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Couverture

Fleurir
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Epilogue
Remerciements
Notes
Jade River
Fleurir
Puisque c'est ma rose - 2 -

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ISBN : 9782375747322

Existe en format papier








À tous ceux que « le silence éternel de ces espaces infinis » effraie.

Chapitre 1
Je manquais d’air. Les murs de la librairie semblaient se refermer sur nous.
Tout à coup, le décor se brouilla. Il n’y eut plus que lui. Il n’y eut plus que moi.
Tous les écrans de fumée entre nous se dissipèrent. Au bout du compte, je
retombais sans cesse amoureuse de la même personne.
Arthur et moi correspondions sous des pseudonymes depuis des mois. Aucun
de nous ne l’avait deviné. Qu’y avait-il de plus à dire ? Sans lutter, je le laissai
me prendre le livre des mains. Il griffonna quelque chose sur la première page,
puis sur la dernière.
Je comprenais mieux les heures qu’il passait dans son bureau et réalisai
pourquoi les dessins de Joleen m’avaient paru familiers. Ils parsemaient les
écrits de son père.
Il referma le roman et releva les yeux sur moi dès qu’il me le tendit. Ma main
s’y agrippa, et il reprit une contenance professionnelle en accueillant avec un
grand sourire le jeune homme derrière moi. Je me hâtai de quitter la librairie.
Fébrile, j’ouvris mon livre. La première page était décorée d’une dédicace tout
à fait banale. Je fis défiler les feuillets jusqu’à la dernière où il avait griffonné :
« Abby, respire, Abby, respire. Je finis bientôt. Attends-moi au chaud au café
d’en face, s’il te plaît.
Le rouge te va à ravir.
L.O. »
La signature me donna le coup de grâce. Je courus jusqu’au café et me laissai
tomber sur une chaise en terrasse. La serveuse fut surprise que j’y prenne ma
consommation vu le froid. Cependant, l’idée de me retrouver enfermée était
insupportable. Le thé qu’elle me ramena suffit à réchauffer mes mains, mais il
n’aiderait pas contre les battements affolés de mon cœur.
Je tripotais le livre, le regard fixé sur la devanture de la librairie, à travers
laquelle je voyais du monde grouiller. Je blêmis. Avait-il deviné, à un moment
ou un autre, que c’était avec moi qu’il échangeait ?
L’heure passa assez vite pour que je sursaute quand il sortit, cigarette entre les
lèvres, par la porte d’un appartement adjacent. Il me repéra de loin, et ma main
se crispa si fort sur ma tasse vide que je crus la briser. En marchant, il enfila un
bonnet et arrangea une écharpe aux couleurs criardes, décorée de… moutons. Un
rire étranglé m’échappa. C’était d’un mauvais goût qui me plaisait beaucoup
trop.
La serveuse prit sur elle pour sortir récupérer sa commande dès qu’il se planta
face à moi.
— Non, merci, déclina-t-il en lui laissant un billet avant que j’aie pu dégainer
mon porte-monnaie.
Je voulus protester, mais il filait déjà. Pendant quelques secondes, je restai
assise, surprise qu’il ne reste pas. Puis je me relevai et le suivis dans la rue. Il
avançait à pas vifs devant moi, et j’ignorais si c’était une invitation à
l’accompagner ou une tentative de me fuir. Je trébuchai à plusieurs reprises sur
les pavés irréguliers.
Il s’arrêta soudain, et je le percutai de plein fouet, le regard obstinément fixé
sur le sol. Je fis un pas en arrière et grimaçai en frottant mon nez douloureux.
Nous avions atteint sa voiture. Il m’ouvrit la portière, l’expression plus grave
que celle d’un croque-mort. Et soupçonneuse avec ça. Rien à voir avec le mot
qu’il m’avait laissé dans le livre et qui m’avait fait espérer un moment moins
gênant. Je m’installai côté passager, mal à l’aise. La portière claqua aussitôt. Je
sursautai. L’ambiance se glaça davantage lorsqu’il me rejoignit à l’intérieur et
démarra. Il ne prononça pas un mot jusqu’à ce que nous soyons lancés sur la
nationale quasi déserte en ce milieu d’après-midi.
— Est-ce que tu savais qui j’étais ?
— Et ta paranoïa, tu la vis tranquillement ? répliquai-je, outrée.
— Désolé, mais je devais vérifier. J’ai déjà eu le cas de gens obsédés par…
— Non, mais excuse-moi, Arthur, de ne pas être obsédée par toi ! Je suis aussi
surprise que toi, j’aimerais que ce soit clair.
— Je ne t’accuse pas d’être obsédée, répliqua-t-il sans même me regarder,
concentré sur la route. Je dis juste que je dois être prudent et qu’il m’est arrivé
de…
— Je m’en contrefous, Arthur, le coupai-je d’une voix dure. Tu ne crois pas
sérieusement que je suis comme ces gens ?
Il resta silencieux. Ah oui ? Il voulait jouer à ça. Parfait.
— Oh, mais oui, voilà, tu as découvert mon plan machiavélique. T’aborder sur
le net, trouver ton identité par je ne sais quel procédé né de ma formidable
intelligence sherlockienne, sympathiser avec ta fille pour m’offrir une ouverture
dans ta vie privée, aller renifler tes fringues sales dans ton panier à linge,
collectionner tes cheveux dans une petite boîte sous mon oreiller et embrasser
une photo de toi tous les soirs avant de dormir !
Un ange passa, et un rire nerveux lui échappa. La tension redescendit enfin,
mais je gardai les yeux rivés sur la route.
— Tu as vraiment récupéré des cheveux ? me taquina-t-il.
— Bien sûr, ils sentent encore ton shampooing, c’est merveilleux, ironisai-je
sans pouvoir empêcher un sourire de scinder mon visage. Je les conserve avant
que la calvitie te les rafle.
Par réflexe, il passa une main dans ses cheveux encore bien fournis. Le geste
anodin détraqua le rythme de mon cœur. Troublée, je suivis le mouvement des
mèches qui défièrent ses doigts puis revinrent frôler ses tempes.
— Tu ne crois pas que les fringues sales c’était de trop ?
Je me détournai de lui et répondis :
— Je ne sais pas, j’aime vivre dangereusement.
L’ambiance s’apaisa considérablement.
— Tu es une jeune femme dangereuse.
— Tu n’imagines même pas à quel point, fis-je d’un ton menaçant.
— Tu ne t’y attendais vraiment pas ?
— Pas une seconde. Mais maintenant ça me paraît évident.
Même sous couvert de son masque d’auteur et à travers une simple
correspondance sur le net, je m’étais attachée à lui. Zoé et ses conneries de
destin s’en seraient données à cœur joie.
— Je suis désolé. À propos de lundi… du baiser. Je n’aurais pas dû et je suis
vraiment désolé, souffla-t-il.
Je me murai dans un silence profond. Moi, je n’étais pas désolée. J’avais
regretté mes paroles. Pas le baiser. À aucun moment. Peut-être était-ce ça le pire.
J’étais incapable de demander pardon pour ça, parce que ça aurait été nier ce que
je ressentais pour lui. Je ne reviendrai pas non plus sur ce que j’avais dit lorsque
j’avais tenté de lui faire avaler que mes sentiments pour lui n’étaient sûrement
rien de plus qu’une passade. À ce stade, c’était la seule barrière que j’avais
installée entre lui et moi. Tout à coup, il en installa une à son tour :
— On va s’en tenir à une relation amicale, Abby.
Notre muret prenait forme. Il m’imposait sa propre décision, et c’était
incroyablement lâche de ma part, mais ça me libérait d’un poids tel que je pus
enfin respirer. Un sanglot m’échappa. Je hoquetai, oscillant entre soulagement et
douleur. J’ignorais ce que j’avais espéré au fond de moi, mais ses mots
m’avaient ébranlée puis ramenée à l’équilibre en une fraction de seconde. Les
choses rentraient dans l’ordre, à leur place, loin de l’angoissant interdit qui
planait au-dessus de nos têtes. Arthur me lança un regard inquiet et voulut me
toucher, mais je repoussai sa main et plaquai mon poing contre ma poitrine.
— Ça va, ça va, tout va bien, le rassurai-je. C’est juste qu’il y a eu pas mal de
choses ces derniers temps. Au moins, ça c’est clair, et ça me fait du bien.
J’essuyai mes larmes avec ma manche et remarquai l’un de ses doigts qui
s’agitait, nerveux, sur le volant. Celui qui portait sa bague.
— Tu ne l’as pas mise à l’envers ? ne pus-je m’empêcher de demander.
D’ordinaire, la pointe du cœur était toujours placée en direction du bout de
son doigt. J’en avais déduit que c’était la bonne manière de porter le bijou. Ou
tout simplement que c’était ainsi qu’il aimait le porter.
Il arrêta son regard dessus. Son doigt suspendit un instant son mouvement.
— Non, elle est exactement comme elle doit être, répondit-il avec un air
indéchiffrable.
La phrase avait été douce, juste assez forte pour que je l’entende.
— Je suis vraiment navré de ne pas t’avoir prévenue pour mes livres. Quand
tu les as vus dans ma bibliothèque, j’ai bien senti qu’il faudrait qu’un jour je t’en
touche deux mots si tu devenais importante pour Joleen. Je n’avais jamais
soupçonné que ce serait parce que tu deviendrais importante pour moi.
— Tu me dis de rester dans le registre amical et tu me lances ça comme ça ?
soupirai-je en me détournant de lui.
Il ne pouvait pas s’en empêcher. Ses rejets étaient brutaux, sans cesse suivis
de brusques élans vers moi. Et ma boussole interne s’affolait, incapable de savoir
quelle direction m’indiquer. Et moi, je perdais un peu plus pied à chaque fois,
ballottée au gré de ces décisions qu’il prenait pour deux et qu’il ne tenait jamais.
— Désolé, c’était… déplacé. Encore. Je n’arrive pas à croire que tu es Rholia.
Je te donnais… au moins une trentaine d’années.
Nous n’avions jamais discuté de nos âges respectifs, c’est sûr. Si encore
j’avais pu voir rien qu’une photo de Louis Orel sur internet, j’aurais pu faire le
lien. Mais il interdisait tout cliché pour conserver une forme d’anonymat. Aussi,
seule une poignée de gens connaissait sa véritable identité. Un professeur de
français, comme c’était original…
— Ce n’est est pas si grave, je pense que je m’en remettrai.
Il alluma la radio. Je me pris à sourire. Mais pas de bien-être. C’était un entre-
deux mélancolique inhabituel chez moi. J’avais envie de quitter la voiture, de
hurler à pleins poumons, tout autant que j’avais envie de rester m’abreuver de sa
présence rassurante. Mes idées noires me paraissaient bien loin dès qu’il se
trouvait à proximité. Dès qu’il se frayait un chemin dans mes pensées, à vrai
dire.
Comment pouvait-on accorder une telle place à quelqu’un dans notre vie en
un laps de temps si court ? Deux mois. C’était tout ce que nous avions sous le
coude.
— Je ne vais pas y arriver, confessai-je à voix basse.
Aussi sûrement qu’une relation plus distante avec lui m’avait paru être une
bonne idée quelques minutes en arrière, cela me paraissait tout à coup
impossible. Quelque chose se brisa en moi et la cassure sembla trouver un écho
en lui, dans la main qu’il posa soudain sur ma cuisse. Cette fois, j’autorisai le
contact, parce qu’il n’était motivé par rien d’ambigu. Ce n’était pas un geste osé,
c’était ferme, solide, c’était rassurant. Mes doigts se lièrent aux siens,
étroitement.
Le reste du trajet se passa dans un silence relatif. Sa main avait regagné le
volant et paraissait crispée dessus. Sa conduite était moins fluide que d’habitude,
plus sèche, alors qu’il demeurait impassible. J’aurais vendu mon âme au diable
pour connaître ses pensées en cet instant.
Je jetai un coup d’œil aux environs, entre chien et loup, et accrochai les bonds
d’un lièvre qui s’éloignait dans une plaine, les battements d’ailes rapides d’un
corbeau qui s’envola avant que le véhicule d’Arthur le percute.
Je lui demandai à mi-voix de me déposer à l’arrêt de bus à l’écart de chez moi.
Lui et moi n’avions aucun intérêt à ce que mes parents nous voient ensemble.
J’aurais eu bien du mal à justifier le fait qu’il me ramène.
Il se gara au bord de la route, et je fus étonnée de le voir quitter la voiture.
Galant, il m’ouvrit la portière, et j’aurais pu tout aussi bien imploser lorsqu’il
emprunta ma main pour accompagner ma descente. Il était comme tout droit
sorti d’un autre temps, en décalage avec cette époque.
Mon incrédulité augmenta encore d’un cran quand il attrapa mon écharpe et la
relâcha dans mon dos pour mieux protéger mon cou. Je restai immobile, clouée
par la sensation d’urgence qui m’avait saisie et se propageait comme une brûlure
dans mon bassin, ma colonne et chaque sillon de mes veines. Jusqu’à se traduire
en une supplique muette : « touche-moi ! ».
À ma grande surprise, il sembla comprendre et exauça mon vœu, puisque sa
main dériva sur ma joue. Ses traits se crispèrent un quart de seconde. Je savais
quelle lutte il menait contre lui-même, j’avais mené la même sur l’autre front.
Mais j’avais baissé les armes.
Dans un dernier effort, je m’éloignai de quelques pas, essayant de toutes mes
forces de m’intéresser plutôt au paysage printanier. Mais l’instant d’après, mon
corps me ramena à lui, comme si j’avais trop tiré sur un élastique. Mon menton
se posa sur son épaule. Je le sentis lever le visage vers le ciel, peut-être pour y
trouver un quelconque renfort que je concevais mal. Plus que tout au monde, je
voulais qu’il me serre fort. Et il me refusait ses mains, sagement rangées dans
ses poches.
Alors, avec un sourire triste, je me laissai glisser de tout mon poids contre lui.
— Mais qu’est-ce que tu…
Il n’eut d’autre choix que de s’interrompre et de m’offrir ses bras pour me
maintenir debout. Dans un rire, enfin, ses mains glissèrent le long de mon dos,
sur ma nuque, dans mes cheveux. Les miennes prenaient un plaisir inouï à
décoiffer ses mèches soigneusement rejetées en arrière, à illustrer le chaos que je
soupçonnais dans sa tête.
L’étreinte se prolongea. Au-delà de l’envie, je n’avais pas eu conscience d’en
avoir autant besoin. Là, dans la chaleur de son corps, je me sentais entière.
— « Il est plus moi-même que je ne le suis », murmurai-je, empruntant les
mots d’Emily Brontë.
Il sembla comprendre, mais ne m’offrit qu’une réponse sibylline :
— Peut-être que… si tu sais ce que tu es à l’intérieur, alors tu devrais le
dévoiler à l’extérieur.
Personne ne savait vraiment qui j’étais. Pas même moi. Parce que je m’étais
évertuée à me trouver puis à me cacher. Parce que mon comportement pouvait
être à des milliers de kilomètres de l’image passive que je tentais de renvoyer.
Mais pas avec lui. Avec lui, je pouvais ouvrir la porte de ces mondes que je
gardais à l’intérieur. Je ne me sentais plus menteuse, escroc ou dissimulatrice.
Lui… Lui, peut-être qu’il comprendrait.

Chapitre 2
Je rentrai chez moi dans un état second. Et j’avais assez perdu le nord pour
oublier de parler à Arthur de la photo de lui et moi avec laquelle Ophélie me
faisait chanter. Mais comment aborder le sujet ?
Je manquai de me casser la figure sur les jambes étendues de Papa dans le
salon.
— Il t’a perturbée à ce point ce Louis Orel ? demanda-t-il, amusé.
S’il savait. Je me contentai de lui offrir un sourire absent et échappai à ses
taquineries en m’enfonçant dans le couloir. Dad s’était isolé dans son bureau, et
je rassemblai tout mon courage pour y frapper trois coups secs. Autant prendre
les devants.
— Come in1, grogna-t-il.
Vu son ton, il devait craindre que son volubile compagnon ne soit derrière la
porte, prêt à le pousser dehors pour une promenade nocturne.
Il parut surpris de me voir. Je m’assis à côté de lui, sur un fauteuil
inconfortable que Papa avait l’habitude de squatter. Il abandonna son ordinateur
portable et les livres ouverts en pagaille sur toute la surface de son bureau.
— Un problème, Abby ?
— Je veux juste… te regarder travailler. Et te souhaiter bon voyage.
Son expression fondit en une moue dubitative, mais il se concentra de
nouveau sur son écran alors que je basculais mon dos dans le fauteuil, les yeux
clos.
J’avais toujours fait ça. Ça me détendait de l’entendre pianoter, de le voir
écrire, froncer les sourcils. Mais plus que tout, j’aimais cette fossette qui se
formait sur son front, qui posait comme un accent sur son visage grave. Une
caractéristique des Costigan, tous l’avaient. Et parfois, juste parfois, je regrettais
de ne pas avoir cette ridule. Peut-être qu’ainsi personne n’aurait nié notre lien ?
J’avais tant essayé de lui ressembler, petite. J’avais imité ses mimiques, volé ses
mots…
— Où en sont tes émotions ?
La question ne me surprit pas. Il était toujours mal à l’aise lorsqu’il s’agissait
de parler sentiments. Et son ton lorsqu’il le faisait était sec, presque froid. C’était
pire qu’un examen clinique. Et comme médecin du cœur, il craignait. Je tenais à
garder pour moi mes découvertes du jour à propos d’Arthur. Ce secret nous liait
un peu plus, et je ne le trahirai pas.
— Nulle part.
— Je vois. Et avec Arthur ?
— Je veux qu’il tienne son engagement. Il voulait m’aider à dompter ma peur
du vide, il devait vous en parler…, murmurai-je.
— Je sais, il en a déjà parlé avec Vincent. Le troisième week-end de mars
apparemment. Mais je ne serai pas là.
Le « mais » me fit craindre le pire.
— Si Vincent est là, je veux bien. Mais tu es encore mineure, Abby, n’oublie
pas ça ou je te le rappellerai plutôt douloureusement, compris ?
Connaissant mon père, je risquais de ne revoir la lumière du jour que pour
aller en cours, quitte à ce qu’il m’emmène dans un lycée situé à une vingtaine de
kilomètres de la maison tous les matins.
— Douloureusement du genre ?
— Du genre je te change fissa de lycée, je te prive de sortie et te piste autant
que possible, répondit-il d’une voix égale.
Bingo.
— Je vois…, marmonnai-je.
— Si j’ai le moindre doute sur ses sentiments à ton égard, tu sais ce que je lui
ferais. Je n’ai aucune preuve pour le moment, mais si j’en avais rien qu’une
seule, je peux t’assurer que…
— J’ai compris, c’est bon, le coupai-je en levant les mains en signe
d’apaisement. Mais je t’ai déjà dit que c’était à sens unique. Comment quelqu’un
comme lui pourrait s’intéresser à quelqu’un comme moi ?
Il me toisa de la tête aux pieds et me congédia d’un petit coup de coude.
Alors, je me levai et quittai la pièce. Ça avait été moins horrible que ce à quoi je
m’étais attendue.
Dans le salon, Papa ricanait, occupé à embêter Aristote, le chat qu’Élisabeth
m’avait confié avant sa mort. Je l’observai quelques secondes, les sourcils
froncés. Dad ne lui avait sans doute rien dit à propos de mes sentiments pour
Arthur et de ses soupçons envers ce dernier. C’était dingue qu’il le protège et le
ménage encore après toutes ces années. Ou peut-être était-ce moi qu’il protégeait
de la réaction de Papa ?
Incapable de trouver un début de réponse et après l’avoir prévenu que je
sauterai sûrement le dîner, je grimpai à l’étage. Les protestations de Papa me
parvinrent depuis le rez-de-chaussée tandis que je déplaçais mon ordinateur et
mon pyjama dans la chambre d’ami. Cette nuit, je n’avais pas envie de dormir
dans mon milieu habituel.
La pièce était démesurément grande et vide. J’avais besoin de cet espace et de
cet excès de rien pour penser tranquillement. Me confronter à toutes ces choses
que je repoussais. J’avais le deuil d’Élisabeth à cesser de fuir, Noah n’était plus
que l’ombre de lui-même, abîmé par sa propre famille et sa consommation de
drogue, Joleen se méfiait de la manière dont je me liais à son père, l’un de mes
parents me surveillait et désapprouvait toute relation avec ce dernier, une photo
sujette à un chantage… et cette voiture. Sans rire, n’y avait-il pas une solution ?
Un joker qui réglerait tout d’un coup, sans dégâts ni dommages collatéraux ?
Mes parents passèrent rapidement me dire au revoir. Papa emmenait Dad à
l’aéroport. Il partait deux jours en Irlande, dans sa famille, pour discuter affaires
avec mon oncle.
Les mains croisées sur le ventre, la tête tournée vers le plafond décoré
d’étoiles phosphorescentes, je m’appliquai à ne pas pleurer ou m’empêtrer dans
les profondeurs de mes angoisses. Je m’endormis quand mon souffle se régula et
mes larmes se tarirent. Aucune solution. Juste la certitude que je devais traiter
les choses une à une. Et l’envie entêtante de manger du chocolat.
***
Le jeudi passa à une lenteur effarante. Noah m’inquiétait. Depuis que j’avais
appris son penchant pour les drogues, je guettais le moindre signe inquiétant de
sa part. Et j’étais au maximum de ce que je pouvais supporter sans rien dire. Il
me faisait l’effet d’un cadavre. À travers son tee-shirt ample, je devinais que ses
côtes étaient visibles. Même l’effort de se raser semblait trop grand pour lui et
ses cheveux, auparavant si soignés, étaient à peine coiffés.
J’eus beau le rattraper à la fin du cours de littérature, il ne se livra pas à moi. Il
se contenta de m’écouter en silence puis de s’en aller sans un mot.
J’avais plusieurs fois capté le regard soucieux d’Arthur voyager de lui à moi.
Et je savais que je devais en discuter avec lui. En dehors de son rôle de prof. En
dehors du cadre du lycée. J’en avais besoin. De ça et de la photo de lui et moi
dont Ophélie se servait pour me faire chanter. J’hésitais encore à l’inquiéter avec
ça. Après tout, le cliché était-il vraiment compromettant ? Et que pourrait-il faire
de plus que moi ? À part prendre le risque de parler à Ophélie et la supplier de ne
pas transmettre la photo au directeur, ce qui le sortirait irrémédiablement de ses
fonctions d’enseignant.
De toute manière, il me paraissait impossible de le voir en privé avant un
moment, puisque nous étions absorbés par nos répétitions pour les portes
ouvertes qui se dérouleraient le lendemain. Notre classe passait en début de
soirée, et un repas avait été organisé, mêlant parents, direction, corps enseignant
et élèves.
Mais un problème de taille demeurait. Eugénie se pinçait les lèvres en nous
scrutant. Rien ne clochait de manière outrageusement visible, mais son œil
observateur avait certainement repéré ma crispation et la sienne. Nos gestes
étaient mécaniques. C’était la danse d’un inconnu avec une inconnue.
Malgré tout ce que nous avions partagé, j’avais peur de lui. Peur de ce qui
ronronnait comme de la lave sous une surface aussi solide que de la pierre.
Eugénie changea donc de tactique et réduisit de manière considérable notre
temps de duo. Elle greffa Noah et Zoé, bien plus doués que nous, à notre
chorégraphie. Le but était clair : nous permettre à tous deux de souffler et de ne
pas nous focaliser sur notre tandem. L’ajout de Zoé et Noah eut l’effet escompté,
bien que me retrouver si proche de ce dernier était presque pire que de danser
avec Arthur en matière de malaise. Il n’y avait bien que Zoé qui était aux anges,
hormis quand venait la courte partie pendant laquelle je lui dérobais Noah.
Je profitai d’une pause entre deux cours pour attraper mon ami par la manche
et le traîner dans un couloir à l’écart du passage des élèves. Il se laissa faire sans
broncher. Il ne protesta pas davantage lorsque je saisis son visage en coupe, le
tournai dans un sens puis dans l’autre afin d’évaluer les dégâts. Mes lèvres se
pincèrent, et il s’arracha à ma prise.
— Ne t’inquiète pas tant, Ab’s. Tu as d’autres chats à fouetter.
— Oui, eh bien, tu fais partie de ces chats et méfie-toi que je ne te fouette pas
si tu continues à esquiver toute conversation ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Strictement rien. Tu as parlé de la photo à Arthur ? Ophélie n’a encore pas
mis ses menaces à exécution, mais ça ne saurait tarder. Elle te fixe comme un
chasseur qui a ferré sa proie. T’as toujours eu vaguement l’air d’une petite souris
prise au piège, mais là c’est flagrant.
Le changement de sujet me fit tiquer.
— Ce n’est pas le…
— Occupe-t’en rapidement, Abby, ne rigole pas avec ça. Si tu ne fais rien, je
vais finir par agir.
Il me planta sans plus de cérémonie.
***
Le soir venu, je ne rentrai pas directement à la maison. J’avais repoussé
certaines choses depuis trop longtemps. Un passage chez le fleuriste me permit
de prendre plusieurs énormes bouquets. C’était ma repentance pour n’être jamais
allée la visiter tout ce temps. Pour n’être jamais allée les visiter, toutes deux.
Je pris le bus en direction de l’ancienne église, à l’écart de la ville. Le soleil
commençait à décliner à l’horizon. Il faisait vibrer la campagne d’une lueur
inouïe qui oscillait entre un orange flamboyant et la douceur du rose. Peut-être
était-ce me rendre là-bas qui rendait tout étrange, comme un hommage muet
partout autour de moi. Même les habituels idiots bruyants dans le bus ne me
paraissaient plus si énervants.
Le véhicule s’arrêta, et je descendis les marches avec précaution, mes
bouquets dans les bras. J’observai la silhouette de la petite chapelle abandonnée
à la lumière du soleil couchant. Quelques grandes inspirations plus tard, je
poussai d’une hanche le portillon en fer forgé du cimetière. Il grinça.
Je me mis à chantonner bien malgré moi à l’approche de la tombe d’Élisabeth.
Je fis plusieurs détours avant de l’atteindre, observai les noms désormais
familiers sur les sépultures. Tous ceux qui avaient maintenant été oubliés. Tous
ceux qui, comme moi, s’étaient baladés dans des cimetières bien embarrassés
d’accepter qu’un jour, eux aussi seraient des créatures terrestres au sens le plus
strict.
Je m’abaissai devant la tombe d’Élisabeth et y déposai l’un des bouquets
colorés, vivant comme elle l’avait été. C’était tout ce que je pouvais faire pour
elle. Quelques fleurs que Nymphe et Noah avaient sans doute apportées quelques
jours auparavant commençaient à faner.
— Je n’y arrive pas, murmurai-je.
Je ne pouvais toujours pas croire que je ne la reverrai jamais. Tout me
paraissait parfois tellement lointain. J’en venais à douter de mes propres
perceptions. Mon petit univers sensoriel semblait fracturé, à portée de main et
paradoxalement insaisissable. J’étais embourbée jusqu’à la taille dans un déni
duquel je ne me défaisais pas.
Un sentiment d’irréalité me gagna quand la deuxième tombe que je venais
visiter, non loin de celle d’Élisabeth, se dessina. Là, dans le cimetière, c’était son
rire que j’entendais résonner.
— Bonjour, tante Gabriella, murmurai-je.
Mes doigts tremblaient et mon âme tout entière se retranchait au fond de sa
cage. Mais je tins bon, les mains refermées sur le deuxième bouquet,
majestueux, fourni à outrance. Je m’avançai sans cligner des yeux, comme si
perdre mon objectif de vue, ne serait-ce qu’une seconde, m’en détournerait de
manière irrémédiable.
La tombe était éloignée des autres, ornée de fleurs fanées, de quelques cadres
dont les photos avaient, par malheur, été attaquées par les intempéries.
Néanmoins, sur l’une d’elles, on pouvait clairement distinguer mon père et ma
tante enlacés. À leurs côtés, je souriais de toutes mes dents, fière de ma
ressemblance troublante avec Gabriella que j’admirais alors plus que tout. Avec
le recul, j’étais capable de voir son sourire déjà terni sur la photo, la fragilité de
son visage, le trébuchement dans son regard. J’aurais dû m’en apercevoir avant.
Je serrai les dents.
Putain, elle me hantait encore. C’était son fantôme que je traînais dans mon
dos, sans le voir ; c’était l’étau de ses mains sur ma gorge, ces mains qui me
poussaient à me taire comme elle s’était tant tue. Parce que j’avais été présente le
jour de sa mort et que je n’en avais rien dit à personne.
— Je ne veux pas danser comme toi…, murmurai-je. Je n’ai jamais voulu
danser.
Après tout, c’était elle la danseuse hors pair, pas moi. Papa et moi avions
toujours adoré la regarder virevolter sur les planches, tellement légère qu’elle
semblait vouloir s’évaporer au moindre élan. Je frottai mes yeux pour me défaire
des larmes qui s’y étaient accumulées. J’installai au mieux le bouquet. Avec
soin, j’en détachai plusieurs fleurs et les répandis sur la tombe enfin égayée. Le
vent les emporterait, et j’espérais, naïve, qu’elle s’envolerait avec elles.
Je massai ma gorge pour me débarrasser de la sensation désagréable
d’étouffement. Mon cou effectua une courte rotation afin de m’en libérer
davantage. Aussitôt, mon attention fut attirée par une volute de fumée qui
s’élevait de derrière une pierre tombale non loin. Je m’avançai rapidement,
inquiète qu’un incendie se soit déclenché pour je ne sais quelle raison. Le son
léger d’une voix me parvint. Elle chantonnait une sorte de berceuse aux accents
mélancoliques dans une langue inconnue. Ça ressemblait à l’agonie de
l’automne, tout en puissance contenue : un dernier tourbillon, un dernier souffle
avant d’être emporté par une bourrasque hivernale. C’était beau à en pleurer.
Beau à en crever.

Chapitre 3
Je me penchai par-dessus la pierre tombale et une épaisse fumée me caressa le
visage, attaqua mon nez. Ça sentait fort. Pas comme une cigarette normale. Je
constatai avec stupéfaction qu’Arthur se trouvait assis là, le dos contre la tombe,
les genoux remontés et les bras nonchalamment appuyés dessus. Un cigare
coincé entre ses doigts était à l’origine de l’odeur que j’associais aux salons de
gentlemen d’un temps révolu.
Il s’arrêta aussitôt de chanter et leva la tête vers moi.
— Abby ? s’étonna-t-il sincèrement, les yeux écarquillés.
Ils étaient rougis. Était-ce par la fumée ou… ? J’avais l’impression de griller
un ado en train de fumer derrière sa maison.
Sans attendre, je reculai pour lire les noms sur la tombe que j’avais pourtant
lus mille fois. L’une des stèles les plus tristes de ce foutu cimetière. Et j’en
savais quelque chose. À plusieurs reprises, j’y avais déposé l’excédent de fleurs
amenées pour Gabriella.
Mon souffle se coinça quelque part entre ma gorge et mon nez. Je hoquetai.
Comment avais-je pu oublier ? Comment avais-je pu ne pas faire le lien ?!
Sur la pierre sombre, deux noms avaient creusé leur sillon éternel,
accompagné d’une épitaphe qui me broya la poitrine :
Ci-gisent
Desdemona Valverde & Noam Edelman
1941-1996 1928-1990
« Si toutefois un jour ma mémoire oubliait, mon cœur, lui, se souviendrait »

Quand je détaillai la photo protégée par un cadre solide, Arthur se releva. Ce
cliché, je l’avais déjà vu, puisqu’il était identique à celui qui s’était échappé de
sa poche en janvier.
Nos regards se croisèrent alors qu’il s’asseyait avec une désinvolture mesurée
sur la pierre tombale. Il m’observait en biais, à l’affût de mes réactions.
— En quelle langue chantais-tu ?
La première question qui sortait n’était même pas la bonne. Mes jambes
vacillèrent un peu sous mon poids.
— En hébreu. Une vieille berceuse familiale que mon père m’a apprise,
répondit-il lentement, les dents armées de son cigare qui s’était éteint.
Ses mains palpèrent ses poches jusqu’à ce qu’une petite boîte d’allumettes
gigote dans l’une d’elles. Il lutta pour obtenir une flamme vacillante. Il embrasa
son cigare avec précaution et tira plusieurs bouffées. Il ne m’avait jamais paru
aussi hors du temps.
— Que fais-tu ici ? me demanda-t-il.
D’un mouvement, je mis en évidence les quelques fleurs que j’avais gardées
avec moi pour orner cette tombe en particulier, isolée de toutes les autres comme
celle de Gabriella. Il me considéra du regard et me gratifia d’un « mmh » qui fit
rougeoyer le bout du cigare.
— Alors c’était toi qui déposais des fleurs ici, murmura-t-il, les yeux levés sur
le ciel. Drôle de hasard…
La pointe de sa chaussure caressa la surface de la tombe. Ce n’était pas
irrespectueux, c’était empreint de l’innocence d’un enfant qui jouerait dans les
pattes de ses parents. Je n’osais pas poser la question, mais vu les dates, il
s’agissait sûrement de ses grands-parents.
C’était étrange de se dire qu’à la fin il ne restait plus que ça d’une existence
bien remplie : un nom, deux dates marquant un laps de temps écoulé, relégué
aux oubliettes. Il captura le coup d’œil que je lançais aux années inscrites sur la
roche.
— Mes parents, m’asséna-t-il d’un ton aigre et j’en lâchai quelques fleurs.
Elles voletèrent sur la tombe, comme une couverture de couleur sur la pierre
triste.
— Mes très chers parents, répéta-t-il en tapotant la stèle.
— Mais… les dates ? murmurai-je. Ça ne colle pas, ou alors ils t’ont eu…
—… tardivement. Vraiment tardivement, confirma-t-il.
Il évitait de me fixer.
— Tu veux que… est-ce que tu veux que je te laisse ? J’en avais fini ici de
toute manière. C’est ma tante qui est enterrée à côté alors… on va dire que nos
familles sont un peu voisines de cimetière, lançai-je en replaçant une mèche de
cheveux derrière mon oreille avec un rire étranglé.
— Reste.
L’ordre avait claqué, pourtant sa belle assurance semblait fragile, maintenue
pour encore quelques instants comme un dernier rempart.
Je m’agenouillai et déposai les quelques fleurs qu’il me restait. Je percevais
son envie de se confier, d’abandonner son fardeau à mes pieds, aux pieds de ses
parents. Et moi, je me demandais… Fallait-il que je l’aide ? Fallait-il que je me
taise ?
— Ta mère était une femme superbe, remarquai-je, attentive à l’expression
pourtant fermée de Desdemona Valverde sur la photo.
Et superbe, c’était peu dire. Son père, Noam, avait un côté « mauvais garçon
attachant », le sourire mutin et la mine joviale. Mais le regard pesant.
Incroyablement pesant.
— Sans doute. Elle effrayait les gens. « Belle, mais animale », répondit-il,
évasif. C’est curieux que le hasard ait voulu que tu viennes aujourd’hui…
Le hasard, oui… Je n’y croyais plus ces derniers temps, au hasard. J’étais
comme une poupée entre les mains d’une entité qui me plaçait là où je devais
être. Là où je n’avais parfois pas envie d’être.
— Tu ne viens pas souvent ici ?
— Une fois par an.
Il me désigna son cigare.
— Oui. Oui… Une fois par an, je fais l’effort de leur rendre hommage comme
je peux. Mon père planquait des tas de cigares sous mon lit, de peur que ma mère
les lui prenne. Il en fumait un, une fois par semaine, sur la chaise près de ma
fenêtre en me chantant des berceuses de son « peuple perdu » comme il disait. Il
a tout laissé quand il est parti, et j’en fume un chaque année, à l’anniversaire de
leur mort. C’est plutôt ridicule comme hommage, mais c’est tout ce que je peux
faire.
— Que s’est-il passé ?
J’avais peur d’aller trop loin. Il paraissait fragile. J’étais face à un autre
homme. Ou plutôt, j’étais face à celui que j’avais discerné sous la surface depuis
le début. L’enfant brisé, l’adolescent devenu trop vite adulte, l’adulte aux
multiples deuils, aux multiples visages.
— C’est compliqué.
Je m’assis en tailleur par terre et resserrai mon manteau autour de moi. Il parut
surpris. J’étais quasi sûre qu’il ne parlait jamais de ses parents à quiconque. Et je
voulais comprendre. Comprendre pourquoi j’étais persuadée que je détenais la
clef pour décoder Arthur. Ce qu’il taisait même à sa propre fille. Ce serait enfin
dépasser ce doute que j’entretenais à cause de notre différence d’âge. S’il me
confiait ça, alors j’étais plus qu’une gamine. J’étais quelqu’un à qui il pouvait
s’adresser d’adulte à adulte, sans se cacher derrière la figure paternelle ou le
professeur.
— Tu veux vraiment entendre ça ? tenta-t-il de se dérober une dernière fois
avec un sourire gauche.
Je hochai la tête.
— Très bien… Par où commencer ? Hmm… 1943 ?
Rapidement, je fis le calcul. La berceuse en hébreu, le « peuple perdu ».
— Ton père a été déporté… ?
Il acquiesça.
— D’abord Auschwitz. Puis Buchenwald. Il n’avait que quinze ans quand il a
été raflé avec toute sa petite famille. Enfin petite… Ils étaient assez nombreux.
Sept frères et sœurs tout de même. Peut-être plus, j’ai du mal à me souvenir.
Pour tout te dire, je ne connais d’eux que leur absence dans la vie de mon père.
Ils sont presque tous morts là-bas, je crois.
C’était étrange. Tout à coup, il me semblait que ce n’était plus ni sa voix ni
son histoire. Il avait les pupilles dilatées, perdu dans ses souvenirs.
— Et ton père s’en est tiré… Mais comment ?
— Honnêtement, je n’en sais rien. Les camps l’ont tué bien après la libération,
de toute manière. Je ne crois pas qu’on survive à ce genre de choses. On ne s’en
sortait pas si mal si une part de nous mourait là-bas, et qu’une autre naissait dans
notre cadavre ambulant.
Je frissonnai. Le simple emploi de « nous » me fichait la trouille.
— Moi, j’ai toujours senti l’odeur de la mort sur Papa. Ça traînait dans son
sillage comme une espèce de parfum de fleur entêtant. Il avait ce qu’on appelle
« l’exaltation de la mémoire » et le bouillonnement de souvenirs ne s’arrêtait
jamais.
J’avais déjà entendu parler de ce phénomène, l’hypermnésie. Quand je voyais
ma grande capacité à refouler la moindre contrariété, je me demandais comment
on pouvait vivre avec un flot irrépressible de souvenirs dans le crâne. Et quand
ces souvenirs étaient teintés d’horreurs sans nom…
Son regard se perdit dans le vague alors que ses lèvres adoptaient un pli
douloureux.
— « Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
[…]
Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche. 2»
— Baudelaire, murmurai-je.
Il acquiesça.
— Il le marmonnait le soir. Je crois que ça le réconfortait.
— J’imagine qu’on peut deviner pourquoi… Et ta mère ? Comment l’a-t-elle
rencontré ?
— Mon père n’avait plus vraiment de famille, après l’ouverture des camps.
Alors il a voyagé jusqu’en France pour s’établir. Ma mère était très jeune à
l’époque et vivait dans un couvent dans le sud de la France, près de la frontière
espagnole. Elle est tombée éperdument amoureuse de lui. Ils se sont enfuis tous
les deux.
Il émit un rire dénué de joie, à la limite d’une triste moquerie.
— En soi, c’était sans doute une belle preuve d’amour, non ? Renoncer à une
voie religieuse pour un homme…, tentai-je à voix basse.
— Tout dépend de ta vision du romantisme… Ma mère était sans arrêt tiraillée
entre l’amour de Dieu le Père et l’amour de mon père, jusqu’à parfois confondre
les deux, lâcha-t-il avec une pointe d’amertume. Elle n’a jamais cessé d’hésiter.
Elle a tout refusé à mon père, jusqu’au fait de fonder la famille qu’il voulait tant.
Je frémis. Sans doute son désir le plus cher avait-il été de réparer cette famille
aspirée par les camps. Celle qui avait été là toute sa vie puis avait disparu dans
un battement de cœur de l’Histoire, sans un seul au revoir.
— Il aurait pu trouver n’importe quelle femme et tout recommencer à zéro.
Mais c’était elle. C’était ma mère qu’il voulait. Et je crois, avec le recul, que
mon père était un homme assez complexe pour se punir en restant avec la seule
femme qui refusait d’exaucer son désir.
Un voile se posa sur son visage et il porta une main à sa nuque, les yeux clos.
— C’est sans doute toutes ces choses qui m’ont poussé à écrire en premier
lieu. J’ai été bercé par le folklore émotionnel de mes parents. Un survivant et une
mystique.
Il émit un autre rire sardonique.
— Elle est tombée enceinte en 1981. À un âge où elle pensait ne plus pouvoir
l’être. Tu te doutes que, pour elle, ça a été une évidence : Dieu la punissait.
Imagine… Je devenais, à l’état de simple embryon, l’incarnation de ses péchés.
La voie toute tracée de sa damnation. J’étais une épreuve. Je te passe les détails,
mais la grossesse s’est mal passée. Elle voyageait entre les églises, délaissait
souvent mon père. C’est sous les voûtes du Vatican, les yeux rivés sur les
peintures de Michel-Ange, qu’elle a fini par accepter que je viendrai au monde,
qu’elle le veuille ou non.
J’eus du mal à déglutir, mal à l’aise.
— Je… je crois que je comprends un peu ce que peut générer ce genre de
rejet, murmurai-je. Tu es donc de 1982 ?
— Exact. C’est de ce contexte de naissance particulier que viennent deux de
mes prénoms. Le troisième, je le dois à mon père.
— Arthur ? relevai-je. Quel rapport ? À moins que…, hésitai-je, saisie par le
souvenir de ce qu’Helga avait sous-entendu au café lorsqu’elle avait évoqué
Desdemona. Ce n’est pas ton véritable prénom, n’est-ce pas ?
Il m’offrit un sourire bref et mince, tira une autre bouffée du cigare.
— Tobias Michelangelo Arthur Valverde-Edelman, articula-t-il avec force,
effectuant un mouvement de la main, comme un chef d’orchestre, à chaque nom
qui sortait de sa bouche. Tobias signifie « Dieu est bon ». Une prière muette de
ma mère pour se faire croire que j’étais l’œuvre de son Céleste Paternel, ou une
idiotie du genre. Michelangelo pour symboliser son soudain fatalisme sous les
plafonds de la chapelle Sixtine. Amen. Et Arthur… Arthur, répéta-t-il, comme
pour goûter au mieux la sonorité de ce prénom.
Et soudain je compris pourquoi j’avais toujours trouvé un décalage entre ce
qu’il dégageait et son prénom. Tobias. Ça, c’était celui qu’il était vraiment.
Arthur était celui qu’il tentait d’incarner de toutes ses forces. Tobias Valverde,
l’impromptu de ses parents.
— Comprends mon père : il fallait un prénom fort. Arthur, un héros d’antan,
un roi légendaire, teinté de religion. Un homme providentiel. Disons que si
l’étymologie des prénoms m’attire autant, c’est d’abord parce que j’ai toujours
su que je n’avais pas été nommé au hasard. Que le mécanisme d’attribution soit
conscient ou non, j’ai toujours eu le sentiment que nous prenions possession de
leur sens, ou que leur sens prenait possession de nous. Quoiqu’on ne puisse pas
dire qu’Arthur ait pris le pas sur Tobias. Je pense que le petit Tobias existe
toujours et se bat pour remonter à la surface de temps en temps.
— Tobias Valverde…, murmurai-je.
Il me lança un drôle de regard.
— Ça fait des années que je n’ai pas entendu ce nom d’une autre bouche.
C’est… surprenant.
— Désagréable ?
— Lointain, rectifia-t-il.
— Il t’appartient, tu peux le regagner, lui donner un autre sens.
— Un jour, peut-être, balaya-t-il.
Il semblait que, comme pour un petit prince, ce qui s’est décidé au-dessus de
son berceau l’avait poursuivi toute sa vie. Mère absente, mal-aimante, coincée
dans la certitude qu’il ne lui apporterait que malheur et déception…
— Mon vieux père m’a presque élevé seul.
Je ne savais pas quoi dire. Je craignais que ma voix freine l’élan de confession
qui l’avait saisi.
— Il était toujours en guerre, toujours en fuite. C’était ça, son héritage.
Auschwitz et Buchenwald étaient son héritage. Ça et des secrets dont il m’a
transmis le poids, mais pas la nature.
— Témoigner des camps, c’est… je veux dire, il faut beaucoup de courage
pour essayer de dire ce que les mots ne suffisent pas à exprimer…, murmurai-je.
La parole impuissante, c’est pire que tout.
— Oh non non, la parole de mon père n’a jamais été impuissante. Du moins,
pas pour moi. Il parlait. Beaucoup. À tort et à travers. Si c’était insuffisant pour
lui, c’était déjà trop pour moi. À six ans, se mettre à rêver d’horreurs qu’on n’a
même pas vécues soi-même, s’entendre dire que les monstres existent vraiment
et qu’ils se cachent parmi les hommes.
Des larmes me montèrent aux yeux, et Arthur se crispa. Cette attitude
guindée, ce contrôle sur lui-même, je les devinais provenir de l’éducation de sa
mère. Son dégoût de la religion quand il m’avait évoqué Pascal. Son refus des
dogmes. Sa question sur la croix que je portais à mon cou. Il s’était construit en
réaction face à sa mère, en rupture avec ses principes. Puis il avait bu la tasse
dans l’océan des traumatismes de son père.
— Ne pleure pas, Abby… Je suis désolé, ce n’est pas très joyeux.
Je me raclai la gorge pour éclaircir ma voix et essuyai mes yeux avec ma
manche.
— C’est un cimetière, je dirais que c’est de bon ton de se raconter des
histoires tristes. Et puis, comme les morts, je saurai garder le silence, lâchai-je
sans plus d’explications. Qu’est-il arrivé à tes parents ?
— Je te préfère nettement en vie, m’accorda-t-il avec un sourire, puis il ajouta
de but en blanc : mon père s’est suicidé.
Il mima de deux doigts un canon sur sa tempe, désabusé. Quand le coup
imaginaire partit, j’éprouvai le puissant retour en arrière qu’il effectua avant de
revenir à notre présent. Il se leva soudain de la pierre tombale et fit les cent pas.
Je me relevai, suivant ses passages des yeux. Mais je me tenais en retrait, comme
prête à le réceptionner à tout moment s’il s’écroulait. Cependant, il s’immobilisa
soudain.
— Tu sais, Abby…
Sa voix se fracassa sur mon prénom. Sa main trembla quand il la porta à sa
tête dans un mouvement vague.
— Tu sais, encore maintenant, toutes les nuits…
Il prit une inspiration, mais n’acheva pas sa phrase. Mon visage se contracta
brièvement de compassion. Ma main se tendit vers lui. Il la saisit entre les
siennes et m’attira à lui alors qu’il s’asseyait de nouveau sur la pierre tombale. Il
tritura mes doigts en douceur. La chaleur de sa peau se fondit dans la fraîcheur
de la mienne, me tirant un long frisson.
— Ma mère s’est laissée dépérir après ça, je l’ai maintenue en vie aussi
longtemps que j’ai pu. En 1996, j’étais orphelin.
— Et après… ?
— J’ai été pris en charge par le demi-frère de mon père, qu’il n’avait pas revu
depuis la sortie des camps. Je ne l’ai pas connu davantage que lui, puisque je ne
le voyais jamais. Je suis allé vivre chez lui, mais il m’a rapidement fait
comprendre qu’il n’était pas vraiment enchanté de l’idée. Alors je me suis
émancipé et je suis parti à la recherche d’autres membres de ma famille, du côté
de ma mère cette fois. Mais elle avait été adoptée et je n’ai jamais pu retrouver la
moindre trace de ses parents biologiques. Alors, je me suis envolé pour La
Réunion afin d’oublier tout ça. C’est là que j’ai rencontré Thalie, que j’ai fait
mes conneries d’ado. Tu vois le tableau : enfin libéré du joug de ma mère et de
ses interdits. Puis Joleen est née et mon adolescence à peine commencée s’est
terminée ce jour-là. Je n’ai pas fui, parce que je ne voulais pas ajouter « parent
défaillant » à la liste des choses que je me reprochais déjà. C’était égoïste, et j’ai
lamentablement échoué. J’ai été à côté de la plaque dans mon rôle de père.
Dépassé, immature, maladroit.
Voilà où se trouvait le nœud. Mais comment lui dire que, s’il ne réglait pas ce
qu’il avait à régler en tant qu’enfant avec ses parents, sa fille ne comprendrait
jamais ? Comment savoir si je ne me trompais pas ? J’ignorais ce que c’était
qu’être parent, je ne pouvais qu’essayer d’imaginer et mes limites me
contractaient le ventre.
— Mais, Arthur, tu étais là au moins ! Tu te rends compte à quel point tu
reviens de loin ? Est-ce que tu ne pourrais pas être un peu plus indulgent envers
toi-même ? Je ne dis pas que Joleen n’a pas souffert ou qu’elle n’a aucune raison
de t’en vouloir, mais… tu ne peux pas renier tes propres douleurs tout en
espérant traiter les siennes, si ?
— Ce n’est pas une excuse pour qu’elle porte ça à ma place. Et moi, je ne
reviens pas de nulle part, ce sont mes parents qui ont souffert. Pas moi. Le jour
où tu seras mère, peut-être que tu comprendras. Mais transmettre ces choses-là…
C’était tout ce que je craignais.
Je secouai la tête.
— Elle le porte parce que tu ne lui dis rien. Les secrets ont leur propre moyen
de se faire sentir. Toi, plus que quiconque, tu devrais le savoir !
Ses sourcils se froncèrent, et un pli amer gagna ses lèvres.
— Trop tard. Elle repart à la Réunion, et je la verrai si peu… Je ne veux pas
gâcher ce « peu » en la laissant partir en mauvais termes avec moi. C’est
complètement égoïste, encore une fois, mais je ne peux pas me rajouter ça. Je
suis déjà mort d’inquiétude à l’idée qu’elle s’en aille.
— Parle-lui ? Elle t’aime, tu es son père, arguai-je, à peine plus fort qu’un
murmure.
— L’amour ne suffit pas pour pardonner parfois. Et c’est des années de
déséquilibre qu’elle doit me pardonner. Ses années. À elle. Joleen est la seule
famille qu’il me reste. Je n’ai personne d’autre. Aucun parent bienveillant.
Il se tut et sa tête tomba contre ma poitrine. Mes mains se refermèrent autour
de lui alors qu’il me coinçait entre ses genoux. Du bout des doigts, je caressai
ses cheveux. Je percevais sa peine, sa culpabilité. Les barrières entre lui et moi
étaient abattues. Comme un barrage brisé, je sentais se déverser tout ce qu’il
maintenait d’habitude. J’avais bêtement cru que je me sentirais plus légère le
jour où il me confierait tout ce qui lui pesait. Mais j’étais impuissante, incapable
de me dépêtrer de ses mots et des émotions brutes qu’il dégageait. J’aurais
presque souhaité souffrir autant que lui pour mieux le comprendre.
Quand il fut temps, je déposai un baiser dans ses cheveux sans réfléchir et le
laissai à son recueillement.
Je quittai le cimetière, accompagnée par les puissantes bourrasques hivernales.
Chapitre 4

