Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
(1887-1888)
LE RÔLE DE
LA VIOLENCE DANS
L’HISTOIRE
Traduction de E. Bottigelli, 1956.
Extraits de l’Anti-Dühring.
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans au-
torisation formelle:
Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les
Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des
sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusive-
ment de bénévoles.
Courriel: c.ovt@wanadoo.fr
à partir de :
Friedrich ENGELS
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Friedrich ENGELS
__________
LE RÔLE DE
LA VIOLENCE
DANS
L’HISTOIRE
Traduit de l’Allemand
par E. Bottigelli, 1956.
Friedrich ENGELS
LE RÔLE DE LA VIOLENCE
DANS L’HISTOIRE
1
Chapitres II, III, et IV de la deuxième partie de l’Anti-Dühring. Traduction E. Botti-
gelli. Éditions sociales 1956.
2
Engels écrivit cet article rattaché au chap. III de la deuxième partie de l’Anti-Dühring,
vraisemblablement pendant l’hiver 1887-88, mais il ne parvint pas à l’achever. Le
titre, de même que la division de l’article en cinq chapitres et les titres de ceux-ci,
sont dus à E. Bernstein, qui publia pour la première fois le manuscrit dans le premier
tome de la XVIe année de la Neue Zeit. Nous donnons le texte d’après cette première
publication. En ce qui concerne quelques notes de rédaction qui accompagnent le ma-
nuscrit, nous nous en remettons également aux indictions de Bernstein. Traduction P.
Stéphane, revue par J. Baudrillard.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 7
I
Le rôle de la violence
dans l’histoire 3
3
Chapitres II, III, et IV de la deuxième partie de l’Anti-Dühring. Traduction E. Botti-
gelli. Éditions sociales 1956.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 8
Telle est la théorie de M. Dühring. Ici, et en beaucoup d’autre passages, elle est tout
simplement posée, on pourrait dire décrétée. Nulle part dans les trois épais volumes, il
n’est question, fût-ce du moindre semblant de preuve ou de réfutation de l’opinion ad-
verse. Et les arguments pourraient être aussi bon marché que les mûres, que M. Dühring
ne nous en donnerait pas. La chose est déjà prouvée par la fameuse chute originelle, où
Robinson a asservi Vendredi. C’était un acte de violence, donc un acte politique. Et
comme cet asservissement forme le point de départ et le fait fondamental de toute l’his-
toire révolue et qu’il lui inocule le péché originel d’injustice, et cela à un point tel que
dans les périodes ultérieures celui-ci n’a été qu’atténué et « métamorphosé en formes
économiques de dépendances plus indirectes » ; comme d’autre part, toute la « propriété
fondée sur la violence », encore aujourd’hui en vigueur, repose sur cet asservissement
primitif, il est clair que tous les phénomènes économiques s’expliquent par des causes po-
litiques, à savoir par la violence. Et celui à qui cela ne suffit pas, c’est qu’il est un réac -
tionnaire larvé.
Remarquons tout d’abord qu’il ne faut pas être moins amoureux de soi-même que
l’est M. Dühring, pour tenir pour tellement « originale » cette opinion qui ne l’est nulle-
ment. L’idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire
est aussi vieille que l’historiographie elle-même, et c’est la raison principale qui fait que
si peu de chose nous a été conservé de l’évolution des peuples qui s’accomplit silencieu-
sement à l’arrière-plan de ces scènes bruyantes et pousse réellement les choses de l’avant.
Cette idée a dominé toute la conception de l’histoire dans le passé et n’a été ébranlée que
grâce aux historiens bourgeois français de l’époque de la Restauration ; le seul point
« original » là-dedans, c’est qu’encore une fois, M. Dühring ne sait rien de tout cela.
En outre, admettons pour u instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l’his-
toire jusqu’à ce jour peut se ramener à l’asservissement de l’homme par l’homme ; nous
sommes encore loin pour autant d’avoir touché au fond du problème. Car on demande de
prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son
simple plaisir ? Absolument pas. Nous voyons au contraire que Vendredi
est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instru-
ment et qu’il n’est d’ailleurs entretenu que comme instrument.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 9
Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Ro-
binson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ?
Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance
que Robinson n’est forcé de lui en donner pour qu’il reste capable de travailler. Donc,
contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n’« a pas pris le grou-
pement politique » qu’établissait l’asservissement de Vendredi « en lui-même comme
point de départ, mais l’a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimen-
taires ». — A lui maintenant de s’arranger avec son maître et seigneur M. Dühring.
Ainsi l’exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver
que la violence est « l’élément historique fondamental », prouve que la violence n’est que
le moyen, tandis que l’avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est
« plus fondamental » que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le cô-
té économique du rapport est plus fondamental dans l’histoire que le côté politique.
L’exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu’il doit prouver. Et ce qui se
passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de
servitude qui se sont produits jusqu’ici. L’oppression a toujours été, pour employer l’élé-
gante expression de M. Dühring, « un moyen pour des fins alimentaires » (ces fins ali-
mentaires étaient prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupe-
ment politique introduit « pour lui-même ». Il faut être M. Dühring pour pouvoir s’imagi-
ner que les impôts ne sont dans l’État que « des effets de second ordre » ou que le grou-
pement politique d’aujourd’hui constitué par la bourgeoisie dominante et le prolétariat
dominé n’existe que « pour lui-même », et non pour « les fins alimentaires » des bour-
geois régnants, c’est-à-dire pour le profit et l’accumulation du capital.
par contre, lorsque Rome devint « cité universelle » et que la propriété foncière italique
passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrême-
ment riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves. Si à
l’époque des guerres médiques, le nombre d’esclaves s’élevait à Corinthe à 460 000 et à
Egine à 470 000, et si leur proportion était de dix par tête d’habitant libre, il fallait pour
cela quelque chose de plus que la « violence », à savoir une industrie d’art et un artisan
très développés et un commerce étendu. L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait
beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise de coton ; dans les régions où
ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient, comme les États limitrophes, l’élevage
des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser
la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.
Si donc M. Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence
et qu’il la qualifie de « forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base
l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui
veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave »,
— il fait tenir tout le rapport sur la tête. L’assujettissement de l’homme à un service d’es-
clave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens
de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’es-
clavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conser-
ver l’esclavage en vie. Déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une cer-
taine fortune dépassant la moyenne. Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse,
il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce
n’est nullement nécessaire. Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le com-
merce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pou-
voir être volée.
En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme ré-
sultats du vol et de la violence. Au contraire. Elle existe déjà, limitée toutefois à certains
objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur
même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange de marchandise. Plus les
produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est
produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange,
plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle pri-
mitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient in-
égal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 11
seulement être remplacée par son producteur, l’ouvrier, mais doit être remplacée
avec un nouveau surplus [excédent]… Primitivement, la propriété nous apparais-
sait fondée sur le travail personnel… La propriété apparaît maintenant [à la fin du
développement de Marx] du côté du capitalisme comme le droit de s’approprier le
travail d’autrui sans le payer, du côté de l’ouvrier comme l’impossibilité de s’ap-
proprier sont propre produit. La séparation entre la propriété et le travail devient
la conséquence nécessaire d’une loi qui, apparemment, partait de leur identité.
nomie naturelle, et les armes décisives des bourgeois dans cette lutte furent leurs moyens
de puissance économiques accrus sans arrêt par le développement de l’industrie, d’abord
artisanale, puis progressant jusqu’à la manufacture, et par l’extension du commerce. Pen-
dant toute cette lutte, la puissance politique était du côté de la noblesse, à l’exception
d’une période où le pouvoir royal utilisa la bourgeoisie contre la noblesse pour tenir un
ordre en échec par l’autre. Mais dès l’instant où la bourgeoisie, politiquement encore im-
puissante, commença, grâce à l’accroissement de sa puissance économique, à devenir
dangereuse, la royauté s’allia de nouveau à la noblesse et par là provoqua, en Angleterre
d’abord, en France ensuite, la révolution de la bourgeoisie. En France, les conditions poli-
tiques étaient restées sans changement, tandis que l’état économique était devenu trop
avancé pour elles. Au point de vue politique, la noblesse était tout, la bourgeoisie rien ; au
point de vue social, le bourgeois était maintenant la classe la plus importante dans l’État,
tandis que la noblesse avait vu toutes ses fonctions sociales lui échapper et qu’elle ne fai-
sait plus qu’encaisser sous la forme de ses revenus la rémunération de ces fonctions dis-
parues. Ce n’est pas tout : dans toute sa production, la bourgeoisie était restée prisonnière
des formes politiques féodales du moyen âge, pour lesquelles cette production, — non
seulement la manufacture, mais même l’artisanat, — était depuis longtemps devenue trop
grande : prisonnière des mille privilèges corporatifs et des barrières douanières locales et
provinciale, transformées en simples brimades et entraves de la production. La révolution
de la bourgeoisie y mit fin. Mais non pas en adaptant, selon le principe de M. Dühring,
l’état économique aux conditions politiques, — c’est précisément ce que la noblesse et la
royauté avaient tenté en vain pendant des années, — mais à l’inverse en jetant de côté le
vieux bric-à-brac politique pourri et en créant des conditions politiques dans lesquelles le
nouvel « état économique » pouvait subsister et se développer. Et dans cette atmosphère
politique et juridique faite pour elle, la bourgeoisie s’est brillamment développée, si
brillamment que dores et déjà, elle n’est plus loin de la position qu’occupait la noblesse
en 1789 : elle devient de plus en plus non seulement une superfétation sociale, mais en-
core un obstacle social ; elle s’élimine de plus en plus de l’activité productive et devient
de plus en plus, comme en son temps la noblesse, une classe qui ne fait qu’encaisser des
revenus ; et c’est sans la moindre simagrée de violence, d’une manière purement écono-
mique qu’elle a réalisé ce bouleversement de sa propre position et la création d’une classe
nouvelle, le prolétariat. Plus encore. Elle n’a nullement voulu ce résultat de ses propres
agissements ; au contraire, il s’est imposé avec une puissance irrésistible contre sa volon-
té, contre son intention ; ses propres forces de production sont devenues trop puissantes
pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l’effet d’une nécessité naturelle, toute
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 14
Au début du XIVe siècle, la poudre à canon est passée des Arabes aux Européens oc-
cidentaux et a bouleversé, comme nul ne l’ignore, toute la conduite de la guerre. Mais
l’introduction de la poudre à canon et des armes à feu n’était nullement un acte de vio-
lence, c’est un progrès industriel, donc économique. L’industrie reste l’industrie, qu’elle
s’oriente vers la production ou la destruction d’objets. Et l’introduction des armes à feu a
eu un effet de bouleversement non seulement sur la conduite même de la guerre, mais
aussi sur les rapports politiques, rapports de domination et de sujétion. Pour obtenir de la
poudre et des armes à feu, il fallait l’industrie et l’argent, et tous deux appartenaient aux
bourgeois des villes. C’est pourquoi les armes à feu furent dès le début les armes des
villes et de la monarchie montante, appuyée sur les villes, contre la noblesse féodale. Les
murailles jusque-là imprenables des châteaux forts des nobles tombèrent sous les coups
de canons des bourgeois, les balles des arquebuses bourgeoises traversèrent les cuirasses
des chevaliers. Avec la cavalerie cuirassée de la noblesse, s’effondra aussi la domination
de la noblesse ; avec le développement de la bourgeoisie, l’infanterie et l’artillerie de-
vinrent de plus en plus les armes décisives ; sous la contrainte de l’artillerie, le métier de
la guerre dut s’annexer une nouvelle subdivision tout à fait industrielle : le corps des in-
génieurs.
Le développement des armes à feu se fit très lentement. Le canon restait lourd, l’ar-
quebuse grossière, malgré de nombreuses inventions de détail. Il fallut plus de trois cents
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 16
ans pour mettre au point une arme valable pour équiper toute l’infanterie. Ce n’est qu’au
début du XVIIIe siècle que le fusil à pierre avec baïonnette supplante définitivement la
pique dans l’armement de l’infanterie. L’infanterie alors se composait de mercenaires au
service des princes, qui avaient belle tenue à l’exercice, mais qui étaient très peu sûrs et
dont la bastonnade était l’unique moyen de cohésion ; elle était recrutée parmi les élé-
ments les plus dépravés de la société et, souvent, parmi les prisonniers de guerre ennemis
enrôlés de force, et la seule forme de combat dans laquelle ces soldats pussent utiliser le
nouveau fusil était la tactique linéaire, qui atteignait son achèvement suprême sous Frédé-
ric II. Toute l’infanterie d’une armée était disposée sur trois rangs en un très long quadri-
latère creux, et en ordre de bataille elle ne se mouvait qu’en bloc ; tout au plus autorisa-
tion l’une des deux ailes à avancer ou à reculer un peu. Cette masse maladroite ne pouvait
se mouvoir en ordre que sur un terrain tout à fait plat et là encore à cadence lente (75 pas
à la minute) ; il était impossible de changer l’ordre de bataille au cours de l’action et une
fois l’infanterie au feu, la victoire ou la défaite se décidaient très rapidement, d’un seul
coup.
per les troupes de la manière qui convenait suivant les besoins, et en liaison avec le com-
bat de tirailleurs dispersés, de retenir, d’occuper et de fatiguer les lignes ennemies jusqu’à
ce que le moment fût venu de les rompre au point décisif de la position avec des masses
tenues en réserve. Si par conséquent cette nouvelle méthode de combat, qui reposait sur
la combinaison de tirailleurs et de colonnes et sur la distribution de l’armée en divisions
ou en corps autonomes, composés de toutes les armes, et qui fut portée au sommet de sa
perfection par Napoléon aussi bien sous son aspect tactique que stratégique, était devenue
nécessaire, c’était surtout en raison de la modification du matériel humain, le soldat de la
Révolution française. Mais elle avait encore dans le domaine technique deux conditions
préalables d’une grande importance : premièrement, le montage des pièces de campagne
sur affûts plus légers qui avait été mis au point par Gribeauval et qui seul rendait possible
le mouvement plus rapide qu’on exigeait d’elles maintenant, et, deuxièmement, la cam-
brure de la crosse de fusil qui jusque-là était une prolongation du canon en ligne droite ;
introduit en France en 1777, cet emprunt au fusil de chasse permettait de viser un adver-
saire pris à part avec des chances de l’atteindre. Sans ce progrès, on n’aurait pas pu opé-
rer en tirailleurs avec l’arme ancienne.
Dans la guerre franco-allemande s’opposèrent pour la première fois deux armées qui
disposaient toutes deux du fusil rayé chargé par la culasse, et cela en ayant toutes deux
des formations tactiques essentiellement semblables à celles du temps du vieux fusil à
pierre et à canon lisse, réserve faite de l’introduction de la colonne de compagnie à l’aide
de laquelle les Prussiens avaient tenté de trouver une forme de combat mieux appropriée
au nouvel armement. Mais lorsque le 18 août à Saint-Privat, la garde prussienne voulut
faire un essai sérieux de la colonne de compagnie, les cinq régiments les plus engagés
perdirent en deux heures au maximum, plus d’un tiers de leur effectif (176 officiers et
5 114 hommes), et de ce jour, la colonne de compagnie était condamnée en tant que for-
mation de combat, au même titre que la colonne de bataillon et la ligne. On abandonna
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 18
toute tentative d’exposer à l’avenir au feu de l’ennemi toute espèce de formation serrée,
et du côté allemand, on ne combattit plus qu’avec ces groupes denses de tirailleurs en les-
quels jusqu’ici, sous la grêle de balles frappant au but, la colonne s’était déjà régulière-
ment décomposée toute seule, mais auxquels en haut lieu on s’était toujours opposé
comme contraires à la discipline ; et de même, dans le champ de tir de l’ennemi, le pas de
course devint désormais la seule façon de se déplacer. Encore une fois, le soldat avait été
plus malin que l’officier ; il avait trouvé instinctivement la seule forme de combat qui
fasse ses preuves jusqu’ici sous le feu du fusil chargé par la culasse, et il l’imposa avec
succès malgré la résistance du commandement.
Voilà une des moralités de notre histoire de l’infanterie moderne. La deuxième, qui
nous ramène de nouveau à M. Dühring, est que toute l’organisation et la méthode de
combat des armées, et par la suite, la victoire et la défaite s’avèrent dans la dépendance
des conditions matérielles, c’est-à-dire économiques, du matériel humain et du matériel
d’armement, donc de la qualité et de la quantité de la population ainsi que de la tech-
nique. Seul, un peuple de chasseurs comme les Américains pouvait redécouvrir le combat
en tirailleurs, — et s’ils étaient chasseurs, c’était pour des raisons purement économiques,
de même que, maintenant, c’est pour des raisons purement économiques que les Yankees
des anciens États se sont métamorphosés en paysans, industriels, marins et négociants qui
tiraillent non plus dans les forêts vierges, mais d’autant mieux, en revanche, sur le terrain
de la spéculation, où ils ont aussi poussé très loin l’utilisation des masses. Seule, une ré-
volution comme la Révolution française, qui émancipa économiquement le bourgeois et
notamment le paysan, pouvait trouver les armées de masse en même temps que les libres
formes de mouvement sur lesquelles se brisèrent les vieilles lignes rigides, — images mi-
litaires de l’absolutisme contre lequel elles se battaient. Et nous avons vu, cas par cas,
comment les progrès de la technique, dès qu’ils étaient applicables et appliqués dans le
domaine militaire, obligeaient aussitôt et presque de force à des changements, voir à des
bouleversements de la méthode de combat, et qui plus est, souvent contre la volonté du
commandement de l’armée. En outre, il n’est pas un sous-officier zélé qui ne fût capable
dès aujourd’hui d’éclairer M. Dühring sur la façon dont la conduite de la guerre dépend
de la productivité et des moyens de communications de l’arrière comme de ceux du
théâtre des opérations. Bref, partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de
puissance économiques qui aident la « violence » à remporter la victoire, sans laquelle
elle cesse d’être violence, et celui qui, selon les principes de M. Dühring, voudrait réfor-
mer la chose militaire en partant du point de vue opposé, ne récolterait que des coups 4.
