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Friedrich ENGELS

(1887-1888)

LE RÔLE DE
LA VIOLENCE DANS
L’HISTOIRE
Traduction de E. Bottigelli, 1956.

Extraits de l’Anti-Dühring.

Un document produit en version numérique par Claude Ovtcharenko, bénévole,


Journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Périgueux
Courriel: c.ovt@wanadoo.fr

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Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 2

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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Claude Ovtcharenko, béné-


vole, journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Périgueux.

Courriel: c.ovt@wanadoo.fr

à partir de :

Friedrich ENGELS

LE RÔLE DE LA VIOLENCE DANS L’HISTOIRE

Traduit de l’Allemand par E. Bottigelli en 1956. Paris : Les Éditions sociales,


1969, 121 pp. Collection : Classiques du marxisme. [Extraits de l’Anti-Dühring.]

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vince de Québec, Canada.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 4

Friedrich ENGELS
__________

LE RÔLE DE
LA VIOLENCE
DANS
L’HISTOIRE
Traduit de l’Allemand
par E. Bottigelli, 1956.

Paris : Les Éditions sociales, 1969, 121 pp.


__
1969
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 5

Friedrich ENGELS

LE RÔLE DE LA VIOLENCE
DANS L’HISTOIRE

Traduit de l’Allemand par E. Bottigelli en 1956. Paris : Les Éditions sociales,


1969, 121 pp. Collection : Classiques du marxisme. [Extraits de l’Anti-Dühring.]
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 6

Table des matières

LE RÔLE DE LA VIOLENCE DANS L’HISTOIRE 1

VIOLENCE ET ÉCONOMIE DANS L’ÉTABLISSEMENT DU NOUVEL EMPIRE AL-


LEMAND 2

I. ASPIRATIONS À L’UNITÉ ET PERSPECTIVES D’UNITÉ JUSQUE VERS


1860

II. LA « MISSION ALLEMANDE » DE LA PRUSSE, LA LIGUE NATIONALE ET


BISMARCK

III. LA RÉALISATION : 1870-1871

IV. L’ANNEXION DE L’ALSACE-LORRAINE

V. ÉDIFICATION ET STRUCTURE DU NOUVEL EMPIRE ALLEMAND

NOTES SUR LE KULTURKAMPF


UNE ESQUISSE DE PLAN

1
Chapitres II, III, et IV de la deuxième partie de l’Anti-Dühring. Traduction E. Botti-
gelli. Éditions sociales 1956.
2
Engels écrivit cet article rattaché au chap. III de la deuxième partie de l’Anti-Dühring,
vraisemblablement pendant l’hiver 1887-88, mais il ne parvint pas à l’achever. Le
titre, de même que la division de l’article en cinq chapitres et les titres de ceux-ci,
sont dus à E. Bernstein, qui publia pour la première fois le manuscrit dans le premier
tome de la XVIe année de la Neue Zeit. Nous donnons le texte d’après cette première
publication. En ce qui concerne quelques notes de rédaction qui accompagnent le ma-
nuscrit, nous nous en remettons également aux indictions de Bernstein. Traduction P.
Stéphane, revue par J. Baudrillard.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 7

Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888)

I
Le rôle de la violence
dans l’histoire  3

Retour à la table des matières

Le rapport de la politique générale aux formes du droit économique est déterminé


dans mon système de façon si décisive, en même temps, si originale, qu’il ne se-
rait pas superflu d’y renvoyer spécialement pour en faciliter l’étude. La forme des
rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances éco-
nomiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des
faits de second ordre. Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent
pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il
saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortit des situations économiques les in-
frastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que
tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles ; mais il faut
chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas
seulement dans une puissance économique indirecte.
De même, à un autre endroit, M. Dühring
part de la thèse que les situations politiques sont la cause décisive de l’état écono-
mique et que la relation inverse ne représente qu’une réaction de second ordre…
Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point
de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins ali-
mentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de
révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction.

3
Chapitres II, III, et IV de la deuxième partie de l’Anti-Dühring. Traduction E. Botti-
gelli. Éditions sociales 1956.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 8

Telle est la théorie de M. Dühring. Ici, et en beaucoup d’autre passages, elle est tout
simplement posée, on pourrait dire décrétée. Nulle part dans les trois épais volumes, il
n’est question, fût-ce du moindre semblant de preuve ou de réfutation de l’opinion ad-
verse. Et les arguments pourraient être aussi bon marché que les mûres, que M. Dühring
ne nous en donnerait pas. La chose est déjà prouvée par la fameuse chute originelle, où
Robinson a asservi Vendredi. C’était un acte de violence, donc un acte politique. Et
comme cet asservissement forme le point de départ et le fait fondamental de toute l’his-
toire révolue et qu’il lui inocule le péché originel d’injustice, et cela à un point tel que
dans les périodes ultérieures celui-ci n’a été qu’atténué et « métamorphosé en formes
économiques de dépendances plus indirectes » ; comme d’autre part, toute la « propriété
fondée sur la violence », encore aujourd’hui en vigueur, repose sur cet asservissement
primitif, il est clair que tous les phénomènes économiques s’expliquent par des causes po-
litiques, à savoir par la violence. Et celui à qui cela ne suffit pas, c’est qu’il est un réac -
tionnaire larvé.

Remarquons tout d’abord qu’il ne faut pas être moins amoureux de soi-même que
l’est M. Dühring, pour tenir pour tellement « originale » cette opinion qui ne l’est nulle-
ment. L’idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire
est aussi vieille que l’historiographie elle-même, et c’est la raison principale qui fait que
si peu de chose nous a été conservé de l’évolution des peuples qui s’accomplit silencieu-
sement à l’arrière-plan de ces scènes bruyantes et pousse réellement les choses de l’avant.
Cette idée a dominé toute la conception de l’histoire dans le passé et n’a été ébranlée que
grâce aux historiens bourgeois français de l’époque de la Restauration ; le seul point
« original » là-dedans, c’est qu’encore une fois, M. Dühring ne sait rien de tout cela.

En outre, admettons pour u instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l’his-
toire jusqu’à ce jour peut se ramener à l’asservissement de l’homme par l’homme ; nous
sommes encore loin pour autant d’avoir touché au fond du problème. Car on demande de
prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son
simple plaisir ? Absolument pas. Nous voyons au contraire que Vendredi

est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instru-
ment et qu’il n’est d’ailleurs entretenu que comme instrument.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 9

Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Ro-
binson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ?
Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance
que Robinson n’est forcé de lui en donner pour qu’il reste capable de travailler. Donc,
contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n’« a pas pris le grou-
pement politique » qu’établissait l’asservissement de Vendredi « en lui-même comme
point de départ, mais l’a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimen-
taires ». — A lui maintenant de s’arranger avec son maître et seigneur M. Dühring.

Ainsi l’exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver
que la violence est « l’élément historique fondamental », prouve que la violence n’est que
le moyen, tandis que l’avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est
« plus fondamental » que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le cô-
té économique du rapport est plus fondamental dans l’histoire que le côté politique.
L’exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu’il doit prouver. Et ce qui se
passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de
servitude qui se sont produits jusqu’ici. L’oppression a toujours été, pour employer l’élé-
gante expression de M. Dühring, « un moyen pour des fins alimentaires » (ces fins ali-
mentaires étaient prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupe-
ment politique introduit « pour lui-même ». Il faut être M. Dühring pour pouvoir s’imagi-
ner que les impôts ne sont dans l’État que « des effets de second ordre » ou que le grou-
pement politique d’aujourd’hui constitué par la bourgeoisie dominante et le prolétariat
dominé n’existe que « pour lui-même », et non pour « les fins alimentaires » des bour-
geois régnants, c’est-à-dire pour le profit et l’accumulation du capital.

Cependant retournons à nos deux bonshommes. Robinson, « l’épée à la main », fait


de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d’autre chose encore
que l’épée. Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un,
il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de
l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’es-
clavage soit possible, il faut déjà qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la ré-
partition. Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute
une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la produc-
tion, du commerce et de l’accumulation de richesse. Dans les antiques communautés na-
turelles à propriétés collectives du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il
ne joue qu’un rôle très subordonné. De même, dans la Rome primitive, cité paysanne ;
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 10

par contre, lorsque Rome devint « cité universelle » et que la propriété foncière italique
passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrême-
ment riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves. Si à
l’époque des guerres médiques, le nombre d’esclaves s’élevait à Corinthe à 460 000 et à
Egine à 470 000, et si leur proportion était de dix par tête d’habitant libre, il fallait pour
cela quelque chose de plus que la « violence », à savoir une industrie d’art et un artisan
très développés et un commerce étendu. L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait
beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise de coton ; dans les régions où
ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient, comme les États limitrophes, l’élevage
des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser
la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.

Si donc M. Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence
et qu’il la qualifie de « forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base
l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui
veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave »,
— il fait tenir tout le rapport sur la tête. L’assujettissement de l’homme à un service d’es-
clave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens
de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’es-
clavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conser-
ver l’esclavage en vie. Déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une cer-
taine fortune dépassant la moyenne. Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse,
il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce
n’est nullement nécessaire. Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le com-
merce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pou-
voir être volée.

En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme ré-
sultats du vol et de la violence. Au contraire. Elle existe déjà, limitée toutefois à certains
objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur
même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange de marchandise. Plus les
produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est
produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange,
plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle pri-
mitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient in-
égal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 11

communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcel-


laires. Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conqué-
rants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés ; c’est la des-
truction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des pro-
duits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution. Pas plus question
de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective
des « communautés rurales » des bords de la Moselle et du Hochwald ; ce sont les pay-
sans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété
collective. Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez
les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne
repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la
coutume. Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de
production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le déve-
loppement du commerce, — cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en
cela absolument aucun rôle. Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée
doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la
violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété pri-
vée en tant que telle !

Mais même pour expliquer « l’assujettissement de l’homme au service d’esclave »


sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la
violence, ni la propriété fondée sur la violence. Nous avons déjà mentionné le rôle que
joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe
ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchan-
dises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. Or,
Marx a prouvé lumineusement dans Le Capital, — et M. Dühring se garde bien d’en
souffler le moindre mot, — qu’à un certain niveau de développement, la production mar-
chande se transforme en production capitaliste et qu’à ce degré,

la loi de l’appropriation qui repose sur la production et la circulation des marchan-


dises, ou la loi de la propriété privée, se convertit par l’effet inévitable de sa
propre dialectique interne en son contraire : l’échange d’équivalents ; celui-ci, qui
apparaissait comme l’opération primitive, a tourné de telle sorte qu’on n’échange
plus qu’en apparence, du fait que, premièrement, la portion du capital échangée
contre la force de travail n’est elle-même qu’une partie de l’appropriation sans
équivalent du produit du travail d’autrui et que, deuxièmement, elle ne doit pas
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 12

seulement être remplacée par son producteur, l’ouvrier, mais doit être remplacée
avec un nouveau surplus [excédent]… Primitivement, la propriété nous apparais-
sait fondée sur le travail personnel… La propriété apparaît maintenant [à la fin du
développement de Marx] du côté du capitalisme comme le droit de s’approprier le
travail d’autrui sans le payer, du côté de l’ouvrier comme l’impossibilité de s’ap-
proprier sont propre produit. La séparation entre la propriété et le travail devient
la conséquence nécessaire d’une loi qui, apparemment, partait de leur identité.

En d’autres termes : même en excluant toute possibilité de vol, de violence et de dol,


en admettant que toute propriété privée repose à l’origine sur le travail personnel du pos-
sesseur et que, dans tout le cours ultérieur des choses, on n’échange que des valeurs
égales contre des valeurs égales, nous obtenons tout de même nécessairement, dans la
suite du développement de la production et de l’échange, le mode actuel de production
capitaliste, la monopolisation des moyens de production et de subsistance entre les mains
d’une seule classe peu nombreuse, l’abaissement de l’autre classe, qui forme l’immense
majorité, au niveau de prolétaires non possédants, l’alternance périodique de production
vertigineuse et de crise commerciale, et toute l’anarchie actuelle de la production. Tout le
processus s’explique par des causes purement économiques sans qu’il ait été besoin
d’avoir recours une seule fois au vol, à la violence, à l’État ou à quelque ingérence poli-
tique. La « propriété fondée sur la violence » ne s’avère, ici encore, que comme une rodo-
montade destinée à cacher l’incompréhension du cours réel des choses.

Ce cours des choses, exprimé historiquement, est l’histoire du développement de la


bourgeoisie. Si « les situations politiques sont la cause déterminantes de l’état écono-
mique », la bourgeoisie moderne ne doit pas s’être développée dans la lutte contre le féo-
dalisme, mais être son enfant gâté mis au monde de plein gré. Chacun sait que c’est le
contraire qui a eu lieu. Ordre opprimé, à l’origine tributaire de la noblesse féodale ré-
gnante, recruté parmi les corvéables et des serfs de toutes catégorie, c’est dans une lutte
sans répit avec la noblesse que la bourgeoisie a conquis un poste de pouvoir après l’autre
et, finalement, a pris possession du pouvoir à sa place dans les pays les plus évolués ; en
France, en renversant directement la noblesse ; en Angleterre, en l’embourgeoisant de
plus en plus et en se l’incorporant pour en faire son couronnement décoratif. Et comment
y est-elle parvenue ? Simplement par une transformation de l’« état économique », que
suivit tôt ou tard, de bon gré ou par la lutte, une transformation des situation politiques.
La lutte de la bourgeoisie contre la noblesse féodale est la lute de la ville contre la cam-
pagne, de l’industrie contre la propriété foncière, de l’économie monétaire contre l’éco-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 13

nomie naturelle, et les armes décisives des bourgeois dans cette lutte furent leurs moyens
de puissance économiques accrus sans arrêt par le développement de l’industrie, d’abord
artisanale, puis progressant jusqu’à la manufacture, et par l’extension du commerce. Pen-
dant toute cette lutte, la puissance politique était du côté de la noblesse, à l’exception
d’une période où le pouvoir royal utilisa la bourgeoisie contre la noblesse pour tenir un
ordre en échec par l’autre. Mais dès l’instant où la bourgeoisie, politiquement encore im-
puissante, commença, grâce à l’accroissement de sa puissance économique, à devenir
dangereuse, la royauté s’allia de nouveau à la noblesse et par là provoqua, en Angleterre
d’abord, en France ensuite, la révolution de la bourgeoisie. En France, les conditions poli-
tiques étaient restées sans changement, tandis que l’état économique était devenu trop
avancé pour elles. Au point de vue politique, la noblesse était tout, la bourgeoisie rien ; au
point de vue social, le bourgeois était maintenant la classe la plus importante dans l’État,
tandis que la noblesse avait vu toutes ses fonctions sociales lui échapper et qu’elle ne fai-
sait plus qu’encaisser sous la forme de ses revenus la rémunération de ces fonctions dis-
parues. Ce n’est pas tout : dans toute sa production, la bourgeoisie était restée prisonnière
des formes politiques féodales du moyen âge, pour lesquelles cette production, — non
seulement la manufacture, mais même l’artisanat, — était depuis longtemps devenue trop
grande : prisonnière des mille privilèges corporatifs et des barrières douanières locales et
provinciale, transformées en simples brimades et entraves de la production. La révolution
de la bourgeoisie y mit fin. Mais non pas en adaptant, selon le principe de M. Dühring,
l’état économique aux conditions politiques, — c’est précisément ce que la noblesse et la
royauté avaient tenté en vain pendant des années, — mais à l’inverse en jetant de côté le
vieux bric-à-brac politique pourri et en créant des conditions politiques dans lesquelles le
nouvel « état économique » pouvait subsister et se développer. Et dans cette atmosphère
politique et juridique faite pour elle, la bourgeoisie s’est brillamment développée, si
brillamment que dores et déjà, elle n’est plus loin de la position qu’occupait la noblesse
en 1789 : elle devient de plus en plus non seulement une superfétation sociale, mais en-
core un obstacle social ; elle s’élimine de plus en plus de l’activité productive et devient
de plus en plus, comme en son temps la noblesse, une classe qui ne fait qu’encaisser des
revenus ; et c’est sans la moindre simagrée de violence, d’une manière purement écono-
mique qu’elle a réalisé ce bouleversement de sa propre position et la création d’une classe
nouvelle, le prolétariat. Plus encore. Elle n’a nullement voulu ce résultat de ses propres
agissements ; au contraire, il s’est imposé avec une puissance irrésistible contre sa volon-
té, contre son intention ; ses propres forces de production sont devenues trop puissantes
pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l’effet d’une nécessité naturelle, toute
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 14

la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révolution. Et si les bourgeois en ap-


pellent maintenant à la violence pour sauver de la catastrophe l’« état économique » qui
s’écroule, ils prouvent seulement par là qu’ils sont victimes de l’illusion de M. Dühring,
selon laquelle « les conditions politiques sont la cause déterminante de l’état écono-
mique » ; qu’ils se figurent, tout comme M. Dühring, capables de transformer, avec les
« moyens primitifs », avec la violence « violence politique immédiate », ces « faits de se-
cond ordre », l’état économique et son évolution inéluctable, et donc de débarrasser le
monde, grâce au feu des canons Krupp et des fusils Mauser, des effets économiques de la
machine à vapeur et du machinisme moderne mis par elle en mouvement, du commerce
mondial et du développement actuel de la banque et du crédit.

Considérons cependant d’un peu plus près cette « violence » toute-puissante de M.


Dühring. Robinson asservit Vendredi « l’épée à la main ». Où a-t-il pris l’épée ? Même
dans les îles imaginaires des robinsonnades, les épées, jusqu’ici, ne poussent pas sur les
arbres et M. Dühring laisse cette question sans réponse. De même que Robinson a pu se
procurer une épée, nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau
matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de « violence » se ren-
verse : Vendredi commande et Robinson est forcé de trimer. Nous nous excusons auprès
du lecteur de revenir avec tant de suite dans les idées sur l’histoire de Robinson et de
Vendredi qui, à vrai dire, est du ressort du jardin d’enfants et non de la science, mais qu’y
pouvons-nous ? Nous sommes obligés d’appliquer en conscience la méthode axiomatique
de M. Dühring et ce n’est pas notre faute si, de ce fait, nous évoluons continuellement
dans le domaine dans le domaine de la puérilité pure. Donc, le revolver triomphe de
l’épée et même l’amateur d’axiomes le plus puéril concevra sans doute que la violence
n’est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en œuvre des conditions
préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l’emporte sur le
moins parfait ; qu’en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que
le producteur d’instruments de violences plus parfaits, grossièrement parlant des armes,
l’emporte sur le producteur des moins parfaits et qu’en un mot la victoire de la violence
repose sur la production d’armes, et celle-ci à son tour que la production en général,
donc… sur la « puissance économique », sur l’« état économique », sur les moyens maté-
riels qui sont mis à la disposition de la violence.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 15

La violence, ce sont aujourd’hui l’armée et la flotte de guerre, et toutes deux coûtent,


comme nous le savons tous à nos dépens, « un argent fou ». Mais la violence ne peut pas
faire de l’argent, elle peut tout au plus rafler celui qui est déjà fait et cela ne sert pas non
plus à grand-chose, comme nous l’avons également appris à nos dépens avec les milliards
de la France. L’argent doit donc, en fin de compte, être fourni par le moyen de la produc-
tion économique ; la violence est donc une fois de plus déterminée par l’état économique,
qui lui procure les moyens de s’armer et de conserver ses engins. Mais cela ne suffit pas.
Rien ne dépend plus des conditions économiques préalables que justement l’armée et la
flotte. Armement, composition, organisation, tactique et stratégie dépendent avant tout du
niveau atteint par la production dans chaque cas, ainsi que des communications. Ce ne
sont pas les « libres créations de l’intelligence » des capitaines de génie qui ont eu en
cette matière un effet de bouleversement, c’est l’invention d’armes meilleures et la modi-
fication du matériel humain, le soldat ; dans le meilleur des cas, l’influence des capitaines
de génie se borne à adapter la méthode de combat aux armes et aux combattants nou-
veaux.

Au début du XIVe siècle, la poudre à canon est passée des Arabes aux Européens oc-
cidentaux et a bouleversé, comme nul ne l’ignore, toute la conduite de la guerre. Mais
l’introduction de la poudre à canon et des armes à feu n’était nullement un acte de vio-
lence, c’est un progrès industriel, donc économique. L’industrie reste l’industrie, qu’elle
s’oriente vers la production ou la destruction d’objets. Et l’introduction des armes à feu a
eu un effet de bouleversement non seulement sur la conduite même de la guerre, mais
aussi sur les rapports politiques, rapports de domination et de sujétion. Pour obtenir de la
poudre et des armes à feu, il fallait l’industrie et l’argent, et tous deux appartenaient aux
bourgeois des villes. C’est pourquoi les armes à feu furent dès le début les armes des
villes et de la monarchie montante, appuyée sur les villes, contre la noblesse féodale. Les
murailles jusque-là imprenables des châteaux forts des nobles tombèrent sous les coups
de canons des bourgeois, les balles des arquebuses bourgeoises traversèrent les cuirasses
des chevaliers. Avec la cavalerie cuirassée de la noblesse, s’effondra aussi la domination
de la noblesse ; avec le développement de la bourgeoisie, l’infanterie et l’artillerie de-
vinrent de plus en plus les armes décisives ; sous la contrainte de l’artillerie, le métier de
la guerre dut s’annexer une nouvelle subdivision tout à fait industrielle : le corps des in-
génieurs.

Le développement des armes à feu se fit très lentement. Le canon restait lourd, l’ar-
quebuse grossière, malgré de nombreuses inventions de détail. Il fallut plus de trois cents
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 16

ans pour mettre au point une arme valable pour équiper toute l’infanterie. Ce n’est qu’au
début du XVIIIe siècle que le fusil à pierre avec baïonnette supplante définitivement la
pique dans l’armement de l’infanterie. L’infanterie alors se composait de mercenaires au
service des princes, qui avaient belle tenue à l’exercice, mais qui étaient très peu sûrs et
dont la bastonnade était l’unique moyen de cohésion ; elle était recrutée parmi les élé-
ments les plus dépravés de la société et, souvent, parmi les prisonniers de guerre ennemis
enrôlés de force, et la seule forme de combat dans laquelle ces soldats pussent utiliser le
nouveau fusil était la tactique linéaire, qui atteignait son achèvement suprême sous Frédé-
ric II. Toute l’infanterie d’une armée était disposée sur trois rangs en un très long quadri-
latère creux, et en ordre de bataille elle ne se mouvait qu’en bloc ; tout au plus autorisa-
tion l’une des deux ailes à avancer ou à reculer un peu. Cette masse maladroite ne pouvait
se mouvoir en ordre que sur un terrain tout à fait plat et là encore à cadence lente (75 pas
à la minute) ; il était impossible de changer l’ordre de bataille au cours de l’action et une
fois l’infanterie au feu, la victoire ou la défaite se décidaient très rapidement, d’un seul
coup.

Ces lignes peu maniables se heurtèrent dans la guerre d’indépendance américaine à


des bandes de rebelles qui, certes, ne savaient pas faire l’exercice, mais n’en tiraient que
mieux avec leurs carabines rayées ; ils combattaient pour leurs intérêts à eux, donc ne dé-
sertaient pas comme les troupes mercenaires et ils n’avaient pas l’obligeance d’affronter
les Anglais en se disposant en groupes de tirailleurs dispersés et rapidement mobiles, sous
le couvert des forêts. La ligne était impuissante ici et succombait aux adversaires invi-
sibles et insaisissables. On redécouvrait la disposition en tirailleurs : méthode de combat
due à un matériel humain modifié.

Ce qu’avait commencé la révolution américaine, la Révolution française l’acheva,


également sur le terrain militaire. Aux armées mercenaires de la coalition si bien entrai-
nées, elle n’avait, elle aussi, à opposer que des mases mal exercées, mais nombreuses, la
levée en masse de toute la nation. Mais avec ces masses il fallait protéger Paris, donc
couvrir une zone déterminée et cela ne pouvait se faire sans une victoire dans une bataille
de masses à découvert. Le simple combat en tirailleurs ne suffisait pas : il fallait trouver
une formation pour l’utilisation des masses et elle se trouva avec la colonne. La forma-
tion en colonne permettait, fût-ce à des troupes peu entrainées de se mouvoir avec assez
d’ordre, et même avec une vitesse de marche plus grande (100 pas à la minute) ; elle per-
mettait d’enfoncer les formations rigides du vieil ordre en ligne, de combattre sur tout ter-
rain, par conséquent même sur ceux qui étaient les plus défavorables à la ligne, de grou-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 17

per les troupes de la manière qui convenait suivant les besoins, et en liaison avec le com-
bat de tirailleurs dispersés, de retenir, d’occuper et de fatiguer les lignes ennemies jusqu’à
ce que le moment fût venu de les rompre au point décisif de la position avec des masses
tenues en réserve. Si par conséquent cette nouvelle méthode de combat, qui reposait sur
la combinaison de tirailleurs et de colonnes et sur la distribution de l’armée en divisions
ou en corps autonomes, composés de toutes les armes, et qui fut portée au sommet de sa
perfection par Napoléon aussi bien sous son aspect tactique que stratégique, était devenue
nécessaire, c’était surtout en raison de la modification du matériel humain, le soldat de la
Révolution française. Mais elle avait encore dans le domaine technique deux conditions
préalables d’une grande importance : premièrement, le montage des pièces de campagne
sur affûts plus légers qui avait été mis au point par Gribeauval et qui seul rendait possible
le mouvement plus rapide qu’on exigeait d’elles maintenant, et, deuxièmement, la cam-
brure de la crosse de fusil qui jusque-là était une prolongation du canon en ligne droite ;
introduit en France en 1777, cet emprunt au fusil de chasse permettait de viser un adver-
saire pris à part avec des chances de l’atteindre. Sans ce progrès, on n’aurait pas pu opé-
rer en tirailleurs avec l’arme ancienne.

Le système révolutionnaire qu’était l’armement du peuple entier fut bientôt limité à la


conscription (avec remplacement par rachat en faveur des riches), et adopté sous cette
forme dans la plupart des grands États du continent. Seule, la Prusse, avec son système de
Landwehr, essaya de faire appel dans une plus large mesure à la force militaire du peuple.
La Prusse est, en outre, le premier État qui — après le rôle sans lendemain joué par le bon
fusil à baguette rayé qui avait été perfectionné entre 1830 et 1860 — ait pourvu toute son
infanterie de l’arme la plus moderne, le fusil rayé chargé par la culasse. C’est à ces deux
dispositions qu’elle dut ses succès de 1866.

Dans la guerre franco-allemande s’opposèrent pour la première fois deux armées qui
disposaient toutes deux du fusil rayé chargé par la culasse, et cela en ayant toutes deux
des formations tactiques essentiellement semblables à celles du temps du vieux fusil à
pierre et à canon lisse, réserve faite de l’introduction de la colonne de compagnie à l’aide
de laquelle les Prussiens avaient tenté de trouver une forme de combat mieux appropriée
au nouvel armement. Mais lorsque le 18 août à Saint-Privat, la garde prussienne voulut
faire un essai sérieux de la colonne de compagnie, les cinq régiments les plus engagés
perdirent en deux heures au maximum, plus d’un tiers de leur effectif (176 officiers et
5 114 hommes), et de ce jour, la colonne de compagnie était condamnée en tant que for-
mation de combat, au même titre que la colonne de bataillon et la ligne. On abandonna
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 18

toute tentative d’exposer à l’avenir au feu de l’ennemi toute espèce de formation serrée,
et du côté allemand, on ne combattit plus qu’avec ces groupes denses de tirailleurs en les-
quels jusqu’ici, sous la grêle de balles frappant au but, la colonne s’était déjà régulière-
ment décomposée toute seule, mais auxquels en haut lieu on s’était toujours opposé
comme contraires à la discipline ; et de même, dans le champ de tir de l’ennemi, le pas de
course devint désormais la seule façon de se déplacer. Encore une fois, le soldat avait été
plus malin que l’officier ; il avait trouvé instinctivement la seule forme de combat qui
fasse ses preuves jusqu’ici sous le feu du fusil chargé par la culasse, et il l’imposa avec
succès malgré la résistance du commandement.