Une salle de cours fut réaménagée en loge pour notre classe afin que le groupe
décorations et costumes nous habille. Ils avaient dégotté des robes avec des
styles des années vingt jusqu’aux années cinquante. Joleen s’escrimait à
distribuer le tout en fonction des tailles.
Elle s’approcha de moi avec une robe type années cinquante d’un rouge
soutenu. Après l’avoir enfilée, je me rendis compte qu’elle était plus que serrée à
la taille. Le décolleté pigeonnant maintenait assez ma poitrine pour qu’elle ne
s’en échappe pas pendant la danse. Le dos était ouvert en un triangle inversé
dont la pointe s’arrêtait au niveau de mes reins. Le jupon bouffant me laisserait
toute liberté de mouvement.
— Tu es parfaite ! s’exclama-t-elle, fière de son œuvre. Viens par là que je te
coiffe.
Elle peina avec mes cheveux durant de longues minutes, des pinces entre les
dents. À côté de moi, Ophélie râlait sur sa propre robe qui était davantage de
type Charleston et qui la mettait pourtant en valeur.
J’entendais Joleen grogner à chacune de ses interventions, et elle décida de
couvrir ses geignements à grand renfort de remarques à propos d’Elouen. Leur
histoire avançait plus vite qu’elle ne l’aurait pensé. Mais elle craignait que la fin
de l’année démolisse ce qu’ils construisaient, puisqu’elle comptait repartir à la
Réunion pour aider sa mère au restaurant. Je tentai de laisser de côté les
inquiétudes qu’Arthur m’avait confiées. La dernière chose que je souhaitais,
c’était interférer dans leur relation. Alors je la rassurai du mieux que je pus, lui
affirmai qu’elle avait tout le temps d’y réfléchir. Il n’était pas exclu que leur
histoire ne tienne pas, mais je me gardai bien de le dire. Après tout, j’allais vivre
la même chose à l’issue de l’année scolaire. Et je n’avais aucune réponse absolue
à lui donner.
Elle passa vite au maquillage, l’air concentré.
— Voilà, c’est terminé ! s’extasia-t-elle en me faisant tourner sur moi-même
lorsqu’elle eut déposé son pinceau.
Elle me tendit un miroir, et je restai un instant muette.
— La vache, tu t’es foulée !
Elle était parvenue à construire un chignon volumineux et solide. Mes
cheveux avaient été bombés de manière à ce que la retombée de la mèche sur
mon front soit la plus voluptueuse possible. Le tout était agrémenté d’un épais
ruban rouge.
— Je voulais que tu foutes les boules à Ophélie, ricana-t-elle.
Le maquillage n’était pas sobre, mais délicat. Un rouge aussi soutenu que ma
robe sur les lèvres, quelques paillettes sur les paupières et deux traits d’eye-liner
pour étendre la ligne de mes yeux. L’ensemble était rehaussé par du mascara.
Même l’aspect aquilin de mon nez paraissait plus harmonieux ainsi. Je me
reconnaissais à peine. Quand je fis un tour d’horizon de mes petites camarades
toutes plus sublimes les unes que les autres, j’aurais pu croire qu’une faille
spatio-temporelle s’était ouverte sur les années folles. Judith était
particulièrement en beauté, et je lui levai deux pouces avec un clin d’œil
faussement aguicheur. Elle m’envoya un baiser de ses lèvres pourprées.
J’enfilai mes chaussures à talons noires. J’avais eu le temps de vérifier
qu’elles tiendraient le choc lors des répétitions et je m’étais habituée à leur
hauteur. D’un point de vue pratique, j’étais prête. Mais l’angoisse coinçait ma
poitrine, m’empêchait de prendre une inspiration profonde. Danser devant autant
de monde… J’avais l’impression de l’avoir déjà fait. Mais ce n’était que les
paroles de Gabriella qui avaient alimenté mes faux souvenirs, lorsqu’elle me
racontait ses spectacles. Comme si j’étais déjà montée sur une scène, dans sa
peau. Comme si, ce soir, c’était elle qui tournoierait à ma place, saisirait la main
d’Arthur. La nausée contracta mon estomac, et mon poing se serra. Je rêvais à sa
vie révolue et me figeais dans la mienne. Cette pensée me força à étirer mes
doigts et remuer pour sentir de nouveau ce corps qui ne lui appartenait
définitivement pas.
La scène qui nous était destinée bénéficiait d’un joli éclairage tamisé. La
collaboration avec un groupe-théâtre d'ES avait abouti à un partage des éléments
de décor. Le résultat était bien au-delà des attentes. Tout le monde s’était plus
investi que prévu. De la musique s’élevait dans le bâtiment, et une euphorie
communicative circulait. La mélancolie du moment ne naissait peut-être que de
mes propres perceptions.
J’errai de longues minutes, accompagnée de Judith et Joleen, jusqu’à ce que
cette dernière parte de son côté. Elouen avait tenu à venir, et le directeur avait
autorisé sa présence, puisqu’il faisait partie des anciens élèves du collège. Je les
observai de loin.
— Ça change de le voir à l’aise avec une fille, celui-là, lâcha Judith en lançant
une cacahuète en l’air.
Elle la rattrapa habilement entre ses dents et émit un petit son satisfait. Puis,
tout à coup, elle éclata de rire en avisant la mine intimidée de Joleen.
— Regarde, elle est trop mignonne ! Elle surveille les merveilleuses créatures
qui circulent autour d’eux, comme s’il allait se barrer avec l’une d’elles !
— Oh, mais il n’a d’yeux que pour elle, susurrai-je.
Elle me donna un coup de coude complice et m’entraîna faire le tour des
dégustations, des activités et des jeux. J’appréciais sa compagnie et je me pris un
petit pic au cœur quand je me rendis compte que d’ici quelques mois nous nous
séparerions tous après nous être côtoyées pendant sept ans. Dans quelques
années, je commencerai à oublier leurs noms, leurs visages et leurs voix. Ça me
paraissait impossible, mais je savais que ça arriverait.
— Noah n’est pas là ?
La voix d’Elouen et sa main sur mon épaule me sortirent de mes pensées.
— Non, je ne l’ai pas vu. Ses parents non plus, d’ailleurs.
Nous échangeâmes un regard inquiet, et Elouen s’empressa de saisir son
portable pour l’appeler. J’avais laissé le mien dans notre vestiaire improvisé. Je
savais que Noah viendrait. J’en étais persuadée. Mais ses parents, c’était une
autre histoire.
Je repérai Papa dans la foule, accompagné des parents de Zoé. Tout sourire, je
me dirigeai vers lui. Il me contempla.
— Tu es magnifique, Gab…
Il s’interrompit aussi sec, avant de créer un véritable malaise. Je me
rembrunis. Après toutes ces années, nous nous ressemblions toujours autant et
l’idée de partager les traits d’une femme morte, fragile et toxique me révulsait. Il
se rattrapa maladroitement, passa son bras autour de mes épaules et plaqua un
baiser sur ma tempe. Mais il n’effaça pas la blessure qu’il avait infligée à mon
sourire d’un seul lapsus.
Il vérifiait l’heure à intervalles réguliers. Il devait aller chercher Dad à
l’aéroport cette nuit. Il en avait pour une bonne paire d’heures de route et ne
pourrait donc pas me ramener à la maison. Il avait bien évidemment demandé à
notre plus proche voisin de s’en charger, à savoir Arthur. De nature joviale, mon
père fonctionnait au feeling au fil des rencontres et jusque-là, il ne s’était pas
beaucoup planté. Mais je craignais sa réaction s’il apprenait la complexité de
notre relation.
Celui-ci était d’ailleurs également aux abonnés absents, et je le soupçonnais
de fumer cigarette sur cigarette quelque part à une fenêtre du lycée. L’après-midi
défila, et certains répétèrent une dernière fois avec les quelques personnes
disponibles. La nuit était tombée quand nous montâmes sur scène. Elle n’était
pas encore éclairée, et une foule compacte et bruyante s’agglutinait devant. Nous
étions l’ultime numéro. Arthur arriva légèrement en retard et s’excusa en retirant
son manteau. Une odeur de tabac froid peinait à se dissiper dans son sillage. Je le
trouvais plus élégant que jamais dans son costume agrémenté d’un chapeau.
Toute sa stature en était bouleversée, pourtant je ne l’avais jamais vu autant dans
son élément. Il s’immobilisa plusieurs secondes quand son regard tomba sur
moi. Il ne prononça pas un mot, mais l’éclat dans ses yeux me fit détourner les
miens.
— Que Joséphine Baker soit avec moi, marmonnai-je, et j’entendis le rire
d’Arthur à mes côtés.
Mon ventre se tordit quand les lumières de la scène s’allumèrent, pointant
toutes les directions sauf la nôtre, afin de nous octroyer encore un peu
d’obscurité. J’avais envie de mourir.
— Un pas après l’autre, Abby, murmura Arthur. Respire.
Je gonflai la poitrine d’air, puis relâchai. Le premier twist fit voler en éclats la
fausseté de mon sourire. J’étais libre, je ne connaissais aucune retenue et je…
n’avais jamais été moins moi-même. Jusqu’à ce que les pas dérivent sur la danse
de couple. La main d’Arthur saisit la mienne et m’ancra davantage dans la
réalité, me raidit aussi. Il me guida aisément, à une vitesse folle, avec une
énergie communicative. Il donnait l’illusion que danser était facile tant la détente
de ses jambes, de ses bras et de tout son corps était une évidence. Je ne pouvais
que suivre. Le contrôle qu’il exerçait sur mon corps, au lieu de me rassurer, me
donna des bouffées d’angoisse. Je réalisai l’aval qu’il avait sur moi.
Je profitai d’un accent rythmique pour plonger tout entière contre lui. Il sentit
le brusque changement. Ce n’était plus lui qui menait. Je lui subtilisais sa
position dominante, ramenais à l’équilibre notre duo. Et contre toute attente, il se
plia à cette confiance nouvelle qui courrait en moi, qui abattait les temples que je
lui avais érigés dans mon cœur.
Un souffle appréciateur s’éleva sur le premier porté. Des applaudissements
retentirent quand Arthur me reposa au sol comme si je ne pesais rien.
Puis il m’abandonna à Noah. Rassurée de sentir une main familière au creux
de la mienne, je lui souris. Le rictus qu’il me rendit sembla le ranimer, le temps
d’une fraction de seconde. Il était au bord d’un éclat de rire, et je sus que mon
regard trahissait mon bonheur dès lors que le sien se mit à pétiller.
Je terminai la chorégraphie assise sur le genou tendu de Noah accroupi pour
me recevoir. Les autres nous entouraient dans des poses statiques. Un
soulagement palpable flottait autour de nous. La musique s’arrêta, les lumières
s’éteignirent et les applaudissements explosèrent. Nous relâchâmes enfin notre
immobilité et Arthur m’aida à me relever. Sa main dans mon dos me brûla.
Je me tournai vers lui, et mon corps épousa le sien dans l’obscurité avant que
je me détache et m’éloigne pour rejoindre Judith. Le contact avait été bref et
intense, comme une explosion aussitôt étouffée. J’étais pantelante, le souffle
davantage arraché par sa présence que par notre numéro. Les lumières se
rallumèrent, et nous nous saisîmes tous les mains pour saluer notre public d’un
soir. Je me forçai à faire rejaillir la fierté au premier plan de mes émotions.
Arthur soulevait de telles vagues en moi que je me laissais submerger au point
de trouver plus fades tous les sentiments dont il n’était pas l’origine.
Noah se pencha vers moi et murmura :
— On fait quoi concernant Ophélie ?
Je savais de quoi il parlait. De la photo, de ses menaces.
— Je m’en suis occupée, mentis-je.
Je ne désirais pas une seule seconde l’embarquer dans mes histoires. Il
semblait déjà porter le poids du monde sur ses épaules. Je n’y ajouterai pas le
mien.
— Tu me le jures ? chuchota-t-il.
— Oui, je te jure.
Il me jeta un coup d’œil. Il ne me croyait pas. Mais il ne m’arracherait jamais
la vérité.
Le directeur applaudissait à tout rompre. Peut-être était-ce une erreur de ma
part, mais j’en déduisis qu’Ophélie n’avait pas encore mis ses menaces à
exécution. Sans quoi il n’aurait jamais paru si détendu. Papa me fixait avec un
sourire qui s’étirait d’une oreille à l’autre, presque effrayant.
Je me hâtai de le rejoindre avant qu’il soit obligé de s’en aller.
— Vous avez fait du super boulot, me félicita-t-il, puis ajouta dans un
murmure : c’était toi la plus belle.
Je roulai des yeux, mais ne pus endiguer un rire nerveux. Je me sentais si fière
de le rendre fier, à chaque fois. Pendant une seconde, j’eus l’impression de
rattraper un peu les déceptions passées et mes multiples boulettes. J’avais la
sensation de ne pas tout rater.
— Je te raccompagne au parking, lui proposai-je, consciente de l’heure et du
fait qu’un Dad grincheux dans une voiture en fin de soirée serait extrêmement
éprouvant pour Papa.
Nous partîmes bras dessus, bras dessous. Le trajet dans la fraîcheur de la nuit
était agréable. Le vol décousu de quelques chauves-souris nous fit lever la tête
sur le ciel dégagé.
— Regarde, on aperçoit la constellation d’Orion, me dit-il en pointant du doigt
un amas d’étoiles.
Je plissai les yeux alors que son bras s’installait autour de mes épaules et qu’il
rapprochait nos têtes pour mieux m’indiquer son emplacement. Je me rendais
compte que les moments que nous partagions à deux se faisaient de plus en plus
rares.
— Juste là, trois petites étoiles qui forment la Ceinture d’Orion. Il y a Alnitak,
Alnilam et Mintaka. Certains pensent que les pyramides de Gizeh auraient été
construites comme leur reflet terrestre.
Je repérai les trois étoiles, particulièrement brillantes, et m’étonnai de ne les
avoir jamais repérées plus tôt.
— Un peu plus au-dessus, il y a une étoile que tu ne devrais jamais perdre de
vue la nuit. Bételgeuse, une supergéante rouge. Elle est en fin de vie et les
scientifiques ont du mal à déterminer si elle mourra dans quelques centaines
d’années ou… demain, qui sait ? Alors, garde l’œil sur elle. Moi, je l’ai toujours
observée, je te passe le flambeau.
Je me sentais tout à coup investie d’une mission et consciente qu’un jour mon
père ne serait plus là pour m’aider à trouver les étoiles dans le ciel. Cette simple
pensée contracta mon estomac.
— D’accord, je veillerai sur elle.
— Merci, ma chérie, dit-il en me plaquant un baiser sur le front.
Nous étions arrivés derrière le lycée, sur le large parking éclairé par des
lampadaires. Je lâchai brutalement son bras. Quelques autres parents qui avaient
fait le chemin avec nous se figèrent à leur tour. Toute une aile de la voiture de
Papa avait été taguée en jaune criard d’un gros : « Pédé », accompagné de
charmants synonymes.
Je me tournai vers lui. Il pinça les lèvres.
— Apprenez-nous quelque chose qu’on ne sait pas déjà, commenta-t-il alors
qu’il montait dans sa voiture comme si de rien n’était et ajoutait à l’intention des
quelques parents stupéfaits : Ne faites pas cette tête, la plupart d’entre vous nous
a déjà insultés, moi et mon compagnon, au moins une fois.
Les personnes présentes se dispersèrent comme une volée de moineaux, et
j’approchai de la voiture de Papa. J’étais en colère. Pire qu’en colère. Mais
j’étais surtout blessée qu’après toutes ces années, ce genre de choses se produise
encore. Je voyais bien que, malgré les apparences, ça le tracassait qu’on le
méprise pour ça. Et là maintenant, il n’avait pas besoin d’une Abby en rage,
alors je me tempérai le temps de lui dire au revoir.
Je m’approchai de la portière ouverte. Je saisis son visage entre mes mains et
lui déposai à mon tour un long baiser sur le front.
— Mon petit Papa, t’es le plus beau pédé du monde, murmurai-je avec un
sourire, ma joue plaquée contre sa tempe.
Il éclata de rire et démarra.
— Ton père va être ravi en me voyant arriver. Ça lui fera une petite surprise.
J’imaginais sans peine la tête de Dad et je détestais d’avance le fait que ça lui
ferait inévitablement du mal.
— Je file, je vais être en retard.
Je refermai la portière et reculai pour l’observer partir, mes bras enroulés
autour de moi. Ma tristesse s’amoindrit et la colère me saisit. Je ne savais pas qui
avait fait ça, mais si je le retrouvais, je lui ferais la peau.
Je regagnai le réfectoire où la scène avait été dégagée et les longues tables
remises en place. Je me laissai lourdement tomber sur une chaise à côté
d’Elouen, Zoé, Joleen, Arthur et d’autres camarades de classe. Je tartinai
rageusement une tranche de pain de guacamole avant de l’engouffrer pour la
mâchonner avec force. Tant pis pour mon haleine, hein.
— Y'a un problème, Abby ? me demanda Elouen.
Il semblait ravi d’échapper à l’interrogatoire pourtant sympathique que lui
faisait passer Arthur, assis face à lui, en se concentrant sur moi.
— Quelqu’un a tagué des mots d’amour sur la voiture de mon père. Il a
décliné toutes les variantes de « gay » dans un langage assez fleuri, si tu vois ce
que je veux dire.
Il y eut un petit silence autour de moi. Elouen ne semblait pas trop savoir quoi
me dire, alors il posa sa main sur mon épaule et me la malaxa quelques
secondes. Je lui offris un sourire tendu tandis que Joleen m’accordait une moue
compatissante. Judith était effarée et presque plus en colère que moi, et Zoé
paraissait sonder si j’allais exploser d’une minute à l’autre ou si elle pouvait se
détendre. Elle me servit un verre de jus de fruit que je me forçai à siroter plutôt
qu’à engloutir.
— C’est habituel ? demanda Arthur, occupé par la découpe méthodiquement
d’un morceau de pain prisonnier de ses longs doigts.
— Un peu trop. Mais ce n’était pas arrivé depuis des années. Papa va devoir
conduire jusqu’à l’aéroport pour ramener Dad. Je ne vous parle même pas du
sketch que Dad va lui faire sur tout le trajet du retour.
— Je les ai toujours trouvés super sympas tes parents, je ne comprends pas
pourquoi ils génèrent une telle haine, commenta Judith en arrangeant ses lunettes
sur son nez. Je me souviens même que Vincent m’avait aidée à déterrer des
poteries anciennes dans le champ derrière chez moi. C’était vraiment cool de sa
part !
Que quelqu’un reconnaisse leur valeur, au-delà de leur couple, me faisait
toujours chaud au cœur. J’étais consciente d’être bien trop touchée par ça et de
bien trop me définir par rapport à l’opinion des autres sur notre famille.
Un soupir profond m’échappa, et je consentis à mettre de côté ma colère pour
profiter de l’ambiance chaleureuse qu’abritait le réfectoire. Je me servis
copieusement, morte de faim. J’avais été trop nouée en début de soirée pour
fondre sur les buffets apéritifs, mais là… je n’allais pas me faire prier.
À minuit, Joleen et Elouen partirent chez ce dernier sous le regard scrutateur
d’Arthur. Sa fille lui déposa un baiser sur la joue.
— Arrête, te la joue pas protecteur, t’avais promis, le réprimanda-t-elle.
— Je n’ai strictement rien dit, fit-il, les mains levées, en signe d’innocence.
— C’est ce que tu ne dis pas qui s’entend, lui glissai-je quand ils furent partis.
Les lèvres pincées, il fixa le bras d’Elouen dans le dos de sa fille.
— Fais pas cette tête, il est très bien, je t’assure.
— Je sais.
La lourde tristesse dans sa voix me fit réaliser, une deuxième fois, à quel point
il dissimulait son amour pour sa fille. Il l’avait peut-être eue jeune, mais il s’en
était occupé comme il avait pu. Et la voir partir lui faisait mal, comme à tout
parent.
Prise d’une peur soudaine, je me rassis face à lui à table, à l’écart des autres.
— Ce n’est pas un substitut de ta fille que tu cherches à travers moi ?
Il me regarda de travers, visiblement choqué par ma question.
— Bon sang, je n’ai pas fait des années de thérapie pour que cette question
sorte de ta bouche…, marmonna-t-il entre ses dents. Je ne te fais pas l’affront de
te demander si tu cherches une autre figure paternelle à travers moi.
Il plaça son menton sur ses mains liées et me fixa.
— J’ai une fille que j’aime de tout mon cœur. Je n’en cherche pas une
deuxième, je ne dispose d’aucun désir d’inceste indirect par projection. Tu es
assez différente de Joleen pour que l’idée ne m’ait même jamais traversé l’esprit.
Tu sais, Abby, c’est presque insultant que tu aies pu t’imaginer ça. Bien que
normal, je suppose.
— Désolée, il fallait que je sache.
— Eh bien, maintenant, tu sais, fit-il en se levant pour rejoindre un groupe de
parents avec qui il avait sympathisé.
Je me déplaçai vers Judith et passai une heure de plus à ses côtés jusqu’à ce
que je voie Arthur me faire signe. Je commençais aussi à fatiguer, et nous
devions profiter du départ d’un groupe pour quitter à notre tour la salle sans
alerter. Je saluai les autres, affirmant qu’on me récupérait dans quelques minutes.
J’attendis qu’Arthur prenne de l’avance sur moi et je partis à sa suite quelques
minutes plus tard.
Arrivée sur le parking, j’arrangeai mon gilet sur mes épaules. Des frissons
parcouraient mes jambes. Je slalomai entre les voitures pour trouver Arthur. Mes
talons ripèrent sur le sol quand je me figeai soudain. Je me retrouvai face à un
véhicule que je connaissais bien. L’Opel qui me suivait depuis la rentrée. Une
silhouette était appuyée contre la portière fermée, le visage masqué par une
capuche.
Elle releva la tête, et je pâlis. Ce n’était pas un conducteur, mais une
conductrice. Elle retira sa capuche. Les cheveux coupés courts, les traits trop
fins, elle me fixait sans ciller sous la lumière des lampadaires. L’un d’eux
grésillait au-dessus de moi. Mon ventre se noua sans que je n’en comprenne la
raison.
— Bonsoir, Abélia, dit-elle.
Sa voix était flûtée, familière comme une mélodie lointaine, dont je ne
parvenais plus à me rappeler l’air exact. La femme resserra compulsivement son
sweat à capuche sur elle, joua avec les cordons. Elle semblait jeune et son corps
menu renforçait cette impression. Mais je sentais qu’elle faisait juste moins que
son âge. Elle se décolla de sa voiture, et je remarquai qu’elle pleurait en silence.
— Qui êtes-vous ? murmurai-je.
— Je suis désolée de t’avoir effrayée tout ce temps, je n’avais pas le courage
de venir te parler directement. Je voulais… en apprendre plus pour toi, voir quel
genre de personne tu étais devenue.
— Qui êtes-vous ? répétai-je entre mes dents serrées.
La réponse fut une évidence avant qu’elle ne sorte de sa bouche.
— Je suis ta mère.

Chapitre 5
Mon sang déserta ma tête, mon cerveau n’était plus qu’un amas de blanc.
Juste du blanc. Et peu à peu, la colère. Familière. Trop familière. La réponse
jaillit sans que je ne puisse la retenir :
— Vous faites erreur, je n’ai pas de mère.
— Il ne t’a jamais parlé de moi, alors ?
J’hésitai une seconde.
— Il n’y a rien à dire ! hurlai-je. Rien du tout ! Vous comprenez ça ? Vous
sortez de nulle part et vous balancez ça sans aucune considération pour ce qui
s’est construit autour de moi en votre… ton absence ! Tu m’as portée, OK. Tu
m’as laissé la moitié de mes gênes et tu m’as laissée tout court. C’est tout ce
qu’il y a à dire. Satisfaite ? lançai-je avec un geste de dépit avant de chercher à
partir.
— Abélia, s’il te plaît ! S’il te plaît, attends !
Elle saisit mon poignet, m’obligeant à m’arrêter.
À ce moment-là, Arthur sortit de l’ombre. Je n’osais pas me détacher de la
prise que cette femme exerçait sur moi, contractée. Je fixais sa main sur mon
bras avec un dégoût profond. Comme si au moindre de mes mouvements de ma
part elle risquait de me transmettre une maladie fulgurante.
— Je crois qu’elle a dit ne pas vouloir vous parler, déclara-t-il d’une voix
calme, ses doigts accrochés aux miens.
En douceur, il desserra sa prise sur moi et lui rendit sa main qu’elle rabattit
contre elle avec un air de petit animal blessé. Je savais que je me souviendrais
pour toujours de son visage. Je l’avais tant imaginé, tant détesté.
— Je n’ai pas besoin d’une mère, crachai-je. Surtout pas d’une comme toi.
Barre-toi. Juste… ne reviens jamais.
Je fis volte-face.
— J’ai connu tes parents quand nous étions au collège, lança-t-elle soudain, la
tête baissée. Vincent était mon meilleur ami.
Je me figeai alors qu’Arthur m’emmenait jusqu’à sa voiture, sa main posée
dans mon dos.
— Quoi… ? soufflai-je.
Papa m’avait toujours dit que c’était un coup d’un soir dont il ne connaissait
même pas le nom.
— Je m’appelle Charlotte.
J’avais entendu ce prénom une fois. À l’enterrement de Tante Gabriella. Ma
grand-mère l’avait craché à Papa avant de disparaître de sa vie à jamais.
— Je te le jure, Abélia, c’est la vérité.
Elle avait lancé cette phrase comme une bouteille à la mer. Avec l’espoir fou
que je l’écoute. Bien malgré moi, mes jambes refusaient d’avancer, soumises à
un ordre de mon cerveau qui me cloua sur place : comprendre. Rester et
comprendre.
— Ton père et moi, nous n’étions pas très équilibrés il y a quelques années.
Dale était son seul point d’ancrage et il me détestait, reprit-elle d’une petite voix.
Je pense qu’ils s’aimaient déjà, mais… ça ne se faisait pas ce qu’ils faisaient, à
l’époque, tu comprends ? Et moi, j’étais amoureuse, alors j’en ai profité. Nous
avons passé uniquement une nuit ensemble, et je suis tombée enceinte. J’avais
pourtant tout fait pour ne pas l’être. Enfin, nous ne nous étions pas vraiment
protégés, mais avec tout ce que j’ai pris suite à ça… aucun bébé n’aurait dû
pouvoir s’installer.
Elle me parlait d’étrangers. Elle me parlait forcément d’étrangers.
— Je mentirais si je disais que je t’aurais gardée si j’avais su, et je ne dois pas
mentir… Surtout pas mentir, non…, se murmura-t-elle à elle-même.
À demi tournée vers elle, je l’observai de la tête au pied, effarée, alors qu’elle
semblait égarée dans un monde qui n’appartenait qu’à elle.
— Je ne comprends pas trop comment tu as survécu avec ce que j’ingérais en
permanence… Et puis, j’ai eu mal au ventre un jour. Environ huit mois après
mon aventure avec Vick. Il ne me parlait plus, parce que… enfin, pour tout un
tas de raisons. Mais Dale et lui m’ont quand même emmenée à l’hôpital. Je crois
qu’il avait compris avant moi ce qui se passait. Moi, je pensais que j’allais
mourir. Mais non…
Distraite, elle émit un rire faible ponctué d’une caresse sur son ventre. La
regarder était au-dessus de mes forces, et je lui fis dos de nouveau.
— Tu te rends compte… Je n’avais pris que trois kilos en quelques mois, je
n’avais senti aucun de tes mouvements. Tu avais été sage comme une image, de
peur que je te blesse encore plus si tu me faisais deviner ta présence. Je ne
comprenais même pas comment tu pouvais être en vie.
Elle m’avait débité ça comme un foutu robot insensible. L’entendre parler de
ce que j’avais vécu quand elle m’avait portée… Je fondis en larmes.
Silencieusement, sans même me retourner. Je ressentais chaque douleur qu’elle
décrivait, comme un vieux souvenir. Ça me prenait aux tripes et ça me donnait
envie de me blottir dans les bras de mes parents comme une gamine. De
retrouver un corps qui ne m’avait jamais repoussée.
Mes jambes flanchèrent, et Arthur me retint. Comment avait-elle pu me faire
ça ? Elle avait essayé par tous les moyens de me tuer, m’avait mise au monde
trop tôt et m’avait abandonnée à la naissance. Comment avais-je pu ne serait-ce
que survivre à tout ça ? Elle répondit à ma question, comme si la contraction de
mes épaules m’avait trahie.
— Ton père ne m’a pas quittée d’une semelle tout le temps que le travail a
duré. Presque quarante-huit heures. Les deux jours les plus longs de ma vie. Il
tenait ma main, et j’avais l’impression de le retrouver. Mais dès qu’il m’a lâchée,
ça a été pour se précipiter vers toi. Je m’en souviens très bien… Je mentirais
encore si je disais que je ne t’ai pas haïe à l’instant où tu t’es frayé un chemin à
travers moi de toutes tes petites forces. C’est drôle, tu étais déjà plus tenace que
moi…, souffla-t-elle, comme étonnée de le réaliser une seconde fois.
Je tremblais, incapable de me dépêtrer des sensations qui me saisissaient et ne
me lâchaient plus. Elle s’infiltrait dans mon histoire, et je détestais ça. De l’air, il
me fallait plus d’air.
— Tu respirais mal et tu étais en manque. Tu as été envoyée en sevrage néo-
natal. Je ne t’ai pas tenue dans mes bras immédiatement, je ne… je ne me
souviens plus trop du jour qui a suivi. Mais je sais que Vincent n’était plus à mes
côtés. T-tu comprends, Abélia ? Au lieu de me relier à lui, tu m’as arraché à lui
définitivement. Je ne voulais pas te haïr, mais je n’étais même pas apte à être ta
mère, je te le jure…
Et pourtant… elle se tenait devant moi. En train de tenter de justifier
l’injustifiable.
— Je l’ai compris quand l’assistante sociale est venue m’interroger avec mes
résultats sanguins. J’étais alcoolique, droguée, j’étais trop jeune. Et ton père était
clean et semblait bien plus concerné par ton sort que moi. J’ai tout de suite signé
plein de papiers pour lui céder tous les droits sur toi. Il était majeur après tout, et
il avait Dale avec lui. Je t’ai tenue dans mes bras une seule fois et je n’ai pas
réussi à t’aimer. Alors je suis partie sans regarder en arrière. Tu vois, j’ai fait ce
qu’il fallait, non ?… Peut-être ? Je ne sais toujours pas.
Sa voix chevrota, comme si l’émotion la rattrapait enfin. Que la réalité la
frappait de plein fouet.
— Je voulais voir ce que tu étais devenue. J’avais besoin de savoir ça et, si tu
veux que je m’en aille, je m’en irais.
J’aurais souhaité lui répondre : « Juste, pars, pars, pars ». Mais j’étais bien
incapable de la faire fuir. Comme si lui parler rendrait sa silhouette frêle plus
réelle. Je ne pouvais que tenter de m’échapper.
— Arthur… est-ce qu’on peut partir ? suppliai-je en ignorant ma propre mère.
J’aurais menti si j’affirmais n’avoir jamais souhaité la connaître. Elle ne
m’avait pas manqué au sens affectueux du terme, mais le fait qu’elle m’ait
abandonnée m’avait toujours poussé à vouloir savoir pourquoi, à comprendre de
qui j’étais issue. Et maintenant que je le savais, j’aurais préféré n’avoir jamais
su. Parce que mes parents m’avaient caché ça.
Arthur hocha la tête, grave, et m’entraîna vers la voiture. Je ne me retournai
pas pour tenter d’apercevoir ma génitrice, qui avait décidé que c’était le bon
moment de vérifier l’évolution de sa progéniture. Arthur m’installa dans
l’habitacle, se défit de sa veste et me couvrit avec.
— Abélia, ça va aller, tu le sais ça ? me demanda-t-il d’une voix douce.
J’acquiesçai. Avec lui, oui, ça irait. Il saisit ma main entre les siennes et y
déposa un baiser. Le blanc dans ma tête se désépaissit un petit peu, davantage
encore quand il me rejoignit dans le véhicule et le remplit de sa simple présence.
Charlotte s’était délestée de son histoire. Du début de la mienne par extension.
Elle l’avait fait comme on confierait ses derniers péchés à un prêtre, d’une traite,
dans une logorrhée infâme. Sauf que je n’étais pas religieuse et que le pardon
chrétien m’était bien étranger.
Je n’arrivais plus à retenir mes sanglots et je me mis à trembler comme une
feuille. J’amenai mes jambes contre ma poitrine, recroquevillée dans le siège,
accolée à la fenêtre pour me bercer avec le vrombissement de la voiture.
Arthur me laissa évacuer mon trop-plein sans intervenir. Parfois sa main
venait effleurer ma joue, mon genou ou mes doigts.
Le temps qu’il se gare devant chez moi, j’avais cessé de pleurer, mais mes
yeux étaient rouges. J’essuyai les traces de maquillage qui avait coulé et
descendis de la voiture. Arthur m’imita. Il me lança un regard si empli de
compassion, d’inquiétude et de confiance inébranlable que je flanchai une
nouvelle fois.
— Je suis désolé que ça arrive maintenant. Vraiment désolé.
— Tu ne devrais pas. C’est bien que ça arrive maintenant au contraire. Je
partirai d’ici en ne laissant rien d’inachevé derrière moi. Et mes parents me
doivent une petite explication.
— Ils ont sans doute seulement voulu te protéger.
— Je n’ai jamais pensé que mentir, c’était protéger. La volonté y est peut-être,
mais ça échoue systématiquement. Et ne me dis pas que je comprendrai quand je
serai mère. Je ne compte pas mentir.
— Tu n’auras peut-être rien à propos duquel mentir. Je te le souhaite. Mais ne
juge pas trop durement ceux qui le font. Sur certaines choses, je n’ai jamais
menti à Joleen, et elle m’en veut pour ça. Alors tu vois… la gestion de la vérité
est assez complexe. Il y a des vérités plus faciles à entendre que d’autres. Tout le
monde n’est pas prêt à écouter, à renier ses idéaux, à voir autrement ses proches,
ni même à pardonner. Et moi, je n’ai jamais été prêt à la voir s’éloigner de moi
parce qu’elle me jugerait. Mais c’est ce que les enfants font. Ils jugent leurs
parents pour ne pas refaire les mêmes erreurs qu’eux. Ils en font d’autres et leurs
propres enfants les jugent. Et c’est ainsi depuis l’aube de l’humanité.
La cassure qu’il m’avait exposée, puis aussi vite dissimulée, me força à
acquiescer. Je prendrai cela en compte. Il le fallait. Je ne désirais pas leur en
vouloir. J’avais assez de colère en moi pour ne pas en rajouter. Pour ne pas les
faire souffrir. Mais j’ignorais si je pourrais me retenir.
— Est-ce que tu peux rester un peu avec moi ? Ils ne reviendront pas avant au
moins deux heures, proposai-je, impassible.
Il ne devait pas avoir l’habitude de me voir avec cette mine. Je n’étais moi-
même pas familière de cet état. Ce que Charlotte m’avait dit tournait en boucle
dans ma tête. J’étais sonnée, plongée dans un sentiment proche de l’indifférence
sans que ça en soit réellement. J’étais juste trop pleine de quelque chose que je
ne définissais pas.
Je m’éloignai sans vérifier qu’il me suivait et je m’assis sur la dernière marche
du perron. Il me rejoignit et s’installa à mes côtés.
— C’était donc elle la voiture qui te pistait, dit-il en sortant une cigarette de
son paquet.
Il la coinça entre ses lèvres et fit barrage de sa main pour l’allumer sans que la
petite brise n’éteigne la flamme du briquet. Il cracha sa première bouffée, la
bouche entrouverte sur un long souffle, et ferma les paupières.
— Apparemment. Cette tordue. Tu as vu comment… Je ne sais pas comment
interpréter ce qu’elle m’a dit. Si elle ment, si elle m’a aimée, si elle me déteste.
Je n’arrive même pas à savoir ça.
— Sans vouloir me mêler de choses qui ne me concernent pas, elle a l’air
fragile. Je pense que son histoire de passé de droguée et de désintox est vraie.
Pour le reste, tu devrais demander à tes parents.
— Fragile ? C’est rien de le dire ! J’avais l’impression de me retrouver face à
une malade sortie d’un asile… Face à une version de ce que je pourrais devenir.
— Tout n’est pas héréditaire. Elle avait raison sur un point. Si tu as survécu à
cette grossesse et à cette naissance chaotique, tu pourras survivre à tout. Il y a
quelque chose en toi qui se bat, je peux le sentir maintenant comme je l’ai senti
depuis le début. Ta colère, tu en parles comme de quelque chose de
profondément mauvais. Mais la colère c’est flamboyant, évacue-la correctement,
utilise-la à bon escient et elle ne te brûlera pas de l’intérieur. Elle te donnera
juste la rage nécessaire pour faire ce que tu veux.
Et ce que je voulais, c’était du contact, là maintenant. Il allongea son dos sur
le perron, les jambes étendues sur les deux marches en contrebas. Je l’imitai et
présentai mon visage aux étoiles, le regard fixé sur Bételgeuse. Un long silence
suivit, et il consuma avec délice sa cigarette.
— Je suis si facile à décrypter ?
— À ressentir, plutôt. Tu dégages un tas de choses faciles à attraper au vol.
Mais les décrypter… c’est une autre paire de manches, ajouta-t-il, songeur.
J’ignorais si c’était les circonstances, la nuit propice, mon état émotionnel ou
si c’était simplement le fait qu’il souriait comme s’il parlait d’un secret bien
gardé… Alors qu’il rejetait son mégot au loin, je me relevai et me déplaçai à
califourchon sur lui, mes genoux de chaque côté de son bassin. La position fit
faire un drôle de looping à mon ventre.
Mes mains saisirent ses poignets et les emmenèrent au-dessus de sa tête. Il me
laissa faire sans un mot, mais quelque chose brillait dans ses yeux. Quelque
chose entre l’avertissement et le défi. Quelque chose qui m’électrisa. Je ne m’en
détachai plus, hypnotisée par ce que j’y percevais. Il n’avait pas cherché à me
déloger, ne faisait pas le moindre mouvement vers moi, me laissant venir à lui.
Mon regard migra vers ses lèvres. Sa dernière bouffée de cigarette s’en évada
avec lenteur sans qu’il ne la précipite au-dehors, et je me penchai pour l’aspirer,
les paupières closes. Le temps m’échappa. Le contrôle aussi. Tout ce qui
comptait, c’était son souffle à l’intérieur de moi. Son souffle. Moi. Et mes lèvres
qui rencontrèrent les siennes. Je tressaillis, percutée par le contact doux.
Il rata une respiration, et j’éloignai ma bouche de quelques millimètres qu’il
combla d’une simple tension de son corps vers le mien, à peine empêché par ma
prise sur ses poignets. Joueur, il m’échappait, me revenait, m’attrapait,
m’effleurait, me provoquait, me caressait comme un dernier baiser, puis revenait
encore. Ce n’était pas urgent. C’était précieux. Comme si ça pouvait durer
toujours.
C’était au premier qui capitulerait, au premier qui implorerait la miséricorde
de l’autre. Je savourai la texture de ses lèvres et de ses mains qui m’avaient
échappée pour se faufiler dans mon dos et rapprocher mon corps du sien. Je
n’avais même plus froid, ses paumes étaient brûlantes. Elles dévalaient
maintenant mon visage. Je les embrassai chaque fois qu’elles passaient à ma
portée, fébrile. Prise dans une calme frénésie, je crus mourir quand un dernier
baiser s’attarda puis m’abandonna. Je reculai pourtant, consciente qu’il fallait
que nous retombions sur Terre. Que c’était sans doute une erreur de plus. Et que,
comme les précédentes, je ne parviendrai jamais à la regretter.
Il se releva quelque peu, et je me retrouvai à califourchon sur ses cuisses, mal
à l’aise comme jamais. Un rictus de douleur gagna ma bouche, et je devinai que
ce qu’il s’apprêtait à dire n’allait pas me plaire.
— C’est encore un écart, anticipai-je. Je sais.
Il approuva, ce qui ne m’empêcha pas de venir mordiller son épaule pour
étouffer mon désir de recommencer cet écart. Il rit un peu.
— Mais ce n’est pas de ta faute. C’est moi qui devrais stopper, et je… Arrête
ça, sinon…, s’interrompit-il alors que je continuais à planter en douceur mes
dents dans son épaule.
— Tu me prends pour une gamine hors de contrôle ?
Il me lança un drôle de regard.
— Pourquoi ce serait à toi de mettre des limites ? Tu n’estimes pas que j’ai
tout autant ma part là-dedans ? Que je suis responsable de ce baiser et que si
j’avais voulu l’arrêter, j’aurais pu ? Que je devrais avoir plus de réserve ? Tu
penses qu’à cause de mon âge, je ne peux pas me retenir ?
Je ne m’étais pas énervée. Je cherchais vraiment à savoir. Est-ce qu’il ne me
voyait que comme une gamine incapable de résister à ses hormones ? Cela dit, je
n’aurais pu que lui donner raison vu mon état actuel.
— Je te dis ça parce que je ne te repousse pas. C’est justement moi qui ai
moins de contrôle que toi.
— Je n’ai jamais ressenti ça comme ça. J’ai toujours l’impression que c’est toi
qui freines.
— C’est le tout premier geste que tu inities vers moi, tu n’as pas remarqué ?
Ne crois pas que je te sous-estime à cause de ton âge… J’oublie régulièrement
ton âge, c’est bien là le problème.
— J’ai tendance à penser que c’est un faux problème. Mais j’imagine que ce
n’est pas moi qui me ferais traiter de pervers si on me voyait en train de
t’embrasser…
— Non, on te traiterait seulement de gamine dévergondée ou de naïve
manipulée, me concéda-t-il.
Ça n’aurait pas dû nous faire rire, mais nous rîmes pourtant. Il me vola un
dernier baiser qui me bouleversa et je consentis à me dégager de lui. Il se releva
et s’épousseta consciencieusement avant de se tourner vers moi. J’étais troublée
comme si je le voyais à travers un prisme nouveau qui le rendait plus réel que
jamais, plus ancré dans mon monde.
— Je ne sais pas comment arrêter ça, Arthur, je ne sais vraiment pas,
murmurai-je, ma main à la recherche de la sienne. Et je ne sais pas si j’ai envie
que ça s’arrête. Parfois j’aurais aimé ne jamais… Je ne sais pas… Peut-être juste
dans un autre contexte ? Rien qu’un an plus tard, ça aurait été bon, j’aurais été
majeure et toi, tu n’aurais pas été mon prof. Parce que moi, je t’ai…
Il joignit ses mains sur son visage en me coupant :
— Pas un mot de plus, s’il te plaît.
Il secoua la tête, comme s’il renonçait à une idée. Puis il s’agenouilla devant
moi et saisit mon menton entre ses doigts.
— Arrête de dire ce genre de choses ou tu vas me rendre la tâche trop
compliquée, chuchota-t-il.
— Ne t’en fais pas, c’était un simple écart. On reste… amis ?
— Amis, confirma-t-il en me tendant cette main puissante qui m’avait
parcouru à peine quelques instants plus tôt.
Oui, « amis » comme lorsque nous échangions ces regards qui nous
trahissaient, lorsque nous nous étions par deux fois embrassés… Je la serrai
fermement, dans une vaine tentative de lui écraser les doigts. Il éclata de rire, me
relâcha puis se dirigea vers sa voiture.
— Tes parents ne voudront pas me trouver là en rentrant. Ils ne devraient pas
tarder, me dit-il sans se retourner. Essaye de ne pas trop te torturer l’esprit. Passe
une belle nuit, ajouta-t-il avec un regard amoureux pour la voûte céleste qui
embrasa ma vision.
Il disparut dans l’obscurité de mon jardin, et je restai assise sur le perron,
même plusieurs minutes après son départ. J’avais toujours le goût de ses lèvres,
la sensation de leur toucher et celui de sa barbe contre ma joue. Comme s’il
m’embrassait encore, comme si ses mains me découvraient encore. L’effet
fantôme était une délicieuse torture.
Je réalisai seulement à ce moment-là qu’il m’avait, volontairement ou non,
laissé sa veste de costume. Je portai le col à mon nez et inspirai son parfum, me
nourrissant de chaque note, qui, sitôt détectée, semblait m’échapper.