Si nous passons maintenant de la terre à la mer, les vingt dernières années à elles
seules offrent un bouleversement d’une portée tout autre encore. Le vaisseau de combat
de la guerre de Crimée était le deux-ponts ou le trois-ponts en bois, armé de 60 à 100 ca-
4
A l’état-major général prussien, on sait cela très bien. « Le fondement des choses mili-
taires est, en première ligne, la forme de vie économique des peuples en général », dit
M. Max Jähns, capitaine à l’état-major général, dans une conférence scientifique.
(Kölnische Zeitung, 20 avril 1876, page 3.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 20
nons, qui marchait encore de préférence à la voile et n’avait qu’une faible machine à va-
peur de secours. Il portait surtout des pièces de 32 avec un corps de canon d’environs 50
quintaux de 100 livres, et seulement quelques pièces de 68 pesant 95 quintaux. Vers la fin
de la guerre apparurent des batteries flottantes blindées, monstres lourds, presque immo-
biles, mais invulnérables pour l’artillerie d’alors. Bientôt, le blindage d’acier fut transféré
aussi aux vaisseaux de ligne ; mince encore au début, une épaisseur de quatre pouces pas-
sait déjà pour un blindage extrêmement lourd. Mais le progrès de l’artillerie dépassa bien-
tôt le blindage ; pour chacune des épaisseurs de blindage qui furent employées l’une
après l’autre, il se trouva une nouvelle pièce plus lourde, qui la perçait avec facilité. Nous
voici donc, d’une part, à des épaisseurs de 10, 12, 14, 24 pouces (l’Italie va faire
construire un navire avec un blindage de trois pieds d’épaisseur) ; D’autre part, à des
pièces rayées dont les canon pèsent 25, 35, 80 et même 100 tonnes (20 quintaux) et qui
lancent à des distances inouïes auparavant des projectiles de 300, 400, 1 700 et 2 000
livres. Le navire de combat d’aujourd’hui est un gigantesque vapeur à hélice blindé dé-
plaçant 8 à 9 000 tonnes avec une puissance de 6 à 8 000 chevaux, à tourelles mobiles et
4 ou au minimum 6 pièces lourdes, avec une proue qui se termine au-dessous de la ligne
de flottaison en un éperon destiné à couler les navires ennemis ; c’est une machine colos-
sale unique, sur laquelle la vapeur effectue non seulement la propulsion rapide, mais aussi
le pilotage, la manœuvre de l’ancre, la rotation des tourelles, le pointage et la charge des
pièces, le pompage de l’eau, la rentrée et la mise à flot des canots, qui eux-mêmes
marchent en partie à la vapeur, etc. Et la course entre le blindage et l’efficacité du tir est
si peu arrivée à son terme qu’aujourd’hui un navire, d’une façon presque générale, ne ré-
pond déjà plus à ce qu’on en exige, est déjà vieilli avant d’être lancé. Le navire de guerre
moderne est non seulement un produit, mais, en même temps, un spécimen de la grande
industrie moderne, une usine flottante, — qui toutefois produit principalement du gas-
pillage d’argent. Le pays où la grande industrie est le plus développée, a presque le mo-
nopole de la construction de ces navires. Tous les cuirassés turcs, presque tous les cuiras-
sés russes, la plupart des allemands sont construits en Angleterre ; les plaques de blin-
dage, quel qu’en soit l’emploi, sont faites presque uniquement à Sheffield ; des trois
usines métallurgiques d’Europe qui sont seules capables de fournir les pièces les plus
lourdes, deux (Woolwich et Elswich) appartiennent à l’Angleterre, la troisième (Krupp) à
l’Allemagne. On voit là de la façon la plus palpable comment la « violence politique im-
médiate », qui d’après M. Dühring est la « cause décisive de l’État économique », est, au
contraire, entièrement assujettie à l’état économique ; comment non seulement la produc-
tion, mais aussi le maniement de l’instrument de la violence sur mer, le vaisseau de
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 21
guerre, est devenu lui-même une branche de la grande industrie moderne. Et il n’y a per-
sonne qui soit plus contrarié par cet état de choses que la violence elle-même, c’est-à-dire
l’État, à qui un vaisseau coûte maintenant autant qu’auparavant toute une petite flotte, qui
doit se résigner à ce que ces coûteux navires soient déjà vieillis, donc dépréciés, avant
même d’avoir pris la mer, et qui ressent certainement tout autant de dépit que M. Dühring
à voir que l’homme de l’« état économique », l’ingénieur, est maintenant bien plus im-
portant à bord que l’homme de la « violence immédiate », le capitaine. Nous, au
contraire, nous n’avons absolument aucune raison d’éprouver de la contrariété à voir que
dans cette concurrence entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne
entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne jusqu’au comble du raffi-
nement, ce qui le rend tout aussi hors de prix qu’impropre à la guerre 5, et que cette lutte
révèle, jusque dans le domaine de la guerre navale, ces lois internes du mouvement, ces
lois dialectiques selon lesquelles le militarisme, comme tout autre phénomène historique,
périt des conséquences de son propre développement.
Ici également, nous voyons donc avec évidence qu’il n’est nullement vrai que
l’élément primitif doive être cherché dans la violence politique immédiate et non
pas d’abord dans une puissance économique indirecte.
Mais à quoi bon tout cela ? Qu’au cours de la prochaine guerre navale on donne le
commandement en chef à M. Dühring, et il anéantira toutes les flottes blindées esclaves
de l’état économique, sans torpilles ni autres artifices, mais par la seule vertu de sa « vio-
lence immédiate ».
5
Le perfectionnement du dernier produit de la grande industrie pour la guerre navale,
la torpille à propulsion automatique, semble destiné à réaliser cet effet : le plus petit
torpilleur serait dans ces conditions supérieur au plus puissant cuirassé. (Qu’on se
souvienne d’ailleurs que ce qui précède fut écrit en 1878.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 22
Preuve : La mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues ne s’est ja-
mais ni nulle part réalisée qu’au moyen d’esclaves.
Donc : Pour prouver que l’homme, afin de s’assujettir la nature, a dû d’abord asservir
l’homme, M. Dühring métamorphose sans autre forme de procès la « nature » en « pro-
priété foncière sur de vastes étendues » et il reconvertit aussitôt cette propriété foncière,
— sans qu’on sache de qui elle est la propriété ! — en propriété d’un gros agrarien qui,
naturellement, ne peut pas cultiver sa terre sans esclaves.
Ce n’est que « libre création et imagination » de M. Dühring s’il affirme que pour ex-
ploiter la propriété foncière sur de grandes étendues, les propriétaires fonciers et les es-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 24
claves ont été nécessaires. Dans tout l’Orient, où l’État ou bien la commune est proprié-
taire du sol, le terme même de propriétaire foncier n’existe pas dans les langues. Sur ce
fait, M. Dühring peut aller chercher conseil auprès des juristes anglais qui, aux Indes, se
sont mis l’esprit à la torture pour résoudre la question : qui est propriétaire foncier ? Et ils
n’ont pas eu plus de succès que jadis le prince Henri LXXII de Reuss-Greiz-Schleitz-Lo-
benstein-Eberswalde quand il se posait la question : qui est veilleur de nuit ? Les Turcs
ont été les premiers à introduire en Orient, dans les pays qu’ils avaient conquis, une sorte
de féodalisme agraire. Dès les temps héroïques, la Grèce entre dans l’histoire avec une di-
vision en ordres qui n’est elle-même que le produit évident d’une longue préhistoire in-
connue ; mais là aussi, le sol est exploité principalement par des paysans indépendants ;
les grands domaines des nobles et des princes dynastiques constituent l’exception et dis-
paraissent d’ailleurs bientôt après. L’Italie a été défrichée principalement par des pay-
sans ; lorsque dans les derniers temps de la République romaine les grands domaines, les
latifundia, supplantèrent les paysans parcellaires et les remplacèrent par des esclaves, ils
remplacèrent en même temps la culture par l’élevage et, comme Pline déjà le savait, me-
nèrent l’Italie à sa perte (latifundia Italiam perdidere). Au moyen âge, c’est la culture
paysanne qui domine dans toute l’Europe (surtout lors du défrichage des terres incultes),
étant admis qu’il importe peu pour la question qui nous occupe de savoir si les paysans
avaient à payer des taxes à de quelconques seigneurs féodaux, et lesquelles. Les colons
venus de Frise, de Basse-Saxe, des Flandres et du Rhin inférieur, qui mirent en culture le
sol arraché aux Slaves à l’est de l’Elbe, le firent comme paysans libres avec des taux de
redevance très favorables, mais nullement sous « quelque forme de corvée ». — En Amé-
rique du Nord, c’est de beaucoup la majeure partie du pays qui a été ouverte à la culture
par le travail de paysans libres, tandis que les grands propriétaires du Sud avec leurs es-
claves et leur exploitation effrénée ont épuisé le sol jusqu’à ce qu’il ne portât plus que des
sapins, de sorte que la culture du coton a dû émigrer de plus en plus vers l’Ouest. En Aus-
tralie et en Nouvelle-Zélande, toutes les tentatives du gouvernement anglais pour créer
artificiellement une aristocratie terrienne ont échoué. Bref, à l’exception des colonies tro-
picales et subtropicales, où le climat interdit le travail de la terre à l’Européen, le grand
propriétaire foncier qui se sert de ses esclaves ou de ses serfs pour assujettir la nature à sa
domination et mettre le sol en culture, se révèle comme une pure création de l’imagina-
tion. Au contraire. Là où il apparaît dans l’antiquité, comme en Italie, il ne défriche pas
des terres labourables défrichées par les paysans, dépeuple et ruine des pays entiers. Ce
n’est qu’à l’époque moderne, ce n’et que depuis que l’augmentation de la densité de la
population a relevé la valeur du sol et que, surtout le développement de l’agronomie a
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 25
permis de mieux utiliser des terres médiocres, — c’est seulement depuis lors que la
grande propriété foncière a commencé à prendre part sur une grande échelle au défriche-
ment de terres incultes et de pâturages, et cela de préférence en volant les communaux
des paysans, tant en Angleterre qu’en Allemagne. La chose ne s’est pas faite non plus
sans contre-partie. Pour chaque acre de terre de la communauté que les grands proprié-
taires fonciers ont défriché en Angleterre, ils ont transformé en Écosse au moins trois
acres de terre arable en pâturages à moutons et en fin de compte, en simple terrain de
chasse au gros gibier.
Nous n’avons affaire ici qu’à l’affirmation de M. Dühring selon laquelle le défrichage
de grandes étendues de terre, donc, finalement, à peu près de toutes les terres civilisées,
ne s’est « jamais et nulle part » effectué autrement que grâce à des grands propriétaires
fonciers et à des esclaves, — affirmation dont nous avons vu qu’elle a pour condition
préalable une ignorance véritablement inouïe de l’histoire. Nous n’avons donc à nous
préoccuper ici ni de savoir dans quelle mesure à diverses époques des étendues de terre
déjà entièrement ou en très grande partie défrichées ont été cultivées par des esclaves
(comme à l’apogée de la Grèce) ou par des serfs (comme les manses seigneuriales depuis
le moyen âge), ni de savoir ce qu’a été la fonction sociale des grands propriétaires fon-
ciers à différentes époques.
derniers, suffit à lui tout seul pour mettre au jour la folie de toute la théorie de la violence.
Il s’agit donc toujours d’expliquer les rapports de domination et d’esclavage.
Tels les hommes sortent primitivement du règne animal, — au sens étroit, — tels ils
entrent dans l’histoire : encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des
forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces ; par conséquent, pauvres
comme les animaux et à peine plus productifs qu’eux. Il règne alors une certaine égalité
des conditions d’existence et, pour les chefs de famille, aussi une sorte d’égalité dans la
position sociale, — tout au moins une absence de classes sociales, qui continue dans les
communautés naturelles agraires des peuples civilisés ultérieurs. Dans chacune de ces
communautés existent, dès le début, certains individus au delà de leurs droits ; sur-
veillance des eaux, surtout dans les pays chauds ; enfin, étant donné le caractère primitif
et sauvage des conditions, fonctions religieuses. De semblables attributions de fonctions
se trouvent en tout temps dans les communautés primitives, ainsi dans els plus vieilles
communautés de la Mark germanique et aujourd’hui encore aux Indes. Il va sans dire que
ces individus sont armés d’une certaine plénitude de puissance et représentent les pré-
misses du pouvoir d’État. Peu à peu, les forces de production augmentent ; la population
plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes, entre les diverses communau-
tés, dont le groupement en ensembles plus importants provoquent derechef une nouvelle
division du travail, la création d’organes pour protéger les intérêts communs et se dé-
fendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des
intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une
situation particulière, parfois même en opposition avec elle, prennent bientôt une autono-
mie plus grande encore, soit du fait de l’hérédité de la charge, qui s’instaure presque toute
seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l’impossibilité gran-
dissante de s’en passer à mesure qu’augmentent les conflits avec d’autres groupes. Com-
ment, de ce passage à l’autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s’élever
avec le temps à la domination sur la société ; comment, là où l’occasion était favorable, le
serviteur primitif s’est métamorphosé peu à peu en maître ; comment selon les circons-
tances, ce maître a pris l’aspect du despote ou du satrape oriental, du dynaste chez les
Grecs, du chef de clan celte, etc. ; dans quelle mesure, lors de cette métamorphose, il
s’est finalement servi aussi de la violence ; comment, au bout du compte, les individus
dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que
nous n’avons pas besoin d’étudier ici. Ce qui importe ici, c’est seulement de constater
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 27
que, partout, une fonction sociale est à la base de la domination politique ; et que la domi-
nation politique n’a aussi subsisté à la longue que lorsqu’elle remplissait cette fonction
sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont
surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu’il était, avant
tout, l’entrepreneur général de l’irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n’est
là-bas possible. Il était réservé aux Anglais éclairés de ne pas remarquer cela aux Indes ;
ils ont laissé tomber en ruine les canaux d’irrigation et les écluses, et découvrent enfin
maintenant, par le retour régulier des famines, qu’ils avaient négligé l’unique activité sus-
ceptible de donner à leur domination aux Indes une légitimité au moins égale à celle de
leurs prédécesseurs.
Mais à côté de cette formation de classes, il s’en déroulait encore un autre. La divi-
sion naturelle du travail à l’intérieur de la famille agricole a permis, à un certain niveau
de bien-être, d’introduire une ou plusieurs forces de travail étrangères. Ce fut particulière-
ment le cas dans des pays où la vieille propriété en commun di sol s’était déjà désagrégée
ou bien, du moins, la vieille culture en commun avait cédé le pas à la culture individuelle
des lots de terrain par des familles respectives. La production était développée au point
que la force de travail humaine pouvait maintenant produire plus qu’il n’était nécessaire à
son entretien simple ; les moyens d’entretenir davantage de forces de travail existaient ;
ceux de les occuper, également : la force de travail prit une valeur. Mais la communauté à
laquelle on appartenait et l’association dont elle faisait partie ne fournissaient pas de
forces de travail disponibles, excédentaires. En revanche, la guerre en fournissait, et la
guerre était aussi vieille que l’existence simultanée de plusieurs groupes de communautés
juxtaposées ? Jusque-là, on n’avait su que faire des prisonniers de guerre, on les avait
donc tout simplement abattus ; à une date plus reculée encore, on les avait mangés. Mais,
au niveau de l’« état économique » maintenant atteint, ils prenaient une valeur ; on leur
laissa donc la vie et on se servit de leur travail. C’est ainsi que la violence, au lieu de do -
miner la situation économique a été au contraire enrôlée de force dans le service de la si-
tuation économique. L’esclavage était inventé. Il devint bientôt la forme dominante de la
production chez tous les peuples dont le développement dépassait la vieille communauté,
mais aussi, en fin de compte, une des causes principales de leur décadence. Ce fut seule-
ment l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail
entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans
esclavage, pas d’État grec, pas d’art et science grecs ; sans esclavage, pas d’Empire ro-
main. Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe mo-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 28
derne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique
et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était
tout aussi nécessaire que généralement admis. Dans ce sens, nous avons le droit de dire :
sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.
Il ne coûte pas grand-chose de partir en guerre avec des formules générales contre
l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux
moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le
monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions
actuelles et aux sentiments qui déterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous ap-
prend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles
ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce
problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse,
que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès.
C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin
de moyens barbare, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie. Les anciennes com-
munautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme
d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie. Ce n’est que là
où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier
progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production
au moyen du travail servile. La chose est claire : tant que le travail humain était encore si
peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au delà des moyens de subsistance
nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développe-
ment de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que
grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la
grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les
quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État
et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques. La forme la plus simple, la plus
naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les anté-
cédents historiques du monde antique, spécialement du monde grec, la marche progres-
sive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous
la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès ; les prisonniers de
guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie
maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les
mettait à rôtir.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 29
Si donc M. Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’escla-
vage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à
vapeur et de télégraphe électrique. Et s’il affirme que notre asservissement moderne du
salariat n’est qu’un héritage quelque peu métamorphosé et adouci de l’esclavage et ne
s’explique pas lui-même (c’est-à-dire par les lois économiques de la société moderne), ou
bien cela signifie que le salariat comme l’esclavage sont des formes de la servitude et de
la domination de classe, ce qu’aucun enfant n’ignore, ou bien cela est faux. Car nous se-
rions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’an-
thropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis
vaincus.
Le rôle que joue la violence dans l’histoire vis-à-vis de l’évolution économique est
donc clair. D’abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction éco-
nomique de caractère social et s’accroît dans la mesure où la dissolution des communau-
tés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend
donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes.
Deuxièmement, après s’être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être deve-
nue, de servante, maîtresse, la violence politique normale. Dans ce cas, il n’y a pas de
conflit entre les deux, l’évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit
contre l’évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 30
régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas iso-
lés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population
d’un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire.
Ainsi firent les chrétiens dans l’Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages
d’irrigation, sur lesquels avaient reposé l’agriculture et l’horticulture hautement dévelop-
pées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le déve-
loppement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans
l’énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de
s’adapter à l’« état économique » plus élevé tel qu’il ressort de la conquête ; il est assimi-
lé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d’adopter sa langue. Mais là
où dans un pays, — abstraction faite des cas de conquête, — la violence intérieure de
l’État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s’est produit jus-
qu’ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s’est chaque fois ter-
minée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sans pitié, l’évolution
économique s’et ouvert la voie, — nous avons déjà mentionné le dernier exemple des
plus frappants : la grande Révolution française. Si, selon la doctrine de M. Dühring, l’état
économique et avec lui la constitution économique d’un pays déterminé dépendaient sim-
plement de la violence politique, on ne verrait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric-
Guillaume IV ne put réussir, malgré sa « magnifique armée », à greffer dans son pays les
corporations médiévales et autres marottes romantiques, sur les chemins de fer, les ma-
chines à vapeur et la grande industrie qui était alors en train de se développer ; ou pour-
quoi l’empereur de Russie, qui est encore bien plus puissant, s’avère incapable non seule-
ment de payer ses dettes, mais même de maintenir sa « violence » sans emprunter sans
cesse à la « situation économique » d’Europe occidentale.
Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui
le péché originel, tout son exposé est une jérémiade sur la façon dont toute l’histoire jus-
qu’ici a été ainsi contaminée par le péché originel, sur l’infâme dénaturation de toutes les
lois naturelles et sociales par cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence
joue encore dans l’histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles
de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans
ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met
en pièces des formes politiques figées et mortes — de cela, pas un mot chez M. Dühring.
C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être né-
cessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, — par malheur ! Car tout
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 31
emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en pré-
sence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution vic-
torieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être
imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de
l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que
cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’im-
poser au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 32
II
Violence et économie
dans l’établissement du nouvel
empire allemand 6
6
Engels écrivit cet article rattaché au chap. III de la deuxième partie de l’Anti-Dühring,
vraisemblablement pendant l’hiver 1887-88, mais il ne parvint pas à l’achever. Le
titre, de même que la division de l’article en cinq chapitres et les titres de ceux-ci,
sont dus à E. Bernstein, qui publia pour la première fois le manuscrit dans le premier
tome de la XVIe année de la Neue Zeit. Nous donnons le texte d’après cette première
publication. En ce qui concerne quelques notes de rédaction qui accompagnent le ma-
nuscrit, nous nous en remettons également aux indictions de Bernstein. Traduction P.
Stéphane, revue par J. Baudrillard.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 33
I
ASPIRATIONS À L’UNITÉ
ET PERSPECTIVES D’UNITÉ
JUSQUE VERS 1860
Mais cela ne pouvait durer. Depuis la fin du moyen âge, l’histoire travaille à consti-
tuer l’Europe sur la base de grands État nationaux. Seuls, des États de cet ordre sont l’or-
ganisation politique normale de la bourgeoisie européenne au pouvoir, et ils sont de
même la condition indispensable pour l’établissement de la collaboration internationale
harmonieuse entre les peuples, sans laquelle il ne peut y avoir de pouvoir du prolétariat.
Pour assurer la paix internationale, il faut d’abord éliminer toutes les frictions nationales
possibles, il faut que chaque peuple soit indépendant et maître chez soi. Avec le dévelop-
pement du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et, par là, de la puissance de la bour-
geoisie, le sentiment national grandissait de toute part, les nations dispersées et opprimées
exigeaient leur unité et leur indépendance.