La guerre franco-allemande a marqué un tournant d’une tout autre signification que


tous les tournants précédents. D’abord les armes, sont si perfectionnées qu’un nouveau
progrès capable d’avoir quelque influence bouleversante n’est plus possible. Lorsque l’on
a des canons avec lesquels on peut toucher un bataillon plus loin que l’œil le distingue,
ainsi que des fusils qui en font autant en prenant l’homme isolé pour cible et avec les-
quels l’armement prends moins de temps que la visée, tous les autres progrès sont plus ou
moins indifférents pour la guerre en rase campagne. Pour l’essentiel, l’ère du développe-
ment est donc close de ce côté. Mais en second lieu, cette guerre a contraint tous les
grands États continentaux à introduire chez eux en le renforçant le système de l’armée de
réserve (Landwehr) prussienne et, ce faisant, une charge militaire qui les amènera forcé-
ment à leur ruine en peu d’années. L’armée est devenue le but principal de l’État, elle est
devenue un but en soi ; les peuples ne sont plus là que pour fournir des soldats et les
nourrir. Le militarisme domine et dévore l’Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui
le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d’une
part à dépenser chaque année plus d’argent pour l’armée, la flotte, les canons, etc., donc à
accélérer de plus en plus l’effondrement financier, d’autre part, à prendre de plus en plus
au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple
tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment
donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce mo-
ment vient dès que la masse du peuple, — ouvriers de la ville et des champs et paysans,
— a une volonté. A ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la ma-
chine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développe-
ment. Ce que la démocratie bourgeoise de 1848 n’a pu réaliser précisément parce qu’elle
était bourgeoise et non prolétarienne, — l’acte de donner aux masse laborieuses une vo-
lonté dont le contenu correspondît à leur situation de classe, — le socialisme y parviendra
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 19

infailliblement. Et cela signifie l’éclatement par l’intérieur du militarisme et avec lui, de


toutes mes armées permanentes.

Voilà une des moralités de notre histoire de l’infanterie moderne. La deuxième, qui
nous ramène de nouveau à M. Dühring, est que toute l’organisation et la méthode de
combat des armées, et par la suite, la victoire et la défaite s’avèrent dans la dépendance
des conditions matérielles, c’est-à-dire économiques, du matériel humain et du matériel
d’armement, donc de la qualité et de la quantité de la population ainsi que de la tech-
nique. Seul, un peuple de chasseurs comme les Américains pouvait redécouvrir le combat
en tirailleurs, — et s’ils étaient chasseurs, c’était pour des raisons purement économiques,
de même que, maintenant, c’est pour des raisons purement économiques que les Yankees
des anciens États se sont métamorphosés en paysans, industriels, marins et négociants qui
tiraillent non plus dans les forêts vierges, mais d’autant mieux, en revanche, sur le terrain
de la spéculation, où ils ont aussi poussé très loin l’utilisation des masses. Seule, une ré-
volution comme la Révolution française, qui émancipa économiquement le bourgeois et
notamment le paysan, pouvait trouver les armées de masse en même temps que les libres
formes de mouvement sur lesquelles se brisèrent les vieilles lignes rigides, — images mi-
litaires de l’absolutisme contre lequel elles se battaient. Et nous avons vu, cas par cas,
comment les progrès de la technique, dès qu’ils étaient applicables et appliqués dans le
domaine militaire, obligeaient aussitôt et presque de force à des changements, voir à des
bouleversements de la méthode de combat, et qui plus est, souvent contre la volonté du
commandement de l’armée. En outre, il n’est pas un sous-officier zélé qui ne fût capable
dès aujourd’hui d’éclairer M. Dühring sur la façon dont la conduite de la guerre dépend
de la productivité et des moyens de communications de l’arrière comme de ceux du
théâtre des opérations. Bref, partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de
puissance économiques qui aident la « violence » à remporter la victoire, sans laquelle
elle cesse d’être violence, et celui qui, selon les principes de M. Dühring, voudrait réfor-
mer la chose militaire en partant du point de vue opposé, ne récolterait que des coups 4.

Si nous passons maintenant de la terre à la mer, les vingt dernières années à elles
seules offrent un bouleversement d’une portée tout autre encore. Le vaisseau de combat
de la guerre de Crimée était le deux-ponts ou le trois-ponts en bois, armé de 60 à 100 ca-

4
A l’état-major général prussien, on sait cela très bien. « Le fondement des choses mili-
taires est, en première ligne, la forme de vie économique des peuples en général », dit
M. Max Jähns, capitaine à l’état-major général, dans une conférence scientifique.
(Kölnische Zeitung, 20 avril 1876, page 3.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 20

nons, qui marchait encore de préférence à la voile et n’avait qu’une faible machine à va-
peur de secours. Il portait surtout des pièces de 32 avec un corps de canon d’environs 50
quintaux de 100 livres, et seulement quelques pièces de 68 pesant 95 quintaux. Vers la fin
de la guerre apparurent des batteries flottantes blindées, monstres lourds, presque immo-
biles, mais invulnérables pour l’artillerie d’alors. Bientôt, le blindage d’acier fut transféré
aussi aux vaisseaux de ligne ; mince encore au début, une épaisseur de quatre pouces pas-
sait déjà pour un blindage extrêmement lourd. Mais le progrès de l’artillerie dépassa bien-
tôt le blindage ; pour chacune des épaisseurs de blindage qui furent employées l’une
après l’autre, il se trouva une nouvelle pièce plus lourde, qui la perçait avec facilité. Nous
voici donc, d’une part, à des épaisseurs de 10, 12, 14, 24 pouces (l’Italie va faire
construire un navire avec un blindage de trois pieds d’épaisseur) ; D’autre part, à des
pièces rayées dont les canon pèsent 25, 35, 80 et même 100 tonnes (20 quintaux) et qui
lancent à des distances inouïes auparavant des projectiles de 300, 400, 1 700 et 2 000
livres. Le navire de combat d’aujourd’hui est un gigantesque vapeur à hélice blindé dé-
plaçant 8 à 9 000 tonnes avec une puissance de 6 à 8 000 chevaux, à tourelles mobiles et
4 ou au minimum 6 pièces lourdes, avec une proue qui se termine au-dessous de la ligne
de flottaison en un éperon destiné à couler les navires ennemis ; c’est une machine colos-
sale unique, sur laquelle la vapeur effectue non seulement la propulsion rapide, mais aussi
le pilotage, la manœuvre de l’ancre, la rotation des tourelles, le pointage et la charge des
pièces, le pompage de l’eau, la rentrée et la mise à flot des canots, qui eux-mêmes
marchent en partie à la vapeur, etc. Et la course entre le blindage et l’efficacité du tir est
si peu arrivée à son terme qu’aujourd’hui un navire, d’une façon presque générale, ne ré-
pond déjà plus à ce qu’on en exige, est déjà vieilli avant d’être lancé. Le navire de guerre
moderne est non seulement un produit, mais, en même temps, un spécimen de la grande
industrie moderne, une usine flottante, — qui toutefois produit principalement du gas-
pillage d’argent. Le pays où la grande industrie est le plus développée, a presque le mo-
nopole de la construction de ces navires. Tous les cuirassés turcs, presque tous les cuiras-
sés russes, la plupart des allemands sont construits en Angleterre ; les plaques de blin-
dage, quel qu’en soit l’emploi, sont faites presque uniquement à Sheffield ; des trois
usines métallurgiques d’Europe qui sont seules capables de fournir les pièces les plus
lourdes, deux (Woolwich et Elswich) appartiennent à l’Angleterre, la troisième (Krupp) à
l’Allemagne. On voit là de la façon la plus palpable comment la « violence politique im-
médiate », qui d’après M. Dühring est la « cause décisive de l’État économique », est, au
contraire, entièrement assujettie à l’état économique ; comment non seulement la produc-
tion, mais aussi le maniement de l’instrument de la violence sur mer, le vaisseau de
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 21

guerre, est devenu lui-même une branche de la grande industrie moderne. Et il n’y a per-
sonne qui soit plus contrarié par cet état de choses que la violence elle-même, c’est-à-dire
l’État, à qui un vaisseau coûte maintenant autant qu’auparavant toute une petite flotte, qui
doit se résigner à ce que ces coûteux navires soient déjà vieillis, donc dépréciés, avant
même d’avoir pris la mer, et qui ressent certainement tout autant de dépit que M. Dühring
à voir que l’homme de l’« état économique », l’ingénieur, est maintenant bien plus im-
portant à bord que l’homme de la « violence immédiate », le capitaine. Nous, au
contraire, nous n’avons absolument aucune raison d’éprouver de la contrariété à voir que
dans cette concurrence entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne
entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne jusqu’au comble du raffi-
nement, ce qui le rend tout aussi hors de prix qu’impropre à la guerre 5, et que cette lutte
révèle, jusque dans le domaine de la guerre navale, ces lois internes du mouvement, ces
lois dialectiques selon lesquelles le militarisme, comme tout autre phénomène historique,
périt des conséquences de son propre développement.

Ici également, nous voyons donc avec évidence qu’il n’est nullement vrai que

l’élément primitif doive être cherché dans la violence politique immédiate et non
pas d’abord dans une puissance économique indirecte.

Au contraire. Qu’est-ce qui apparaît précisément comme « élément primitif » de la


violence elle-même ? La puissance économique, le fait de disposer des moyens de puis-
sance de la grande industrie. La violence politique sur mer, qui repose sur les navires de
guerre modernes, se révèle comme n’étant absolument pas immédiate, mais précisément
due à la médiation de la puissance économique, du haut développement de la métallurgie,
de l’autorité exercée sur des technicien habiles et des mises de charbon abondantes.

Mais à quoi bon tout cela ? Qu’au cours de la prochaine guerre navale on donne le
commandement en chef à M. Dühring, et il anéantira toutes les flottes blindées esclaves
de l’état économique, sans torpilles ni autres artifices, mais par la seule vertu de sa « vio-
lence immédiate ».

5
Le perfectionnement du dernier produit de la grande industrie pour la guerre navale,
la torpille à propulsion automatique, semble destiné à réaliser cet effet : le plus petit
torpilleur serait dans ces conditions supérieur au plus puissant cuirassé. (Qu’on se
souvienne d’ailleurs que ce qui précède fut écrit en 1878.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 22

C’est une circonstance très importante qu’en fait la domination de la nature ne se


soit en général [!] passée [une domination qui s’est passée !] que grâce à celle de
l’homme. Jamais ni nulle part, la mise en valeur de la propriété foncière sur de
vastes étendues n’a été accomplie sans l’asservissement préalable de l’homme à
quelque forme d’esclavage ou de servage. L’établissement d’une domination éco-
nomique sur les choses a eu pour condition préalable la domination politique, so-
ciale et économique de l’homme sur l’homme. Comment aurait-on pu seulement
avoir l’idée d’un grand propriétaire foncier sans inclure dans cette idée en même
temps sa souveraineté sur des esclaves, des serfs ou des hommes indirectement
privés de liberté ? Quelle signification aurait bien pu, et pourrait bien avoir pour
une exploitation agricole d’envergure la force de l’individu à laquelle s’ajouterait
tout au plus l’apport des forces de sa famille ? L’exploitation de la terre ou l’ex-
tension de la domination économique sur cette terre à une échelle qui dépasse les
forces naturelles de l’individu n’est devenue jusqu’ici possible dans l’histoire que
parce que, avant l’établissement de la domination sur le sol ou en même temps
qu’elle, on a effectué l’asservissement correspondant de l’homme. Dans les pé-
riodes ultérieures de l’évolution, cet asservissement a été adouci… Sa forme ac-
tuelle dans les États de haute civilisation est un salariat plus ou moins régenté par
la domination policière. C’est donc sur ce salariat que repose la possibilité pra-
tique de ce genre de richesse actuelle qui se présente dans la domination étendue
du sol et [!] dans la grande propriété foncière. Naturellement, toutes les autres es-
pèces de richesse de répartition doivent s’expliquer historiquement d’une manière
analogue et le fait que l’homme dépende indirectement de l’homme, fait qui
constitue actuellement le trait fondamental des états économiques les plus déve-
loppés, ne peut pas se comprendre et s’expliquer par lui-même, mais seulement
comme un héritage quelque peu métamorphosé d’un assujettissement et d’une ex-
propriation directs qui ont existé antérieurement.

Ainsi parle M. Dühring.

Thèse : la domination de la nature (par l’homme) suppose la domination de l’homme


(par l’homme).

Preuve : La mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues ne s’est ja-
mais ni nulle part réalisée qu’au moyen d’esclaves.

Preuve de la preuve : Comment pourrait-il y avoir de grands propriétaires fonciers


sans esclaves, étant donné que le grand propriétaire foncier avec sa famille et sans es-
claves ne pourrait certes cultiver qu’une partie minime de sa propriété ?
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 23

Donc : Pour prouver que l’homme, afin de s’assujettir la nature, a dû d’abord asservir
l’homme, M. Dühring métamorphose sans autre forme de procès la « nature » en « pro-
priété foncière sur de vastes étendues » et il reconvertit aussitôt cette propriété foncière,
— sans qu’on sache de qui elle est la propriété ! — en propriété d’un gros agrarien qui,
naturellement, ne peut pas cultiver sa terre sans esclaves.

D’abord, la « domination de la nature » et la « mise en valeur de la propriété fon-


cière » ne sont nullement la même chose. La domination de la nature se pratique dans
l’industrie sur une échelle tout autrement colossale que dans l’agriculture laquelle, jus-
qu’à présent, est obligée d’obéir au temps qu’il fait au lieu de commander au temps.

Deuxièmement, si nous nous bornons à la mise en valeur de la propriété foncière sur


de grandes étendues, ce qui importe, c’est de savoir à qui cette propriété foncière appar-
tient. Et voilà qu’au début de l’histoire de tous les peuples civilisés, nous trouvons non
pas le « grand propriétaire foncier » que M. Dühring nous glisse ici en fraude par un de
ses tours de passe-passe habituels dénommés par lui « dialectique naturelle », — mais des
communautés de tribus ou de village avec propriété en commun du sol. Des Indes à l’Ir-
lande, l’exploitation de la propriété foncière sur de grandes étendues a été opérée à l’ori-
gine par ces communautés de tribu ou de village, et cela soit sous la forme de culture en
commun des terres pour le compte de la communauté, soit sous la forme de parcelles
agraires individuelles attribuées pour un temps aux familles par la communauté, avec
jouissance commune des forêts et des pâturages en permanence. Il est une fois de plus ca-
ractéristique pour les « études techniques les plus pénétrantes » de M. Dühring « dans le
domaine politique et juridique » qu’il ne sache rien de toutes ces choses ; que l’ensemble
de ses œuvres respire une ignorance totale de travaux qui font époque, aussi bien de ceux
de Maurer sur la constitution primitive de la Mark germanique, fondement de l’ensemble
du droit allemand, que de toute la littérature, chaque jour plus volumineuse, inspirée prin-
cipalement par Maurer, qui est consacrée à démontrer la communauté primitive de la pro-
priété foncière chez ses différentes formes d’existence et de dissolution. Dans le domaine
du droit français et anglais, M. Dühring s’était acquis « lui-même toute son ignorance »,
si grande fût-elle : il n’agit pas autrement dans le domaine du droit allemand, où elle est
plus grande encore. L’homme qui s’emporte si violemment contre l’horizon borné des
professeurs d’Université, en est, aujourd’hui encore, dans le domaine du droit allemand,
tout au plus là où les professeurs en étaient il y a vingt ans.

Ce n’est que « libre création et imagination » de M. Dühring s’il affirme que pour ex-
ploiter la propriété foncière sur de grandes étendues, les propriétaires fonciers et les es-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 24

claves ont été nécessaires. Dans tout l’Orient, où l’État ou bien la commune est proprié-
taire du sol, le terme même de propriétaire foncier n’existe pas dans les langues. Sur ce
fait, M. Dühring peut aller chercher conseil auprès des juristes anglais qui, aux Indes, se
sont mis l’esprit à la torture pour résoudre la question : qui est propriétaire foncier ? Et ils
n’ont pas eu plus de succès que jadis le prince Henri LXXII de Reuss-Greiz-Schleitz-Lo-
benstein-Eberswalde quand il se posait la question : qui est veilleur de nuit ? Les Turcs
ont été les premiers à introduire en Orient, dans les pays qu’ils avaient conquis, une sorte
de féodalisme agraire. Dès les temps héroïques, la Grèce entre dans l’histoire avec une di-
vision en ordres qui n’est elle-même que le produit évident d’une longue préhistoire in-
connue ; mais là aussi, le sol est exploité principalement par des paysans indépendants ;
les grands domaines des nobles et des princes dynastiques constituent l’exception et dis-
paraissent d’ailleurs bientôt après. L’Italie a été défrichée principalement par des pay-
sans ; lorsque dans les derniers temps de la République romaine les grands domaines, les
latifundia, supplantèrent les paysans parcellaires et les remplacèrent par des esclaves, ils
remplacèrent en même temps la culture par l’élevage et, comme Pline déjà le savait, me-
nèrent l’Italie à sa perte (latifundia Italiam perdidere). Au moyen âge, c’est la culture
paysanne qui domine dans toute l’Europe (surtout lors du défrichage des terres incultes),
étant admis qu’il importe peu pour la question qui nous occupe de savoir si les paysans
avaient à payer des taxes à de quelconques seigneurs féodaux, et lesquelles. Les colons
venus de Frise, de Basse-Saxe, des Flandres et du Rhin inférieur, qui mirent en culture le
sol arraché aux Slaves à l’est de l’Elbe, le firent comme paysans libres avec des taux de
redevance très favorables, mais nullement sous « quelque forme de corvée ». — En Amé-
rique du Nord, c’est de beaucoup la majeure partie du pays qui a été ouverte à la culture
par le travail de paysans libres, tandis que les grands propriétaires du Sud avec leurs es-
claves et leur exploitation effrénée ont épuisé le sol jusqu’à ce qu’il ne portât plus que des
sapins, de sorte que la culture du coton a dû émigrer de plus en plus vers l’Ouest. En Aus-
tralie et en Nouvelle-Zélande, toutes les tentatives du gouvernement anglais pour créer
artificiellement une aristocratie terrienne ont échoué. Bref, à l’exception des colonies tro-
picales et subtropicales, où le climat interdit le travail de la terre à l’Européen, le grand
propriétaire foncier qui se sert de ses esclaves ou de ses serfs pour assujettir la nature à sa
domination et mettre le sol en culture, se révèle comme une pure création de l’imagina-
tion. Au contraire. Là où il apparaît dans l’antiquité, comme en Italie, il ne défriche pas
des terres labourables défrichées par les paysans, dépeuple et ruine des pays entiers. Ce
n’est qu’à l’époque moderne, ce n’et que depuis que l’augmentation de la densité de la
population a relevé la valeur du sol et que, surtout le développement de l’agronomie a
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 25

permis de mieux utiliser des terres médiocres, — c’est seulement depuis lors que la
grande propriété foncière a commencé à prendre part sur une grande échelle au défriche-
ment de terres incultes et de pâturages, et cela de préférence en volant les communaux
des paysans, tant en Angleterre qu’en Allemagne. La chose ne s’est pas faite non plus
sans contre-partie. Pour chaque acre de terre de la communauté que les grands proprié-
taires fonciers ont défriché en Angleterre, ils ont transformé en Écosse au moins trois
acres de terre arable en pâturages à moutons et en fin de compte, en simple terrain de
chasse au gros gibier.

Nous n’avons affaire ici qu’à l’affirmation de M. Dühring selon laquelle le défrichage
de grandes étendues de terre, donc, finalement, à peu près de toutes les terres civilisées,
ne s’est « jamais et nulle part » effectué autrement que grâce à des grands propriétaires
fonciers et à des esclaves, — affirmation dont nous avons vu qu’elle a pour condition
préalable une ignorance véritablement inouïe de l’histoire. Nous n’avons donc à nous
préoccuper ici ni de savoir dans quelle mesure à diverses époques des étendues de terre
déjà entièrement ou en très grande partie défrichées ont été cultivées par des esclaves
(comme à l’apogée de la Grèce) ou par des serfs (comme les manses seigneuriales depuis
le moyen âge), ni de savoir ce qu’a été la fonction sociale des grands propriétaires fon-
ciers à différentes époques.

Et après que M. Dühring nous a présenté ce tableau d’imagination digne du plus


grand maître, dont on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, — les tours de passe-passe
dans la déduction, ou la falsification de l’histoire, — il s’écrie d’un ton triomphant :
« Naturellement, toutes les autres espèces de la richesse de répartition s’expliquent histo-
riquement de manière analogue ! » Ce qui lui épargne de toute évidence la peine de
perdre le moindre mot sur la genèse, par exemple, du capital.

Si avec sa domination de l’homme par l’homme, condition préalable de la domination


de la nature par l’homme, M. Dühring veut seulement dire en général que tout notre état
économique actuel, le niveau de développement atteint aujourd’hui par l’agriculture et
l’industrie est le résultat d’une histoire sociale qui se déroule en opposition de classes, en
rapports de domination et d’esclavage, il dit quelque chose qui est devenu un lieu com-
mun, il y a beau temps, depuis le Manifeste communiste. Il s’agit précisément d’expliquer
la naissance des classes et des rapports de domination et si M. Dühring n’a toujours pour
cela que le seul mot de « violence », nous en sommes exactement au même point qu’au
début. Le simple fait que, en tout temps, les dominés et les exploités sont bien plus nom-
breux que les dominateurs et les exploiteurs, que donc la violence réelle réside chez ces
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 26

derniers, suffit à lui tout seul pour mettre au jour la folie de toute la théorie de la violence.
Il s’agit donc toujours d’expliquer les rapports de domination et d’esclavage.

Ils sont nés par deux voies différentes.

Tels les hommes sortent primitivement du règne animal, — au sens étroit, — tels ils
entrent dans l’histoire : encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des
forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces ; par conséquent, pauvres
comme les animaux et à peine plus productifs qu’eux. Il règne alors une certaine égalité
des conditions d’existence et, pour les chefs de famille, aussi une sorte d’égalité dans la
position sociale, — tout au moins une absence de classes sociales, qui continue dans les
communautés naturelles agraires des peuples civilisés ultérieurs. Dans chacune de ces
communautés existent, dès le début, certains individus au delà de leurs droits ; sur-
veillance des eaux, surtout dans les pays chauds ; enfin, étant donné le caractère primitif
et sauvage des conditions, fonctions religieuses. De semblables attributions de fonctions
se trouvent en tout temps dans les communautés primitives, ainsi dans els plus vieilles
communautés de la Mark germanique et aujourd’hui encore aux Indes. Il va sans dire que
ces individus sont armés d’une certaine plénitude de puissance et représentent les pré-
misses du pouvoir d’État. Peu à peu, les forces de production augmentent ; la population
plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes, entre les diverses communau-
tés, dont le groupement en ensembles plus importants provoquent derechef une nouvelle
division du travail, la création d’organes pour protéger les intérêts communs et se dé-
fendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des
intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une
situation particulière, parfois même en opposition avec elle, prennent bientôt une autono-
mie plus grande encore, soit du fait de l’hérédité de la charge, qui s’instaure presque toute
seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l’impossibilité gran-
dissante de s’en passer à mesure qu’augmentent les conflits avec d’autres groupes. Com-
ment, de ce passage à l’autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s’élever
avec le temps à la domination sur la société ; comment, là où l’occasion était favorable, le
serviteur primitif s’est métamorphosé peu à peu en maître ; comment selon les circons-
tances, ce maître a pris l’aspect du despote ou du satrape oriental, du dynaste chez les
Grecs, du chef de clan celte, etc. ; dans quelle mesure, lors de cette métamorphose, il
s’est finalement servi aussi de la violence ; comment, au bout du compte, les individus
dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que
nous n’avons pas besoin d’étudier ici. Ce qui importe ici, c’est seulement de constater
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 27

que, partout, une fonction sociale est à la base de la domination politique ; et que la domi-
nation politique n’a aussi subsisté à la longue que lorsqu’elle remplissait cette fonction
sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont
surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu’il était, avant
tout, l’entrepreneur général de l’irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n’est
là-bas possible. Il était réservé aux Anglais éclairés de ne pas remarquer cela aux Indes ;
ils ont laissé tomber en ruine les canaux d’irrigation et les écluses, et découvrent enfin
maintenant, par le retour régulier des famines, qu’ils avaient négligé l’unique activité sus-
ceptible de donner à leur domination aux Indes une légitimité au moins égale à celle de
leurs prédécesseurs.

Mais à côté de cette formation de classes, il s’en déroulait encore un autre. La divi-
sion naturelle du travail à l’intérieur de la famille agricole a permis, à un certain niveau
de bien-être, d’introduire une ou plusieurs forces de travail étrangères. Ce fut particulière-
ment le cas dans des pays où la vieille propriété en commun di sol s’était déjà désagrégée
ou bien, du moins, la vieille culture en commun avait cédé le pas à la culture individuelle
des lots de terrain par des familles respectives. La production était développée au point
que la force de travail humaine pouvait maintenant produire plus qu’il n’était nécessaire à
son entretien simple ; les moyens d’entretenir davantage de forces de travail existaient ;
ceux de les occuper, également : la force de travail prit une valeur. Mais la communauté à
laquelle on appartenait et l’association dont elle faisait partie ne fournissaient pas de
forces de travail disponibles, excédentaires. En revanche, la guerre en fournissait, et la
guerre était aussi vieille que l’existence simultanée de plusieurs groupes de communautés
juxtaposées ? Jusque-là, on n’avait su que faire des prisonniers de guerre, on les avait
donc tout simplement abattus ; à une date plus reculée encore, on les avait mangés. Mais,
au niveau de l’« état économique » maintenant atteint, ils prenaient une valeur ; on leur
laissa donc la vie et on se servit de leur travail. C’est ainsi que la violence, au lieu de do -
miner la situation économique a été au contraire enrôlée de force dans le service de la si-
tuation économique. L’esclavage était inventé. Il devint bientôt la forme dominante de la
production chez tous les peuples dont le développement dépassait la vieille communauté,
mais aussi, en fin de compte, une des causes principales de leur décadence. Ce fut seule-
ment l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail
entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans
esclavage, pas d’État grec, pas d’art et science grecs ; sans esclavage, pas d’Empire ro-
main. Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe mo-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 28

derne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique
et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était
tout aussi nécessaire que généralement admis. Dans ce sens, nous avons le droit de dire :
sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

Il ne coûte pas grand-chose de partir en guerre avec des formules générales contre
l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux
moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le
monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions
actuelles et aux sentiments qui déterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous ap-
prend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles
ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce
problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse,
que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès.
C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin
de moyens barbare, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie. Les anciennes com-
munautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme
d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie. Ce n’est que là
où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier
progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production
au moyen du travail servile. La chose est claire : tant que le travail humain était encore si
peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au delà des moyens de subsistance
nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développe-
ment de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que
grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la
grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les
quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État
et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques. La forme la plus simple, la plus
naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les anté-
cédents historiques du monde antique, spécialement du monde grec, la marche progres-
sive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous
la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès ; les prisonniers de
guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie
maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les
mettait à rôtir.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 29

Ajoutons, à cette occasion, que, jusqu’aujourd’hui, toutes les contradictions histo-


riques entre classes exploiteuses et exploitées, dominantes et opprimées trouvent leur ex-
plication dans cette même productivité relativement peu développée du travail humain.
Tant que la population qui travaille nécessaire qu’il ne lui reste plus le temps pour pour-
voir aux affaires communes de la société, — direction du travail, etc., — il a toujours fal-
lu une classe particulière qui, libérée du travail effectif, puisse pourvoir à ces affaires ; ce
qui ne l’a jamais empêchée d’imposer à son propre profit aux masses travailleuses une
charge de travail de plus en plus lourde. Seul, l’énorme accroissement des forces produc-
tives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la
société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu’il
reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la so-
ciété, — théoriques autant que pratiques. C’est donc maintenant seulement que toute
classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développe-
ment social, et c’est maintenant seulement qu’elle sera impitoyablement éliminée, si maî-
tresse qu’elle soit encore de la « violence immédiate ».