Chapitre 6
Je me décidai à rentrer au bout de plusieurs longues minutes. Je déposai la
veste sur ma chaise, face à mon bureau. Mes mains s’attardèrent dessus, et je
m’y appuyai fort. L’avoir à mes côtés m’avait apaisée, mais mes parents
n’échapperaient pas à une petite discussion. Même ce soir.
Je descendis à la cuisine et me servis une tasse de thé. Je n’allumai qu’une
lumière tamisée dans le salon et me blottis dans le canapé. J’avais gardé la robe,
je la rendrai lundi. J’avais seulement quitté mes talons, libérant enfin mes pieds
de leur prison.
Mes parents débarquèrent une demi-heure plus tard. Ils chuchotaient dans
l’entrée, sans doute pour ne pas me réveiller. Papa fit irruption dans le salon et se
figea à ma vue. Dad le percuta de plein fouet lorsqu’il arriva du hall.
— Abby, tu n’es pas couchée ?
— Tu vois bien que non, grogna Dad, qui semblait particulièrement énervé.
Les tags sur la voiture avaient dû le contrarier, et ce que j’avais à dire risquait
de ne pas arranger les choses.
— Oh, mais tais-toi, je t’ai assez entendu sur le trajet, soupira Papa en
s’avançant vers moi.
Il détecta sur-le-champ mes yeux congestionnés. Je devais ressembler à un
petit rat furax, mais je m’en fichais.
Dad s’arrêta net quand il avisa l’air soucieux de Papa. Je me relevai, incapable
de soutenir leurs regards à tous les deux. Je ne savais même pas comment
aborder le sujet. Alors je choisis la manière la plus franche.
— J’ai rencontré Charlotte, ce soir. Ma mère apparemment.
Papa se raidit comme si on lui avait annoncé la fin du monde et Dad se tira
une chaise dans laquelle il s’écroula. Son coude se planta sur la table, et il
enfouit son visage dans sa main.
— Putain ! hurla-t-il, son poing percutant avec force le bois qui le soutenait.
Quelle garce !
Il n’avait jamais été violent, pourtant ce qu’il dégageait était inquiétant. Je ne
voyais pas l’expression de Papa, mais le tremblement de sa main attira mon
attention. Il écarta les doigts puis les replia très fort contre sa paume avant de se
tourner vers moi.
— Tu ne veux pas t’asseoir ? demanda-t-il durement.
Je ne l’avais jamais vu comme ça. Je me trouvais face à un inconnu. Et la
question était plus un ordre. Mais je refusai, les bras croisés sur la poitrine.
— « Un coup d’un soir » dont tu ne connaissais pas le prénom, hein ?
— Baisse d’un ton, Abélia, grogna Dad.
Il était prêt à péter les plombs, je le voyais bien. Sauf que moi aussi, j’étais
sous pression et je voulais leur version. Sans mensonge.
— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? demanda Papa.
— Qu’elle avait été amoureuse de toi et te connaissait depuis longtemps. Que
Dad ne l’aimait pas trop. Que vous aviez couché ensemble un soir et qu’après ça,
vous ne vous étiez pas reparlé jusqu’à son accouchement. Je sais qu’elle a fait un
déni de grossesse pendant des mois et que vous l’avez emmenée à l’hôpital.
Qu’elle t’a cédé la garde.
— Vick, cette fois tu ne m’empêcheras pas de lui refaire le portrait à cette
saloperie de menteuse ! rugit Dad en se levant.
Il renversa une chaise sous le coup de la colère, et j’écarquillai les yeux.
— Dale, tu te calmes, MAINTENANT !
La voix de Papa s’était élevée. Forte, sans appel. J’étais stupéfaite de
l’entendre hurler contre Dad. Je n’avais jamais assisté à ça de toute ma courte
vie.
— Mais elle est venue tout détruire ! Tu sais que c’est ce qu’elle fait ! Partout
où elle passe ! Et elle s’en prendra à notre fille, et je refuse d’abandonner ma
place auprès d’Abélia, tu m’entends, je refuse !
Papa se ferma aussi sec, mais se positionna à sa hauteur, une main ferme
retenant son bras.
— Dale, il n’est pas question de ça ! On en reparlera, mais j’ai besoin que tu
te calmes. Tu peux faire ça pour moi, s’il te plaît ?
Dad l’observa attentivement, et sa colère sembla passer au second rang.
— Désolé, murmura-t-il.
— C’est rien, je comprends, tu sais.
Puis Papa se tourna vers moi.
— Abby, ce qu’il faut que tu saches, c’est que ta mère et moi, on a eu une
histoire vraiment compliquée.
— J’avais cru comprendre.
— Elle est malade, ma chérie. Mythomanie, toxicomanie et alcoolisme.
— Elle sort d’une cure. Et niveau mythomanie, vous êtes pas mal non plus
tous les deux, non ? répliquai-je amèrement.
Je regrettai aussitôt mes mots quand je vis le pli douloureux sur les lèvres de
Papa et Dad. Ce dernier porta ses mains à sa tête dans un geste de colère avant
de partir se calmer dans la cuisine.
— Si je ne t’en ai pas parlé, c’est parce que… Je ne voulais pas que tu
cherches à la retrouver tant qu’elle ne serait pas plus saine. Je ne voulais pas non
plus que tu souffres d’être notre fille. Ni que… C’est stupide, mais j’avais peur
que tu deviennes comme elle, que tu t’identifies à elle et penses que tu
deviendrais comme elle. Et je ne regrette pas de ne pas t’avoir tout révélé. Mais
tu dois me croire quand je te dis qu’elle déforme la réalité. Elle ne peut pas s’en
empêcher. Sa mythomanie est allégée par la thérapie intensive qu’elle a suivie.
Elle déforme seulement les choses, ment par omission. Elle adapte les faits selon
une réalité qui lui paraît plus acceptable, qui ne la place pas en coupable.
Mesurée, j’acquiesçai tandis que Dad revenait de la cuisine avec un verre
d’eau. Il se rassit à la table, fulminant.
— On s’est effectivement connus au collège parce qu’elle était très proche
de… Gabriella. On a été amis jusqu’au lycée où elle a commencé à se droguer
et… je l’ai suivie.
— Elle t’y a poussé, corrigea Dad.
— Non, Dale. Ce n’est pas comme ça que je le veux concevoir. J’étais maître
de mes décisions et j’ai fait des erreurs.
J’étais choquée. Que ma mère puisse être une droguée passait encore. Mais
mon père, toujours droit, antidrogue comme c’était pas permis, sans aucun excès
à son compteur si ce n’était des excès d’inquiétude et d’amour pour son
entourage.
— J’ai eu des périodes assez difficiles, et il m’a fallu deux ans pour m’en
remettre. Et c’est pendant une soirée où je me sentais particulièrement mal que
tu as été conçue, et j’en suis désolé. J’aurais aimé que tu sois issue de quelque
chose de plus sain, mais j’ai juste… complètement merdé…
Sa voix se brisa, et il cacha ses yeux sous une de ses mains.
— Quoi qu’il en soit, après ça, elle ne m’a plus du tout parlé et est sortie de
ma vie. Dale avait déjà une place importante, mais établir notre relation n’a pas
été facile. J’avais ma famille contre moi, la plupart des gens qui nous
connaissaient. C’est lui qui m’a relevé. Parce que je ne voulais plus rester dans
cet état. J’ai voulu aider Charlotte de toutes mes forces, mais elle se dérobait,
s’inventait des excuses, mentait compulsivement. Quand elle a frappé à la porte
des Costigan, il n’y avait que Dale et moi. Elle se plaignait de maux de ventre, et
on l’a emmenée à l’hôpital en urgence. Elle hurlait sur la plage arrière, et j’ai cru
qu’elle allait y rester. Ça ne ressemblait plus à du manque, c’était plus intense
encore. Puis à l’hôpital on nous a dit qu’elle était enceinte, que l’accouchement
allait être extrêmement délicat. Je savais que j’étais le père.
— Comment tu pouvais savoir une chose pareille ? murmurai-je, défaite.
— Laisse-moi finir, Abby, tu veux ? Je le savais parce que je l’avais assez
surveillée pour savoir qu’il n’y avait eu personne dans le mois avant et après
moi. Que tu le croies ou non, j’étais très attaché à Charlotte, malgré tout. Tu étais
forcément de moi. Et je ne savais pas quoi faire. Un bébé, c’était impensable à
mon âge. J’avais des projets plein la tête et je n’étais pas encore sûr de pouvoir
assumer de vivre avec Dale pour nos études. Et tout s’est précipité parce qu’au
moment où je t’ai vue, je savais que je ne pourrais jamais te laisser. Tout ce qui
m’importait, c’était que tu ailles bien. Je me souviens avoir tenu ta minuscule
main pendant des heures près de la couveuse. Et Dale est resté tout le long. C’est
lui qui a appelé l’assistante sociale, une amie d’Adnae, pour qu’elle étudie le fait
que Charlotte était inapte à t’élever et que je l’étais bien plus.
— Elle m’a affirmé qu’elle avait abandonné tout de suite tous ses droits sur
moi. Que… qu’elle n’avait pas réussi à m’aimer.
— Bienvenue dans la mythomanie de Charlotte, commenta Dad.
— Dale…, avertit Papa. Elle n’a pas cédé tout de suite. Elle a insisté pendant
des semaines. Mais sans se préoccuper de ton sort, elle arguait que c’était un
signe, que c’était la seule chose qui nous reliait et que si je te retirais à elle, elle
se tuerait. Elle pleurait des heures sur le palier de mon appartement et tu hurlais
chaque fois que tu l’entendais frapper à la porte. Dale et moi, on ne savait plus
comment la gérer. On ne pouvait pas lui interdire de te voir, mais elle posait un
regard inquiétant sur toi, elle te tenait mal, s’énervait dès que tu pleurais. Puis
elle a arrêté pendant une semaine. On a même cru qu’elle était passée à l’acte,
qu’elle s’était tuée.
— Là-dessus, elle n’a pas menti au moins, elle n’a pas pu m’aimer, remarquai-
je d’un ton aigre.
— Je ne lui cherche pas d’excuses, Abby, mais je crois que si. Parce qu’elle
est revenue. Je l’ai laissée te voir, te porter, parce que je pressentais que ce serait
la dernière fois, parce que si elle avait réalisé ce que tu étais pour elle, elle ne
reviendrait pas. Cette fois-là, elle t’a traitée avec douceur, je me souviens. Elle
t’a embrassée, t’a chanté une berceuse jusqu’à ce que tu t’endormes. Elle t’a
reposée dans ton lit, et je ne l’ai plus vue pendant sept ans après ça. Je l’ai
cherchée tout ce temps et j’ai fini par la retrouver par du bouche-à-oreille dans
un centre pour femmes battues. Je lui ai donné de quoi s’assurer une cure, parce
que ce n’était pas envisageable que je laisse mourir une ancienne amie, la mère
de ma fille. Et aussi parce que je voulais lui donner l’opportunité de revenir te
rencontrer une fois guérie.
Il se tut un instant et reprit :
— Elle n’a jamais eu bon cœur. Pas comme toi. Elle détruit ce qu’elle touche.
Elle t’a dit que Dale la détestait ? C’est faux. C’est elle qui l’a haï sans raison,
elle lui a fait vivre un enfer des années parce qu’il était mon ami. Elle a cherché
à m’isoler pendant longtemps. Et je t’avoue que j’ai peur, Abby. Peur de ce
qu’elle ferait si tu la laissais entrer dans ta vie.
Je restai muette plusieurs secondes. Je l’avais écouté religieusement et je ne
parvenais pas à lui en vouloir tout à fait. Ni totalement à lui pardonner de ne
m’avoir rien dit.
— J-j’ai besoin de réfléchir, murmurai-je.
Je m’enfuis dans ma chambre. Dès que je fermai ma porte, j’entendis des
éclats de voix s’élever du salon. Ça me brisa. J’avais toujours entendu les rares
disputes de mes parents sans m’inquiéter de leur réconciliation. J’avais même
pensé qu’avec le temps, je finirais par ne plus m’en soucier. Mais c’était bien
pire en grandissant, à mesure que je réalisais à quel point les relations
amoureuses pouvaient ne tenir qu’à un fil.
Je ne comprenais que des bribes de leur conversation houleuse et saisis mon
oreiller que j’aplatis sur ma tête. Quand ils se calmèrent enfin, j’essuyai les
larmes sur mes joues et me déshabillai pour me mettre en pyjama. J’observai un
moment mon reflet dans le miroir, à la recherche des ressemblances entre cette
femme et moi. Elle était amaigrie, mais elle avait dû faire la même corpulence et
taille que moi dans le temps. Tout à coup, l’héritage physique de Papa était
nuancé, et je me trouvais trop de traits en commun avec elle.
Aussitôt, je détestai mon visage et passai mes doigts dessus dans la volonté
vaine de le déformer. Puis je soupirai et m’enroulai dans ma couverture avec la
veste d’Arthur.
***
Le lendemain, quand mes souvenirs de la veille me revinrent, je perdis l’envie
de me lever. Comme la Belle au bois dormant, je fuyais la réalité dans le
sommeil, bien plus que je n’aurais dû. Je finis par sortir du lit à treize heures. Un
grand silence régnait dans la maison, et j’eus presque peur de le troubler en
mettant en route le jet de la douche.
De retour pour m’habiller dans ma chambre, je constatai par la fenêtre que
Papa était occupé à retirer les tags de sa voiture. Dad était à côté et tenait aussi
une éponge, mais il s’en servait pour faire de grands gestes de colère. Je ne
savais pas ce qu’ils se disaient, cependant la dispute avait l’air d’être grandiose.
Je descendis à la cuisine et piochai sans volonté dans un paquet de céréales
que je grignotai en fixant le jardin. Papa entra dans la pièce, tendu comme
jamais. Il marqua un arrêt quand il me vit et n’osa pas me dire bonjour. Super.
L’ambiance promettait. Dad eut sensiblement la même réaction. Pire, il évita
mon regard. Ils s’enfuirent tous les deux de la cuisine au plus vite. J’entendis la
porte du bureau de Dad claquer et le son de la télé s’élever sur un reportage
animalier.
Je ne comprenais pas leur soudaine distance. Comme si, par crainte que je leur
échappe, ils anticipaient un potentiel rejet en me repoussant avant. Qu’est-ce
qu’ils craignaient ? Qu’après toutes ces années je me rende compte que j’avais
besoin d’une mère ? Qu’ils ne me suffisaient pas ?
Je savais que Charlotte traînait toujours en voiture près du lycée, elle ne devait
donc pas être logée bien loin. Il n’y avait qu’un hôtel en ville à peu près
abordable, j’aurais vite fait le tour.
Je pris le bus et me retrouvai à l’accueil de l’hôtel sans trop savoir ce que je
fichais là.
— Bonjour, je cherche une femme d’une trentaine d’années. Son prénom est
Charlotte, mais je ne connais pas son nom de famille.
— Oui, elle nous a prévenus qu’elle risquait de recevoir la visite d’une jeune
fille, me confirma la réceptionniste. Vous voulez que j’appelle sa chambre ?
Je grimaçai, à la fois surprise et agacée d’être assez prévisible pour que cette
inconnue qu’était ma mère anticipe ma visite.
— Je veux bien, s’il vous plaît.
— Qui dois-je lui annoncer ?
— Sa fille, répondis-je amèrement.
Quelques secondes après que la réceptionniste eut raccroché, ma génitrice
jaillit des escaliers pour s’arrêter devant moi, à bout de souffle. Je reculai d’un
pas, marquant une distance plus polie entre nous.
— J’ai besoin de te parler. On peut aller faire un tour ?
— Tout ce que tu veux, confirma-t-elle en terminant d’enfiler une vieille veste
qu’elle n’avait passée qu’à un seul de ses bras.
Elle avait dû être jolie fille dans sa prime jeunesse. Mais la vie l’avait ravagée.
En toute honnêteté, elle me mettait les nerfs en pelote.
Je marchai à un bon rythme jusqu’au parc où des enfants jouaient, surveillés
par leurs parents. Je m’assis délibérément sur un banc face à eux. Charlotte me
rejoignit, les lèvres pincées.
— Je ne sais pas à quoi tu t’attendais en venant ici pour me mentir sans honte,
lâchai-je de but en blanc.
Elle parut hésiter entre deux réponses. L’une fit flamboyer ses yeux, l’autre
marqua une forme de reddition.
— Je ne peux pas m’empêcher de mentir. Pas encore. Mais j’y travaille très
fort.
— Mes parents m’ont raconté ce qui s’est vraiment passé. Alors après ça,
qu’est-ce que tu peux bien espérer de moi ?
— Que tu me laisses une chance.
— Une chance de quoi ?
— De faire partie de ta vie.
— J’ai deux parents. Je n’ai pas besoin de toi. J’ai très bien grandi sans toi.
— Je sais. Mais je voulais au moins te présenter mes excuses pour tout ce que
je t’ai fait subir. Dans mon ventre, à l’accouchement, à ta naissance. J-je n’ai
même pas poussé quand on me le demandait. Je voulais mourir et… ne laisser
que toi derrière moi si tu avais la force de survivre.
Je me noyais dans une détresse insondable. Elle ne m’avait même pas aidée à
venir au monde. Il n’y avait que Papa et Dad qui avaient été là pour moi tout le
long.
— Je suis impardonnable, n’est-ce pas ? fit-elle avec un petit rire triste. Il ne
s’est pas passé un jour sans que je regrette. Je me suis torturée avec ça.
— Et moi avec la pensée que dès ma naissance quelqu’un m’avait rejetée. Que
je n’en valais pas la peine, répondis-je amèrement. Et toi, tu voudrais que je
passe l’éponge sur tout ? Tu sais, même si je ne m’en souviens pas, ton rejet, il
est verrouillé là, fis-je, mon poing posé contre ma poitrine.
La rejeter à mon tour, voilà qui aurait fait une belle revanche. Mais je n’avais
même pas le cœur à ça. Elle me donnait l’impression que la moindre pression sur
son corps la ferait s’effondrer.
— Tu ne seras jamais plus qu’une génitrice pour moi, je suis navrée.
Elle tourna d’immenses yeux blessés sur moi. D’un mouvement de menton, je
désignai les mères qui couvaient leurs petits du regard, accompagnaient leurs
premiers pas.
— Tu n’as aucune excuse pour avoir loupé tout ça. T’as tout foiré, et je refuse
de croire que c’est de ma faute. J’ai pas demandé à naître. Et si j’ai été un tel
emmerdement à mettre au monde… Alors, fais avec. Passe à autre chose. Tu ne
peux pas juste revenir dans ma vie comme ça. C’est trop simple de laisser
d’autres élever son enfant et de se repointer la bouche en cœur en demandant
pardon quand tout le boulot a été fait.
Elle baissa la tête, les épaules affaissées.
— Je sais. Mais ce n’est pas dans cette optique que je suis revenue, même si
j’aurais du mal à te convaincre du contraire.
— Effectivement.
— Mais nous avons des points communs. On aime toutes les deux des
hommes qu’on ne devrait pas aimer.
Je me relevai comme si elle m’avait brûlée. Évidemment, elle m’avait suivie
partout !
— Ne panique pas, me rassura-t-elle, hagarde. Je garderai ton secret si c’est la
seule chose qui nous relie, je le chérirai.
— Pourquoi je sens que ça pourrait être du chantage ?
— Du chantage ? Jamais ! s’exclama-t-elle en se relevant.
Elle saisit mes mains entre les siennes, osseuses.
— Crois-moi au moins là-dessus. Je ne te trahirai pas. Je n’ai rien dit jusque-
là, pourquoi le dirais-je maintenant ?
— Parce que tu détruis tout ce que tu touches, articulai-je en lui retirant mes
mains.
— C’est eux qui t’ont dit ça, fit-elle d’un ton entendu. Je détruis tout, moi ?
C’est un Rhodes qui ose dire ça… Et qui, d’eux ou moi, a l’air détruit d’après
toi ?
Elle se détourna et repartit. Je me rassis sur le banc. J’avais l’impression
qu’elle se tenait derrière moi. À peine présente dans son corps, elle semblait
pourtant me hanter maintenant qu’elle était partie.
J’ouvris mon portefeuille en tremblant. Pliée en deux, une vieille photo de ma
famille y était conservée. On pouvait y voir Papa et Dad, tout jeunes, chacun
essayait de m’embrasser sur une joue. De mes deux petites mains potelées sur
leurs bouches, je les empêchais de le faire, âgée d’à peine deux ans. On devinait
l’éclat de rire qui m’avait échappé à la prise de la photo et les sourires de mes
parents si peu dissimulés sous mes minuscules doigts.
Pendant un moment je l’observai, jusqu’à ce que je sente que l’émotion
qu’elle soulevait n’était plus qu’une bonne nostalgie et qu’elle m’arrache un bref
rictus.
Chapitre 7
Je rentrai à la maison en fin d’après-midi et me dirigeai vers le bureau de Dad.
Je ne frappai même pas. Il n’eut pas le temps d’ajuster sa position : la tête entre
les mains, les épaules voûtées. Quand il m’entendit, il releva le visage, renifla et
essuya ses joues. Il avait pleuré. Je n’avais jamais vu Dad dans cet état. Jamais.
Je m’approchai et tirai le second fauteuil jusqu’à lui.
— Pourquoi tu pleures ?
Il sembla hésiter à me planter là sans autre forme de cérémonie, mais choisit
l’option mutisme et déni complets.
— Je suis allée la voir cet après-midi.
Il eut un tressaillement de rage.
— Sans notre autorisation ?
— Vous m’avez évitée ce matin, répliquai-je. Et elle n’est pas dangereuse.
— Si, elle l’est. Pas physiquement, mais elle… fait du mal. Beaucoup de mal.
Il faut la tenir à une certaine distance quand on ne veut pas être touché.
— C’est pourtant elle qui a l’air le plus brisé.
— Elle l’est. Elle est malade, Abby, dit-il d’une voix dure. Mais je
comprendrais que tu veuilles la connaître, c’est ta mère après tout.
Il avait tenté de dire ça d’un ton détaché, mais ça donnait plus l’impression de
lui avoir écorché la gorge.
— Tu as peur qu’elle fasse sauter ta place ?
Il ne répondit rien.
— Tu crois que c’est elle qui en décide ?
Toujours rien.
— Dad, t’as pas pris la place de ma mère. T’as pris la place d’un père, c’est
tout. Au même titre que Papa. Tu comptes autant que lui et tu compteras toujours
plus qu’elle. C’est toi que j’aime. Pas elle.
— Bien sûr, mais comme tous les mômes, tu aurais préféré avoir un père et
une mère, non ?
Son accent surgissait de manière exacerbée, à tel point que je pris soin de lui
répondre en anglais. Je m’accordai le temps de choisir mes mots :
— J’aurais préféré ne pas naître si ça avait été pour atterrir ailleurs que dans
cette famille. J’aurais juste souhaité naître à une époque où ce modèle familial
aurait été plus accepté. Et ça, ce n’est pas ta faute. Regarde-moi et dis-moi si
vous avez foiré quoi que ce soit en m’élevant. Est-ce que je suis déséquilibrée ?
Est-ce que je suis psychotique, atteinte d’un trouble mental quelconque ? Suis-je
gay par hérédité ? Garçon manqué, peut-être ?
Il secoua la tête et se détendit pour la première fois depuis quelques minutes.
— Bien sûr que non, Abby.
— Alors pourquoi tu t’inquiètes ? Je vous en veux de m’avoir caché ça,
mais… je crois que je comprends pourquoi. Laissez-moi le temps de digérer.
— Fais comme tu le sens, mais sois prudente. Ne la laisse pas t’atteindre,
s’infiltrer dans ta vie privée, m’avertit-il.
Son regard lourd de sens me fit comprendre que, comme moi, il avait pensé à
Arthur. J’eus droit à un de ses rares baisers avant de quitter la pièce à la
recherche de Papa. Il était assis sur le canapé, trop tendu pour que la position soit
naturelle. Je savais qu’avec lui les gestes valaient plus que les mots. Je
m’installai près de lui et me frayai un chemin contre son torse, soulevant son
bras comme un petit poussin sous l’aile de sa mère. Il resta plusieurs secondes la
bouche ouverte à me dévisager, étonné de mon revirement. Puis il me serra
contre lui.
— Je te demande pardon, chaton, murmura-t-il.
— Je t’en veux un petit peu quand même, dis-je d’une voix douce.
— C’est bien normal. Quand je vois les rancuniers qu’on est, je me demande
comment tu peux pardonner aussi facilement, toi. Arrête d’être cette vieille dame
coincée dans un corps si jeune… J’apprécie ta maturité, mais parfois tu devrais
lâcher prise.
Je ne répondis pas et abandonnai mon attention à l’émission sur la civilisation
maya qu’il ne suivait qu’à moitié.
— Tu te souviens de l’année de tes six ans ?
— Oui, assez.
— Tu sais… on n’a jamais eu la prétention d’élever une gamine parfaite, ton
père et moi. Et à l’époque, tu n’étais pas très tolérante, très critique pour ton âge
même. Je ne pouvais pas vraiment m’empêcher de voir un peu de Charlotte en
toi. Comme elle, tu te demandais pourquoi je te disais de te taire. Je n’ai jamais
trop su quoi te répondre à part « ça ne se fait pas », parce que je me souvenais
des blessures que Charlotte avait ouvertes chez les autres. J’ai tout essayé pour
t’empêcher de penser librement ce que tu voulais des autres. Leur physique, leur
comportement, tout y passait. Jamais en face d’eux, cela dit : tu nous le confiais
toujours en rentrant.
Je grimaçai. Je n’avais pas un souvenir de moi aussi atroce, et ce n’était pas
plus mal.
— Et ton père, qui était agacé de m’entendre patauger, t’a dit « vas-y, Abby,
ne te retiens surtout pas. Tu as le droit de penser ce que tu penses et, par souci
d’honnêteté, tu devrais dire ce que tu penses à tous ces gens ». Je me souviens
avoir piqué une colère. Il allait te laisser être une peste, méchante et pleine de
jugements.
Je grimaçai, atterrée par l’image de la petite Abby que j’avais refoulée et qu’il
ramenait à la surface de mes souvenirs.
— Après ça, un jour, tu es partie à l’école avec la grande idée d’être honnête.
Tu es revenue en larmes, mais pas parce que tu avais reçu des représailles pour
ce que tu avais dit. Non, non, non, souffla-t-il, l’ombre d’un sourire sur les
lèvres. Tu pleurais parce que tu avais fait pleurer. Parce que faire du mal t’avait
fait mal. Juste en réalisant ça, tu prenais un autre chemin qu’elle.
Le nœud qui avait contracté mon ventre disparut à mesure qu’il parlait.
— Ton père t’a expliqué que si tu ne voulais pas ressentir ça de nouveau, la
solution, ce n’était pas d’arrêter d’être honnête. C’était d’apprendre à penser plus
profondément, de comprendre au lieu de juger. Il ne s’agissait pas non plus de
brider ta pensée, mais de t’ouvrir à une autre forme de réflexion. La tolérance,
c’était ce qui manquait au monde autour de toi, et nous ne voulions pas que toi-
même, tu en manques. Je crois que tu as pris ça trop à cœur. Je ne suis pas sûr
que tu fasses la distinction entre comprendre et pardonner maintenant.
Je restai silencieuse un moment. Je savais tout ce que Dad avait fait pour moi,
je connaissais aussi ses méthodes parfois discutables. Mais chacune avait porté
ses fruits. Et Papa se trompait. Il y avait des choses que je ne pouvais pas
pardonner. Pourtant, je les comprenais, mais je n’y arrivais pas.
— Quoi qu’il en soit, moi, je voulais t’apprendre à être tolérante, ton père t’a
montré comment l’être. C’était la manière forte et, quand j’y repense, j’ai une
furieuse envie de le frapper. Mais il l’a fait parce qu’il avait foi en ton bon cœur.
Il savait qu’au fond de toi, il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose que,
et j’ai honte de le dire, je n’avais pas senti, parce que j’étais terrifié à l’idée de
rater ton éducation ou d’avoir un portrait craché de Charlotte ambulant que
j’aurais trop aimé malgré tout.
— Où est-ce que tu veux en venir ?
— Ce que je veux dire, c’est que peu importe combien ton père peut se
montrer dur avec toi, il sait ce qu’il fait. Je ne dis pas qu’il ne se trompe jamais.
Mais s’il te protège de quelque chose, il ne le fait pas au hasard. Quand il
t’empêche de quelque chose, c’est qu’il a vraiment peur, sinon il te laisserait
faire tes erreurs. Comme il l’a déjà fait par le passé.
Je pâlis brutalement, paniquée. Arthur. Papa savait.
— Il te l’a dit.
J’avais désiré qu’on arrête les mensonges entre nous, et le dernier venait de
sauter.
— J’ai deviné. Dis donc, ma grande fille, tu ne me prendrais pas un petit peu
pour un con ?
— Non, soufflai-je. Depuis quand tu le sais ?
— Oh, depuis la première semaine de janvier, ironisa-t-il.
Je me tus, percée à jour, dans l’attente du Jugement Dernier qui allait s’abattre
sur moi.
— Quand bien même… Je ne suis pas d’accord avec ton père sur ce sujet.
— Comment ça ?
— J’apprécie beaucoup Arthur, mais je n’ai pas juste papoté avec lui pour le
plaisir. Quand j’ai flairé qu’il ne te laissait pas indifférente, vu ta relation avec
Élisabeth, j’ai essayé de jauger un peu le genre d’homme qu’il était. Je suis
moins catégorique que ton père : je ne peux pas t’empêcher de ressentir et je ne
crois pas qu’un adulte décent profiterait de l’affection et de l’admiration d’une
jeune fille comme toi. Et Arthur est un adulte décent. Ne te méprends pas, je
rejoins tout de même ton père sur quelques points. Je t’interdis formellement
d’essayer de passer plus de temps avec lui que nécessaire avant ta majorité. Et
c’est seulement parce que là, je ne pourrais légalement plus rien te dire. Mais je
désapprouve par principe. Ça te place, et lui aussi, dans une situation qui n’est
pas du tout confortable, et tu n’imagines pas les retombées que ça peut avoir. Je
ne veux pas briser le moindre espoir que tu nourrirais, mais Abby… Chérie,
c’est voué à l’échec. Prends ça comme un petit coup de cœur lointain. Tu en
rigoleras dans quelques années d’être tombée amoureuse d’un prof et plein de
gens te diront que, eux aussi, avaient ce ou cette prof qui ne les laissait pas
indifférents.
« Tu ne comprends rien. » C’est ce que je me retins de dire. Au lieu de ça,
j’abondai dans son sens, m’écorchant la langue sur mes mensonges. Ma réplique
aurait sonné immature et lui aurait donné raison de surcroît. J’étais lucide. Notre
début de relation ne survivrait sans doute pas à mon départ. Mais je voulais
profiter au moins de ce que nous avions là, pendant que si peu soupçonnaient
que c’était là. Seulement, j’avais promis de ne rien faire. Promesse que j’avais
déjà brisée. Et surtout, surtout, je ne voulais lui attirer aucun problème. Papa
venait de tirer sur la veine de la culpabilité, inépuisable chez moi. En cela, il était
bien plus habile que Dad.
Il m’apprit dans la foulée que ni Dad ni lui ne pourraient m’accompagner le
week-end prochain là où Arthur voulait m’emmener. Cependant, je devinais
aussi qu’il avait cherché à savoir si Joleen venait avec nous, ce qui était le cas.
Ça l’avait apaisé, lui, mais pas Dad, qui voulait purement et simplement tout
annuler. Mais Arthur n’avait rien à se reprocher à ce stade. En tout cas, pas qu’ils
sachent. Il n’avait fait que me soutenir, comme Élisabeth avant lui, comme Fred,
Cathy ou Nymphe dans un autre registre. Ils étaient habitués à ce que je
développe des relations de confiance avec des adultes et le fait que j’en sois
amoureuse n’était objectivement pas une raison de m’empêcher de le voir. Et
Papa était à mille lieues d’imaginer qu’un homme de sa trempe puisse
s’intéresser à moi, ce qui m’arrangeait quelque peu… et me déprimait par la
même occasion.
— La bague, lança-t-il soudain alors que la conversation s’était tarie.
— Hein ?
— Ça me rappelle que je devais te parler de ça ! J’ai fait des recherches. La
bague qu’Arthur porte est une bague de Claddagh. C’est une ancienne bague de
fiançailles irlandaise. La symbolique dépend de la main sur laquelle elle se
trouve et du sens dans lequel elle est portée. Comment la porte-t-il déjà ?
— À la main droite, le cœur pointe vers l’intérieur, je crois, dis-je en me
remémorant lui avoir fait remarquer le changement.
Il émit un rire doux. Je réalisai qu’il était plutôt anormal que je me sois
attardée sur ce genre de petits détails, mais il ne releva pas.
— C’est donc un cœur pris, mais pas engagé ! Sinon il l’aurait portée à la
main gauche ! Enfin si tant est qu’il accorde de l’importance à sa signification.
« Un cœur pris. » Papa avait cet air de « je te l’avais bien dit que ça ne serait
jamais sérieux entre vous. » Et moi, je sentais mes pensées s’emballer. Était-ce
intentionnel de la porter ainsi ? Y avait-il un message ? Impossible qu’il me soit
adressé. Alors qui ? La jalousie me tordit l’estomac sans raison valable. Je me
jurai de ne jamais le lui demander.

Chapitre 8
Ma semaine fila. Je ne voyais plus ni les jours passer ni la voiture de ma
génitrice. L’idée qu’elle ait accédé à ma demande de déserter une seconde fois
ma vie me tracassait. Je n’en avais parlé à personne, bien trop préoccupée par
son retour et le souvenir du baiser avec Arthur qui rajoutait à mon malaise.
Zoé, à ma grande surprise, était la seule à ne pas me juger malgré mes
sentiments pour lui. Elle se contentait de m’observer souvent, soucieuse et
compatissante. Pourtant, je ne lui confiai rien du baiser. Elle perçut nettement ma
gêne dès le lundi en cours et s’escrima à me tirer les vers du nez. Mais je ne
cédai pas.
Le pire, c’était de voir Arthur éviter mon regard. Il se comportait juste avec
moi comme avec n’importe quel élève. Un retour à la norme qui brouillait
toujours plus mes boussoles.
Je devenais un petit fantôme. Je perdais mes couleurs dès que je le croisais et
qu’il s’esquivait. La fautive, c’était moi. J’étais allée trop loin la dernière fois.
La porte de mon casier claqua un peu trop fort avec l’élan que je lui donnai. Je
jetai un coup d’œil aux alentours. Heureusement, il n’y avait personne. J’allais
repartir quand j’aperçus Ophélie qui fondait sur moi. D’un mouvement leste, elle
me plaqua durement contre le mur entre deux rangées de casiers, à l’abri des
regards. Son souffle balayait mon visage, sa poitrine était pressée contre la
mienne, ses hanches enserraient mon bassin. Je me sentis obligée de lever tout
doucement les bras, dans une tentative d’apaisement.
— Tu ne crois pas que tu as assez attendu pour prendre ta décision ? siffla-t-
elle.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, articulai-je.
— C’est la dernière fois que je te le dis : remets-toi avec Romain. Tu sais que
j’ai la photo et que je n’hésiterai pas à la montrer à mon oncle.
Sa main gagna ma joue et la caressa avec mépris. Je ne pus empêcher mes
lèvres de se tordre en une grimace. Parfois, je me demandais qui avait le moins
digéré ma séparation avec Romain, elle ou lui ? Et son attitude me poussait à la
provoquer.
— Il me veut ou tu me veux, hein ? demandai-je. Je te trouve bien plus
acharnée que lui.
Ma remarque sembla faire mouche puisqu’elle me saisit par le col pour me
plaquer plus fort contre le mur. Mes doigts se faufilèrent autour de son poing
accroché à mon tee-shirt. Je palpai un instant son poignet, son pouls affolé
pulsant sous mon index. Puis doucement, trop facilement, je défis sa prise sans la
lâcher du regard. Dans mes mains, il y avait tellement plus de force que dans la
sienne. Je voulais qu’elle le sache, qu’elle le sente. Je ne donnerai pas le premier
coup. De toute manière, je pouvais encaisser, je n’avais plus peur d’avoir mal
depuis longtemps. J’avais envie qu’elle ose, qu’elle frappe. Mais elle n’ignorait
pas que ça aurait été m’autoriser à riposter, et elle avait perçu nettement qu’elle
n’aurait pas le dessus à ce niveau tout particulier.
— Tu es insignifiante, Abby. Malheureusement, il a jeté son dévolu sur toi.
Alors je te laisse encore une semaine pour faire ce que tu dois faire, sinon tu le
regretteras d’une manière ou d’une autre.
Elle s’éloigna soudain, et je frottai ma gorge douloureuse en la suivant du
regard. J’avais trop longtemps mis ce problème de côté. Mais j’ignorais
comment le régler. Impliquer Arthur était impensable. Juste impensable.
Mortifiée, je me sentis pâlir.
— Mais Abby, qu’est-ce que tu as fait ? murmurai-je.