Partout hors de France, la révolution de 1848 eut donc pour but autant la satisfaction
des revendications nationales que celle des exigences de liberté. Mais, derrière la bour-
geoisie d’emblée victorieuse, s’élevait partout déjà le spectre du prolétariat, qui avait en
réalité remporté la victoire, et poussait la bourgeoisie dans les bras des adversaires qui ve-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 34
En fait, la révolution avait sorti rudement la bourgeoisie, même dans les pays démem-
brés, et en particulier en Allemagne, de la vieille routine héréditaire. La bourgeoisie avait
obtenu une participation, modeste toutefois, au pouvoir politique ; et tout succès politique
de la bourgeoisie est mis à profit en un essor industriel. La « folle année », dont on avait
heureusement franchi le cap, montrait à la bourgeoisie d’une manière palpable qu’elle de-
vait une bonne fois en finir avec la léthargie et l’indolence d’autrefois. Par suite de la
pluie d’or californienne et australienne et d’autres circonstances, il y eut une extension
des relations du marché mondial et un essor des affaires comme il n’y en avait jamais eu
auparavant ; il s’agissait de saisir l’occasion et d’en prendre sa part. La grande industrie
qui avait pris naissance depuis 1830 et surtout depuis 1840 sur les bords du Rhin, en
Saxe, en Silésie à Berlin et dans diverses villes du Sud, fut désormais rapidement perfec-
tionnée et élargie ; l’industrie à domicile dans les districts ruraux prit de plus en plus
d’ampleur ; la construction des chemins de fer fut accélérée et, par ailleurs, l’accroisse-
ment énorme de l’émigration créa une ligne transatlantique allemande qui n’eut pas be-
soin de subventions. Plus que jamais auparavant, les commerçants allemands se fixèrent
au delà des mers sur toutes les places commerciales ; ils devinrent les intermédiaires
d’une partie de plus en plus importante du commerce mondial en commencèrent peu à
peu à négocier le placement non seulement des produits anglais, mais aussi des produits
allemands.
tiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations contre lesquelles aucune
concession ne prévalait ! Et avec tout cela, les nombreuses législations locales diverses,
les limitations du droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de jeter en nombre suffi-
sant les forces de travail disponibles sur les points où le minerai, le charbon, la force hy-
draulique et d’autres ressources naturelles exigeaient l’implantation d’entreprises indus-
trielles ! La possibilité d’exploiter librement la force de travail massive du pays était la
première condition du développement industriel ; partout cependant où l’industriel pa-
triote rassemblait des ouvriers attirés de toute part, la police et l’assistance publique s’op-
posaient à l’établissement des immigrants. Un droit civil allemand, l’entière liberté de do-
micile pour tous les citoyens de l’Empire, une législation industrielle et commerciale
unique, ce n’étaient plus là les rêveries patriotiques d’étudiants exaltés, c’étaient désor-
mais les conditions d’existence nécessaires à l’industrie.
En outre, dans chaque État, dans chaque petit État, autre monnaie, autres poids et
autres mesures souvent de deux ou trois espèces dans le même État. Et de ces innom-
brables monnaies, mesures ou poids, pas un seul n’était reconnu sur le marché mondial.
Est-il étonnant dès lors que des commerçants et des industriels, qui étaient en relation
avec le marché mondial et avaient à faire concurrence à des articles d’importation,
dussent avoir recours, en outre, aux monnaies, poids et mesures de l’étranger ; est-il éton-
nant que le fil de coton dût être dévidé en livres anglaises, les tissus de soie fabriqués au
mètre, les comptes pour l’étranger établis en sterling, en dollar et en francs ? Et comment
pouvait-on réaliser de grands établissements de crédit dans ces zones monétaires res-
treintes, payant ici avec des billets de banque en gulden, là en thalers prussiens, à côté en
thalers-or, en thalers à « deux tiers », en marks-banque, en marks courants, à vingt, vingt-
quatre gulden, avec les calculs, les fluctuations infinis du change ?
Et lorsque, enfin, on parvenait à surmonter tout cela, que de forces perdues dans
toutes ces frictions, que de temps et d’argent gâchés ! En Allemagne aussi, on commença
enfin à se rendre compte que, de nos jours, le temps, c’est de l’argent.
La jeune industrie allemande avait à faire ses preuves sur le marché mondial, elle ne
pouvait grandir que par l’exportation. Il fallait pour cela qu’elle jouit à l’étranger de la
protection du droit international. Le commerçant anglais, français, ou américain pouvait
se permettre plus encore au dehors que chez lui. La légation de son pays et même, s’il le
fallait, quelques navires de guerre intervenaient pour lui. Mais le commerçant allemand !
C’est tout au plus si dans le Levant, l’Autrichien pouvait compter sur sa légation, encore
ne l’aidait-elle pas beaucoup. Mais lorsqu’à l’étranger, un commerçant prussien se plai-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 36
gnait à son ambassade d’une injustice dont il avait été victime, on lui répondait couram-
ment : « C’est bien fait pour vous, qu’avez-vous à faire ici, pourquoi ne restez-vous pas
gentiment chez vous ? » Quant au ressortissant d’un petit État, il était, lui, bel et bien pri-
vé de tout droit. Où que l’on allât, les commerçants allemands se trouvaient sous une pro-
tection étrangère française, anglaise, américaine, ou ils s’étaient rapidement fait naturali-
ser dans leur patrie nouvelle 7. Et même si leur légation avait voulu s’employer pour eux,
à quoi cela aurait-il servi ? Les consuls et les ambassadeurs allemands étaient traités
outre-mer comme des cireurs de bottes.
On voit par là comment les aspirations à une « patrie » unifiée avaient un arrière-plan
très matériel. Ce n’était plus le Drang nébuleux de corporations d’étudiants rassemblées à
leurs fêtes de la Wartburg, « où le courage et la force flamboyaient dans les âmes alle-
mandes », où, sur une mélodie française, un vent de tempête emportait le jeune homme
prêt à combattre et mourir pour la patrie, afin de restaurer la romantique souveraineté im-
périale du moyen âge ; où le jeune homme, emporté par la tempête, devenait sur ses vieux
jours le valet très banal, piétiste et absolutiste, de quelque prince. Ce n’était pas non plus
l’appel à l’unité, plus proche déjà des réalités, des avocats idéologues bourgeois de la fête
des libéraux de Hambach, qui pensaient aimer la liberté et l’unité pour elles-mêmes, et ne
se rendaient pas du tout compte que faire de l’Allemagne une seconde Suisse, une Répu-
blique de petits cantons, à laquelle aboutissait l’idéal des moins confus d’entre eux, était
aussi impossible que le rêve impérial et hohenstaufien des étudiants. Non, c’était le désir
du commerçant et de l’industriel pratique, désir né de l’urgence immédiate des affaires,
de balayer tout cet héritage, ce fatras historique des petits États, qui contrariait le libre dé-
veloppement du commerce et de l’industrie, d’écarter tous les conflits superflus que
l’homme d’affaires allemand devait d’abord vaincre chez lui s’il voulait pénétrer sur le
marché mondial, et qui étaient épargnés à tous ses concurrents. L’unité allemande était
devenue une nécessité économique. Et les gens qui l’exigeaient maintenant savaient ce
qu’ils voulaient. Ils étaient formés dans le commerce et pour le commerce, ils s’y enten-
daient, et on pouvait traiter avec eux. Ils savaient que l’on doit exiger le prix fort, mais
que l’on doit aussi le rabattre libéralement. Ils chantaient la patrie allemande y compris la
Styrie, le Tyrol et l’Autriche, « riche d’honneurs et de victoires » et aussi :
7
Sur le manuscrit d’Engels, on trouve ici une note au crayon : « Weerth ». Georges
Weerth, le poète révolutionnaire ami de Marx et Engels, avait fait de longs voyages
comme voyageur de commerce. Sans doute, Engels voulait-il utiliser plus tard à cet
endroit des faits que Weerth lui avait rapportés.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 37
mais ils étaient prêts à consentir, sur cette patrie qui devait grandir, grandir toujours, un
rabais considérable, vingt-cinq à trente pour cent, contre un paiement comptant. Leur
plan d’unité était tout fait et prêt à être mis en œuvre immédiatement.
Mais l’unité allemande n’était pas une question purement allemande. Depuis la guerre
de Trente ans, aucune affaire publique allemande n’avait été décidée sans l’ingérence,
très sensible, de l’étranger. En 1740, Frédéric II avait fait la conquête de la Silésie avec
l’aide des Français. En 1803, la France et la Russie avaient littéralement dicté la réorgani-
sation du Saint-Empire romain par le Reichsdeputationshauptschluss 9.
8
De la Meuse jusqu’à Memel, — De l’Adige jusqu’au Belt, — Allemagne, Allemagne
par-dessus tout, — Par-dessus tout au monde. (Strophe de l’hymne national allemand
« Deutschland über allés ».)
9
Traité à la suite duquel l’empereur d’Autriche renonça à l’Empire romain-germa-
nique.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 38
L’unité de l’Allemagne devait donc être conquise non seulement contre les princes et
autres ennemis de l’intérieur, mais aussi contre l’étranger. Ou encore : avec l’aide de
l’étranger. Mais qu’en était-il alors à l’étranger 10 ?
En France, Louis Bonaparte s’était servi de la lutte entre la bourgeoisie et a classe ou-
vrière pour parvenir à la présidence avec l’aide des paysans, et au trône impérial avec
l’aide de l’armée. Mais un nouvel empereur Napoléon, fait par l’armée dans une France
réduite aux frontières de 1815, c’était une absurdité sans avenir. L’Empire napoléonien
renaissant, cela voulait dire l’extension de la France jusqu’au Rhin, la réalisation du rêve
ancestral du chauvinisme français. Mais tout d’abord, il ne pouvait être question du Rhin
pour Bonaparte ; toute tentative en ce sens eût pour conséquence une coalition euro-
péenne contre la France. En revanche, une occasion s’offrait d’augmenter la puissance de
la France et procurer de nouveaux lauriers à l’armée par une guerre, menée en accord
avec presque toute l’Europe, contre la Russie, qui avait profité de la période révolution-
naire de l’Europe occidentale pour s’attribuer en toute tranquillité les principautés du Da-
nube et pour préparer une nouvelle guerre de conquête de la Turquie. L’Angleterre s’al-
liait à la France, l’Autriche leur était à toutes deux favorable, seule la Prusse héroïque
baisait le knout russe, qui, hier encore, l’avait châtiée, et demeurait envers la Russie dans
une bienveillante neutralité. Mais ni l’Angleterre ni la France ne voulaient sérieusement
la victoire sur l’adversaire : ainsi la guerre se termina par une très légère humiliation de la
Russie et par une alliance franco-russe contre l’Autriche 11.
10
Un signe indique dans le manuscrit qu’une phrase devait être ajoutée ici.
11
La guerre de Crimée ne fut qu’une seule et colossale Comédie des Erreurs *, où l’on
se demande à chaque scène nouvelle : qui sera la dupe ? Mais la comédie coûta d’in-
estimables trésors et largement un million de vies humaines. A peine la lutte était-elle
engagée que l’Autriche entrait dans les principautés danubiennes ; les Russes se reti-
rèrent devant elle. Ainsi, tant que l’Autriche demeura neutre, une guerre contre la Tur-
quie aux frontières territoriales de la Russie était impossible. Mais on pouvait avoir
l’Autriche pour alliée dans une guerre aux frontières russes, étant entendu que la
guerre devait être conduite sérieusement en vue de restaurer la Pologne et de reculer
d’une manière durable les frontières occidentales de la Russie. Alors la Prusse, par où
la Russie reçoit aujourd’hui encore tout son ravitaillement, aurait été obligée de mar-
cher, la Russie aurait été bloquée sur terre comme sur mer, elle aurait dû rapidement
succomber. Mais telle n’était pas l’intention des alliés. Au contraire, ils étaient heu-
reux d’avoir écarté tout danger d’une guerre sérieuse. Palmerston conseilla de trans-
porter le théâtre de la guerre en Crimée, ce que souhaitait la Russie, et Louis-Napo-
léon n’y consentit que trop volontiers. Là, la guerre ne pouvait que rester un semblant
de guerre, et ainsi tous les protagonistes étaient satisfaits. Mais l’empereur Nicolas se
mit dans la tête de mener sur ce théâtre une guerre sérieuse, et il oublia que ce qui
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 39
La force de la Russie dans la défensive — l’étendue énorme de son territoire peu peu-
plé, impraticable et pauvre en ressources — se retourne contre elle dans une guerre offen-
sive, et nulle part plus que dans la direction de la Crimée. Les steppes de la Russie du
Sud, qui auraient dû être le tombeau des agresseurs, furent celui des armées russes que
Nicolas lança les unes après les autres sur Sébastopol avec une stupide brutalité — les
dernières au milieu de l’hiver. Et lorsque la dernière colonne, rassemblée en hâte, à peine
armée, misérablement nourrie, eut perdu en route les deux tiers de ses effectifs (des ba-
taillons entiers succombèrent dans la tempête de neige), lorsque le reste de l’armée ne fut
plus capable de chasser les ennemis du sol russe, cette tête vide et paranoïaque de Nicolas
s’effondra lamentablement et il s’empoisonna 12. De ce moment-là, la guerre redevint une
guerre fictive et ion marcha vers la conclusion de la paix.
était un terrain favorable pour un semblant de guerre ne l’était pas du tout pour une
guerre sérieuse. (Note d’Engels).
* Titre allemand de la pièce de Shakespeare, connue en France sous le titre « La nuit
des rois ». (N. R.)
12
Cette affirmation d’Engels sur la mort de Nicolas n’est pas confirmée par les histo-
riens.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 40
sang de son sang. C’était un parvenu, comme l’était tout véritable bourgeois. « Frotté à
tous les métiers », conspirateur carbonaro en Italie, officier d’artillerie en Suisse, vaga-
bond distingué et endetté, agent de la police spéciale en Angleterre, mais toujours et par-
tout prétendant, il s’était préparé par un passé aventureux et par des compromissions mo-
rales dans tous les pays à devenir empereur des Français, directeur des destins de l’Eu-
rope. Ainsi, le bourgeois type, le bourgeois américain, se prépare à devenir millionnaire
par une série de banqueroutes honorables et frauduleuses. Comme empereur, il ne mit pas
seulement la politique au service du profit capitaliste et de la spéculation boursière, mais
il mena la politique elle-même d’après les principes de la Bourse des valeurs et il spécula
sur ce « principe des nationalités ». Le démembrement de l’Allemagne et de l’Italie avait
été jusque-là un droit fondamental inaliénable de la politique française ; Louis-Napoléon
se mit aussitôt en devoir de vendre ce droit par morceaux contre de prétendues compensa-
tions. Il était prêt à aider l’Italie et l’Allemagne à mettre un terme à leur démembrement,
étant entendu que l’Allemagne et l’Italie lui paieraient chaque pas vers l’unification na-
tionale d’une cession de territoire. Ainsi, non seulement le chauvinisme français fut satis-
fait, non seulement l’Empire fut progressivement ramené à ses frontières de 1801, mais la
France apparut à nouveau comme la puissance spécifiquement progressiste et libératrice
des peuples, et Louis-Napoléon comme le protecteur des nationalités opprimées.
Alors toute la bourgeoisie éclairée et adepte du principe des nationalités (parce que
vivement intéressée par la suppression de tout ce qui pouvait gêner les affaires sur le mar-
ché mondial), acclama unanimement cet esprit de libération universelle.
13
En marge : « Orsini », indication qui rappelle l’attentat du 14 janvier 1858.
14
En français dans le texte.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 41
triche n’était pas rejetée de l’Italie, l’Italie n’était pas « libre jusqu’à l’Adriatique » et
n’était pas unifiée, la Sardaigne s’était agrandie ; mais la France avait obtenu Nice et la
Savoie, et récupéré ainsi du côté de l’Italie ses frontières de 1801.
Les Italiens, eux, n’étaient pas satisfaits. C’était alors la manufacture proprement dite
qui dominait en Italie, la grande industrie était encore dans les langes. La classe ouvrière
n’était pas encore dans les langes. La classe ouvrière n’était pas encore, et de loin, géné-
ralement expropriée et prolétarisée ; dans les villes, elle possédait encore ses propres
moyens de production, à la campagne le travail industriel était un profit secondaire pour
de petits propriétaires terriens ou des fermiers. Par conséquent, l’énergie de la bourgeoi-
sie n’était pas encore brisée par l’antagonisme l’opposant à un prolétariat moderne
conscient. Et puisque le morcellement de l’Italie ne subsistait que par la domination
étrangère de l’Autriche, sous la protection de laquelle les princes poussaient à l’extrême
leur mauvais gouvernement, les nobles grands propriétaires fonciers, et les masses popu-
laires des villes étaient des villes étaient du côté des bourgeois, champions de l’indépen-
dance nationale. Mais en 1859, on avait secoué la domination étrangère, sauf en Vénétie ;
la France et la Russie empêcheraient à l’avenir toute ingérence de l’étranger ; personne ne
la craignait plus. Et l’Italie avait en Garibaldi un héros de caractère antique, qui pouvait
faire et qui fit des prodiges. Il renversa le royaume de Naples tout entier avec ses milles
francs-tireurs, il réalisa en fait l’unité italienne, il déchira la trame spécieuse de la poli-
tique de Bonaparte. L’Italie était libre, elle était concrètement unifiée — non par les in-
trigues de Louis-Napoléon, mais par la révolution.
En fait, au cours des premières années qui suivirent 1859, la conviction s’était répan-
due partout, et en tout premier lieu dans la région rhénane elle-même, que la rive gauche
du Rhin devrait irrévocablement échoir en partage à la France. C’est un chose que l’on ne
souhaitait pas précisément, mais on la voyait comme une inévitable fatalité, et il faut il
faut dire, pour être franc, qu’on ne la craignait pas beaucoup non plus. Chez les paysans
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 42
et chez les petits bourgeois revivaient les vieux souvenirs du temps des Français, qui
avaient réellement apporté la liberté. Dans la bourgeoisie, l’aristocratie de la finance, sur-
tout à Cologne, était déjà profondément engagée dans les filouteries du Crédit immobilier
de Paris et d’autres sociétés d’escroquerie bonapartistes, et elle réclamait l’annexion à
grands cris 15.
Mais comment unir les forces de toute la nation ? Trois voies restaient ouvertes, après
l’échec des tentatives presque toutes nébuleuses de 1848, échec qui avait néanmoins dis-
sipé beaucoup de nuages.
La première de ces voies était l’unification réelle du pays, par élimination de tous les
États particuliers, la voie ouvertement révolutionnaire par conséquent. En Italie, cette
voie venait de conduire au but ; la dynastie de Savoie s’était rangée du côté de la révolu-
tion, et ainsi elle avait empoché la couronne d’Italie. Mais nos princes de Savoie alle-
mands, les Hohenzollern, et même leurs Cavours à la Bismarck les plus audacieux étaient
absolument incapables d’un acte de cette hardiesse. Le peuple aurait tout eu à faire lui-
même, et dans une guerre pour la rive gauche du Rhin, il eût sans doute été en mesure de
faire le nécessaire. L’inévitable retraite des Prussiens sur le Rhin, le siège des places
fortes rhénanes, la trahison, alors certaine, des princes de l’Allemagne du Sud, pouvaient
réussir à déclencher un mouvement national devant lequel tout le pouvoir des dynastes se
fût évanoui. Et alors Louis-Napoléon eût été le premier à rengainer l’épée. Le Second
Empire ne pouvait avoir pour adversaires que des États réactionnaires, en face desquels il
apparut en continuateur de la Révolution française, en libérateur des peuples. Contre un
peuple lui-même en révolution, il était impuissant ; la révolution allemande victorieuse
15
Que cela fût autrefois l’état d’esprit général en Rhénanie, Marx et moi nous en
sommes suffisamment convaincus sur les lieux mêmes. Des industriels de la rive rhé-
nane me demandaient comment serait leur industrie sous le tarif douanier français,
entre autres choses. (Note d’Engels.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 43
pouvait même provoquer un choc qui entrainerait la chute de l’Empire français tout en-
tier. C’était là le cas le plus favorable ; dans le cas le plus défavorable, si les dynastes se
rendaient maîtres du mouvement, on cédait temporairement la rive gauche du Rhin à la
France, on montrait à tout le monde la trahison active ou passive des dynastes et on créait
une crise dans laquelle il ne resterait d’autre issue à l’Allemagne que de faire la révolu-
tion, de chasser tous les princes, d’instituer la République allemande unifiée.
Vu la situation, cette voie vers l’unification de l’Allemagne ne pouvait être suivie que
si Louis-Napoléon engageait la guerre pour la frontière du Rhin. Cependant, cette guerre
n’eut pas lieu, pour des raisons que nous exposerons bientôt. Mais ainsi la question de
l’unification nationale cessa d’être une question urgente et vitale, qui devait être résolue
sur-le-champ, sous peine d’anéantissement. Provisoirement, la nation pouvait attendre.