Si donc M. Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’escla-
vage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à
vapeur et de télégraphe électrique. Et s’il affirme que notre asservissement moderne du
salariat n’est qu’un héritage quelque peu métamorphosé et adouci de l’esclavage et ne
s’explique pas lui-même (c’est-à-dire par les lois économiques de la société moderne), ou
bien cela signifie que le salariat comme l’esclavage sont des formes de la servitude et de
la domination de classe, ce qu’aucun enfant n’ignore, ou bien cela est faux. Car nous se-
rions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’an-
thropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis
vaincus.

Le rôle que joue la violence dans l’histoire vis-à-vis de l’évolution économique est
donc clair. D’abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction éco-
nomique de caractère social et s’accroît dans la mesure où la dissolution des communau-
tés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend
donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes.
Deuxièmement, après s’être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être deve-
nue, de servante, maîtresse, la violence politique normale. Dans ce cas, il n’y a pas de
conflit entre les deux, l’évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit
contre l’évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 30

régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas iso-
lés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population
d’un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire.
Ainsi firent les chrétiens dans l’Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages
d’irrigation, sur lesquels avaient reposé l’agriculture et l’horticulture hautement dévelop-
pées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le déve-
loppement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans
l’énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de
s’adapter à l’« état économique » plus élevé tel qu’il ressort de la conquête ; il est assimi-
lé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d’adopter sa langue. Mais là
où dans un pays, — abstraction faite des cas de conquête, — la violence intérieure de
l’État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s’est produit jus-
qu’ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s’est chaque fois ter-
minée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sans pitié, l’évolution
économique s’et ouvert la voie, — nous avons déjà mentionné le dernier exemple des
plus frappants : la grande Révolution française. Si, selon la doctrine de M. Dühring, l’état
économique et avec lui la constitution économique d’un pays déterminé dépendaient sim-
plement de la violence politique, on ne verrait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric-
Guillaume IV ne put réussir, malgré sa « magnifique armée », à greffer dans son pays les
corporations médiévales et autres marottes romantiques, sur les chemins de fer, les ma-
chines à vapeur et la grande industrie qui était alors en train de se développer ; ou pour-
quoi l’empereur de Russie, qui est encore bien plus puissant, s’avère incapable non seule-
ment de payer ses dettes, mais même de maintenir sa « violence » sans emprunter sans
cesse à la « situation économique » d’Europe occidentale.

Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui
le péché originel, tout son exposé est une jérémiade sur la façon dont toute l’histoire jus-
qu’ici a été ainsi contaminée par le péché originel, sur l’infâme dénaturation de toutes les
lois naturelles et sociales par cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence
joue encore dans l’histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles
de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans
ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met
en pièces des formes politiques figées et mortes — de cela, pas un mot chez M. Dühring.
C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être né-
cessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, — par malheur ! Car tout
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 31

emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en pré-
sence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution vic-
torieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être
imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de
l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que
cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’im-
poser au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 32

Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888)

II
Violence et économie
dans l’établissement du nouvel
empire allemand  6

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Appliquons maintenant notre théorie à l’histoire contemporaine de l’Allemagne et à


sa pratique de la violence par le sang et par le fer. Nous y verrons avec évidence pourquoi
a politique du sang et du fer devait réussir provisoirement et pourquoi elle doit nécessai-
rement finir par faire faillite.

6
Engels écrivit cet article rattaché au chap. III de la deuxième partie de l’Anti-Dühring,
vraisemblablement pendant l’hiver 1887-88, mais il ne parvint pas à l’achever. Le
titre, de même que la division de l’article en cinq chapitres et les titres de ceux-ci,
sont dus à E. Bernstein, qui publia pour la première fois le manuscrit dans le premier
tome de la XVIe année de la Neue Zeit. Nous donnons le texte d’après cette première
publication. En ce qui concerne quelques notes de rédaction qui accompagnent le ma-
nuscrit, nous nous en remettons également aux indictions de Bernstein. Traduction P.
Stéphane, revue par J. Baudrillard.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 33

I
ASPIRATIONS À L’UNITÉ
ET PERSPECTIVES D’UNITÉ
JUSQUE VERS 1860

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En 1815, le congrès de Vienne avait, en trafiquant, partagé l’Europe d’une manière


qui révélait clairement devant le monde entier l’incapacité totale des puissants et des
hommes d’État. La guerre générale des peuples contre Napoléon fut la réaction du senti-
ment national foulé aux pieds chez tous les peuples par Napoléon. En récompense, les
princes et les diplomates du congrès de Vienne piétinèrent ce sentiment national avec en-
core plus de mépris. La plus petite dynastie eut plus de valeur que le plus grand peuple.
L’Allemagne et l’Italie furent à nouveau éparpillées en petits États, la Pologne fut dé-
membrée pour la quatrième fois, la Hongrie demeura sous le joug. Et on ne peut même
pas dire que les peuples subissaient une injustice : pourquoi s’étaient-ils laissé faire, et
pourquoi avaient-ils salué dans le tsar de Russie leur libérateur ?

Mais cela ne pouvait durer. Depuis la fin du moyen âge, l’histoire travaille à consti-
tuer l’Europe sur la base de grands État nationaux. Seuls, des États de cet ordre sont l’or-
ganisation politique normale de la bourgeoisie européenne au pouvoir, et ils sont de
même la condition indispensable pour l’établissement de la collaboration internationale
harmonieuse entre les peuples, sans laquelle il ne peut y avoir de pouvoir du prolétariat.
Pour assurer la paix internationale, il faut d’abord éliminer toutes les frictions nationales
possibles, il faut que chaque peuple soit indépendant et maître chez soi. Avec le dévelop-
pement du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et, par là, de la puissance de la bour-
geoisie, le sentiment national grandissait de toute part, les nations dispersées et opprimées
exigeaient leur unité et leur indépendance.

Partout hors de France, la révolution de 1848 eut donc pour but autant la satisfaction
des revendications nationales que celle des exigences de liberté. Mais, derrière la bour-
geoisie d’emblée victorieuse, s’élevait partout déjà le spectre du prolétariat, qui avait en
réalité remporté la victoire, et poussait la bourgeoisie dans les bras des adversaires qui ve-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 34

naient d’être vaincus : de la réaction monarchie, bureaucratique, semi-féodale et militaire,


à laquelle succomba la révolution en 1849. En Hongrie, où tel ne fut pas le cas, les
Russes entrèrent et écrasèrent la révolution. Non content de cela, le tsar se rendit à Varso-
vie, s’y érigea en arbitre de l’Europe, et nomma Christian de Glücksburg, sa créature do-
cile, à la succession du trône de Danemark. Il humilia la Prusse comme elle ne l’avait ja-
mais été, en lui interdisant même la moindre velléité d’exploiter les tendances allemandes
à l’unité, en la contraignant à restaurer la Diète fédérale et à se soumettre à l’Autriche. A
première vue, le seul résultat de la révolution fut donc que la Prusse et l’Autriche furent
gouvernées selon une forme constitutionnelle, mais dans l’esprit ancien, et que le tsar ré-
gna en maître sur l’Europe plus encore qu’auparavant.

En fait, la révolution avait sorti rudement la bourgeoisie, même dans les pays démem-
brés, et en particulier en Allemagne, de la vieille routine héréditaire. La bourgeoisie avait
obtenu une participation, modeste toutefois, au pouvoir politique ; et tout succès politique
de la bourgeoisie est mis à profit en un essor industriel. La « folle année », dont on avait
heureusement franchi le cap, montrait à la bourgeoisie d’une manière palpable qu’elle de-
vait une bonne fois en finir avec la léthargie et l’indolence d’autrefois. Par suite de la
pluie d’or californienne et australienne et d’autres circonstances, il y eut une extension
des relations du marché mondial et un essor des affaires comme il n’y en avait jamais eu
auparavant ; il s’agissait de saisir l’occasion et d’en prendre sa part. La grande industrie
qui avait pris naissance depuis 1830 et surtout depuis 1840 sur les bords du Rhin, en
Saxe, en Silésie à Berlin et dans diverses villes du Sud, fut désormais rapidement perfec-
tionnée et élargie ; l’industrie à domicile dans les districts ruraux prit de plus en plus
d’ampleur ; la construction des chemins de fer fut accélérée et, par ailleurs, l’accroisse-
ment énorme de l’émigration créa une ligne transatlantique allemande qui n’eut pas be-
soin de subventions. Plus que jamais auparavant, les commerçants allemands se fixèrent
au delà des mers sur toutes les places commerciales ; ils devinrent les intermédiaires
d’une partie de plus en plus importante du commerce mondial en commencèrent peu à
peu à négocier le placement non seulement des produits anglais, mais aussi des produits
allemands.

Cependant, le provincial allemand, avec ses multiples législations différentes du com-


merce et des métiers, devait bientôt devenir une entrave insupportable à cette industrie,
dont le niveau s’élevait énormément, et au commerce qui en dépendait. Tous les dix ou
vingt kilomètres un droit commercial différent, partout des conditions différentes dans
l’exercice d’un même métier, et partout d’autres chicanes, des chausse-trappes bureaucra-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 35

tiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations contre lesquelles aucune
concession ne prévalait ! Et avec tout cela, les nombreuses législations locales diverses,
les limitations du droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de jeter en nombre suffi-
sant les forces de travail disponibles sur les points où le minerai, le charbon, la force hy-
draulique et d’autres ressources naturelles exigeaient l’implantation d’entreprises indus-
trielles ! La possibilité d’exploiter librement la force de travail massive du pays était la
première condition du développement industriel ; partout cependant où l’industriel pa-
triote rassemblait des ouvriers attirés de toute part, la police et l’assistance publique s’op-
posaient à l’établissement des immigrants. Un droit civil allemand, l’entière liberté de do-
micile pour tous les citoyens de l’Empire, une législation industrielle et commerciale
unique, ce n’étaient plus là les rêveries patriotiques d’étudiants exaltés, c’étaient désor-
mais les conditions d’existence nécessaires à l’industrie.

En outre, dans chaque État, dans chaque petit État, autre monnaie, autres poids et
autres mesures souvent de deux ou trois espèces dans le même État. Et de ces innom-
brables monnaies, mesures ou poids, pas un seul n’était reconnu sur le marché mondial.
Est-il étonnant dès lors que des commerçants et des industriels, qui étaient en relation
avec le marché mondial et avaient à faire concurrence à des articles d’importation,
dussent avoir recours, en outre, aux monnaies, poids et mesures de l’étranger ; est-il éton-
nant que le fil de coton dût être dévidé en livres anglaises, les tissus de soie fabriqués au
mètre, les comptes pour l’étranger établis en sterling, en dollar et en francs ? Et comment
pouvait-on réaliser de grands établissements de crédit dans ces zones monétaires res-
treintes, payant ici avec des billets de banque en gulden, là en thalers prussiens, à côté en
thalers-or, en thalers à « deux tiers », en marks-banque, en marks courants, à vingt, vingt-
quatre gulden, avec les calculs, les fluctuations infinis du change ?

Et lorsque, enfin, on parvenait à surmonter tout cela, que de forces perdues dans
toutes ces frictions, que de temps et d’argent gâchés ! En Allemagne aussi, on commença
enfin à se rendre compte que, de nos jours, le temps, c’est de l’argent.

La jeune industrie allemande avait à faire ses preuves sur le marché mondial, elle ne
pouvait grandir que par l’exportation. Il fallait pour cela qu’elle jouit à l’étranger de la
protection du droit international. Le commerçant anglais, français, ou américain pouvait
se permettre plus encore au dehors que chez lui. La légation de son pays et même, s’il le
fallait, quelques navires de guerre intervenaient pour lui. Mais le commerçant allemand !
C’est tout au plus si dans le Levant, l’Autrichien pouvait compter sur sa légation, encore
ne l’aidait-elle pas beaucoup. Mais lorsqu’à l’étranger, un commerçant prussien se plai-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 36

gnait à son ambassade d’une injustice dont il avait été victime, on lui répondait couram-
ment : « C’est bien fait pour vous, qu’avez-vous à faire ici, pourquoi ne restez-vous pas
gentiment chez vous ? » Quant au ressortissant d’un petit État, il était, lui, bel et bien pri-
vé de tout droit. Où que l’on allât, les commerçants allemands se trouvaient sous une pro-
tection étrangère française, anglaise, américaine, ou ils s’étaient rapidement fait naturali-
ser dans leur patrie nouvelle 7. Et même si leur légation avait voulu s’employer pour eux,
à quoi cela aurait-il servi ? Les consuls et les ambassadeurs allemands étaient traités
outre-mer comme des cireurs de bottes.

On voit par là comment les aspirations à une « patrie » unifiée avaient un arrière-plan
très matériel. Ce n’était plus le Drang nébuleux de corporations d’étudiants rassemblées à
leurs fêtes de la Wartburg, « où le courage et la force flamboyaient dans les âmes alle-
mandes », où, sur une mélodie française, un vent de tempête emportait le jeune homme
prêt à combattre et mourir pour la patrie, afin de restaurer la romantique souveraineté im-
périale du moyen âge ; où le jeune homme, emporté par la tempête, devenait sur ses vieux
jours le valet très banal, piétiste et absolutiste, de quelque prince. Ce n’était pas non plus
l’appel à l’unité, plus proche déjà des réalités, des avocats idéologues bourgeois de la fête
des libéraux de Hambach, qui pensaient aimer la liberté et l’unité pour elles-mêmes, et ne
se rendaient pas du tout compte que faire de l’Allemagne une seconde Suisse, une Répu-
blique de petits cantons, à laquelle aboutissait l’idéal des moins confus d’entre eux, était
aussi impossible que le rêve impérial et hohenstaufien des étudiants. Non, c’était le désir
du commerçant et de l’industriel pratique, désir né de l’urgence immédiate des affaires,
de balayer tout cet héritage, ce fatras historique des petits États, qui contrariait le libre dé-
veloppement du commerce et de l’industrie, d’écarter tous les conflits superflus que
l’homme d’affaires allemand devait d’abord vaincre chez lui s’il voulait pénétrer sur le
marché mondial, et qui étaient épargnés à tous ses concurrents. L’unité allemande était
devenue une nécessité économique. Et les gens qui l’exigeaient maintenant savaient ce
qu’ils voulaient. Ils étaient formés dans le commerce et pour le commerce, ils s’y enten-
daient, et on pouvait traiter avec eux. Ils savaient que l’on doit exiger le prix fort, mais
que l’on doit aussi le rabattre libéralement. Ils chantaient la patrie allemande y compris la
Styrie, le Tyrol et l’Autriche, « riche d’honneurs et de victoires » et aussi :

7
Sur le manuscrit d’Engels, on trouve ici une note au crayon : « Weerth ». Georges
Weerth, le poète révolutionnaire ami de Marx et Engels, avait fait de longs voyages
comme voyageur de commerce. Sans doute, Engels voulait-il utiliser plus tard à cet
endroit des faits que Weerth lui avait rapportés.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 37

Von der Maas bis an die Memel,


Von der Elsch bis an den Belt,
Deutschland, Deutschland über allés,
Über allés in der Welt 8,

mais ils étaient prêts à consentir, sur cette patrie qui devait grandir, grandir toujours, un
rabais considérable, vingt-cinq à trente pour cent, contre un paiement comptant. Leur
plan d’unité était tout fait et prêt à être mis en œuvre immédiatement.

Mais l’unité allemande n’était pas une question purement allemande. Depuis la guerre
de Trente ans, aucune affaire publique allemande n’avait été décidée sans l’ingérence,
très sensible, de l’étranger. En 1740, Frédéric II avait fait la conquête de la Silésie avec
l’aide des Français. En 1803, la France et la Russie avaient littéralement dicté la réorgani-
sation du Saint-Empire romain par le Reichsdeputationshauptschluss 9.

Napoléon avait ensuite organisé l’Allemagne à sa guise. Enfin, au congrès de Vienne,


elle avait été démembrée, par la Russie principalement, et, en second lieu, par l’Angle-
terre et la France, elle avait été divisée en trente-six États et plus de deux cents bouts de
territoires grands et petits, et les dynastes allemands, tout à fait comme au Parlement de
Ratisbonne de 1802 à 1803, y avaient loyalement aidé : ils avaient encore aggravé le dé-
membrement. En outre, des morceaux détachés de l’Allemagne étaient attribués à des
princes étrangers. Ainsi, non seulement l’Allemagne était impuissante et désarmée,
consumée en dissensions internes, vouée à n’être rien du point de vue politique, militaire
et même industriel, mais, pire encore, la France et la Russie, par des précédents répétés,
s’étaient acquis le droit de démembrer l’Allemagne, de même que la France et l’Autriche
s’arrogeaient celui de veiller à ce que l’Italie demeurât divisée. C’était ce droit prétendu
que le tsar Nicolas avait fait valoir en 1850 lorsque, interdisant de la manière la plus gros-
sière tout changement de Constitution, il exigea et obtint le rétablissement de la Diète fé-
dérale, cette expression de l’impuissance de l’Allemagne.

8
De la Meuse jusqu’à Memel, — De l’Adige jusqu’au Belt, — Allemagne, Allemagne
par-dessus tout, — Par-dessus tout au monde. (Strophe de l’hymne national allemand
« Deutschland über allés ».)
9
Traité à la suite duquel l’empereur d’Autriche renonça à l’Empire romain-germa-
nique.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 38

L’unité de l’Allemagne devait donc être conquise non seulement contre les princes et
autres ennemis de l’intérieur, mais aussi contre l’étranger. Ou encore : avec l’aide de
l’étranger. Mais qu’en était-il alors à l’étranger 10 ?

En France, Louis Bonaparte s’était servi de la lutte entre la bourgeoisie et a classe ou-
vrière pour parvenir à la présidence avec l’aide des paysans, et au trône impérial avec
l’aide de l’armée. Mais un nouvel empereur Napoléon, fait par l’armée dans une France
réduite aux frontières de 1815, c’était une absurdité sans avenir. L’Empire napoléonien
renaissant, cela voulait dire l’extension de la France jusqu’au Rhin, la réalisation du rêve
ancestral du chauvinisme français. Mais tout d’abord, il ne pouvait être question du Rhin
pour Bonaparte ; toute tentative en ce sens eût pour conséquence une coalition euro-
péenne contre la France. En revanche, une occasion s’offrait d’augmenter la puissance de
la France et procurer de nouveaux lauriers à l’armée par une guerre, menée en accord
avec presque toute l’Europe, contre la Russie, qui avait profité de la période révolution-
naire de l’Europe occidentale pour s’attribuer en toute tranquillité les principautés du Da-
nube et pour préparer une nouvelle guerre de conquête de la Turquie. L’Angleterre s’al-
liait à la France, l’Autriche leur était à toutes deux favorable, seule la Prusse héroïque
baisait le knout russe, qui, hier encore, l’avait châtiée, et demeurait envers la Russie dans
une bienveillante neutralité. Mais ni l’Angleterre ni la France ne voulaient sérieusement
la victoire sur l’adversaire : ainsi la guerre se termina par une très légère humiliation de la
Russie et par une alliance franco-russe contre l’Autriche 11.

10
Un signe indique dans le manuscrit qu’une phrase devait être ajoutée ici.
11
La guerre de Crimée ne fut qu’une seule et colossale Comédie des Erreurs *, où l’on
se demande à chaque scène nouvelle : qui sera la dupe ? Mais la comédie coûta d’in-
estimables trésors et largement un million de vies humaines. A peine la lutte était-elle
engagée que l’Autriche entrait dans les principautés danubiennes ; les Russes se reti-
rèrent devant elle. Ainsi, tant que l’Autriche demeura neutre, une guerre contre la Tur-
quie aux frontières territoriales de la Russie était impossible. Mais on pouvait avoir
l’Autriche pour alliée dans une guerre aux frontières russes, étant entendu que la
guerre devait être conduite sérieusement en vue de restaurer la Pologne et de reculer
d’une manière durable les frontières occidentales de la Russie. Alors la Prusse, par où
la Russie reçoit aujourd’hui encore tout son ravitaillement, aurait été obligée de mar-
cher, la Russie aurait été bloquée sur terre comme sur mer, elle aurait dû rapidement
succomber. Mais telle n’était pas l’intention des alliés. Au contraire, ils étaient heu-
reux d’avoir écarté tout danger d’une guerre sérieuse. Palmerston conseilla de trans-
porter le théâtre de la guerre en Crimée, ce que souhaitait la Russie, et Louis-Napo-
léon n’y consentit que trop volontiers. Là, la guerre ne pouvait que rester un semblant
de guerre, et ainsi tous les protagonistes étaient satisfaits. Mais l’empereur Nicolas se
mit dans la tête de mener sur ce théâtre une guerre sérieuse, et il oublia que ce qui
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 39

La force de la Russie dans la défensive — l’étendue énorme de son territoire peu peu-
plé, impraticable et pauvre en ressources — se retourne contre elle dans une guerre offen-
sive, et nulle part plus que dans la direction de la Crimée. Les steppes de la Russie du
Sud, qui auraient dû être le tombeau des agresseurs, furent celui des armées russes que
Nicolas lança les unes après les autres sur Sébastopol avec une stupide brutalité — les
dernières au milieu de l’hiver. Et lorsque la dernière colonne, rassemblée en hâte, à peine
armée, misérablement nourrie, eut perdu en route les deux tiers de ses effectifs (des ba-
taillons entiers succombèrent dans la tempête de neige), lorsque le reste de l’armée ne fut
plus capable de chasser les ennemis du sol russe, cette tête vide et paranoïaque de Nicolas
s’effondra lamentablement et il s’empoisonna 12. De ce moment-là, la guerre redevint une
guerre fictive et ion marcha vers la conclusion de la paix.

La guerre de Crimée fit de la France la puissance dirigeante de l’Europe, elle fit de


l’aventurier Louis-Napoléon le plus grand homme du jour, ce qui, à vrai dire, ne signifie
pas grand-chose. Mais la guerre de Crimée n’avait apporté à la France aucun accroisse-
ment de territoire ; elle portait par conséquent dans son sein une nouvelle guerre pour
permettre à Louis-Napoléon de satisfaire à sa vraie vocation d’« agrandisseur de l’Em-
pire ». Cette nouvelle guerre fut amorcée dès la première, dès lors que la Sardaigne reçut
la permission de se joindre à l’alliance occidentale comme satellite de l’Empire français,
et spécialement comme l’avant-poste de celui-ci contre… l’Autriche ; la préparation de
cette guerre fut poursuivie à la conclusion de la paix par l’entente de Louis-Napoléon
avec la Russie, à qui rien n’était plus agréable qu’un châtiment de l’Autriche.

Louis-Napoléon était maintenant l’idole de la bourgeoisie européenne. Non seule-


ment, pour avoir « sauvé la société » le 2 décembre 1851, où il avait certes anéanti le
pouvoir politique de la bourgeoisie, mais à seule fin de sauver son pouvoir social. Non
seulement, parce qu’il avait montré comment, dans des conditions favorables, le suffrage
universel peut être transformé en un instrument d’oppression des masses ; non seulement
parce que, sous son règne, l’industrie, le commerce, et notamment la spéculation et la
Bourse avaient pris un essor jusqu’alors inconnu ; mais avant tout parce que la bourgeoi-
sie reconnaissait en lui le premier « grand homme d’État », qui fût la chair de sa chair, le

était un terrain favorable pour un semblant de guerre ne l’était pas du tout pour une
guerre sérieuse. (Note d’Engels).
* Titre allemand de la pièce de Shakespeare, connue en France sous le titre « La nuit
des rois ». (N. R.)
12
Cette affirmation d’Engels sur la mort de Nicolas n’est pas confirmée par les histo-
riens.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 40

sang de son sang. C’était un parvenu, comme l’était tout véritable bourgeois. « Frotté à
tous les métiers », conspirateur carbonaro en Italie, officier d’artillerie en Suisse, vaga-
bond distingué et endetté, agent de la police spéciale en Angleterre, mais toujours et par-
tout prétendant, il s’était préparé par un passé aventureux et par des compromissions mo-
rales dans tous les pays à devenir empereur des Français, directeur des destins de l’Eu-
rope. Ainsi, le bourgeois type, le bourgeois américain, se prépare à devenir millionnaire
par une série de banqueroutes honorables et frauduleuses. Comme empereur, il ne mit pas
seulement la politique au service du profit capitaliste et de la spéculation boursière, mais
il mena la politique elle-même d’après les principes de la Bourse des valeurs et il spécula
sur ce « principe des nationalités ». Le démembrement de l’Allemagne et de l’Italie avait
été jusque-là un droit fondamental inaliénable de la politique française ; Louis-Napoléon
se mit aussitôt en devoir de vendre ce droit par morceaux contre de prétendues compensa-
tions. Il était prêt à aider l’Italie et l’Allemagne à mettre un terme à leur démembrement,
étant entendu que l’Allemagne et l’Italie lui paieraient chaque pas vers l’unification na-
tionale d’une cession de territoire. Ainsi, non seulement le chauvinisme français fut satis-
fait, non seulement l’Empire fut progressivement ramené à ses frontières de 1801, mais la
France apparut à nouveau comme la puissance spécifiquement progressiste et libératrice
des peuples, et Louis-Napoléon comme le protecteur des nationalités opprimées.

Alors toute la bourgeoisie éclairée et adepte du principe des nationalités (parce que
vivement intéressée par la suppression de tout ce qui pouvait gêner les affaires sur le mar-
ché mondial), acclama unanimement cet esprit de libération universelle.