***
Le samedi matin, à sept heures tapantes, quand Arthur frappa à la porte, tout
le monde se crispa dans la maison. Mes parents m’avaient obligée à revêtir un
manteau trop chaud. J’étais en tenue d’hiver et je me demandais ce qu’on allait
bien pouvoir faire pour qu’on me contraigne à me couvrir à ce point. J’avais l’air
d’une version un poil dégonflée du Bibendum.
J’avais passé la semaine à essayer de les calmer. À force de répéter mes
mensonges, j’avais espéré réussir à m’en convaincre. À défaut d’y parvenir,
j’avais endormi la méfiance de mes pères en parlant de Vadim. Je l’avais évoqué
d’une telle façon qu’ils ne pouvaient que soupçonner que je nourrissais des
sentiments à son égard. Ce qui était parfaitement faux. Mais je préférais passer
pour une inconstante amoureuse plutôt que de nourrir les soupçons de ma
Gestapo parentale.
Dad était tendu comme un arc et menaçait de craquer à tout instant alors que
les coups se répétaient à la porte. Papa s’était figé dans son mouvement. La
tartine généreusement garnie qu’il tentait de me forcer à engouffrer s’était
arrêtée à quelques centimètres de ma bouche.
Papa réagit au bout de quelques secondes, bondit de sa chaise et se précipita
pour ouvrir. J’entendis des voix dans le hall, et Dad me lança un regard lourd de
sens.
— Tu ne veux pas essayer de rendre ton regard encore plus pesant ?
demandai-je.
Il tenta de m’attraper pour me donner une pichenette, mais je lui échappai au
moment où Arthur apparut dans le salon. Il portait une tenue de sport complète
et des lunettes de protection autour du cou. Son sourire faisait trois fois le tour de
son visage. Encore ébouriffé de sa douche, rayonnant, un sac à dos attaché sur
une épaule, prêt à partir avec moi… Difficile de dissimuler mon trouble.
— Eh bah, t’es chargé, lâchai-je. Où est-ce que tu m’emmènes ?
— Surprise ! Mais je sais de source sûre que ça va te plaire.
— Ah ! Avant que j’oublie, intervint Papa en attrapant une enveloppe qu’il lui
remit.
Arthur la rangea dans son sac.
— Et je n’ai rien réussi à lui faire avaler de plus qu’un café.
— Ne vous en faites pas, j’ai un petit déjeuner solide, fit-il en tapotant une
poche rembourrée de son sac. On va juste faire un crochet par chez moi pour
récupérer ma flemmarde de progéniture qui a grappillé dix minutes de sommeil
en plus. Elle devait finir de se préparer pendant que je te récupérais.
Dad se détendit en avisant sa mine enjouée. Je ne savais pas dans quel monde
se trouvait Arthur Valverde en ce moment même, mais j’avais hâte de l’y
rejoindre.
— Bon, eh bien, jeune fille, il va être temps, me lança-t-il en se frottant les
mains.
Papa commença à paniquer pour je ne sais quelle raison. Il se demandait à
haute voix s’il ne ferait pas mieux d’annuler sa semaine en Égypte. Dad et moi le
fusillâmes du regard. Il devait aider à authentifier des objets trouvés dans un
tombeau mineur qui avait échappé aux pilleurs. Une occasion pareille, ça ne se
ratait pas. Lui comme moi étions déjà assez déçus qu’il s’y rende sans nous.
— Elle est assez grande, il faudra bien que tu la lâches un jour…, commença-
t-il d’un ton traînant avant de saisir ses propres affaires pour son rendez-vous
téléphonique avec Hugh.
Mon oncle et lui travaillaient au projet d’ouvrir une antenne de son magazine
culturel en France. Dad et Papa étaient tout désignés pour faire partie du projet.
Ils ne m’en avaient parlé qu’à demi-mot, afin que je ne m’emballe pas. Mais
c’était trop tard, l’étincelle était là, et je prenais vite feu.
— … mais pas avec n’importe qui. Bonne journée.
Charmant.
— Bon, alors filez ! Et Arthur, ramène-moi ma fille entière, je te prie.
— Entière et des souvenirs plein la tête, c’est une promesse. Je passerai te voir
à ton retour si tu es autorisé à me parler du résultat de tes recherches en Égypte.
— Avec grand plaisir ! piailla mon père en se retenant visiblement de ne pas
lui déballer tout ce qu’il savait déjà à l’aide de photos dès maintenant.
Papa m’embrassa le sommet du crâne, et Dad passa sa main à l’endroit du
baiser pour m’ébouriffer. Ils nous suivirent dehors, et je grimpai dans la voiture
d’Arthur. Il y faisait agréablement chaud, et j’aurais voulu y somnoler un
moment. Mais nous fûmes bien vite chez lui. Je me hâtai de descendre et, à peine
eus-je fait un pas dans la maison derrière le propriétaire des lieux qu’un visage
d’outre-tombe jaillit du couloir. Joleen avait une petite mine, l’air prêt à tuer.
Arthur eut un élan d’inquiétude, mais recula de quelques centimètres lorsqu’un
haut-le-cœur la saisit.
— C’est mort, je viens pas !
— Jo, tu ne vas pas renoncer encore une fois ? tenta son père.
— Je flippe trop, c’est pas ma faute ! J’ai l’impression que je vais mourir si je
viens, genre mauvais pressentiment, tu vois ?
Il leva les yeux au ciel, à moitié amusé.
— Bon, très bien, ne te rends pas malade pour ça. Je ne vais pas te forcer, tu le
sais bien. Mais comme tu avais dit que tu voulais retenter… Tu es vraiment
sûre ?
— Une prochaine fois ? avança-t-elle avec un grand sourire.
Elle se tourna vers moi. Je commençais à flipper. Qu’est-ce qui pouvait faire
peur à Joleen à ce point ?
— Tout roule, Abby ?
— Euh…
— Je me disais aussi… Vous avez qu’à y aller. Moi, je vais rester ici et…
— … et inviter Elouen ? hasarda Arthur, sarcastique.
— Tiens, c’est une très bonne idée ça, merci pour l’autorisation, fit-elle en
filant, toute contente.
Arthur et moi restâmes immobiles, comme deux ronds de flanc. Je me
demandai si Jo, en fine actrice, ne venait pas de feindre un numéro. Et je ne
savais pas si Arthur faisait juste mine d’y croire, puisqu’il semblait soucieux. Je
me balançai un peu vers lui, et nos épaules se rencontrèrent. Le mouvement le
sortit de son immobilité.
— Bon, allez, ce n’est pas grave. Avec ou sans elle ! Jo, chérie, prends un
citron chaud pour tes nausées ! Et il y a un tupperware pour ce midi. Mais si tu
as toujours des nausées, fais-toi juste des pâtes ou du riz. Je ferme derrière moi,
tu le feras rentrer par la baie vitrée !
Il s’élança vers la sortie, mais s’arrêta à ma hauteur.
— On peut encore annuler, par rapport à tes parents…
— Non.
— Très bien, dit-il d’un ton hésitant. Mais bien entendu, tu éviteras peut-être
de souffler à tes parents que nous n’étions que tous les deux. Je doute qu’ils
apprécient, n’est-ce pas ?
Il parut culpabiliser de me demander de cacher ça aussitôt qu’il le proposa. Il
tenta d’articuler autre chose, mais je l’interrompis en lui passant devant à vive
allure. Je fondis sur la voiture sans attendre son aval. C’était inespéré. Et
dangereux. Mais j’avais depuis longtemps laissé mon esprit rationnel dans le
placard. Quand on en venait à Arthur, les conséquences me paraissaient toujours
lointaines, minimes… jusqu’à ce qu’elles me tombent dessus. Je me détestais
d’être si impulsive et incontrôlable.
Lorsqu’il démarra et éloigna le véhicule de la maison, je crus apercevoir
Joleen à l’une des fenêtres.
Il alluma la radio et me laissa y brancher mon portable. Il pianotait sur le
volant, et je ne pouvais m’empêcher d’observer son profil, la manière dont ses
lèvres bougeaient alors que la conversation s’installait aussi facilement que les
silences.
J’aurais voulu que le trajet dure des heures, que l’on file jusqu’à perdre le sens
de la route. Ça aurait été suffisant à rendre cette journée incroyable. J’avais
juste… besoin de le toucher et retenir mes mains était plus éprouvant que je ne
l’avais soupçonné.
Il se tournait vers moi, comme s’il ne pouvait s’empêcher de vérifier mon
expression de temps à autre. Il croisait mon regard et, un instant de flottement
après, il reposait les yeux sur la route. Le voir conduire était l’une des sensations
les plus apaisantes que j’avais connues.
Je m’attendais à ce qu’il reparle de nos rapprochements ponctuels, mais il
n’en fit rien. Et ce n’était pas plus mal. Après tout, qu’y avait-il à en dire ?
***
Au bout de près de deux heures de route, à force de détours pour me faire
profiter du paysage encore hivernal, nous nous garâmes.
Je ne compris pas tout de suite où nous étions arrivés. Nous nous trouvions
face à une série de bâtiments, à côté d’une piste d’atterrissage. Arthur quitta la
voiture, excité comme un gamin, et vint m’ouvrir. Puis il se précipita sur son
coffre dont il sortit un monticule d’affaires.
— Art’ ! appela une voix alors que je commençais à sérieusement flipper.
Un homme au crâne dégarni, le teint tanné et la quarantaine bien tassée,
accompagné d’un fort accent du sud, se dirigea vers nous.
— C’est elle la petite ? T’as tous les papiers ? demanda-t-il en me désignant.
Et Jo s’est encore débinée ?
Au mot « petite », je fis la moue, et Arthur m’adressa un coup d’œil moqueur.
Et franchement, au vu des circonstances, ça n’aurait pas dû l’amuser autant.
— Eh oui… J’ai tous les papiers. Le certificat médical, l’accord des parents,
énuméra-t-il, la voix lente, à mesure qu’il les sortait de l’enveloppe que Papa lui
avait confiée.
— Eh bah, c’est très bien tout ça ! lâcha son ami après avoir consulté les
documents. Je me prépare et je suis à vous dans trois quarts d’heure. Tu lui fais
le briefing et tu prépares son matos ?
— Avec plaisir, à tout à l’heure. Et merci, JP !
L’homme fit un geste sec pour balayer ses remerciements et partit en direction
d’un local alors que nous nous dirigions vers un hangar ouvert. L’endroit était
envahi de matériel inquiétant, de sortes de baudrier, de sangles, de toiles, de
grands espaces de rangement, d’un bureau désordonné, de matériel informatique.
Arthur m’installa à une table et s’assit sur le banc face à moi. J’étais sonnée. Je
ne réalisais pas encore bien ce que je fichais là.
Arthur semblait se délecter de mon air perdu. Il sortit deux croissants d’un
sachet et déposa une petite bouteille de jus de fruit devant moi.
— Mange et je t’explique. À tout moment tu peux faire machine arrière,
d’accord ? me rassura-t-il. Au pire, tu auras gagné une balade sympa, et je
pourrais toujours t’emmener où tu as envie d’aller cet après-midi.
— Arthur… Ce n’est quand même pas ce que je crois ? demandai-je soudain.
Il m’offrit un haussement de sourcils mystérieux et mordit avec appétit dans
son croissant. Je l’imitai, consciente que s’il me faisait manger, ce n’était sans
doute pas pour rien. Quand il fut assuré que j’avais terminé la viennoiserie et bu
jusqu’à la dernière goutte de la petite bouteille, il se releva. D’une main experte,
il déballa son matériel sur la table puis fila dans le hangar chercher un de ces
harnais que j’avais aperçus.
— J’imagine qu’à ce stade tu dois te douter de ce que je te propose de
faire… ? avança-t-il.
La réponse fusa, pleine d’espoir :
— Saut en parachute ?
— Bingo.
Ce fut l’explosion. Je ne pus m’empêcher de pousser un « non ?! » ravi et de
me jeter dans ses bras. Il me réceptionna solidement alors que je l’inondais de
remerciements décousus, consciente que j’étais plus proche que jamais de
réaliser l’un de mes trop nombreux rêves. Ses mains se resserrèrent sur ma taille
un instant avant que je le relâche. L’euphorie n’arrivait pas à me faire regretter
mon élan d’affection.
— Mais tu… Enfin, il faut un diplôme pour sauter en parachute, non ?
— Je vais sauter avec toi, en tandem.
— Mais ce n’est pas avec un moniteur diplômé qu’on fait ça, normalement ?
Il soupira, faussement excédé.
— À ton avis, pourquoi je suis devenu professeur aussi tard ? À la base, j’étais
moniteur parachutiste. J’ai repris mes études après, mais j’ai continué à
maintenir mon quota de sauts. Tous les week-ends, j’effectue plusieurs sauts ici.
Et même si je ne fais plus sauter personne, je suis encore compétent pour le
faire. Et ils sont prêts à faire une petite entorse au règlement. J’ai initié au saut
certains des moniteurs ici, alors ils sont assez confiants, termina-t-il avec un rire.
Et j’avais toute confiance. Même sans aucun diplôme, je crois que je l’aurais
suivi. Juste pour voir jusqu’où on était capables d’aller tous les deux.
— Mais comment tu pouvais être sûr que je serais partante ?! Et mes parents
n’ont pas essayé de te dissuader ?
— Quand je t’ai proposé l’idée ce soir-là, j’ai contacté tes parents le
lendemain. Nous en avons beaucoup discuté, je les ai rassurés autant que j’ai pu.
Comme, à la base, l’un d’eux devait nous accompagner… Et puis, une chance
pour moi, tu l’avais apparemment inscrit sur la liste de tes « choses à faire avant
de mourir » sur le frigo, expliqua-t-il, un brin moqueur.
— Oh ça va, on a tous une liste du genre…
— Oui, mais on n’a pas tous « saut en parachute » coincé entre « repartir sur
un brancard d’un buffet à volonté chinois pour cause d’incapacité à se déplacer
seule » et « remonter le temps pour aller écouter un discours de Cicéron ».
— Dis-moi que tu n’aurais pas aimé assister aux Catilinaires…
Il secoua la tête, un sourire accroché aux lèvres. Puis il m’aida à enfiler le
harnais. L’ébullition de la nouvelle passée, le trouble me gagna. Et le fait
qu’Arthur gravite autour de moi ainsi fit chauffer mon visage. J’ignorais s’il
faisait mine de ne pas le remarquer ou ne le remarqua simplement pas.
Je passai plusieurs minutes avec lui à remplir un dossier pour assurer le saut.
Je compris soudain la raison de ma visite médicale de la dernière fois. Elle était
obligatoire et valable trois mois.
— Abby, ça va ? finit-il par demander, me détaillant de la tête aux pieds.
— Je suis un peu tendue, avouai-je.
Il balaya ma remarque d’un sourire rassurant, puis me confia ensuite en détail
les consignes de sécurité. Sa voix portait la marque de vieux automatismes. La
peur commença à me gagner. Alors que je me sentais blêmir, son sourire
s’agrandissait. Il m’expliqua qu’une voile de secours existait quand je lui
demandais ce qui arriverait si le parachute ne se déployait pas. Il passa en revue
la position que nous aurions en sortie d’avion, celle que je devais adopter en
chute libre et celle pendant le déploiement du parachute.
Il m’avait assuré que nous avions eu plus de chances de mourir sur la route
pour venir au club que durant le saut. Mais je n’y croyais pas. Je n’arrivais pas à
entendre.
C’était tout moi, ça. Enthousiaste avant que les choses ne deviennent réelles.
Et après, c’était panique à bord. Tandis qu’il m’expliquait chacune des étapes du
saut, il enfilait son propre matériel avec une dextérité professionnelle. Il avait un
air concentré que je trouvais fascinant. J’étais navrée de penser ça à un moment
pareil, mais, au moins, cela m’offrait une diversion bienvenue.
Il passa un altimètre à son poignet et vérifia encore une fois ses attaches, puis
les miennes. JP revint vers nous avec un jeune homme qui salua Arthur d’une
franche accolade.
— Voici Abélia. Abélia, je te présente Jean-Philippe, que tu as vu tout à
l’heure, il est pilote, ainsi que Diego…
Je leur sortis un « bonjour ! » brutal.
—… qui te filmera.
— Ah.
Ma réponse arracha un rire audit Diego.
— Tu l’as briefée ? vérifia JP.
— Pire encore, confirma Arthur.
— Je te reconnais bien là. Allez, je lance la bête et on décolle.
Il se dirigea vers le petit avion qui patientait près du hangar. Quand il démarra
la machine, je commençai à tapoter du pied au sol, nerveuse comme jamais.
J’aurais peut-être dû envoyer un SMS d’adieu au cas où.
— Et si la voile de secours déconne aussi ? demandai-je.
— J’ai plié moi-même la voile principale et la voile de secours est de JP. Il a
trente ans de sauts derrière lui, il n’en a jamais raté un. Essaye de respirer ! me
hurla Arthur par-dessus le bruit de l’appareil qui faisait un petit tour de piste
pour chauffer.
Puis Arthur me poussa dans le dos, m’invitant à me diriger vers l’avion qui
s’était arrêté à notre hauteur. Nous y grimpâmes, et il m’attira sur ses genoux. Je
mis quelques secondes à percuter que c’était le protocole. Diego avait lancé le
film et se retenait visiblement de ne pas rire face à ma surprise. Alors que l’avion
décollait, Arthur était occupé à nous attacher ensemble.
L’habitacle était plutôt étroit, mais je m’y sentais à l’aise, contre lui.
— Profite du paysage, me dit-il à l’oreille. Et souris, tu es filmée.
Diego était équipé comme nous. Je ne savais même pas comment il pouvait
être si serein. Mon stress grimpait proportionnellement à l’altitude que nous
prenions.
— J’ai fait mon premier saut avec Arthur, me lança-t-il assez fort pour couvrir
le bruit des moteurs.
Ce dernier rigola à la mention de ce premier saut.
— Il m’a fait perdre au moins 25 % d’audition en hurlant comme un animal
égorgé même après le déploiement, confirma-t-il.
— Je risque de ne pas faire mieux.
— Tu es plus sereine que moi ! me rassura Diego avec un sourire engageant.
Les mains d’Arthur se posèrent sur mes cuisses tandis qu’il scrutait mon
profil. Je le sentais. Je me concentrai sur le paysage extérieur, à couper le
souffle. Nous faisions un détour au-dessus de la Manche. Tout ne ressemblait
plus qu’à des taches de couleurs vives, comme dans un tableau de Van Gogh.
Les tons se séparaient pour mieux se mêler.
Je gérais ma respiration, mais j’étais à deux doigts de basculer dans la terreur
pure. Je nageais entre rêve et cauchemar.
Arthur surveillait son altimètre, et Diego filmait l’extérieur, puis revenait à
nous. Je lui offrais des rictus crispés et deux-trois signes à l’occasion.
Au bout d’une quinzaine de minutes, Arthur enfila ses lunettes de protection
et me passa les miennes sur la tête. Mes mains rejoignirent les siennes pour les
ajuster, et il garda un instant mes doigts captifs avant de les relâcher. J’avais
l’impression que la cabine se refermait sur moi, et mes inspirations étaient de
plus en plus irrégulières. Le froid aussi devenait paralysant.
— On va totalement mourir, lâchai-je au bout de quelques secondes.
— Tu n’es pas toute seule, je suis là, me dit-il, concentré. On t’a déjà parlé de
« l’appel du vide » ?
Je fis « non » de la tête. Il colla ses lèvres contre mon oreille de telle manière
que je l’entendis malgré le vacarme de l’avion. Un long frisson parcourut mon
corps et s’y attarda.
— C’est quelque chose qui intéresse certains chercheurs depuis quelques
années. Tu n’as jamais eu des pensées fugaces et morbides ? Comme t’imaginer
en train de sauter quand tu es au bord d’une falaise ?
Je fronçai les sourcils. J’avais toujours craint ce genre de pensées parasites. À
chaque fois que l’une d’elles surgissait, je la balayais et j’oubliais que je l’avais
eue. Et j’avais surtout redouté qu’en parler me classe dans la catégorie
suicidaire, alors que je n’avais pas le moindre désir de mourir. À mon silence,
Arthur parut comprendre que je savais à quoi il faisait allusion.
— Ce ne sont pas forcément des signes d’un penchant suicidaire. Je crois que,
dans certains cas, ça peut être des élans mentaux qui nous permettent de nous
projeter dans le danger, dans l’irrémédiable. Ils nous basculent de nouveau dans
notre axe grâce à l’adrénaline, parce que dès que la projection s’estompe, on sent
plus que jamais qu’on est en vie. Alors, je ne crois pas que ces pensées soient
toujours des pulsions de mort. Parfois, en réalité, ce sont plutôt de puissantes
pulsions de vie.
JP nous fit signe que tout était bon pour lui et un pic de stress me transperça
l’abdomen. Quand la porte s’ouvrit, je jetai un œil en contrebas et la terreur
m’envahit. Le vide tentait de m’aspirer hors de l’appareil.
Arthur approcha de nouveau ses lèvres de mon oreille.
— Tu ne crains rien, je te tiens. Aujourd’hui tu peux aller au bout de cette
projection, mais sans risquer ta vie. Néanmoins, ta peur, malgré tout ce que je
peux te dire, est toujours là. Parce qu’une peur n’est que rarement rationnelle. Si
tu ne peux pas la combattre… transforme-la. Ne laisse pas tes peurs te paralyser,
fais-en des moteurs. C’est quand on a eu peur que l’on se sent le plus en vie.
Prête ?
Je hochai la tête, mais tout mon corps voulait brailler un bon gros « NON ». Il
nous releva, et Diego sortit de l’appareil, cramponné à une barre extérieure. Je
fermai les yeux quand Arthur se positionna à demi assis sur l’extrême rebord de
l’avion. Le ciel s’ouvrit sous mes pieds alors qu’il penchait mon corps hors de
l’habitacle, m’offrant d’ores et déjà au vide. Ses mains crochetaient le dessus de
la porte, le temps d’arranger la position de départ.
— Go ! hurla-t-il à Diego qui se laissa tomber.

Chapitre 9
La dernière chose que je fis consciemment fut de placer mes bras en croix, les
mains harponnées au harnais. Je laissai Arthur écarter mes jambes des siennes et
les coincer vers l’arrière, projetant mon bassin vers l’avant. De son menton, il
positionna ma tête correctement et me cala contre son cou.
Dans un élan puissant, il lâcha prise. Un grand frisson me parcourut quand je
basculai. Je crus sortir de mon corps tant la sensation fut désarmante. J’étais
certaine d’avoir abandonné mon estomac dans l’avion. Un voile blanc se posa
sur mon esprit. J’étais paralysée de terreur puis, soudain, je ne pensai plus du
tout. L’adrénaline était la seule chose qui pulsait encore dans tout mon
organisme. Pendant quelques secondes, je fus juste quelqu’un d’autre.
Et je compris. Tout autour de moi semblait palpable et j’avais le sentiment
d’entrer dans une nouvelle dimension du monde, de percevoir l’invisible. C’était
comme se déplacer dans un fluide, comme évoluer sur un matelas d’air. La
vitesse offrait des appuis confortables et le son intense que générait le vent…
incomparable.
La présence d’Arthur contre moi me sécurisait assez pour que je ne m’inquiète
plus. J’avais sauté le pas, plus aucun retour en arrière n’était possible. Et
l’inéluctable était un soulagement. La chute pouvait durer toujours, je me fichais
de l’atterrissage.
Je n’admirais même pas le paysage sous moi. Je me concentrais sur les mains
d’Arthur qui rejoignirent les miennes. Il faisait des grands signes à Diego face à
nous, à l’aise comme un poisson dans l’eau. Son territoire, c’était le ciel. Sa
présence n’avait jamais été aussi absolue, aussi souveraine. Il joua avec mes
bras, me faisant faire « coucou » à la caméra et adopter tout un tas de postures
ridicules. Je voulus rire, mais la force du vent me contraignit à plus grimacer
qu’autre chose.
Puis, trop vite, Arthur tapota son altimètre et adressa un signe à Diego. Je
rabattis mes mains sur les harnais, me souvenant par miracle des instructions. Le
vidéaste s’éloigna, et je sentis nettement le déploiement du parachute qui nous
tira vers le haut. Soudain, plus aucune vitesse, le silence. Je flottais. Un souffle
doux s’évada de mes lèvres après le chaos de la chute. Les quelques mèches de
cheveux qui avaient échappé à mon élastique retombèrent sur mon front. Mon
visage se détendit, et j’aurais pu pleurer tant la sensation était divine.
Là, seulement, je m’autorisai un regard en contrebas. Mes larmes dévalèrent
d’elles-mêmes. Il me semblait contempler le monde entier, à l’abri dans le ciel,
contre lui. L’impression d’irréalité ne me quittait pas d’une semelle. Même les
douleurs que j’avais ressenties pendant la chute en me contractant étaient parties.
— Tu veux prendre les commandes ?
J’approuvai vivement et saisis avec lui les sangles qui dirigeaient notre
parachute. Ses mains guidèrent les miennes, puis je les lui abandonnai de
nouveau, trop absorbée par le reste.
Je profitai de la contemplation sans dire mot, ma tête toujours nichée contre le
cou d’Arthur qui nous dirigeait fermement vers l’endroit prévu pour atterrir.
— Remonte tes jambes !
Je m’exécutai. Ses pieds touchèrent le sol les premiers, et sa foulée légère
ralentit jusqu’à ce que les miens rejoignent la terre ferme également. Le
parachute échoua derrière nous.
Je ne sentais même pas le sol sous moi. J’avais encore la sensation de voler.
Puis soudain, toute la gravité me revint dessus et me cloua. Mes jambes me
paraissaient faites de plomb. Mon corps tout entier pesait au moins une tonne !
Je tombai lourdement, comme un faon qui faisait ses premiers pas, entraînant
Arthur dans ma chute.
Un rire nerveux me secoua alors qu’Arthur parvenait à nous pivoter sur le dos
pour nous détacher. Son torse s’agitait sous son propre rire. Il me remit sur pied
rapidement, puis me défit de mes sangles. Je restai contre lui bien après qu’il eut
fini. Il comprit et s’attarda à mes côtés. Quand Diego se détourna pour filmer les
alentours magnifiques, il déposa un baiser sur ma nuque qui me fit frissonner
bien plus que la chute. Je plaquai ma main sur la peau de mon cou, comme
brûlée. Lorsque je me retournai, il était déjà occupé à se défaire de son parachute
et à rassembler le tout.
Il releva la tête quelques secondes et me sourit vaguement alors que Diego me
harcelait de questions pour savoir comment je me sentais. Je bafouillai quelques
phrases sans aucun sens et sortis une comparaison moisie qui fit ricaner Arthur.
Je lui offris un « gnagnagna » qui témoignait de mes capacités mentales
actuelles.
JP arriva en voiture une bonne demi-heure plus tard. Nous étions assis dans
l’herbe d’un vert étonnant, au beau milieu d’une immense plaine. Le regard
perdu sur les alentours, je laissai Diego et Arthur papoter tranquillement.
JP s’installa quelques minutes avec nous puis nous rentrâmes au centre. Je
vidai entièrement l’une des bouteilles d’eau qu’il avait amenée. Arthur était resté
à l’arrière avec moi. Quand Diego et JP furent engagés dans une grande
conversation, je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Merci. Sincèrement. C’était… Je manque de mots, tentai-je de remercier
Arthur.
— Aucun besoin de me remercier, je l’ai fait avec plaisir. Honnêtement, aucun
de mes proches n’a osé sauter avec moi, la plupart se sont dégonflés avant. Alors
c’est moi qui te remercie.
— On ne peut pas dire que j’avais trop le choix, répondis-je avec un rire.
— Tu pouvais choisir de ne pas monter dans l’avion.
— Même Joleen… ou Thalie n’ont pas voulu essayer ?
— Non, jamais, et ce n’est pas faute d’avoir tenté de les convaincre. Conrad,
un ami d’enfance, a vomi dans l’avion, et j’ai fini par devoir sauter sans lui,
expliqua-t-il, hilare.
— En tout cas, si un jour tu te sens d’humeur, je serais partante pour retenter
l’expérience, glissai-je à voix basse.
Étonné, il écarquilla les yeux :
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Méfie-toi, ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd ce genre de
propositions, m’avertit Diego.
Je ne réalisai qu’à ce moment-là que nous étions les seuls à parler dans la
voiture. Je captai le regard de JP par le rétroviseur. Il avait les sourcils froncés et
fit mine de rien dès que je le repérai.
Une fois que nous fûmes rentrés, Arthur s’attarda pour saluer l’équipe qui
arrivait. J’en profitai pour avertir mes parents que j’étais donc toujours en vie.
Papa me répondit dans la foulée ; il avait dû flipper comme un dingue.
Je compris rapidement que la plupart des amis de longue date d’Arthur se
trouvaient là. Ils parlaient fort entre eux, rigolaient, se taquinaient et se filaient
des grandes accolades. De loin, je l’observai agir. Pour une raison que j’ignorais,
il se distinguait de tous ces hommes. Peut-être était-ce quelque chose dans cette
délicatesse assumée, cette douceur qui transparaissait et ne mettait mal à l’aise
personne. Une sorte d’élégance tout en retenue et pourtant signe d’une assurance
décomplexée. Les mains dans ses poches, agité d’un léger mouvement balancier,
le profil racé, la silhouette décontractée… il brillait. Simplement.
Ses yeux me trouvèrent soudain et, pour la première fois, je le laissai me
surprendre à le détailler. Qu’il réalise donc pleinement ce qu’il me faisait. Qu’il
réalise dans quel genre d’ennuis nous nous plongions. Il sourcilla, s’arrêta de
bouger et ses mains s’échappèrent de ses poches sans trop trouver où devaient
maintenant être leur place. Son regard ne quittait plus le mien. Il venait de
comprendre. De comprendre que c’était trop tard pour reculer me concernant. Et
que j’étais désespérément amoureuse de lui. Que je me fichais de savoir où était
le nord ou le sud quand l’unique pôle magnétique, c’était lui. Simplement.
Il finit par se détourner, m’abandonnant à ma contemplation. Ma fébrilité ne
trahissait que trop bien la manière dont mon âme semblait vouloir s’échapper de
mon corps pour glisser jusqu’à lui, se fondre en lui. Et je savais, j’ignorais
comment, que quelque part, pas seulement dans mon fantasme, il ressentait la
même chose et tendait aussi vers moi.
Il me le confirma quand il pivota légèrement vers moi, les lèvres animées d’un
sourire en coin. Un sourire qui n’était adressé à aucun de ses amis qu’il
n’écoutait sûrement que d’une oreille distraite. Je plaçai mon visage entre mes
mains. Un sentiment de bonheur intense grimpait en moi comme un grand
hurlement d’euphorie que je tentai d’expirer comme un souffle. J’allais exploser,
non ? Tant pis.
— Excuse-moi, me lança-t-il, de retour près de moi.
Je jaillis hors de mes pensées.
— Non, non, prends ton temps ! Profite de les voir.
— Oh, je les vois tous les week-ends.
— Et tu me vois presque tous les jours, répliquai-je.
— Oui, mais pas les week-ends.
— Je t’accorde ça, mais au pro rata de…
— Ça reste insuffisant.
Catégorique. J’ouvris des yeux ronds et me relevai pour le suivre quand il me
fit signe. Il souhaita une bonne journée à l’équipe que je saluai de loin, et
m’entraîna vers la voiture. J’y montai sans demander mon reste et attendis qu’il
grimpe à son tour.
— J’ai prévu de quoi manger, si tu veux on peut aller s’installer en forêt, un
peu plus loin ? lança-t-il en s’attachant.
— J’adorerais ça !
Pour faire son demi-tour, il glissa la main derrière l’appui-tête de mon siège,
tout son corps pivoté vers moi. Encore une fois, nos regards se croisèrent, et
nous nous sourîmes avant de partir.

Chapitre 10
J’ouvris la fenêtre, et le vent froid s’engouffra dans mes cheveux. On riait sans
trop de raisons. Juste parce que ce truc s’établissait entre nous deux et que ça me
faisait me sentir incroyablement bien. Comme si j’effleurais du bout des doigts
un secret enchanteur. Se révélait à moi quelque chose que je ne pensais même
pas pouvoir ressentir.
Il nous arrêta aux abords d’un sentier qui s’éloignait, large, dans une forêt. Je
descendis avant qu’il n’ait le temps de sortir et lui ouvris la portière avec une
révérence espiègle.
— Les rôles s’inversent.
— C’est une mauvaise chose ? Je n’ai jamais trop aimé être cantonnée à un
seul rôle. Et la galanterie, c’est aussi une affaire de femme.
Il saisit ma main entre ses doigts et la porta à ses lèvres, le regard rivé dans le
mien.
— Et tu es une jeune femme délicieuse, souffla-t-il en y déposant un baiser
évanescent.
Mes jambes tremblèrent et j’ignorai comment je parvins à rester debout. Un
élan grimpait en moi sans que je n’ose prendre l’initiative d’un contact plus
franc. La retenue ne me ressemblait pas, mais quelque chose dans son regard
m’y forçait.
Il me relâcha et sortit du coffre une petite glacière. Puis il m’invita à le suivre
sur le sentier.
— Tout va bien avec Noah en ce moment ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas vraiment. Difficile à dire avec lui. L’an prochain… J’ai peur
de ce qui arrivera quand on sera tous partis. Il n’a rentré aucun vœu
d’orientation. Enfin si, un seul parce qu’on a insisté, mais je sais qu’il n’ira pas
en fac de lettres.
Arthur fronça les sourcils, l’air sincèrement attentif.
— Je trouverai une solution pour que tout ne parte pas en vrille. Je l’appellerai
autant que possible pour vérifier qu’il tient bien le coup, marmonnai-je,
préoccupée. Tu es toujours en contact avec tes amis d’enfance ?
— Oui, énormément. On n’a jamais pu se résoudre à se perdre de vue malgré
le fait que j’ai passé un certain temps à la Réunion et beaucoup beaucoup
d’années à me chercher.
— Tu t’es trouvé ?
— Je crois, oui, mais ce n’est pas grave si je me reperds. La sensation de
chercher ne me déplaît pas, expliqua-t-il d’un ton léger.
— Tu as un monde intérieur assez large pour avoir l’esprit aventureux,
j’imagine.
Il ralentit sa marche, comme s’il veillait à ne surtout pas me répondre
n’importe quoi.
— Dans le mille. Ça fait prétentieux ?
— Oh, non, pas du tout, le taquinai-je, et il parut mal à l’aise.
Je lui donnai un léger coup de coude.
— Est-ce que… j’ai le droit de te poser quelques questions plus personnelles ?
Il me considéra de longues secondes, comme s’il me redécouvrait encore et
encore.
— C’est risqué ? souffla-t-il tandis que nous débouchions sur une magnifique
clairière pentue.
Je ne lui répondis pas sur-le-champ.
— Je venais ici pour penser quand j’étais plus jeune, expliqua-t-il. Helga, ma
nourrice, avait la gentillesse de m’emmener en balade partout où je le désirais.
Il nous guida près d’une petite maison en ruine que la nature dévorait. Il
déposa la glacière au pied d’une énorme pierre et s’installa par terre. Je l’imitai,
le dos confortablement calé contre la roche. Il sortit des sandwichs tellement
garnis que je renonçai à l’idée de préserver une once de dignité en mangeant. Je
tentai tout de même de ne pas me comporter comme un hamster affamé.
Je reposai la bouteille d’eau en fin de repas pour diriger mon regard vers la
clairière qui s’étendait à nos pieds. Le calme du lieu était communicatif. Il n’y
avait pas un bruit et je percevais la chaleur d’Arthur irradier jusqu’à moi. Nos
épaules se touchaient parfois au gré de nos respirations apaisées. À chaque fois,
je tentai de conserver mon oxygène le plus longtemps possible afin de retarder le
moment où le contact se perdrait.
— Tu étais un gamin plutôt rêveur, vrai ou faux ?
— Vrai, fit-il en fermant les paupières, la tête renversée en arrière. Facile,
celle-là. J’étais le genre qu’on bousculait et charriait pas mal. Enfin, ça c’était
quand on n’oubliait pas complètement mon existence.
Il avait un sourire d’anticipation et je continuai sur ma lancée.
— Tu avais de mauvais résultats en cours ?
— Mmh… Vrai et faux. J’étais très mauvais en littérature, étonnamment. Mon
truc, c’était les maths. L’amour des livres est venu plus tard, quand mes parents
n’étaient plus là pour me forcer à en lire.
— Tu as des lunettes à force de trop lire ?
— Vrai de vrai, lâcha-t-il avec un rire. J’ai commencé à avoir des problèmes
de vue à vingt ans.
— Tu les descends sur ton nez pour te donner un genre ? le charriai-je.
— Faux, je ne les ai juste jamais fait régler correctement et je passe mon
temps à les remonter ou à regarder bizarrement mes interlocuteurs par-dessus les
montures.
Nos épaules se rencontrèrent.
— Tu ne veux pas tomber amoureux ?
Je redoutais la réponse. J’avais encore en tête ce que Joleen m’avait dit. Il
n’avait jamais connu d’amour assez fort pour maintenir une relation plus de
quelques mois, à l’exception de Thalie quand ils étaient jeunes. Et il s’était avéré
qu’il ne la considérait que comme une amie. Alors les autres… ces autres dont
j’étais jalouse sans raison. Sans même connaître leurs noms.
— Faux.
Je culpabilisai sitôt qu’une vague de soulagement me gagna. Ça n’aurait pas
dû me forcer à retenir un sourire. Je me tournai vers lui. Il m’imita. Nos visages
étaient proches, et nous ne nous lâchions pas du regard.
— Mais ça a été vrai.
Il n’en dit pas plus. Je devinais le sous-entendu, mais je n’osais pas y réagir de
peur de me tromper. Je marchais sans cesse sur des œufs avec lui. Tout était trop
risqué. Quelque chose en moi était suspendu au-dessus du vide. Quelque chose
que je n’avais jamais avoué.
J’hésitai un instant à communiquer, mais le voir si attentif me força à
m’ouvrir. Alors je parlai sans réfléchir. Je lui confiai que j’avais conscience
d’avoir passé mon existence à créer mon petit monde d’illusions.
Et je me demandais… Est-ce que l’amour, parmi ces illusions, pouvait être
autre chose que combler un manque à travers l’autre ? Autre chose que de
s’aimer à travers le regard de l’autre ? Ou encore de simplement aimer l’idée
d’être aimé ?
Après tout, quand je pensais à ceux que j’avais aimés, il y avait toujours une
« raison » au fait que je les aimais. Et je détestais ça. Parce que ça signifiait que
le sentiment amoureux était explicable et que j’aurais pu aimer n’importe quel
individu pour la « même raison » si cette personne était arrivée au bon moment.
Plus j’approchais de ma conclusion, plus je me sentais maladroite. Je détestais
tout à coup mes mots, mes hésitations, ma crispation et ma voix. Je poussai un
lourd soupir, navrée d’exprimer ce que je n’avais jusque-là que pressenti sans
oser me l’avouer :
— J’ai l’impression beaucoup trop persistante qu’on s’invente des choses
comme le grand amour parce que si ça n’existait pas, ce serait réduire l’homme à
des codes simples, ce serait réduire l’amour à un calcul trop facile. On préfère
sûrement penser que l’amour transcende, qu’il provient de quelque chose en
dehors de nous, qu’il n’admet aucune explication.
J’avais déballé ça avec la crainte qu’il ne comprenne pas, qu’il se méprenne
sur ce que je souhaitais dire. Mais moi… moi, je voulais qu’il me donne cette
explication au fait que je l’aimais. Parce qu’il devait y en avoir une. Il fallait
qu’il y en ait une. Sinon je n’envisagerais jamais une relation avec quelqu’un
d’autre sans la comparer à ce qui s’était tissé entre nous deux.
— Alors… alors dis-moi pourquoi, pour que ça s’arrête…
Parce que comprendre quelque chose, c’était parfois en briser tout le mystère
et l’attrait. Je pourrais passer à autre chose si je trouvais ce qui me poussait à
l’aimer si fort, non ? Je pourrais désamorcer le processus ?
— Tu oublies peut-être une variante dans ton calcul, répondit-il au bout de
quelques secondes, ses doigts divisant méthodiquement un long brin d’herbe. Je
me suis posé la question, rassure-toi… Est-ce que tu cherchais un père en moi ?
Un mentor ? Quelqu’un qui considère ton avis et avec qui tu te sens de
communiquer en confiance ? Est-ce que c’était plutôt le frisson dû à mon statut
et au tien que tu recherchais ? Est-ce que c’était un désir d’être guidée et
d’abandonner la responsabilité dans une relation avec quelqu’un de plus
expérimenté ?
L’entendre évoquer toutes ces hypothèses me fit froid dans le dos. Comme s’il
l’avait senti, il posa sa main sur ma nuque et la massa doucement. Une douce
chaleur se déploya dans tout mon corps, comme une vague dont le reflux
n’arrivait pas.
— Je ne pourrais jamais exclure chacune de ces hypothèses, mais je ne peux
pas les accepter non plus. Pas parce que j’ai envie de me mentir, mais parce
que…
— … c’est incomplet ? suggérai-je.
— Il y a ce hasard qui a fait converger ce que nous voulions et ce que nous ne
voulions surtout pas dans une seule personne. Et c’est peut-être cette variante
que tu oublies. Tu oublies le fil qui a tissé entre elles certaines de ces raisons qui
te font peur. Séparés, les hommes ne sont que les deux morceaux de chair
qu’éloigne une plaie béante. L’amour, c’est cette force vive qui les réunit et
permet de cicatriser. Il arrive aussi que la plaie s’infecte, que les chairs se
rouvrent, que la balafre soit immonde.
Je me demandai si notre balafre aurait pu être belle, comme un souvenir du
temps où nous avions cheminé seuls dans nos existences, loin l’un de l’autre.
Divisés à jamais par une cicatrice, mais unis précisément par ce qui nous
séparait.
— Tu sais qu’on ne peut plus déraper, Abby.
— Pas tant que je suis mineure et ton élève, soufflai-je en me détournant.
— Déjà, oui.
Donc il y avait autre chose. Mais je n’osais pas demander quoi.
— Il doit être temps de rentrer. Je ne tiens pas à me mettre tes parents à dos,
fit-il avec une grimace qui signifiait qu’il avait bien compris que c’était trop tard
pour ça.
Nous regagnâmes la voiture dans un silence moins confortable. Je tournai et
retournai ce que j’apprenais, ce que je désapprenais à ses côtés. Sur lui, sur moi,
sur ce nous hypothétique auquel il donnait une chance pour me l’arracher
l’instant d’après.
— Qu’est-ce que tu comptes faire concernant ta mère ?
La question tomba comme un couperet. C’était moins ma mère qu’Ophélie qui
me préoccupait en ce moment. Plus son regard s’attardait sur moi, plus je sentais
qu’elle était sur le point de mettre ses menaces à exécution. J’ouvris la bouche et
j’aurais voulu en parler à Arthur. J’aurais voulu en avoir le courage, mais je me
contentai de répondre à sa question, ravalant mes inquiétudes :
— Je ne sais pas encore. Je n’ai pas décidé. Mais je crois qu’elle est partie,
alors j’imagine que je n’ai plus à choisir.
Il me lança un drôle de regard, comme s’il avait perçu ce que j’avais
délibérément tu.
— Tu ne penses pas que tu devrais quand même y réfléchir, au cas où elle
débarquerait encore comme ça ?
— Si, c’est ce que je fais. Je me prépare à l’éventualité qu’elle revienne. Et
c’est probable. Elle est déséquilibrée. Je ne sais pas exactement ce qui s’est
passé dans sa vie, mais elle en veut à mes parents. Et ils s’accusent tous de
mentir entre eux. Apparemment, elle serait mythomane, fis-je, amère.
— Tu me sembles effrayée. De quoi as-tu peur, Abby ?
— Tu vas trouver ça bête, mais de devenir comme elle. Même physiquement,
on ne peut pas s’y tromper. Et si j’avais… hérité de ses problèmes mentaux et
que je me retrouvais à disjoncter ?
Et nos ressemblances commençaient dans ce silence que je m’imposais par
rapport à la photo. Il avait le droit de savoir et je n’osais pas lui dire. C’était des
querelles d’enfants et je ne souhaitais pas qu’il me voie comme tel.
— Chez elle, ça s’est déclenché assez jeune. Avant ton âge, si tu te fies à ce
qu’ils t’ont dit, non ?
— Oui, mais ce n’est pas une science exacte.
— Quand bien même… Ce n’est pas une fatalité non plus.
— On se ressemble. On a des points communs.
— Nuance-les, Abby. Le monde est fait de nuances.
— J’aimerais y arriver, mais…
— Ta mère ment et, toi, tu racontes des histoires. Est-ce que ça, ce n’est pas le
signe que tu as déjà dépassé et sublimé le mensonge en elle ?
Sa remarque me percuta de plein fouet puis allégea quelque chose, comme si
je détachais un poids de ma poitrine.
— Je…
Je me tournai vers lui.
— Merci.
Il pencha à peine la tête en avant pour me signifier que ce n’était rien. Le
silence redevint un moment de grâce. Je me décidai à le briser au bout de
plusieurs minutes.
— Tu ne veux pas me dire un petit quelque chose sur le prochain tome que tu
vas sortir ? tentai-je.
Il émit un rire bref.
— Je peux te dire que l’écriture est terminée.
— … Déjà ?
— J’ai été inspiré les derniers temps, dit-il avec un rire doux, le regard vague.
— Les muses ont été clémentes avec toi, feignis-je de jalouser.
— Oui, une muse a été très clémente. Et adorable.
Encore une perche tendue. Mais que voulait-il que j’en fasse ? Je me tournai
vers lui, désemparée, et il éclata de rire.
— Désolé, lâcha-t-il.
Mais je doutais. Maintenant que je savais que le port de sa bague pouvait
avoir diverses significations, je craignais que la muse en question soit une autre
que moi. Je n’osai pas vérifier et la conversation s’orienta vers des sujets plus
légers.
Quand il se gara devant la maison, j’avais juste envie de me ficeler au siège de
la voiture et de ne surtout pas descendre. Mais Dad tentait déjà de nous observer
par la fenêtre du bureau avec un regard de tueur. J’abandonnai donc l’idée du
saucisson humain.
— Je te mets dans une situation délicate, je suis vraiment navré, répéta Arthur,
l’air plus que sincère.
— Quoi ? Non, je m’y mets toute seule. Et… enfin pour le moment, ils ne
comptent pas me changer de lycée ou porter plainte, mais…
— Je pensais qu’ils le feraient en le sachant. Je pensais même me préparer un
petit lit douillet d’hôpital. Et je ne peux que les comprendre, j’ai une fille aussi.
— C’était une option, mais… j’ai pas mal calmé le jeu. Ils pensent que je suis
en train de renouer avec mon ex du collège.
L’expression d’Arthur s’assombrit, se fit rieuse puis s’assombrit de nouveau.
— Y’a un problème ?
— Non, non, aucun. File, avant qu’il ne vienne nous dépecer, lança-t-il d’un
ton léger. S’il remarque que ma fille n’est pas avec nous, il va poser des
questions.
Comment arrivait-il se ficher à ce point de ce que mes parents étaient capables
de faire contre lui ? Pas juste physiquement. Mais au niveau judiciaire… Ils
pourraient même lui faire perdre son boulot si l’envie leur en prenait.
J’imaginais qu’il avait toujours une porte de sortie avec le parachutisme. Un bref
coup d’œil sur lui me confirma ce fait curieux : il se sentait à l’abri. Moi,
beaucoup moins. Il ressemblait à ces gens qui estimaient que le risque en valait
la peine. Coûte que coûte.
Je descendis de la voiture sans lui laisser l’occasion de se déplacer pour
m’ouvrir.
— On se voit lundi alors, lançai-je avec un sourire. Et merci encore, c’était
magique !
— C’était un plaisir. J’y vais tous les week-ends, alors tu n’as qu’à demander
si l’envie te prend de recommencer.
Il me fixa quelques secondes, sourit et s’en alla. Je me tournai vers la maison.
Dad avait quitté son poste de chien de garde à la fenêtre, et je grinçai des dents.
Il ne sortit même pas de son bureau quand je rentrai.
— Je vais très bien, merci ! hurlai-je à sa porte close avant de monter dans ma
chambre.
Qu’est-ce que j’allais faire de ma journée après ça ? J’étais pleine d’allégresse,
comme si j’avais accompli un exploit ce matin : je me devais de profiter de cet
état ! C’est vrai, si j’avais appris à voler, je pouvais faire n’importe quoi. Je me
roulai sur mon lit comme une hystérique, les jambes agitées et secouée d’un rire
incontrôlable. Je finis par opter pour un appel. Elouen décrocha, et je lui
demandai des titres de séries et de films afin de m’occuper l’esprit. Joleen faisait
apparemment la sieste et il s’attarda pour me parler de Noah qui vivait chez Zoé
en ce moment.
Je choisis de ne pas aller les voir. Autant laisser Zoé tenter ce qu’elle voulait.
Je ne devais pas m’en mêler. Mais j’envoyai quand même un SMS à Noah pour
lui signifier que j’étais disponible si l’envie lui prenait de vider son sac.
La minute d’après, je reçus un message de Zoé qui me rappelait que le cross
avait lieu lundi. J’émis un rire coupable en me souvenant qu’Axel, qui avait
toujours eu du mal à la supporter, l’avait surnommée « pense-bête » et déplorait
souvent qu’elle soit parfois plus bête que pensante. Mon désintéressement pour
tout ce qui aurait dû me préoccuper commençait à devenir problématique.