Comment aurait-il pu en être autrement ? L’Autriche elle-même avait tout fait pour
ça, bien qu’elle nourrît secrètement des rêves impériaux romantiques. La frontière doua-
nière autrichienne était, avec le temps, demeurée la seule séparation à l’intérieur de l’Al-
lemagne et en était d’autant plus sensible. Sa politique indépendante de grande puissance
n’avait aucun sens si elle ne signifiait pas l’abandon des intérêts allemand en faveur des
intérêts spécifiquement autrichiens, c’est-à-dire italiens, hongrois, etc. Après la révolution
comme avant, l’Autriche demeurait l’État le plus réactionnaire de l’Allemagne, le plus ré-
fractaire au courant moderne et, en même temps…, la dernière grande puissance spécifi-
quement catholique. Plus le régime d’après les journées de Mars tentait de restaurer l’an-
cien pouvoir des curés et des jésuites, plus son hégémonie sur un pays aux deux tiers pro-
testant devenait impossible. Et, finalement, une unification de l’Allemagne sous la domi-
nation autrichienne ne pouvait se faire qu’en démembrant la Prusse. Chose qui, en elle-
même, ne serait pas un malheur pour l’Allemagne ; mais le démembrement de la Prusse
par l’Autriche eût été tout aussi funeste que le serait le démembrement de l’Autriche par
la Prusse avant le triomphe imminent de la révolution en Russie (après quoi il sera super-
flu de démembrer l’Autriche. Devenue inutile, elle s’écroulera d’elle-même).
En bref, l’unité allemande sous l’aile de l’Autriche était un rêve romantique et elle se
révéla comme telle lorsque les princes allemands petits et moyens se réunirent à Francfort
en 1863 pour proclamer l’empereur Joseph d’Autriche, empereur d’Allemagne. Le roi de
Prusse se borna à ne pas venir et la comédie impériale tomba misérablement à l’eau.
II
LA « MISSION ALLEMANDE »
DE LA PRUSSE :
LA LIGUE NATIONALE
ET BISMARCK
Depuis Frédéric II, la Prusse voyait dans l’Allemagne comme dans la Pologne un
simple territoire de conquête, dont on prend ce qu’on peut, mais il va de soi aussi qu’on
doit le partager avec d’autres. Le partage de l’Allemagne avec l’étranger — avec la
France d’abord, — telle avait été la « mission allemande » de la Prusse depuis 1740. « Je
vais, je crois, jouer votre jeu ; si les as me viennent, nous partagerons » 16 telles étaient les
paroles que prononça Frédéric en prenant congé du ministre plénipotentiaire français
lorsqu’il s’engagea dans sa première guerre. Fidèle à cette « mission allemande », la
Prusse trahit l’Allemagne en 1795, à la paix de Bâle, elle consentit d’avance (traité du 24
août 1796), contre l’assurance d’un accroissement de territoire, à céder la rive gauche du
Rhin à la France et elle encaissa aussi en fait, grâce au Reichsdeputationshauptschluss 17,
édicté par la Russie et par la France, le salaire que lui valait sa trahison du Reich. En
1805, elle trahit encore ses alliées, la Russie et l’Autriche, dès que Napoléon eut fait mi-
roiter devant elle le Hanovre — l’appât auquel elle mordait chaque fois, — mais elle se
prit à sa propre et stupide ruse, si bien qu’elle entra quand même en guerre contre Napo-
léon et reçut à Iéna le châtiment qu’elle méritait. Frédéric-Guillaume III, encore sous le
coup de ces épreuves, voulut renoncer, même après les victoires de 1813 et 1814, à toutes
les places extérieures de l’Ouest, se limiter à la possession de l’Allemagne, ce qui aurait
fait de toute l’Allemagne occidentale une nouvelle Confédération du Rhin sous la domi-
nation protectrice de la Russie ou de la France. Le plan ne résista pas tout à fait contre la
16
En français dans le texte.
17
Voir note page 37.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 46
volonté du roi, la Wesphalie et la Rhénanie lui furent imposées, et avec elles, une nou-
velle « mission allemande ».
Mais, dans tout cela, la bourgeoisie s’élevait sans cesse, même en Prusse, car sans in-
dustrie et sans commerce, l’arrogant État prussien lui-même était maintenant moins que
rien. On dut faire des concessions économiques à la bourgeoisie, lentement, à rebrousse-
poil, à des doses homéopathiques. Et, d’un côté, ces concessions offraient la perspective
d’une relance de la « mission allemande » de la Prusse : par le seul fait que celle-ci, pour
supprimer les frontières douanières étrangères entre ses deux moitiés, invita les États alle-
mands limitrophes à une union douanière. Ainsi naquit le Zolverein, à l’état de pieux dé-
sirs jusqu’en 1830 (seule la Hesse-Darmstadt y était entrée), mais qui ensuite, le mouve-
ment économique et politique s’étant accéléré, annexa bientôt économiquement à la
Prusse la plus grande partie de l’Allemagne de l’intérieur. Les pays non-prussiens du lit-
toral demeurèrent en dehors jusqu’après 1848.
Le Zollverein était un grand succès pour la Prusse. Qu’il signifiât une victoire sur l’in-
fluence autrichienne, était secondaire. L’essentiel était qu’il mettait du côté de la Prusse
toute la bourgeoisie des moyens et des petits États. La Saxe exceptée, il n’y avait pas un
État allemand dont l’industrie se fût développée, même de loin, au même rythme que l’in-
dustrie prussienne ; et cela n’était pas dû seulement à des conditions naturelles et histo-
riques, mais aussi à l’élargissement des frontières douanières et à l’extension consécutive
du marché intérieur. Plus le Zollverein s’étendait et plus il englobait de ces petits États
dans son marché intérieur, plus les bourgeois nouvellement promus de ces États s’accou-
tumaient à regarder du côté de la Prusse, comme vers leur suzeraine économique, et peut-
être plus tard politique.
Et sur l’air des bourgeois, les professeurs aussi dansaient. Ce que les Hégéliens
construisaient philosophiquement à Berlin : que la Prusse eût pour mission de prendre la
tête de l’Allemagne, les élèves de Schlosser, entre autres Häusser et Gervinus le démon-
traient historiquement à Heidelberg. On supposait naturellement que la Prusse transfor-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 47
merait tout son système politique, qu’elle satisferait aux prétentions des idéologies de la
bourgeoisie 18.
Mais cela ne se fit pas en vertu de préférences spéciales pour l’État prussien, comme
lorsque les bourgeois italiens acceptèrent le Piémont comme État directeur, après qu’il se
fut ouvertement mis à la tête du mouvement national et constitutionnel. Non, cela se fit à
contre-cœur, les bourgeois prirent la Prusse comme un moindre mal parce que l’Autriche
les excluait de on marché, et parce que la Prusse, comparée à l’Autriche, conservait mal-
gré tout un certain caractère à l’Autriche, conservait malgré tout un certain caractère
bourgeois, ne fut-ce qu’à cause de sa ladrerie financière. La Prusse avait sur d’autres
grands État l’avantage de deux bonnes institutions : le service militaire obligatoire, et
l’instruction obligatoire. Elle les avait introduites en un temps de péril extrême et s’était
contentée, pendant les jours meilleurs, de les débarrasser de ce qu’elles pouvaient avoir
de dangereux le cas échéant, en les appliquant avec négligence et en les dénaturant déli-
bérément. Mais ces institutions continuaient à exister sur le papier, et grâce à elles, la
Prusse se réservait la possibilité de développer un jour l’énergie potentielle qui sommeille
dans la masse du peuple à un degré qu’on ne pourrait atteindre nulle part ailleurs, à égali-
té numérique de population. La bourgeoisie s’accommodait de ces deux institutions ; le
service militaire de ceux qui ne faisaient qu’un an, donc des fils de bourgeois, était, aux
environs de 1840, aisé à supporter, et il était assez facile de le tourner par la corruption,
d’autant plus que dans l’armée elle-même, l’on n’attachait alors que peu de valeur aux of-
ficiers du landwehr 19 recrutés dans les milieux de commerçants et d’industriels. Et le
grand nombre de gens possédant une certaine somme de connaissances élémentaires qu’il
y avait incontestablement en Prusse, souvenir du temps de l’école obligatoire, était au
plus haut point utile à la bourgeoisie ; il finit même par devenir insuffisant avec les pro-
grès de la grande industrie 20. C’était surtout la petite bourgeoisie qui se plaignait du coût
18
La Gazette rhénane discuta de ce point de vue la question de l’hégémonie prussienne.
Gervinus me disait dans l’été de 1843 à Ostende : la Prusse doit se mettre à la tête de
l’Allemagne ; pour cela, il faut cependant trois choses : la Prusse doit donner une
Constitution, elle doit donner la liberté de la presse, elle doit adopter une politique ex-
térieure qui ait du relief. (Note d’Engels.)
19
Armée de réserve.
20
A l’époque du Kulturkampf, des industriels rhénans se plaignaient encore à moi de ce
qu’ils ne pouvaient faire avec d’excellents ouvriers des contremaîtres, faute de
connaissances générales suffisantes. Cela était surtout le cas dans les régions catho-
liques. (Note d’Engels.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 48
élevé de ces deux institutions et des lourds impôts qui en résultaient 21 ; la bourgeoisie
montante, elle, supputait que le prix, fâcheux mais inévitable, qu’il faudrait payer pour
devenir une grande puissance, serait largement compensé par l’augmentation des profits.
Bref, les bourgeois allemands ne se faisaient aucune illusion sur l’amour dont la
Prusse était digne. Si, depuis 1840, l’hégémonie prussienne jouissait auprès d’eux d’une
estime de plus en plus grande, c’était seulement parce que et dans la mesure où la bour-
geoisie prussienne, par suite de son développement économique plus rapide, se mettait à
la tête de la bourgeoisie allemande, économiquement et politiquement ; c’était parce que
et dans la mesure où les Rotteck et les Welcker du Sud constitutionnel étaient éclipsés par
les Camphausen, les Hansemann et les Milde du Nord prussien ; parce que les avocats et
les professeurs étaient éclipsés par les commerçants et par les industriels. Et en fait, on
sentait chez les libéraux rhénans, un tout autre souffle révolutionnaire que chez les libé-
raux de sous-préfecture du Sud. C’est alors que l’on composa les deux chants populaires
politiques les meilleurs depuis le XVIe siècle, le chant du bourgmestre Tschech et celui de
la baronne de Droste-Vischering, de la témérité desquels s’effraient aujourd’hui sur leurs
vieux jours les mêmes gens qui chantaient en 1846 d’un air dégagé :
Mais tout cela devait bientôt changer. Vinrent la révolution de Février, les journées de
Mars à Vienne et la révolution du 18 mars à Berlin. La bourgeoisie avait vaincu sans
combattre sérieusement, elle n’avait même pas voulu le combat sérieux lorsqu’il s pré-
senta. Car elle, qui peu avant flirtait encore avec le socialisme et le communisme de
l’époque (en Rhénanie surtout), s’apercevait soudain qu’elle avait fait lever non seule-
ment des travailleurs isolés, mais une classe de travailleurs, un prolétariat certes encore
lourd de rêves, mais qui peu à peu s’éveillait, et qui était révolutionnaire par nature, très
21
Dans la marge du manuscrit, on lit : « Mittelschulen für die Bourgeoisie » : écoles
moyennes pour la bourgeoisie.
22
A-t-on déjà vu déveine pareille
A celle du bourgmestre Tschech ?
Ce gros homme ventru, quelle déveine
Il ne peut l’atteindre à deux pas !
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 49
En Prusse, cela prit la forme suivante : la bourgeoisie laissa tomber ses représentants
élus et se réjouit ouvertement ou secrètement de les voir dispersés par le gouvernement
en novembre 1848. Le ministère de hobereaux et de bureaucrates qui se pavana alors en
Prusse pendant quelque dix années fut sans doute contraint de gouverner sous une forme
constitutionnelle, mais il s’en vengea par un système de chicanes et de vexations mes-
quines, inouïes jusqu’ici, même en Prusse, et dont personne ne devait souffrir plus que la
bourgeoisie. Mais celle-ci, repentante, était rentrée en elle-même, elle supportait humble-
ment les coups de poing et les coups de pied qui pleuvaient, comme la punition de ses ap-
pétits révolutionnaires d’autrefois, elle apprenait peu à peu à penser ce qu’elle exprima
plus tard : « Des chiens, voilà ce que nous sommes ! »
Vint la régence. Pour prouver sa fidélité royaliste, Manteuffel avait fait entourer d’es-
pions l’héritier du trône, [l’Empereur actuel], comme aujourd’hui Puttkamer, la rédaction
du Sozialdemokrat. Lorsque l’héritier devint régent, Manteuffel fut naturellement écarté
aussitôt d’un coup de pied et l’ère nouvelle commença. Ce ne fut qu’un changement de
décor. Le prince régent daigna permettre aux bourgeois de redevenir libéraux. Les bour-
geois tout contents profitèrent de cette permission, mais ils s’imaginèrent qu’ils tenaient
désormais le gouvernail, que l’État prussien allait danser au son de leur fifre. Or, ce
n’était pas du tout l’intention des « cercles compétents », comme on dit en style officieux
et reptilien. La réorganisation de l’armée devait être le prix à payer par les bourgeois libé-
raux pour l’ère nouvelle. Le gouvernement n’exigeait là que l’exécution du service mili-
taire obligatoire dans la mesure en usage aux environs de 1816. L’opposition libérale ne
pouvait absolument rien là-contre qui n’eût violemment démenti ses propres discours sur
la puissance de la Prusse et sur la mission allemande. Mais l’opposition libérale subor-
donnait son acceptation à la condition suivante : le temps de service légal serait de deux
ans au maximum. En soi, cela était tout à fait rationnel, la question était de savoir si cette
condition, on allait pouvoir l’extorque au gouvernement, si la bourgeoisie libérale du
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 50
pays était prête à en répondre jusqu’au bout, sur ses biens et sur son sang. Le gouverne-
ment était inflexible sur la question du service de trois ans, la Chambre voulait le service
de deux ans ; le conflit éclata. Et, avec le conflit sur la question militaire, la politique ex-
térieure joua encore une fois un rôle décisif dans la politique intérieure 23.
…………………………………………………………………………
Nous avons vu comment la Prusse, par son attitude dans la guerre de Crimée et dans
la guerre d’Italie, avait perdu tout ce qui lui restait de considération. Cette politique la-
mentable trouvait une excuse partielle dans le mauvais état de l’armée. Comme, avant
1848 déjà, on ne pouvait ni lever de nouveaux impôts, ni contracter d’emprunts sans le
consentement des États, mais comme on ne voulait pas non plus convoquer les États,
mais come on ne voulait pas non plus convoquer les États pour cela, il n’y avait jamais
assez d’argent pour l’armée et celle-ci dépérissait totalement sous cette avarice sans
bornes. L’esprit de parade et de culotte de peau qui s’était enraciné sous Frédéric-
Guillaume III fit le reste. On peut lire dans Waldersee à quel point cette armée de parade
se montra impuissante sur les champs de bataille danois en 1848. La mobilisation de
1850 fut un fiasco complet ; tout manquait et ce qu’il y avait n’était la plupart du temps
bon à rien. On y avait remédié maintenant, la Chambre ayant consenti des crédits ; l’ar-
mée avait secoué la routine ancienne, le service en campagne remplaçait, en grande partie
du moins, l’esprit de parade. Mais la force de l’armée était la même qu’en 1820, tandis
que les autres grandes puissances, la France surtout dont, précisément, venait le danger,
avaient augmenté considérablement leur puissance militaire. Il existait pourtant en Prusse
le service militaire obligatoire ; tout Prussien était soldat sur le papier : or la population
était passée de 10 millions ½ en 1817 à 17 millions ¾ en 1858, et les cadres de l’armée ne
suffisaient pas à incorporer et à former plus d’un tiers de ceux qui étaient bons pour le
service. Le gouvernement exigeait maintenant un renforcement de l’armée qui correspon-
dît presque exactement à l’augmentation de la population depuis 1817. Mais les mêmes
députés libéraux qui exigeaient continuellement du gouvernement qu’il se mît à la tête de
l’Allemagne, qu’il défendît la puissance de l’Allemagne à l’extérieur et lui rendît sont
prestige parmi les autres nations — les mêmes gens lésinaient, calculaient et ne voulaient
rien consentir, si ce n’était sur la base du service de deux ans. Avaient-ils la force de faire
23
Ici, Engels a laissé la place nécessaire pour une intercalation qui ne fut pas faite.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 51
exécuter leur volonté, à laquelle ils tenaient si opiniâtrement ? Avaient-ils derrière eux le
peuple, ou même seulement la bourgeoisie, prête à passer à l’attaque ?
Telle était la situation lorsque Bismarck entreprit d’intervenir activement dans la poli-
tique extérieure.
su d’ailleurs faire de jolis bénéfices. Mais cet esprit très développé dans le domaine de la
vie pratique s’accompagne souvent d’une étroitesse de vues et en cela Bismarck l’em-
porte sur son prédécesseur français. Car celui-ci, malgré tout, s’était forgé lui-même ses
« idées napoléoniennes » au cours de sa période de vagabondage — elles s’en ressen-
taient d’ailleurs — tandis que Bismarck, comme nous le verrons, ne put jamais tirer de
lui-même l’ombre d’une idée politique personnelle, il ne fit que combiner les idées toutes
faites des autres. Mais cette étroitesse de vues fut justement sa chance. Sans cela, il n’au-
rait jamais pu se représenter toute l’histoire universelle d’un point de vue spécifiquement
prussien ; et s’il y avait eu un trou dans sa conception du monde purement prussienne, par
où la lumière du jour eût pu pénétrer, il aurait perdu le fil de sa mission et c’en était de sa
gloire. Il est vrai que lorsqu’il eut rempli à sa manière cette mission particulière qui lui
était prescrite par la force des choses, il se trouva au bout de son latin ; nous verrons à
quels égarements le réduisirent son manque absolu d’idées rationnelles et l’incapacité
dans laquelle il était de comprendre la situation historique qu’il avait engendrée lui-
même.
Si par son passé, Louis-Napoléon s’était accoutumé à ne pas être difficile sur le choix
de ses moyens, Bismarck apprit de l’histoire de la politique prussienne, de celle du grand
électeur et de Frédéric II surtout, à procéder avec moins de scrupules encore ; il pouvait
ce faisait conserver la noble conscience de rester fidèle à la tradition nationale. Son sens
des affaires lui apprit à réprimer ses convoitises de junker quand il le fallait ; quand cela
ne s’imposait plus, elles ressortaient d’une manière aiguë ; mais c’était là un signe de dé-
cadence. Sa méthode politique était celle de l’étudiant de corporation ; à la Chambre, il
appliquait sans façons à la Constitution prussienne l’interprétation littérale et burlesque
de Bierkomment 24 grâce à quoi on se tire d’affaire dans toutes les tavernes d’étudiants ;
toutes ses innovations en matière de diplomatie sont empruntées aux corporations d’étu-
diants.
Mais s’il arriva souvent à Napoléon, en des moments décisifs, de n’être pas sûr de lui,
comme au moment du coup d’État de 1851, où Morny dut lui faire positivement violence
pour qu’il allât jusqu’au bout de l’entreprise, ou, comme à la veille de la guerre de 1870,
où son incertitude gâcha sa position, on doit dire à la louange de Bismarck que cela ne lui
est jamais arrivé. Sa force de volonté à lui ne l’a jamais abandonné ; elle se changeait plu-
tôt en franche brutalité. Et c’est là avant tout qu’est le secret de ses succès. Les derniers
vestiges d’énergie se sont si bien perdus dans les classes au pouvoir en Allemagne, chez
24
Rite traditionnel selon lequel se déroulent les beuveries des étudiants allemands.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 53
les junkers comme chez les bourgeois, ne pas avoir de volonté est si bien passé dans les
mœurs de l’Allemagne « cultivée » que le seul d’entre eux qui eût vraiment encore de la
volonté est devenu par cela même, leur plus grand homme, le tyran qui règne sur eux
tous, devant lequel ils s’empressent de « faire le beau », comme ils disent eux-mêmes, la
conscience déchirée. Il est vrai qu’en Allemagne « non cultivée », on n’est pas encore là ;
le peuple des travailleurs a montré qu’il avait une volonté de laquelle n’a pas raison
même celle de Bismarck.
