWXGH DXWRUpIpUHQFH LQGpWHUPLQDWLRQ
En particulier, deux mouvements artis-
tiques sont considérés comme des pré-
Pseudo hasard / art génératif curseurs de l'utilisation du hasard en art.
Premièrement, les membres de Dada
?
Mais comment créer une situation qui
permette l'émergence de circonstances
critiquent radicalement la rationalité qui
a mené au progrès industriel et doté ?
hasardeuses pertinentes ? Comment l'humanité d'un terrible pouvoir de des-
VɈYPY H\ JVUJLW[L\Y KLZ VJJHZPVUZ KL truction, rendant possible la guerre de
se saisir de choses qu'il n'attendait pas 1914-1918. Ils placent la spontanéité au
pour réorienter un processus de proje- cœur de leur démarche par un recours
tation ? systématique au hasard. Créer devient
De manière générale, de nombreuses un acte d'innovation spontané et inver-
utilisations intentionnelles de pseudo sement, la spontanéité,
LQFRPSOpWXGH
un acte créatif.
DXWRUpIpUHQFH LQGpWHUPLQDWLRQ
hasard existent en art et elles four- Le hasard est alors une alternative à
nissent des pistes intéressantes aux la rationalité. Aux méthodes savantes
architectes. Au XVIIIe siècle, Wolfgang A. enseignées dans les académies, Dada 3
4VaHY[TL[H\WVPU[WHYL_LTWSL\UQL\ oppose l'usage du hasard apprivoisé
de dé musical dans lequel, les résultats qui remplace l'inspiration et devient un