Chapitre 11
Le reste du week-end fila. Le cross fut reporté à cause de la météo
désastreuse, mais la semaine sembla accélérer d’elle-même jusqu’à ce moment
fatidique. Papa était rentré plus tôt, emporté par son enthousiasme, il avait fourni
un excellent travail en un temps record sur les fouilles en Égypte.
Avant que je n’aie le temps de réaliser quoi que ce soit, je me retrouvai à me
geler dehors en tenue de sport, attroupée avec les autres filles de terminale
comme du bétail dans un enclos. M. Barreau attendait le silence pour donner le
top départ. Autant dire que cela relevait de l’impossible.
Certaines étaient aussi prêtes que pour le début des soldes parisiennes.
D’autres, à l’instar de Judith, s’étaient déjà mises à l’arrière, bien décidées à
fournir le minimum syndical. Moi, j’étais perdue quelque part entre les deux. Je
scrutais mes ongles comme s’ils étaient la chose la plus intéressante du monde.
Zoé grelottait contre moi à la recherche de la chaleur que je ne pouvais plus lui
fournir, glacée comme je l’étais.
Le parcours était assez long et faisait le tour de l’ensemble du lycée et du
complexe sportif. L’événement bloquait à demi la circulation et les voitures se
devaient de rouler à trente là où nous courrions, malgré les barricades mal
installées.
À l’instant où je commençais à prendre racine, M. Barreau donna le top
départ, surprenant tout le monde. Une nuée de pintades nous passa devant alors
que Zoé et moi nous nous regardions, médusées.
— C’est un cross, les filles, pas un putain de concours de statues ! nous hurla
notre prof de sport en ponctuant sa phrase d’un coup de sifflet strident.
Ça eut le mérite de nous mettre en route. J’abandonnai néanmoins vite Zoé à
Judith et continuai en solo, régulant mon souffle au mieux. Des professeurs
encadraient le parcours à des points stratégiques. J’entendis d’ailleurs les
vociférations de mon ancienne enseignante de maths, Mme Dumont, lorsqu’elle
dénicha un groupe de la course précédente planqué dans les buissons en train de
jouer aux cartes.
Je ne devais pas être trop mal placée puisque je distançais tout le peloton de
derrière assez rapidement. Je ne me classerai pas sur le podium, mais je sauverai
sans doute ma moyenne de sport.
J’entendis quelqu’un courir vers moi à une allure soutenue, mais je ne me
retournai pas. Je me décalai près des barrières qui nous séparaient de la chaussée
pour lui permettre de me doubler.
Mais au lieu de ça, la coureuse me bouscula avec force. Tout se passa très vite.
Je perdis l’équilibre et me retrouvai expulsée sur la barrière qui s’effondra sous
le choc. Je parvins à rester à demi debout en titubant, incapable de me rétablir
totalement. Puis une douleur sourde me percuta le flanc. Je fus projetée en avant,
et mon corps roula sur la route. J’atterris sur le ventre. Des hurlements me
parvinrent. Je tentai de me relever à l’aide de mes coudes, tremblante, mais
m’effondrai aussitôt.
— Abélia !
La voix s’éleva au milieu de toutes les autres et avant que j’aie pu comprendre
ce qui m’était arrivé, Arthur était penché au-dessus de moi. Je ne parvenais pas à
bouger, pétrifiée par la souffrance qui s’insinuait dans mon corps.
— Dis-moi que tu es consciente, marmonna-t-il au-dessus de moi. Dis-moi
que tu es consciente.
La panique dans son ton me fit comme un électrochoc. Je me tournai sur le
dos dans un élan violent. Le mouvement m’arracha un gémissement de douleur.
— Aaaah, putain de bordel de merde !
Mes injures déclenchèrent chez lui un rire nerveux teinté d’un soulagement
intense.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je, à demi redressée.
— Non, non, ne bouge pas ! Tu as été percutée par une voiture.
En effet, je pouvais être secouée. J’aperçus la conductrice dont les yeux
clignaient comme si elle n’avait plus aucun contrôle sur ses paupières, passant
sans cesse de sa voiture à moi.
— Elle a surgi de nulle part, je vous dis ! beugla-t-elle aux deux professeurs
qui étaient venus voir comment elle allait. Elle a surgi de nulle part !
— Les pompiers vont arriver. Quelqu’un est en train de prévenir tes parents.
Ne te relève pas, on ne sait jamais.
— Je te dis que ça va, murmurai-je.
L’attroupement nous fixait, mais fut bientôt distrait par un double hurlement.
— C’est elle, je l’ai vue ! s’égosilla Joleen, le doigt pointé sur Ophélie qui
m’observait, narquoise.
Son expression changea tout à coup quand Joleen l’accusa. Je restai muette,
décontenancée. D’accord, elle me détestait, mais… me balancer sous les roues
d’une voiture ?
— Mais ça va pas, toi ?! J’ai rien fait du tout !
Elle n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit : avec une fougue
incroyable, Joleen et Zoé s’étaient jetées sur elle. Je plaquai mes mains sur ma
bouche alors qu’Arthur se relevait en catastrophe.
— Jo ! Arrête !!
Mme Dumont se mit à hurler comme un animal à l’agonie dans l’espoir de les
séparer. Mais Zoé tirait les cheveux d’Ophélie et Joleen lui mordait le bras à
pleines dents.
Romain essaya de se faufiler jusqu’à sa sœur pour la défendre, tandis qu’elle
l’appelait en hurlant comme une damnée. Mais la foule autour des filles était
trop compacte. Rapidement, il en fut simplement éjecté, tout près de moi. Il
croisa mon regard et persifla :
— C’est de ta faute, ça ! T’aurais été mieux sous les roues de la voiture.
Un vertige me cloua sur place. C’était pire que d’être percutée par la voiture.
Qu’avais-je fait de si terrible pour qu’il me veuille morte ?
— OK, ça commence à bien faire, marmonna Noah tout en remontant les
manches de son sweat.
Avant que je n’aie pu réagir, il décocha une droite à Romain qui tituba sous le
choc. Les gens autour de nous poussèrent des cris de surprise et, oubliant mon
état, je me précipitai dans leur direction. Quand il se redressa, Romain semblait
fou furieux. Il répliqua aussitôt. Noah valsa en arrière, le nez explosé. Il porta ses
mains à son visage, soudain inondé de sang.
Je me jetai entre eux au moment où Romain allait insister. Il n’eut pas le
temps d’arrêter son élan. J’encaissai le choc sans broncher, droite comme un I,
ma tête seule pivotant sous la force du coup. La boxe m’aurait au moins appris
ça.
Un grand silence se fit autour de nous. Je posai deux doigts sur ma lèvre
ouverte et fixai Romain. Il semblait sidéré et observait son poing rougi.
— Satisfait, maintenant ? le provoquai-je.
Un profond mutisme pour seule réponse me poussa à poursuivre :
— Tu me frappes MOI si tu veux, mais personne d’autre. Et surtout pas lui.
Tu ne touches pas à un cheveu de Noah, tu m’as bien comprise ?
Noah bouillonnait de rage derrière moi, et je me tournai pour faire rempart
afin de l’empêcher de se ruer sur Romain. Les professeurs essayaient de se
frayer un chemin jusqu’à nous, mais ils n’arrivèrent pas à temps et c’est moi qui
dus ceinturer Noah de toutes mes forces.
— Abby ! Lâche-moi ! hurla-t-il comme un possédé. J’en peux plus de le voir
faire ça ! J’en peux plus !
— Noah ! NOAH ! Noah, écoute-moi et calme-toi ! répliquai-je tout aussi
puissamment.
M. Arras, le directeur, arriva jusqu’à Romain, son neveu, qu’il saisit par le
bras pour le traîner loin de Noah qui, en le perdant de vue, commença à se
débattre avec moins de hargne. Mes mains, liées solidement entre elles contre
son ventre, relâchèrent leur prise.
— Calme-toi, lui murmurai-je à l’oreille. Ça me touche que tu prennes ma
défense, mais laisse-moi gérer ça, s’il te plaît.
M. Fallon, notre ancien professeur d’anglais, arriva à nous rejoindre, mais je
lui fis signe que j’avais les choses en mains. Il ne valait mieux pas qu’il
approche. Je ne voulais pas qu’il brusque Noah.
— Tu ne gères rien du tout, Abby. Tu laisses tout passer, depuis tout ce temps.
La voix de mon ami n’avait pas le bon ton. Et je sentais ses côtes sous mes
bras.
— Si je relâche, tu me promets que tu n’essayeras pas encore de le frapper ?
Il hésita un instant.
— Je te promets, cracha-t-il.
Je ne relâchai qu’une main et l’autre vint se placer contre son front pour
relever ses mèches humides de sueur. Je déposai un baiser sur sa tempe, et il
ferma les yeux, enfin calmé. Mon emprise se transforma en étreinte.
— Merci, Noah.
Puis je me détachai de lui, titubante et tremblante. J’avais du mal à respirer. Il
n’eut pas le temps de me rattraper, mais deux mains solides le firent à sa place.
— Je te tiens, demoiselle, je te tiens. Ça va aller, me souffla Arthur en me
hissant dans ses bras comme une princesse. Je suis là, tout va bien. Respire, tout
doucement, écoute juste ma voix, d’accord ? Juste ma voix.
Je me laissai faire, consciente que je n’avais ni la force de protester ni celle de
marcher. Et j’avais mal partout. J’avais peur et je cherchais Zoé et Joleen du
regard. Noah était tout près de moi et agrippait ma main.
— Ma progéniture s’en est bien sortie, ne t’inquiète pas. Elle a la bouche
pleine du sang d’Ophélie si ça peut te rassurer, maugréa Arthur tout bas. Et Zoé
a juste une griffure superficielle sur la joue. Tout va bien.
Je soupirai de soulagement alors qu’il nous éloignait de la foule. Noah
marchait en silence à nos côtés. Je mis quelques secondes à récupérer un souffle
plus régulier.
— Mais qu’est-ce qui leur a pris ? C’est vraiment Ophélie qui m’a poussée ?
Ma tête dodelinait contre son torse, et il me maintint avec son menton sous
son cou. Son odeur. Son odeur… J’arrivais à me détourner de la douleur rien
qu’en humant son parfum, rien qu’à l’écoute de sa voix vibrante dans son torse.
Et ses bras autour de moi…
— Trois élèves l’ont vue faire. Elle et son frère sont en route pour le bureau
du directeur en ce moment même. Arras peut être con, mais il ne laissera jamais
passer quelque chose d’aussi grave qui pourrait ternir l’image de sa famille. Il y
tient bien trop.
Je tressaillis. Ophélie allait forcément se servir de la photo pour se justifier.
Après tout, elle n’avait plus rien à perdre.
Mes parents arrivèrent une dizaine de minutes plus tard, avant les pompiers,
ils avaient dû rouler comme des malades et avaient l’avantage d’être plus
proches que la caserne.
— Où est ma fille ? Où est-elle ?!
La voix de Papa remua la foule toujours agglutinée non loin. Ils se
précipitèrent sur nous dès qu’un élève leur eut montré l’endroit où Arthur nous
avait fait reculer, au calme. Dad n’osait pas me toucher et Papa parcourait tout
mon corps du regard à la recherche d’une éventuelle blessure.
— Elle n’a pas été inconsciente, leur indiqua Arthur.
— Elle n’aurait pas dû bouger. Pourquoi elle a bougé ? intervint Dad.
— J-je… C’est de ma faute, confessa Noah. Elle s’est relevée pour moi.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?! s’emporta-t-il.
Et Papa posa une main sur sa bouche pour l’empêcher de hurler plus fort.
— Ophélie Gaultier l’aurait poussée sur l’une des barrières de sécurité,
expliqua Arthur.
— Et c’est pas plus sécurisé votre machin ?! Il est où ce débile de prof
organisateur ?!
M. Barreau se fit tout petit au loin quand mon père se mit à beugler des
atrocités avec un fort accent irlandais.
— Dale, elle est en un morceau, le calma Papa.
— Et ils sont où les parents de cette petite conne ? Je vais leur toucher deux
mots sur l’attitude de leur môme ces dernières années ! Et Abby, tu n’as plus
voix au chapitre là-dessus. Je veux bien que tu t’occupes de tes affaires seule,
mais là, c’est trop, on ne peut plus ne pas intervenir.
Je comprenais. Tout était de ma faute. Ces histoires avec Ophélie et Romain
traînaient depuis des années et la photo avait été de trop. Je redoutais le moment
où le directeur convoquerait mes parents pour leur montrer le cliché, le moment
où Arthur apprendrait que je lui avais caché une chose pareille. Si je m’étais
occupée des jumeaux dès qu’ils avaient commencé à se montrer désagréables,
personne ne se serait senti obligé de le faire à ma place. Mon expression avait dû
être parlante, puisque Noah contredit mes pensées :
— Tu n’as pas demandé à ce qu’on le fasse, Abby, me murmura-t-il. Je crois
que Zoé et Joleen te diront la même chose. Mais tu ne nous as pas envoyés
comme des chevaliers servants. On a agi de notre plein gré parce que leur
attitude est détestable. Et pas qu’avec toi…
Pas qu’avec moi ?
— Tu sais, ils se moquent aussi de Joleen, parce qu’elle est fille de prof, de
Zoé parce qu’elle est amie avec toi. Ça leur suffit comme raisons.
Je ne l’avais même pas remarqué. J’étais minable et égoïste.
— On ne l’a pas fait que pour toi. On l’a fait parce que ça ne pouvait plus
continuer.
— Et vous auriez dû vous abstenir. On ne règle rien comme ça, intervint
Arthur d’un ton sec.
Papa s’empressa d’approuver, et Noah s’éloigna de quelques pas, sans doute
peu désireux de se faire remonter les bretelles dans l’immédiat.
— Séparer les filles n’a pas été une mince affaire, ajouta Arthur.
— J’ai sûrement eu moins de difficultés à arrêter Noah que toi à stopper trois
furies.
— Je pense m’en sortir avec seulement quelques griffures. Je pourrais faire
passer ça pour l’œuvre de Wilde et sauver mon honneur.
Rire me fit mal au thorax, mais libéra aussi l’étau d’angoisse qui m’enserrait.
La sirène des pompiers retentit, et Arthur soupira de soulagement de concert
avec Papa. Dad continuait à marmonner des choses et d’autres dans son coin.
Les pompiers s’empressèrent de sortir un brancard et l’avancèrent vers nous.
Arthur, attentif à leurs instructions, me déposa avec délicatesse dessus. Il retira
les mèches échouées sur mon visage en m’adressant un sourire encourageant. Il
avait les yeux encore brillants d’inquiétude. À la tension des veines de son cou,
je sentais qu’il se retenait d’exploser de colère. Je réalisai que je ne l’avais
jamais vu à bout. Et que je n’y tenais pas particulièrement, même si une curiosité
malsaine à ce propos me tenaillait. Mais pas là. Là, j’avais besoin qu’il retire cet
éclat paniqué du fond de son regard.
Il s’éloigna pour laisser la place à mes parents. On m’installa à l’intérieur, et je
m’appliquai à ne pas bouger tandis qu’on m’auscultait. Arthur indiqua
rapidement aux pompiers ce qu’il savait sur l’endroit où j’avais été touchée. Tout
mon corps était douloureux, alors je voulais bien le croire sur parole.
— L’un de vous a vu ce qu’il s’est passé ? interrogea un flic qui avait fait un
petit tour près de la voiture qui m’avait percutée.
Tout le monde fit signe que non, et Noah grimpa également dans le camion à
la demande d’une jeune pompière qui avait vu son nez cassé. Les portes se
refermèrent au moment où Arthur partait à la recherche de sa fille. Il m’avait
promis de l’amener à l’hôpital dès qu’il remettrait la main dessus. Il l’avait
apparemment laissée avec l’infirmière lorsqu’il avait constaté qu’elle n’avait
strictement aucune blessure si ce n’était un sourire féroce figé sur les lèvres.