Notre junker de la Vieille Marche avait devant lui une brillante carrière, pourvu qu’il
eût le courage et l’esprit de s’y mettre. Louis-Napoléon n’était-il pas devenu l’idole de la
bourgeoisie justement pour avoir dispersé son Parlement, mais augmenté ses profits ? Et
Bismarck n’avait-il pas les mêmes talents d’homme d’affaires que les bourgeois admi-
raient tant chez le faux Bonaparte ? Ne se sentait-il pas attiré vers son Bleichrœder
comme Louis-Napoléon vers son Fould ? N’y avait-il pas en 1864 en Allemagne une
contradiction entre les députés bourgeois à la Chambre qui voulaient lésiner sur le temps
de service, et les bourgeois de la Ligue nationale à l’extérieur, qui voulaient à tout prix
des actes nationaux, des actes requérant une force militaire ? Contradiction tout à fait
analogue à celle qu’il y avait en France en 1851 entre les bourgeois de la Chambre qui
voulaient tenir en bride le pouvoir présidentiel, et ceux qui, en dehors d’elle, voulaient
l’ordre et un gouvernement fort, et réclamaient le calme à tout prix — contradiction que
Louis-Napoléon avait résolue en dispersant les querelleurs du Parlement et en donnant la
tranquillité à la masse des bourgeois ? En Allemagne, la situation n’offrait-elle pas lus de
chances encore à un coup de main hardi ? La bourgeoisie n’avait-elle pas fourni le plan
de réorganisation tout prêt, et n’exigeait-elle pas elle-même bien haut un homme d’État
prussien énergique qui mènerait son plan à bien, exclurait l’Autriche de l’Allemagne, uni-
fierait les petits États sous l’hégémonie de la Prusse ? Et si l’on devait bousculer un peu
la Constitution prussienne, si l’on devait écarter les idéologiques comme ils le méritaient,
à la Chambre et au dehors, ne pouvait-on pas, comme Louis-Napoléon, s’appuyer sur le
suffrage universel ? Que pouvait-il y avoir de plus démocratique que d’introduire le suf-
frage universel ? Louis-Napoléon n’avait-il pas démontré qu’il était absolument sans dan-
ger pourvu qu’on en usât congrûment ? Et le suffrage universel n’offrait-il pas justement
le moyen d’en appeler aux grandes masses populaires, de flirter un peu avec le mouve-
ment social renaissant, pour le cas où la bourgeoisie se montrerait récalcitrante ?
Il fallait s’y mettre et Bismarck s’y mit. Il fallait renouveler le coup d’État de Louis-
Napoléon, expliquer et rendre palpables à la bourgeoisie allemande les rapports de forces
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 54
concrets, dissiper par la force ses illusions libérales, mais réaliser ses exigences natio-
nales qui coïncidaient avec les désirs de la Prusse. Ce fut d’abord le Schleswig-Holstein
qui donna l’occasion d’agir. Le terrain de la politique extérieure était préparé. Le tsar était
acquis d’avance, grâce au métier de bourreau qu’avait fait Bismarck à son service, en
1863, contre les Polonais insurgés ; Louis-Napoléon de même avait été travaillé et pou-
vait excuser par son cher « principe des nationalités » sa neutralité, sinon sa protection ta-
cite à l’égard des plans de Bismarck ; en Angleterre, Palmerston était Premier ministre,
mais il n’avait mis le petit lord Russel aux Affaires étrangères que pour qu’il s’y rendît ri-
dicule. Mais l’Autriche, elle, était sa concurrente de la Prusse pour l’hégémonie en Alle-
magne et, dans cette affaire, elle devait d’autant moins se laisser damer le pion par la
Prusse que, en 1850 et 1851, elle s’était, dans le Schleswig-Holstein, conduite comme
fourrier de l’Empereur Nicolas plus vulgairement encore que la Prusse. La situation était
donc extrêmement favorable. Bismarck haïssait l’Autriche, et l’Autriche en revanche eût
volontiers passé sa colère sur la Prusse, mais à la mort de Frédéric VII de Danemark, ils
ne pouvaient plus rien faire que de faire campagne ensemble contre le Danemark — avec
la permission tacite de la Russie et de la France. Le succès était assuré d’avance, si l’Eu-
rope demeurait neutre ; ce fut le cas, les duchés furent conquis et cédés par le traité de
paix.
Dans cette guerre, la Prusse avait un objectif secondaire, expérimenter devant l’enne-
mi son armée, mise sur pied depuis 1850 selon des principes nouveaux, réorganisée et
renforcée en 1860. Or, cette armée avait prouvé sa valeur au delà de toute attente, et cela
dans les opérations les plus diverses. Le combat de Lyngby, dans le Jutland, où quatre-
vingts Prussiens postés derrière une haie avaient mis en fuite, par la rapidité de leur feu,
des Danois trois fois plus nombreux prouva que le fusil à aiguille était très supérieur au
fusil se chargeant par la bouche et que l’on savait comment s’en servir. En même temps,
on eut l’occasion de remarquer que de la guerre d’Italie et de la tactique des Français, les
Autrichiens n’avaient retiré que cet enseignement : il ne sert à rien de tirer, le vrai soldat
doit aussitôt charger l’ennemi à la baïonnette ; on en prit bonne note, car on ne pouvait
souhaiter de tactique ennemie plus favorable devant les fusils à tir rapide, se chargeant
par la culasse. Et pour mettre les Autrichiens en mesure de s’en convaincre pratiquement
le plus vite possible, on mit en temps de paix les duchés sous la souveraineté commune
de l’Autriche et de la Prusse, on créa, par conséquent, une situation purement provisoire
qui devait engendrer conflit sur conflit, et qui donnait à Bismarck le choix du moment où
il exploiterait un de ces conflits pour un grand coup contre l’Autriche. Selon la bonne mé-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 55
thode de la politique prussienne, qui consiste, comme le dit von Sybel, à « exploiter sans
scrupules jusqu’à l’extrême » une situation favorable, il était naturel qu’on annexât
200 000 Danois du Schleswig du Nord sous prétexte de libérer des Allemands de l’op-
pression danoise. Mais celui qui s’en alla les mains vides, ce fut le candidat des petits
États et de la bourgeoisie allemande au trône de Schleswig-Holstein, le duc d’Augusten-
burg.
Ainsi, dans les duchés, Bismarck avait, contre leur volonté, fait ce que voulaient les
bourgeois allemands. Il avait chassé les Danois, il avait bravé l’étranger et l’étranger
n’avait pas bougé. Mais, aussitôt libérés, les duchés furent traités en pays conquis ; on ne
leur demanda pas leur avis, ils furent provisoirement partagés entre l’Autriche et la
Prusse sans autre forme de procès. La Prusse était redevenue une grande puissance, elle
n’était plus la cinquième roue du char européen. La réalisation des aspirations nationales
de la bourgeoisie était dans la meilleure voie, mais la voie choisie n’était pas la voie libé-
rale de la bourgeoisie. Le conflit prussien sur le service militaire continua donc, il devint
même toujours plus insoluble.
La guerre du Danemark avait réalisé une partie des aspirations nationales. Le Schles-
wig-Holstein était « libéré », le protocole de Varsovie et de Londres, dans lequel les
grandes puissances avaient ratifié l’humiliation de l’Allemagne devant le Danemark, on
l’avait déchiré, on leur en avait jeté les morceaux aux pieds, et elles n’avaient pas bron-
ché. L’Autriche et la Prusse étaient à nouveau ensemble, les troupes des deux puissances
avaient vaincu côte à côte, et nul potentat ne songeait plus à toucher au territoire alle-
mand. Les convoitises rhénanes de Louis-Napoléon, jusqu’ici repoussées à l’arrière-plan
par d’autres occupations — la révolution italienne, le soulèvement polonais, les compli-
cations danoises, et, enfin, l’expédition de Mexico, — n’avaient plus maintenant aucune
chance de succès. Pour un homme d’État conservateur prussien, la situation mondiale ne
laissait donc à l’extérieur, rien à désirer. Mais, jusqu’en 1871 Bismarck ne fut jamais, et
au moment où nous parlons, moins que jamais conservateur, et la bourgeoisie allemande
n’était nullement satisfaite.
une lutte de dix ans contre l’ancien système soutenu par la couronne jusqu’à ce que sa
nouvelle puissance fût reconnue définitivement : dix années donc d’affaiblissement inté-
rieur. Mais elle exigeait, d’autre part, une transformation révolutionnaire de l’Allemagne,
qui ne pouvait être accomplie que par la violence, donc par une dictature effective. Et de-
puis 1848, à chaque moment décisif, la bourgeoisie avait coup sur coup donné la preuve
qu’elle ne possédait pas même l’ombre de l’énergie nécessaire pour réaliser l’une ou
l’autre chose, et encore moins les deux. En politique, il n’y a que deux puissances déci-
sives : la force organisée de l’État, l’armée, et la force inorganisée, la force élémentaire
des masses populaires. En 1848, la bourgeoisie avait désappris d’en appeler aux masses ;
elle les craignait plus encore que l’absolutisme. Quand à l’armée, elle n’était nullement à
sa disposition. Mais bien à la disposition de Bismarck.
Dans le conflit constitutionnel, qui durait toujours, Bismarck avait combattu jusqu’à
l’extrême les exigences parlementaires de la bourgeoisie. Mais il brûlait du désir de don-
ner satisfaction à ses exigences nationales ; c’est qu’elles correspondaient aux souhaits
les plus secrets de la politique prussienne. S’il accomplissait encore une fois la volonté de
la bourgeoisie contre la bourgeoisie, s’il réalisait l’unification de l’Allemagne, telle que la
bourgeoisie l’avait formulée, le conflit était écarté de lui-même et Bismarck tout comme
Louis-Napoléon, son modèle, devenait à coup sûr l’idole des bourgeois.
Le philistin de divers pays s’est profondément indigné de cette expression. Bien à tort
« à la guerre comme à la guerre 26 ». Cette expression prouve simplement que Bismarck
reconnaissait la guerre civile allemande de 1866 pour ce qu’elle était, c’est-à-dire pour
une révolution, et qu’il était prêt à mener cette révolution à bonne fin par des moyens ré-
volutionnaires. Et c’est ce qu’il fit. Sa manière d’agir envers la Diète fédérale était révo-
lutionnaire. Au lieu de se soumettre à la décision constitutionnelle des magistrats de la
Diète, il leur reprocha d’avoir violé la Confédération — pur subterfuge, — il brisa celle-
ci, proclama une Constitution nouvelle avec un Reichstag élu au suffrage universel révo-
lutionnaire, il chassa enfin la Diète de Francfort. En Haute-Silésie, il organisa une légion
hongroise sous le commandement du général Klapka et d’autres officiers de la révolution,
dont les troupes composées de déserteurs hongrois et de prisonniers de guerre, feraient la
guerre à leur chef légitime 27. Après la conquête de la Bohême, Bismarck adressa une pro-
clamation « aux habitants du glorieux royaume de Bohême », traditions légitimistes. A la
paix, il s’empara pour la Prusse de toutes les possessions de trois princes fédéraux alle-
mands et d’une ville libre, sans que cette expulsion des princes, qui n’étaient pas moins
de « droit divin » que le roi de Prusse, incommodât sa conscience chrétienne et légiti-
miste. Bref, ce fut une révolution complète, accomplie avec des moyens révolutionnaires.
Nous sommes naturellement les derniers à lui en faire grief. Ce que nous lui reprochons,
c’est au contraire de n’avoir pas été assez révolutionnaire, de n’avoir été qu’un révolu-
25
Ici, Engels avait écrit : « Partage — ligne du Main ».
26
En français dans le texte.
27
Dans la marge du manuscrit, on lit le mot : « Eid », serment ; les transfuges hongrois
et autrichiens avaient incité les soldats autrichiens à violer leur serment à leur dra-
peau.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 58
tionnaire prussien voulant faire la révolution par en haut, d’avoir engagé toute une révo-
lution sur une base qui ne permettait de faire qu’une demi-révolution, de s’être contenté,
une fois sur le chemin des annexions, de quatre misérables petits États.
Dans les modalités de la paix, la Prusse n’exploita pas cette fois la situation favorable
aussi brutalement qu’elle le faisait d’habitude en cas de succès. Et pour de bonnes rai-
sons. La Saxe et la Hesse-Darmstadt furent intégrées à la nouvelle Confédération de l’Al-
lemagne du Nord, et furent épargnées, à ce titre. La Bavière, le Wurtemberg et le grand-
duché de Bade demandaient à être traités avec modération, car Bismarck devait conclure
avec eux des accords défensifs et offensifs. Et Bismarck n’avait-il pas rendu service à
l’Autriche en tranchant les complications traditionnelles qui la liaient à l’Allemagne et à
l’Italie ? Ne lui avait-il pas procuré maintenant la position de grande puissance indépen-
dante qu’elle désirait depuis si longtemps ? N’avait-il pas su, mieux que l’Autriche elle-
même, lorsqu’il triompha d’elle, en Bohême, servir les intérêts de l’Autriche ? L’Autriche
ne devait-elle pas comprendre, si l’on s’y prenait bien, que la situation géographique, la
limitation réciproque des deux pays faisaient de l’Allemagne unifiée sous la direction de
la Prusse son alliée nécessaire et naturelle ?
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 59
Il advint ainsi que la Prusse, pour la première fois depuis qu’elle existait, put s’auréo-
ler de générosité, alors qu’elle cherchait seulement à décrocher le jambon à coups de sau-
cisses.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 60
III
LA RÉALISATION : 1870-1871
L’Autriche ne fut pas seule à être battue sur les champs de bataille de Bohême, la
bourgeoisie allemande le fut aussi. Bismarck lui avait démontré qu’il savait mieux
qu’elle-même ce qui lui était profitable. Il était hors de question que la Chambre puisse
poursuivre le conflit. Les prétentions libérales de la bourgeoisie étaient enterrées pour
longtemps, mais ses exigences nationales s’accomplissent chaque jour davantage. Bis-
marck réalisait son programme national avec une rapidité et une précision qui l’éton-
naient elle-même. Et, après lui avoir démontré palpablement, in corpore vili, dans son
corps pitoyable, sa veulerie, son manque d’énergie et par là son incapacité totale à rem-
plir son propre programme, il joua au grand seigneur avec elle aussi et vint devant la
chambre, effectivement désarmée maintenant, demander un bill d’indemnité pour ce gou-
vernement de guerre qui avait enfreint la Constitution. Touché jusqu’aux larmes, le parti
progressiste, désormais inoffensif, l’accorda.
Cependant, on rappelait quand même à la bourgeoisie qu’elle aussi avait été vaincue à
Sadowa. La Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord fut taillée sur le
patron de la Constitution prussienne selon l’interprétation authentique qu’en avait donné
la guerre. Il fut interdit de refuser l’impôt. Le chancelier fédéral et ses ministres furent
nommés par le roi de Prusse, indépendamment de toute majorité parlementaire. L’indé-
pendance de l’armée à l’égard du Parlement, acquise durant la guerre, fut maintenue de-
vant le Reichstag. Mais, au moins, les députés de ce Reichstag avaient la haute
conscience d’avoir été élus par le suffrage universel. Ce que leur rappelait aussi, d’une
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 61
manière désagréable certes, la vue de deux socialistes, qui siégeaient parmi eux. Ce fut la
première fois qu’apparurent dans un corps parlementaire des députés socialistes, repré-
sentants du prolétariat. C’était un présage funeste.
Que la paix avec l’Autriche portât en elle la guerre avec la France, non seulement
Bismarck le savait, mais aussi, il le voulait. Cette guerre devait justement offrir le moyen
de réaliser l’Empire prusso-allemand dont la bourgeoisie d’Allemagne lui imposait
l’idée 28. Les tentatives pour transformer progressivement le Parlement douanier en
28
Avant la guerre autrichienne déjà, interpellé par un ministre d’état moyen sur sa poli-
tique allemande démagogique, Bismarck lui répondit que, en dépit de tous les dis-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 62
Reichstag et pour incorporer ainsi peu à peu les États du Sud à la Confédération du Nord,
échouèrent devant les cris de réprobation des députés de ces États : « Pas d’extension de
compétence. » L’état d’esprit des gouvernements qui venaient d’être vaincus sur le champ
de bataille n’était pas plus favorable. Seule, une preuve nouvelle, palpable, que la Prusse
était bien plus puissante qu’eux, par conséquent, une guerre nouvelle, une guerre alle-
mande faite par toute l’Allemagne, pouvait amener rapidement le moment de la capitula-
tion. Et puis la ligne de séparation du Main, qui avait été secrètement convenue aupara-
vant entre Bismarck et Louis-Napoléon, parut cependant être imposée à la Prusse par ce
dernier après la victoire ; l’unification avec l’Allemagne du Sud, constituait donc une vio-
lation du droit reconnu cette fois formellement à la France de diviser l’Allemagne, c’était
un cas de guerre.
rait sur un mode français : les tribunaux, les magistrats, la Chambre, tout le monde traitait
en français, tous les actes publics et privés, toutes les écoles moyennes enseignaient en
français, la langue cultivée était et demeurait le français — naturellement un français qui
geignait et haletait sous le poids de la mutation consonantique haut-allemande. Bref, on
parlait deux langues au Luxembourg : un dialecte populaire rhénan-franconien et le fran-
çais ; mais le haut-allemand demeurait un langage étranger. La garnison prussienne de la
capitale aggravait plutôt la situation qu’autre chose. C’est assez humiliant pour l’Alle-
magne, mais c’est vrai. Et cette francisation spontanée du Luxembourg éclaire d’une juste
lumière les processus analogues en Alsace et en Lorraine allemande.
Le roi de Hollande, duc souverain de Luxembourg, avait justement grand besoin d’ar-
gent liquide et se montrait disposé à vendre le duché à Louis-Napoléon. Les Luxembour-
geois eussent consenti sans réserve à être incorporés à la France — à preuve leur attitude
dans la guerre de 1870. Sur le plan du droit international, la Prusse ne pouvait rien objec-
ter, puisqu’elle avait provoqué elle-même l’exclusion du Luxembourg de l’Allemagne.
Ses troupes séjournaient dans la capitale comme garnison d’une place forte fédérale, elles
n’eurent plus de raison de s’y trouver. Mais pourquoi ne rentrèrent-elles pas dans leurs
foyers, pourquoi Bismarck ne put-il consentir à l’annexion ?
Simplement parce que les contradictions où il s’était embarrassé se faisaient jour dé-
sormais. Avant 1866, l’Allemagne était encore pour la Prusse territoire d’annexion qu’on
devait se partager avec l’étranger, rien de plus. Après 1866, l’Allemagne était devenue un
protectorat prussien, que l’on devait défendre des griffes de l’étranger. Il est vrai qu’on
avait, pour des raisons prussiennes, exclu de ce nouveau pays appelé Allemagne des par-
ties entières de l’Allemagne. Mais le droit de la nation allemande à l’intégralité de son
propre territoire imposait maintenant à la couronne de Prusse le devoir d’empêcher l’inté-
gration à des États étrangers d’anciens territoires fédéraux, le devoir de leur ménager
pour l’avenir la chance d’un Anschluss avec le nouvel État prusso-allemand. C’est pour
cette raison que l’Italie était arrêtée à la frontière tyrolienne, c’est pour cette raison que le
Luxembourg ne devait plus passer maintenant à Louis-Napoléon. Un gouvernement réel-
lement révolutionnaire aurait pu le proclamer ouvertement. Mais non le révolutionnaire
royal-prussien, qui avait fini par réussir à transformer l’Allemagne ne un « concept géo-
graphique » à la Metternich. Du point de vue du droit international, il s’était mis lui-
même dans son tort et il ne pouvait s’en sortir qu’en interprétant le droit international se-
lon sa bonne vieille méthode d’étudiant de taverne.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 64
S’il ne se rendit pas dans tout cela proprement ridicule, ce fut seulement que Louis-
Napoléon, au printemps de 1867, n’était pas encore prêt pour une grande guerre. On se
mit d’accord à la conférence de Londres. Les Prussiens évacuèrent le Luxembourg ; la
place forte fut démolie, le duché fut déclaré neutre. La guerre était encore ajournée 29.
…………………………………………………………………………
De part et d’autre donc, intenses préparatifs de guerre, tant diplomatiques que mili-
taires. Et c’est alors que se produisit l’événement diplomatique suivant :
Soit dit en passant, Louis-Napoléon prouvait ici qu’il était déjà très bas. En fait, pou-
vait-il y avoir une plus belle « vengeance de Sadowa » que le règne d’un prince prussien
en Espagne, les désagréments qui devaient inévitablement en résulter, l’embarras de la
Prusse dans les rapports internes des partis espagnols, peut-être bien une guerre, une dé-
faite de la petite flotte prussienne, de toute façon, la Prusse placée devant l’Europe dans
une situation des plus grotesques ? Mais Louis-Bonaparte ne pouvait plus se donner le
29
Place laissée libre par Engels pour une intercalation qui ne fut pas faite.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 65
luxe de ce spectacle. Son crédit était déjà si ébranlé qu’il s’en tenait au point de vue tradi-
tionnel, selon lequel un prince allemand sur le trône d’Espagne mettrait la France entre
deux feux et ne pouvait donc être toléré — point de vue enfantin après 1830.