On commença en Italie 13. Depuis 1849, l’Autriche y dominait absolument et l’Au-


triche était alors le bouc émissaire de toute l’Europe. Les maigres résultats de la guerre de
Crimée ne furent pas imputés à l’indécision des puissances occidentales qui n’avaient
voulu qu’une guerre de parade, mais à la position indécise de l’Autriche, dont personne
n’était plus responsable que les puissances occidentales elles-mêmes. Mais la Russie
avait été si offensée de la marche des Autrichien sur le Pruth — remerciement de l’aide
russe en Hongrie de 1849 (bien que cette marche sur le Pruth ait précisément sauvé la
Russie), qu’elle voyait d’un bon œil toutes les attaques contre l’Autriche. La Prusse ne
comptait plus, elle avait déjà été traitée « en canaille » 14 au congrès de paix de Paris. Ain-
si, la guerre de libération de l’Italie « jusqu’à l’Adriatique »fut engagée au printemps de
1859 avec la collaboration de la Russie, et fut terminée dès l’été sur le Mincio. L’Au-

13
En marge : « Orsini », indication qui rappelle l’attentat du 14 janvier 1858.
14
En français dans le texte.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 41

triche n’était pas rejetée de l’Italie, l’Italie n’était pas « libre jusqu’à l’Adriatique » et
n’était pas unifiée, la Sardaigne s’était agrandie ; mais la France avait obtenu Nice et la
Savoie, et récupéré ainsi du côté de l’Italie ses frontières de 1801.

Les Italiens, eux, n’étaient pas satisfaits. C’était alors la manufacture proprement dite
qui dominait en Italie, la grande industrie était encore dans les langes. La classe ouvrière
n’était pas encore dans les langes. La classe ouvrière n’était pas encore, et de loin, géné-
ralement expropriée et prolétarisée ; dans les villes, elle possédait encore ses propres
moyens de production, à la campagne le travail industriel était un profit secondaire pour
de petits propriétaires terriens ou des fermiers. Par conséquent, l’énergie de la bourgeoi-
sie n’était pas encore brisée par l’antagonisme l’opposant à un prolétariat moderne
conscient. Et puisque le morcellement de l’Italie ne subsistait que par la domination
étrangère de l’Autriche, sous la protection de laquelle les princes poussaient à l’extrême
leur mauvais gouvernement, les nobles grands propriétaires fonciers, et les masses popu-
laires des villes étaient des villes étaient du côté des bourgeois, champions de l’indépen-
dance nationale. Mais en 1859, on avait secoué la domination étrangère, sauf en Vénétie ;
la France et la Russie empêcheraient à l’avenir toute ingérence de l’étranger ; personne ne
la craignait plus. Et l’Italie avait en Garibaldi un héros de caractère antique, qui pouvait
faire et qui fit des prodiges. Il renversa le royaume de Naples tout entier avec ses milles
francs-tireurs, il réalisa en fait l’unité italienne, il déchira la trame spécieuse de la poli-
tique de Bonaparte. L’Italie était libre, elle était concrètement unifiée — non par les in-
trigues de Louis-Napoléon, mais par la révolution.

Depuis la guerre d’Italie, la politique extérieure du Second Empire français n’était


plus un secret pour personne. Les vainqueurs du grand Napoléon devaient être châtiés —
mais « l’un après l’autre ». La Russie et l’Autriche avaient eu leur part, le prochain était
la Prusse. Et la Prusse était plus méprisée que jamais ; sa politique au cours de la guerre
d’Italie avait été lâche et pitoyable, comme au temps de la paix de Bâle, en 1795. Avec sa
politique des « mains libres », elle en était venue à être isolée en Europe, et tous ses voi-
sins grands et petits se réjouissaient de la voir bientôt battue à plate couture, de constater
que ses mains n’étaient plus libres que pour céder à la France la rive gauche du Rhin.

En fait, au cours des premières années qui suivirent 1859, la conviction s’était répan-
due partout, et en tout premier lieu dans la région rhénane elle-même, que la rive gauche
du Rhin devrait irrévocablement échoir en partage à la France. C’est un chose que l’on ne
souhaitait pas précisément, mais on la voyait comme une inévitable fatalité, et il faut il
faut dire, pour être franc, qu’on ne la craignait pas beaucoup non plus. Chez les paysans
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 42

et chez les petits bourgeois revivaient les vieux souvenirs du temps des Français, qui
avaient réellement apporté la liberté. Dans la bourgeoisie, l’aristocratie de la finance, sur-
tout à Cologne, était déjà profondément engagée dans les filouteries du Crédit immobilier
de Paris et d’autres sociétés d’escroquerie bonapartistes, et elle réclamait l’annexion à
grands cris 15.

Cependant, la perte de la rive gauche du Rhin, c’était l’affaiblissement non seulement


de la Prusse, mais aussi de l’Allemagne. Et l’Allemagne était plus divisée que jamais.
L’Autriche et la Prusse plus étrangères l’une à l’autre que jamais à cause de la neutralité
prussienne dans la guerre d’Italie, la petite engeance des princes partagés entre le désir et
la crainte, louchant vers Louis-Napoléon, en qui ils voyaient le protecteur d’une nouvelle
Confédération du Rhin, — telle était alors la situation de l’Allemagne officielle. Et cela à
un moment où seules les forces conjuguées de la nation tout entière étaient en mesure de
prévenir le démembrement du pays.

Mais comment unir les forces de toute la nation ? Trois voies restaient ouvertes, après
l’échec des tentatives presque toutes nébuleuses de 1848, échec qui avait néanmoins dis-
sipé beaucoup de nuages.

La première de ces voies était l’unification réelle du pays, par élimination de tous les
États particuliers, la voie ouvertement révolutionnaire par conséquent. En Italie, cette
voie venait de conduire au but ; la dynastie de Savoie s’était rangée du côté de la révolu-
tion, et ainsi elle avait empoché la couronne d’Italie. Mais nos princes de Savoie alle-
mands, les Hohenzollern, et même leurs Cavours à la Bismarck les plus audacieux étaient
absolument incapables d’un acte de cette hardiesse. Le peuple aurait tout eu à faire lui-
même, et dans une guerre pour la rive gauche du Rhin, il eût sans doute été en mesure de
faire le nécessaire. L’inévitable retraite des Prussiens sur le Rhin, le siège des places
fortes rhénanes, la trahison, alors certaine, des princes de l’Allemagne du Sud, pouvaient
réussir à déclencher un mouvement national devant lequel tout le pouvoir des dynastes se
fût évanoui. Et alors Louis-Napoléon eût été le premier à rengainer l’épée. Le Second
Empire ne pouvait avoir pour adversaires que des États réactionnaires, en face desquels il
apparut en continuateur de la Révolution française, en libérateur des peuples. Contre un
peuple lui-même en révolution, il était impuissant ; la révolution allemande victorieuse

15
Que cela fût autrefois l’état d’esprit général en Rhénanie, Marx et moi nous en
sommes suffisamment convaincus sur les lieux mêmes. Des industriels de la rive rhé-
nane me demandaient comment serait leur industrie sous le tarif douanier français,
entre autres choses. (Note d’Engels.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 43

pouvait même provoquer un choc qui entrainerait la chute de l’Empire français tout en-
tier. C’était là le cas le plus favorable ; dans le cas le plus défavorable, si les dynastes se
rendaient maîtres du mouvement, on cédait temporairement la rive gauche du Rhin à la
France, on montrait à tout le monde la trahison active ou passive des dynastes et on créait
une crise dans laquelle il ne resterait d’autre issue à l’Allemagne que de faire la révolu-
tion, de chasser tous les princes, d’instituer la République allemande unifiée.

Vu la situation, cette voie vers l’unification de l’Allemagne ne pouvait être suivie que
si Louis-Napoléon engageait la guerre pour la frontière du Rhin. Cependant, cette guerre
n’eut pas lieu, pour des raisons que nous exposerons bientôt. Mais ainsi la question de
l’unification nationale cessa d’être une question urgente et vitale, qui devait être résolue
sur-le-champ, sous peine d’anéantissement. Provisoirement, la nation pouvait attendre.

La deuxième voie était l’unification sous l’hégémonie de l’Autriche. En 1815, l’Au-


triche avait gardé en bloc la configuration que lui avaient imposée les guerres napoléo-
niennes, celle d’un territoire compact et arrondi. Elle ne prétendait plus à ses anciennes
possessions de l’Allemagne du Sud, détachées d’elle ; elle se contenta de l’adjonction de
territoires anciens et nouveaux qui se laissaient ajuster géographiquement et stratégique-
ment au noyau restant de la monarchie. La séparation de l’Autriche du reste de l’Alle-
magne, commencée par les barrières douanières de Joseph II, aggravée par l’administra-
tion policière italienne de François Ier et poussée à l’extrême par la dissolution du Saint-
Empire et l’institution de la Confédération du Rhin, demeura même après 1815 effective-
ment en vigueur. Metternich entoura son État du côté allemand d’une véritable muraille
de Chine. Les douanes barraient la route aux produits matériels, la censure aux produc-
tions culturelles en provenance de l’Allemagne. D’invraisemblables chicanes de passe-
port réduisaient au strict minimum la circulation des personnes. A l’intérieur, le moindre
mouvement politique était prévenu par un arbitraire et un absolutisme sans exemple
même en Allemagne. Ainsi, l’Autriche était restée absolument étrangère à tout le mouve-
ment bourgeois libéral allemand. Avec 1848, la barrière, au moins morale, tomba en
grande partie ; mais les événements de cette année-là et leurs conséquences étaient peu
propres à rapprocher l’Autriche du reste de l’Allemagne ; au contraire, l’Autriche se pré-
valait de plus en plus de sa position indépendante de grande puissance. Ainsi il arriva
que, bien que les soldats autrichiens fussent aimés dans les forteresses fédérales alors que
les Prussiens y étaient haïs et tournés en ridicule, bien que l’Autriche jouît de prestige et
de popularité dans le Sud et l’Ouest à prédominance catholique, personne ne pensait sé-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 44

rieusement à une unification de l’Allemagne sous la domination de l’Autriche, en dehors


de quelques princes allemands petits et moyens.

Comment aurait-il pu en être autrement ? L’Autriche elle-même avait tout fait pour
ça, bien qu’elle nourrît secrètement des rêves impériaux romantiques. La frontière doua-
nière autrichienne était, avec le temps, demeurée la seule séparation à l’intérieur de l’Al-
lemagne et en était d’autant plus sensible. Sa politique indépendante de grande puissance
n’avait aucun sens si elle ne signifiait pas l’abandon des intérêts allemand en faveur des
intérêts spécifiquement autrichiens, c’est-à-dire italiens, hongrois, etc. Après la révolution
comme avant, l’Autriche demeurait l’État le plus réactionnaire de l’Allemagne, le plus ré-
fractaire au courant moderne et, en même temps…, la dernière grande puissance spécifi-
quement catholique. Plus le régime d’après les journées de Mars tentait de restaurer l’an-
cien pouvoir des curés et des jésuites, plus son hégémonie sur un pays aux deux tiers pro-
testant devenait impossible. Et, finalement, une unification de l’Allemagne sous la domi-
nation autrichienne ne pouvait se faire qu’en démembrant la Prusse. Chose qui, en elle-
même, ne serait pas un malheur pour l’Allemagne ; mais le démembrement de la Prusse
par l’Autriche eût été tout aussi funeste que le serait le démembrement de l’Autriche par
la Prusse avant le triomphe imminent de la révolution en Russie (après quoi il sera super-
flu de démembrer l’Autriche. Devenue inutile, elle s’écroulera d’elle-même).

En bref, l’unité allemande sous l’aile de l’Autriche était un rêve romantique et elle se
révéla comme telle lorsque les princes allemands petits et moyens se réunirent à Francfort
en 1863 pour proclamer l’empereur Joseph d’Autriche, empereur d’Allemagne. Le roi de
Prusse se borna à ne pas venir et la comédie impériale tomba misérablement à l’eau.

Restait la troisième voie : l’unification sous la direction de la Prusse. Et celle-ci, puis-


qu’on l’a suivie en fait, nous fait redescendre du domaine de la spéculation sur le terrain
plus solide, bien qu’assez sordide, de la politique pratique, de la « politique réaliste ».
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 45

II
LA « MISSION ALLEMANDE »
DE LA PRUSSE :
LA LIGUE NATIONALE
ET BISMARCK

Retour à la table des matières

Depuis Frédéric II, la Prusse voyait dans l’Allemagne comme dans la Pologne un
simple territoire de conquête, dont on prend ce qu’on peut, mais il va de soi aussi qu’on
doit le partager avec d’autres. Le partage de l’Allemagne avec l’étranger — avec la
France d’abord, — telle avait été la « mission allemande » de la Prusse depuis 1740. « Je
vais, je crois, jouer votre jeu ; si les as me viennent, nous partagerons » 16 telles étaient les
paroles que prononça Frédéric en prenant congé du ministre plénipotentiaire français
lorsqu’il s’engagea dans sa première guerre. Fidèle à cette « mission allemande », la
Prusse trahit l’Allemagne en 1795, à la paix de Bâle, elle consentit d’avance (traité du 24
août 1796), contre l’assurance d’un accroissement de territoire, à céder la rive gauche du
Rhin à la France et elle encaissa aussi en fait, grâce au Reichsdeputationshauptschluss 17,
édicté par la Russie et par la France, le salaire que lui valait sa trahison du Reich. En
1805, elle trahit encore ses alliées, la Russie et l’Autriche, dès que Napoléon eut fait mi-
roiter devant elle le Hanovre — l’appât auquel elle mordait chaque fois, — mais elle se
prit à sa propre et stupide ruse, si bien qu’elle entra quand même en guerre contre Napo-
léon et reçut à Iéna le châtiment qu’elle méritait. Frédéric-Guillaume III, encore sous le
coup de ces épreuves, voulut renoncer, même après les victoires de 1813 et 1814, à toutes
les places extérieures de l’Ouest, se limiter à la possession de l’Allemagne, ce qui aurait
fait de toute l’Allemagne occidentale une nouvelle Confédération du Rhin sous la domi-
nation protectrice de la Russie ou de la France. Le plan ne résista pas tout à fait contre la

16
En français dans le texte.
17
Voir note page 37.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 46

volonté du roi, la Wesphalie et la Rhénanie lui furent imposées, et avec elles, une nou-
velle « mission allemande ».

Plus question d’annexions pour l’instant, à part l’acquisition de quelques bribes de


territoire. A l’intérieur refleurit progressivement la vieille administration des junkers et
des bureaucrates ; les promesses de constitution, faites au peuple dans l’amère nécessité,
furent obstinément reniées.

Mais, dans tout cela, la bourgeoisie s’élevait sans cesse, même en Prusse, car sans in-
dustrie et sans commerce, l’arrogant État prussien lui-même était maintenant moins que
rien. On dut faire des concessions économiques à la bourgeoisie, lentement, à rebrousse-
poil, à des doses homéopathiques. Et, d’un côté, ces concessions offraient la perspective
d’une relance de la « mission allemande » de la Prusse : par le seul fait que celle-ci, pour
supprimer les frontières douanières étrangères entre ses deux moitiés, invita les États alle-
mands limitrophes à une union douanière. Ainsi naquit le Zolverein, à l’état de pieux dé-
sirs jusqu’en 1830 (seule la Hesse-Darmstadt y était entrée), mais qui ensuite, le mouve-
ment économique et politique s’étant accéléré, annexa bientôt économiquement à la
Prusse la plus grande partie de l’Allemagne de l’intérieur. Les pays non-prussiens du lit-
toral demeurèrent en dehors jusqu’après 1848.

Le Zollverein était un grand succès pour la Prusse. Qu’il signifiât une victoire sur l’in-
fluence autrichienne, était secondaire. L’essentiel était qu’il mettait du côté de la Prusse
toute la bourgeoisie des moyens et des petits États. La Saxe exceptée, il n’y avait pas un
État allemand dont l’industrie se fût développée, même de loin, au même rythme que l’in-
dustrie prussienne ; et cela n’était pas dû seulement à des conditions naturelles et histo-
riques, mais aussi à l’élargissement des frontières douanières et à l’extension consécutive
du marché intérieur. Plus le Zollverein s’étendait et plus il englobait de ces petits États
dans son marché intérieur, plus les bourgeois nouvellement promus de ces États s’accou-
tumaient à regarder du côté de la Prusse, comme vers leur suzeraine économique, et peut-
être plus tard politique.

Et sur l’air des bourgeois, les professeurs aussi dansaient. Ce que les Hégéliens
construisaient philosophiquement à Berlin : que la Prusse eût pour mission de prendre la
tête de l’Allemagne, les élèves de Schlosser, entre autres Häusser et Gervinus le démon-
traient historiquement à Heidelberg. On supposait naturellement que la Prusse transfor-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 47

merait tout son système politique, qu’elle satisferait aux prétentions des idéologies de la
bourgeoisie 18.

Mais cela ne se fit pas en vertu de préférences spéciales pour l’État prussien, comme
lorsque les bourgeois italiens acceptèrent le Piémont comme État directeur, après qu’il se
fut ouvertement mis à la tête du mouvement national et constitutionnel. Non, cela se fit à
contre-cœur, les bourgeois prirent la Prusse comme un moindre mal parce que l’Autriche
les excluait de on marché, et parce que la Prusse, comparée à l’Autriche, conservait mal-
gré tout un certain caractère à l’Autriche, conservait malgré tout un certain caractère
bourgeois, ne fut-ce qu’à cause de sa ladrerie financière. La Prusse avait sur d’autres
grands État l’avantage de deux bonnes institutions : le service militaire obligatoire, et
l’instruction obligatoire. Elle les avait introduites en un temps de péril extrême et s’était
contentée, pendant les jours meilleurs, de les débarrasser de ce qu’elles pouvaient avoir
de dangereux le cas échéant, en les appliquant avec négligence et en les dénaturant déli-
bérément. Mais ces institutions continuaient à exister sur le papier, et grâce à elles, la
Prusse se réservait la possibilité de développer un jour l’énergie potentielle qui sommeille
dans la masse du peuple à un degré qu’on ne pourrait atteindre nulle part ailleurs, à égali-
té numérique de population. La bourgeoisie s’accommodait de ces deux institutions ; le
service militaire de ceux qui ne faisaient qu’un an, donc des fils de bourgeois, était, aux
environs de 1840, aisé à supporter, et il était assez facile de le tourner par la corruption,
d’autant plus que dans l’armée elle-même, l’on n’attachait alors que peu de valeur aux of-
ficiers du landwehr 19 recrutés dans les milieux de commerçants et d’industriels. Et le
grand nombre de gens possédant une certaine somme de connaissances élémentaires qu’il
y avait incontestablement en Prusse, souvenir du temps de l’école obligatoire, était au
plus haut point utile à la bourgeoisie ; il finit même par devenir insuffisant avec les pro-
grès de la grande industrie 20. C’était surtout la petite bourgeoisie qui se plaignait du coût

18
La Gazette rhénane discuta de ce point de vue la question de l’hégémonie prussienne.
Gervinus me disait dans l’été de 1843 à Ostende : la Prusse doit se mettre à la tête de
l’Allemagne ; pour cela, il faut cependant trois choses : la Prusse doit donner une
Constitution, elle doit donner la liberté de la presse, elle doit adopter une politique ex-
térieure qui ait du relief. (Note d’Engels.)
19
Armée de réserve.
20
A l’époque du Kulturkampf, des industriels rhénans se plaignaient encore à moi de ce
qu’ils ne pouvaient faire avec d’excellents ouvriers des contremaîtres, faute de
connaissances générales suffisantes. Cela était surtout le cas dans les régions catho-
liques. (Note d’Engels.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 48

élevé de ces deux institutions et des lourds impôts qui en résultaient 21 ; la bourgeoisie
montante, elle, supputait que le prix, fâcheux mais inévitable, qu’il faudrait payer pour
devenir une grande puissance, serait largement compensé par l’augmentation des profits.

Bref, les bourgeois allemands ne se faisaient aucune illusion sur l’amour dont la
Prusse était digne. Si, depuis 1840, l’hégémonie prussienne jouissait auprès d’eux d’une
estime de plus en plus grande, c’était seulement parce que et dans la mesure où la bour-
geoisie prussienne, par suite de son développement économique plus rapide, se mettait à
la tête de la bourgeoisie allemande, économiquement et politiquement ; c’était parce que
et dans la mesure où les Rotteck et les Welcker du Sud constitutionnel étaient éclipsés par
les Camphausen, les Hansemann et les Milde du Nord prussien ; parce que les avocats et
les professeurs étaient éclipsés par les commerçants et par les industriels. Et en fait, on
sentait chez les libéraux rhénans, un tout autre souffle révolutionnaire que chez les libé-
raux de sous-préfecture du Sud. C’est alors que l’on composa les deux chants populaires
politiques les meilleurs depuis le XVIe siècle, le chant du bourgmestre Tschech et celui de
la baronne de Droste-Vischering, de la témérité desquels s’effraient aujourd’hui sur leurs
vieux jours les mêmes gens qui chantaient en 1846 d’un air dégagé :

Hatte je ein Mensch so’n Pech


Wie der Bürgermeister Tschech
Dass er diesen dicken Mann
Auf swei Schritt nicht treffen kann 22 !

Mais tout cela devait bientôt changer. Vinrent la révolution de Février, les journées de
Mars à Vienne et la révolution du 18 mars à Berlin. La bourgeoisie avait vaincu sans
combattre sérieusement, elle n’avait même pas voulu le combat sérieux lorsqu’il s pré-
senta. Car elle, qui peu avant flirtait encore avec le socialisme et le communisme de
l’époque (en Rhénanie surtout), s’apercevait soudain qu’elle avait fait lever non seule-
ment des travailleurs isolés, mais une classe de travailleurs, un prolétariat certes encore
lourd de rêves, mais qui peu à peu s’éveillait, et qui était révolutionnaire par nature, très

21
Dans la marge du manuscrit, on lit : « Mittelschulen für die Bourgeoisie » : écoles
moyennes pour la bourgeoisie.
22
A-t-on déjà vu déveine pareille 
A celle du bourgmestre Tschech ?
Ce gros homme ventru, quelle déveine
Il ne peut l’atteindre à deux pas !
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 49

profondément révolutionnaire. Et ce prolétariat, qui s’était battu partout pour la victoire


de la bourgeoisie, posait déjà, en France surtout, des revendications qui étaient incompa-
tibles avec l’existence de l’ordre bourgeois tout entier ; la première lutte cruelle entre ces
deux classes eut lieu à Paris le 23 juin 1848 ; après quatre jours de bataille, le prolétariat
eut le dessous. A partir de ce moment-là, la masse de la bourgeoisie se rangea dans toute
l’Europe du côté de la réaction ; elle s’allia avec les bureaucrates, les féodaux et les curés
absolutistes qu’elle venait de renverser avec l’aide des travailleurs, contre les ennemis de
la société ; ces mêmes ouvriers, précisément.

En Prusse, cela prit la forme suivante : la bourgeoisie laissa tomber ses représentants
élus et se réjouit ouvertement ou secrètement de les voir dispersés par le gouvernement
en novembre 1848. Le ministère de hobereaux et de bureaucrates qui se pavana alors en
Prusse pendant quelque dix années fut sans doute contraint de gouverner sous une forme
constitutionnelle, mais il s’en vengea par un système de chicanes et de vexations mes-
quines, inouïes jusqu’ici, même en Prusse, et dont personne ne devait souffrir plus que la
bourgeoisie. Mais celle-ci, repentante, était rentrée en elle-même, elle supportait humble-
ment les coups de poing et les coups de pied qui pleuvaient, comme la punition de ses ap-
pétits révolutionnaires d’autrefois, elle apprenait peu à peu à penser ce qu’elle exprima
plus tard : « Des chiens, voilà ce que nous sommes ! »

Vint la régence. Pour prouver sa fidélité royaliste, Manteuffel avait fait entourer d’es-
pions l’héritier du trône, [l’Empereur actuel], comme aujourd’hui Puttkamer, la rédaction
du Sozialdemokrat. Lorsque l’héritier devint régent, Manteuffel fut naturellement écarté
aussitôt d’un coup de pied et l’ère nouvelle commença. Ce ne fut qu’un changement de
décor. Le prince régent daigna permettre aux bourgeois de redevenir libéraux. Les bour-
geois tout contents profitèrent de cette permission, mais ils s’imaginèrent qu’ils tenaient
désormais le gouvernail, que l’État prussien allait danser au son de leur fifre. Or, ce
n’était pas du tout l’intention des « cercles compétents », comme on dit en style officieux
et reptilien. La réorganisation de l’armée devait être le prix à payer par les bourgeois libé-
raux pour l’ère nouvelle. Le gouvernement n’exigeait là que l’exécution du service mili-
taire obligatoire dans la mesure en usage aux environs de 1816. L’opposition libérale ne
pouvait absolument rien là-contre qui n’eût violemment démenti ses propres discours sur
la puissance de la Prusse et sur la mission allemande. Mais l’opposition libérale subor-
donnait son acceptation à la condition suivante : le temps de service légal serait de deux
ans au maximum. En soi, cela était tout à fait rationnel, la question était de savoir si cette
condition, on allait pouvoir l’extorque au gouvernement, si la bourgeoisie libérale du
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 50

pays était prête à en répondre jusqu’au bout, sur ses biens et sur son sang. Le gouverne-
ment était inflexible sur la question du service de trois ans, la Chambre voulait le service
de deux ans ; le conflit éclata. Et, avec le conflit sur la question militaire, la politique ex-
térieure joua encore une fois un rôle décisif dans la politique intérieure 23.

…………………………………………………………………………

Nous avons vu comment la Prusse, par son attitude dans la guerre de Crimée et dans
la guerre d’Italie, avait perdu tout ce qui lui restait de considération. Cette politique la-
mentable trouvait une excuse partielle dans le mauvais état de l’armée. Comme, avant
1848 déjà, on ne pouvait ni lever de nouveaux impôts, ni contracter d’emprunts sans le
consentement des États, mais comme on ne voulait pas non plus convoquer les États,
mais come on ne voulait pas non plus convoquer les États pour cela, il n’y avait jamais
assez d’argent pour l’armée et celle-ci dépérissait totalement sous cette avarice sans
bornes. L’esprit de parade et de culotte de peau qui s’était enraciné sous Frédéric-
Guillaume III fit le reste. On peut lire dans Waldersee à quel point cette armée de parade
se montra impuissante sur les champs de bataille danois en 1848. La mobilisation de
1850 fut un fiasco complet ; tout manquait et ce qu’il y avait n’était la plupart du temps
bon à rien. On y avait remédié maintenant, la Chambre ayant consenti des crédits ; l’ar-
mée avait secoué la routine ancienne, le service en campagne remplaçait, en grande partie
du moins, l’esprit de parade. Mais la force de l’armée était la même qu’en 1820, tandis
que les autres grandes puissances, la France surtout dont, précisément, venait le danger,
avaient augmenté considérablement leur puissance militaire. Il existait pourtant en Prusse
le service militaire obligatoire ; tout Prussien était soldat sur le papier : or la population
était passée de 10 millions ½ en 1817 à 17 millions ¾ en 1858, et les cadres de l’armée ne
suffisaient pas à incorporer et à former plus d’un tiers de ceux qui étaient bons pour le
service. Le gouvernement exigeait maintenant un renforcement de l’armée qui correspon-
dît presque exactement à l’augmentation de la population depuis 1817. Mais les mêmes
députés libéraux qui exigeaient continuellement du gouvernement qu’il se mît à la tête de
l’Allemagne, qu’il défendît la puissance de l’Allemagne à l’extérieur et lui rendît sont
prestige parmi les autres nations — les mêmes gens lésinaient, calculaient et ne voulaient
rien consentir, si ce n’était sur la base du service de deux ans. Avaient-ils la force de faire

23
Ici, Engels a laissé la place nécessaire pour une intercalation qui ne fut pas faite.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 51

exécuter leur volonté, à laquelle ils tenaient si opiniâtrement ? Avaient-ils derrière eux le
peuple, ou même seulement la bourgeoisie, prête à passer à l’attaque ?