Chapitre 12
Pendant tout le trajet, Papa me demanda à intervalles réguliers, c’est-à-dire
plusieurs fois par minute, si j’allais bien, si j’avais besoin de quelque chose ou si
je me sentais sur le point de claquer.
— Non, non et non, répondis-je une énième fois en roulant des yeux.
— Arrête de l’embêter, lui lança Dad en saisissant sa main dans la sienne.
Papa se détendit quelque peu et consentit à se taire.
— Ils vont lui faire passer pas mal de scanners à l’hôpital, nous indiqua un
pompier d’une voix fluette. On va vérifier qu’il n’y a rien d’interne. Elle n’a
aucune blessure visible, si ce n’est des égratignures qu’on a désinfectées.
Il me sembla qu’il s’écoulait une éternité avant qu’on atteigne l’hôpital. J’étais
maintenue immobile par tout un attirail, et on me sortit en délicatesse. J’avais
l’impression d’être un saucisson hors de prix. J’étais ravie que seuls mes parents
qui, du reste, m’avaient vue dans les pires états possible et avaient changé mes
couches, soient témoins de cette déchéance. Je tirais la tête d’un chat grincheux
pendant qu’on me trimballait à droite à gauche avec mille précautions.
Puis je n’en finis plus de passer des scanners et divers examens avant d’enfin
échouer dans une chambre d’hôpital plus calme. Je n’étais pas sereine. Non pas
que je m’inquiétais pour moi, mais le fait de me retrouver ici… Mes pensées
dérivèrent vers Élisabeth. Elle aurait ri si elle m’avait eue comme voisine de
chambre. Je l’imaginais bien se ficher de moi depuis le lit d’à côté. Me balancer
ses petits pois pendant ma sieste…
Mon air mélancolique alarma Papa qui faisait les cent pas dans l’attente des
résultats. Dad s’était renfrogné dans un fauteuil qu’il avait rapproché de moi
pour pouvoir me tenir la main. La seconde était monopolisée par Noah. On
aurait pu croire que j’étais à l’agonie sur mon lit de mort.
— Eh, je vous dis mes dernières volontés maintenant ou je claque direct ? Qui
prendra soin d’Albrecht ? Il n’est pas très bavard, mais c’est un brave type,
lançai-je dans une médiocre tentative pour détendre l’atmosphère.
Papa se figea, me fusilla du regard et parut sur le point de péter une pile. Dad
émit un rire nerveux et dès que son compagnon passa à sa hauteur, il l’attrapa par
la taille et l’attira sur ses genoux. Il était rare qu’ils se montrent aussi
démonstratifs en dehors de la maison. Mais vu les tentacules de stress que Papa
générait, pour le bien de l’hôpital, c’était plus que nécessaire qu’il se calme.
Il resta tendu deux bonnes minutes, comme un petit enfant craintif sur les
genoux d’un Père Noël louche, puis il s’avachit à vue de nez pour finir presque
en état de choc contre l’épaule de Dad.
Le médecin entra et, surpris, Papa reprit contenance. Nous formions tous un
drôle de tableau : mes parents collés à la glue, Noah occupé à palper son nez, et,
pour finir, mon air de six pieds de long. Le petit homme chauve agita les
résultats de mes scanners devant nous et les sortit pour les accrocher à un tableau
face au mur.
— Mademoiselle Rhodes, vous êtes une petite veinarde, amorça-t-il. Vous
n’avez aucune fracture, aucune entorse. Votre corps doit être plutôt résistant. Par
contre, votre bassin est sens dessus dessous. Vous n’êtes pas loin de vous faire
quelque chose de vraiment très douloureux. Alors je vais vous recommander un
kiné, et il va falloir que vous y alliez sérieusement pendant deux mois, est-ce
bien clair ? Je vous ai fait une ordonnance et je vous ai prescrit en prime
quelques antidouleurs musculaires. Occupez-vous en priorité du lumbago que
vous vous êtes fait en vous contractant sous le choc.
Je hochai la tête, digérant les premières informations. Ma poitrine se
décontracta un peu et je pus prendre une inspiration plus profonde. Je l’avais
échappé belle et je commençais tout juste à me rendre compte à quel point.
— Et gare aux torticolis tant que votre cou n’est pas un peu moins raidi,
m’avertit-il. Inutile de dire que vous pouvez oublier les cours pendant minimum
une semaine. Dans le doute, j’ai indiqué dix jours. Je vous ai sorti une minerve
au cas où le cou ne résisterait pas à l’idée de vous faire une petite farce, dit-il en
désignant l’objet qu’une infirmière avait amené. Reposez-vous ici, on vous
surveille, et vous pourrez repartir après-demain.
Papa parut tout à coup épuisé, et il passa sa main sur sa figure, soulagé. Dad
me fixait sans ciller. Il était angoissant, comme toujours.
Au moment où le médecin nous quitta, les têtes de Joleen et Zoé apparurent
dans l’embrasure de la porte. Zoé arborait sa marque de guerre sur la joue et les
deux semblaient très fières d’elles.
— Allez vous chercher quelque chose à manger, lançai-je à mes parents. Je
vais bien.
Papa voulut rétorquer, mais Dad lui saisit la main et l’entraîna dans le couloir.
Zoé prit leur départ pour un signal et bondit à mes côtés.
— Ooooh, je te sauterais bien dessus, mais j’aurais bien trop peur de te
briser ! lança-t-elle avant de se tourner vers Noah.
Elle s’en approcha et palpa son visage. Il siffla entre ses dents quand elle
toucha de trop près sa contusion au nez. Elle s’excusa à mi-voix, recula et se
concentra sur moi.
— On a vraiment flippé. Je te jure que si je remets la main sur Ophélie…
Judith arriva sur ces entrefaites. Mais vu sa tête, elle devait nous écouter
depuis le début. Elle triturait ses mains et avança vers moi, mal à l’aise.
— Je suis… désolée pour ce qu’Ophélie t’a fait. J’ai honte, je ne sais pas
comment…
— Ophélie n’est pas toi, pourquoi aurais-tu honte ? souleva Noah avec un
soupir agacé.
— Judith, tu te prends trop la tête et, franchement, elle ne mérite pas
quelqu’un comme toi, renchérit Zoé.
— Ce qu’elle a fait n’est pas excusable, ajouta Joleen, sans pitié.
— Je ne sais pas tout de ce qui s’est passé entre Romain et toi. Moi, je ne
connais qu’Ophélie. Et je t’assure que… d’accord, elle n’a pas agi de manière
rationnelle avec toi ces derniers mois et je lui en ai souvent parlé, mais… c’est
difficile à expliquer. Je veux vraiment que tu me croies quand je dis qu’elle n’a
pas mauvais fond. Elle veut seulement protéger son frère, tu sais. Mais ce lien
qu’ils ont…
Elle laissa sa phrase en suspens. Je savais tout ça et pourtant…
— C’est très attendrissant, mais ça ne change rien, conclut Noah avec rudesse.
Peu importe combien on veut protéger quelqu’un : faire du mal sciemment, c’est
dégueulasse, c’est tout.
— Je suis d’accord, j’espère qu’elle sera salement virée, confirma Zoé.
— Elle est virée, intervint une voix depuis la porte.
Tout à coup, je relevai la tête et grimaçai de douleur quand mon cou craqua.
Arthur, qui se tenait dans l’embrasure, m’observa, les yeux ronds.
— Ne rends pas utile l’usage d’une minerve, souffla-t-il en approchant.
— T’es sûre que tu ne veux pas la mettre par précaution ? renchérit Joleen.
Tout le monde évitait de nous regarder avec Arthur, ce qui était bien plus
embarrassant que s’ils avaient osé le faire. Et lui paraissait baigner dans son
élément. D’un geste sûr, il me tendit une cannette d’ice tea.
Noah était sur le point de partir, tout comme Joleen, qui avait délesté son père
d’un gobelet de café, quand un boulet de canon débarqua dans la chambre en
claquant la porte derrière lui. Lou nous toisa tous, essoufflé, une main plaquée
sur son torse. Je lui souris, et c’était apparemment le signal qui lui manquait pour
venir envahir mon visage de ses bouclettes blondes.
— J’ai tellement flippé… ! soupira-t-il.
Je laissai ma main effectuer des cercles dans son dos jusqu’à ce que je sente
que sa respiration s’apaisait. Un rire nerveux le secoua alors qu’il s’éloignait
pour vérifier qu’il ne me manquait pas un membre ou deux.
— Je vais bien, Lou. Ça aurait pu vraiment être pire, je t’assure !
Il allait se rapatrier près de Joleen, qui l’avait sans doute prévenu, mais il
s’arrêta à mi-chemin et se dirigea vers Noah. Il s’agenouilla face au fauteuil où il
était assis. Notre ami d’enfance s’y retrancha comme s’il souhaitait se faire
avaler par le tissu moelleux. Elouen arborait cette expression douce que je ne lui
avais connue qu’en présence de Noah. Parce qu’en cet instant, et plus que
jamais, ce dernier semblait au bord de la rupture mentale. Et Lou et moi avions
la mauvaise habitude de mourir d’inquiétude pour lui et son air de petit garçon
brisé.
— Comment tu t’es fait ça ? demanda Elouen en l’examinant.
Noah ne se déroba pas comme avec Zoé cette fois. J’avais honte qu’il ait pris
ma défense, parce que ça n’aurait jamais dû être nécessaire. Mais il se fichait
visiblement de sa blessure, comme s’il n’était plus à une brisure près, comme s’il
était déjà en morceaux.
— Romain a ouvert sa gueule au mauvais moment, articula-t-il d’un ton
faussement calme.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qu’elle aurait été mieux sous les roues de la voiture.
Face à moi, six jolies bouilles pâlirent. Celle de Zoé ne mit pas longtemps à
rougir. Des larmes de rage humidifièrent ses joues.
— Putain ! lâcha-t-elle avant de quitter la pièce.
Elouen se releva après avoir filé une petite tape sur le torse de Noah. Arthur
gardait méticuleusement un silence pensif. Joleen observait son père qui me
fixait. Elle se concentra néanmoins sur son petit-ami dès qu’il amorça un
mouvement pour revenir vers elle. Elle lui fit signe, et ils quittèrent la pièce à
leur tour. Noah les suivit, accompagné de Judith. Ne restait plus qu’Arthur.
Je tournai obstinément mon visage vers la fenêtre. Mieux valait me laisser
seule.
— Tu penses que c’est de ta faute, n’est-ce pas ?
Je pinçai les lèvres, puis acquiesçai. Mes paupières se fermèrent pour retenir
mes larmes, mais ça ne les força qu’à s’échapper de mes yeux.
— Je suis désolé.
— Désolé de quoi ? hoquetai-je.
— Que tu ne parviennes pas à voir que ce n’est pas de ta faute.
— Ta fille aurait pu se blesser pour ces conneries. Tu devrais être un peu plus
réprobateur que ça.
— Ce que je devrais être en tant que parent ne te concerne pas, Abby. Je te
confie ce que j’en pense. C’est dit. Tu n’as du contrôle que sur toi. Pas sur les
autres. Et ce n’est pas en changeant ton attitude qu’ils changeront. C’est en leur
assénant ce que tu es. On passe notre vie à se trouver, à être tout simplement.
Alors face à eux, sois. Et agis de tout ton être.
La voix avait été dure. Sèche. En contraste total avec la main qui caressa ma
joue puis dévala ma nuque. Elle en emporta la douleur, et je ne me rendis même
pas compte qu’il quittait la pièce. Sa présence persista puis s’évanouit comme un
souffle sur du verre.
***
Elouen et Joleen repassèrent pour me souhaiter une bonne soirée. Noah et Zoé
étaient portés disparus. Je parvins tout de même à convaincre mes parents de
rentrer à la maison et d’essayer de dormir. Je n’avais rien, après tout. Mais en
leur intimant de partir, j’avais juste envie de les retenir. La nuit en solitaire qui se
profilait était angoissante.
J’avais laissé la cannette d’ice tea se réchauffer sans la finir. Quand ils
m’eurent quittée et que le soleil se coucha, le silence s’abattit dans l’hôpital. Un
silence d’église, parsemé de chuchotements, de frottements d’étoffes. Parfois,
quelques bips résonnaient, et une voix s’élevait plus haut que les autres. En
fermant les yeux, je me trouvai désorientée, incapable de me sentir en sécurité
entre mes draps blancs. Tout m’attaquait. Les odeurs, les souvenirs, les sons
ténus, les rayons de lune découpés à travers le store.
Je bus avec le plus de calme possible le reste de la cannette. Mais mes gorgées
étaient nerveuses. Je froissai le métal entre mes doigts quand je l’eus terminée et
tentai de trouver le sommeil.
Je me tournai sur le côté, les mains jointes sous ma joue, les jambes repliées
contre moi. Ma respiration se fit plus laborieuse. J’allais partir pour toujours si je
m’endormais ici. J’avais eu peur. Peur de mourir. Peur de voir le fil de ma vie
tranché net. Tout ça à cause d’histoires que j’avais laissées de côté trop
longtemps. J’étais en colère. Contre moi et, à regret, contre mes parents.
Contre ce foutu silence à l’intérieur de moi, autour de moi. Ce vide que je ne
parvenais pas à combler.
Non. Pas un vide, un trop-plein. Le souvenir du saut en parachute me ramena
soudain sur Terre. Les sensations extraordinaires, encore imprimées dans mes
cellules, me forcèrent à inspirer une grande bouffée d’air. Je me concentrai sur ce
voile blanc, cette ouverture mentale intense quand j’avais senti mon corps être
expulsé de l’avion sans même voir le sol. Je l’avais fait, mon saut dans le vide.
J’avais franchi le pas. Accompagnée, enivrée par Arthur, certes, mais je l’avais
fait. Si j’avais affronté le vide une fois, je pouvais très bien recommencer.
Plusieurs minutes, je m’appliquai à faire rejaillir les sensations, jusqu’à ce que
des frissons me parcourent et que l’engourdissement se saisisse du bout de mes
doigts. Le sommeil me rafla. Pour la première fois depuis longtemps, je m’étais
endormie seule, dans le silence.
Chapitre 13
Le lendemain, je fus réveillée par de légers coups à la porte. La veste en cuir
de Papa était posée sur moi, signe qu’il avait déjà dû me rendre visite pendant
que je dormais encore. Je grognai, éblouie par la lumière du jour. À vue de nez,
il devait bien être midi passé.
Le battant s’ouvrit sur Charlotte. Elle triturait ses doigts entre eux, frêle à en
frôler le ridicule dans son sweat trop large.
— J’ai vu tout ce qui t’est arrivé hier, mais j’ai dû attendre que tes parents
partent manger pour entrer, expliqua-t-elle alors que je me relevais sur mon lit,
sidérée. Comment tu te sens ?
— Comme quelqu’un qui s’est fait percuter par une voiture et dont la mère,
qui l’a abandonnée à la naissance, vient prendre des nouvelles comme si c’était
la chose la plus normale du monde, articulai-je avec lenteur, le regard fixé sur
ses grands yeux.
C’était le seul détail vivace de sa silhouette. Dommage qu’ils étaient remplis
de larmes la plupart du temps. Ça rendait son faciès incroyablement triste et
sombre.
— Je comprends, je n’aurais pas dû venir, lança-t-elle en revenant sur ses pas.
— Attends. Attends une seconde, soupirai-je.
Je ne pouvais pas juste la laisser partir. Je ne savais même pas ce qu’elle me
voulait au final.
Charlotte se figea. Ma mère. Ma mère… Ma mère. Impensable. Pourtant, je
tendis la main vers elle. Et c’était important que je le fasse. En douceur, la
sienne, si fine, osseuse et froide, se logea dans la mienne.
— Tu sais bien que tu n’auras jamais auprès de moi la place que tu viens
réclamer. Tu as perdu ce droit il y a longtemps, et j’en suis désolée. Mais pour
toi. Pas pour moi. J’ai été élevée par les meilleurs parents que j’aurais pu avoir
et, quelque part, j’imagine que c’est grâce à toi, commençai-je, la voix lointaine.
Je ne savais pas pourquoi mon timbre avait pris ce pli calme alors que j’avais
été si agitée jusque-là. Mais ça sortait de mes tripes, avec une précision folle,
une force infernale.
— Tu as laissé un bébé, tu retrouves une adulte. Alors, en tant qu’adulte, je
veux bien t’accorder une place. Pas celle de mère, parce qu’elle n’est plus à
prendre depuis longtemps. Et que deux parents me suffisent amplement. Mais
j’aimerais… apprendre à te connaître. Toi, la vraie toi. Pas tes mensonges, pas la
drogue qui a dû parler à ta place, pas ta colère contre mes parents. Toi, juste toi
et ce que tu veux à partir de maintenant. Tu as fait un pas vers moi, j’en fais un
vers toi. Ne me force pas à reculer, s’il te plaît, d’accord ? Ne me… force pas.
Alors comprends bien que savoir ce que tu sais sur ma relation avec Arthur ne
t’avance à rien dans la mesure où tous les gens qui comptent pour moi le savent
et que le reste m’importe peu. Si tu essayes, de n’importe quelle manière, de
détruire ma famille, tu seras morte pour moi. Si j’entends une seule parole
déplacée sur l’un de mes parents, si tu essayes d’évincer l’un de mes pères…,
pareil. Est-ce que ça te semble possible ?
Des larmes grosses comme des billes roulaient sur ses joues. Et sa main serrait
compulsivement la mienne comme si elle était incapable de me lâcher. Au bout
d’une minute, elle cessa de me fixer, renifla et hocha la tête.
— Oui, bien sûr. Merci…, souffla-t-elle. Je vais y aller, alors. Je te laisse mon
numéro, tu veux bien ?
J’acquiesçai avec un sourire faible, et elle déposa un petit bout de papier sur
ma table de nuit. Elle allait me retirer ses doigts, mais je la retins. En douceur,
pour ne pas la casser, je l’attirai plus près de moi. Avec délicatesse, je posai mes
lèvres sur le dos de sa main, les yeux clos. Sous la pulpe de mon index,
immobilisée sur son poignet, son pouls battit plus fort. Je murmurai :
— Merci de m’avoir donné la vie, malgré tout.
Puis je le relâchai. Elle resta un moment à me fixer. Puis elle recula jusqu’à la
porte et la referma avec précaution, comme un tout petit fantôme. Mon Casper
personnel, qui m’attendrissait bien malgré moi.
Je ne bougeai pas pendant quelques minutes. Mais je respirais enfin. Quelque
chose se décoinça au niveau de mon sternum. La sensation fut de courte durée
puisque mes parents débarquèrent en hâte dans la chambre.
— Comment tu te sens, Abby ? On n’a pas eu le cœur de te réveiller et on a…
eh bien, on vient de voir Charlotte sur le parking, commença Papa, les sourcils
froncés.
— Elle est venue me voir, oui.
Ils échangèrent un regard lourd et Dad se tourna vers la fenêtre.
— Qu’est-ce que… enfin, est-ce qu’elle a un comportement… douteux ?
demanda Papa, sans trop sembler savoir comment aborder les choses ni la limite
de ce qu’il pouvait nous interdire, à elle ou à moi.
— Non. Je lui ai fait comprendre quelle place elle occuperait dans ma vie. Pas
dans ma famille, elle n’en fait pas partie. Et je n’ai pas besoin d’une mère qui
m’a abandonnée. Mais… je veux bien apprendre qui elle est. Je veux bien la voir
de temps en temps, comprendre de qui je suis issue.
Papa se frotta la barbe d’une main, complètement retourné. Sans prévenir, il
quitta la pièce. Je me levai de mon lit et approchai de Dad, qui fixait toujours le
parking depuis la fenêtre. Mes doigts survolèrent un instant son épaule avant de
s’y poser.
— Ne le prends pas mal. Ne le prends jamais mal.
— Je ne le prends pas mal. Je peux te parler honnêtement ?
— Toujours, Dad.
Il hésita, chercha ses mots, sembla envisager un grand discours dont Papa était
le spécialiste. Puis il se ravisa, ses lèvres se plissèrent puis s’adoucirent en un
sourire tendre, comme s’il avait enfin trouvé quelque chose en lui.
— Je ne t’aurais pas aimée davantage si tu avais été de mon sang, souffla-t-il.
Et ces quelques mots suffirent. Ils me transmettaient son amour et l’inconfort
de sa situation sans légitimité légale sur moi. Je savais qu’il avait craint toute sa
vie que nous soyons séparés, que je lui sois arrachée. Je n’étais pas de lui, pas à
lui, et je lui échappais. Il s’était toujours attendu à devoir se retirer un jour, à ne
devenir qu’un figurant de mon éducation, face au sacro-saint modèle familial
qu’on forçait dans nos crânes. Tout ce qu’il m’avait offert ne suffirait jamais
pour ceux qui nous jugeaient.
Par le silence fragile qui suivit, il me donnait enfin l’impulsion qui me
manquait pour devenir adulte. Il ne me faisait pas la morale, il déconstruisait son
image de père en quelques mots afin que je ne voie plus que l’homme. Je
rencontrais mon père, une deuxième fois. Et je me rendis bien compte de ma
chance alors qu’il fuyait mon regard.
Je ne savais même pas quoi lui répondre. Parce que je ne savais pas comment
le convaincre. Je ne trouverai jamais les mots. Alors, mes mains sur ses épaules,
je le tournai vers moi. Je saisis son visage en coupe, me hissai sur la pointe des
pieds et embrassai son front. Cet unique geste affectueux qu’il avait eu à maintes
reprises pour moi, afin de me rassurer, me montrer qu’il était là, qu’il
m’aimait… c’était à mon tour de le lui donner. Je m’attardai avec force puis
l’attirai dans une étreinte à laquelle je ne m’abandonnais pas pour une fois, dans
laquelle c’était moi l’ancre.
— Je ne sais pas comment te faire comprendre que je t’aime de tout mon
cœur. Alors, il va falloir que tu me croies sur parole, murmurai-je.
Il me tint à peine serrée contre lui, de peur de me blesser.
— … sinon je peux te trouver un tee-shirt avec une inscription type « Le
meilleur père du monde ». Mais ça ferait des jaloux. Et « La meilleure mère du
monde », ce serait déplacé, non ? plaisantai-je.
Il émit un rire contre mes cheveux, puis m’écarta de lui. J’entendis un discret
raclement de gorge. À la porte, Papa s’était appuyé contre le chambranle et nous
observait, l’œil brillant. Il ressemblait à un peintre qui avait enfin posé le coup
de pinceau final sur un chef d’œuvre. On était un chef d’œuvre, parcouru de
craquelures peut-être, mais on tenait la route.
***
Je sortis de l’hôpital dans l’après-midi, et ma longue semaine commença. Je
gagnai plusieurs séances chez le kiné, qui s’attela à me remettre le bassin en
place et traiter mon léger lumbago. Je passai un temps fou à lire, mais Dad était
déjà sur mon dos concernant le bac. L’avantage restait qu’en faisant mine de
ficher ma philo, je pouvais toujours écrire. À intervalles réguliers, sa tête
grognonne apparaissait dans l’encadrement de la porte. Papa l’embêtait sans
arrêt, sans doute pour s’empêcher de me coller toute la sainte journée. Je
préférais qu’il le fasse avec quelqu’un que ça ne dérangeait pas. Moi, je n’aurais
jamais la force de répondre trois mille fois à « Tu te sens bien ? » dans un laps de
temps réduit.
J’avais eu tous les Costigan au téléphone presque tous les jours, surtout Tess,
ma cousine, qui s’inquiétait énormément et se languissait de mon arrivée en
Irlande.
Mon portable était chargé de SMS de Zoé, Judith, Axel, Vadim, et Noah.
Joleen et Elouen étaient passés me voir souvent. Le comportement de Joleen
devenait déstabilisant. Elle me parlait de son père et testait encore mes réactions,
mais de manière moins violente. Quelque chose la tracassait, mais elle ne disait
rien, et Lou paraissait aussi perplexe que moi.
Je n’osais pas lui révéler que je savais que Louis Orel et Arthur Valverde
n’étaient qu’une seule et même personne. Il me manquait atrocement. J’avais
l’impression de ne pas l’avoir vu depuis des semaines. Je n’avais pas vécu de
période de sevrage pendant laquelle le manque aurait été vif au début avant de
s’atténuer par la suite, au contraire, il occupait de plus en plus mes pensées, son
absence devenait insupportable. Pire, son nom démangeait mes lèvres dans
chaque conversation et je craignais à tout moment de faire un lapsus.
Heureusement, je continuais à correspondre avec lui via son mail d’auteur par
lequel il me faisait parvenir les cours de littérature. J’eus également la surprise
de recevoir la version corrigée du dernier tome de sa saga. Je faillis m’évanouir
en ouvrant le document. J’hyperventilai même un coup dans ma chambre. Il
l’avait mis en page exprès pour que ma liseuse me permette un certain confort de
lecture. Résultat, je passai une nuit blanche dessus.
Par le biais de Joleen, je recevais le reste des cours. Elle en profitait pour me
raconter les potins du lycée. Le renvoi d’Ophélie avait fait du bruit et je
redoutais le moment où elle diffuserait la photo. Romain était revenu, mais se
faisait tout petit. Cependant, Noah ne s’était pas montré et cette absence de
nouvelles me nouait le ventre.
Joleen m’invita à passer une nuit chez elle, le surlendemain. Dad tiqua quand
je lui demandai l’autorisation, mais Papa avait déjà accepté avec son entrain
habituel. Il se proposa même de m’emmener, en s’enquérant de mon état. Et je
n’étais pas en forme. Mais je m’en fichais, je ne supportais plus d’errer seule
dans mon petit cerveau pernicieux.
Chapitre 14
Le soir même, j’appelai Noah. Il décrocha à la première sonnerie.
— Abby ? C’est drôle que tu appelles je voulais justement… Je voulais passer.
Enfin, j’étais resté chez Lou jusque-là. Je suis revenu aujourd’hui chez mes
parents, mais ils ont moyennement apprécié que j’aie le nez cassé. Alors je…
— Tu veux venir dormir à la maison ? anticipai-je avant de pouvoir me
retenir.
— Ce serait sympa. Je ne voudrais pas plus empiéter chez Elouen, et je me
sens pas très à l’aise d’aller chez Zoé. Mais c’est… enfin, non, oublie, c’est
déplacé de te demander ça. Je suis désolé, oublie, vraiment.
— Non, non. Juste… Enfin, viens, ça ne me dérange pas, Noah. Où est-ce que
tu es ?
— Pas très loin, je suis parti à pied de chez moi. Je suis passé sur le ponton,
j’ai écouté les trains passer, et ça m’a fait du bien. J’arrive dans pas très
longtemps en tout cas.
Je raccrochai et descendis prévenir mes parents. Dad était étalé de tout son
long dans le canapé, en train de lire un journal, la tête sur les cuisses de Papa qui
somnolait. Tous les deux ne devaient pas beaucoup dormir en ce moment.
— Noah vient dormir ici ce soir, lançai-je d’un ton innocent.
Ça eut le mérite de réveiller Papa. Au moins, maintenant, je comprenais
pourquoi il avait su comment sortir Noah de sa crise. Je comprenais également la
conversation qu’il avait eue avec Dad. Son regard sur moi, aussi.
— Pas de problème. Y’a des restes dans le frigo, vous vous débrouillerez ?
— Bien sûr ! m’exclamai-je alors que la sonnette retentissait.
Je me dirigeai vers le hall avec la lenteur d’une petite vieille. Mon corps était
encore incroyablement douloureux, comme si j’avais couru un fichu marathon
sans entraînement. La porte dévoila Noah, les mains dans les poches, les épaules
voûtées, mais souriant. Il était vêtu d’un gros pull et d’un bonnet qui lui
mangeait la moitié du crâne. Il n’était équipé que d’un sac à dos et… de sa
guitare. Mon visage s’éclaira, il avait repris. Et Noah qui reprenait la musique,
c’était au-delà d’un bon signe : c’était un cadeau des dieux.
Un an auparavant, nous passions notre temps à trouver des chansons qu’il
pourrait jouer et chanter.
J’étais si heureuse de le voir reprendre quelques couleurs. Elouen avait dû
s’atteler lui remonter le moral ces derniers jours. Et Elouen avait toujours fait
des miracles. Joleen n’y était sans doute pas étrangère. Je comprenais bien
qu’elle se sentait proche de Noah d’une manière particulière. De la même
manière que Papa projetait en lui sa propre histoire.
— Rentre, mets-toi au chaud, l’invitai-je en lui dérobant son sac alors qu’il
luttait sans conviction pour m’en empêcher.
Il quitta ses chaussures et, tout timide, passa la tête dans le salon. Il salua mes
parents, qui le lui rendirent chaleureusement. Puis, il me suivit à l’étage en
tentant en vain de me reprendre son sac. Son jean baggy et son pull épais
cachaient la maigreur inquiétante qu’il avait atteinte. Je l’observai sortir sa
guitare et s’installer en tailleur sur mon lit. Je fermai la porte et le rejoignis.
Je l’écoutai me parler de ses quelques jours chez Elouen, des films qu’ils
avaient regardés, des conversations qu’ils avaient eues, tandis qu’il accordait sa
guitare à l’oreille.
Puis il marmonna une chanson de 4 non Blondes, « what’s going on ».
Emportée par la mélodie, sa voix se fit de plus en plus claire. L’entendre chanter
m’avait toujours fascinée. S’il avait voulu, j’étais certaine qu’il aurait pu percer.
Il avait un timbre tellement brisé, à fleur de peau.
— « Hey now » pour moi, s’il te plaît, demandai-je, les mains jointes en une
prière.
C’était notre préférée. La première qu’il avait apprise à la guitare il y a
maintenant plus de dix ans. La vieille mélodie de Paul Young nous avait tenus à
la gorge plusieurs fois. Je ne comptais plus le nombre d’heures où nous nous
étions égosillés dessus.
Quand il posa la première note, je faillis fondre en larmes. Encore. Il avait les
paupières closes et ses doigts parcouraient les cordes avec une adresse
incroyable. Il vivait chaque chose qu’il chantait, il les chargeait d’une vibration
unique, de ses propres cassures. Le refrain me saisit, et il ouvrit les yeux à temps
pour me voir pleurer en silence. Il reprenait enfin vie, en douceur, comme un
arbre qui fleurissait de nouveau alors qu’on l’avait cru mort. Il signait là sa
renaissance, au moment où je m’étais résignée à mon impuissance.
Il relâcha sa guitare quand il termina, puis posa les mains sur ses genoux et me
fixa.
— J’ai décidé d’arrêter. La drogue, mes conneries, tout. J’ai pris rendez-vous
avec une psychologue dans un centre pour jeunes. C’est grâce à ton père. Il a
décroché à chacun de mes appels pour m’y orienter…
Papa ne m’en avait pas parlé. Et je comprenais pourquoi il ne l’avait pas fait.
J’aurais sans doute tout fait foirer dans une tempête d’inquiétude.
— Mais c’est aussi grâce à Elouen et toi. Même Joleen et Zoé.
— Je suis… Noah, c’est génial pour toi, articulai-je difficilement tant
l’émotion se coinçait à mi-chemin entre mon ventre noué et ma bouche.
— Je crois que… Je ne sais pas. J’ai eu une sorte de déclic quand je t’ai vue
basculer sur la route, quand j’ai vu Zoé et Joleen sauter sur Ophélie. Et quand tu
m’as retenu. À ce moment-là, je n’étais plus le seul à devoir me mettre une
barrière, parce que j’avais tes bras qui me ceinturaient. Et t’étais solide. Même
blessée, t’étais campée sur tes deux pieds. Et j’aurais voulu être celui qui
ceinturait, celui qui avait assez de force à revendre pour retenir les autres quand
c’est nécessaire, tu comprends ?
J’acquiesçai sans saisir. Mais peu importait les raisons, je voulais qu’il le fasse
pour lui. Je voulais le voir s’en sortir, être heureux, recracher l’air vicié de ses
parents et inspirer une bouffée nouvelle.
— Donc, je ne dis pas que tout sera facile à partir de maintenant, mais je suis
déterminé à faire en sorte que tout aille bien. Et je m’excuse pour mon
comportement avec toi, c’était juste minable. Je ne serais jamais allé bien loin, tu
le sais. Mais j’en avais marre de te voir tout subir, y compris moi. Alors je
croyais… Je croyais pouvoir te dégoûter et t’éloigner. Enfin, tu vois, encore des
conneries.
— Noah, c’est pardonné, tu le sais. Et il n’y avait pas mort d’homme…
— Pas besoin d’en arriver à la mort pour que ce soit grave, Abby. Accepte
mes excuses, lucides et sincères.
— Évidemment que je les accepte ! Mais je te jure que ce n’était pas nécess…
Avant que j’aie pu terminer, je me retrouvai engouffrée dans une étreinte qui
me coupa le souffle. Ses bras, même menus, semblaient avoir regagné un peu de
leur force. Il était plus présent dans son corps, moins évanescent.
— Lou m’a mis en contact avec son cousin, Virgile.
— Attends… LE Virgile ? demandai-je, excitée comme une puce.
Une partie de la famille d’Elouen vivait aux USA. La mère de Lou y avait
grandi et sa sœur y était restée. Elles n’étaient pas en bons termes, radicalement
différentes, mais Lou adorait ses deux cousins américains. L’un d’eux faisait
partie d’un groupe en vogue devenu incontournable les dernières années. Noah
et moi avions été fans bien avant que Lou nous avoue connaître l’identité des
musiciens pourtant dissimulés sous des masques.
— Oui, LE Virgile, confirma-t-il avec un grand sourire. Il va le voir pendant
les vacances, il veut profiter de ses cousins et m’emmener. Il avait envoyé une
démo à Virgile et il a trouvé qu’on pouvait faire quelque chose de moi, alors… il
est d’accord pour m’apprendre ce qu’il sait faire, et pourquoi pas tenter de me
propulser un peu ou m’aider à faire quelques arrangements.
— Noah… mais ce serait super ! Je suis tellement contente pour toi !
Il rayonnait enfin.
Sa compagnie me fit un bien fou. J’avais perdu toute méfiance. Il riait,
chantait fort, commentait les films et échafaudait des scénarios bidon avec moi
tout en se goinfrant de chips.
Puis j’écoutai ses angoisses et répondis à voix basse jusqu’à ce qu’il
s’endorme.
Malgré sa présence, je n’arrivais pas à oublier Arthur. Il ne voulait pas sortir
de ma tête, hantait mes pas et me collait à la peau. Quand Noah partit, ce fait me
percuta bien plus fort, comme si j’avais à peine su le mettre en veille le temps de
profiter de mon ami.
Paradoxalement, j’en venais à espérer que seule Joleen serait présente chez
eux ce soir. Mon vœu fut malheureusement exaucé. Quand j’arrivai chez elle, je
remarquai, à la fois déçue et soulagée, que sa voiture n’était pas là. Jo sortit
comme un boulet de canon pour m’accueillir avec son entrain habituel. Elle se
retint néanmoins de me serrer contre elle, par crainte de me blesser.
— Ne t’en fais pas, je suis totalement remise, la rassurai-je. Juste quelques
courbatures qui traînent.
Elle me scruta puis m’attira solidement à elle. Je souris dans son dos avant de
la suivre jusqu’à sa chambre, où je déposai mon maigre sac de vêtements.
Le visage de Joleen se détendit au fur et à mesure de nos discussions alors que
le bilan dressé ne semblait plus si mauvais. Plus d’Ophélie, Noah en forme… On
ne s’en sortait pas si mal.
Je réalisai que je ne lui avais pas même annoncé le retour de ma mère.
Personne n’était au courant, aucun de mes amis du moins. Arthur avait juste été
là au mauvais moment. Ou peut-être cela avait-il été exactement le bon. Je
contournai le sujet, jugeant que glisser vers une conversation dans laquelle le
nom de son père pouvait surgir serait indélicat. Je l’écoutai me parler de ce
qu’elle souhaitait faire après le bac, de son désir de retourner à la Réunion. Elle
avait du mal à savoir comment l’annoncer à Lou, et je ne pouvais pas l’aider.
— Dis-le-lui simplement, suggérai-je.
— Tu crois que ça peut se dire simplement ce genre de trucs ? Je te jure,
quand je suis arrivée ici, j’étais tellement en miettes que je n’aurais jamais songé
rencontrer si vite un gars bien. Et encore moins en tomber amoureuse. C’était
pas le meilleur timing.
— C’est rarement le bon timing…, commentai-je.
Elle me jeta un regard lourd de sens que j’ignorai. Il y eut un bref silence.
— C’est ton choix, Joleen. Mais il ne serait peut-être pas contre l’idée de
t’accompagner, tu sais. Si tu l’appâtes avec des plantes, peut-être que…,
plaisantai-je.
Elle me lança un oreiller en pleine face, je le calai sur mes genoux et appuyai
mes coudes dessus afin de nicher mon menton entre mes mains.
— Et toi, tu pars vraiment ? On se verra encore, tu crois ?
— Pendant un an, ça risque d’être délicat, je suis désolée, murmurai-je.
Sa bouche prit un pli triste, et je me rendis compte du détachement que j’avais
gagné. Pas parce que mes amis ne me manqueraient pas, mais parce que je savais
au fond de moi que je les retrouverais. Je le savais si fort que les quitter ne me
faisait plus aussi peur.
— Je t’écrirai ! C’est promis ! ajoutai-je.
— À l’ancienne ? releva-t-elle avec un grand sourire.
— À l’ancienne ou façon moderne, c’est comme tu veux ! On s’appellera
souvent. Tu sais, je ne te laisserai pas filer comme ça, crois-moi. Je suis un vrai
poulpe de l’amitié, avec les tentacules et tout le bazar ! Et puis tu pourrais passer
pendant n’importe quelles vacances ? Tess, ma cousine, serait ravie de te
rencontrer, je lui parle si souvent de toi…
Ses yeux brillaient, et elle se contenta d’un sourire pour toute réponse. Nous
ne nous perdrions pas. Nous nous étions bien trop trouvées.
Elle insista pour faire un portrait de moi, afin que je garde un souvenir d’elle,
alors que j’aurais préféré garder un portrait d’elle. Se voir à travers la vision
d’un artiste était toujours une expérience désagréable pour quiconque se sentait
comme un simple habitant de son corps, comme un mensonge enrobé de chair
humaine. Je songeai qu’Albrecht n’avait sûrement pas eu ce problème, vu les
autoportraits qu’il avait réalisés. À moins qu’il ait absolument tenu à contempler
le mensonge que son propre portrait lui renvoyait.
Elle nous guida jusqu’au jardin, et mon attention fut encore une fois attirée par
la porte du clos. Joleen saisit mon intérêt.
— La clef que mon père garde autour du cou ouvre le clos et la pièce louche,
tu te souviens ? J’ai déjà essayé de grimper le muret du clos, mais c’est
totalement mort pour le franchir. Enfin, un jour, je finirai par savoir. En
attendant, ça me fait un joli fond avec le lierre, donc si tu pouvais juste t’appuyer
contre la porte. Voilà, prends une posture détendue et naturelle que tu pourras
tenir.
En soi, ce n’était pas compliqué vu ma tendance à me perdre dans mes
pensées. Mais savoir que quelqu’un me scrutait en train de le faire, c’était
comme me montrer nue à une foule.
— Voilà, tourne un peu la tête, m’indiqua-t-elle, son crayon tendu devant elle
pour prendre quelques mesures.
Une heure plus tard, la voiture d’Arthur se gara dans la cour. Il ne nous
aperçut pas tout de suite et farfouilla dans son coffre. Ce n’est qu’au bout de
quelques secondes, lorsqu’il verrouilla son véhicule, que son regard m’accrocha,
puis caressa la porte du clos avec un froncement de sourcils. Il nous salua d’un
signe de la main, que je lui rendis vaguement. Joleen râla à cause de mon
mouvement inopportun, et je ne bougeai presque plus jusqu’à ce qu’elle ait
esquissé un croquis qui la satisfaisait et qu’elle n’aurait plus qu’à retoucher et
colorer. Bien entendu, je n’obtins même pas le droit d’y jeter un coup d’œil.
Quand nous rentrâmes, Arthur s’était apparemment isolé dans son bureau
duquel s’élevait une musique douce. Joleen me toisait, tentant de déceler
n’importe quel changement d’expression chez moi. Je me forçai à rester la plus
neutre possible et la suivis dans sa chambre. Elle s’appliqua sur son dessin,
attelée à son bureau tout en discutant avec moi jusqu’à pas d’heure. Nous nous
interrompîmes à peine pour un repas avant de regagner la pièce à l’ambiance
apaisée.
Seule la petite lampe de travail éclairait l’endroit d’une lueur tamisée. Le
frottement des crayons sur le papier était apaisant. Je commençai peu à peu à
piquer du nez, jusqu’à me rouler en boule sur son lit, dans mon pyjama à
l’effigie de Captain America.
Quand Jo étouffa son douzième bâillement, elle se tourna vers moi.
— Je crois qu’on ferait mieux de choisir un film et de s’endormir devant, t’en
penses quoi ?
— Je te laisse le choix du film !
Elle partit fouiller ses DVD et y inséra un film quelconque au générique
duquel je succombai au sommeil.
***
Sans raison particulière apparente, je m’éveillai quelques heures plus tard.
Joleen dormait à poings fermés, ronflant sur son oreiller.
Je me levai et aperçus vaguement dans le miroir mes cheveux ébouriffés et
mes yeux bouffis. Le pas mal assuré, je me traînai hors de la chambre puis dans
le couloir sombre jusqu’à la cuisine. Là-bas, je saisis le verre que Joleen avait
laissé sorti au cas où l’une de nous aurait soif après les fajitas ultras pimentées
que nous avions dévorées. Ce qui avait été plus que malin. Je remplis mon verre
d’eau sans conviction. Je fis dos à l’évier pour le boire, y trouvant un appui très
convenable.
Mon regard balaya le salon exposé à une belle nuit par la large baie vitrée face
au canapé. Plus je l’observais, plus le jardin me faisait l’effet d’un lieu enchanté
avec son chemin de lanternes, ses petites dalles vieillies et la porte close du…
Une seconde. La porte était ouverte, une pâle lumière en filtrait, comme une
discrète invitation. Je vérifiai que j’étais bien seule dans la pièce puis serrai mon
verre d’eau entre mes mains. J’étais trop curieuse, bien trop curieuse.
Dès que j’eus reposé mon verre, je me dirigeai vers la baie vitrée. Elle était
entrouverte, et je n’eus qu’à la pousser un chouïa pour passer. Je refermai
derrière moi et n’osai plus me retourner.
Un coup de vent fit frémir quelques arbres tout proches, les fit gémir. Mon
corps se raidit. Pendant un instant, j’avais oublié que j’étais une trouillarde. Joli,
Abby.
Je tirai sur mon pyjama pour me donner une contenance puis me retournai. Je
me retrouvai face au chemin féérique où quelques rosiers attendaient de fleurir.
Des petits monticules de pierres, comme des formations naturelles, faisaient
office d’étranges sculptures dans le jardin. Toutes les silhouettes mouvantes de la
nuit me terrifiaient… mais je les ignorai et avançai.
Mon pied nu rencontra la première dalle du sentier. Profitant de mon élan, je
bondis d’un pas léger de pierre en pierre.
Je m’arrêtai devant la porte entrouverte. Était-ce Arthur ? Je n’avais même pas
vérifié. Et si c’était un malade venu visiter les lieux. Ou pire ? Un genre de
fantôme ? Une dame blanche, peut-être ? Ce n’était pas la Bretagne qui manquait
de légendes, et je commençais à égarer mon esprit en théories tordues.
Mon corps, lui, agit sans mon consentement : ma paume poussa la porte faite
d’un bois épais, travaillé davantage par la main du Temps que par celle de
l’Homme. Le muret autour était haut et n’en dépassait qu’un lierre verdoyant et
des rosiers à en perdre la tête.
Je pris une profonde inspiration puis avançai, souhaitant que mes pas soient si
légers qu’ils n’aplanissent pas même l’herbe humide de rosée.
Mais je me figeai à l’entrée, le souffle coupé, frappée par la beauté de
l’endroit. Les larmes me montèrent aux yeux, floutèrent le décor en ruines qui
avait enflammé mon imaginaire.
C’était la demeure à ciel ouvert d’une statue allongée sur un large rocher,
fondue à la pierre, comme assoupie, ou peut-être tout juste morte. Son bras
délassé était emmêlé des cheveux qui dévalaient jusqu’aux plantes qui
attaquaient son repos. Une autre main pendait dans le vide, comme tendue vers
toute personne qui franchirait la porte du clos. Moi.
L’émotion qui s’en dégageait, une tristesse heureuse, une douleur désirée…
Un pas de plus me permit de remarquer qu’il ne s’agissait pas d’un simple socle
de pierre, mais des décombres d’un vieux puits. Partout, des plantes aromatiques
répandaient leur parfum envoûtant. D’autres statues moins entretenues étaient
dévorées de mousses, travaillées par une lente érosion. La configuration du lieu
laissait deviner qu’il avait été un temps où quelqu’un s’occupait de l’endroit et
chérissait ces êtres de pierre comme des humains.
Une mélancolie sans précédent m’agrippa à la lueur des lanternes positionnées
en un cercle serré autour du puits. Alors, seulement, je trouvai Arthur, retranché
dans l’ombre d’une statue, le regard acéré.
— Je… pardon… Je ne voulais pas…, tentai-je de me justifier en reculant.
— Ne pars pas, Abby. Viens t’asseoir.
L’invitation me força à effectuer quelques pas de plus en arrière. D’une
certaine façon, j’avais l’impression qu’il m’avait attendue. Mais c’était un pied
dans son monde que je n’étais pas certaine d’être prête à faire. Pas parce que je
ne saurais pas le gérer, mais parce que lui, qui ne s’ouvrait que si peu, comment
le gérerait-il ?
Et je savais, dans la manière dont je me sentis fondre dans son humeur, que je
ne pourrais jamais le quitter même si je tentais de fuir. Aspirée dans un futur où
ses yeux absents me tourmenteraient, je retins un souffle étranglé.
— Le bonheur négatif…, murmura-t-il, de nouveau assis sur le banc où il
avait abandonné un plaid, ses lunettes, un livre et une tasse de thé.
— Pardon… ? relevai-je.
Il sembla surpris d’avoir parlé à voix haute.
— Oh, c’est un sentiment difficile à saisir par des mots. C’est ce que je
ressens ici et c’est ce que tu ressens aussi…
Il remit ses lunettes un bref instant pour me dévisager.
— … si j’en crois l’expression sur ton visage.
Je tentai de me ressaisir et avançai, consciente que je ne pourrais plus reculer.
Je ne le rejoignis pas tout de suite et m’approchai de la jeune endormie.
— C’est, par exemple, cette mélancolie délectable qui nous prend face à des
ruines, symboles de temps révolus laissés à l’abandon et voués à l’oubli. C’est le
constat de l’emprise du temps sur les Hommes, de leur aspect si éphémère
devant la grandeur d’une nature qui reprend toujours ses droits. Un combat de
l’art humain contre l’art naturel. Un combat perdu d’avance. Pour le dire plus
simplement, c’est aussi ce sentiment qui nous saisit lorsqu’une tempête éclate et
que nous sommes à l’abri. La nature se déchaîne, et nous sommes hors de sa
portée, juste témoins de son effet sur le monde des hommes. Nous nous fondons
dans l’illusion de la sécurité pour laisser notre imaginaire vagabonder sur la
destruction des nôtres. Le bonheur négatif. Drôle de sentiment, n’est-ce pas ?
ajouta-t-il à voix basse, comme pour ne pas briser le sommeil de la dormeuse.
Drôle ? Non. Voluptueux, oui. Ma main ne put s’empêcher de partir à la
rencontre de la pierre rugueuse qui composait sa chevelure d’apparence pourtant
si douce. Encore une fois, ces mots avaient su chatouiller la bonne corde et
quelque chose en moi chantait. C’était comme un écho qui aurait rempli la statue
en fer blanc que je me croyais devenir parfois. Avec Arthur, j’étais. J’existais.
C’était grisant. Et inquiétant. Parce que je ne voulais pas me sentir mourir quand
l’heure viendrait de partir.
— Tu es réellement un enfant de Saturne, murmurai-je en tournant peu à peu
la tête vers lui alors que mes yeux s’accrochaient toujours à la jeune fille
assoupie.
— J’en ai la pesanteur d’humeur caractéristique. C’est du plomb dans l’âme,
lâcha-t-il, amer.
Je regrettai mes paroles, mais je ne pouvais pas les faire oublier. Il avait tout
d’un rejeton de la Mélancolie elle-même, assis là au milieu de ce jardin secret
duquel il m’avait ouvert la porte.
Je ne saurais jamais lui arracher cette nostalgie. Je ne pouvais que l’éprouver
si puissamment que j’en frissonnais.
— Il s’agit de Dahut, la princesse de l’île d’Ys.
Je connaissais bien la légende d’Ys. Une légende bretonne sur une ville
engloutie, punie pour ses pêchés. Et surtout pour ceux de sa princesse.
— Certaines légendes disent qu’elle s’est noyée, d’autres qu’elle est devenue
une sirène. Enfant, j’ai cru qu’elle avait fui l’eau, s’était réfugiée dans les terres
et était venue mourir sur ce puits. Sa beauté aurait ainsi été immortalisée, comme
en sommeil. Elle me terrifiait. Je craignais à tout instant qu’elle ne se relève.
— Qui a bâti ce jardin ?
— Mon père l’a remis en état à son arrivée ici. Il n’y avait que des ruines de la
ferme et une sorte de petit bosquet fouillis à la place du jardin. Il a eu la surprise
de trouver d’autres ruines en déblayant les arbres : ce clos laissé à l’abandon.
Seul le puits avait tenu, ainsi que cette mystérieuse statue. On ignore qui vivait là
avant et c’est aussi ce qui fait le charme de l’endroit. J’y ai passé beaucoup de
temps avec mon père et je suis assez réticent à l’idée que Joleen y passe du
temps avec moi. J’ai toujours préféré que cet endroit reste secret… jusqu’à
aujourd’hui.
— Incroyable, chuchotai-je en le rejoignant.
Il remit ses lunettes sur son nez et récupéra son livre pour me faire une place.
Prudente, je m’assis, les poings serrés sur mes cuisses, consciente de notre
proximité. Soudain, ses doigts saisirent ma main et présentèrent ma paume au
ciel. Un objet en métal, chauffé par sa peau, y fut déposé avec une hésitation
angoissante. Sa clef. Celle qu’il ne quittait jamais et portait autour du cou.
Stupéfaite, je tournai mon visage vers lui et c’était le sien qui s’était déjà
détourné. J’étais terrifiée de ce qu’il me confiait. Il me demandait d’entrer là où
je supposais que personne d’autre que lui n’avait mis un pied.
Je me relevai avec précaution, tentant un dernier coup d’œil pour être certaine
que c’était bien ce qu’il souhaitait. Était-ce ce que moi, je voulais ? Faire un pas
de plus, m’enfoncer dans le dédale de sa psyché pour n’en plus revenir ? Je
serrai mon poing, la clef comme un fil d’Ariane qui condamnait autant qu’il
sauvait.
Quelques secondes plus tard, je m’arrachai à l’ambiance du clos, à la lumière
des lanternes et au regard d’Arthur. Devant moi, sa maison me parut moins
accueillante, moins silencieuse, comme bruissant de secrets qui n’attendaient
plus qu’une oreille attentive. Je songeai à Joleen qui dormait et ignorait tout de
cette pièce. J’ouvris la baie vitrée avec toute la délicatesse du monde pour me
diriger vers le couloir. Je m’arrêtai devant la porte vieillie. Comme s’il s’agissait
là d’un vestige ancien conservé au beau milieu d’une modernité savamment
contrôlée.
Une autre hésitation me saisit. Était-ce un test ? Devais-je trouver la force de
tourner les talons et surmonter ma curiosité qui dépassait de loin le sentiment
inquiétant que cela scellerait notre relation. Mais je savais que c’était là la pièce
manquante à ce puzzle que représentait Arthur Valverde. C’était le code source
qui me permettrait de décrypter toutes ces attitudes étranges qu’il adoptait.
Sans que je ne réalise, la clef était déjà entrée dans la serrure et l’avait
déverrouillée. J’actionnai la poignée puis poussai à peine la porte qui s’ouvrit
dans un grincement atroce. Je fus surprise de ne pas me retrouver plongée dans
l’obscurité. Plusieurs candélabres accrochés à des murs en pierre ancienne
éclairaient l’endroit, projetaient d’inquiétantes ombres vacillantes. De la cire
avait coulé le long des chandelles jusqu’à goutter au sol en petites flaques
durcies.
J’avançai de quelques pas dans la pièce. Partout des cadres et des photos que
le temps n’avait pas épargnées me donnaient l’impression persistante d’être
observée. Les meubles en bois foncé étaient couverts de lettres anciennes, de
carnets, de cartouches de cigares, de clichés… Un petit lit d’enfant se trouvait
près d’un mur, défait comme si quelqu’un avait dormi dedans la veille. Quelques
vieux ours en peluche y traînaient, ternis par les décennies.
Au centre de la pièce, une seule et unique chaise trônait, couverte de poussière
et tachée de quelque chose que je n’identifiai pas tout de suite. Au pied de celle-
ci, la même substance avait laissé une trace que le temps n’avait pas réussi à
effacer. Je ne réalisai ce que c’était que lorsque je m’approchai du seul mur
dépourvu de photos, taché lui aussi.
Un hoquet m’échappa quand je compris. Et j’en compris tellement. Trop à la
fois. Je reculai, manquant de tomber sur la chaise, et me retins de ne pas hurler
pour me remettre les idées d’aplomb. Je ne pouvais détacher mes yeux de
l’endroit où le père d’Arthur s’était donné la mort et qui avait été conservé
comme un reliquat. Je n’étais pas dans une simple pièce, j’étais dans un véritable
mausolée. Un temple morbide du souvenir. Je voulus m’enfuir à reculons, mais
percutai quelqu’un à l’entrée. Deux mains solides se posèrent sur mes épaules.
J’aurais dû me douter qu’il m’avait suivie.
— Tu voulais savoir, Abby, chuchota-t-il à mon oreille avec un cynisme qui
me fit pâlir. Je vois que tu as compris. C’était ma chambre. Je dormais quand
mon père s’est fait sauter la cervelle juste ici.
Il pointa du doigt cette chaise qui n’aurait dû servir qu’à raconter des contes
doux à un enfant avide d’histoires.
— T-tu as dressé un sanctuaire… Mais Arthur, c’est de l’ordre de l’obsession
là…, bredouillai-je.
Il me força à avancer et, d’une main, referma la porte de la chambre.
— Je sais ! Tu crois vraiment que je l’ignore ? Mais je n’arrive pas à… Quand
je ferme les yeux, dans la nuit, je… J’entends encore… toutes les nuits. Tu n’as
pas idée de la clarté de mes souvenirs d’eux.
Je pleurais en silence, incapable de ne pas laisser mes larmes déborder alors
que mon corps entier semblait en état de sidération.
— Quand ma mère est morte, je n’ai jamais pu me résoudre à vendre la
maison. J’ai tout laissé en l’état et ai demandé à des amis de veiller dessus sans
jamais entrer dans cette pièce. J’y revenais plusieurs fois par an lorsqu’ils
partaient en vacances.
J’osai enfin me tourner vers lui. Il avisa mes larmes et j’avisai les siennes
encore contenues. Son regard balaya la chambre et il eut un mouvement
d’horreur, la main portée à sa bouche et prêt à s’enfuir.
— Ils me hantent, confessa-t-il à mi-voix. Ils me hantent, et je n’arrive pas à
les chasser. Lui m’a confié toutes ces choses… Il m’a confié toutes ces choses,
toutes ces horreurs et je ne sais pas comment… je ne sais pas comment on survit
aux survivants.
La colère emporta sa voix et son timbre se fit plus dur.
— Il m’a légué ses peurs, il m’a légué sa haine et… il a creusé son héritage en
moi pour s’assurer que l’oubli ne le raflerait pas, lui.
D’un large geste, il désigna la pièce.
— Je monte la garde tous les soirs parce que la nuit j’ai l’impression qu’à tout
moment on va entrer et me prendre mon unique fille, qu’on va lui faire subir des
choses atroces. Le moindre mot, le moindre son me projette dans des souvenirs
des camps qui ne sont même pas les miens. Et pourtant c’est comme si j’y étais.
Mon sommeil m’y ramène. Il y a cette salle sombre et sale dans mon esprit, qui
regorge de nuits d’enfant gâchées par…
Sa voix trébucha, se fondit dans l’obscurité.
— D’une certaine manière le silence transmet la peur, murmurai-je. Je le
sais…
Ma sincérité m’étonna. J’avais été sur le point de confier quelque chose que je
peinais à m’avouer à moi-même. L’atmosphère sépulcrale de la pièce ne
retombait pas. Elle semblait habitée par d’autres présences que les nôtres. Une
bougie crépita lorsqu’un peu de cire envahit la mèche.
— Je me souviens de ces soirs où il consommait son cigare sur la chaise, dit-il
en la pointant du doigt. Quand il me pensait endormi, il se mettait à parler, la
voix enrobée par la fumée. Il me berçait des horreurs de camps, de noms, des
souvenirs atroces dont il ne pourrait jamais se débarrasser. Il grattait
nerveusement le matricule sur son bras. Et il pleurait en silence tellement…
tellement longtemps. Puis il prononçait mon prénom en boucle en s’excusant. Il
voulait me protéger de tout, sans trop savoir comment me protéger de lui. Il
rejetait tout ce qui venait de l’extérieur, alors il vérifiait mon sac tous les soirs,
refusait que je voie le peu d’amis que j’avais. Pour lui, tout était danger, tout
était terreur. Il se méfiait de tout, même de moi. Alors que moi, je…
Arthur s’interrompit, s’assit sur le petit lit et caressa l’oreiller. Il le souleva et
saisit un coffret en bois.
— Tout ce qu’il me reste de ma famille est sans doute du côté de ma mère.
Mais elle ne m’en a jamais rien dit. J’ai pourtant fouillé ses correspondances
qu’elle a entassées dans cette boîte. Elle s’est contentée de me léguer cette
bague. Une bague de Claddagh. Tu sais ce que c’est ?
J’acquiesçai. La discussion avec Papa me revenait.
— Alors tu as compris…, murmura-t-il.
Je n’osai demander confirmation et le rejoignis sur le lit. La lueur des bougies
faiblissait. Le vent se mit à siffler dans les failles des volets, comme un spectre
hurleur essayant d’entrer dans la chambre. Je m’allongeai, pleine de réserves,
dans ce lit qui avait été le sien, rétractai mes jambes et lui fis dos. Je fixai la
chaise face à moi.
— Tu devrais avoir peur.
— J’ai peur… pour toi. Pas de toi, Arthur. Chacun ses secrets. Et je suis
contente que le tien n’en soit plus tout à fait un, si ça te soulage ne serait-ce
qu’un peu.
Arthur s’allongea à son tour. Sa chaleur enveloppa mon corps lorsqu’il se
blottit contre moi, épousant ma position. Son bras couvrit ma taille et ma main
gagna aussitôt la sienne. Il ne luttait plus contre les contacts physiques. Il en était
incapable et moi aussi. Alors je savourais la sensation de son torse plaqué contre
mon dos, puisque chaque étreinte avec lui me semblait pouvoir être la dernière.
— J’ai connu tes parents quand j’étais môme. Ils étaient un peu plus vieux que
moi. Ils étaient les seuls qui ne me trouvaient pas étrange et me parlaient parfois.
Pour autant que Dale communiquait cela dit…
J’émis un rire doux. J’avais compris dès l’instant où il m’avait dit être
originaire d’ici. Papa lui-même avait semblé trouver le nom familier
lorsqu’Arthur s’était présenté. Mais il l’avait oublié. Il avait oublié toute sa
gentillesse à son égard.
La somnolence me saisit alors que je me plaçais comme un rempart humain
entre lui et le souvenir de son père sur cette chaise.
Je finis par m’assoupir dans son sanctuaire. Juste avant que mes yeux se
ferment, dans les minces songes qui précèdent l’endormissement, je crus
apercevoir la silhouette d’un homme, assis sur la chaise et qui souriait à travers
l’épaisse fumée d’un cigare.
***
Je revins à moi avec l’impression tenace que je n’avais jamais connu sommeil
plus lourd. La pensée soudaine que Joleen puisse nous surprendre ici me réveilla
tout à fait. Mais la maison semblait parfaitement silencieuse, et la porte était
toujours close. Arthur dormait encore contre moi. Nous n’avions pas bougé, et
ses doigts reposaient sur la peau découverte de mon ventre. Je frémis et régulai
mon souffle. À côté de ma tête se trouvait la boîte de Desdemona. Je la saisis
sans oser l’ouvrir et appréciai les gravures délicates sur le bois foncé. Je la
tournai plusieurs fois entre mes mains et m’étonnai de son poids. Si elle ne
contenait que des lettres…
Je me redressai soudain, assise au bord du lit. Arthur se réveilla en sursaut.
— Arthur ! soufflai-je. Tu n’as jamais tenté de demander à un antiquaire
d’examiner cette boîte ?
— Non, pourquoi ? marmonna-t-il sans comprendre, les cheveux en vrac et le
regard embrumé par le sommeil.
Il se releva à demi et posa son menton sur mon épaule pour observer l’objet
entre mes mains.
— C’est une boîte à double fond ! Tu ne trouves pas qu’elle est légèrement
plus lourde qu’elle devrait l’être en réalité ? Il y a quelque chose dans un
compartiment secret ! m’exclamai-je. Papa m’en avait ramené une que
j’adorais ! J’y planquais mon journal intime et des bonbons. Dans le temps, les
femmes y cachaient les lettres de leur amant aussi.
Il tourna la tête vers moi, surpris. Je ne lui laissai pas le temps de dire quoi
que ce soit et cherchai le mécanisme d’ouverture. Un tout petit creux dans le
bois, presque indétectable, arrêta la course de mes doigts. Il me fallait une
pointe, une…
— Arthur, ta bague, s’il te plaît, chuchotai-je.
Sans comprendre, il la retira et me la tendit. Je remarquai aussitôt les écritures
à l’intérieur, mais ne m’y attardai pas. J’insérai la pointe du cœur de la bague
dans le maigre renfoncement. Le bruit d’un mécanisme se fit entendre et le bas
de la boîte se détacha, révélant un fin tiroir que les rainures du bois ne
permettaient pas de remarquer une fois clos.
Émerveillée, je sortis un petit carnet de notes en cuir, alourdi par des feuillets
d’écriture plus que nombreux. Je le tendis à Arthur qui n’osait le prendre. Il finit
par avancer sa main et y recueillit ce qui semblait être le journal intime de sa
mère.
Son attention était aimantée par la couverture où elle avait maladroitement
gravé ses initiales. Il ouvrit délicatement la première page et la parcourut en
silence, puis une deuxième. Puis enfin la dernière.
— Elle savait…, murmura-t-il. Abby, elle savait qui était sa mère. Elle l’a
deviné avant de mourir. Ce journal…
J’acquiesçai puis me levai, déposant la bague sur le lit. C’était quelque chose
qu’il devait découvrir seul. Je réfrénais ma curiosité, mon envie de me fondre
avec lui dans sa propre histoire, quand bien même je tremblais à l’idée de savoir.
Je refermai avec soin la porte derrière moi et me glissai comme une ombre dans
le salon. L’aube était là, pourtant le soleil peinait à jaillir.
Je m’assis sur le canapé, les jambes ramenées contre ma poitrine. Pensive, je
patientai une bonne heure qu’Arthur sorte de la pièce et la verrouille derrière lui.
Il me rejoignit et s’installa tout près. Je ne quittai pas l’extérieur des yeux,
attendant qu’il parle. Il parut vouloir commencer plusieurs fois, ne pas trouver
les mots, ravaler ses hésitations. Je posai juste ma main sur son genou. Il la
couvrit de la sienne, et nous passâmes de longues minutes sans prononcer la
moindre parole. Quand le soleil noya enfin la pièce d’une lumière incandescente,
sa voix s’éleva :
— Elle m’aimait.
Je souris, et sa prise sur ma main se renforça.
— Elle m’aimait, répéta-t-il, comme s’il peinait à y croire.
J’entendais tout le chagrin d’un petit garçon à travers ces mots et l’immense
frustration qu’ils avaient générée.
— Elle m’aimait et, moi, je n’ai jamais pu…
Étouffé par ses remords, il se tut. Doucement, il glissa contre moi, la tête
appuyée contre ma poitrine. Mon cœur s’emballa et ma respiration perdit son
rythme apaisé. Un vague sourire anima ses lèvres et je supposai qu’il avait
parfaitement senti le bouleversement en moi.
Nous restâmes immobiles un long moment avant qu’il ne se relève.
— Je n’ai pas eu le courage de tout lire. Je te dirai ce que j’y aurai appris,
m’indiqua-t-il en se dirigeant vers la cuisine. Café ?
— Avec plaisir.
Il éternua violemment, et je grimaçai en voyant ses yeux cernés, le bout de son
nez rougi et son teint pâle. Il avait dû attraper froid hier soir. Je m’en sortais bien
mieux que lui. Je le rejoignis et frottai son dos dans l’espoir de lui transmettre un
peu de chaleur alors qu’il se lavait les mains, l’air absent. J’aurais voulu être
capable d’apaiser son esprit rien qu’une seconde et je ne parvenais qu’à faire
bouillir plus fort le mien.