Bénédetti alla trouver Bismarck pour obtenir d’autres explications et exposer le point
de vue de la France (11 mai 1869). Il n’apprit de Bismarck rien de particulièrement pré-
cis. Mais Bismarck apprit de lui ce qu’il voulait savoir : que la candidature de Léopold si-
gnifiait la guerre immédiate avec la France. Ainsi Bismarck avait tout loisir de faire écla-
ter la guerre quand il lui plairait.
Bismarck était, lui, non seulement fin prêt à la bataille, mais cette fois, il avait réelle-
ment le peuple derrière lui, qui, à travers les mensonges diplomatiques des deux partis, ne
voyait que cette chose : il s’agissait ici non seulement d’une guerre pour le Rhin, mais
d’une guerre pour son existence nationale. Pour la première fois depuis 1813, les réserves
et la landwehr affluèrent en masse sous les drapeaux, spontanément et pleines d’envie de
se battre. Peu importait la façon dont tout cela s’était fait, peu importait quelle part de
l’héritage national deux fois millénaire Bismarck avait de sa propre initiative, ou n’avait
pas promis à Louis-Napoléon ; ce qu’il fallait, c’était faire comprendre une fois pour
toutes à l’étranger qu’il n’avait pas à se mêler des affaires intérieures de l’Allemagne et
que l’Allemagne n’était pas destinée à soutenir le trône chancelant de Louis-Napoléon en
lui cédant une part de territoire allemand. Et, devant cet élan national, toutes les diffé-
rences de classes disparurent, toutes les convoitises rhénanes des cours de l’Allemagne
du Sud, toutes les tentatives de restauration de princes bannis s’évanouirent.
Les deux parties s’étaient cherché des alliances. Louis-Napoléon était sûr de l’Au-
triche et du Danemark, assez sûr de l’Italie. Bismarck avait avec lui la Russie. Mais
comme toujours, l’Autriche n’était pas prête, elle ne put intervenir effectivement avant le
2 septembre — et le 2 septembre, Louis-Napoléon était prisonnier des Allemands et la
Russie avait prévenu l’Autriche qu’elle l’attaquerait dès que celle-ci attaquerait la Prusse.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 66
En Italie cependant, la fourbe politique de Louis-Napoléon portait ses fruits ; il avait vou-
lu mettre en train l’unité nationale, mais il avait aussi voulu protéger le pape de cette
même unité nationale ; il avait occupé Rome avec des troupes dont il avait maintenant be-
soin chez lui et qu’il ne pouvait cependant retirer sans exiger de l’Italie l’engagement de
respecter Rome et la souveraineté du pape, ce qui, de l’autre côté, empêchait l’Italie de
lui prêter assistance. Enfin, le Danemark reçut de la Russie l’ordre de se tenir tranquille.
Mais les coups rapides des armes allemandes, de Spickeren et de Wœrth à Sedan pro-
voquèrent la localisation de la guerre d’une manière plus décisive que toutes les négocia-
tions diplomatiques. L’armée de Louis-Napoléon fut battue à chaque combat et finale-
ment prit, pour les trois quarts, la route de l’Allemagne et de la captivité. Ce n’était pas la
faute des soldats, qui s’étaient battus très courageusement, mais bien celle des chefs et de
l’administration. Mais lorsqu’on a érigé son Empire, comme Louis-Napoléon, en s’ap-
puyant sur une bande de canailles, lorsqu’on n’a maintenu cet Empire, dix-huit ans du-
rant, qu’en livrant la France à leur exploitation, lorsqu’on a installé toute cette racaille
aux postes clefs de l’État, et leurs complices aux postes subalternes, il ne faut pas engager
de lutte à la vie à la mort, sous peine de voir tout le monde vous laisser en plan. En moins
de cinq semaines, tout l’édifice de l’Empire dont les philistins européens s’étaient émer-
veillés des années durant s’écroulait ; la révolution du 4 septembre ne fit que déblayer les
décombres ; et Bismarck, qui était parti en guerre pour fonder la petite Allemagne se trou-
va un beau matin fondateur d’une République française.
Selon la propre proclamation de Bismarck, la guerre n’avait pas été dirigée contre le
peuple français, mais contre Louis-Napoléon. Avec sa chute, tout motif de guerre dispa-
raissait. C’était ce que s’imaginait aussi le gouvernement du 4 septembre — pas si naïf
par ailleurs — et il fut très surpris lorsque soudain Bismarck se montra tel qu’il était un
junker prussien.
Personne au monde ne hait autant les Français que le junker prussien. Car, non seule-
ment, les junkers, jusque-là exempts d’impôts, avaient durement souffert, entre 1806 et
1813, de la correction que les Français leur avaient infligée et que leur avait valu leur
propre orgueil, mais, ce qui était bien pire, ces impies de Français avaient, par leur Révo-
lution sacrilège, troublé à tel point les esprits que l’ancienne splendeur des hobereaux
avait été enterrée presque totalement, même dans la vieille Prusse ; que les pauvres jun-
kers devaient mener sans cesse un rude combat pour ce qui restait de cette splendeur, et
qu’un grand nombre d’entre eux étaient déjà tombés au rang d’une pitoyable noblesse de
parasites. Il fallait se venger sur la France, et les officiers junkers de l’armée, sous la di-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 67
rection de Bismarck, s’en chargèrent. On s’était fait des listes des contributions de guerre
françaises levées en Prusse, et on estima d’après elles les impositions qu’on devait lever
en France dans les villes et les départements — en tenant compte naturellement de la ri-
chesse beaucoup plus grande de la France. On réquisitionna des vivres, du fourrage, des
vêtements, des chaussures, etc. avec une brutalité voulue et affichée. Un maire des Ar-
dennes, qui déclara ne pouvoir faire la livraison exigée, reçut vingt-cinq coups de bâtons
sans autre forme de procès ; le gouvernement de Paris en a publié la preuve officielle. Les
francs-tireurs, qui se comportaient selon le décret de 1813 sur la Landsturm prussienne
aussi exactement que s’ils l’avaient expressément étudié, furent fusillés sans pitié là où
on les prenait. Même les histoires de pendules envoyées en Allemagne sont vraies, le
Journal de Cologne lui-même en a parlé. Seulement, d’après les conceptions prussiennes,
ces pendules n’étaient pas volées ; elles étaient des biens sans possesseurs découverts
dans les maisons de campagne abandonnées des environs de Paris et on les annexait pour
les êtres chers restés au pays. Et c’est ainsi que les junkers, sous la direction de Bismarck,
s’arrangèrent pour que, malgré l’attitude irréprochable tant des hommes que d’une grande
partie des officiers, le caractère spécifiquement prussien de la guerre fût conservé et ren-
du inoubliable aux français qui rendirent, eux, responsable l’armée tout entière de
l’odieuse mesquinerie des junkers.
Cependant, il était réservé à ces junkers de rendre au peuple français un honneur qui
n’a pas son pareil dans l’histoire tout entière. Lorsque toutes les tentatives de dégager Pa-
ris eurent échoué, lorsque toutes les armées françaises furent repoussées, lorsque la der-
nière grande offensive de Bourbaki sur les lignes de communication des Allemands eut
été mise en échec, lorsque la diplomatie européenne eut abandonné la France à son sort
sans bouger le petit doigt, Paris, Affamé, dut capituler. Et les cœurs des junkers battirent
plus fort lorsqu’ils purent enfin faire leur entrée triomphale dans le foyer impie et se ven-
ger à fond de ces rebelles endurcis de Parisiens, en tirer cette vengeance complète que
leur avait refusée en 1814 le tsar Alexandre et en 1815 Wellington ; ils pouvaient mainte-
nant châtier à cœur joie le foyer et la patrie de la révolution.
Paris capitula ; il paya 200 millions de contribution de guerre ; les forts furent livrés
aux Prussiens ; la garnison abaissa les armes devant les vainqueurs et livra son artillerie
de campagne ; les canons des fortifications furent démontés de leurs affûts ; tous les
moyens de résistance que possédait l’État furent livrés pièce par pièce mais on ne toucha
pas aux véritables défenseurs de Paris, la garde nationale, le peuple parisien en armes. De
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 68
ceux-là, personne ne pensait qu’ils livreraient leurs armes, ni leurs fusils, ni leurs ca-
nons 30 ; et, pour qu’il fût manifeste au monde entier que la victorieuse armée allemande
s’était respectueusement arrêtée devant le peuple de Paris en armes, les vainqueurs n’en-
trèrent pas dans la ville, ils se contentèrent d’occuper pendant trois jours les Champs-Ély-
sées, — un jardin public — gardés, surveillés, bloqués par les sentinelles des Parisiens !
Pas un soldat allemand ne mit les pieds à l’Hôtel de ville, pas un seul ne foula les boule-
vards et les rares qui furent admis au Louvre pour y admirer les œuvres d’art avaient dû
demander la permission ; c’était rompre la capitulation. La France était battue, Paris était
affamé, mais le peuple parisien s’était assuré ce respect par son passé glorieux ; aucun
vainqueur n’osait exiger ses armes n’avait le courage d’aller le trouver chez lui, et de pro-
faner ses rues, champs de bataille de tant de révolutions, par une marche triomphale. Ce
fut comme si l’empereur allemand frai émoulu avait tiré son chapeau devant les révolu-
tionnaires vivants de Paris, comme autrefois son frère devant les morts des combattants
de Mars de Berlin, comme si l’armée allemande tout entière, derrière lui, présentait les
armes.
Mais ce fut le seul sacrifice que s’imposa Bismarck. Sous prétexte qu’il n’y avait pas
de gouvernement en France qui pût signer la paix avec lui — ce qui n’était ni plus vrai ni
plus faux le 4 septembre que le 20 janvier — il avait exploité ses succès à la prussienne
jusqu’à la dernière goutte, et ne s’était déclaré disposé à la paix qu’après l’écrasement
complet de la France. A nouveau, à la conclusion de la paix elle-même, la « situation fa-
vorable fut exploitée sans scrupules », comme on dit en bon vieux prussien. Non seule-
ment on extorqua la somme inouïe de cinq milliards d’indemnité, mais on arracha deux
provinces à la France, l’Alsace et la Lorraine allemande avec Matz et Strasbourg et on les
incorpora à l’Allemagne. Par cette annexion, Bismarck intervient pour la première fois en
politicien indépendant ; il ne réalise plus à sa manière un programme qui lui est dicté du
dehors, mais il traduit dans les faits les produits de son propre cerveau ; c’est ainsi qu’il
commet sa première gaffe colossale 31…
30
Ce furent ces canons, appartenant à la garde nationale et non à l’État, — c’est pour-
quoi on ne les avait pas livrés aux Prussiens —, que, le 18 mars 1871, Thiers donna
l’ordre de voler aux Parisiens : il provoqua ainsi l’insurrection dont sorti la Com-
mune. (Note d’Engels.)
31
Il y a en cet endroit du manuscrit une place laissée libre pour une addition qui n’a pas
été faite.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 69
IV
L’ANNEXION
DE L’ALSACE-LORRAINE
L’Alsace avait été conquise par la France, pour l’essentiel, pendant la guerre de
Trente ans. Richelieu avait oublié en cela le solide principe d’Henry IV : « Que la langue
espagnole soit à l’Espagnol, l’allemande à l’Allemand ; mais où on parle français, c’est
mon lot » ; Richelieu s’appuya sur le principe de la frontière naturelle du Rhin, de la fron-
tière historique de la Gaule ancienne. C’était de la folie ; mais le Saint-Empire romain
germanique, qui comprenait les domaines linguistiques français de Lorraine, de Belgique
et même de Franche-Comté, n’avait pas le droit de reprocher à la France l’annexion de
pays de langue allemande. Et si Louis XIV, en 1681, s’était emparé de Strasbourg en
pleine paix, avec l’aide d’un parti d’inspiration française dans la ville, la Prusse était mal
venue de s’en indigner, après qu’elle eut de même fait violence, sans succès toutefois, à la
ville libre de Nuremberg en 1796, et sans même être appelée, elle, par un parti prussien 32.
32
On reproche à Louis XIV d’avoir lâché, en pleine pais, ses Chambres de réunion sur
un territoire allemand qui ne lui appartenait pas. Même la jalousie la plus malveillante
ne peut reprocher la même chose aux Prussiens. Au contraire. Après avoir, en 1795,
fait une paix séparée avec la France, en violant directement la Constitution d’Empire,
après avoir rassemblé autour d’eux leurs petits voisins, également parjures, au-delà de
la ligne de démarcation dans la première Confédération de l’Allemagne du Nord, ils
mirent à profit la situation difficile dans laquelle se trouvaient des États du Sud de
l’Allemagne, qui désormais poursuivaient seuls la guerre en même temps que l’Au-
triche, pour des tentatives d’annexion en Franconie. Ils formèrent à Anspach et à Bay-
reuth, qui étaient prussiennes alors, des Chambres de réunion sur le modèle de celles
de Louis XIV ; ils prétendirent à une série de territoires voisins ; prétentions en face
desquelles les prétextes de Louis XIV semblaient lumineusement convaincants. Et
lorsque les Allemands furent battus, lorsque les Français entrèrent en Franconie, les
Prussiens sauveurs occupèrent Nuremberg y compris les faubourgs jusqu’aux murs
d’enceinte, et ils obtinrent des bourgeois rassis de Nuremberg, tremblants de peur, un
traité (2 septembre 1796), par lequel la ville se soumettait à la souveraineté prus-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 70
La Lorraine fut vendue à la France par l’Autriche en 1735 à la paix de Vienne et de-
vint finalement possession française en 1766. Depuis des siècles, elle n’avait appartenu
que nominalement à l’Empire germanique, ses ducs étaient français sous tous les rapports
et presque toujours alliés à la France.
Il y eut dans les Vosges jusqu’à la Révolution française une quantité de petites sei-
gneuries qui se comportaient à l’égard de l’Allemagne comme États d’Empire immédiats,
mais en ce qui concerne la France, avaient reconnu la souveraineté de celle-ci ; elles ti-
raient profit de cette situation ambiguë et puisque l’Empire germanique laissait faire, au
lieu de demander des comptes aux seigneurs dynastes, il ne pouvait se plaindre que la
France, en vertu de sa souveraineté, prît sous sa protection contre ces seigneurs expulsés,
les habitants de ces domaines.
Au total, ce pays allemand, jusqu’à la Révolution, ne fut pour ainsi dire pas francisé.
L’Allemand demeura la langue d’enseignement et la langue d’administration pour les re-
lations intérieures, du moins en Alsace. Le gouvernement français favorisait les provinces
allemandes, dont nul ennemi, depuis le début du XVIIIe siècle, après de longues années
de guerres dévastatrices, n’avait plus foulé le sol. L’Empire allemand, déchiré par d’éter-
nelles guerres intérieures, n’était vraiment pas fait pour engager les Alsaciens à rentrer
dans le sein de la mère patrie ; du moins on avait avec les Français le calme et la paix ; on
savait à qui on avait affaire. Ainsi, les philistins qui donnaient le ton se pliaient-ils de bon
gré aux décrets impénétrables de la Providence. A vrai dire, le sort des Alsaciens n’était
pas sans exemple, les habitants du Holstein étaient aussi sous la domination étrangère du
Danemark.
Vint la Révolution française. Ce que l’Alsace et la Lorraine n’avaient jamais osé es-
pérer de l’Allemagne, la France le leur donna. Les liens féodaux furent brisés. Le paysan
taillable et corvéable devint un homme libre, dans bien des cas propriétaire de sa ferme et
de son champ. Dans les villes, le pouvoir des patriciens et les privilèges de corporations
disparurent. On chassa la noblesse. Et dans les domaines des petits princes et des petits
seigneurs, les paysans suivirent l’exemple de leurs voisins ; ils chassèrent les dynastes,
les Chambres de gouvernement et la noblesse, ils se déclarèrent libres citoyens français.
Nulle part en France, le peuple ne se rallia à la Révolution avec plus d’enthousiasme que
sienne, à la condition que… les Juifs ne seraient jamais admis dans la ville. Mais là-
dessus, l’archiduc Charles avança, il battit les Français à Würzburg les 3 et 4 sep-
tembre 1796, et ainsi s’envola en fumée bleue cette tentative de faire comprendre de
force aux Nurembergeois la mission allemande de la Prusse. (Note d’Engels.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 71
dans les régions de langue allemande. Et, plus encore, lorsque le Saint-Empire germa-
nique déclara la guerre à la Révolution, lorsque les Allemands, non contents de porter en-
core leurs chaînes avec obéissance, se prêtèrent à imposer à nouveau aux Français leur
servitude ancienne, et aux paysans alsaciens les seigneurs féodaux qu’ils venaient de
chasser, c’en fut fini du germanisme de l’Alsace et de la Lorraine ; elles se mirent à haïr
les Allemands. C’est alors que la Marseillaise fit composée à Strasbourg et ce furent des
Alsaciens qui la chantèrent les premiers ; les Franco-Allemands, malgré leur langue et
leur passé finirent, sur des centaines de champs de bataille, par ne plus former qu’un seul
peuple avec les Français de nationalité, dans la lutte pour la Révolution.
La grande Révolution n’a-t-elle pas fait le même prodige avec les Flamands de Dun-
kerque, avec les Celtes de Bretagne, avec les Italiens de Corse ? Et lorsque nous nous
plaignons qu’il en fut de même pour les Allemands, avons-nous donc oublié toute notre
histoire, qui a rendu cela possible ? Avons-nous oublié que toute la rive gauche du Rhin,
qui pourtant ne prit qu’une part passive à la Révolution, était française d’esprit lorsque
les Allemands y revinrent en 1814 ? qu’elle demeura française d’esprit jusqu’en 1848, où
la Révolution réhabilita les Allemands aux yeux des Rhénans ? Que l’enthousiasme de
Heine pour les Français, et même son bonapartisme, n’était autre chose que l’écho de
l’état d’esprit de tout le peuple sur la rive gauche du Rhin ?
Lorsque les coalisés entrèrent en France en 1814, c’est justement en Alsace et en Lor-
raine qu’ils trouvèrent les ennemis les plus décidés, la résistance la plus rude dans le
peuple lui-même ; c’est que, dans ces pays, on était sensible au danger de redevenir alle-
mand. Et cependant, en Alsace-Lorraine, on parlait alors presque exclusivement l’alle-
mand. Mais lorsque ces provinces ne coururent plus le danger d’être soustraites à la
France, lorsque les velléités d’annexion des chauvins romantiques allemands se furent
calmées, on comprit qu’il fallait, sur le plan linguistique aussi, s’intégrer toujours davan-
tage à la France ; et dès lors, on fit ce qu’aveint fait spontanément chez eux les Luxem-
bourgeois, on procéda à la francisation des écoles. Cependant le processus de transforma-
tion fut très lent ; seule la génération bourgeoise d’aujourd’hui est réellement francisée,
alors que les paysans et les ouvriers parlent allemand. La situation est à peu près la même
qu’au Luxembourg : l’allemand littéraire a cédé la place au français (excepté en chaire),
mais le patois allemand n’a perdu du terrain qu’à la frontière linguistique et on l’emploie
beaucoup plus comme langage courant que dans la plupart des campagnes d’Allemagne.
Tel est le pays que Bismarck et les junkers prussiens, soutenus, comme il semble, par
la réminiscence d’un romantisme chauvin inséparable de toutes les questions allemandes,
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 72
eurent l’audace de faire redevenir allemand. Il était aussi absurde de vouloir rendre à
l’Allemagne Strasbourg, patrie de la Marseillaise, que de faire de Nice, patrie de Garibal-
di, une ville française. A Nice, cependant, Louis-Napoléon respecta les convenances, il fit
plébisciter l’annexion et la manœuvre réussit. En dehors du fait que les Prussiens détes-
taient de telles mesures révolutionnaires pour de très bonnes raisons — il n’est jamais ar-
rivé, où que ce soit, que la masse du peuple désirât l’annexion à la Prusse — on savait
bien que, précisément, en Alsace-Lorraine, la population était plus unanime dans son atta-
chement à la France que les nationaux français eux-mêmes. Ainsi ce coup de main ne fut-
il exécuté que par la force. Ce fut une sorte de vengeance sur la révolution française ; on
arrachait l’un des morceaux qui, justement, avaient été soudés à la France par la Révolu-
tion.