21
projetation

critère de composition. Ainsi, Tristan il anime des processus de rétroaction à


Zara demandait à quelqu'un d'extraire partir des interactions entre le specta-
d'un chapeau des morceaux de papier [L\YL[Sµ\]YL"JOLa2HUKPUZR`PSSPIuYL
WVY[HU[ KLZ PUZJYPW[PVUZ H]HU[ KL Ä_LY Sµ\]YL KL SH ÄN\YH[PVU " JOLa +HKH PS
cet assemblage fortuit de mots en di- permet de rompre avec l'idée que les
sant que c'était une poésie. Selon une capacités de l'artiste sont entièrement
légende entretenue par ses membres, YH[PVUULSSLZ"JOLaSLZZ\YYtHSPZ[LZPSZ[P-
même le nom du groupe aurait été trouvé T\SLSPTHNPUH[PVU"JOLa7VSSVJRPSHIVSP[
par hasard dans un dictionnaire. toute distance entre l'artiste et l'œuvre ;
Deuxièmement, les Surréalistes font LUÄUSHY[NtUtYH[PMLUMHP[\UV\[PSKL_-
de l'artiste un passeur qui utilise des ploration et de génération de formes
procédés mécaniques aléatoires pour nouvelles. Dans tous les cas, l'irrationa-
stimuler l'imagination. Ils ont utilisé de lité est intégrée et fait partie de la capa-
nombreuses techniques pour intégrer cité de conception de l'artiste. Encore
un pseudo hasard dans leurs processus une fois, en assument la présence du
créatifs. Parmi d'autres, André Breton hasard dans son projet, le concepteur
pratique l'écriture automatique : il écrit augmente la richesse du processus de
très vite, sans contrôle de la raison, pour conception engagé.
produire un mouvement ininterrompu ou
la poésie se confond avec la vie ; Max
Ernst utilise la technique du frottage : il Abduction et sérendipité
frotte une mine de plomb sur du papier
appliqué sur une surface texturée pour Équivalent au Sri Lanka actuel, le
en révéler des détails inattendus ; Ghé- royaume de Serendip apparaît d'abord
rasim Luca réalise des collages dans dans un conte persan appelé La péré-
lesquels une photo est coupée en car- NYPUH[PVU KLZ [YVPZ QL\ULZ ÄSZ K\ YVP KL
rés, ces derniers étant ensuite mélan- Serendip (1302), traduit par la suite en
gés ; Jean Arp conçoit des collages en italien dans le Peregrinaggio (1557). Dans
laissant tomber des morceaux de papier ce conte, les trois héros ne cessent de
sur une toile… découvrir des objets qu'ils ne cherchent
Plus récemment, l'art génératif est une pas, ils décrivent des situations qu'ils
pratique de l'art numérique, intégrant n'ont pas vécues, à partir d'indices re-
3 - Thomas H. Huxley, "On the largement la cybernétique et le pseudo levés par accident et interprétés avec
Method of Zadig : Retrospective hasard, dans laquelle l'artiste utilise des sagacité. Au XVIIIe siècle, Horace Wal-
Prophecy as a Function of Science", algorithmes pour générer des formes pole défend l'idée que l'imagination joue
Collected Essays iv, 1880. V\ KLZ TV\]LTLU[Z 3HY[PZ[L ` KtÄUP[ un rôle dans l'invention. Il découvre le
au préalable des règles qui déterminent conte et il traduit le nom du royaume
4 - Walter B. Cannon, The Way of le champ des possibles du générateur, en anglais par serendipity et lui donne
Investigator: A Scientist's Experiences in en donnant une autonomie relative au \UL KtÄUP[PVU ! MHPYL KLZ KtJV\]LY[LZ
Medical Research, New York: Norton, mécanisme qui agit. Ce procédé donne par accident et sagacité, de choses que
1945. Voir le chapitre "Gains from des résultats imprévus dans le sens où l'on ne cherchait pas" (1754). De plus,