***
La veille de ma reprise, j’eus la surprise d’accueillir Eugénie sur mon palier.
— Abby ! Comment vas-tu ? attaqua-t-elle directement un bouquet de fleurs
tendu vers moi.
Je le saisis, perdue.
— Oh euh, bien, vraiment !
Et c’était vrai, j’avais suivi à la lettre mes exercices de kiné et j’étais remise à
l’exception de petites douleurs dans le bassin et d’une légère raideur dans le dos.
J’avais même pu faire quelques heures de conduite.
— Écoute, je suis venue m’excuser pour le comportement de ma nièce. J’ai
honte, vraiment j’ai honte. Tellement que je n’ai même pas osé venir avant
aujourd’hui.
— Non, mais ne t’en fais pas, j’imagine que tout est réglé.
— Tes parents sont même sympas de ne pas engager de poursuites contre elle,
souffla-t-elle alors que je l’invitais à me suivre jusqu’au salon.
On en avait discuté, et c’était moi qui m’étais opposée à l’idée. Ophélie était
une peste. Mais je ne la pensais pas dangereuse. Et elle ne le serait plus jamais
vu la punition qu’elle avait apparemment reçue. Ses parents l’envoyaient chez
ses grands-parents pour ses études, lui interdisant l’école qu’elle visait à la base.
Et ses grands-parents n’étaient pas des drôles. De plus, personne d’autre que son
oncle ne semblait avoir vu la photo, bien qu’elle aurait eu la possibilité de la
diffuser au lycée tout entier. Au fond de moi, j’espérais ne pas me tromper en
croyant à quelques remords de sa part.
Je balayai donc la remarque d’Eugénie d’un mouvement large en lui servant le
jus de fruit qu’elle m’avait demandé. Quant à moi, je recouvris ma tasse de thé
bouillant de mes deux mains.
— C’est adorable de passer me voir en tout cas, mais ne te sens pas mal par
rapport à tout ça.
— Je me sens pourtant responsable, confessa-t-elle. Et puis, je voulais te
proposer de rejoindre le cours de danse que je donne. Gratuitement évidemment,
en dédommagement pour ce qu’a fait Ophélie. Je suis certaine que tu pourrais
parfaitement t’y intégrer, même en cours d’année. Les autres ont sûrement un
niveau supérieur, mais ça te ferait progresser plus vite.
— Franchement, ça aurait été avec plaisir, mais je ne vais pas trop prendre de
risques tant que mon bassin n’est pas tout à fait remis d’aplomb. J’ai même
stoppé la boxe pour le moment, la coupai-je en grimaçant.
L’arrêt de la boxe était un enfer d’ailleurs. Ils me manquaient tous là-bas. La
conversation s’orienta vers le sujet plus léger de son mariage, et je finis par ne
plus trop voir le temps passer jusqu’à ce que la nuit tombe. Elle se leva d’elle-
même, et je la raccompagnai. Elle était rafraîchissante, et je m’étais abreuvée
sans honte de son bonheur. Dire que j’avais cru qu’elle cherchait à séduire
Arthur. Elle était juste comme ça avec tout le monde. Sans arrière-pensée autre
que celle de créer du lien social.
— Je garde ta proposition sous le coude si ça ne te gêne pas qu’elle n’ait pas
de date d’expiration. Je compte partir un an en Irlande, alors à mon retour, peut-
être que… Mais je pense que la danse n’est pas faite pour moi.
Elle était faite pour ma tante Gabriella, et je n’avais plus envie de jouer son
rôle. Même pour Papa qui m’avait poussée dans sa direction sans en avoir
conscience. Je n’étais pas une danseuse, j’étais moins délicate que ça. La boxe,
c’était mon truc, et je ne ferai jamais de la danse plus qu’un loisir occasionnel.
— Avec plaisir ! Dans un an ou dix ans, tu seras toujours la bienvenue.
Elle m’embrassa sur les deux joues et partit. Je retournai à la cuisine, pensive.
Je souris en arrangeant les fleurs dans un vase que je montai dans ma chambre.
Leurs couleurs enjolivèrent la pièce pâlotte. Albrecht semblait sourire un peu.
Chapitre 15
Dès ma reprise, je récupérais tranquillement le rythme, et avril défila bien
vite.
Arthur avait encore baissé d’un cran notre familiarité et je le suivais sur cette
piste, bien que ce soit douloureux. L’incident du cross avait soulevé quelques
interrogations sur nos liens. Et même si personne ne soupçonnait trop de choses,
le mot « favoritisme » avait fini par jaillir. Je ne tenais pas à lui attirer des
ennuis.
Je croisais son regard le moins possible et, quand je le faisais, je me sentais
parfois plus captive que captivée. Et je savais ce que signifiait cette urgence dans
mes tripes, la fièvre amplifiée quand il était là, les effleurements à peine
involontaires, la chair de poule, le souffle coupé, la recherche du moindre
contact et l’obsession qu’il me touche. Je me lassais de tout le reste. Mes
passions quotidiennes, sans déserter mon cœur, n’en étaient plus que de précaires
locataires.
Romain se faisait tout petit dans son coin avec quelques-uns de ses amis au QI
d’huître. Je ne lui accordais pas la moindre attention alors que Noah et Zoé
fulminaient. Cette dernière n’avait particulièrement pas digéré ce que Romain
avait dit juste après l’accident.
En fin de journée, j’étais en route pour récupérer un livre dans mon casier et
passai devant lui. Les élèves affluèrent dans les couloirs, circulant d’un cours
vers l’autre. Lui fouillait dans son propre casier et se baissa un instant pour
fourrer quelque chose dans son sac. Mon regard accrocha une bombe de peinture
jaune. Jaune. Les inscriptions sur la voiture de Papa.
Mon sang ne fit qu’un tour. Je perdis toute notion de limites et me précipitai
sur lui. Je saisis la bombe de peinture qu’il voulut me reprendre. Mais je
l’esquivai et reculai pour observer l’objet, incrédule. Le flux d’élèves passa, et il
ne resta plus que quelques personnes qui s’attardaient à leurs casiers. Zoé, Joleen
et Noah me rejoignirent en bavardant joyeusement. Ils s’arrêtèrent sitôt qu’ils me
virent figée, la bombe à la main. Ils firent le lien sur-le-champ lorsque je relevai
la tête sur Romain qui affichait un air peu serein.
Je lâchai la bombe qui produisit un insupportable bruit métallique sur le
carrelage. Impavide, je me dirigeai vers Romain qui eut un bref mouvement de
recul.
— Abby !
La voix de Zoé fut couverte par celle de Joleen :
— NON ! Laissez-la faire.
Il ne vit pas mon poing venir. Ni le coup qu’il ramassa trois secondes après le
premier. Celui pour l’insulte à ma famille, un autre pour Noah, encore un pour
tous ces mois de merde à raser les murs afin d’éviter sa haine injustifiée.
Des cris retentirent dans le couloir alors que Romain tombait au sol.
— Regarde-moi ! REGARDE-MOI, saloperie de lâche !
Je m’installai à califourchon sur lui et saisis son menton entre mes doigts pour
obliger ses yeux à rencontrer les miens.
— Qu’est-ce que je t’ai fait ?! lui hurlai-je à la figure, emportée par une colère
volcanique. Putain, mais QU’EST-CE QUE JE T’AI FAIT ?! J’ai été réglo avec
toi de A à Z, je ne t’ai ni trompé ni menti, rien de tout ça ! T’avoir quitté, c’est
mon seul tort, c’est ça ?!
Il resta figé, en apnée, sous le choc, sans même chercher à se dégager.
— Tu ne m’aimais pas.
Ça me fit l’effet d’une gifle.
— Tu aurais dû m’aimer plus. Plus que les autres.
Il fondit en larmes, là, coincé sous mon corps. Je relâchai son menton.
— Reviens avec moi, Abby, supplia-t-il, si bas que je fus la seule à entendre.
Reviens. La photo…
Je posai une main sur sa bouche pour le faire taire, fermai les yeux et
détournai une seconde la tête. Le temps de rassembler quelque chose au-delà du
magma de colère que son chantage venait de remuer. Quelque chose que j’avais
ressenti pour lui il y a longtemps. Mon autre main ne frappa pas cette fois, elle
caressa la joue meurtrie et je lui souris.
— Écoute-moi bien. Je passe l’éponge, au nom de tous les bons souvenirs que
j’ai de toi. Mais je ne me remettrai jamais avec toi. Jamais. Je ne veux plus que
tu essayes de me parler, ni même que tu me regardes. Est-ce que c’est clair ?
Son visage se décomposa. Il ressembla un instant à un ange à l’agonie. C’était
comme si j’avais du sang sur les mains. Et j’en avais, littéralement. Je me relevai
au moment où Nymphe arrivait en courant, suivi de Zoé qui avait dû le prévenir.
Le surveillant, bien au fait de mes histoires avec Romain, nous scruta à tour de
rôle.
J’essuyai le sang sur mon jean d’un mouvement sec. Mais j’étais apaisée. Ce
feu en moi me dévorait moins, ronronnant sur des braises consumées : il s’était
enfin déchaîné.
— Nymphe, c’est ma faute, ne punis pas Abby.
Stupéfaite, je me tournai vers Romain. Nymphe sembla perdu.
— Abby, c’est vrai ?
— C’est vrai, répondit Noah à ma place. Il l’a provoquée, encore une fois.
Elle s’est juste défendue.
— Abby, tu viendras en colle deux heures, vendredi après-midi.
Traduction : « Je te punis histoire de ne pas avoir d’ennuis, mais on
s’installera pour boire le café dans la salle d’étude dans le but de réfléchir à toute
cette colère que tu as en toi. » Et je me fichais que ce soit du favoritisme.
Il ne me fit aucune autre réflexion. Il avança jusqu’à Romain et lui fila une
grande tape énergique dans le dos.
— Bah voilà, tu vois qu’il ne faut pas emmerder les filles. On finit au tapis
quand elles s’énervent vraiment. D’ailleurs, ça me rappelle la fois où…
Sa voix fut étouffée par la distance lorsqu’ils empruntèrent le couloir en
direction de l’infirmerie. J’osai enfin me tourner vers Noah, Zoé et Joleen. Cette
dernière souriait. Je secouai mon poing douloureux.
— Je suis désolée de dire ça, mais ça fait un bien fou, soufflai-je.
Les quelques élèves qui restaient me toisaient comme si je sortais d’un asile.
Et quand je me mis à rire nerveusement, avec la sensation d’être enfin libérée, je
suppose que je leur donnai raison de penser ainsi.
— J’ai vraiment eu peur, murmura Zoé. Et s’il s’était défendu ?
— Elle a des années de boxe dans le corps, je peux t’assurer qu’elle aurait été
la dernière debout, affirma Noah.
— Je suis quand même un peu fière de toi, ajouta Zoé.
— Et moi pas qu’un peu, renchérit Joleen.
Je leur souris, même si c’était sans doute déplacé dans le contexte. J’avais
brisé une seconde fois le cœur de Romain. Pour la dernière fois, j’espérais.
J’avais du mal à comprendre qu’on puisse s’accrocher à moi si fort.
— Mademoiselle Rhodes ? appela une voix dans mon dos.
Au ton, je devinai tout de suite de qui il s’agissait. Je fis volte-face et articulai
un « oui ? » qui ressembla à un grincement.
Peter Arras, le directeur, se tenait dans le couloir dans la posture d’un cowboy
prêt pour un duel. Mes doigts fourmillèrent. Je venais de foutre une beigne à son
neveu bien-aimé. Il avait même dû m’entendre dire que ça avait été agréable.
Comment ça pouvait être pire ? Cependant, je ne regrettais pas, même si je
vivais sans doute mes dernières minutes sur Terre avec mes capacités auditives
intactes.
Ses yeux louchèrent sur moi encore plus que d’habitude.
— Vous voulez bien me suivre ?
Je faillis demander si j’avais le choix, plus par trouille que par arrogance. Je
lui emboîtai donc le pas quand il quitta le bâtiment pour celui de l’administration
où se trouvait son luxueux bureau. Je n’osais même pas un coup d’œil en arrière,
j’imaginais déjà les grimaces de mes trois amis.
Galant, il m’ouvrit la porte et me laissa passer. Je me raidis à l’entrée, certaine
que le monde s’effondrait sous mes pieds. Je ne pouvais même pas bouger.
Arthur était assis face au bureau directorial. Il s’était retourné sur son siège en
nous entendant arriver et m’offrait une mine fermée.
En s’apercevant de ma détresse, il se fendit d’un sourire encourageant qui eut
le mérite de me rappeler comment mettre un pied devant l’autre pour avancer.
Mais son expression fondit en une moue inquiète lorsqu’il aperçut le sang sur
mes vêtements. Il n’eut cependant pas le temps de m’interroger, car Arras
m’invita à m’asseoir. Je m’exécutai, puis il s’installa dans son fauteuil face à
nous deux, princier. Il joignit les mains sous son menton, et son strabisme ne me
permettait pas de savoir s’il fixait Arthur ou moi. Je faillis m’abandonner à un
fou rire nerveux.
Ce n’était peut-être rien ? Peut-être mes résultats avaient-ils alarmé le
directeur ? Mais on n’arrivait pas dans le bureau du grand manitou pour une
raison aussi futile. En plus, mes notes avaient légèrement remonté ! La seule
hypothèse restante…
— Je sais tout.
J’aurais dû prendre une mine impassible, comme Arthur, puis demander
poliment « pardon ? » Et certainement pas me mettre à hyperventiler comme une
dingue.
Arthur rapprocha son fauteuil du mien, alarmé par mon souffle court. J’avais
les mains accrochées aux bras de mon siège comme si j’allais m’effondrer. Et je
l’aurais sans doute fait si je n’avais pas été assise.
— Arthur, il est inutile de nier, l’état de cette jeune fille parle pour vous.
Arthur tourna un regard offusqué vers lui.
— Vous ne voyez pas qu’elle ne se sent pas bien ?!
— Oh si, je le vois, nous allons attendre qu’elle se calme, répondit-il en se
dirigeant vers sa machine à café qui se mit en route dans un bruit atroce.
Un « connard » étranglé sortit de ma gorge, trop bas pour que le connard en
question l’entende. Arthur me lança une œillade désappointée avant de se masser
l’arrière du crâne, trahissant son malaise. J’aurais dû lui en parler. J’avais
commis une énorme erreur en pensant que je pouvais gérer ça comme je l’avais
toujours fait. C’était injuste qu’il soit mis aujourd’hui devant le fait accompli
alors que je savais depuis des semaines.
— Abby, il va falloir qu’on la joue très fine, compris ? murmura-t-il.
— Arthur, ce n’est pas juste fin qu’il va falloir jouer. Faut jouer franc. On n’a
rien fait de mal, merde ! chuchotai-je.
La colère m’avait fait récupérer l’usage de mes cordes vocales, ainsi que de
mes poumons. Quelques secondes plus tard, Peter Arras revint dans son fauteuil.
— Alors, venons-en aux aveux ?
Je ne savais pas lequel d’Arthur ou moi était le moins pressé de passer à table.
Surtout lorsqu’il sortit la photo qu’Ophélie avait menacé de lui remettre.
Évidemment.
— Cette photo est privée et ne prouve rien du tout ! D’ailleurs, il n’y a rien à
prouver. Votre nièce m’a fait du chantage avec ça. Vous comprenez ?! Elle
voulait que je reconsidère de sortir avec Romain. Vous savez ce que ça signifie ?
Sous la menace, j’aurais pu laisser un mec, dont je ne veux plus soit dit en
passant, m’approcher, me toucher et pourquoi pas faire l’amour avec moi. Je suis
sûre que comme moi vous savez comment on appelle ça ?!
— Ce que je vois, c’est que cette photo suffit à prouver que M. Valverde et
vous, mademoiselle, avez un lien que le lycée ne peut tolérer.
Arthur considéra la photo avec un calme désarçonnant. Mais je commençais à
la connaître assez pour savoir que c’était qu’un masque. Le pli de ses lèvres le
trahissait, tout comme le mouvement nerveux de ses doigts sur sa jambe.
— Tolérer ? articula-t-il au bout de quelques secondes. Le dossier scolaire de
cette élève prouve qu’il n’y a eu aucun favoritisme. C’est une très bonne amie de
ma fille, il est en ce sens logique que nous nous voyions en dehors de
l’établissement. Nous partageons des choses qui, effectivement, dépassent peut-
être le cadre de mon enseignement. Mais en aucun cas elles ne dépassent le
cadre légal. Je n’ai jamais connu mademoiselle Rhodes au sens biblique du
terme.
Même si c’était la vérité, je me demandais qui pourrait bien nous croire sur
parole. Et je comprenais plus que jamais les raisons pour lesquelles il avait
toujours freiné nos contacts physiques. Un pic d’angoisse frappa mon estomac.
— Je vous crois. Mais vous ne pourrez jamais le prouver. Ce ne sont pas les
faits qui m’intéressent, mais les rumeurs qui créeront une vérité autre que la
vôtre, que vous le vouliez ou non.
Un silence lourd s’installa et je me rassis, abattue, la tête entre les mains.
— Cependant… Cependant, j’ai traité de faits bien plus alarmants ces derniers
temps. Notamment un accident provoqué par ma nièce. Et maintenant,
j’apprends son chantage. Je ne vous aurais sans doute pas crue si l’un de vos
camarades n’était pas déjà venu me prévenir il y a quelque temps. Je n’approuve
pas le comportement de ma nièce ni celui de mon neveu. Et la délation, croyez-
moi, ne fait pas partie de mes valeurs.
Le changement de ton me fit relever la tête. Camarade ? Noah s’imposa à mon
esprit. Je ne savais pas si j’avais envie de le tuer ou de le remercier de m’avoir
donné une crédibilité inespérée dans toute cette histoire.
— En tout cas, voilà quelques actes qui me déplaisent bien plus qu’une amitié
entre un de mes professeurs et son élève. Arthur, vous savez que je vous respecte
vous et votre travail. Ce que vous avez apporté en implication à cet
établissement en quelques mois… Je vous en serai toujours reconnaissant. Quant
à vous, mademoiselle Rhodes, vous avez matière à porter plainte pour plus d’une
chose à l’encontre de ma nièce. Contre mon neveu, je crois que vous avez pris
votre revanche il y a quelques instants. Pourquoi n’avoir pas porté plainte contre
Ophélie ?
La question me troubla.
— Parce qu’elle n’a pas mauvais fond. Ce qu’elle a fait, elle l’a fait pour son
frère. Et peu importe combien c’est tordu, je n’arrive pas à les haïr, lui ou elle.
— Votre décision est-elle irrévocable ?
— Elle l’est, affirmai-je avec force.
Il remit en place quelques-uns de ses stylos, puis but une gorgée de son café.
— Alors je vais sortir de ma fonction et faire preuve de la même magnanimité
que vous, mademoiselle Rhodes. Je n’ai jamais eu cette photo entre les mains. Je
ne vous ai jamais reçu tous les deux dans mon bureau. Et surtout, je n’ai jamais
eu le moindre soupçon. Vous avez été assez discrets pour qu’Ophélie soit la
seule au courant à votre insu. Continuez à l’être. Mieux : rompez tout contact. Je
vous laisse une chance de vous éloigner, de ne pas entacher vos vies par un
scandale.
Depuis quand « aimer » était un scandale ? J’étais mineure, j’étais son élève,
mais même avec tout ça…
— Je vous surveille de près, je peux vous l’assurer. Si cela devient trop
flagrant, je vous avertis, vous perdrez mon silence.
Je m’affaissai de soulagement dans mon fauteuil.
— Ophélie le dira à tous si jamais elle apprend que vous avez laissé passer ça.
— Je m’en suis déjà occupé… avec l’aide volontaire de Romain. Photos
détruites et séjour sans internet aux côtés de quelques personnes qui apprendront
à ma nièce à réfléchir à ses actes. La punition, si elle divulgue quoi que ce soit
de plus, sera plus qu’exemplaire, elle le sait.
Je compris ce que Romain avait essayé de me dire tout à l’heure. J’avais
bêtement cru qu’il me menaçait avec la photo… Je n’osai même pas regarder
Arthur, honteuse de l’avoir mis dans une situation aussi délicate. Nous fûmes
congédiés tous deux.
La porte se referma derrière nous. Je restai immobile à ses côtés puis me raclai
la gorge.
— Oh bordel, lâchai-je en sentant mes jambes trembler comme des baguettes
chinoises entre des mains inexpérimentées.
— Je n’aurais pas dit mieux, confirma sombrement Arthur.
Il saisit mon bras et m’amena à l’écart du hall, dans un coin plus tranquille.
Un silence s’installa avant qu’il poursuive :
— Tu le savais. Tu le savais et tu ne m’en as rien dit.
La colère grimpait dans son ton, et je restai muette.
— Pourquoi, alors que cette photo pouvait nous compromettre tous les deux,
tu ne m’en as pas parlé ?! s’indigna-t-il.
Il m’épinglait du regard, dans l’attente d’une quelconque réaction de ma part.
Je sortis soudain de ma fixité.
— Parce que… parce que je ne savais même pas si ça compromettait quoi que
ce soit ! Je ne sais même pas ce qu’il y a entre nous ! Comment est-ce que ça
pourrait être réellement compromettant alors que tu…
Je me coupai tout à coup et repris, plus calme :
— Je ne voulais pas que tu sois mêlé à ça, je ne voulais pas que tu sois obligé
de confronter Ophélie en lui donnant raison. Et qu’aurait-on fait de plus si tu
avais su ?
Il se massa les paupières. Sa main s’éleva, précédant ses mots.
— Écoute, je suis touché que tu aies voulu me protéger, mais ça me concernait
aussi. Le fait que j’apparaisse sur cette photo me mêlait à ça, inextricablement.
Nous aurions au moins pu réfléchir ensemble aux solutions… au moins réfléchir.
Et ne pas te laisser vivre ça toute seule.
Il s’adoucit.
— Je suis désolé de… de ne pas t’aider à y voir plus clair. Mais tu sais que ça
rendrait réel quelque chose qui ne doit en aucun cas l’être. Tu sais que…
— … c’est moi qui suis désolée, l’interrompis-je, tête baissée, en prenant la
direction de la sortie. Tu as raison, j’aurais dû t’en parler. J’ai agi bêtement.
Et maintenant j’avais peur. Peur qu’il applique à la lettre les recommandations
d’Arras. Il aurait raison d’ailleurs. Mettre en danger sa carrière pour moi…
Quelle idée à la con.
— Je n’ai jamais trop écouté les directeurs quand j’étais môme, lança-t-il en
me dépassant. Et je ne compte pas faire davantage cas de leur opinion
maintenant.
D’un geste vif, il poussa la porte. Le vent s’engouffra au moment où il sortit.
Le battant se referma brutalement sur sa silhouette. Je pus enfin prendre une
grande inspiration, soulagée par sa réponse, mais effrayée de constater que
j’étais sans doute la seule à être morte de peur. Je ne quittai l’administration que
plusieurs minutes après afin de ne pas éveiller les soupçons plus que nécessaire.
Finalement, tout allait pour le mieux. Si on exceptait ma frustration
grandissante de ne pas pouvoir m’octroyer ne serait-ce qu’une heure — et
j’aurais abandonné mon âme au diable pour ça — seule avec Arthur. Parce que
ça aurait été trop risqué. Au moins la photo ne nous menaçait plus. D’ici quelque
temps, je serai majeure et nous serions hors de danger, du moins en partie.
Je n’en dis rien aux autres, pas même à Noah. Parce que je ne pouvais pas lui
infliger une blessure directe. Peu importe ce qui arrivait, le sort s’acharnait à
remettre Arthur sur ma route, à lui offrir une place en dépit du bon sens.
***
Quelques jours plus tard, j’accompagnai Noah à son premier rendez-vous avec
la psychologue qui le suivrait. Nous n’avions pas évoqué son passage chez le
directeur, à propos de la photo. Je ne pouvais décemment pas lui reprocher
d’avoir tenté de m’aider. Je le retrouvais enfin, tel que je l’avais connu des
années en arrière.
Papa et Dad préparaient avec moi les derniers détails de mon voyage en
Irlande. Je ne les avais jamais vus aussi fusionnels, aussi sereins. Je décelais
chez eux l’inquiétude légitime de me laisser partir, mais également une sorte de
sage résignation.
J’aurais dû apprendre avec le temps que les choses finissent toujours par
s’équilibrer. Dans le bon, comme dans le mauvais sens. Un bonheur trop parfait
se voyait bien trop vite contrebalancé par un malheur de force équivalente.

Chapitre 16
J’étais roulée en boule dans ma couverture le vendredi soir, une semaine après
la fin des vacances d’avril, les yeux rivés sur l’écran de mon ordinateur qui
faisait défiler les épisodes de Daredevil. J’empêchais Elouen de me spoiler par
SMS depuis une bonne heure. Mes parents étaient partis rendre visite à un
couple d’amis à l’autre bout du département et dormaient chez eux puisqu’ils
auraient sans doute bien trop bu pour faire le chemin du retour.
Je sursautai quand mon téléphone sonna, m’arrachant de mon trip héroïque. Je
décrochai à l’aveugle et marmonnai un « Allôôôôôôô ? » absent, la bouche
pleine de bonbons. Je n’entendis qu’une respiration lourde. Je coupai sur-le-
champ le son de mon ordinateur et me redressai dans mon lit. J’éloignai une
seconde mon portable de mon oreille. Noah.
— Noah, ça va ? Noah ? Noah, réponds ?
— … Abby, viens me chercher, s’il te plaît… J’ai fait une connerie… J’ai…
Ils ont… Tu sais comment ils sont et ce soir mon père n’était vraiment, vraiment,
vraiment pas content et… Je suis nul, je ne vaux rien, je devrais… je devrais, tu
sais, arrêter d’exister, juste comme ça. Tu crois que c’est possible ?
L’esprit vidé, j’écoutais son discours décousu. Je me sentis blêmir et les mots
s’entrechoquaient dans ma tête sans que je ne parvienne à trouver ceux qui le
connecteraient à moi. Alors, je balbutiai :
— Noah, j’ai besoin que tu te calmes et que tu me dises où tu es. J-Je vais
venir.
Il éclata de rire, et j’entendis d’autres personnes s’esclaffer derrière lui. Le fait
qu’il ne soit pas seul aurait dû me rassurer, mais je connaissais Noah, et ses
fréquentations en dehors de Lou, Zoé et moi n’étaient pas des plus
recommandables. Pendant de longues secondes, je le sollicitai plusieurs fois sans
qu’il me réponde. Mon sang se glaçait à mesure que son silence s’éternisait.
Quand il consentit enfin à parler de nouveau, sa voix avait changé et était plus
calme tout à coup.
— Non, mais oublie en fait, je vais bien. J’avais juste besoin… Enfin c’est
passé.
— Noah, où es-tu ?
Il raccrocha. Je savais où il était. Chez cet abruti de Bastien. Une petite frappe
du coin, un crétin fini. Je ne réfléchis pas et me débarrassai de mon pull pour
descendre dans le hall. J’enfilai mon manteau et mes chaussures avant de saisir
les clefs de la voiture de Papa. Officiellement, je n’avais aucun droit de la
conduire seule, encore cantonnée à la conduite accompagnée. Mais c’était une
urgence et mes parents n’étaient pas obligés de le savoir. Croiser un flic dans le
coin relevait du mauvais hasard. Un instant, je me fis la réflexion que c’était le
genre de mauvais hasard qui pouvait tout à fait tomber sur moi…
Cependant, je n’hésitai pas et fonçai dehors. Sitôt dans la voiture, je tentai
d’appeler Elouen. Une fois. Deux fois. Une troisième fois encore j’atterris sur la
messagerie.
— Bordel de merde, murmurai-je.
J’étais seule sur ce coup. Ça ne pouvait pas attendre. Je ne préférais pas avertir
mes parents. Ils m’auraient forcée à patienter jusqu’à leur retour. Et cela
signifiait laisser Noah là-bas, dans je ne savais quel état, plusieurs heures de
plus. Mue par un regain de prudence, je tapai un SMS pour prévenir Lou que je
partais chercher Noah chez Bastien sans trop préciser la raison. Avec de la
chance, il recevrait mon message à temps. J’étais fébrile, consciente de prendre
un risque et que le temps pressait. Je triturai encore quelques secondes mon
portable avant de le balancer sur le siège passager et de démarrer.
J’amochai l’un des rosiers en reculant dans l’allée, mais finis par me lancer
sur la route. Conduire seule… sans Papa à côté. Très bizarre. La date de mon
permis était prévue juste avant le bac, histoire de me stresser à l’extrême.
La maison de Bastien était à l’écart du centre-ville, dans un quartier
campagnard. Je garai la voiture et descendis en catastrophe. Trois fois de suite
mon poing martela la porte, derrière laquelle s’élevait une musique lourde
étouffée par une bonne insonorisation. Quand Bastien ouvrit, la pièce était
enfumée au possible, tout était en bordel et les lumières étaient trop tamisées.
Sans attendre, je tentai de repérer Noah.
— Eh, No’, je crois qu’il y a ta copine, pouffa Bastien avant d’ajouter,
mortellement sérieux : je croyais avoir été clair. Personne n’est invité sans que je
sois prévenu. Je vais vraiment finir par t’exploser la face, Noah, en fait. Ce soir
même, ce serait bien. Devant ta copine.
Hors de moi en entendant sa menace, je le bousculai et entrai, me fondant au
milieu de la bonne quinzaine de personnes présentes. La plupart étaient
alcoolisées ou en plein trip. On m’interpella plusieurs fois, notamment quelques
visages que je connaissais du lycée, mais je cherchais Noah. Je finis par le
repérer, avachi sur un fauteuil à l’écart. Il avait la tête renversée, les yeux à demi
clos et la bouche entrouverte. Un poids énorme me tomba sur l’estomac. Savoir
dans quels états il se mettait me rendait malade, mais le voir… Ma gorge se noua
et je dus déployer des trésors de contrôle pour m’empêcher de fondre en larmes.
Incapable de parler, je claquai des doigts devant lui et il se redressa en
grognant.
— Abby ?
Sa voix était lointaine.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Je t’avais dit de ne pas venir…
Il tenta d’attraper mes épaules et les loupa. Je me pinçai les lèvres. Pourquoi
ne m’avait-il pas appelée avant de se retrouver ici ?
— Allez, viens, on s’en va ! fis-je en le saisissant par le bras.
Il m’opposa une force impressionnante, mais se releva au moins.
— Non, je veux rester ici.
— Je ne pars pas sans toi.
Il pencha la tête sur le côté et sembla peser ma réponse. Puis son regard se fit
absent, et je dus frapper des mains devant lui.
— Attends quelques minutes au moins, je me sens pas hyper bien, me dit-il.
— Non.
Catégorique, je tentai d’attraper de nouveau son bras. Bastien passa derrière
moi et saisit les clefs de la voiture de ma poche de jean. Je me tournai vers lui,
prête à péter les plombs.
— Bastien, rends-moi ça !
Il me dépassait de deux bonnes têtes. Il gardait un air inquiétant, comme si son
déséquilibre intérieur se traduisait dans la bizarrerie de ses traits. Noah gloussa
quand je sautai pour essayer de récupérer mes clefs. Puis il se reprit et voulut se
lever pour m’aider, mais retomba.
— Rends-moi mes clefs, sifflai-je entre mes dents.
— Bois un verre avec nous. Juste un verre.
— Je conduis, je ne peux pas.
— Un demi-verre alors, insista-t-il, avec un sourire en coin désagréable. Je te
promets que je te rendrai tes clefs. Allez, Abby, sors-toi un peu le balai que tu as
dans le cul.
Je jaugeai sa proposition de merde et mes clefs hors d’atteinte. J’aurais dû
quitter l’endroit, mais Noah n’arrivait même plus à se relever. Aussi maigre soit-
il, je ne pourrais jamais le porter loin de cette maison miteuse si Bastien me
barrait le chemin. Si seulement j’avais pu effectivement avoir un balai qui me
permettrait de le frapper jusqu’au petit jour…
— Noah, si je bois un demi-verre, tu viens avec moi, tu le promets ? Tu devras
faire un énorme effort et bouger de là, OK ?
— Promis. Promis sur… sur à peu près tout. Genre, promis sur l’univers ou
quelque chose comme ça ? proposa-t-il avec un éclat de rire. Mais tu sais, Abby,
ça va, je suis encore conscient, tout ça. Enfin, je crois. Il se passe un truc de
dingue quand même, regarde.
— Ouais ouais, lançai-je.
— Marché conclu alors, susurra Bastien avant de se diriger vers la cuisine.
Je l’observai me servir un cocktail à la couleur agressive. Il s’en tint bien à un
demi-verre qu’il me tendit avec un sourire charmeur.
— Y’a quoi là-dedans ? demandai-je en remuant le contenu, soupçonneuse.
— Différents alcools, rien de bien méchant, sauf en grande quantité, me lança
une fille assise non loin, qui écarquillait les yeux à la limite de l’impossible.
Je me tournai vers Noah.
— Tu confirmes ?
Il ne me répondit pas, l’air vague. Je bus prudemment quelques gorgées,
méfiante.
Bastien m’observait attentivement et la pensée que je venais de commettre
une énorme erreur me traversa. Il fallait que je parte d’ici au plus vite. Je lui
rendis mon verre vide. Ma main resta tendue même quand il l’eut repris,
quémandant mes clefs. Je m’escrimai de nouveau un bon moment à essayer de
les récupérer. Ni la diplomatie ni les menaces n’aboutissaient. Il conservait un air
vaguement moqueur et cessait de m’ignorer uniquement pour rire de moi. Au
bout de quelques minutes, je commençais à envisager de repeindre les murs avec
du sang et de la cervelle. Jusqu’à ce que, doucement, cette envie passe,
remplacée par une drôle de nervosité, proche de l’euphorie. Je glissais d’un état
à un autre sans rien avoir à quoi me raccrocher.
— Putain, fis-je en titubant.
Je m’agrippai au fauteuil de Noah et m’effondrai sur lui.
— Putain, Bastien, espèce d’enfoiré, qu’est-ce que tu as mis dans mon
verre… ?
— Bon trip, mademoiselle, dit-il une fois reparti vers la cuisine, apparemment
très fier.
Il me balança mes clefs en pleine figure, et je m’y agrippai.
— Noah, il faut qu’on parte, t’avais promis, tentai-je d’articuler. T’avais
promis…
Mais je ne sentais même plus tout à fait mon corps. Ni si c’était Noah ou le
fauteuil sous moi. L’angoisse. L’angoisse chassée comme une pensée parasite. Je
m’entendis rire d’un rire faux, étranger. La dernière chose dont je me souvins fut
d’avoir tenté de me relever et de son intense chaleur contre moi.
***
Les sensations dans mon corps me revinrent dans la douleur. La lumière du
jour me fusilla les pupilles, et je poussai un grognement suivi d’un sonore
« Aaaaaah, mais putain… » Aussitôt, quelqu’un se pencha sur moi, et je tentai
de reculer, paniquée. Le simple toucher sur mon front me fit sursauter, et je
cherchai à m’en soustraire. Tout était à vif, comme si chacune de mes
terminaisons nerveuses était stimulée en même temps. Même le contact du drap
sur ma peau me torturait.
— Abby, calme-toi, c’est moi.
La voix de Lou, basse à l’extrême, caressa le silence de la pièce. Je reconnus
enfin sa chambre, tapissée de dizaines de posters de groupes de rock.
— Est-ce que tu te souviens d’hier soir ? me demanda-t-il en m’aidant à me
redresser.
Ma gorge était sèche. Je me sentais nauséeuse, j’avais envie de fuir mon
propre corps. Il comprit et me tendit un verre d’eau. Son regard était
anormalement sérieux.
— Non… je… Oh merde, Noah ? La voiture de Papa ?
— Ne t’en fais pas, je me suis occupé de tout cette nuit, me calma-t-il en
restant à une distance prudente.
Il se tut quelques secondes avant d’oser continuer :
— Abby, tu as été droguée.
— … Quoi ?
Le souvenir de Bastien en train de me servir un verre remonta à la surface.
— Mais quel con ! Il a mis quelque chose dans mon verre, et je… Lou, je ne
me souviens de rien.
Je paniquai. Et Noah ? Où était-il ? Quelque chose n’allait pas.
— Noah est à l’hôpital. Il a frôlé l’overdose.
Je retombai dans le lit, sans force. Elouen saisit ma main.
— Je suis désolé, le réveil doit être brutal. Mais il va bien d’après les
médecins, il a été pris en charge à temps, grâce à toi.
— Moi ? répondis-je, aigre.
— Après ton SMS, j’ai senti le mauvais plan venir de loin et… Abby, dans ce
genre d’endroits, tu n’y vas PAS sans moi ! lança-t-il, les yeux flamboyants. Et
je ne dis pas que tu ne peux pas te défendre, mais y aller à deux, c’est beaucoup
plus prudent, tu comprends ?
Oui, je comprenais que j’avais merdé, incapable de gérer l’urgence. Pas pour
la première fois.
— Je suis désolée, tu as raison, murmurai-je.
— J’ai mis une bonne heure avant de lire le SMS, je m’étais endormi. Je ne
pensais même pas qu’il serait retourné chez ce débile de Bastien. Et c’est…
enfin, c’est pour ça que j’ai tardé, je suis vraiment désolé.
— Ne le sois pas… C’est de ma faute, j’aurais dû… je ne sais pas…
— Mmh, non, mais je m’en veux, dit-il à mi-voix, le regard fuyant. Je vous ai
retrouvé tous les deux là-bas et… J’ai dû vous tracter dans ma voiture. J’ai
déposé Noah aux urgences, toi, tu étais à demi-consciente, t’étais juste sonnée, et
je me suis dit qu’il valait mieux que je m’occupe de toi moi-même pour éviter
d’alerter tes parents. Je t’ai ramenée ici et tu t’es endormie.
Je le remerciai d’un regard.
— Je t’ai veillée jusqu’à ce matin. Toute à l’heure, j’ai récupéré la voiture de
ton père et je l’ai garée chez toi. Par contre, j’ai dû demander à Arthur de me
récupérer là-bas. Parce qu’une fois la voiture déposée, je n’avais plus de quoi
rentrer vite ici. Du coup, j’ai raconté que j’avais juste passé une soirée entre amis
avec toi, mais que j’avais du boulot et aucun moyen de retour. Il a trouvé ça
super bizarre, mais il n’a rien dit. Il est angoissant, ce type. Sympa hein, mais
flippant.
Dans son flot de paroles, quelque chose m’interpella. Mais impossible de
mettre le doigt dessus.
— Je crois que je vais vomir, couinai-je soudain.
Il eut tout juste le temps de me dégager le passage jusqu’à la salle de bains. Je
me retrouvai agenouillée devant les toilettes, Elouen retenant mes cheveux au-
dessus de ma tête.
— Et tes parents ?
— Ils ne diront rien, comme d’hab’, ils pensent juste qu’on s’est bourré la
gueule.
— Y’a autre chose, Elouen, qu’est-ce qui ne va pas ? marmonnai-je.
— On en parlera plus tard. Tu vas te requinquer ici. Je me suis permis
d’envoyer un SMS à tes parents avec ton portable pour les prévenir que tu
dormais chez moi. J’ai fait gaffe à ne pas trop faire de fautes pour que ce ne soit
pas bizarre.
Je ne pus ni le remercier ni insister que déjà je vomissais.
— Mais qu’est-ce qu’il a mis dans mon verre ? geignis-je.
Et je me sentais con. Con de ne pas avoir vérifié moi-même ce fichu verre.
Mais j’imaginais sans peine que la drogue était déjà dans le cocktail.
— Je sais pas, ça a eu un drôle d’effet sur toi, peut-être du GHB, mais difficile
d’en être certain, fit-il entre ses dents. Surtout que ça t’a fait dormir un bon
moment quand même, et c’est pas censé provoquer ça. Tu ne te souviens
vraiment de rien ?
— Si… enfin j’ai des bribes de sensations. Je crois que j’ai touché tous les
tissus à portée de main. L’impression que tout le monde me regardait à un
moment.
Beaucoup trop mal pour me souvenir, je retournai à la cuvette des toilettes.
— T’inquiète pas, Abby, ça va aller.
Quand j’arrêtai enfin de vomir mes tripes, j’avais l’impression lointaine de me
reconnecter à une mémoire douloureuse. C’était presque organique, comme si
mes cellules réagissaient par réflexe. Je percevais déjà une forme de manque. Je
savais que rien ne m’avait paru juste hier, que je n’avais été qu’un amas de
sensations sans aucune cohésion mentale.
Elouen me rallongea et je le remerciai. Mais son contact me tendit comme si
tout mon corps débordait d’électricité statique.
Je finis par me rendormir malgré le fait que je l’entendais presque hurler au
téléphone dans la pièce d’à côté. Je n’avais pas la force de me relever ou de
résister au sommeil.

Chapitre 17
Je vécus les pires deux jours de ma vie, nauséeuse à souhait et plongée dans
un mal-être persistant. Je parvins tout juste à appeler mes parents pour les
rassurer en tentant de paraître normale. Elouen m’avait préparé des choses
légères à manger et gérait tout à ma place. Résultat : je culpabilisais à mort.
Joleen était passée en catastrophe, visiblement très inquiète. Elle était restée à
mes côtés dans un silence curieux. L’ambiance était tendue entre Lou et elle, et
j’avais peur d’en être la cause d’une manière ou d’une autre. Je demandais sans
cesse des nouvelles de Noah. Jo péta les plombs quand j’en réclamai le
dimanche en fin d’après-midi lorsque Lou revint de l’hosto :
— Mais Abby, arrête ! Occupe-toi de toi, c’est bien plus important, merde ! Il
est comme ça parce qu’il l’a choisi ! Il t’a mise en danger en t’appelant toi, mais
tu te rends pas compte ou quoi ?! T’es tellement en plein délire positivo-
humaniste à la con que tu ne vois même pas à quel point il abuse ! Mais ouvre
les yeux, PUTAIN !
Je restai figée. Ma tête était sur le point d’exploser. Et je ne comprenais pas
d’où lui venait toute cette colère pour Noah, je croyais pourtant qu’elle
l’appréciait.
— Joleen, c’est mon ami. Je ne peux pas juste arrêter de m’inquiéter pour lui.
Et je suis désolée d’y être allée seule, j’ai paniqué… Enfin, j’ai merdé, je suis
vraiment désolée.
— Arrête de t’excuser, c’est chiant, me coupa-t-elle en claquant la porte.
Je m’enterrai sous la couverture quelques minutes avant de me redresser. Il
était plus que temps que je rentre, j’avais causé assez de problèmes. Mon envie
d’aller voir Noah à l’hôpital me torturait, mais je savais que je ne lui rendrais pas
visite.
J’allais sortir quand Elouen jaillit de la cuisine.
— Hop hop hop, la miss, on ne bouge pas d’ici tant que je n’en ai pas donné
l’autorisation. Et tu as de la chance, vu que je suis un type génial, j’ai demandé
si exceptionnellement tu pouvais rester ce soir. Ça te laissera une journée de plus
pour te reconstruire une tête et ne pas te faire pincer par tes parents. Pour le
moment, tu as juste l’air d’avoir enchaîné les soirées pendant une semaine. Il
faut au moins faire quelque chose pour tes cernes et ton teint !
— Mais j’ai cours demain, arguai-je. Et Noah…
— … j’ai récupéré tes affaires, ne t’en fais pas. Je te déposerai avant d’aller en
cours, me coupa-t-il sans même relever la mention de notre ami.
Au moment où il me dit ça, je titubai, prise d’un vertige. La chute ne me fit
pas mal, mais je fondis en larmes. Je refermai mes bras autour de moi. Je me
sentais fébrile, à fleur de peau, c’était infernal.
— Abby, qu’est-ce qu’il y a ? paniqua-t-il, agenouillé à côté de moi sans me
toucher.
— Je ne sais pas du tout, hoquetai-je. Ça va passer, c’est passé sous la douche
tout à l’heure.
— Sous la douche, c’est arrivé ? Tu te sens… triste ?
— Nan… Je me sens dégueulasse, je vais reprendre une douche, je peux ?
lâchai-je en me relevant avec peine.
Je me dirigeai vers la salle de bains dès qu’il m’eut donné son assentiment.