Militairement, l’annexion avait sans doute un objectif. Avec Metz et Strasbourg, l’Al-
lemagne obtenait un front de défense d’une force prodigieuse. Tant que la Belgique et la
Suisse demeurent neutres, une offensive française ne peut porter nulle part ailleurs que
sur l’étroite bande de territoire qui se trouve entre Metz et les Vosges, et contre cette of-
fensive, Coblence, Metz, Strasbourg et Mayence constituent le quadrilatère de places
fortes le plus puissant et le plus grand du monde. Mais aussi, ce quadrilatère de places
fortes, comme celui de l’Autriche en Lombardie, se trouve pour la moitié en territoire en-
nemi et il y constitue des citadelles pouvant servir à maintenir la population sous le joug.
Plus encore : pour le compléter, il fallut empiéter en dehors du domaine linguistique alle-
mand, il fallut annexer environ deux cent cinquante mille nationaux français.
Le grand avantage stratégique est donc le seul point qui peut excuser l’annexion.
Mais y a-t-il un rapport quelconque entre cet avantage et le préjudice qui en est résulté ?
L’immense tort moral dans lequel le jeune Empire allemand s’est mis en posant
comme principe fondamental, ouvertement et aux yeux de tous, la violence brutale — le
junker prussien ne veut pas le voir. Au contraire, il lui faut des sujets récalcitrants, main-
tenus par la violence ; ils sont la preuve de l’accroissement de la puissance prussienne ; et
au fond, il n’en a jamais eu d’autre. Mais ce à quoi il eût dû prendre garde, c’étaient aux
conséquences politiques de l’annexion. Et celles-ci étaient évidentes. Avant même que
l’annexion eût force de loi, Marx les criait au monde dans une circulaire de l’Internatio-
nale : « L’annexion de l’Alsace-Lorraine fait de la Russie l’arbitre de l’Europe. » Et les
social-démocrates 33 l’ont souvent répété à la tribune du Reichstag, jusqu’à ce que cette
33
August Bebel et Wilhelm Liebknecht.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 73
vérité fût reconnue finalement par Bismarck lui-même, dans son discours parlementaire
du 6 février 1888, gémissant devant le tsar tout-puissant, maître de la guerre et de la paix.
Cela était pourtant clair comme le jour. En arrachant à la France deux de ses pro-
vinces les plus fanatiquement patriotes, on la poussait dans les bras de celui qui lui ferait
espérer leur retour, on se faisait de la France un ennemi éternel. Sans doute, Bismarck,
qui, en l’occurrence, incarne en toute conscience et dignité les philistins allemands,
exige-t-il des Français qu’ils renoncent à l’Alsace-Lorraine non seulement juridiquement,
mais moralement, qu’ils se réjouissent même, pourquoi pas ? de ce que ces deux mor-
ceaux de la France révolutionnaire soient « rendus à la mère patrie », ce dont ils ne
veulent d’ailleurs pas du tout. Malheureusement, les Français ne sont pas disposés à le
faire, pas plus que les Allemands ne renoncèrent moralement à la rive gauche du Rhin
pendant les guerres napoléoniennes, encore qu’à cette époque celle-ci ne désirât pas leur
revenir. Tant que les Alsaciens et les Lorrains réclameront le retour à la France, la France
doit s’efforcer et s’efforcera de les recouvrer, elle devra chercher les moyens de le faire,
entre autres elle devra rechercher des alliés. Et contre l’Allemagne, l’allié naturel est la
Russie.
Si les deux nations les plus grandes et les plus forts du continent occidental se neutra-
lisent réciproquement par leur hostilité, s’il y a même entre elles un éternel sujet de dis-
corde, qui les excite à se combattre, seule en tirera avantage… la Russie qui, dont les
mains n’en sont alors que plus libres ; la Russie qui, dans ses appétits de conquête, peut
être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut attendre de la France qui, dans
ses appétits de conquête, peut être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut
attendre de la France un appui sans conditions. Et Bismarck n’a-t-il pas mis la France en
position de mendier l’alliance russe, d’être obligée d’abandonner de plein gré Constanti-
nople à la Russie, si la Russie lui promet seulement ses provinces perdues ? Et si, malgré
cela, la paix a été maintenue dix-sept années durant, faut-il l’attribuer à un autre fait que
celui-ci : le système de réserve inauguré en France et en Russie demande seize ans, et
même vingt-cinq ans, depuis les récents perfectionnements allemands, pour fournir le
nombre suffisant de classes exercées. Et après avoir été durant seize années déjà le fait
dominant de toute la politique de l’Europe, l’annexion n’est-elle pas à l’heure actuelle la
cause profonde de toute la crise qui menace de guerre la cause profonde de toute la crise
qui menace de guerre le continent ? Supprimez ce seul et unique fait et la paix est assu-
rée.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 74
Avec son français qu’il parle avec l’accent de l’Allemand du Sud, le bourgeois alsa-
cien, ce fat et ce bâtard, qui se veut plus français d’allure que les Français de souche, qui
regarde Gœthe de haut, s’enflamme pour Racine, mais qui n’arrive pourtant pas à se dé-
barrasser de la mauvaise conscience d’être secrètement Allemand, et se croit ainsi obligé
de déblatérer continuellement sur l’Allemagne, si bien qu’il ne peut même pas servir de
médiateur entre l’Allemagne et la France — ce bourgeois alsacien est bien sûr un indivi-
du méprisable, qu’il soit industriel à Mulhouse ou journaliste à Paris. Mais qui l’a fait ce
qu’il est, sinon l’histoire allemande des trois derniers siècles ? Récemment encore,
presque tous les Allemands à l’étranger, les commerçants surtout, n’étaient-ils pas de vé-
ritables Alsaciens, reniant leur qualité d’Allemands, se torturant comme des bêtes qu’ils
étaient pour s’assimiler leur nouvelle nationalité étrangère, et se comportant ainsi de leur
propre chef au moins aussi ridiculement que les Alsaciens qui, eux, y sont plus ou moins
contraints par les circonstances ? En Angleterre, par exemple, toute la société commer-
çante allemande immigrée entre 1815 et 1840 était anglicisée presque sans exception ; on
s’y exprimait presqu’exclusivement en anglais, et, aujourd’hui encore, à la Bourse de
Manchester par exemple, évoluent quelques vieux philistins allemands qui donneraient la
moitié de leur fortune pour pouvoir passer pour de vrais Anglais. Ce n’est que depuis
1848 que quelque chose a changé, et depuis 1870, depuis que même le lieutenant de ré-
serve vient en Angleterre et que Berlin y envoie son contingent, l’obséquiosité d’autrefois
cède le pas à une arrogance prussienne qui ne nous rend pas moins ridicules à l’étranger.
Et depuis 1871, le rattachement à l’Allemagne a-t-il été plus accommodé au goût des
Alsaciens ? Au contraire. On les a placés sous un régime de dictature, tandis qu’à côté, en
France, la République régnait. On a introduit chez eux le système prussien des Landräte
pédantesque et importun, auprès duquel, quoiqu’on en dise tant de mal, l’ingérence de
l’administration préfectorale française — rigoureusement réglée par la loi — est un ré-
gime en or. On supprima rapidement tout vestige de la liberté de la presse, du droit de
réunion et d’association, on prononça la dissolution des conseils municipaux récalcitrants
et on installa dans les fonctions de maires des bureaucrates allemands Par contre, on flatta
les « notables », c’est-à-dire les nobles et les bourgeois complètement francisés, on les
protégea dans leur exploitation des ouvriers et des paysans, qui, s’ils n’étaient pas Alle-
mands de mentalité, n’en parlaient pas moins l’allemand et représentaient le seul élément
sur lequel une tentative de réconciliation eût pu s’appuyer. Et qu’en a-t-on retiré ? Qu’en
février 1887, alors que l’Allemagne tout entière se laissait intimider en envoyait au
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 75
Or, si les Alsaciens sont ce qu’ils sont, avons-nous le droit de leur en vouloir ? Nulle-
ment. Leur antipathie à l’égard de l’annexion est un fait historique qui ne saurait être abo-
li, mais réclame une explication. Et là, nous devons nous demander : combien de fautes
historiques énormes, l’Allemagne a-t-elle dû commettre en Alsace pour que, après dix-
sept ans de tentatives de germanisation, les Alsaciens s’écrient d’une voix unanime :
épargnez-nous cette épreuve ? Avons-nous le droit de nous imaginer que deux campagnes
heureuses et dix-sept années de dictature bismarckienne suffisent pour effacer tous les ef-
fets de la honteuse histoire de trois siècles ?
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 76
V
ÉDIFICATION ET STRUCTURE
DU NOUVEL EMPIRE ALLEMAND
Bismarck avait atteint son but. Son nouvel Empire prusso-allemand avait été procla-
mé à Versailles, dans la salle d’apparat de Louis XIV. La France était à ses pieds, désar-
mée. Paris rebelle, auquel même lui n’avait pas osé toucher, avait été provoqué par
Thiers, poussé à l’insurrection de la Commune, puis abattu par les soldats de l’ex-armée
impériale rentrant de captivité. Tous les philistins d’Europe admiraient Bismarck comme
ils avaient admiré son modèle, Louis-Bonaparte, dans les années cinquante. Avec l’appui
de la Russie, l’Allemagne était devenue la première puissance d’Europe, et toute la puis-
sance de l’Allemagne était entre les mains du dictateur Bismarck. Il s’agissait maintenant
de savoir ce qu’il saurait faire de cette puissance. Si jusqu’alors il avait réalisé le pro-
gramme d’unité des bourgeois, non toutefois sur le mode bourgeois, mais par des moyens
bonapartistes, ce sujet était maintenant passablement épuisé, il lui fallait maintenant un
programme personnel, il lui fallait montrer les idées qu’il était capable de tirer dans l’édi-
fication intérieure du nouvel Empire.
La grande propriété foncière est entre les mains d’un petit nombre de magnats (en Si-
lésie surtout) et d’un grand nombre de propriétaires moyens dont la densité est la plus
élevée dans les provinces de la vieille Prusse, à l’est de l’Elbe. Ce sont donc ces junkers
prussiens qui dominent plus ou moins toute cette classe. Ils sont eux-mêmes agriculteurs
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 77
dans la mesure où ils font en majeure partie exploiter leurs possesseurs de distilleries et
de sucreries. Leur propriété, là où cela a pu se faire, est attachée à la famille sous forme
de majorat. Les fils cadets entrent dans l’armée ou dans l’administration civile ; ainsi, à
cette petite noblesse foncière, se rattache une noblesse plus petite d’officiers et d’em-
ployés, qui s’accroît encore par l’anoblissement à outrance des officiers supérieurs et des
plus hauts fonctionnaires bourgeois. A la limite inférieure de toute cette clique noble se
forme, tout naturellement, une noblesse de parasites, un lumpenprolétariat d’aristocrates
vivant de dettes, de jeux louches, d’indiscrétions, de mendicité et d’espionnage politique.
L’ensemble de cette société constitue le monde des junkers prussiens, et elle est l’un des
piliers principaux du vieil État de Prusse. Mais le noyau de propriétaires fonciers de ce
monde de junkers repose quant à lui sur une base peu solide. L’obligation où ils sont de
tenir leur rang est chaque jour plus dispendieuse ; pour entretenir les fils cadets jusqu’au
grade de lieutenant ou au poste d’assesseur, pour caser les filles, il faut de l’argent ; et,
puisque ce sont là des obligations dont l’accomplissement prime toute autre considéra-
tion, il n’est pas étonnant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des
lettres de change ou même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout en-
tier est continuellement au bord de l’abîme ; toute autre considération, il n’est pas éton-
nant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des lettres de change ou
même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout entier est continuelle-
ment au bord de l’abîme ; toute catastrophe, guerre, mauvaise récolte ou crise commer-
ciale, menace de l’y précipiter ; rien d’étonnant donc que depuis un bon siècle, il n’ait été
sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de l’État, et qu’il ne continue de
vivre un bon siècle, il n’ait été sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de
l’État, et qu’il ne continue de vivre que grâce à elles. Cette classe, artificiellement conser-
vée, est vouée à la ruine ; il n’y a pas de secours d’État qui puisse la maintenir en vie in-
définiment. Mais, avec elle, c’est aussi tout le vieil État prussien qui disparaît.
Le paysan est, politiquement, un élément peu actif. S’il est lui-même propriétaire, il
périclite de plus en plus, victime des conditions de production défavorables au paysan
parcellaire privé de l’ancienne mark, ou pâturage communal, sans lequel nul élevage
n’est possible. S’il est fermier, c’est pire encore. La petite exploitation paysanne suppose
une prédominance de l’économie naturelle, elle se ruine dans l’économie monétaire. De
là : endettement croissant, expropriations massives par les créanciers, recours à l’indus-
trie familiale, simplement pour ne pas être expulsé de son lopin de terre. Politiquement, la
paysannerie est le plus souvent indifférente ou réactionnaire : ultramontaine en Rhénanie
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 78
par suite d’une vielle haine de la Prusse, dans d’autres régions elle est particulariste ou
protestante conservatrice. Dans cette classe, le sentiment religieux sert encore d’expres-
sion à des intérêts sociaux ou politiques.
De la bourgeoisie, nous avons déjà traité. Depuis 1848, elle a été emportée dans un
essor économique inouï. L’Allemagne a participé largement au développement colossal
de l’industrie qui suivit la crise commerciale de 1847, développement déterminé par
l’établissement d’une ligne de navigation à vapeur transocéanique qui eut lieu à cette
époque, par l’énorme extension des chemins de fer et par la découverte des mines d’or de
Californie et d’Australie. C’est l’effort de la bourgeoisie pour éliminer l’entrave au déve-
loppement commercial que constituaient tous les petits États et pour obtenir sur le marché
mondial une situation égale à celle de ses concurrents étrangers qui avait mis en branle la
révolution bismarckienne. Maintenant que les milliards français ruisselaient sur l’Alle-
magne, une nouvelle période d’activité fiévreuse s’ouvrait pour la bourgeoisie, au cours
de laquelle elle se révéla pour la première fois grande nation industrielle par un krach na-
tional allemand. Elle était déjà alors économiquement la classe la plus puissante de la po-
pulation ; l’État devait obéir à ses intérêts économiques ; la révolution de 1848 avait don-
né à l’État une forme constitutionnelle extérieure qui donnait à la bourgeoisie de dominer
aussi politiquement et de s’habituer à l’exercice du pouvoir. Cependant, elle était encore
fort éloignée du véritable pouvoir politique. Elle n’avait pas été victorieuse dans le conflit
contre Bismarck ; ce conflit, réglé par une révolution dirigée d’en haut, lui avait appris
que, provisoirement, le pouvoir exécutif ne dépendait d’elle que d’une manière très indi-
recte encore, qu’elle ne pouvait ni destituer ni imposer de ministres, ni disposer de l’ar-
mée. Avec cela, en face d’un pouvoir exécutif énergique, elle était lâche et veule, mais les
junkers l’étaient aussi, et elle au moins avait l’excuse du conflit économique direct qui
l’opposait à la classe ouvrière industrielle révolutionnaire. Mais il était certain qu’elle de-
vait peu à peu anéantir économiquement les junkers ; il était certain que, parmi les classes
possédantes, elle était la seule qui eût, encore des perspectives d’avenir.
Enfin, les ouvriers. Pour ce qui est des travailleurs de la campagne, ceux de l’Est tout
au moins étaient encore dans un demi-servage, et n’étaient pas capables de discernement.
Au contraire, parmi les travailleurs des villes, la social-démocratie avait fait des progrès
foudroyants, elle grandissait dans la mesure où la grande industrie prolétarisait les masses
populaires et accentuait à l’extrême l’opposition de classes entre capitalistes et tra-
vailleurs. Si les travailleurs sociaux-démocrates étaient encore divisés provisoirement en
deux partis rivaux, depuis la parution du Capital de Marx, leur opposition de principe
avait pratiquement disparu. La lassalisme de stricte observance, se bornait à réclamer des
« coopératives de production subventionnées par l’État », s’endormait peu à peu et se ré-
vélait de moins en moins apte à fournir le noyau d’un parti ouvrier bonapartiste et socia-
liste étatique. Les fautes que certains chefs avaient commises à ce point de vue, le juge-
ment sain des masses les avaient réparées. L’unité des deux tendances social-démocrates,
qui n’était plus retardée que par des questions de personne, était assurée pour un avenir
proche. Mais, déjà à l’époque de la scission, et malgré elle, le mouvement était assez
puissant pour inspirer de la terreur à la bourgeoisie industrielle et pour la paralyser dans
sa lutte contre le gouvernement, encore indépendant d’elle : la bourgeoisie allemande, de-
puis 1848, ne pouvait plus se débarrasser du spectre rouge.
Cette vision en classe était à la base de la division en parties au Parlement et dans les
diètes. La grande propriété foncière et une partie de la paysannerie formaient la masse
des conservateurs ; la bourgeoisie industrielle fournissait l’aile droite du libéralisme bour-
geois : les nationaux ; l’aile gauche — le parti démocrate affaibli ou parti progressiste —
venait des petits bourgeois, soutenus par une partie de la bourgeoisie et des travailleurs.
Enfin les travailleurs avaient leur parti à eux, la social-démocratie, auquel appartenaient
également des petits bourgeois.
vrière, dont nous ne pouvons guère exiger de lui qu’il comprenne la mission historique)
son nouvel Empire aurait d’autant plus de chances de durer qu’il le préparerait progressi-
vement à se transformer en État bourgeois moderne. N’exigeons pas de lui ce qui dans
ces circonstances lui était impossible. Il n’était ni possible ni même opportun à l’époque
de passer immédiatement à un régime parlementaire, avec un Reichstag doté d’un pou-
voir souverain (comme dans la Chambre des communes en Angleterre) ; la dictature exer-
cée selon des formes parlementaires devait paraître encore nécessaire pour l’instant à Bis-
marck lui-même ; nous ne lui reprochons pas du tout d’avoir commencé par la conserver,
nous demandons simplement à quoi elle pouvait servir. Et là, on ne peut mettre en doute
que la seule voie sur laquelle on avait chance d’assurer au nouvel Empire un fondement
solide et une calme évolution interne était la mise en place progressive de structures poli-
tiques correspondant à la Constitution anglaise. Et abandonnant à la ruine imminente la
plus grande partie des junkers, d’ailleurs impossible à sauver, il paraissait toujours pos-
sible de laisser se former avec le reste, et avec des éléments nouveaux, une classe de
grands propriétaires fonciers indépendants, classe qui ne serait elle-même que la flèche
ornementale de la bourgeoisie ; une classe à laquelle la bourgeoisie, même en pleine
jouissance de si-on pouvoir, devrait abandonner des fonctions représentatives dans l’État,
et avec elles les postes les plus gras et une très grande influence. En faisant à la bourgeoi-
sie les concessions politiques dont à la longue n ne pouvait la priver (c’est ainsi au moins
qu’on devait juger du point de vue des classes possédantes), en lui faisant ces conces-
sions, même à faibles doses et de loin en loin, on engageait du moins le nouvel Empire
dans la voie sur laquelle il lui était possible de rejoindre les autres États occidentaux poli-
tiquement fort en avance sur lui ; où il secouerait les derniers vestiges de féodalisme, et
toute cette tradition philistine qui pesait encore lourdement sur la bureaucratie, — par-
dessus tout, on lui donnait la force de tenir seul debout, le jour où ses fondateurs, qui
n’étaient plus jeunes du tout, rendraient leur âme à Dieu.
Nulle difficulté d’ailleurs dans tout cela. Ni les junkers ni les bourgeois ne disposaient
du minimum d’énergie. Les junkers l’avaient montré depuis soixante ans, l’État ayant
toujours fait de son mieux pour leur propre bien, contre l’opposition de ces don Qui-
chotte. La bourgeoisie, qu’une longue préhistoire avait de même rendue docile, se ressen-
tait encore durement le conflit ; depuis, les succès de Bismarck avaient brisé plus encore
sa force de résistance, et la menace grandissante du mouvement ouvrier fit le reste. Dans
ces conditions, il ne pouvait pas être difficile à l’homme qui avait exaucé les aspirations
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 81
nationales de la bourgeoisie de mettre le temps qu’il voudrait à réaliser ses aspirations po-
litiques, fort modestes déjà dans l’ensemble. Il ne lui fallait que voir clairement son but.