Au contraire. La bourgeoisie applaudissait à leurs joutes oratoires contre Bismarck,


mais, en réalité, elle organisait un mouvement qui était dirigé, bien qu’inconsciemment,
contre la politique de la majorité parlementaire prussienne. Les empiétements du Dane-
mark dans la Constitution du Holstein, les violentes tentatives de danisation dans le
Schleswig indignaient le bourgeois allemand ; être brimé par les grandes puissances, il en
avait l’habitude ; mais recevoir des coups de pied du petit Danemark, voilà qui enflam-
mait sa colère. On créa la Ligue nationale ; ce fut justement la bourgeoisie, celle des pe-
tites États qui constitua le gros des forces. Et la Ligue nationale, toute libérale qu’elle fût
jusqu’au bout des ongles, exigeait en premier lieu l’unification de la nation sous la direc-
tion de la Prusse, d’une Prusse autant que possible libérale, mais de n’importe laquelle,
au besoin. Qu’enfin on aille de l’avant, qu’on remédie à la position misérable des Alle-
mands traités sur le marché mondialement comme des hommes de seconde classe, qu’on
châtie le Danemark, qu’on montre les dents aux grandes puissances dans le Schleswig-
Holstein, c’était là ce que la Ligue nationale exigeait avant tout. Aussi pouvait-elle récla-
mer cette fois la Prusse à sa tête sans toutes les confusions et les rêves qu’elle y mettait
encore jusqu’en 1850. On savait très bien ce que signifiait le rejet de l’Autriche hors
d’Allemagne, l’abolition réelle de la souveraineté des petits États et qu’on ne pouvait ob-
tenir ces deux choses sans la guerre civile et sans la division de l’Allemagne. Mais on ne
craignait plus la guerre civile, et la division n’était que la conséquence logique du blocus
douanier exercé par l’Autriche. L’industrie et le commerce de l’Allemagne avaient atteint
un tel développement, le réseau des maisons de commerce allemandes était devenu si
large et si dense que l’on ne pouvait plus supporter le provincialisme à l’intérieur, l’ab-
sence de droit et de protection à l’extérieur. Et tandis que l’organisation politique la plus
forte que la bourgeoisie eût jamais possédée leur votait en fait la défiance, les députés de
Berlin marchandaient sur le temps de service !

Telle était la situation lorsque Bismarck entreprit d’intervenir activement dans la poli-
tique extérieure.

Bismarck, c’est Louis-Napoléon, c’est l’aventurier français prétendant au trône sous


les traits du hobereau prussien et de l’étudiant allemand de corporation. Tout a fait
comme Louis-Napoléon, Bismarck est un homme qui a beaucoup d’esprit pratique et
beaucoup de ruse, un homme d’affaires né et roué qui, en d’autres circonstances, eût dis-
puté la place aux Vanderbilt et aux Jay Gould à la Bourse de New York, et qui a fort bien
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 52

su d’ailleurs faire de jolis bénéfices. Mais cet esprit très développé dans le domaine de la
vie pratique s’accompagne souvent d’une étroitesse de vues et en cela Bismarck l’em-
porte sur son prédécesseur français. Car celui-ci, malgré tout, s’était forgé lui-même ses
« idées napoléoniennes » au cours de sa période de vagabondage — elles s’en ressen-
taient d’ailleurs — tandis que Bismarck, comme nous le verrons, ne put jamais tirer de
lui-même l’ombre d’une idée politique personnelle, il ne fit que combiner les idées toutes
faites des autres. Mais cette étroitesse de vues fut justement sa chance. Sans cela, il n’au-
rait jamais pu se représenter toute l’histoire universelle d’un point de vue spécifiquement
prussien ; et s’il y avait eu un trou dans sa conception du monde purement prussienne, par
où la lumière du jour eût pu pénétrer, il aurait perdu le fil de sa mission et c’en était de sa
gloire. Il est vrai que lorsqu’il eut rempli à sa manière cette mission particulière qui lui
était prescrite par la force des choses, il se trouva au bout de son latin ; nous verrons à
quels égarements le réduisirent son manque absolu d’idées rationnelles et l’incapacité
dans laquelle il était de comprendre la situation historique qu’il avait engendrée lui-
même.

Si par son passé, Louis-Napoléon s’était accoutumé à ne pas être difficile sur le choix
de ses moyens, Bismarck apprit de l’histoire de la politique prussienne, de celle du grand
électeur et de Frédéric II surtout, à procéder avec moins de scrupules encore ; il pouvait
ce faisait conserver la noble conscience de rester fidèle à la tradition nationale. Son sens
des affaires lui apprit à réprimer ses convoitises de junker quand il le fallait ; quand cela
ne s’imposait plus, elles ressortaient d’une manière aiguë ; mais c’était là un signe de dé-
cadence. Sa méthode politique était celle de l’étudiant de corporation ; à la Chambre, il
appliquait sans façons à la Constitution prussienne l’interprétation littérale et burlesque
de Bierkomment 24 grâce à quoi on se tire d’affaire dans toutes les tavernes d’étudiants ;
toutes ses innovations en matière de diplomatie sont empruntées aux corporations d’étu-
diants.

Mais s’il arriva souvent à Napoléon, en des moments décisifs, de n’être pas sûr de lui,
comme au moment du coup d’État de 1851, où Morny dut lui faire positivement violence
pour qu’il allât jusqu’au bout de l’entreprise, ou, comme à la veille de la guerre de 1870,
où son incertitude gâcha sa position, on doit dire à la louange de Bismarck que cela ne lui
est jamais arrivé. Sa force de volonté à lui ne l’a jamais abandonné ; elle se changeait plu-
tôt en franche brutalité. Et c’est là avant tout qu’est le secret de ses succès. Les derniers
vestiges d’énergie se sont si bien perdus dans les classes au pouvoir en Allemagne, chez
24
Rite traditionnel selon lequel se déroulent les beuveries des étudiants allemands.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 53

les junkers comme chez les bourgeois, ne pas avoir de volonté est si bien passé dans les
mœurs de l’Allemagne « cultivée » que le seul d’entre eux qui eût vraiment encore de la
volonté est devenu par cela même, leur plus grand homme, le tyran qui règne sur eux
tous, devant lequel ils s’empressent de « faire le beau », comme ils disent eux-mêmes, la
conscience déchirée. Il est vrai qu’en Allemagne « non cultivée », on n’est pas encore là ;
le peuple des travailleurs a montré qu’il avait une volonté de laquelle n’a pas raison
même celle de Bismarck.

Notre junker de la Vieille Marche avait devant lui une brillante carrière, pourvu qu’il
eût le courage et l’esprit de s’y mettre. Louis-Napoléon n’était-il pas devenu l’idole de la
bourgeoisie justement pour avoir dispersé son Parlement, mais augmenté ses profits ? Et
Bismarck n’avait-il pas les mêmes talents d’homme d’affaires que les bourgeois admi-
raient tant chez le faux Bonaparte ? Ne se sentait-il pas attiré vers son Bleichrœder
comme Louis-Napoléon vers son Fould ? N’y avait-il pas en 1864 en Allemagne une
contradiction entre les députés bourgeois à la Chambre qui voulaient lésiner sur le temps
de service, et les bourgeois de la Ligue nationale à l’extérieur, qui voulaient à tout prix
des actes nationaux, des actes requérant une force militaire ? Contradiction tout à fait
analogue à celle qu’il y avait en France en 1851 entre les bourgeois de la Chambre qui
voulaient tenir en bride le pouvoir présidentiel, et ceux qui, en dehors d’elle, voulaient
l’ordre et un gouvernement fort, et réclamaient le calme à tout prix — contradiction que
Louis-Napoléon avait résolue en dispersant les querelleurs du Parlement et en donnant la
tranquillité à la masse des bourgeois ? En Allemagne, la situation n’offrait-elle pas lus de
chances encore à un coup de main hardi ? La bourgeoisie n’avait-elle pas fourni le plan
de réorganisation tout prêt, et n’exigeait-elle pas elle-même bien haut un homme d’État
prussien énergique qui mènerait son plan à bien, exclurait l’Autriche de l’Allemagne, uni-
fierait les petits États sous l’hégémonie de la Prusse ? Et si l’on devait bousculer un peu
la Constitution prussienne, si l’on devait écarter les idéologiques comme ils le méritaient,
à la Chambre et au dehors, ne pouvait-on pas, comme Louis-Napoléon, s’appuyer sur le
suffrage universel ? Que pouvait-il y avoir de plus démocratique que d’introduire le suf-
frage universel ? Louis-Napoléon n’avait-il pas démontré qu’il était absolument sans dan-
ger pourvu qu’on en usât congrûment ? Et le suffrage universel n’offrait-il pas justement
le moyen d’en appeler aux grandes masses populaires, de flirter un peu avec le mouve-
ment social renaissant, pour le cas où la bourgeoisie se montrerait récalcitrante ?

Il fallait s’y mettre et Bismarck s’y mit. Il fallait renouveler le coup d’État de Louis-
Napoléon, expliquer et rendre palpables à la bourgeoisie allemande les rapports de forces
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 54

concrets, dissiper par la force ses illusions libérales, mais réaliser ses exigences natio-
nales qui coïncidaient avec les désirs de la Prusse. Ce fut d’abord le Schleswig-Holstein
qui donna l’occasion d’agir. Le terrain de la politique extérieure était préparé. Le tsar était
acquis d’avance, grâce au métier de bourreau qu’avait fait Bismarck à son service, en
1863, contre les Polonais insurgés ; Louis-Napoléon de même avait été travaillé et pou-
vait excuser par son cher « principe des nationalités » sa neutralité, sinon sa protection ta-
cite à l’égard des plans de Bismarck ; en Angleterre, Palmerston était Premier ministre,
mais il n’avait mis le petit lord Russel aux Affaires étrangères que pour qu’il s’y rendît ri-
dicule. Mais l’Autriche, elle, était sa concurrente de la Prusse pour l’hégémonie en Alle-
magne et, dans cette affaire, elle devait d’autant moins se laisser damer le pion par la
Prusse que, en 1850 et 1851, elle s’était, dans le Schleswig-Holstein, conduite comme
fourrier de l’Empereur Nicolas plus vulgairement encore que la Prusse. La situation était
donc extrêmement favorable. Bismarck haïssait l’Autriche, et l’Autriche en revanche eût
volontiers passé sa colère sur la Prusse, mais à la mort de Frédéric VII de Danemark, ils
ne pouvaient plus rien faire que de faire campagne ensemble contre le Danemark — avec
la permission tacite de la Russie et de la France. Le succès était assuré d’avance, si l’Eu-
rope demeurait neutre ; ce fut le cas, les duchés furent conquis et cédés par le traité de
paix.

Dans cette guerre, la Prusse avait un objectif secondaire, expérimenter devant l’enne-
mi son armée, mise sur pied depuis 1850 selon des principes nouveaux, réorganisée et
renforcée en 1860. Or, cette armée avait prouvé sa valeur au delà de toute attente, et cela
dans les opérations les plus diverses. Le combat de Lyngby, dans le Jutland, où quatre-
vingts Prussiens postés derrière une haie avaient mis en fuite, par la rapidité de leur feu,
des Danois trois fois plus nombreux prouva que le fusil à aiguille était très supérieur au
fusil se chargeant par la bouche et que l’on savait comment s’en servir. En même temps,
on eut l’occasion de remarquer que de la guerre d’Italie et de la tactique des Français, les
Autrichiens n’avaient retiré que cet enseignement : il ne sert à rien de tirer, le vrai soldat
doit aussitôt charger l’ennemi à la baïonnette ; on en prit bonne note, car on ne pouvait
souhaiter de tactique ennemie plus favorable devant les fusils à tir rapide, se chargeant
par la culasse. Et pour mettre les Autrichiens en mesure de s’en convaincre pratiquement
le plus vite possible, on mit en temps de paix les duchés sous la souveraineté commune
de l’Autriche et de la Prusse, on créa, par conséquent, une situation purement provisoire
qui devait engendrer conflit sur conflit, et qui donnait à Bismarck le choix du moment où
il exploiterait un de ces conflits pour un grand coup contre l’Autriche. Selon la bonne mé-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 55

thode de la politique prussienne, qui consiste, comme le dit von Sybel, à « exploiter sans
scrupules jusqu’à l’extrême » une situation favorable, il était naturel qu’on annexât
200 000 Danois du Schleswig du Nord sous prétexte de libérer des Allemands de l’op-
pression danoise. Mais celui qui s’en alla les mains vides, ce fut le candidat des petits
États et de la bourgeoisie allemande au trône de Schleswig-Holstein, le duc d’Augusten-
burg.

Ainsi, dans les duchés, Bismarck avait, contre leur volonté, fait ce que voulaient les
bourgeois allemands. Il avait chassé les Danois, il avait bravé l’étranger et l’étranger
n’avait pas bougé. Mais, aussitôt libérés, les duchés furent traités en pays conquis ; on ne
leur demanda pas leur avis, ils furent provisoirement partagés entre l’Autriche et la
Prusse sans autre forme de procès. La Prusse était redevenue une grande puissance, elle
n’était plus la cinquième roue du char européen. La réalisation des aspirations nationales
de la bourgeoisie était dans la meilleure voie, mais la voie choisie n’était pas la voie libé-
rale de la bourgeoisie. Le conflit prussien sur le service militaire continua donc, il devint
même toujours plus insoluble.

Il fallait passer maintenant au deuxième acte du grand spectacle historique bismar-


ckien.

La guerre du Danemark avait réalisé une partie des aspirations nationales. Le Schles-
wig-Holstein était « libéré », le protocole de Varsovie et de Londres, dans lequel les
grandes puissances avaient ratifié l’humiliation de l’Allemagne devant le Danemark, on
l’avait déchiré, on leur en avait jeté les morceaux aux pieds, et elles n’avaient pas bron-
ché. L’Autriche et la Prusse étaient à nouveau ensemble, les troupes des deux puissances
avaient vaincu côte à côte, et nul potentat ne songeait plus à toucher au territoire alle-
mand. Les convoitises rhénanes de Louis-Napoléon, jusqu’ici repoussées à l’arrière-plan
par d’autres occupations — la révolution italienne, le soulèvement polonais, les compli-
cations danoises, et, enfin, l’expédition de Mexico, — n’avaient plus maintenant aucune
chance de succès. Pour un homme d’État conservateur prussien, la situation mondiale ne
laissait donc à l’extérieur, rien à désirer. Mais, jusqu’en 1871 Bismarck ne fut jamais, et
au moment où nous parlons, moins que jamais conservateur, et la bourgeoisie allemande
n’était nullement satisfaite.

Après comme avant, la bourgeoisie allemande se trouvait dans la contradiction habi-


tuelle. D’une part, elle exigeait le pouvoir politique exclusif pour elle-même, c’est-à-dire
pour un ministère choisi dans la majorité libérale ; et un tel ministère aurait eu à mener
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 56

une lutte de dix ans contre l’ancien système soutenu par la couronne jusqu’à ce que sa
nouvelle puissance fût reconnue définitivement : dix années donc d’affaiblissement inté-
rieur. Mais elle exigeait, d’autre part, une transformation révolutionnaire de l’Allemagne,
qui ne pouvait être accomplie que par la violence, donc par une dictature effective. Et de-
puis 1848, à chaque moment décisif, la bourgeoisie avait coup sur coup donné la preuve
qu’elle ne possédait pas même l’ombre de l’énergie nécessaire pour réaliser l’une ou
l’autre chose, et encore moins les deux. En politique, il n’y a que deux puissances déci-
sives : la force organisée de l’État, l’armée, et la force inorganisée, la force élémentaire
des masses populaires. En 1848, la bourgeoisie avait désappris d’en appeler aux masses ;
elle les craignait plus encore que l’absolutisme. Quand à l’armée, elle n’était nullement à
sa disposition. Mais bien à la disposition de Bismarck.

Dans le conflit constitutionnel, qui durait toujours, Bismarck avait combattu jusqu’à
l’extrême les exigences parlementaires de la bourgeoisie. Mais il brûlait du désir de don-
ner satisfaction à ses exigences nationales ; c’est qu’elles correspondaient aux souhaits
les plus secrets de la politique prussienne. S’il accomplissait encore une fois la volonté de
la bourgeoisie contre la bourgeoisie, s’il réalisait l’unification de l’Allemagne, telle que la
bourgeoisie l’avait formulée, le conflit était écarté de lui-même et Bismarck tout comme
Louis-Napoléon, son modèle, devenait à coup sûr l’idole des bourgeois.

La bourgeoisie lui fournissait le but, Louis-Napoléon la voie ; l’exécution seule restait


l’œuvre de Bismarck.

Pour mettre la Prusse à la tête de l’Allemagne, on ne devait pas seulement chasser


violemment l’Autriche de la Confédération allemande, on devait soumettre aussi les pe-
tits États. La guerre fraiche et joyeuse des Allemands contre les Allemands, tel avait été
de tout temps dans la politique de la Prusse le meilleur procédé pour agrandir son terri-
toire ; un brave Prussien ne s’effrayait pas de si peu. Le second procédé de prédilection
de la politique prussienne, l’alliance avec l’étranger contre les Allemands, ne devait pas
éveiller plus de scrupules. On avait dans sa poche le sentimental Alexandre de Russie.
Louis-Napoléon n’avait jamais méconnu la mission piémontaise de la Prusse en Alle-
magne, et il était tout prêt à faire sa petite affaire avec Bismarck. S’il pouvait obtenir ce
dont il avait besoin par une voie pacifique, sous forme de compensations, tant mieux. Il
n’avait pas besoin non plus d’avoir la rive gauche du Rhin en une seule fois ; si on la lui
donnait au détail, un morceau à chaque progrès nouveau de la Prusse, cela était moins
choquant, et n’en conduisait pas moins au but. Aux yeux du chauvin français, un kilo-
mètre carré sur le Rhin valait Nice et toute la Savoie. On négocia donc avec Louis-Napo-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 57

léon, on obtint qu’il permît l’agrandissement de la Prusse et la constitution d’une Confé-


dération de l’Allemagne du Nord 25. Il est hors de doute qu’on lui offrit pour cela un mor-
ceau de territoire allemand sur le Rhin ; pendant les pourparlers avec Govone, Bismarck
parla de la Bavière rhénane et de la Hesse rhénane. Il l’a certes démenti plus tard. Mais
un diplomate, surtout s’il est prussien, a ses idées bien à lui sur les limites dans lesquelles
on peut, et même on doit faire à la vérité quelque douce violence. La vérité est demoi-
selle, pense le junker, et donc cela lui plaît. Louis-Napoléon n’était pas bête au point de
permettre l’agrandissement de la Prusse sans promesse de compensation ; Bleichrœder
eût plutôt prêté de l’argent sans intérêts. Mais il ne connaissait pas assez ses Prussiens et
il finit par être dupe. Bref, après qu’on se fut assuré de lui, on s’allia avec l’Italie pour le
« coup au cœur ».

Le philistin de divers pays s’est profondément indigné de cette expression. Bien à tort
« à la guerre comme à la guerre 26 ». Cette expression prouve simplement que Bismarck
reconnaissait la guerre civile allemande de 1866 pour ce qu’elle était, c’est-à-dire pour
une révolution, et qu’il était prêt à mener cette révolution à bonne fin par des moyens ré-
volutionnaires. Et c’est ce qu’il fit. Sa manière d’agir envers la Diète fédérale était révo-
lutionnaire. Au lieu de se soumettre à la décision constitutionnelle des magistrats de la
Diète, il leur reprocha d’avoir violé la Confédération — pur subterfuge, — il brisa celle-
ci, proclama une Constitution nouvelle avec un Reichstag élu au suffrage universel révo-
lutionnaire, il chassa enfin la Diète de Francfort. En Haute-Silésie, il organisa une légion
hongroise sous le commandement du général Klapka et d’autres officiers de la révolution,
dont les troupes composées de déserteurs hongrois et de prisonniers de guerre, feraient la
guerre à leur chef légitime 27. Après la conquête de la Bohême, Bismarck adressa une pro-
clamation « aux habitants du glorieux royaume de Bohême », traditions légitimistes. A la
paix, il s’empara pour la Prusse de toutes les possessions de trois princes fédéraux alle-
mands et d’une ville libre, sans que cette expulsion des princes, qui n’étaient pas moins
de « droit divin » que le roi de Prusse, incommodât sa conscience chrétienne et légiti-
miste. Bref, ce fut une révolution complète, accomplie avec des moyens révolutionnaires.
Nous sommes naturellement les derniers à lui en faire grief. Ce que nous lui reprochons,
c’est au contraire de n’avoir pas été assez révolutionnaire, de n’avoir été qu’un révolu-

25
Ici, Engels avait écrit : « Partage — ligne du Main ».
26
En français dans le texte.
27
Dans la marge du manuscrit, on lit le mot : « Eid », serment ; les transfuges hongrois
et autrichiens avaient incité les soldats autrichiens à violer leur serment à leur dra-
peau.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 58

tionnaire prussien voulant faire la révolution par en haut, d’avoir engagé toute une révo-
lution sur une base qui ne permettait de faire qu’une demi-révolution, de s’être contenté,
une fois sur le chemin des annexions, de quatre misérables petits États.

Mais, maintenant, Napoléon-le-Petit arrivait en clopinant et réclamait sa récompense.


Pendant la guerre, il aurait pu prendre ce qui lui plaisait sur le Rhin ; non seulement le
pays, mais aussi les places fortes étaient découvertes. Il temporisa ; il attendait une guerre
de longue durée, qui eût affaibli les deux parties — et voilà qu’arrivaient ces coups ra-
pides, la défaite de l’Autriche en moins de huit jours. Il exigea d’abord, — ce que Bis-
marck avait désigné au général Govone comme territoire possible de compensation — la
Bavière rhénane et la Hesse rhénane avec Mayence. Mais cela, Bismarck ne pouvait plus
le donner maintenant, même s’il l’eût voulu. Les grands succès de la guerre lui avaient
imposé d’autres obligations. A l’instant où la Prusse se posait en tutrice et en protectrice
de l’Allemagne, elle ne pouvait plus vendre à l’étranger Mayance, clef du Rhin moyen.
Bismarck refusa. Louis-Napoléon consentit à traiter ; il ne réclama plus que Luxembourg,
Landau, Sarrelouis, e le bassin houiller de Sarrebrück. Mais cela non plus, Bismarck ne
pouvait le céder, d’autant moins qu’on réclamait cette fois, même un territoire prussien.
Pourquoi Louis-Napoléon ne s’en était-il pas emparé lui-même, au bon moment, lorsque
les Prussiens étaient engagées en Bohême ? Bref, la France n’eut rien de ses compensa-
tions. Bismarck savait que cela signifiait une guerre ultérieure avec la France ; mais
c’était justement ce qu’il voulait.

Dans les modalités de la paix, la Prusse n’exploita pas cette fois la situation favorable
aussi brutalement qu’elle le faisait d’habitude en cas de succès. Et pour de bonnes rai-
sons. La Saxe et la Hesse-Darmstadt furent intégrées à la nouvelle Confédération de l’Al-
lemagne du Nord, et furent épargnées, à ce titre. La Bavière, le Wurtemberg et le grand-
duché de Bade demandaient à être traités avec modération, car Bismarck devait conclure
avec eux des accords défensifs et offensifs. Et Bismarck n’avait-il pas rendu service à
l’Autriche en tranchant les complications traditionnelles qui la liaient à l’Allemagne et à
l’Italie ? Ne lui avait-il pas procuré maintenant la position de grande puissance indépen-
dante qu’elle désirait depuis si longtemps ? N’avait-il pas su, mieux que l’Autriche elle-
même, lorsqu’il triompha d’elle, en Bohême, servir les intérêts de l’Autriche ? L’Autriche
ne devait-elle pas comprendre, si l’on s’y prenait bien, que la situation géographique, la
limitation réciproque des deux pays faisaient de l’Allemagne unifiée sous la direction de
la Prusse son alliée nécessaire et naturelle ?
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 59

Il advint ainsi que la Prusse, pour la première fois depuis qu’elle existait, put s’auréo-
ler de générosité, alors qu’elle cherchait seulement à décrocher le jambon à coups de sau-
cisses.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 60

III
LA RÉALISATION : 1870-1871

Retour à la table des matières

L’Autriche ne fut pas seule à être battue sur les champs de bataille de Bohême, la
bourgeoisie allemande le fut aussi. Bismarck lui avait démontré qu’il savait mieux
qu’elle-même ce qui lui était profitable. Il était hors de question que la Chambre puisse
poursuivre le conflit. Les prétentions libérales de la bourgeoisie étaient enterrées pour
longtemps, mais ses exigences nationales s’accomplissent chaque jour davantage. Bis-
marck réalisait son programme national avec une rapidité et une précision qui l’éton-
naient elle-même. Et, après lui avoir démontré palpablement, in corpore vili, dans son
corps pitoyable, sa veulerie, son manque d’énergie et par là son incapacité totale à rem-
plir son propre programme, il joua au grand seigneur avec elle aussi et vint devant la
chambre, effectivement désarmée maintenant, demander un bill d’indemnité pour ce gou-
vernement de guerre qui avait enfreint la Constitution. Touché jusqu’aux larmes, le parti
progressiste, désormais inoffensif, l’accorda.

Cependant, on rappelait quand même à la bourgeoisie qu’elle aussi avait été vaincue à
Sadowa. La Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord fut taillée sur le
patron de la Constitution prussienne selon l’interprétation authentique qu’en avait donné
la guerre. Il fut interdit de refuser l’impôt. Le chancelier fédéral et ses ministres furent
nommés par le roi de Prusse, indépendamment de toute majorité parlementaire. L’indé-
pendance de l’armée à l’égard du Parlement, acquise durant la guerre, fut maintenue de-
vant le Reichstag. Mais, au moins, les députés de ce Reichstag avaient la haute
conscience d’avoir été élus par le suffrage universel. Ce que leur rappelait aussi, d’une
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 61

manière désagréable certes, la vue de deux socialistes, qui siégeaient parmi eux. Ce fut la
première fois qu’apparurent dans un corps parlementaire des députés socialistes, repré-
sentants du prolétariat. C’était un présage funeste.

Tout cela ne prêtait pas immédiatement à conséquence. Il s’agissait maintenant


d’achever et d’exploiter, dans l’intérêt de la bourgeoisie, l’unité nouvelle de l’Allemagne,
du moins celle du Nord, et d’attirer par là dans la Confédération nouvelle les bourgeois
de l’Allemagne du Sud. La Constitution de la Confédération soustrayait les rapports éco-
nomiques les plus importants à la législation des petits États et en assignait la réglementa-
tion à la Confédération : droit civil commun et liberté de circulation sur tout le territoire
de la Confédération, droit de domicile, législation concernant l’artisanat, le commerce,
les douanes, la navigation, la monnaie, les poids et mesures, les chemins de fer, les ca-
naux, les postes et télégraphes, les consulats, la protection du commerce à l’étranger, la
politique médicale, le droit pénal, la procédure, etc. La plupart de ces choses furent désor-
mais rapidement réglées par des lois, et, en gros, d’une manière libérale. Ainsi, les pires
séquelles du provincialisme furent éliminées (enfin !), ces séquelles qui formaient le pire
obstacle sur la route de l’évolution capitaliste d’une part, et des appétits de domination
prussiens d’autre part. Mais cela n’était pas une conquête historique, comme le clairon-
nait le bourgeois qui maintenant devenait chauvin ; c’était une imitation très, très tardive
et très imparfaite de ce qu’avait déjà fait la Révolution française soixante-dix ans avaient
adopté chez eux depuis longtemps. Au lieu de s’en vanter, on aurait dû avoir honte de ce
que l’Allemagne « très cultivée » y fût venue la dernière.