Serendipity". l'artiste est incapable d'imaginer ces =VS[HPYL HKHW[L SL TV[PM ÄJ[PVUULS K\
5 - Robert K. Merton, Social Theory résultats avant de lancer le processus. conte original dans Zadig ou la destinée,
and Social Structure, New York: Free Les ordinateurs et les mécanismes utili- histoire orientale (1748). Au XIXe siècle,
Press, 1949. Voir aussi : Robert K. sés peuvent évoluer avec le progrès des la "méthode de Zadig" appliquée à la
Merton & Ellinor Barber, The Travels technologies, seul l'algorithme de géné- paléontologie est, pour Thomas H. Hux-
and Adventures of Serendipity: A Study ration est important. SL`\ULWYH[PX\LZJPLU[PÄX\LL[SP[[tYHPYL
in Sociological Semantics and the Socio- En architecture, la modélisation para- utilisant des "prophéties rétrospectives",
logy of Science, Princeton University métrique utilise les techniques de l'art c'est-à-dire la reconstruction par l'ima-
Press, 2004. génératif. Les architectes travaillent sur gination des événements passés3. Au
\U TVKuSL WHYHTt[YPX\L KtÄUP WHY KLZ milieu du XXe siècle, après un siècle de
6 - Alex F. Osborn, Applied Imagi- contraintes géométriques, numériques latence, le concept évolue : il désigne la
nation: Principles and Procedures of et positionnelles à partir duquel ils ne faculté de trouver la preuve de ses idées
Creative Problem-Solving. New York: WYVWVZLU[WHZ\UVIQL[ÄUP\UPX\LTHPZ de manière inattendue, ou de découvrir
Charles Scribner's Sons, 1953. Voir le une famille d'objets à l'état de potentia- des objets ou des relations sans les avoir
chapitre XXIII "The element of luck lités, appelés des instances. Cette mé- cherchés. Le mot est alors utilisé, parmi
in creative quests". thode fournit des solutions optimales au d'autres, par Walter B. Cannon4 en phy-
7 - Aristote définit trois types de ZLPUK\Z`Z[uTLKLJVU[YHPU[LZKtÄUPWHY siologie et par Robert K. Merton en so-
raisonnements : (1) la déduction : le concepteur. ciologie5. À la même époque, l'inventeur
"étant donné la prémisse A et la En général, le pseudo hasard assure K\IYHPUZ[VYTPUN(SL_-6ZIVYUKtÄUP[
connaissance de ce que A implique un haut potentiel créatif, il dynamise la sérendipité plus largement en tant que
B, il est possible de déduire la le processus créatif et il provoque une facteur aléatoire : un stimulus accidentel
conclusion B" ; (2) l'induction ; (3) puissance évocatrice plus importante. qui déclenche une inspiration créative 6.
l'abduction : étant donné un fait B et 4HPZZVU\ZHNLKPɈuYLK\ULKtTHYJOL Le concept est également utilisé en so-
la connaissance que A implique B, A HY[PZ[PX\L n SH\[YL *OLa +\JOHTW SL ciologie de l'espace urbain pour décrire
est une abduction ou une explication pseudo hasard débarrasse l'art autant la qualité d'un espace urbain de fournir
de B. Aristote, Organon iii : Premiers que possible de l'unicité de l'artiste aux usagers des espaces propices aux
Analytiques, [Trad. Tricot. J., Paris : (l'incomplétude), de l'intentionnalité du rencontres inattendues. Par la suite,
Vrin (coll. Bibliothèque des textes créateur (l'autoréférence) et de l'uni- devenu progressivement transdiscipli-
philosophiques), éd.1992]. cité de l'œuvre d'art (l'indétermination) ; naire, le concept de serendipity a été
JOLa *HNL PS PU[YVK\P[ KLZ tStTLU[Z transposé en français sous le vocable
L_[tYPL\YZKHUZSµ\]YL"JOLa*HSKLYPS sérendipité.
KVUUL ]PL H\_ TVIPSLZ " JOLa :JO€ɈLY