Du point de vue des classes possédantes, c’était là la seule façon rationnelle d’agir.
Du point de vue de la classe ouvrière, il révèle, il est vrai, qu’il était déjà trop tard pour
établir un pouvoir bourgeois durable. La grande industrie, et avec elle bourgeoisie et pro-
létariat, se constituèrent en Allemagne à une époque où, presque en même temps que la
bourgeoisie, le prolétariat put faire une entrée autonome sur la scène politique ; où, par
conséquent, la lutte entre les deux classes commence avant même que la bourgeoisie ait
conquis la totalité du pouvoir politique, ou se soit assuré une position prépondérante.
Mais si en Allemagne il est trop tard pour un pouvoir solide et tranquille de la bourgeoi-
sie, la meilleure politique était cependant en 1870, dans l’intérêt des classes possédantes
en général, de s’orienter vers un pouvoir bourgeois. Car c’était le seul moyen de mettre
un terme aux survivances du féodalisme en décomposition, qui pullulaient encore dans la
législation et dans l’administration ; c’était le seul moyen d’acclimater progressivement
en Allemagne l’ensemble des résultats de la grande Révolution française, bref, de couper
la vieille perruque dont l’Allemagne était encore affublée ; de la conduire consciemment
et définitivement sur la voie de l’évolution moderne, d’adapter ses structures politiques et
ses structures industrielles. Si, finalement, la lutte inévitable entre la bourgeoisie et le
prolétariat se produisait, elle aurait lieu du moins dans des conditions normales, chacun
sachant cette fois de quoi il retournait, et non dans la confusion, l’obscurité, les chevau-
chements d’intérêts et la perplexité que nous avons connus en Allemagne en 1848. Avec
cette différence seulement que cette fois, la perplexité sera exclusivement du côté des
possédants ; car la classe ouvrière sait ce qu’elle veut.
Pour qui voyait plus loin que le bout de son nez, cela devait être évident. Mais l’opi-
nion de Bismarck n’était pas du tout celle-là. Au contraire, il se servit de l’ivresse patrio-
tique propagée par la guerre pour amener précisément la majorité du Reichstag à renon-
cer non seulement à toute extension, mais même à toute détermination précise des droits
du peuple, et à reproduire simplement dans la Constitution de l’Empire la base juridique
de la Constitution de l’Allemagne du Nord et des traités. Toutes les tentatives des petits
partis pour exprimer dans la Constitution les droits du peuple à la liberté furent rejetées,
même la proposition du Centre catholique d’insérer les articles de la Constitution prus-
sienne relatifs de réunion et d’association, ainsi que de l’indépendance de l’Église. La
Constitution prussienne, châtrée deux ou trois fois comme elle l’était, restait donc plus li-
bérale encore que la Constitution de l’Empire. Les contributions ne furent pas votées an-
nuellement, mais fixées une fois pour toutes « par la loi » : ainsi le Reichstag ne peut re-
fuser l’impôt. On appliqua par là à l’Allemagne la doctrine prussienne, incompréhensible
au monde constitutionnel non-allemand, selon laquelle les représentas du peuple n’ont
que le droit de refuser les dépenses sur le papier, tandis que le gouvernement met dans
son sac les recettes en espèces sonnantes. Mais tandis que le Reichstag est spolié des
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 83
Ainsi, Bismarck n’a pas cherché à s’appuyer sur le Reichstag, qui représentait la dis-
persion et le particularisme. Il n’ pas eu le courage — lui qui jouait au représentant de
l’idée nationale — de se mettre réellement à la tête de la nation ou de ses représentants ;
la démocratie était à son service, non lui au service de la démocratie ; plutôt que de se fier
au peuple, ils e fia à des menées tortueuses et des intrigues de coulisses, à la possibilité
qu’il avait de se fabriquer au Conseil fédéral, par des moyens diplomatiques, par la ca-
rotte et la cravache, une majorité même récalcitrante. La petitesse d’idées, l’étroitesse de
perspectives qui apparaissaient ici, correspondent tout à fait au caractère du monsieur, tel
que nous avons appris à le connaître jusqu’ici. Cependant, nous pouvons nous étonner
que ses succès ne lui aient pas permis, même un instant, de s’élever au-dessus de lui-
même.
En fait, tout le problème revenait à axer la Constitution entière sur un seul point fixe :
le chancelier d’Empire. Le Conseil fédéral devait obtenir une position qui rendît impos-
sible un pouvoir exécutif autre que celui du chancelier d’Empire, et exclût par là l’éven-
tualité de ministres responsables. En fait, toute tentative d’organisation d’un ministère
responsable se heurta, parce qu’elle empiétait soi-disant sur les droits du Conseil fédéral,
à une résistance invincible. Comme on s’en aperçut bientôt, la Constitution était « faite
sur mesure » pour Bismarck. Elle était un pas de plus sur la voie de son pouvoir dictato-
rial, grâce au système de balance des partis au Reichstag et des États particularistes au
Conseil fédéral, — un pas de plus sur la voie du bonapartisme.
Du reste, on ne peut pas dire que — en dehors des quelques concessions faites à la
Bavière et au Wurtemberg — la nouvelle Constitution constitue directement une régres-
sion. Mais c’est aussi tout ce qu’on peut dire. Les besoins économiques de la bourgeoisie
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 84
furent satisfaits pour l’essentiel, ses prétentions politiques — si tant est, qu’elle en eût en-
core, furent bloquées de la même façon qu’à l’époque du conflit.
Si tant est qu’elle eût encore des prétentions politiques. Car il est incontestable que
ces prétentions étaient entre les mains des nationaux-libéraux, tombés très bas, et qu’elles
se réduisaient encore de jour en jour. Ces messieurs, loin d’exiger de Bismarck qu’il leur
donnât les facilités de collaborer, n’aspiraient plutôt qu’à faire sa volonté, quand ça pou-
vait se faire, mais aussi quand ça ne pouvait, ou n’aurait jamais dû se faire. Bismarck les
méprisait, qui pouvait l’en blâmer ? — mais ses junkers en étaient-ils donc en rien
meilleurs et plus virils ?
Le premier domaine dans lequel l’unité de l’Empire restait à faire, l’argent, fut orga-
nisé par les lois promulguées de 1873 à 1875 sur la monnaie et sur les banques. L’établis-
sement de l’étalon-or fut un grand progrès ; mais on ne l’introduisit qu’avec beaucoup
d’hésitations et de flottement, et aujourd’hui [en 1888], il n’est pas encore établi sur une
base tout à fait ferme. Le système monétaire que l’on adopta — avec pour unité le tiers de
thaler, le mark, avec une division décimale — était celui proposé par Sœtbeer un peu
avant 1840. L’unité effective était les vingt marks-or. On aurait pu, par un changement de
valeur presque insignifiant, le rendre absolument équivalent soit au souverain-or, soit aux
vingt-cinq francs-or ou aux cinq dollars-or américains, et obtenir ainsi une liaison avec
l’un des trois grands systèmes monétaires du marché mondial. On préféra créer un sys-
tème monétaire à part, et entraver ainsi inutilement le commerce et les calculs du cours
des changes. Les lois sur la monnaie de papier et sur les banques des petits États dans
l’émission de papier-monnaie et furent, en considération du krach qui s’était produit
entre-temps, d’une certaine timidité, qui convenait à l’Allemagne, encore inexpérimentée
dans ce domaine. Ici encore, on assura en gros comme il convenait les intérêts écono-
miques de la bourgeoisie.
Enfin, venait encore la fixation de lois civiles et pénales uniformes. La résistance des
États moyens à l’extension de la compétence de l’Empire au droit civil matériel fut égale-
ment surmontée ; mais le code civil est encore en élaboration, alors que la loi pénale, la
procédure pénale et civile, le droit commercial, la législation sur les faillites et l’organisa-
tion judiciaire sont réglés sur un modèle uniforme. La suppression des normes juridiques
matérielles et formelles confuses des petits États était déjà, en elle-même, une nécessité
urgente de l’évolution progressiste, et cette suppression constitue aussi beaucoup plus que
leur contenu, le principal mérite des lois nouvelles.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 85
Le juriste anglais s’appuie sur un passé juridique qui a sauvé, par-delà le moyen âge,
une bonne part de la liberté germanique ancienne, qui ignore l’État policier, étouffé dans
l’œuf au cours des deux révolutions du XVIIe siècle et atteint son apogée en deux siècles
dévolution continue de la liberté bourgeoise. Le juriste français s’appuie sur la grande
Révolution qui, après avoir anéanti totalement le féodalisme et l’arbitraire policier abso-
lutiste, traduisit les conditions de vie économique de la société moderne nouvellement
constituée, dans le langage des normes juridiques, dans son code classique proclamé par
Napoléon. Quelle est, par contre, la base historique de nos juristes allemands ? Rien
d’autre que le processus de décomposition séculaire et passif des vestiges du moyen âge,
la plupart du temps déterminé par des secousses extérieures et aujourd’hui encore inache-
vé ; une société économiquement arriérée, dans laquelle le junker féodal et le maître de
corporation circulent comme des fantômes en quête d’un nouveau corps ; une situation
juridique à laquelle l’arbitraire policier — quoique l’arbitraire policier eût disparu en
1848 — fait encore chaque jour accroc sur accroc. C’est de ces écoles, les pires de toutes,
que sont sortis les pères des nouveaux codes de l’Empire, et l’ouvrage est conforme au
style de la maison. Abstraction faite du côté purement juridique, la liberté politique est
faite du côté purement juridique, la liberté politique est passablement mise à mal dans ces
codes. Si les tribunaux d’échevins donnent à la grande et à la petite bourgeoisie un moyen
de collaborer à la répression de la classe ouvrière, l’État se couvre cependant autant que
possible contre le danger d’une opposition bourgeoise renouvelée en limitant les tribu-
naux de jurés. Les paragraphes politiques du code pénal sont très souvent d’une indéter-
mination et d’une élasticité telles qu’on les dirait taillés à la mesure du tribunal d’Empire,
et celui-ci sur eux. Il va sans dire que ces nouveaux codes constituent un progrès par rap-
port au droit civil prussien. Mais les provinces qui ont connu jusqu’ici le droit français ne
ressentent que trop la différence qui sépare la copie dénaturée de l’original classique. Ce
fut l’abandon par les nationaux-libéraux de leur programme qui permit ce renforcement
du pouvoir étatique aux dépens de la liberté civile, cette première régression réelle.
Il faut encore mentionner la loi d’Empire sur la presse. Le code pénal avait déjà réglé
pour l’essentiel le droit matériel dont il peut être question dans cet ordre de choses ; ce
furent donc l’établissement de dispositions formelles identiques pour tout l’Empire, sur la
suppression des cautions et des droits de timbre qui subsistaient encore ici et là, qui
constituèrent le principal contenu de cette loi et, en même temps, le seul progrès qui en
résultât.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 86
Pour que la Prusse fît encore une fois figure d’État modèle, on introduisit ce qu’on
appelle la gestion directe. Il s’agissait d’éliminer les vestiges les plus scandaleux du féo-
dalisme tout en laissant sur le fond, autan que possible, tout en l’état. C’est à cela que ser-
vit l’organisation des cercles. Le pouvoir de police seigneuriale de messieurs les junkers
était devenu un anachronisme. On en supprima le terme — comme privilège féodal —
mais on le restaura quant au fond en créant des districts fonciers autonomes à l’intérieur
desquels ou bien le propriétaire est lui-même prévôt de son domaine avec les compé-
tences d’un maire de commune rurale, ou bien nomme ce prévôt ; on le restaura quant au
fond également en reportant toute l’autorité policière et la juridiction de simple police
d’un district administratif sur un chef de district qui, à la campagne, était presque sans ex-
ception un grand propriétaire foncier, qui tint ainsi sous sa férule les communes rurales,
elles aussi. Le privilège féodal des particuliers leur fut retiré, mais on donna à la classe
tout entière les pleins pouvoirs qui s’y rattachaient. C’est par un escamotage semblable
que les grands propriétaires fonciers anglais se transformèrent en juges de paix, en sei-
gneurs et maîtres de l’administration rurale, de la police et des juridictions subalternes, et
continuèrent ainsi sous un titre nouveau, modernisé, à occuper tous les postes essentiels,
les pouvoirs qui ne pouvaient plus subsister sous une forme féodale. Mais c’est aussi la
seule similitude entre la « gestion directe » anglaise et la gestion directe allemande. Je
voudrais bien voir le ministre anglais qui oserait proposer au Parlement la confirmation
par le gouvernement des fonctionnaires communaux élus, et leur remplacement, en cas de
succès électoral de l’opposition, par les suppléants imposés par l’État ; d’introduire des
fonctionnaires d’État ayant les compétences des Landräte, des administrations de district
et des premiers présidents prussiens ; de proposer l’ingérence de l’administration de
l’État, que prévoit l’organisation administrative des cercles dans les affaires des com-
munes, des cantons, des arrondissements, et qui même, anglais, oserait proposer la sup-
pression du recours aux tribunaux, telle quelle apparaît à chaque page dans l’organisation
des cercles. Et, tandis qu’aussi bien les assemblées de cercles que les assemblées provin-
ciales sont toujours composées, à la manière féodale ancienne, de représentants des trois
états : grands propriétaires fonciers, villes et communes rurales, en Angleterre, même un
ministère très conservateur dépose un bill qui transfère toute l’administration des comtés
à des magistrats élus à un suffrage presque universel.
Le projet d’organisation des cercles pour les six provinces orientales (1871) fut le pre-
mier indice qui montra que Bismarck ne songeait nullement à fondre la Prusse dans l’Al-
lemagne, mais, au contraire, à renforcer plus encore cette solide citadelle du vieux prus-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 87
sianisme, que sont précisément ces provinces. Les junkers conservèrent, sous d’autres
noms, tous les pouvoirs essentiels ; et les ilotes de l’Allemagne, ce furent comme toujours
les travailleurs de ces régions — domestiques et journaliers, qui demeurèrent dans la
même servitude de fait qu’auparavant, admis seulement à deux fonctions publiques : être
soldats, et servir aux junkers de bétail électoral pour les élections au Reichstag. Le ser-
vice que Bismarck a rendu là au parti révolutionnaire socialiste est inexprimable et mérite
la plus profonde gratitude.
Mais que dire de la stupidité de messieurs les junkers, qui firent des pieds et des
mains comme des enfants mal élevés, contre cette organisation de cercles combinée dans
leur seul intérêt, combinée pour sauvegarder leurs privilèges féodaux sous une étiquette
quelque peu modernisée ? La Chambre prussienne des seigneurs, ou plutôt des junkers,
commença par rejeter le projet qui traîna pendant toute une année, et ne l’accepta
qu’après la création d’une « fournée » de 24 nouveaux « seigneurs ». Par là, les junkers
prussiens se révélèrent une fois de plus être des réactionnaires mesquins, entêtés, incu-
rables, incapables de former le noyau d’un grand parti indépendant qui aurait une mission
historique dans ka vie de la nation, comme le sont réellement les grands propriétaires ter-
riens anglais. Ils avaient confirmé par là leur absence totale de discernement ; Bismarck
n’eut plus qu’à montrer au monde entier leur absence tout aussi totale de caractère pour
qu’une légère pression judicieusement exercée les transformât en un parti bismarckien à
tout crin.
Ce caractère essentiellement antiprussien du Centre fut aussitôt reconnu par les autres
petites fractions du Reichstag qui, pour des raisons locales — et non pas, comme les so-
ciaux-démocrates, pour des raisons d’ordre national et général — étaient contre la Prusse.
Non seulement les Polonais catholiques et les Alsaciens, mais même les guelfes protes-
tants s’allièrent étroitement au Centre. Et, bien que les fractions bourgeoises libérales ne
comprirent jamais le caractère véritable des ultramontains, elles firent cependant voir
qu’elles avaient au moins une idée de l’état de choses réel, en donnant au Centre le titre
de « sans-patrie » et d’« ennemi de l’Empire ».
…………………………………………………………………………
Le manuscrit s’interrompt ici. Les notes sur le Kulturkampf et l’esquisse de plan, des-
tinée sans doute au dernier chapitre, que l’on trouvera ci-après et qui furent également
publiées par E. Bernstein pour la première fois, montrent comment Engels envisageait la
suite de son travail.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 89
1871. 14 mai. — Le cardinal Hohenlohe n’est pas accepté par le pape comme ambas-
sadeur. Bismarck : « Nous n’irons pas à Canossa ! »
4 juillet. — Loi contre les jésuites. Limites de séjour pour les jésuites allemands.
11 mai. — Mise en vigueur (des lois de mai). Virchow et les progressistes déclarent
maintenant qu’ils soutiendront le gouvernement dans ce Kulturkampf.
En même temps, échec misérable des vieux catholiques et des catholiques d’État. Ré-
sistance des évêques. Impossibilités de pourvoir les postes vacants, d’où :
25 avril. — Loi d’expatriation, adoptée par le Reichstag contre prêtres internés récal-
citrants. Même des progressistes étaient pour !
Chicanes policières contre les catholiques, les associations, la presse, etc. Malgré
cela, délégués pontificaux secrets dans les diocèses abandonnés ; tout le monde leur
obéit. Les évêques refusent les amendes ; ils ne paient pas.
1875. — Loi prussienne prohibitive contre les prêtres récalcitrants. Bismarck déclare
qu’il n’y a que deux partis : celui qui accepte l’État ; celui qui ne l’accepte pas.
31 mai. — La loi sur la dissolution des ordres est promulguée. C’est le point final à
l’appareil de guerre. A partir de ce moment-là, Bismarck est sur la défensive.
Plusieurs évêchés sont liquidés ; les catholiques tiennent bon, le gouvernement doit
très souvent fermer les yeux.
1877. — Falk devient chancelant. Mais Virchow est toujours pour le Kulturkampf.
Dans les synodes protestants, la tendance piétiste orthodoxe prédomine ; elle est soutenue
par Guillaume ; même parmi les conservateurs, figurent des ennemis du Kulturkampf.
Réélection du Landtag en octobre 1879. Fort glissement dans la répartition des sièges.
Les libéraux perdent 88 sièges au profit des conservateurs.
1880. 24 février. — Le pape cède sur un point de détail à propos du « devoir de noti-
fication » ; par contre, le gouvernement demande au Landtag la permission de ne pas ap-
pliquer les lois de mai…
Par contre, le pape autorise les évêques à demander pour leurs nouveaux prêtres la
dispense du gouvernement relative à leur préparation.
En automne… Les garanties d’État rétablies à Cologne ; ainsi la loi n’est plus appli-
quée qu’en Posnanie. Il ne reste du Kulturkampf que des persécutions contre les Polo-
nais 34 ?
34
Les notes s’interrompent ici.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 92
I. — Trois classes
Deux classes pouilleuses dont l’une en décadence et l’autre prospère, et la classe ou-
vrière, qui ne veut que le fairplay bourgeois. Par conséquent, louvoyer entre ces deux pre-
mières classes… mais non !
Politique :
Bismarck devait s’appuyer sur le Reichstag et sur le peuple ; pour cela nécessité de
l’entière liberté de presse, de parole, de réunion et association, ne fût-ce que pour l’orien-
tation.
II
1. Édification.
2. Manque d’idées prouvé par des enfantillages dans le Kulturkampf. Le curé catho-
lique placé sous l’autorité du gendarme et du policier, et offense à Bismarck. Allégresse
de la bourgeoisie — désespoir. — Vers Canossa. Parti Bismarck sans phrase.
a) Tarifs protecteurs. Coalition des bourgeois et des junkers ; ceux-ci ont la part du
lion.
c) Escroquerie coloniale.
a) Loi contre les socialistes ; les associations et les caisses ouvrières écrasées.
III
6. Politique extérieure.
Danger de guerre. Effet des annexions. Augmentation des effectifs de l’armée. Ser-
vice de sept ans. Une fois le temps fini, retour aux classes d’avant 70 pour assurer la su-
périorité quelques années encore.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 94
IV. — Résultat
a) Une situation qui s’effondre avec la mort de deux hommes : pas d’Empire sans em-
pereur ! Le prolétariat poussé à la révolution. Expansion de la social-démocratie, comme
jamais auparavant, une fois la loi dur les socialistes supprimée. — Le chaos.
b) Une paix pire que la guerre, comme résultat de tout cela… dans le meilleur cas, ou
encore une guerre mondiale.