Pendant toute cette période de la Confédération de l’Allemagne du Nord, Bismarck


alla de bon cœur au-devant de la bourgeoisie sur le terrain économique, et, lorsqu’on en-
visagea la question des pouvoirs parlementaires, il ne montra sa main de fer que sous un
gant de velours. Ce fut sa meilleure période ; on put douter par-ci par-là de son étroitesse
d’esprit spécifiquement prussienne, de son incapacité à comprendre qu’il y a, dans l’his-
toire universelle, encore d’autres puissances et plus fortes que les armées et les intrigues
de diplomates qui s’appuient sur elles.

Que la paix avec l’Autriche portât en elle la guerre avec la France, non seulement
Bismarck le savait, mais aussi, il le voulait. Cette guerre devait justement offrir le moyen
de réaliser l’Empire prusso-allemand dont la bourgeoisie d’Allemagne lui imposait
l’idée 28. Les tentatives pour transformer progressivement le Parlement douanier en
28
Avant la guerre autrichienne déjà, interpellé par un ministre d’état moyen sur sa poli-
tique allemande démagogique, Bismarck lui répondit que, en dépit de tous les dis-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 62

Reichstag et pour incorporer ainsi peu à peu les États du Sud à la Confédération du Nord,
échouèrent devant les cris de réprobation des députés de ces États : « Pas d’extension de
compétence. » L’état d’esprit des gouvernements qui venaient d’être vaincus sur le champ
de bataille n’était pas plus favorable. Seule, une preuve nouvelle, palpable, que la Prusse
était bien plus puissante qu’eux, par conséquent, une guerre nouvelle, une guerre alle-
mande faite par toute l’Allemagne, pouvait amener rapidement le moment de la capitula-
tion. Et puis la ligne de séparation du Main, qui avait été secrètement convenue aupara-
vant entre Bismarck et Louis-Napoléon, parut cependant être imposée à la Prusse par ce
dernier après la victoire ; l’unification avec l’Allemagne du Sud, constituait donc une vio-
lation du droit reconnu cette fois formellement à la France de diviser l’Allemagne, c’était
un cas de guerre.

Entre temps, Louis-Napoléon, se voyait obligé de chercher, quelque part à la frontière


allemande, un morceau de territoire à empocher en compensation de Sadowa. A la réorga-
nisation de la Confédération de l’Allemagne du Nord, on avait laissé de côté le Luxem-
bourg ; c’était maintenant un État qui entretenait des rapports personnels avec la Hol-
lande, mais par ailleurs, était complètement indépendant. Au surplus, il était à peu près
aussi francisé que l’Alsace, et il inclinait nettement plus vers la France que vers la Prusse,
qu’il haïssait positivement.

Le Luxembourg est un exemple frappant de ce que la misère politique de l’Allemagne


depuis le moyen âge a fait des régions frontières franco-allemandes, exemple d’autant
plus frappant que, jusqu’en 1866, le Luxembourg fit nominalement partie de l’Alle-
magne. Composé jusqu’en 1830 d’une partie allemande et d’une partie française, la partie
allemande et d’une partie française, la partie allemande avait depuis longtemps subi l’in-
fluence de la culture française supérieure. Les empereurs allemands de la maison de
Luxembourg étaient français de langue et d’éducation. Depuis son incorporation au duché
de Bourgogne (1440), le Luxembourg ne demeurait, comme le reste des Pays-Bas, qu’en
rapport nominal avec l’Allemagne ; son admission dans la Fédération allemande en 1815
ne changea rien à cela. Après 1830, la partie française et un beau morceau de la partie al-
lemande échurent à la Belgique. Mais dans le reste du Luxembourg allemand tout demeu-

cours, il rejetait l’Autriche de l’Allemagne et briserait la Confédération : — Et les


États moyens, croyez-vous qu’ils i assisteront tranquillement ? — Vous, les États
moyens, vous ne ferez rien du tout. — Et que deviendront les Allemands ? — Je les
mène ensuite à Paris et là, je les unis. (Raconté à Paris avant la guerre d’Autriche par
le ministre dont il est question et publié au cours de cette guerre dans le Manchester
Guardian par sa correspondante parisienne, Mrs Crawford.) (Note d’Engels.)
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 63

rait sur un mode français : les tribunaux, les magistrats, la Chambre, tout le monde traitait
en français, tous les actes publics et privés, toutes les écoles moyennes enseignaient en
français, la langue cultivée était et demeurait le français — naturellement un français qui
geignait et haletait sous le poids de la mutation consonantique haut-allemande. Bref, on
parlait deux langues au Luxembourg : un dialecte populaire rhénan-franconien et le fran-
çais ; mais le haut-allemand demeurait un langage étranger. La garnison prussienne de la
capitale aggravait plutôt la situation qu’autre chose. C’est assez humiliant pour l’Alle-
magne, mais c’est vrai. Et cette francisation spontanée du Luxembourg éclaire d’une juste
lumière les processus analogues en Alsace et en Lorraine allemande.

Le roi de Hollande, duc souverain de Luxembourg, avait justement grand besoin d’ar-
gent liquide et se montrait disposé à vendre le duché à Louis-Napoléon. Les Luxembour-
geois eussent consenti sans réserve à être incorporés à la France — à preuve leur attitude
dans la guerre de 1870. Sur le plan du droit international, la Prusse ne pouvait rien objec-
ter, puisqu’elle avait provoqué elle-même l’exclusion du Luxembourg de l’Allemagne.
Ses troupes séjournaient dans la capitale comme garnison d’une place forte fédérale, elles
n’eurent plus de raison de s’y trouver. Mais pourquoi ne rentrèrent-elles pas dans leurs
foyers, pourquoi Bismarck ne put-il consentir à l’annexion ?

Simplement parce que les contradictions où il s’était embarrassé se faisaient jour dé-
sormais. Avant 1866, l’Allemagne était encore pour la Prusse territoire d’annexion qu’on
devait se partager avec l’étranger, rien de plus. Après 1866, l’Allemagne était devenue un
protectorat prussien, que l’on devait défendre des griffes de l’étranger. Il est vrai qu’on
avait, pour des raisons prussiennes, exclu de ce nouveau pays appelé Allemagne des par-
ties entières de l’Allemagne. Mais le droit de la nation allemande à l’intégralité de son
propre territoire imposait maintenant à la couronne de Prusse le devoir d’empêcher l’inté-
gration à des États étrangers d’anciens territoires fédéraux, le devoir de leur ménager
pour l’avenir la chance d’un Anschluss avec le nouvel État prusso-allemand. C’est pour
cette raison que l’Italie était arrêtée à la frontière tyrolienne, c’est pour cette raison que le
Luxembourg ne devait plus passer maintenant à Louis-Napoléon. Un gouvernement réel-
lement révolutionnaire aurait pu le proclamer ouvertement. Mais non le révolutionnaire
royal-prussien, qui avait fini par réussir à transformer l’Allemagne ne un « concept géo-
graphique » à la Metternich. Du point de vue du droit international, il s’était mis lui-
même dans son tort et il ne pouvait s’en sortir qu’en interprétant le droit international se-
lon sa bonne vieille méthode d’étudiant de taverne.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 64

S’il ne se rendit pas dans tout cela proprement ridicule, ce fut seulement que Louis-
Napoléon, au printemps de 1867, n’était pas encore prêt pour une grande guerre. On se
mit d’accord à la conférence de Londres. Les Prussiens évacuèrent le Luxembourg ; la
place forte fut démolie, le duché fut déclaré neutre. La guerre était encore ajournée 29.

…………………………………………………………………………

Louis-Napoléon ne pouvait pas se tenir satisfait. L’accroissement de puissance de la


Prusse, il l’acceptait très volontiers dès lors qu’il obtenait sur le Rhin des compensations
correspondantes. Il s’était contenté de peu ; il avait encore rabattu sur ses prétentions ;
mais il n’avait rien obtenu du tout, il était complètement dupé. Or un Empire bonapartiste
n’était possible en France que s’il repoussait progressivement la frontière jusqu’au Rhin
et si la France demeurait — en réalité ou même en imagination — l’arbitre de l’Europe.
On n’avait pas réussi à reculer la frontière, la position d’arbitre européen était déjà mena-
cée, la presse bonapartiste criait à la revanche de Sadowa ; si Louis-Napoléon voulait as-
surer son trône, il devait rester fidèle à son rôle et prendre par la violence ce qu’il n’avait
obtenu par la douceur, malgré tous les services qu’il avait rendus.

De part et d’autre donc, intenses préparatifs de guerre, tant diplomatiques que mili-
taires. Et c’est alors que se produisit l’événement diplomatique suivant :

L’Espagne cherchait un candidat au trône. En mars (1869), Bénédetti, ambassadeur de


France à Berlin, entend parler d’une candidature du prince Léopold de Hoheneollern ; Pa-
ris le charge de faire une enquête. Le sous-secrétaire d’État von Thile lui assure sur l’hon-
neur que le gouvernement prussien n’en sait rien. Au cours d’une visite à Paris, Bénédetti
apprend le point de vue de l’empereur : « Cette candidature est essentiellement antinatio-
nale, le pays n’y consentira pas, il faut l’empêcher. »

Soit dit en passant, Louis-Napoléon prouvait ici qu’il était déjà très bas. En fait, pou-
vait-il y avoir une plus belle « vengeance de Sadowa » que le règne d’un prince prussien
en Espagne, les désagréments qui devaient inévitablement en résulter, l’embarras de la
Prusse dans les rapports internes des partis espagnols, peut-être bien une guerre, une dé-
faite de la petite flotte prussienne, de toute façon, la Prusse placée devant l’Europe dans
une situation des plus grotesques ? Mais Louis-Bonaparte ne pouvait plus se donner le

29
Place laissée libre par Engels pour une intercalation qui ne fut pas faite.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 65

luxe de ce spectacle. Son crédit était déjà si ébranlé qu’il s’en tenait au point de vue tradi-
tionnel, selon lequel un prince allemand sur le trône d’Espagne mettrait la France entre
deux feux et ne pouvait donc être toléré — point de vue enfantin après 1830.

Bénédetti alla trouver Bismarck pour obtenir d’autres explications et exposer le point
de vue de la France (11 mai 1869). Il n’apprit de Bismarck rien de particulièrement pré-
cis. Mais Bismarck apprit de lui ce qu’il voulait savoir : que la candidature de Léopold si-
gnifiait la guerre immédiate avec la France. Ainsi Bismarck avait tout loisir de faire écla-
ter la guerre quand il lui plairait.

Et, de fait, la candidature de Léopold resurgit en juillet 1870 et conduit aussitôt à la


guerre, quelque répugnance qu’ait eue Louis-Napoléon pour celui-ci. Il savait aussi qu’il
y allait de son Empire ; il n’avait guère foi en ce que lui disait sa bande de filous bonapar-
tistes qui lui assuraient que tout était prêt jusqu’au dernier bouton de guêtre ; il avait
moins confiance encore en leur capacité militaire et administrative. Mais les consé-
quences logiques de son propre passé le poussaient à la ruine ; son hésitation elle-même
accélérait sa chute.

Bismarck était, lui, non seulement fin prêt à la bataille, mais cette fois, il avait réelle-
ment le peuple derrière lui, qui, à travers les mensonges diplomatiques des deux partis, ne
voyait que cette chose : il s’agissait ici non seulement d’une guerre pour le Rhin, mais
d’une guerre pour son existence nationale. Pour la première fois depuis 1813, les réserves
et la landwehr affluèrent en masse sous les drapeaux, spontanément et pleines d’envie de
se battre. Peu importait la façon dont tout cela s’était fait, peu importait quelle part de
l’héritage national deux fois millénaire Bismarck avait de sa propre initiative, ou n’avait
pas promis à Louis-Napoléon ; ce qu’il fallait, c’était faire comprendre une fois pour
toutes à l’étranger qu’il n’avait pas à se mêler des affaires intérieures de l’Allemagne et
que l’Allemagne n’était pas destinée à soutenir le trône chancelant de Louis-Napoléon en
lui cédant une part de territoire allemand. Et, devant cet élan national, toutes les diffé-
rences de classes disparurent, toutes les convoitises rhénanes des cours de l’Allemagne
du Sud, toutes les tentatives de restauration de princes bannis s’évanouirent.

Les deux parties s’étaient cherché des alliances. Louis-Napoléon était sûr de l’Au-
triche et du Danemark, assez sûr de l’Italie. Bismarck avait avec lui la Russie. Mais
comme toujours, l’Autriche n’était pas prête, elle ne put intervenir effectivement avant le
2 septembre — et le 2 septembre, Louis-Napoléon était prisonnier des Allemands et la
Russie avait prévenu l’Autriche qu’elle l’attaquerait dès que celle-ci attaquerait la Prusse.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 66

En Italie cependant, la fourbe politique de Louis-Napoléon portait ses fruits ; il avait vou-
lu mettre en train l’unité nationale, mais il avait aussi voulu protéger le pape de cette
même unité nationale ; il avait occupé Rome avec des troupes dont il avait maintenant be-
soin chez lui et qu’il ne pouvait cependant retirer sans exiger de l’Italie l’engagement de
respecter Rome et la souveraineté du pape, ce qui, de l’autre côté, empêchait l’Italie de
lui prêter assistance. Enfin, le Danemark reçut de la Russie l’ordre de se tenir tranquille.

Mais les coups rapides des armes allemandes, de Spickeren et de Wœrth à Sedan pro-
voquèrent la localisation de la guerre d’une manière plus décisive que toutes les négocia-
tions diplomatiques. L’armée de Louis-Napoléon fut battue à chaque combat et finale-
ment prit, pour les trois quarts, la route de l’Allemagne et de la captivité. Ce n’était pas la
faute des soldats, qui s’étaient battus très courageusement, mais bien celle des chefs et de
l’administration. Mais lorsqu’on a érigé son Empire, comme Louis-Napoléon, en s’ap-
puyant sur une bande de canailles, lorsqu’on n’a maintenu cet Empire, dix-huit ans du-
rant, qu’en livrant la France à leur exploitation, lorsqu’on a installé toute cette racaille
aux postes clefs de l’État, et leurs complices aux postes subalternes, il ne faut pas engager
de lutte à la vie à la mort, sous peine de voir tout le monde vous laisser en plan. En moins
de cinq semaines, tout l’édifice de l’Empire dont les philistins européens s’étaient émer-
veillés des années durant s’écroulait ; la révolution du 4 septembre ne fit que déblayer les
décombres ; et Bismarck, qui était parti en guerre pour fonder la petite Allemagne se trou-
va un beau matin fondateur d’une République française.

Selon la propre proclamation de Bismarck, la guerre n’avait pas été dirigée contre le
peuple français, mais contre Louis-Napoléon. Avec sa chute, tout motif de guerre dispa-
raissait. C’était ce que s’imaginait aussi le gouvernement du 4 septembre — pas si naïf
par ailleurs — et il fut très surpris lorsque soudain Bismarck se montra tel qu’il était un
junker prussien.

Personne au monde ne hait autant les Français que le junker prussien. Car, non seule-
ment, les junkers, jusque-là exempts d’impôts, avaient durement souffert, entre 1806 et
1813, de la correction que les Français leur avaient infligée et que leur avait valu leur
propre orgueil, mais, ce qui était bien pire, ces impies de Français avaient, par leur Révo-
lution sacrilège, troublé à tel point les esprits que l’ancienne splendeur des hobereaux
avait été enterrée presque totalement, même dans la vieille Prusse ; que les pauvres jun-
kers devaient mener sans cesse un rude combat pour ce qui restait de cette splendeur, et
qu’un grand nombre d’entre eux étaient déjà tombés au rang d’une pitoyable noblesse de
parasites. Il fallait se venger sur la France, et les officiers junkers de l’armée, sous la di-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 67

rection de Bismarck, s’en chargèrent. On s’était fait des listes des contributions de guerre
françaises levées en Prusse, et on estima d’après elles les impositions qu’on devait lever
en France dans les villes et les départements — en tenant compte naturellement de la ri-
chesse beaucoup plus grande de la France. On réquisitionna des vivres, du fourrage, des
vêtements, des chaussures, etc. avec une brutalité voulue et affichée. Un maire des Ar-
dennes, qui déclara ne pouvoir faire la livraison exigée, reçut vingt-cinq coups de bâtons
sans autre forme de procès ; le gouvernement de Paris en a publié la preuve officielle. Les
francs-tireurs, qui se comportaient selon le décret de 1813 sur la Landsturm prussienne
aussi exactement que s’ils l’avaient expressément étudié, furent fusillés sans pitié là où
on les prenait. Même les histoires de pendules envoyées en Allemagne sont vraies, le
Journal de Cologne lui-même en a parlé. Seulement, d’après les conceptions prussiennes,
ces pendules n’étaient pas volées ; elles étaient des biens sans possesseurs découverts
dans les maisons de campagne abandonnées des environs de Paris et on les annexait pour
les êtres chers restés au pays. Et c’est ainsi que les junkers, sous la direction de Bismarck,
s’arrangèrent pour que, malgré l’attitude irréprochable tant des hommes que d’une grande
partie des officiers, le caractère spécifiquement prussien de la guerre fût conservé et ren-
du inoubliable aux français qui rendirent, eux, responsable l’armée tout entière de
l’odieuse mesquinerie des junkers.

Cependant, il était réservé à ces junkers de rendre au peuple français un honneur qui
n’a pas son pareil dans l’histoire tout entière. Lorsque toutes les tentatives de dégager Pa-
ris eurent échoué, lorsque toutes les armées françaises furent repoussées, lorsque la der-
nière grande offensive de Bourbaki sur les lignes de communication des Allemands eut
été mise en échec, lorsque la diplomatie européenne eut abandonné la France à son sort
sans bouger le petit doigt, Paris, Affamé, dut capituler. Et les cœurs des junkers battirent
plus fort lorsqu’ils purent enfin faire leur entrée triomphale dans le foyer impie et se ven-
ger à fond de ces rebelles endurcis de Parisiens, en tirer cette vengeance complète que
leur avait refusée en 1814 le tsar Alexandre et en 1815 Wellington ; ils pouvaient mainte-
nant châtier à cœur joie le foyer et la patrie de la révolution.

Paris capitula ; il paya 200 millions de contribution de guerre ; les forts furent livrés
aux Prussiens ; la garnison abaissa les armes devant les vainqueurs et livra son artillerie
de campagne ; les canons des fortifications furent démontés de leurs affûts ; tous les
moyens de résistance que possédait l’État furent livrés pièce par pièce mais on ne toucha
pas aux véritables défenseurs de Paris, la garde nationale, le peuple parisien en armes. De
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 68

ceux-là, personne ne pensait qu’ils livreraient leurs armes, ni leurs fusils, ni leurs ca-
nons 30 ; et, pour qu’il fût manifeste au monde entier que la victorieuse armée allemande
s’était respectueusement arrêtée devant le peuple de Paris en armes, les vainqueurs n’en-
trèrent pas dans la ville, ils se contentèrent d’occuper pendant trois jours les Champs-Ély-
sées, — un jardin public — gardés, surveillés, bloqués par les sentinelles des Parisiens !
Pas un soldat allemand ne mit les pieds à l’Hôtel de ville, pas un seul ne foula les boule-
vards et les rares qui furent admis au Louvre pour y admirer les œuvres d’art avaient dû
demander la permission ; c’était rompre la capitulation. La France était battue, Paris était
affamé, mais le peuple parisien s’était assuré ce respect par son passé glorieux ; aucun
vainqueur n’osait exiger ses armes n’avait le courage d’aller le trouver chez lui, et de pro-
faner ses rues, champs de bataille de tant de révolutions, par une marche triomphale. Ce
fut comme si l’empereur allemand frai émoulu avait tiré son chapeau devant les révolu-
tionnaires vivants de Paris, comme autrefois son frère devant les morts des combattants
de Mars de Berlin, comme si l’armée allemande tout entière, derrière lui, présentait les
armes.

Mais ce fut le seul sacrifice que s’imposa Bismarck. Sous prétexte qu’il n’y avait pas
de gouvernement en France qui pût signer la paix avec lui — ce qui n’était ni plus vrai ni
plus faux le 4 septembre que le 20 janvier — il avait exploité ses succès à la prussienne
jusqu’à la dernière goutte, et ne s’était déclaré disposé à la paix qu’après l’écrasement
complet de la France. A nouveau, à la conclusion de la paix elle-même, la « situation fa-
vorable fut exploitée sans scrupules », comme on dit en bon vieux prussien. Non seule-
ment on extorqua la somme inouïe de cinq milliards d’indemnité, mais on arracha deux
provinces à la France, l’Alsace et la Lorraine allemande avec Matz et Strasbourg et on les
incorpora à l’Allemagne. Par cette annexion, Bismarck intervient pour la première fois en
politicien indépendant ; il ne réalise plus à sa manière un programme qui lui est dicté du
dehors, mais il traduit dans les faits les produits de son propre cerveau ; c’est ainsi qu’il
commet sa première gaffe colossale 31…

30
Ce furent ces canons, appartenant à la garde nationale et non à l’État, — c’est pour-
quoi on ne les avait pas livrés aux Prussiens —, que, le 18 mars 1871, Thiers donna
l’ordre de voler aux Parisiens : il provoqua ainsi l’insurrection dont sorti la Com-
mune. (Note d’Engels.)
31
Il y a en cet endroit du manuscrit une place laissée libre pour une addition qui n’a pas
été faite.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 69

IV
L’ANNEXION
DE L’ALSACE-LORRAINE

Retour à la table des matières

L’Alsace avait été conquise par la France, pour l’essentiel, pendant la guerre de
Trente ans. Richelieu avait oublié en cela le solide principe d’Henry IV : « Que la langue
espagnole soit à l’Espagnol, l’allemande à l’Allemand ; mais où on parle français, c’est
mon lot » ; Richelieu s’appuya sur le principe de la frontière naturelle du Rhin, de la fron-
tière historique de la Gaule ancienne. C’était de la folie ; mais le Saint-Empire romain
germanique, qui comprenait les domaines linguistiques français de Lorraine, de Belgique
et même de Franche-Comté, n’avait pas le droit de reprocher à la France l’annexion de
pays de langue allemande. Et si Louis XIV, en 1681, s’était emparé de Strasbourg en
pleine paix, avec l’aide d’un parti d’inspiration française dans la ville, la Prusse était mal
venue de s’en indigner, après qu’elle eut de même fait violence, sans succès toutefois, à la
ville libre de Nuremberg en 1796, et sans même être appelée, elle, par un parti prussien 32.
32
On reproche à Louis XIV d’avoir lâché, en pleine pais, ses Chambres de réunion sur
un territoire allemand qui ne lui appartenait pas. Même la jalousie la plus malveillante
ne peut reprocher la même chose aux Prussiens. Au contraire. Après avoir, en 1795,
fait une paix séparée avec la France, en violant directement la Constitution d’Empire,
après avoir rassemblé autour d’eux leurs petits voisins, également parjures, au-delà de
la ligne de démarcation dans la première Confédération de l’Allemagne du Nord, ils
mirent à profit la situation difficile dans laquelle se trouvaient des États du Sud de
l’Allemagne, qui désormais poursuivaient seuls la guerre en même temps que l’Au-
triche, pour des tentatives d’annexion en Franconie. Ils formèrent à Anspach et à Bay-
reuth, qui étaient prussiennes alors, des Chambres de réunion sur le modèle de celles
de Louis XIV ; ils prétendirent à une série de territoires voisins ; prétentions en face
desquelles les prétextes de Louis XIV semblaient lumineusement convaincants. Et
lorsque les Allemands furent battus, lorsque les Français entrèrent en Franconie, les
Prussiens sauveurs occupèrent Nuremberg y compris les faubourgs jusqu’aux murs
d’enceinte, et ils obtinrent des bourgeois rassis de Nuremberg, tremblants de peur, un
traité (2 septembre 1796), par lequel la ville se soumettait à la souveraineté prus-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 70

La Lorraine fut vendue à la France par l’Autriche en 1735 à la paix de Vienne et de-
vint finalement possession française en 1766. Depuis des siècles, elle n’avait appartenu
que nominalement à l’Empire germanique, ses ducs étaient français sous tous les rapports
et presque toujours alliés à la France.

Il y eut dans les Vosges jusqu’à la Révolution française une quantité de petites sei-
gneuries qui se comportaient à l’égard de l’Allemagne comme États d’Empire immédiats,
mais en ce qui concerne la France, avaient reconnu la souveraineté de celle-ci ; elles ti-
raient profit de cette situation ambiguë et puisque l’Empire germanique laissait faire, au
lieu de demander des comptes aux seigneurs dynastes, il ne pouvait se plaindre que la
France, en vertu de sa souveraineté, prît sous sa protection contre ces seigneurs expulsés,
les habitants de ces domaines.

Au total, ce pays allemand, jusqu’à la Révolution, ne fut pour ainsi dire pas francisé.
L’Allemand demeura la langue d’enseignement et la langue d’administration pour les re-
lations intérieures, du moins en Alsace. Le gouvernement français favorisait les provinces
allemandes, dont nul ennemi, depuis le début du XVIIIe siècle, après de longues années
de guerres dévastatrices, n’avait plus foulé le sol. L’Empire allemand, déchiré par d’éter-
nelles guerres intérieures, n’était vraiment pas fait pour engager les Alsaciens à rentrer
dans le sein de la mère patrie ; du moins on avait avec les Français le calme et la paix ; on
savait à qui on avait affaire. Ainsi, les philistins qui donnaient le ton se pliaient-ils de bon
gré aux décrets impénétrables de la Providence. A vrai dire, le sort des Alsaciens n’était
pas sans exemple, les habitants du Holstein étaient aussi sous la domination étrangère du
Danemark.

Vint la Révolution française. Ce que l’Alsace et la Lorraine n’avaient jamais osé es-
pérer de l’Allemagne, la France le leur donna. Les liens féodaux furent brisés. Le paysan
taillable et corvéable devint un homme libre, dans bien des cas propriétaire de sa ferme et
de son champ. Dans les villes, le pouvoir des patriciens et les privilèges de corporations
disparurent. On chassa la noblesse. Et dans les domaines des petits princes et des petits
seigneurs, les paysans suivirent l’exemple de leurs voisins ; ils chassèrent les dynastes,
les Chambres de gouvernement et la noblesse, ils se déclarèrent libres citoyens français.
Nulle part en France, le peuple ne se rallia à la Révolution avec plus d’enthousiasme que

sienne, à la condition que… les Juifs ne seraient jamais admis dans la ville. Mais là-
dessus, l’archiduc Charles avança, il battit les Français à Würzburg les 3 et 4 sep-
tembre 1796, et ainsi s’envola en fumée bleue cette tentative de faire comprendre de
force aux Nurembergeois la mission allemande de la Prusse. (Note d’Engels.)
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dans les régions de langue allemande. Et, plus encore, lorsque le Saint-Empire germa-
nique déclara la guerre à la Révolution, lorsque les Allemands, non contents de porter en-
core leurs chaînes avec obéissance, se prêtèrent à imposer à nouveau aux Français leur
servitude ancienne, et aux paysans alsaciens les seigneurs féodaux qu’ils venaient de
chasser, c’en fut fini du germanisme de l’Alsace et de la Lorraine ; elles se mirent à haïr
les Allemands. C’est alors que la Marseillaise fit composée à Strasbourg et ce furent des
Alsaciens qui la chantèrent les premiers ; les Franco-Allemands, malgré leur langue et
leur passé finirent, sur des centaines de champs de bataille, par ne plus former qu’un seul
peuple avec les Français de nationalité, dans la lutte pour la Révolution.