22
projetation

En particulier, le concept de sérendipité Sérendipité et projetation


est opératoire en conception architec-
turale par son lien avec le raisonnement L'usage du pseudo hasard associé à la
par l'abduction qui relie rationalité et perspicacité et à la pratique de l'abduc-
PTHNPUH[PVU +tÄUP H\ TVPUZ KLW\PZ tion au cours du processus de projeta-
Aristote7 et formalisé par Charles San- [PVU TL[ HY[PÄJPLSSLTLU[ SL JVUJLW[L\Y
ders Peirce8, le raisonnement abductif, LUJVUKP[PVUWV\YPKLU[PÄLYKLUV\]LSSLZ
contrairement aux raisonnements dé- données pertinentes pour enrichir le
ductif et inductif, est connu pour favo- projet. Ces données peuvent être de
riser l'émergence de nouveaux savoirs. simples informations ou des mises en
La sérendipité est pour Sylvie Catellin9 relations inédites. Les limites du do-
une pratique abductive, "au sens où maine des données prises en compte
l'on adopte des hypothèses plausibles par le concepteur évoluent puisque ce
Z\ZJLW[PISLZ Kv[YL ]tYPÄtLZ \S[tYPL\- dernier intègre des informations dont il
rement". Elle distingue par ailleurs la ne n'avait pas conscience. Le concep-
sérendipité en tant que "faculté de sai- teur met de côté l'incertitude due à
sir et d’interpréter ce qui se présente à SPUJVTWSt[\KL VU[VSVNPX\L X\P SHɈLJ[L
nous de manière inattendue" de deux puisque les informations émergent du
autres pratiques abductives : l'intuition pseudo hasard ; il joue avec l'incertitude
("inspiration issue de l’expérience") et le liée à l'autoréférence puisque certaines
bricolage ("inventivité face à une réalité informations ne correspondant à aucune
où la contingence domine"). Pour Catel- expérience vécue échappent à la struc-
lin, le raisonnement par l'abduction est ture de son autoréférentiel ou sont tota-
une "pratique", non pas une succession lement inconscientes ; et avec celle liée
d'actes mais plutôt un "procédé pour à l'indétermination puisque les données
MHPYL  H]LJ \UL [LTWVYHSP[t L[ \UL ÄUH- du réel à prendre en compte sont sélec-
SP[tÄ_tLZWHYSLJVUJLW[L\Y7S\ZX\\U tionnées en partie sans le concepteur.
simple raisonnement, une pratique per- Bien que certains déclencheurs puissent
met au concepteur une adaptabilité l'aider, la sérendipité n'est pas activable
réelle à des circonstances particulières. par chance, le concepteur associe à la
En cours de processus, le concepteur fois la provocation d'une altération du
observe, avec étonnement, un fait sur- processus (le pseudo hasard), la mobi-
prenant. Face à cette situation incon- lisation d'une compétence cognitive (la
grue, il cherche alors ce qui permettrait perspicacité) et la pratique d'une mé-
d'expliquer et de situer cette donnée thode de raisonnement (l'abduction).
incongrue par rapport au modèle Mi en Ce qui est découvert par le concepteur
cours de conception. Il propose une n'est pas le résultat de la simple appli-
hypothèse plausible qui permettrait cation de savoirs disciplinaires, mais
d'expliquer l'irruption de cette donnée implique la capacité du concepteur à in- Céline van Moeseke,
4
dans le processus parce qu'il présume terpréter des traces et des signes. Il doit Tervuren, 2015.
que cette inférence est raisonnablement être capable de garder son esprit dis-
vraie. Pour le concepteur, l'abduction est ponible pour respectivement percevoir,
à la fois une pratique qui favorise l'inven- questionner, interpréter, comprendre et 8 - C. Hartshorne, P. Weiss &
tivité et un raisonnement naturellement exploiter les données surprenantes et A. Burks (eds), Collected Papers of
incertain puisque les hypothèses plau- déroutantes qui font irruption dans le Charles Sanders Peirce, Cambridge:
sibles proposées peuvent être fausses. processus de projetation. Harvard University Press, 6 volumes,
L'inventivité associée à la pratique de Avec une pointe d'ironie, Honoré de Bal- 1931–1958.
l'abduction est relative puisque les don- aHJ UH]HP[PS WHZ KHPSSL\YZ tJYP[ X\L SL 9 - Sylvie Catellin, "L’abduction :
nées mobilisées par le concepteur sont, hasard ne visite jamais les sots"10 ? Une pratique de la découverte scien-
en tout ou en parties, présentes dans sa 3H TVKtSPZH[PVU KLZ LɈL[Z KL SPUJLY- tifique et littéraire", Hermès, La Revue
conscience à priori. Elles n'auraient sim- titude, de l'usage du pseudo hasard et 2004/2 (n°39), pp.179-185. Voir
plement jamais été sollicitées ou mises de la pratique de l'abduction est une aussi : Sylvie Catellin, Sérendipité :
en relation par la conscience du concep- thématique de recherche encore peu Du conte au concept, Paris : Seuil (coll.
teur si ce dernier n'avait pas développé L_WSVYtL KHUZ SL KVTHPUL ZWtJPÄX\L Science ouverte), 2014.
un raisonnement abductif. de la conception architecturale. Une re-
Le concept de pseudo hasard peut être lié JOLYJOLHWWYVMVUKPLKPKLU[PÄJH[PVUKLZ 10 - Honoré de Balzac, Théorie de la
à celui de sérendipité. D'un côté, la vraie déclencheurs de la sérendipité ne serait- démarche, Paris : Didier, 1853, p.20.
sérendipité surgit lorsque le concepteur elle pas nécessaire ?
perçoit, par chance, des données ou des
relations dont il n'a pas conscience alors
qu'il en cherche d'autres. Elle n'est pas
modélisable puisque son apparition est
indépendante de la volonté du concep-
teur. De l'autre, la pseudo sérendipité
apparaît lorsque le concepteur projette,
en ayant recours à l'aléatoire et à sa
perspicacité, des données ou des rela-
tions dont il présume l'existence sans
pouvoir réellement les décrire.

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