La grande Révolution n’a-t-elle pas fait le même prodige avec les Flamands de Dun-
kerque, avec les Celtes de Bretagne, avec les Italiens de Corse ? Et lorsque nous nous
plaignons qu’il en fut de même pour les Allemands, avons-nous donc oublié toute notre
histoire, qui a rendu cela possible ? Avons-nous oublié que toute la rive gauche du Rhin,
qui pourtant ne prit qu’une part passive à la Révolution, était française d’esprit lorsque
les Allemands y revinrent en 1814 ? qu’elle demeura française d’esprit jusqu’en 1848, où
la Révolution réhabilita les Allemands aux yeux des Rhénans ? Que l’enthousiasme de
Heine pour les Français, et même son bonapartisme, n’était autre chose que l’écho de
l’état d’esprit de tout le peuple sur la rive gauche du Rhin ?

Lorsque les coalisés entrèrent en France en 1814, c’est justement en Alsace et en Lor-
raine qu’ils trouvèrent les ennemis les plus décidés, la résistance la plus rude dans le
peuple lui-même ; c’est que, dans ces pays, on était sensible au danger de redevenir alle-
mand. Et cependant, en Alsace-Lorraine, on parlait alors presque exclusivement l’alle-
mand. Mais lorsque ces provinces ne coururent plus le danger d’être soustraites à la
France, lorsque les velléités d’annexion des chauvins romantiques allemands se furent
calmées, on comprit qu’il fallait, sur le plan linguistique aussi, s’intégrer toujours davan-
tage à la France ; et dès lors, on fit ce qu’aveint fait spontanément chez eux les Luxem-
bourgeois, on procéda à la francisation des écoles. Cependant le processus de transforma-
tion fut très lent ; seule la génération bourgeoise d’aujourd’hui est réellement francisée,
alors que les paysans et les ouvriers parlent allemand. La situation est à peu près la même
qu’au Luxembourg : l’allemand littéraire a cédé la place au français (excepté en chaire),
mais le patois allemand n’a perdu du terrain qu’à la frontière linguistique et on l’emploie
beaucoup plus comme langage courant que dans la plupart des campagnes d’Allemagne.

Tel est le pays que Bismarck et les junkers prussiens, soutenus, comme il semble, par
la réminiscence d’un romantisme chauvin inséparable de toutes les questions allemandes,
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 72

eurent l’audace de faire redevenir allemand. Il était aussi absurde de vouloir rendre à
l’Allemagne Strasbourg, patrie de la Marseillaise, que de faire de Nice, patrie de Garibal-
di, une ville française. A Nice, cependant, Louis-Napoléon respecta les convenances, il fit
plébisciter l’annexion et la manœuvre réussit. En dehors du fait que les Prussiens détes-
taient de telles mesures révolutionnaires pour de très bonnes raisons — il n’est jamais ar-
rivé, où que ce soit, que la masse du peuple désirât l’annexion à la Prusse — on savait
bien que, précisément, en Alsace-Lorraine, la population était plus unanime dans son atta-
chement à la France que les nationaux français eux-mêmes. Ainsi ce coup de main ne fut-
il exécuté que par la force. Ce fut une sorte de vengeance sur la révolution française ; on
arrachait l’un des morceaux qui, justement, avaient été soudés à la France par la Révolu-
tion.

Militairement, l’annexion avait sans doute un objectif. Avec Metz et Strasbourg, l’Al-
lemagne obtenait un front de défense d’une force prodigieuse. Tant que la Belgique et la
Suisse demeurent neutres, une offensive française ne peut porter nulle part ailleurs que
sur l’étroite bande de territoire qui se trouve entre Metz et les Vosges, et contre cette of-
fensive, Coblence, Metz, Strasbourg et Mayence constituent le quadrilatère de places
fortes le plus puissant et le plus grand du monde. Mais aussi, ce quadrilatère de places
fortes, comme celui de l’Autriche en Lombardie, se trouve pour la moitié en territoire en-
nemi et il y constitue des citadelles pouvant servir à maintenir la population sous le joug.
Plus encore : pour le compléter, il fallut empiéter en dehors du domaine linguistique alle-
mand, il fallut annexer environ deux cent cinquante mille nationaux français.

Le grand avantage stratégique est donc le seul point qui peut excuser l’annexion.
Mais y a-t-il un rapport quelconque entre cet avantage et le préjudice qui en est résulté ?

L’immense tort moral dans lequel le jeune Empire allemand s’est mis en posant
comme principe fondamental, ouvertement et aux yeux de tous, la violence brutale — le
junker prussien ne veut pas le voir. Au contraire, il lui faut des sujets récalcitrants, main-
tenus par la violence ; ils sont la preuve de l’accroissement de la puissance prussienne ; et
au fond, il n’en a jamais eu d’autre. Mais ce à quoi il eût dû prendre garde, c’étaient aux
conséquences politiques de l’annexion. Et celles-ci étaient évidentes. Avant même que
l’annexion eût force de loi, Marx les criait au monde dans une circulaire de l’Internatio-
nale : « L’annexion de l’Alsace-Lorraine fait de la Russie l’arbitre de l’Europe. » Et les
social-démocrates 33 l’ont souvent répété à la tribune du Reichstag, jusqu’à ce que cette

33
August Bebel et Wilhelm Liebknecht.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 73

vérité fût reconnue finalement par Bismarck lui-même, dans son discours parlementaire
du 6 février 1888, gémissant devant le tsar tout-puissant, maître de la guerre et de la paix.

Cela était pourtant clair comme le jour. En arrachant à la France deux de ses pro-
vinces les plus fanatiquement patriotes, on la poussait dans les bras de celui qui lui ferait
espérer leur retour, on se faisait de la France un ennemi éternel. Sans doute, Bismarck,
qui, en l’occurrence, incarne en toute conscience et dignité les philistins allemands,
exige-t-il des Français qu’ils renoncent à l’Alsace-Lorraine non seulement juridiquement,
mais moralement, qu’ils se réjouissent même, pourquoi pas ? de ce que ces deux mor-
ceaux de la France révolutionnaire soient « rendus à la mère patrie », ce dont ils ne
veulent d’ailleurs pas du tout. Malheureusement, les Français ne sont pas disposés à le
faire, pas plus que les Allemands ne renoncèrent moralement à la rive gauche du Rhin
pendant les guerres napoléoniennes, encore qu’à cette époque celle-ci ne désirât pas leur
revenir. Tant que les Alsaciens et les Lorrains réclameront le retour à la France, la France
doit s’efforcer et s’efforcera de les recouvrer, elle devra chercher les moyens de le faire,
entre autres elle devra rechercher des alliés. Et contre l’Allemagne, l’allié naturel est la
Russie.

Si les deux nations les plus grandes et les plus forts du continent occidental se neutra-
lisent réciproquement par leur hostilité, s’il y a même entre elles un éternel sujet de dis-
corde, qui les excite à se combattre, seule en tirera avantage… la Russie qui, dont les
mains n’en sont alors que plus libres ; la Russie qui, dans ses appétits de conquête, peut
être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut attendre de la France qui, dans
ses appétits de conquête, peut être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut
attendre de la France un appui sans conditions. Et Bismarck n’a-t-il pas mis la France en
position de mendier l’alliance russe, d’être obligée d’abandonner de plein gré Constanti-
nople à la Russie, si la Russie lui promet seulement ses provinces perdues ? Et si, malgré
cela, la paix a été maintenue dix-sept années durant, faut-il l’attribuer à un autre fait que
celui-ci : le système de réserve inauguré en France et en Russie demande seize ans, et
même vingt-cinq ans, depuis les récents perfectionnements allemands, pour fournir le
nombre suffisant de classes exercées. Et après avoir été durant seize années déjà le fait
dominant de toute la politique de l’Europe, l’annexion n’est-elle pas à l’heure actuelle la
cause profonde de toute la crise qui menace de guerre la cause profonde de toute la crise
qui menace de guerre le continent ? Supprimez ce seul et unique fait et la paix est assu-
rée.
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Avec son français qu’il parle avec l’accent de l’Allemand du Sud, le bourgeois alsa-
cien, ce fat et ce bâtard, qui se veut plus français d’allure que les Français de souche, qui
regarde Gœthe de haut, s’enflamme pour Racine, mais qui n’arrive pourtant pas à se dé-
barrasser de la mauvaise conscience d’être secrètement Allemand, et se croit ainsi obligé
de déblatérer continuellement sur l’Allemagne, si bien qu’il ne peut même pas servir de
médiateur entre l’Allemagne et la France — ce bourgeois alsacien est bien sûr un indivi-
du méprisable, qu’il soit industriel à Mulhouse ou journaliste à Paris. Mais qui l’a fait ce
qu’il est, sinon l’histoire allemande des trois derniers siècles ? Récemment encore,
presque tous les Allemands à l’étranger, les commerçants surtout, n’étaient-ils pas de vé-
ritables Alsaciens, reniant leur qualité d’Allemands, se torturant comme des bêtes qu’ils
étaient pour s’assimiler leur nouvelle nationalité étrangère, et se comportant ainsi de leur
propre chef au moins aussi ridiculement que les Alsaciens qui, eux, y sont plus ou moins
contraints par les circonstances ? En Angleterre, par exemple, toute la société commer-
çante allemande immigrée entre 1815 et 1840 était anglicisée presque sans exception ; on
s’y exprimait presqu’exclusivement en anglais, et, aujourd’hui encore, à la Bourse de
Manchester par exemple, évoluent quelques vieux philistins allemands qui donneraient la
moitié de leur fortune pour pouvoir passer pour de vrais Anglais. Ce n’est que depuis
1848 que quelque chose a changé, et depuis 1870, depuis que même le lieutenant de ré-
serve vient en Angleterre et que Berlin y envoie son contingent, l’obséquiosité d’autrefois
cède le pas à une arrogance prussienne qui ne nous rend pas moins ridicules à l’étranger.

Et depuis 1871, le rattachement à l’Allemagne a-t-il été plus accommodé au goût des
Alsaciens ? Au contraire. On les a placés sous un régime de dictature, tandis qu’à côté, en
France, la République régnait. On a introduit chez eux le système prussien des Landräte
pédantesque et importun, auprès duquel, quoiqu’on en dise tant de mal, l’ingérence de
l’administration préfectorale française — rigoureusement réglée par la loi — est un ré-
gime en or. On supprima rapidement tout vestige de la liberté de la presse, du droit de
réunion et d’association, on prononça la dissolution des conseils municipaux récalcitrants
et on installa dans les fonctions de maires des bureaucrates allemands Par contre, on flatta
les « notables », c’est-à-dire les nobles et les bourgeois complètement francisés, on les
protégea dans leur exploitation des ouvriers et des paysans, qui, s’ils n’étaient pas Alle-
mands de mentalité, n’en parlaient pas moins l’allemand et représentaient le seul élément
sur lequel une tentative de réconciliation eût pu s’appuyer. Et qu’en a-t-on retiré ? Qu’en
février 1887, alors que l’Allemagne tout entière se laissait intimider en envoyait au
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 75

Reichstag le cartel bismarckien, l’Alsace-Morraine n’élut que des députés résolument


français, et écarta tous ceux qui étaient suspects des moindres sympathies allemandes.

Or, si les Alsaciens sont ce qu’ils sont, avons-nous le droit de leur en vouloir ? Nulle-
ment. Leur antipathie à l’égard de l’annexion est un fait historique qui ne saurait être abo-
li, mais réclame une explication. Et là, nous devons nous demander : combien de fautes
historiques énormes, l’Allemagne a-t-elle dû commettre en Alsace pour que, après dix-
sept ans de tentatives de germanisation, les Alsaciens s’écrient d’une voix unanime :
épargnez-nous cette épreuve ? Avons-nous le droit de nous imaginer que deux campagnes
heureuses et dix-sept années de dictature bismarckienne suffisent pour effacer tous les ef-
fets de la honteuse histoire de trois siècles ?
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 76

V
ÉDIFICATION ET STRUCTURE
DU NOUVEL EMPIRE ALLEMAND

Retour à la table des matières

Bismarck avait atteint son but. Son nouvel Empire prusso-allemand avait été procla-
mé à Versailles, dans la salle d’apparat de Louis XIV. La France était à ses pieds, désar-
mée. Paris rebelle, auquel même lui n’avait pas osé toucher, avait été provoqué par
Thiers, poussé à l’insurrection de la Commune, puis abattu par les soldats de l’ex-armée
impériale rentrant de captivité. Tous les philistins d’Europe admiraient Bismarck comme
ils avaient admiré son modèle, Louis-Bonaparte, dans les années cinquante. Avec l’appui
de la Russie, l’Allemagne était devenue la première puissance d’Europe, et toute la puis-
sance de l’Allemagne était entre les mains du dictateur Bismarck. Il s’agissait maintenant
de savoir ce qu’il saurait faire de cette puissance. Si jusqu’alors il avait réalisé le pro-
gramme d’unité des bourgeois, non toutefois sur le mode bourgeois, mais par des moyens
bonapartistes, ce sujet était maintenant passablement épuisé, il lui fallait maintenant un
programme personnel, il lui fallait montrer les idées qu’il était capable de tirer dans l’édi-
fication intérieure du nouvel Empire.

La société allemande se compose de grands propriétaires fonciers, de paysans, de


bourgeois, de petits bourgeois et de travailleurs, qui se groupent à leur tour en trois
classes principales.

La grande propriété foncière est entre les mains d’un petit nombre de magnats (en Si-
lésie surtout) et d’un grand nombre de propriétaires moyens dont la densité est la plus
élevée dans les provinces de la vieille Prusse, à l’est de l’Elbe. Ce sont donc ces junkers
prussiens qui dominent plus ou moins toute cette classe. Ils sont eux-mêmes agriculteurs
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 77

dans la mesure où ils font en majeure partie exploiter leurs possesseurs de distilleries et
de sucreries. Leur propriété, là où cela a pu se faire, est attachée à la famille sous forme
de majorat. Les fils cadets entrent dans l’armée ou dans l’administration civile ; ainsi, à
cette petite noblesse foncière, se rattache une noblesse plus petite d’officiers et d’em-
ployés, qui s’accroît encore par l’anoblissement à outrance des officiers supérieurs et des
plus hauts fonctionnaires bourgeois. A la limite inférieure de toute cette clique noble se
forme, tout naturellement, une noblesse de parasites, un lumpenprolétariat d’aristocrates
vivant de dettes, de jeux louches, d’indiscrétions, de mendicité et d’espionnage politique.
L’ensemble de cette société constitue le monde des junkers prussiens, et elle est l’un des
piliers principaux du vieil État de Prusse. Mais le noyau de propriétaires fonciers de ce
monde de junkers repose quant à lui sur une base peu solide. L’obligation où ils sont de
tenir leur rang est chaque jour plus dispendieuse ; pour entretenir les fils cadets jusqu’au
grade de lieutenant ou au poste d’assesseur, pour caser les filles, il faut de l’argent ; et,
puisque ce sont là des obligations dont l’accomplissement prime toute autre considéra-
tion, il n’est pas étonnant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des
lettres de change ou même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout en-
tier est continuellement au bord de l’abîme ; toute autre considération, il n’est pas éton-
nant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des lettres de change ou
même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout entier est continuelle-
ment au bord de l’abîme ; toute catastrophe, guerre, mauvaise récolte ou crise commer-
ciale, menace de l’y précipiter ; rien d’étonnant donc que depuis un bon siècle, il n’ait été
sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de l’État, et qu’il ne continue de
vivre un bon siècle, il n’ait été sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de
l’État, et qu’il ne continue de vivre que grâce à elles. Cette classe, artificiellement conser-
vée, est vouée à la ruine ; il n’y a pas de secours d’État qui puisse la maintenir en vie in-
définiment. Mais, avec elle, c’est aussi tout le vieil État prussien qui disparaît.

Le paysan est, politiquement, un élément peu actif. S’il est lui-même propriétaire, il
périclite de plus en plus, victime des conditions de production défavorables au paysan
parcellaire privé de l’ancienne mark, ou pâturage communal, sans lequel nul élevage
n’est possible. S’il est fermier, c’est pire encore. La petite exploitation paysanne suppose
une prédominance de l’économie naturelle, elle se ruine dans l’économie monétaire. De
là : endettement croissant, expropriations massives par les créanciers, recours à l’indus-
trie familiale, simplement pour ne pas être expulsé de son lopin de terre. Politiquement, la
paysannerie est le plus souvent indifférente ou réactionnaire : ultramontaine en Rhénanie
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 78

par suite d’une vielle haine de la Prusse, dans d’autres régions elle est particulariste ou
protestante conservatrice. Dans cette classe, le sentiment religieux sert encore d’expres-
sion à des intérêts sociaux ou politiques.

De la bourgeoisie, nous avons déjà traité. Depuis 1848, elle a été emportée dans un
essor économique inouï. L’Allemagne a participé largement au développement colossal
de l’industrie qui suivit la crise commerciale de 1847, développement déterminé par
l’établissement d’une ligne de navigation à vapeur transocéanique qui eut lieu à cette
époque, par l’énorme extension des chemins de fer et par la découverte des mines d’or de
Californie et d’Australie. C’est l’effort de la bourgeoisie pour éliminer l’entrave au déve-
loppement commercial que constituaient tous les petits États et pour obtenir sur le marché
mondial une situation égale à celle de ses concurrents étrangers qui avait mis en branle la
révolution bismarckienne. Maintenant que les milliards français ruisselaient sur l’Alle-
magne, une nouvelle période d’activité fiévreuse s’ouvrait pour la bourgeoisie, au cours
de laquelle elle se révéla pour la première fois grande nation industrielle par un krach na-
tional allemand. Elle était déjà alors économiquement la classe la plus puissante de la po-
pulation ; l’État devait obéir à ses intérêts économiques ; la révolution de 1848 avait don-
né à l’État une forme constitutionnelle extérieure qui donnait à la bourgeoisie de dominer
aussi politiquement et de s’habituer à l’exercice du pouvoir. Cependant, elle était encore
fort éloignée du véritable pouvoir politique. Elle n’avait pas été victorieuse dans le conflit
contre Bismarck ; ce conflit, réglé par une révolution dirigée d’en haut, lui avait appris
que, provisoirement, le pouvoir exécutif ne dépendait d’elle que d’une manière très indi-
recte encore, qu’elle ne pouvait ni destituer ni imposer de ministres, ni disposer de l’ar-
mée. Avec cela, en face d’un pouvoir exécutif énergique, elle était lâche et veule, mais les
junkers l’étaient aussi, et elle au moins avait l’excuse du conflit économique direct qui
l’opposait à la classe ouvrière industrielle révolutionnaire. Mais il était certain qu’elle de-
vait peu à peu anéantir économiquement les junkers ; il était certain que, parmi les classes
possédantes, elle était la seule qui eût, encore des perspectives d’avenir.

La petite bourgeoisie se composait en premier lieu de résidus de l’artisanat médiéval,


qui, dans l’Allemagne longtemps retardataire, étaient représentés en plus grand nombre
que dans le reste de l’Europe occidentale ; en second lieu de bourgeois ruinés ; en troi-
sième lieu d’éléments de la population non-possédante qui s’étaient élevés au petit com-
merce. Avec le développement de la grande industrie, l’existence de la petite bourgeoisie
tout entière perdit ce qui lui restait ce qui lui restait de stabilité ; changement de métier et
faillite périodique étaient la règle. Cette classe auparavant si stable, cette classe qui avait
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 79

fourni le gros de la philistinerie allemande, tomba de son bien-être, de sa domesticité, de


sa servilité, de sa pitié et de son honorabilité d’antan dans la pire confusion et le ressenti-
ment envers le sort que Dieu lui faisait. Ce qui restait de l’artisanat appelait à grands cris
la restauration des privilèges de corporation ; quant aux autres, tantôt ils allaient jusqu’à
se rapprocher de la social-démocratie, et se ralliaient directement par endroits au mouve-
ment ouvrier.

Enfin, les ouvriers. Pour ce qui est des travailleurs de la campagne, ceux de l’Est tout
au moins étaient encore dans un demi-servage, et n’étaient pas capables de discernement.
Au contraire, parmi les travailleurs des villes, la social-démocratie avait fait des progrès
foudroyants, elle grandissait dans la mesure où la grande industrie prolétarisait les masses
populaires et accentuait à l’extrême l’opposition de classes entre capitalistes et tra-
vailleurs. Si les travailleurs sociaux-démocrates étaient encore divisés provisoirement en
deux partis rivaux, depuis la parution du Capital de Marx, leur opposition de principe
avait pratiquement disparu. La lassalisme de stricte observance, se bornait à réclamer des
« coopératives de production subventionnées par l’État », s’endormait peu à peu et se ré-
vélait de moins en moins apte à fournir le noyau d’un parti ouvrier bonapartiste et socia-
liste étatique. Les fautes que certains chefs avaient commises à ce point de vue, le juge-
ment sain des masses les avaient réparées. L’unité des deux tendances social-démocrates,
qui n’était plus retardée que par des questions de personne, était assurée pour un avenir
proche. Mais, déjà à l’époque de la scission, et malgré elle, le mouvement était assez
puissant pour inspirer de la terreur à la bourgeoisie industrielle et pour la paralyser dans
sa lutte contre le gouvernement, encore indépendant d’elle : la bourgeoisie allemande, de-
puis 1848, ne pouvait plus se débarrasser du spectre rouge.

Cette vision en classe était à la base de la division en parties au Parlement et dans les
diètes. La grande propriété foncière et une partie de la paysannerie formaient la masse
des conservateurs ; la bourgeoisie industrielle fournissait l’aile droite du libéralisme bour-
geois : les nationaux ; l’aile gauche — le parti démocrate affaibli ou parti progressiste —
venait des petits bourgeois, soutenus par une partie de la bourgeoisie et des travailleurs.
Enfin les travailleurs avaient leur parti à eux, la social-démocratie, auquel appartenaient
également des petits bourgeois.

Un homme dans la position de Bismarck et avec le passé de Bismarck eût dû se dire,


sil avait eu quelque lumière sur la situation, que, tels qu’ils étaient, les junkers ne repré-
sentaient pas une classe viable ; que, de toutes les classes possédantes, seule la bourgeoi-
sie pouvait prétendre à un avenir, et que par conséquent (abstraction faite de la classe ou-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 80

vrière, dont nous ne pouvons guère exiger de lui qu’il comprenne la mission historique)
son nouvel Empire aurait d’autant plus de chances de durer qu’il le préparerait progressi-
vement à se transformer en État bourgeois moderne. N’exigeons pas de lui ce qui dans
ces circonstances lui était impossible. Il n’était ni possible ni même opportun à l’époque
de passer immédiatement à un régime parlementaire, avec un Reichstag doté d’un pou-
voir souverain (comme dans la Chambre des communes en Angleterre) ; la dictature exer-
cée selon des formes parlementaires devait paraître encore nécessaire pour l’instant à Bis-
marck lui-même ; nous ne lui reprochons pas du tout d’avoir commencé par la conserver,
nous demandons simplement à quoi elle pouvait servir. Et là, on ne peut mettre en doute
que la seule voie sur laquelle on avait chance d’assurer au nouvel Empire un fondement
solide et une calme évolution interne était la mise en place progressive de structures poli-
tiques correspondant à la Constitution anglaise. Et abandonnant à la ruine imminente la
plus grande partie des junkers, d’ailleurs impossible à sauver, il paraissait toujours pos-
sible de laisser se former avec le reste, et avec des éléments nouveaux, une classe de
grands propriétaires fonciers indépendants, classe qui ne serait elle-même que la flèche
ornementale de la bourgeoisie ; une classe à laquelle la bourgeoisie, même en pleine
jouissance de si-on pouvoir, devrait abandonner des fonctions représentatives dans l’État,
et avec elles les postes les plus gras et une très grande influence. En faisant à la bourgeoi-
sie les concessions politiques dont à la longue n ne pouvait la priver (c’est ainsi au moins
qu’on devait juger du point de vue des classes possédantes), en lui faisant ces conces-
sions, même à faibles doses et de loin en loin, on engageait du moins le nouvel Empire
dans la voie sur laquelle il lui était possible de rejoindre les autres États occidentaux poli-
tiquement fort en avance sur lui ; où il secouerait les derniers vestiges de féodalisme, et
toute cette tradition philistine qui pesait encore lourdement sur la bureaucratie, — par-
dessus tout, on lui donnait la force de tenir seul debout, le jour où ses fondateurs, qui
n’étaient plus jeunes du tout, rendraient leur âme à Dieu.

Nulle difficulté d’ailleurs dans tout cela. Ni les junkers ni les bourgeois ne disposaient
du minimum d’énergie. Les junkers l’avaient montré depuis soixante ans, l’État ayant
toujours fait de son mieux pour leur propre bien, contre l’opposition de ces don Qui-
chotte. La bourgeoisie, qu’une longue préhistoire avait de même rendue docile, se ressen-
tait encore durement le conflit ; depuis, les succès de Bismarck avaient brisé plus encore
sa force de résistance, et la menace grandissante du mouvement ouvrier fit le reste. Dans
ces conditions, il ne pouvait pas être difficile à l’homme qui avait exaucé les aspirations
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 81

nationales de la bourgeoisie de mettre le temps qu’il voudrait à réaliser ses aspirations po-
litiques, fort modestes déjà dans l’ensemble. Il ne lui fallait que voir clairement son but.

Du point de vue des classes possédantes, c’était là la seule façon rationnelle d’agir.
Du point de vue de la classe ouvrière, il révèle, il est vrai, qu’il était déjà trop tard pour
établir un pouvoir bourgeois durable. La grande industrie, et avec elle bourgeoisie et pro-
létariat, se constituèrent en Allemagne à une époque où, presque en même temps que la
bourgeoisie, le prolétariat put faire une entrée autonome sur la scène politique ; où, par
conséquent, la lutte entre les deux classes commence avant même que la bourgeoisie ait
conquis la totalité du pouvoir politique, ou se soit assuré une position prépondérante.
Mais si en Allemagne il est trop tard pour un pouvoir solide et tranquille de la bourgeoi-
sie, la meilleure politique était cependant en 1870, dans l’intérêt des classes possédantes
en général, de s’orienter vers un pouvoir bourgeois. Car c’était le seul moyen de mettre
un terme aux survivances du féodalisme en décomposition, qui pullulaient encore dans la
législation et dans l’administration ; c’était le seul moyen d’acclimater progressivement
en Allemagne l’ensemble des résultats de la grande Révolution française, bref, de couper
la vieille perruque dont l’Allemagne était encore affublée ; de la conduire consciemment
et définitivement sur la voie de l’évolution moderne, d’adapter ses structures politiques et
ses structures industrielles. Si, finalement, la lutte inévitable entre la bourgeoisie et le
prolétariat se produisait, elle aurait lieu du moins dans des conditions normales, chacun
sachant cette fois de quoi il retournait, et non dans la confusion, l’obscurité, les chevau-
chements d’intérêts et la perplexité que nous avons connus en Allemagne en 1848. Avec
cette différence seulement que cette fois, la perplexité sera exclusivement du côté des
possédants ; car la classe ouvrière sait ce qu’elle veut.

Étant donné la situation de l’Allemagne de 1871, un homme comme Bismarck n’avait


réellement d’autre politique que de louvoyer entre les deux classes. Et là on ne peut rien
lui reprocher. Il s’agit seulement de savoir vers quel objectif cette politique était dirigée.
Si elle allait, peu importe le temps qu’elle y mettrait à condition d’y aller consciemment
et résolument, vers le pouvoir final de la bourgeoisie, elle était d’accord avec l’évolution
historique, dans la mesure où elle pouvait l’être du point de vue des classes possédantes
en général. Si elle allait vers le maintien du vieil État prussien, vers la prussification pro-
gressive de l’Allemagne, elle était réactionnaire et condamnée à un échec final. Si elle al-
lait vers le simple maintien du pouvoir de Bismarck, elle était bonapartiste et devait finit
comme tout bonapartisme.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 82

La première tâche était la Constitution de l’Empire. Comme matériau, il y avait d’une


part, la Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord ; d’autre part, les traités
avec les États allemands du Sud. Les facteurs à l’aide desquels Bismarck devait susciter
la Constitution de l’Empire étaient d’un côté les dynasties représentées au Conseil fédé-
ral, de l’autre le peuple représenté au Reichstag. La Constitution de l’Allemagne du Nord
et les traités imposaient une limite aux prétentions des dynasties. Le peuple, au contraire,
pouvait prétendre à une participation beaucoup plus large au pouvoir politique. Il avait
conquis sur le champ de bataille l’indépendance à l’égard de l’ingérence étrangère et
l’unité de l’Allemagne — autant qu’il en pouvait être question ; c’était donc à lui que re-
venait en tout premier lieu la charge de décider à quoi allait servir cette indépendance,
comment cette unité allait être mise en œuvre et en valeur. Et même si le peuple recon-
naissait les bases juridiques représentées par la Constitution de l’Allemagne du Nord et
les traités, cela n’empêchait pas qu’il pût obtenir, dans la Constitution nouvelle, une parti-
cipation au pouvoir plus importante que dans les précédentes. Le Reichstag était le seul
corps qui représentât dans la réalité l’« unité » nouvelle. Plus la voix du Reichstag avait
du poids, plus la Constitution du Reich était libre envers les Constitutions particulières
des pays, et plus l’Empire aurait alors de cohésion, mieux le Bavarois, le Saxon, le Prus-
sien se fondraient en un citoyen nouveau : l’Allemand.

Pour qui voyait plus loin que le bout de son nez, cela devait être évident. Mais l’opi-
nion de Bismarck n’était pas du tout celle-là. Au contraire, il se servit de l’ivresse patrio-
tique propagée par la guerre pour amener précisément la majorité du Reichstag à renon-
cer non seulement à toute extension, mais même à toute détermination précise des droits
du peuple, et à reproduire simplement dans la Constitution de l’Empire la base juridique
de la Constitution de l’Allemagne du Nord et des traités. Toutes les tentatives des petits
partis pour exprimer dans la Constitution les droits du peuple à la liberté furent rejetées,
même la proposition du Centre catholique d’insérer les articles de la Constitution prus-
sienne relatifs de réunion et d’association, ainsi que de l’indépendance de l’Église. La
Constitution prussienne, châtrée deux ou trois fois comme elle l’était, restait donc plus li-
bérale encore que la Constitution de l’Empire. Les contributions ne furent pas votées an-
nuellement, mais fixées une fois pour toutes « par la loi » : ainsi le Reichstag ne peut re-
fuser l’impôt. On appliqua par là à l’Allemagne la doctrine prussienne, incompréhensible
au monde constitutionnel non-allemand, selon laquelle les représentas du peuple n’ont
que le droit de refuser les dépenses sur le papier, tandis que le gouvernement met dans
son sac les recettes en espèces sonnantes. Mais tandis que le Reichstag est spolié des
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 83

meilleurs instruments de pouvoir, et se trouve ramené à l’humble position de la Chambre


prussienne brisée par les révisions de 1849 et de 1850, par la clique de Manteuffel, par le
conflit et par Sadowa, le Conseil fédéral jouit pour l’essentiel de tous les pleins pouvoirs
que l’ancienne Diète fédérale possédait nominalement ; et il en jouit réellement, car il est
délivré des entraves qui paralysaient la Diète. A côté du Reichstag, le Conseil fédéral n’a
pas seulement un avis déterminant dans la législation, il est aussi la plus haute instance
administrative, — c’est lui qui décrète les modalités d’application des lois de l’Empire
—, et il se prononce en outre sur les « insuffisances qui apparaissent lors de l’application
des lois d’Empire », c’est-à-dire des insuffisances auxquelles seule, dans les autres pays
civilisés, une nouvelle loi peut remédier. (Voir art. 7, § 3 très semblable à un cas de
conflit juridique.)

Ainsi, Bismarck n’a pas cherché à s’appuyer sur le Reichstag, qui représentait la dis-
persion et le particularisme. Il n’ pas eu le courage — lui qui jouait au représentant de
l’idée nationale — de se mettre réellement à la tête de la nation ou de ses représentants ;
la démocratie était à son service, non lui au service de la démocratie ; plutôt que de se fier
au peuple, ils e fia à des menées tortueuses et des intrigues de coulisses, à la possibilité
qu’il avait de se fabriquer au Conseil fédéral, par des moyens diplomatiques, par la ca-
rotte et la cravache, une majorité même récalcitrante. La petitesse d’idées, l’étroitesse de
perspectives qui apparaissaient ici, correspondent tout à fait au caractère du monsieur, tel
que nous avons appris à le connaître jusqu’ici. Cependant, nous pouvons nous étonner
que ses succès ne lui aient pas permis, même un instant, de s’élever au-dessus de lui-
même.

En fait, tout le problème revenait à axer la Constitution entière sur un seul point fixe :
le chancelier d’Empire. Le Conseil fédéral devait obtenir une position qui rendît impos-
sible un pouvoir exécutif autre que celui du chancelier d’Empire, et exclût par là l’éven-
tualité de ministres responsables. En fait, toute tentative d’organisation d’un ministère
responsable se heurta, parce qu’elle empiétait soi-disant sur les droits du Conseil fédéral,
à une résistance invincible. Comme on s’en aperçut bientôt, la Constitution était « faite
sur mesure » pour Bismarck. Elle était un pas de plus sur la voie de son pouvoir dictato-
rial, grâce au système de balance des partis au Reichstag et des États particularistes au
Conseil fédéral, — un pas de plus sur la voie du bonapartisme.

Du reste, on ne peut pas dire que — en dehors des quelques concessions faites à la
Bavière et au Wurtemberg — la nouvelle Constitution constitue directement une régres-
sion. Mais c’est aussi tout ce qu’on peut dire. Les besoins économiques de la bourgeoisie
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 84

furent satisfaits pour l’essentiel, ses prétentions politiques — si tant est, qu’elle en eût en-
core, furent bloquées de la même façon qu’à l’époque du conflit.

Si tant est qu’elle eût encore des prétentions politiques. Car il est incontestable que
ces prétentions étaient entre les mains des nationaux-libéraux, tombés très bas, et qu’elles
se réduisaient encore de jour en jour. Ces messieurs, loin d’exiger de Bismarck qu’il leur
donnât les facilités de collaborer, n’aspiraient plutôt qu’à faire sa volonté, quand ça pou-
vait se faire, mais aussi quand ça ne pouvait, ou n’aurait jamais dû se faire. Bismarck les
méprisait, qui pouvait l’en blâmer ? — mais ses junkers en étaient-ils donc en rien
meilleurs et plus virils ?

Le premier domaine dans lequel l’unité de l’Empire restait à faire, l’argent, fut orga-
nisé par les lois promulguées de 1873 à 1875 sur la monnaie et sur les banques. L’établis-
sement de l’étalon-or fut un grand progrès ; mais on ne l’introduisit qu’avec beaucoup
d’hésitations et de flottement, et aujourd’hui [en 1888], il n’est pas encore établi sur une
base tout à fait ferme. Le système monétaire que l’on adopta — avec pour unité le tiers de
thaler, le mark, avec une division décimale — était celui proposé par Sœtbeer un peu
avant 1840. L’unité effective était les vingt marks-or. On aurait pu, par un changement de
valeur presque insignifiant, le rendre absolument équivalent soit au souverain-or, soit aux
vingt-cinq francs-or ou aux cinq dollars-or américains, et obtenir ainsi une liaison avec
l’un des trois grands systèmes monétaires du marché mondial. On préféra créer un sys-
tème monétaire à part, et entraver ainsi inutilement le commerce et les calculs du cours
des changes. Les lois sur la monnaie de papier et sur les banques des petits États dans
l’émission de papier-monnaie et furent, en considération du krach qui s’était produit
entre-temps, d’une certaine timidité, qui convenait à l’Allemagne, encore inexpérimentée
dans ce domaine. Ici encore, on assura en gros comme il convenait les intérêts écono-
miques de la bourgeoisie.

Enfin, venait encore la fixation de lois civiles et pénales uniformes. La résistance des
États moyens à l’extension de la compétence de l’Empire au droit civil matériel fut égale-
ment surmontée ; mais le code civil est encore en élaboration, alors que la loi pénale, la
procédure pénale et civile, le droit commercial, la législation sur les faillites et l’organisa-
tion judiciaire sont réglés sur un modèle uniforme. La suppression des normes juridiques
matérielles et formelles confuses des petits États était déjà, en elle-même, une nécessité
urgente de l’évolution progressiste, et cette suppression constitue aussi beaucoup plus que
leur contenu, le principal mérite des lois nouvelles.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 85

Le juriste anglais s’appuie sur un passé juridique qui a sauvé, par-delà le moyen âge,
une bonne part de la liberté germanique ancienne, qui ignore l’État policier, étouffé dans
l’œuf au cours des deux révolutions du XVIIe siècle et atteint son apogée en deux siècles
dévolution continue de la liberté bourgeoise. Le juriste français s’appuie sur la grande
Révolution qui, après avoir anéanti totalement le féodalisme et l’arbitraire policier abso-
lutiste, traduisit les conditions de vie économique de la société moderne nouvellement
constituée, dans le langage des normes juridiques, dans son code classique proclamé par
Napoléon. Quelle est, par contre, la base historique de nos juristes allemands ? Rien
d’autre que le processus de décomposition séculaire et passif des vestiges du moyen âge,
la plupart du temps déterminé par des secousses extérieures et aujourd’hui encore inache-
vé ; une société économiquement arriérée, dans laquelle le junker féodal et le maître de
corporation circulent comme des fantômes en quête d’un nouveau corps ; une situation
juridique à laquelle l’arbitraire policier — quoique l’arbitraire policier eût disparu en
1848 — fait encore chaque jour accroc sur accroc. C’est de ces écoles, les pires de toutes,
que sont sortis les pères des nouveaux codes de l’Empire, et l’ouvrage est conforme au
style de la maison. Abstraction faite du côté purement juridique, la liberté politique est
faite du côté purement juridique, la liberté politique est passablement mise à mal dans ces
codes. Si les tribunaux d’échevins donnent à la grande et à la petite bourgeoisie un moyen
de collaborer à la répression de la classe ouvrière, l’État se couvre cependant autant que
possible contre le danger d’une opposition bourgeoise renouvelée en limitant les tribu-
naux de jurés. Les paragraphes politiques du code pénal sont très souvent d’une indéter-
mination et d’une élasticité telles qu’on les dirait taillés à la mesure du tribunal d’Empire,
et celui-ci sur eux. Il va sans dire que ces nouveaux codes constituent un progrès par rap-
port au droit civil prussien. Mais les provinces qui ont connu jusqu’ici le droit français ne
ressentent que trop la différence qui sépare la copie dénaturée de l’original classique. Ce
fut l’abandon par les nationaux-libéraux de leur programme qui permit ce renforcement
du pouvoir étatique aux dépens de la liberté civile, cette première régression réelle.

Il faut encore mentionner la loi d’Empire sur la presse. Le code pénal avait déjà réglé
pour l’essentiel le droit matériel dont il peut être question dans cet ordre de choses ; ce
furent donc l’établissement de dispositions formelles identiques pour tout l’Empire, sur la
suppression des cautions et des droits de timbre qui subsistaient encore ici et là, qui
constituèrent le principal contenu de cette loi et, en même temps, le seul progrès qui en
résultât.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 86

Pour que la Prusse fît encore une fois figure d’État modèle, on introduisit ce qu’on
appelle la gestion directe. Il s’agissait d’éliminer les vestiges les plus scandaleux du féo-
dalisme tout en laissant sur le fond, autan que possible, tout en l’état. C’est à cela que ser-
vit l’organisation des cercles. Le pouvoir de police seigneuriale de messieurs les junkers
était devenu un anachronisme. On en supprima le terme — comme privilège féodal —
mais on le restaura quant au fond en créant des districts fonciers autonomes à l’intérieur
desquels ou bien le propriétaire est lui-même prévôt de son domaine avec les compé-
tences d’un maire de commune rurale, ou bien nomme ce prévôt ; on le restaura quant au
fond également en reportant toute l’autorité policière et la juridiction de simple police
d’un district administratif sur un chef de district qui, à la campagne, était presque sans ex-
ception un grand propriétaire foncier, qui tint ainsi sous sa férule les communes rurales,
elles aussi. Le privilège féodal des particuliers leur fut retiré, mais on donna à la classe
tout entière les pleins pouvoirs qui s’y rattachaient. C’est par un escamotage semblable
que les grands propriétaires fonciers anglais se transformèrent en juges de paix, en sei-
gneurs et maîtres de l’administration rurale, de la police et des juridictions subalternes, et
continuèrent ainsi sous un titre nouveau, modernisé, à occuper tous les postes essentiels,
les pouvoirs qui ne pouvaient plus subsister sous une forme féodale. Mais c’est aussi la
seule similitude entre la « gestion directe » anglaise et la gestion directe allemande. Je
voudrais bien voir le ministre anglais qui oserait proposer au Parlement la confirmation
par le gouvernement des fonctionnaires communaux élus, et leur remplacement, en cas de
succès électoral de l’opposition, par les suppléants imposés par l’État ; d’introduire des
fonctionnaires d’État ayant les compétences des Landräte, des administrations de district
et des premiers présidents prussiens ; de proposer l’ingérence de l’administration de
l’État, que prévoit l’organisation administrative des cercles dans les affaires des com-
munes, des cantons, des arrondissements, et qui même, anglais, oserait proposer la sup-
pression du recours aux tribunaux, telle quelle apparaît à chaque page dans l’organisation
des cercles. Et, tandis qu’aussi bien les assemblées de cercles que les assemblées provin-
ciales sont toujours composées, à la manière féodale ancienne, de représentants des trois
états : grands propriétaires fonciers, villes et communes rurales, en Angleterre, même un
ministère très conservateur dépose un bill qui transfère toute l’administration des comtés
à des magistrats élus à un suffrage presque universel.

Le projet d’organisation des cercles pour les six provinces orientales (1871) fut le pre-
mier indice qui montra que Bismarck ne songeait nullement à fondre la Prusse dans l’Al-
lemagne, mais, au contraire, à renforcer plus encore cette solide citadelle du vieux prus-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 87

sianisme, que sont précisément ces provinces. Les junkers conservèrent, sous d’autres
noms, tous les pouvoirs essentiels ; et les ilotes de l’Allemagne, ce furent comme toujours
les travailleurs de ces régions — domestiques et journaliers, qui demeurèrent dans la
même servitude de fait qu’auparavant, admis seulement à deux fonctions publiques : être
soldats, et servir aux junkers de bétail électoral pour les élections au Reichstag. Le ser-
vice que Bismarck a rendu là au parti révolutionnaire socialiste est inexprimable et mérite
la plus profonde gratitude.

Mais que dire de la stupidité de messieurs les junkers, qui firent des pieds et des
mains comme des enfants mal élevés, contre cette organisation de cercles combinée dans
leur seul intérêt, combinée pour sauvegarder leurs privilèges féodaux sous une étiquette
quelque peu modernisée ? La Chambre prussienne des seigneurs, ou plutôt des junkers,
commença par rejeter le projet qui traîna pendant toute une année, et ne l’accepta
qu’après la création d’une « fournée » de 24 nouveaux « seigneurs ». Par là, les junkers
prussiens se révélèrent une fois de plus être des réactionnaires mesquins, entêtés, incu-
rables, incapables de former le noyau d’un grand parti indépendant qui aurait une mission
historique dans ka vie de la nation, comme le sont réellement les grands propriétaires ter-
riens anglais. Ils avaient confirmé par là leur absence totale de discernement ; Bismarck
n’eut plus qu’à montrer au monde entier leur absence tout aussi totale de caractère pour
qu’une légère pression judicieusement exercée les transformât en un parti bismarckien à
tout crin.

C’est à cela que le Kulturkampf devait servir.

L’exécution du plan impérial prusso-allemand devait avoir pour contre-coup la


réunion en un seul parti de tous les éléments anti-prussiens qui avaient chacun auparavant
leur évolution propre. Ces éléments de toutes teintes trouvèrent un drapeau commun dans
l’ultramontanisme. La révolte du bon sens — même chez les innombrables catholiques
orthodoxes — contre le nouveau dogme de l’infaillibilité du pape d’une part, l’anéantis-
sement des États de l’Église et la prétendue captivité du pape à Rome, d’autre part, obli-
gèrent à un rassemblement plus étroit de toutes les forces militantes du catholicisme.
C’est ainsi que se constitua au Landtag prussien, au cours même de la guerre — en au-
tomne 1870 — le parti spécifiquement catholique du Centre ; lorsqu’il entra au premier
Reichstag allemand en 1871, ce parti n’eut que 57 représentants ; mais il se renforça à
chaque élection, jusqu’à dépasser la centaine. Il était composé d’éléments très divers. En
Prusse, ses forces principales étaient les petits paysans rhénans, qui se considéraient en-
core « Prussiens par force » ; ensuite les grands propriétaires fonciers, les paysans catho-
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 88

liques des évêchés wesphaliens de Munster et de Paderborn, et les catholiques de Silésie.


Le deuxième contingent important était représenté par les catholiques du Sud, les bava-
rois surtout. Mais la puissance du Centre était moins dans la religion catholique que dans
le fait qu’il représentait les antipathies des masses populaires à l’égard de cette mentalité
spécifiquement prussienne, qui prétendait désormais à l’hégémonie en Allemagne. Ces
antipathies étaient particulièrement vives dans les régions catholiques ; on trouvait paral-
lèlement des sympathies pour l’Autriche, maintenant rejetée de l’Allemagne. En accord
avec ces deux courants populaires, le Centre était résolument particulariste et fédéraliste.

Ce caractère essentiellement antiprussien du Centre fut aussitôt reconnu par les autres
petites fractions du Reichstag qui, pour des raisons locales — et non pas, comme les so-
ciaux-démocrates, pour des raisons d’ordre national et général — étaient contre la Prusse.
Non seulement les Polonais catholiques et les Alsaciens, mais même les guelfes protes-
tants s’allièrent étroitement au Centre. Et, bien que les fractions bourgeoises libérales ne
comprirent jamais le caractère véritable des ultramontains, elles firent cependant voir
qu’elles avaient au moins une idée de l’état de choses réel, en donnant au Centre le titre
de « sans-patrie » et d’« ennemi de l’Empire ».

…………………………………………………………………………

Le manuscrit s’interrompt ici. Les notes sur le Kulturkampf et l’esquisse de plan, des-
tinée sans doute au dernier chapitre, que l’on trouvera ci-après et qui furent également
publiées par E. Bernstein pour la première fois, montrent comment Engels envisageait la
suite de son travail.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 89

NOTES SUR LE KULTURKAMPF

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1871. 3 mars. — Election au Reichstag. 57 élus du Centre seulement. Le Centre de-


mande que les six articles de la Constitution prussienne sur la liberté de la presse, la liber-
té d’association et de région, et sur l’indépendance de l’Église soient repris. Rejeté.

1871. — Bismarck fait demander au pape si la position d’« ennemi du Reich » que


prend le Centre correspond aux intentions pontificales. Querelles à ce propos. Pas de ré-
sultats pour Bismarck.

1871. 14 mai. — Le cardinal Hohenlohe n’est pas accepté par le pape comme ambas-
sadeur. Bismarck : « Nous n’irons pas à Canossa ! »

4 juillet. — Loi contre les jésuites. Limites de séjour pour les jésuites allemands.

1873. Lois de mai. — La Chambre prussienne apporte au gouvernement des additions


à l’article de la Constitution qui protège l’Église ! Contre : de nombreux conservateurs, le
Centre, et une fraction du Parti progressiste. A la Chambre des seigneurs, Bismarck très
violemment pour les lois de mai contre les conservateurs.

11 mai. — Mise en vigueur (des lois de mai). Virchow et les progressistes déclarent
maintenant qu’ils soutiendront le gouvernement dans ce Kulturkampf.

En même temps, échec misérable des vieux catholiques et des catholiques d’État. Ré-
sistance des évêques. Impossibilités de pourvoir les postes vacants, d’où :

1874. — Lois sur les évêchés, le gouvernement en est pour sa peine.

25 avril. — Loi d’expatriation, adoptée par le Reichstag contre prêtres internés récal-
citrants. Même des progressistes étaient pour !

13 juin. — Kullmann enlève à Bismarck ce qui lui reste de bon sens.


Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 90

Chicanes policières contre les catholiques, les associations, la presse, etc. Malgré
cela, délégués pontificaux secrets dans les diocèses abandonnés ; tout le monde leur
obéit. Les évêques refusent les amendes ; ils ne paient pas.

1875. — Loi prussienne prohibitive contre les prêtres récalcitrants. Bismarck déclare
qu’il n’y a que deux partis : celui qui accepte l’État ; celui qui ne l’accepte pas.

La suppression des paragraphes 15, 16, 18 de la Constitution prussienne est acceptée.


Par là, les Églises protestantes tombent sous la coupe de l’État : elles seulement ; les
autres se défendent.

31 mai. — La loi sur la dissolution des ordres est promulguée. C’est le point final à
l’appareil de guerre. A partir de ce moment-là, Bismarck est sur la défensive.

Plusieurs évêchés sont liquidés ; les catholiques tiennent bon, le gouvernement doit
très souvent fermer les yeux.

1875. Été. — Marpingen.

1877. — Falk devient chancelant. Mais Virchow est toujours pour le Kulturkampf.
Dans les synodes protestants, la tendance piétiste orthodoxe prédomine ; elle est soutenue
par Guillaume ; même parmi les conservateurs, figurent des ennemis du Kulturkampf.

1879. — Le Centre dans la majorité gouvernementale. — Falk tombe à la fin du mois


de juin. — En 1878, le pape est mort, Léon, son successeur, est plus pacifique ; on traite ;
en juillet 1878, le nonce apostolique Marsella a une entrevue avec Bismarck à Kissin-
gen ; mais la lutte se poursuit entre le Centre et Falk : le Centre serait un parti politique
avec des principes politiques. Vient l’alliance pour les tarifs protecteurs ; Falk tombe. A
sa place, Putty ; une autre politique commence. En automne 1879, négociations entre Bis-
marck et Giacobbini ; sans succès. Mais Putty continue sa politique de douceur ; il
l’adoucit encore.

Réélection du Landtag en octobre 1879. Fort glissement dans la répartition des sièges.
Les libéraux perdent 88 sièges au profit des conservateurs.

1880. 24 février. — Le pape cède sur un point de détail à propos du « devoir de noti-
fication » ; par contre, le gouvernement demande au Landtag la permission de ne pas ap-
pliquer les lois de mai…

1881. Automne. — Nouvelles concessions du gouvernement pour préparer les élec-


tions au Reichstag.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 91

1881. Nov. — Au nouveau Reichstag, un homme du Centre passe comme premier


vice-président contre les libéraux. Bismarck s’appuie sur le Centre et flatte à nouveau le
Vatican.

1882. Janvier. — Landtag prussien. Nouvelles propositions de désarmement du gou-


vernement… Suppression des prêtres d’État (c’est vulgaire) et de l’examen de culte.

1883. Été. — Nouvelle concession du gouvernement. Après n’avoir rien pu obtenir de


la curie, le gouvernement se fait mettre en minorité, à cause de sa loi sur l’Église, par le
Centre et par les conservateurs ; il déclare que si Rome ne s’en contente pas, on rejettera
complètement le « devoir de notification ».

Par contre, le pape autorise les évêques à demander pour leurs nouveaux prêtres la
dispense du gouvernement relative à leur préparation.

En automne… Les garanties d’État rétablies à Cologne ; ainsi la loi n’est plus appli-
quée qu’en Posnanie. Il ne reste du Kulturkampf que des persécutions contre les Polo-
nais 34 ?

34
Les notes s’interrompent ici.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 92

UNE ESQUISSE DE PLAN

I. — Trois classes

Retour à la table des matières

Deux classes pouilleuses dont l’une en décadence et l’autre prospère, et la classe ou-
vrière, qui ne veut que le fairplay bourgeois. Par conséquent, louvoyer entre ces deux pre-
mières classes… mais non !

Politique :

1. Renforcer le pouvoir d’État et surtout le rendre financièrement indépendant (natio-


nalisation des chemins de fer, monopoles) ; de même pour la police d’État et la justice de
droit civil.

Être « libéral » et « national » et hybride de 1848, on le retrouve aussi dans l’Alle-


magne de 70/80.

Bismarck devait s’appuyer sur le Reichstag et sur le peuple ; pour cela nécessité de
l’entière liberté de presse, de parole, de réunion et association, ne fût-ce que pour l’orien-
tation.

II

1. Édification.

a) Du point de vue économique, déjà une mauvaise loi monétaire.


Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 93

b) Du point de vue politique. Rétablissement de l’État policier et lois de justice anti-


civiles, mauvaises copies des lois françaises. Indéterminations dans le domaine du droit
civil. La Cour de justice d’Empire en est l’achèvement.

2. Manque d’idées prouvé par des enfantillages dans le Kulturkampf. Le curé catho-
lique placé sous l’autorité du gendarme et du policier, et offense à Bismarck. Allégresse
de la bourgeoisie — désespoir. — Vers Canossa. Parti Bismarck sans phrase.

Seul résultat raisonnable : le mariage civil !

3. Escroquerie et krach. Sa participation. Pouillerie des junkers conservateurs, aussi


infâmes que les bourgeois.

4. Il [Bismarck] se transforme complètement en junker.

a) Tarifs protecteurs. Coalition des bourgeois et des junkers ; ceux-ci ont la part du
lion.

b) Tentatives de créer un monopole du tabac.

c) Escroquerie coloniale.

5. Politique sociale à la Bonaparte.

a) Loi contre les socialistes ; les associations et les caisses ouvrières écrasées.

b) Petites réformes sociales.

III

6. Politique extérieure.

Danger de guerre. Effet des annexions. Augmentation des effectifs de l’armée. Ser-
vice de sept ans. Une fois le temps fini, retour aux classes d’avant 70 pour assurer la su-
périorité quelques années encore.
Friedrich Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888) 94

IV. — Résultat

a) Une situation qui s’effondre avec la mort de deux hommes : pas d’Empire sans em-
pereur ! Le prolétariat poussé à la révolution. Expansion de la social-démocratie, comme
jamais auparavant, une fois la loi dur les socialistes supprimée. — Le chaos.

b) Une paix pire que la guerre, comme résultat de tout cela… dans le meilleur cas, ou
encore une guerre mondiale.

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