Je ne dormis pas assez cette nuit-là. Je me tournais et me retournais dans tous
les sens. Pour une raison ou une autre, je n’avais pas envie de me souvenir de
vendredi soir. J’avais juste envie de savoir que Noah allait bien.
Elouen s’était installé à bonne distance dans le lit et bouquinait, un œil gardé
sur moi. Je suppose qu’il ne dormit pas beaucoup non plus.
Je culpabilisai à la vue de ses cernes immenses le lendemain. Les miens
étaient affreux. Vraiment. On aurait dit que j’avais des coquards. Je me préparai
sans conviction et me forçai à avaler ce qu’Elouen me donna pour le petit
déjeuner. Il remplit mon sac de barres de céréales et me poussa dans sa petite
voiture.
Le trajet se passa dans un silence lourd. Quand il s’arrêta devant le lycée, je
mis un certain temps à descendre.
— Elouen…, commençai-je.
— Oui, je sais, tu es désolée et tu me remercies, me devança-t-il avec un
sourire affectueux.
— Voilà, fis-je, toute penaude.
— Allez, file ! Et appelle-moi ce soir, s’il te plaît.
Ce n’était pas une demande, et je sortis de la voiture avec l’air d’un mort-
vivant. J’étais en avance et grimpai jusqu’à la salle à l’allure d’une bonne grosse
limace, peu désireuse de forcer sur mon corps qui faisait des siennes. Les
frissons et les courbatures ne m’avaient toujours pas lâchée.
À ma grande horreur, Arthur arrivait de l’autre côté du couloir. Il me vit, et
son regard s’illumina, avant qu’il ne me détaille. J’effectuai un demi-tour
soudain et m’enfuis dans le sens inverse. Pas de questions, pitié, pas de
questions.
— Abby, attends !
Je continuai de m’éloigner aussi rapidement que je le pouvais. Je devais
paraître ridicule à me dandiner comme un pingouin dans le couloir, mais je m’en
fichais.
— Abby, arrête-toi ou je te mets en colle.
Je me figeai net, et il me rattrapa en quelques foulées rapides. Il me contourna
pour se placer face à moi.
— Alors non, je n’ai pas fêté la nuit de Walpurgis, anticipai-je en scrutant ses
sourcils froncés.
— Bien tenté, le trait d’humour. Va dire ça à un aveugle.
Deux de ses doigts attrapèrent une de mes mèches de cheveux et la
déplacèrent derrière mon oreille. Cette fois, le frisson qui me saisit n’avait rien à
voir avec mon état catastrophique.
— Est-ce que tu te sens bien ?
— Honnêtement, pas trop, lâchai-je.
— Tu veux en parler ?
Je savais qu’il ne m’y forcerait pas.
— Pas maintenant, mais pourquoi pas. Je te remercie.
— C’est normal.
On ne se lâchait pas du regard, et il effectua un mouvement étrange vers
l’avant, comme s’il avait une terrible envie de m’embrasser. Et je n’avais peut-
être jamais eu autant envie qu’il le fasse… et qu’il ne le fasse surtout pas.
La magie se brisa à l’instant où la sonnerie retentit. Pendant quelques
secondes, j’avais oublié mon mal-être. Pendant quelques secondes, j’avais tout
oublié.
Pourtant, j’aurais voulu lui demander où il en était avec le carnet de sa mère.
Mais je craignais d’être intrusive, de faire voler en éclats ce lien que nous avions
tissé et qui me paraissait encore trop fragile.
Il recula à peine, comme pour ne se détourner de moi que lorsqu’il n’aurait
plus d’autre choix. Il finit par rentrer dans sa salle de classe, et je l’atteignis en
même temps que quelques élèves qui arrivaient des escaliers de derrière. On me
dévisagea, mais je ne relevai pas. J’avais l’habitude : entre l’accident de voiture,
mon petit accès de colère contre Romain… Moi qui préférais le mode fantôme
au lycée, j’étais ravie.
Quelqu’un dut s’amuser à découper les heures et réarranger le temps, parce
que je n’avais jamais vécu une journée aussi longue. Je redoutais le moment où
je rentrerais. Néanmoins, j’avais l’air un peu plus en forme en fin d’après-midi
et, bien que je n’échappasse pas à l’interrogatoire, je pus prétendre n’avoir pas
beaucoup dormi le week-end. Je me fis bien entendu interdire toute sortie ou
invitation en semaine, puisque je n’étais pas « responsable ». Autant dire que je
m’en contrefichais.
Étalée sur le canapé, couchée sur les genoux de Papa, j’agonisais en toute
quiétude tandis qu’il commentait un documentaire historique raconté par la voix
envoûtante de Claude Giraud. J’aurais pu rester ainsi pour l’éternité.
***
Le lendemain, je fis enfin un crochet par l’hôpital. Mais Noah ne s’y trouvait
plus. Une vague d’inquiétude me saisit et percuta mon estomac. Je plaquai une
main sur mon ventre et me forçai à calmer mon cœur qui s’était emballé. Je
passai un coup de fil à Elouen après être tombée sur le répondeur de Noah. Vu le
malaise que je déclenchais par un simple appel, je compris que quelque chose
n’allait pas, sans parvenir à mettre le doigt dessus. Et je ne pouvais pas
débarquer à l’improviste chez Noah, ses parents détestaient qu’il me fréquente et
j’avais peur de ce qu’ils lui feraient si je frappais à la porte, la bouche en cœur.
Fébrile, angoissée, roulée en boule dans mon lit, j’avais encore l’impression
d’être sous les effets de la drogue. Papa avait bien remarqué que quelque chose
ne tournait pas rond. J’étais fatiguée de mes nuits d’insomnie. Je vomissais tant
j’étais contractée. C’était comme si j’avais chatouillé une part de moi que je ne
connaissais pas. J’avais éveillé quelque chose d’endormi. Quelque chose qui se
tortillait en moi, qui voulait s’extraire ou… prendre le contrôle.
Elouen m’évitait, et j’avais l’étrange sensation que sa relation avec Joleen
était tendue. Pourtant, ils étaient toujours ensemble. Je l’aurais su dans le cas
contraire. La seule qui restait présente était Zoé, l’unique personne à avoir réussi
à rendre visite à Noah. Et donc l’unique personne capable de me donner de ses
nouvelles. Il avait fait passer son état pour une grippe coriace. Mais les grippes
avaient déserté depuis longtemps, et Zoé soupçonnait sans doute le pot aux
roses. Cependant, Elouen et moi avions fait la promesse de ne rien lui dire à
propos de la drogue, et ses questions restaient naturellement sans réponse.
Une autre semaine s’écoula, et j’étais de plus en plus tendue. Des bruits de
couloir circulaient sur moi. À moins que ce ne soit que de la paranoïa de ma part,
j’avais la certitude que les regards traînaient un peu trop dans ma direction. Et
l’absence persistante de Noah alimentait, semblait-il, la curiosité.
Le temps filait entre mes doigts, je me sentais mal sans pouvoir en expliquer
les raisons. J’étais sur les nerfs et la pression que le corps enseignant nous
mettait pour le bac n’arrangeait rien. Dans un mois, nous serions enfermés
devant nos copies en train de suer à grosses gouttes sur la dissertation de
philosophie.
En conséquence, Arthur était moins disponible. Il avait pris le temps
d’organiser un groupe de révision sur l’une de nos heures libres du vendredi en
fin d’après-midi, afin d’aider les élèves en difficulté. Mes notes étaient
remontées juste assez, mais j’y assistais quand même, histoire de ne pas cracher
sur l’occasion de réviser hors de chez moi, dans une atmosphère plus propice au
travail.
La plupart du temps, je me retranchais dans le fond de la salle. Joleen avait
choisi de passer son tour, et Zoé en profitait pour faire ses fiches de révisions à
partir de mes cours. Je savais qu’elle comptait ensuite les partager avec Noah,
dont l’absence faisait jaser. Les profs ne s’en inquiétaient pas, et je supposais
qu’ils avaient eu un justificatif d’une manière ou d’une autre.
C’est pourquoi j’étais résolue à m’attarder, ce vendredi soir, pour demander à
Arthur ce qu’il en était. J’étais consciente qu’il ne pourrait pas me répondre avec
précision, mais il fallait au moins que je sache si c’était grave ou non.
Je me sentais nerveuse, à la traîne pour ranger mes affaires. Je fis signe à Zoé
de partir sans moi. La cloche de dix-huit heures avait sonné il y avait bien cinq
minutes de cela, et les derniers élèves sortirent.
L’ambiance changea à l’instant où ils eurent quitté la salle. Mon regard se
ficha dans celui d’Arthur, qui avait relevé la tête de ses corrections.
— Vous vouliez quelque chose, Abélia ?
Le ton était sec. Tranchant. Et ce vouvoiement ? Je vérifiai s’il restait
quelqu’un aux alentours, mais nous étions bien seuls, alors pourquoi ? Qu’est-ce
que j’avais encore fait ? Je décidai de ne pas m’en préoccuper maintenant, pour
Noah.
Je me relevai prudemment de ma chaise, mon sac basculé sur mon épaule.
— Je voulais… Je voulais juste savoir si Noah allait bien ?
Un sourire douloureux marqua le visage d’Arthur, et je n’en compris
absolument pas l’origine. Il s’était contracté à la mention de ce prénom, et le rire
sans humour qui suivit acheva de me mettre mal à l’aise.
— Vous ne croyez pas que vous devriez lui demander par vous-même ? Je n’ai
aucun droit de communiquer des informations personnelles sur les élèves. Et je
pense que vous êtes plus que capable d’aller chercher par vous-même la réponse.
Il m’en voulait. Il me détestait ? Mais pourquoi ? Il se leva et m’ouvrit la porte
d’un geste brusque, m’invitant à quitter la salle. Je me dirigeai vers la sortie,
sonnée. Alors que j’allais la franchir, une autre partie de moi la referma soudain
dans un claquement sec.
— À quoi vous jouez ? sifflai-je.
Mon retour au vouvoiement était horrible. Quelque chose se brisait entre nous.
Ou quelque chose était déjà brisé, il m’était impossible de savoir depuis quand.
Le dernier mois avait été invivable parce qu’il me manquait. Nos conversations
me manquaient, sa présence me manquait, sa voix, son parfum. Mais je n’avais
fait aucun geste vers lui, parce que j’avais cru que c’était une distance instaurée
en raison du bac qui arrivait, en raison de Joleen qui se tendait dès qu’elle nous
voyait seuls dans la même pièce. Et je n’avais donc pas bronché, prenant sur moi
pour lui simplifier l’existence au maximum. Je ne voulais ni être une charge ni
me montrer capricieuse.
— À quoi je joue ? répliqua-t-il sur le même ton, la main toujours sur la
poignée.
— Oui ! Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je pensais que… que tu ne me parlais
plus pour ne pas t’attirer des problèmes, contrarier Joleen ou perturber mes
révisions, mais… Mais là, je ne comprends pas ! Je ne comprends pas du tout !
Encore une fois, il éclata de rire et me jaugea d’un air froid que je haïs
aussitôt. Je me sentais nulle. Sans même savoir pourquoi. Mon visage se
décomposa.
— Explique-moi, murmurai-je. Je comprendrai tout… Que tu estimes que
c’est mieux de couper tout contact, que tu te sois rendu compte que ça ne
représentait rien du tout pour toi. Je peux tout accepter, mais j’ai besoin que tu
me dises pourquoi…
Je n’allais pas me mettre à pleurer. Non, surtout pas. L’attendrir par les larmes
aurait été humiliant, en plus d’être inutile, si j’en croyais la colère qu’il semblait
avoir contre moi. Comment avais-je pu ne me rendre compte de rien pendant un
mois ? Il avait juste été aussi distant que d’habitude en cours, et je ne l’avais
jamais vu en dehors. Maintenant que je m’en souvenais, il avait même cessé de
proposer de me ramener, il fuyait la classe à chaque fin de cours pour aller
chercher des choses et d’autres en salle des profs.
— Si ça ne représentait rien pour moi… C’est quoi, ça ? releva-t-il. Une sorte
de moquerie dissimulée ? Mais tu as raison, je ne devrais même pas t’en vouloir.
Après tout, tu es en voie vers l’âge adulte, mais encore jeune fille, et j’ai eu tort
de croire que ça ne finirait pas par poser un problème.
Dire que j’étais blessée était en deçà, bien en deçà du réel. J’aurais pu affirmer
avoir été déchiquetée en morceaux sans exagérer le moins du monde la
sensation. Chaque mot était une cassure de plus.
Quelque chose m’échappait forcément. Il ne pouvait pas juste me laisser
comme ça, sans plus de réponses. Je n’arrivais pas à articuler une phrase,
incapable de savoir par quel angle dénicher le problème. Et ma tête chauffait,
encore et encore, jusqu’à ce que je sois obligée d’évacuer :
— C’est une blague ? Mais d’où est-ce que ça sort tout ça ? Ça n’a jamais eu
l’air de te poser problème avant ! Oui, je suis jeune et je suis désolée de l’être !
S’il existait quoi que ce soit pour augmenter mon âge, rattraper le tien, je le
ferais ! Mais pourquoi ? Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?! Pourquoi tu as
laissé passer un mois ?!
Il voulut répliquer, mais je ne lui en laissai pas l’occasion :
— Non. Non, attends, ne réponds pas. De toute manière, tu donnes toujours
l’impression que TOUT te glisse dessus ! J’imagine que j’étais donc la seule à
me poser un milliard de questions pendant que tu vivais sereinement les choses
tout en sachant que tu n’étais pas sérieux une seconde ! C’était quoi, le plan ?
M’avoir et savoir qu’après ça, je partirai en Irlande ? Une sorte d’engagement à
courte durée, une sécurité ?! Et tout ça pendant que j’ai fait des pieds et des
mains pour ne pas me sentir comme un imposteur dans ta vie, pour toutes les
raisons que tu connais très bien ? Et puis quoi ? Tout ça, c’était faux ? Il n’y
avait rien de réel, comme quand tu disais ne pas réaliser une projection
incestueuse sur moi ou je ne sais quo…
Il me coupa d’un doigt sur ma bouche, comme s’il ne pouvait supporter d’en
entendre davantage. Son visage avait pâli, et sa main tremblait sur la poignée.
— Je n’ai jamais su comment m’occuper correctement de ma fille, je n’ai
jamais été fait pour être père ! C’est complètement insensé ! Mais tu ne crois pas
que je me suis posé la question moi aussi ?
Il desserra sa prise sur la poignée, s’éloigna dans la salle, passa ses deux
mains dans ses cheveux. Il se tourna de nouveau vers moi, à peine calmé.
— Tu ne crois pas que Thalie m’a posé la question en me considérant comme
le pire des tordus ? Que je me suis demandé pour quoi je te ferais passer et ce
que les autres croiraient que je te fais ? Tu ne penses pas que j’ai craint de voir
du mépris et de la peur dans le regard de tes parents, de constater l’opinion
écœurée de ma propre fille sur moi ? Et je sais… je sais qu’elle est au courant !
Je n’essaye pas de réparer quoi que ce soit avec elle, je ne projette rien d’elle sur
toi, tu ne lui ressembles pas. Mais surtout, surtout, il n’y a malheureusement rien
de paternel dans ce que je ressens pour toi ! Et je n’ai pas de solutions pour ça,
Abélia ! Je n’en ai pas et le mieux à faire ce serait de tout arrêter, mais je ne suis
qu’un idiot qui n’arrive pas à se rentrer dans le crâne qu’il doit renoncer à
l’amour à cause de ce que d’autres vont penser !
Il termina sa tirade, essoufflé, soudain épuisé. Je remarquai soudain à quel
point ses cernes étaient marqués. Combien de nuits blanches avait-il passées à se
torturer ? Combien de temps avais-je passé sans soupçonner ce qui se jouait ? Sa
déclaration était noyée par la culpabilité. J’aurais dû être soulagée de l’entendre
enfin dire que tout avait été réciproque. Que l’intensité de cette connexion entre
nous n’était pas une simple invention de ma part. Pourtant, je me sentais plus
éloignée de lui que jamais alors qu’il me toisait avec l’air d’une proie à l’agonie,
encore prête à mordre si cela était nécessaire.
Une fois de plus, je ne savais pas quoi lui répondre. Je n’eus pas besoin d’y
réfléchir davantage puisqu’il poursuivit :
— Alors, me demander à MOI, comment Noah va ? Tu rigoles, j’espère !
Je ne comprenais même plus où il voulait en venir. Ses yeux étaient animés
comme jamais. Et je m’en voulus d’éprouver en cet instant l’ampleur de mon
désir pour lui. Ça me pinçait encore plus fort que d’habitude, jusqu’à enflammer
la moindre parcelle de mon corps.
— Noah ? Mais quel rapport avec Noah ? demandai-je en avançant avec
précaution vers lui.
J’abandonnai mon sac sur une table, mais dès que je fus assez proche, il eut un
mouvement de recul, et je stoppai ma progression. L’apprivoiser de nouveau
quand je l’avais tant perdu… Comment comprendre de quelle manière je l’avais
blessé si fort ?
— Arthur, quel rapport avec Noah ? chuchotai-je.
Il chercha ses mots, et je savais que les entendre serait violent. Mais pas à ce
point.
— Tu couches avec qui tu veux, Abélia, tu es une grande fille maintenant.
Mes jambes cédèrent sous mon poids. Il comprit que quelque chose n’allait
pas au moment où je me retins à la table. Le silence se mit à bourdonner à mes
oreilles, je n’entendais plus rien, comme égarée dans un brouhaha inouï.
Mes joues étaient chaudes, humides. Sans doute des larmes. Et mes yeux
suivaient le mouvement de mes pensées qui fouillaient chaque souvenir de la
soirée que nous avions passée chez Bastien. Sans le savoir, je le savais. Au fond
de moi, je savais j’aurais dû frapper chez Noah.
— Non, geignis-je quand la réminiscence des mains de Noah sur mon corps
me percuta.
Je percevais la présence d’Arthur à mes côtés, mais elle paraissait lointaine,
fractionnée. Et, moi, j’étais quelque part entre deux états. Hébétée et affligée.
— Non, non, non, non, répétai-je dans une litanie qui aurait dû conjurer le
souvenir, déchirer le voile opaque qui s’était installé.
Ce même « non » que j’aurais aimé murmurer ce soir-là. Ce « non » qui
n’était pas sorti, simplement parce que j’étais alanguie à ses côtés, ballottée par
les effets de la drogue. Parce que j’avais si bêtement cru que c’était un autre que
lui contre moi. Que c’était Arthur.
Puis la réalité me revint, talonnée par une colère noire qui me fit balancer une
chaise contre le mur de la salle. Arthur me ceintura aussitôt, m’attirant contre lui.
Je ne savais pas ce qu’il avait compris, je ne savais pas… Je rejetai l’idée même
de son corps si près du mien. Je me sentais humiliée, ridicule, salie. Je
n’entendais rien de ce qu’il disait. Je me contentai de lutter pour me dégager.
J’y parvins au bout de quelques secondes. Mais le bruit de ses pas me suivit
dans le couloir. Je percutai Nymphe, qui me réceptionna avec un « Wooow »
d’étonnement.
Il m’empêcha de déguerpir, et son regard bienveillant me soulagea. Je
m’engouffrai dans ses bras en pleurs.
— Abby, mais qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il en me berçant contre lui.
J’entendis Arthur arriver à notre hauteur, mais il n’eut pas un geste pour moi.
Il échangea quelques mots que je n’entendis pas avec Nymphe.
Puis Arthur s’éloigna, et je crus comprendre qu’il passait quelques coups de
fil alors que Nymphe me menait en douceur vers le parking des professeurs.
— Allez, Abby, tiens le coup, me dit-il en ouvrant la voiture d’Arthur, dont il
avait sans doute récupéré les clefs. On va appeler tes parents, et tout ira bien,
d’accord ?
Un élan de panique me saisit.
— Non ! Non, pas mes parents !
— Je ne sais pas ce que tu as, Abby, mais si tu es dans cet état, on doit
prévenir tes parents, c’est comme ça. Je sais que c’est nul, hein, je serais le
premier à ne pas les appeler si je savais quoi faire pour toi. Mais je ne sais pas, et
Arthur non plus.
— Je ne veux pas, gémis-je, la tête entre les mains.
Nymphe s’accroupit devant la portière ouverte de la voiture. À l’intérieur, le
parfum d’Arthur baignait l’habitacle.
— Arthur va revenir, il va s’occuper de tout ça. C’est un ami de ta famille,
c’est ça ?
— Oui, mentis-je à demi.
— Tiens, regarde, il est là, ça va le faire, m’indiqua-t-il alors qu’Arthur
arrivait en catastrophe vers nous, avec mon sac, le sien et son téléphone coincé
entre son épaule et sa joue.
Nymphe amorça un mouvement pour repartir, mais je le retins.
— Ne pars pas.
C’était la seule présence qui me paraissait tolérable. Celle d’Arthur me
plongeait dans une honte et une culpabilité terribles.
— Je suis obligé, mais…
Il sortit le carnet des absences et un stylo de sa poche immense et griffonna
quelque chose dessus.
— C’est mon numéro, appelle-moi, on pourra papoter ? Et Vanessa sera ravie
si tu passes chez nous. Elle pourra peut-être t’aider.
C’était la première fois que je le voyais si sérieux, si inquiet. Vanessa avait
toujours trouvé du temps pour discuter avec Noah et moi dès qu’elle récupérait
Nymphe au lycée. Noah… Mais comment avait-on pu en arriver là ?
Puis Nymphe partit, et Arthur s’installa dans la voiture. J’adoptai un mutisme
désespérant, consciente que beaucoup trop de choses voulaient sortir de ma
bouche. Il démarra, me jetant des coups d’œil réguliers. Il souffrait plus que moi,
je le savais. Moi, j’étais encore trop ahurie. Lui était lucide. Et la lucidité
semblait faire un mal de chien. Alors je me gardais d’y arriver trop vite. Jusqu’à
ce que je ne supporte plus rien. La ceinture autour de moi, le fait d’être
enfermée, le bruit des roues sur le goudron, l’air qui manquait.
— Arrête-toi, murmurai-je.

Chapitre 18
Il se tourna vers moi, apparemment incertain d’avoir bien entendu.
— Arrête la voiture, je t’en prie, suppliai-je.
Il se gara aussitôt sur le bas-côté, en pleine campagne. Je descendis du
véhicule en catastrophe et inspirai une grande goulée d’air frais. Arthur me
rejoignit à toute vitesse.
Avant qu’il n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit, je me jetai dans ses bras.
Seul mon visage dépassait par-dessus son épaule alors que ma main se perdait
dans ses cheveux.
— Je suis désolée, je suis tellement désolée, hoquetai-je, à court d’oxygène.
— Abby, ne t’excuse pas… C’est moi… Je m’en veux de… enfin, je ne savais
pas. Je ne savais vraiment pas.
La brisure dans sa voix, les hésitations, le tremblement de son corps contre le
mien alors que je ne savais plus lequel soutenait l’autre… Tout ça m’apporta
enfin une certaine clarté.
— Comment tu as su ? demandai-je.
— Depuis un mois, j’ai entendu des rumeurs. Et… Il y a eu cette photo que
j’ai vue par-dessus l’épaule de deux élèves. Ils rigolaient en disant que c’était
des « photos dossiers ». Rien d’osé, si ça peut un tout petit peu t’apaiser, mais
assez pour que je comprenne qu’il ne s’agissait pas que de rumeurs. Je ne peux
pas croire que… mais qu’est-ce qui s’est passé ? Tu n’avais pas l’air… Enfin si,
tu semblais étrange, mais je pensais que c’était du mépris, de l’indifférence pour
moi et… Abby, parle-moi, s’il te plaît.
Je nichai un instant mon nez contre son cou. Et ce n’est qu’à ce moment que
je compris à quel point je l’aimais. C’était au-delà d’être amoureuse, ce n’était
pas un état, c’était une certitude inébranlable.
— Mais dis-moi comment je pourrais te mépriser, ou t’ignorer, Arthur… ? Je
ne suis plus certaine moi-même de ce qui a pu se passer. Je n’ai que des bribes
de souvenirs et la plupart sont venues au moment où tu m’as dit que j’avais
couché avec lui. J-je ne m’en souvenais pas. Mais ça a dû se produire quand je
suis allée le chercher à cette soirée et… Putain, ça paraît tellement irréel. Je l’ai
trouvé chez Bastien.
Je m’emmêlai les pinceaux dans mon explication, confuse.
— Je ne sais pas ce qu’il a foutu dans le verre, mais j’ai zappé toute la soirée.
J’ai manqué de prudence, je suis vraiment trop conne, conclus-je.
Il comprit seul la suite, et j’étais incapable de raconter plus. L’étreinte se
resserra plus fort autour de moi.
— Tu n’es pas « conne ». Tu oublies juste que tu ne peux pas sauver tout le
monde. Ce n’était pas à toi d’aller le chercher. C’est de sa faute. Tout est de sa
faute. S’il n’avait pas dérapé, tu…
— Arthur, son père avait levé la main sur lui ce soir-là.
L’annonce jeta un froid. C’était moins simple quand on ne pouvait tout à coup
plus l’accuser sans aucune circonstance atténuante.
— Est-ce qu’il était lucide ?
— Je n’en sais rien… Non, sûrement pas, supposai-je en me rappelant l’état
dans lequel je l’avais trouvé. Il planait complètement.
S’il avait frôlé l’overdose, il avait dû vraiment abuser… Pourtant, il m’avait
évitée, et je le connaissais, ce n’était pas sans raison. Il n’y avait qu’une honte
profonde qui pouvait le motiver à me pousser ainsi sur le bas-côté de sa vie.
Donc, il se souvenait parfaitement de ce qui s’était passé entre nous. Et le fait
qu’il ne m’en ait rien dit me rendait folle de rage.
— Abby, tu réalises qu’il s’agit difficilement d’un acte consentant à 100 %,
quand même ?
Je secouai la tête avec force. Et ce n’était pas du déni. Ou peut-être en était-ce,
parce que je n’arrivais pas à compiler mon affection et la haine grondante que je
nourrissais pour Noah. Je ne parvenais pas à gérer la dualité que cela générait.
On aurait pu en parler, en adultes, faire front contre Bastien qui m’avait droguée,
abattre les murs qui ne cessaient de s’ériger entre nous, rétablir du vrai dans le
tissu de non-dits.
Arthur m’éloigna de lui et me saisit par les épaules, son pouce caressant la
peau découverte de mon cou.
— Je suis désolé de te poser la question, mais est-ce que tu aurais fait l’amour
avec lui si tu avais été en pleine possession de tes moyens ?
Je savais que la question comptait pour lui. Parce que le tremblement dans sa
main me prouvait à quel point la simple pensée qu’il m’ait touchée l’écœurait.
J’aurais voulu dire que « oui », pour sauver un petit peu l’image de Noah dans
mon esprit. L’image que j’avais de moi. Mais la sincérité de ma réponse
m’ébranla :
— Non.
J’avais honte.
— Non, répétai-je plus fort.
Je voyais la fièvre dans son regard. Une fièvre de douleur, de colère,
d’inquiétude, d’amour, qui m’était destinée toute entière. Je caressai sa joue,
comme pour y essuyer une larme qui ne coulait pourtant pas. L’une de celles que
moi non plus, je n’arrivais pas à verser.
— Il ne m’aurait pas touchée s’il n’avait pas lui-même été sous l’emprise de
drogue. Je sais qu’il ne l’aurait pas fait. Il y a eu des écarts, mais jamais à ce
point… Je le connais depuis des années. Il a déjà essayé de m’embrasser, mais
jamais plus. Il ne… Il n’a sans doute rien contrôlé de plus que moi. Enfin, je ne
sais pas. C’est de ma faute, rien ne serait arrivé si je n’y étais pas allée seule. Ce
n’était pas… prémédité, c’est bien tout ce que je peux dire.
— Quoi qu’il en soit, Bastien est responsable de t’avoir droguée à ton insu. Ce
n’est pas anodin de droguer quelqu’un… Quant à la responsabilité de Noah, ce
sera à lui de dire dans quel état il était, et à toi de le croire sur parole ou non… Je
ne le connais pas assez pour affirmer quoi que ce soit.
Il articulait avec soin, ses poings étaient serrés. Je ne voulais même pas
imaginer ce que je lui infligeais. Si lui avait couché avec une autre, je n’aurais
jamais pu le supporter. Pourtant, nous n’avions aucun engagement l’un envers
l’autre. Mais je me sentais comme si je l’avais trahi, comme si je m’étais trahie.
— J’en ai marre d’être en colère, soufflai-je.
— Je sais. Je sais, murmura-t-il en me guidant de nouveau vers la voiture.
Il osait à peine me toucher encore, comme si le moindre contact me briserait
aussi sûrement qu’un coup de marteau sur du verre. Je voulais croire que j’étais
plus solide que ça, mais je n’étais plus certaine de rien.
— J’ai appelé tes parents, Elouen et Joleen. Ils nous attendent tous chez moi.
Je suis désolé, j’étais obligé. Ils ne savent pas les détails, et je comprendrais que
tu m’en veuilles.
— Non, tu as bien fait.
La phrase m’arracha presque les cordes vocales tant ça sonnait faux.
J’essayais de me convaincre que c’était la bonne chose à faire. Pour moi. Mais je
ne parvenais qu’à anticiper leurs réactions et l’inquiétude de mes parents. Je
craignais de découvrir la raison du comportement d’Elouen et Joleen.
J’avais l’impression de me rendre au confessionnal et je me sentais aussi
coupable qu’une meurtrière. Comment avais-je pu me mettre dans une telle
situation ? Je savais que ma relation avec Noah n’était pas saine. Même s’il
n’existait pas de désir sexuel de ma part, peut-être avais-je trop aimé l’idée
d’être aimée par lui ?
Le trajet pour arriver jusqu’à la maison des Valverde me parut incroyablement
court. Il ne se gara pas dans l’allée, mais bien avant. Je l’en remerciai. Voir Papa
se précipiter hors de la bâtisse, mort d’inquiétude ? Très peu pour moi. Pas
aujourd’hui. Je m’en voulais d’avance de leur causer des problèmes.
Une fois le moteur coupé, Arthur se tourna vers moi. Doucement, il saisit mon
visage entre ses mains. Je me sentais souillée, manipulatrice, tentatrice.
Comment pouvait-il me soutenir en sachant ce que j’avais fait ?
Avec une lenteur calculée, il approcha son visage du mien, jaugeant si j’avais
besoin de reculer, de me dérober au contact. Je fermai les paupières quand ses
lèvres se posèrent au coin des miennes, sur mon rictus douloureux. J’absorbai
toute la force qu’il abandonnait dans ce simple contact. Contact qui dura
quelques secondes puis cessa.
Je sortis de la voiture en même temps que lui. La soirée, pourtant printanière,
était assez fraîche. Le soleil déclinait à l’horizon. Il me guida vers l’arrière de la
maison, conscient que tout le monde devait guetter l’entrée.
Il déverrouilla la porte vitrée qui donnait sur le fond du salon et s’avança le
premier, pour une fois, me dissimulant aux autres. Il s’effaça pour me dévoiler
lorsque ma main effleura son dos. Mes parents affichaient des mines
d’enterrement.
Dad arrêta de faire les cent pas quand il me vit. Je baissai la tête, incapable de
supporter leur regard.
J’aperçus la voiture d’Elouen garée dans la cour. Mais aucune trace de lui et
de Joleen.
— On les a envoyés faire un petit tour dehors, expliqua Dad, semblant lire la
question muette.
Je discernai toute la colère que j’aurais voulu ressentir. Une colère assez rare.
Une colère calme. Inquiétante. Papa était fermé. Totalement fermé, assis sur une
chaise, seul à la table. Il me fixait.
— Abby, tu veux bien venir vers moi ?
Son ton était celui qu’il employait uniquement pour m’annoncer des
mauvaises nouvelles, comme si j’étais un petit animal délicat. Sauf que cette
fois-ci c’était à moi de lui en annoncer une.
— Je vais garer la voiture, nous informa Arthur en s’éclipsant dehors.
J’étais soulagée de ne pas être chez moi, d’être en terrain plus neutre. Dès que
la porte se referma derrière lui, je m’avançai vers Papa et m’assis face à lui. Dad
se trouva une chaise également.
— On n’a pas vraiment compris. Arthur nous a appelés en urgence en nous
disant que quelque chose n’allait pas. J’ai cru comprendre que c’était en rapport
avec Noah et toi.
C’était le moment de faire un choix. La version que je donnerais déterminerait
mon sort et le sien.
— J’ai piqué votre voiture le dernier week-end d’avril pour aller le chercher à
une soirée, commençai-je, la voix blanche. Il se sentait mal, parce que ses
parents ont encore… Enfin vous voyez. J-je… Une fois là-bas, je ne sais pas ce
qui m’a pris, mais j’ai voulu essayer… l’ecstasy. Et je ne me souviens pas de
grand-chose, mais j’ai couché avec lui et… je… C’est juste ça. C’est Elouen qui
m’a récupérée le lendemain et qui a ramené votre voiture. Je n’ai pas supporté la
drogue, et ça m’a fait un drôle de truc. Puis j’avais oublié la moitié, alors je me
sentais bizarre, et quand les souvenirs sont revenus, j’ai eu un peu de difficultés
à assimiler.
Mon sort était scellé. Dad encaissa plutôt mal. Je crus un instant qu’il allait se
mettre à hurler comme un dément. Une veine palpitait sur sa tempe, et je me fis
toute petite. Minuscule.
Mais c’est la réaction de Papa qui m’acheva. Il enfouit son visage entre ses
mains, ses épaules secouées de soubresauts à intervalles réguliers. Ça eut le
mérite de calmer Dad, qui se précipita à ses côtés.
— Vick, qu’est-ce qui te prend ?
Papa releva la tête et essuya les larmes qui s’évadaient de ses yeux.
— Je suis désolé, Abby, murmura-t-il.
— Quoi… ?
Dad adopta le même air perdu que moi.
— Réfléchis juste une minute, s’emporta Papa. C’est MA faute ! Avec tout ce
qu’elle a appris récemment sur Charlotte, sur moi… Mais comment tu voulais
qu’on évite ça ? Elle est née avec ça dans le sang, littéralement : j’étais en
rémission et sa mère est toujours sous médication pour arrêter ! Comment tu
voulais qu’elle n’éprouve pas au moins une forme de curiosité pour ça ? Même
si elle ne s’en souvient pas, le manque et tous les effets de la drogue font partie
d’elle, tu comprends ?! Et on a même du bol qu’elle se soit contentée de la
MDMA, parce qu’elle a connu bien plus fort !
Je restai immobile. Je regrettais mon mensonge. Je le regrettais parce que je
ne voulais plus qu’il croie que je l’avais prise volontairement. Et l’accusation
muette de Dad qui flottait dans la pièce… Je faisais du mal. Partout. Finalement,
je méritais peut-être ce qui m’arrivait. Mais eux… Ils ne méritaient rien de tout
ça. J’étais horrible.
Papa évitait de me regarder, visiblement soumis à une culpabilité qui n’avait
d’égale que la mienne. Et Dad qui voyait sûrement son cauchemar recommencer.
Après avoir relevé Papa, il se projetait sans doute déjà en train de tenter de
redresser à la seule force de ses bras sa fille droguée. Pourtant, je n’étais pas
prête de reprendre quoi que ce soit.
— Je suis désolée, murmurai-je. Papa, s’il te plaît, ne pleure pas, je suis
désolée, tentai-je en saisissant sa main par-dessus la table.
Il la serra dans la sienne à m’en faire mal.
— Ne recommence plus, Abby, promets-le-moi.
— Et interdiction de revoir Noah, ça suffit. On va passer un coup de fil aux
services sociaux et ce sera tout, ajouta Dad.
— Il est majeur, Dale, que veux-tu qu’ils fassent ? murmura Papa.
— JE NE SAIS PAS ! Mais c’est hors de question qu’il approche de nouveau
notre fille ! hurla-t-il soudain.
La main de Papa broya presque la mienne. On était deux à trembler sous cette
décision irrévocable. Pour ma part, je ne savais pas si j’éprouvais du
soulagement ou de l’horreur. Je devais obtenir des explications de Noah, le
confronter, même si ça me paraissait insurmontable. Et j’avais besoin de parler à
Elouen. Comprendre pourquoi c’était par Arthur que j’avais dû apprendre ça.
— Calme-toi, tu ne vois pas qu’elle ne va pas bien ?
Je devais en effet avoir l’air aussi frais qu’une viande avariée.
— Tu nous auras vraiment tout fait cette année, t’énamourer de ce prof,
accepter que ta mère revienne bien qu’elle n’ait rien fait sinon essayer de
détruire tout ce que nous avions, te droguer alors que tu sais ce que ton père a
vécu, siffla Dad.
L’accusation me fit l’effet d’une gifle. J’ouvris la bouche pour me défendre,
mais je ne parvins qu’à hoqueter. Papa me retira sa main, choqué. Il se releva et
fit face à son compagnon, de toute sa hauteur. Je ne l’avais jamais vu aussi
tendu, aussi en colère.
— Dale, encore une remarque comme ça, et tu fais tes valises.
Dad le toisa, hors de lui.
— Ah oui ? C’est donc comme ça que les choses se décideront si ça tournait
mal ? JE prendrais mes valises et j’abandonnerais la gamine que j’ai élevée
comme si c’était la mienne ? s’égosilla-t-il en se pointant du doigt avec force.
— Légalement, elle reste ma fille, on en a déjà parlé. Si tu merdes, tu ne me la
prendras pas. Et tu es en train de merder, cracha Papa.
Les entendre ne serait-ce qu’évoquer une possible séparation… Je sentais
toutes mes fondations trembler.
— Et je devrais tirer un trait sur presque vingt ans de ma vie ? De SA vie ?!
— Baisse d’un ton ! Arrête de l’accuser, arrête de chercher un coupable en
elle ! Et pitié, arrête de chercher Charlotte en elle. Si tu veux un coupable,
regarde en face de toi ! Je suis là ! hurla Papa en écartant les bras.
Dad eut un mouvement de recul.
— C’était trop facile d’accuser tout le monde. Trop facile ! Mais c’est moi le
seul responsable de mes chutes, pas Charlotte ! Et Abélia n’y est pour rien !
C’est la seule chose positive qui en est ressortie, d’ailleurs ! rugit-il.
Papa était le plus colérique des deux, bien que ça ne soit pas l’évidence même.
Je ne les avais jamais crus à chaque fois qu’ils m’avaient dit ça. Pourtant, là, il
me terrifiait à défier Dad du regard, prêt à me défendre envers et contre tout,
contre mon propre père. Impuissante, je voyais ma famille tomber en lambeaux
devant mes yeux.
Les hurlements continuèrent, et je m’enfonçai la tête entre les mains,
incapable d’en entendre plus. Les horreurs fusaient. Tout ce que je ne voulais pas
savoir, les dessous de leur relation qui, je l’avais deviné, n’avaient pas toujours
été roses.
Quelque chose grimpa en moi, enfla, grossit, encore et encore jusqu’à ce que
je ne puisse plus me contenir :
— MAIS ARRÊTEZ ! TAISEZ-VOUS ! ARRÊTEZ !!
J’ignorais si c’était un ordre, une supplique ou quelque chose de plus
complexe que ça. C’était venu du ventre, et je me le tenais douloureusement,
debout, essoufflée.
Ils étaient figés tous les deux, tournés vers moi. J’allais mourir. J’allais mourir,
parce que c’était impossible que tout aille aussi mal d’un coup. Tout en moi
agonisait à m’en faire perdre la tête. La souffrance en devenait physique.
— Abélia, est-ce que tu te sens de rester dormir ici ce soir ? On a
apparemment des petites choses à discuter ton père et moi, me demanda Papa.
Je n’osai même pas regarder Dad. Ce qu’il avait dit, pourtant juste, m’avait
blessée au-dessus de ce que mes forces me permettaient d’admettre.
— Elle ne reste pas dormir chez ce tordu qui veut la foutre dans son lit ! hurla
Dad.
Je fermai les yeux sous l’accusation. Je priai pour qu’Arthur, où qu’il soit,
n’ait pas entendu.
— Il a eu la décence de nous prévenir, il l’aide ! Maintenant, si je dis qu’elle
reste ici ce soir, loin de toi, elle restera ici, chez son amie ! À toi de voir si tu
rentres avec moi ou si tu te démerdes à pied.
Il s’avança vers moi et me plaqua un long baiser sur le front. J’étais tétanisée.
— Rien n’est de ta faute, Abby, murmura-t-il.
Je venais de foutre en l’air ma famille, parce que j’étais incapable de dire la
vérité. L’image de Charlotte s’imposa à moi.
Papa quitta la maison. Le silence s’abattit jusqu’à ce que je l’entende discuter
avec Arthur dehors. Puis un bruit sourd nous parvint. Quelques secondes plus
tard, Arthur rentra en toute discrétion, comme pour ne pas troubler la tension
dans la pièce. Il frottait sa mâchoire apparemment endolorie, et je l’observai
avec horreur. Alors voilà où nous en étions, des règlements de comptes à coups
de poing dans la figure ? Arthur ne paraissait ni surpris ni énervé. Comme s’il
avait attendu cette douleur depuis sa rencontre avec moi.
Sa présence sortit Dad de son immobilité inquiétante. Je fis dos à Arthur pour
observer mon père. Il saisit sa veste sur une chaise et l’enfila. Puis il me passa à
côté et sembla vouloir s’arrêter, mais il n’en fit rien.
— Vous, si vous posez rien qu’un regard déplacé sur elle…, menaça-t-il en
s’approchant d’Arthur, presque front contre front.
Il appuya un doigt sur son torse. Arthur chassa sans violence la main de mon
père et accompagna sa descente jusqu’à son flanc.
— J’ai bien compris le message, rassurez-vous, l’apaisa Arthur. Je ne suis pas
ce que vous voyez en moi, et je suis navré de ce qui vous arrive. Vraiment.
La porta claqua quelques secondes plus tard et m’arracha un sursaut. Je
clignai plusieurs fois des yeux, surprise d’avoir survécu à un pareil cyclone.
J’entendis la voiture de mes parents démarrer.

Chapitre 19
— Tu leur as menti, Abby ? interrogea Arthur, la voix basse.
— Je ne pouvais pas leur dire la vérité sans avoir parlé à Noah avant. Ne le
leur dis pas.
Et j’avais conscience de ce que je lui demandais. Sa réponse déterminerait la
manière dont il me voyait. S’il les prévenait, ça signifiait qu’il me considérait
comme une gamine et qu’il était de sa responsabilité de prof, d’adulte, d’avertir
mes parents. Et il aurait raison. Mais s’il…
— Je ne dirai rien. Mais parle à Noah. Tu sais ce que tu dois faire, Abby, je
me fierai à toi quoi qu’il m’en coûte.
Mes épaules s’affaissèrent de soulagement. Un soulagement double. Il me
laissait le choix d’un adulte, d’une jeune femme. Pas d’une adolescente. C’était
peut-être un tort, et il y aurait des conséquences si ça venait à se savoir.
— Fais tout de même les tests nécessaires. Tu ne sais pas s’il s’est protégé ou
pas, dit-il d’une voix dure.
— Je suis désolée que mon père t’ait…
Je ne terminai pas ma phrase, désignant vaguement son visage.
— Il a eu raison de le faire.
J’aurais été étonnée qu’il ne le fasse pas. D’habitude, c’était Dad qui avait la
main leste. Je n’aurais jamais soupçonné que Papa était capable d’une telle
chose. Mais j’étais honteuse que tout le monde souffre à cause de moi.
Joleen et Elouen entrèrent à ce moment-là. Ils se tenaient la main, mais leurs
corps étaient éloignés l’un de l’autre.
— Abby, je suis désolé, commença Elouen en relâchant Joleen.
— J’ai besoin d’un peu plus que ça, Elouen.
Mon ton, sans appel, le fit tressaillir. Il me regardait comme si je venais de
tuer un chaton. Je croisai les bras dans une vaine tentative pour me réchauffer.
Un plaid atterrit sur mes épaules, et les mains d’Arthur s’y attardèrent. Joleen
nous scruta sans rien dire, impassible. Mais pour la première fois, je ne détectai
aucune colère de sa part. Elle soutint un instant le regard de son père au-dessus
de moi. Puis elle se tourna vers Elouen et le fit s’asseoir. Il tremblait.
Arthur quitta la pièce et s’enferma dans le bureau. La manière dont il
respectait ce que je désirais ou non qu’il entende me touchait au-delà des mots.
J’aurais le choix de lui raconter ce que je voudrais par la suite.
— Je n’étais pas sûr, Abby. Je voulais attraper Noah avant de t’alerter et peut-
être de t’inquiéter pour rien. Quand je suis arrivé, oui, vous dormiez dans le
même lit. Mais tu avais la plupart de tes vêtements, ils étaient juste froissés. J’ai
eu un doute, parce que j’ai bien vu que tu n’étais pas dans ton état normal quand
j’ai essayé de te réveiller. Je t’ai portée jusqu’à l’extérieur et au moment où je
suis revenu, Noah délirait. Il était en train de péter un câble, et je l’ai emmené à
l’hôpital. Mais il est resté muet à chaque fois que je suis passé le voir… J’ai
commencé à craindre le pire. Puis Joleen m’a rapporté les rumeurs bizarres qui
traînaient. Puis la photo sur laquelle tu n’avais que tes sous-vêtements, et là j’ai
commencé à comprendre. Mais ça, c’était seulement il y a quelques jours, et je
voulais confronter Noah avant. Je voulais l’entendre de sa bouche, savoir si tu
avais été consentante. Mais je savais que c’était mal barré à cause du simple fait
que tu avais été droguée à ton insu… Et, s’il te plaît, n’en veux pas à Joleen, elle
a passé les dernières semaines à me pousser à te le dire, et elle allait t’en parler
ce week-end si je ne disais rien avant. Et elle l’aurait fait…
Je tournai les yeux vers Joleen, qui semblait en proie à un malaise extrême.
Son regard basculait d’Elouen à moi et, ultimement, elle se réfugia dans sa
chambre en claquant la porte.
— Je vais vous perdre toutes les deux…, murmura Elouen, horrifié, en se
laissant tomber sur le canapé.
— Pourquoi tu ne m’as pas au moins confié tes doutes ?
À ce stade, je n’avais plus la force de m’énerver contre qui que ce soit. Et
jamais je ne lui en voudrais autant que je m’en voulais.
— Parce que je ne pouvais pas foutre la merde sur la base d’un pressentiment
de rien du tout ! Noah est mon meilleur ami, tu es ma meilleure amie, je n’étais
pas dans une position où le choix est simple ! Et je voulais croire, putain, je
voulais tellement croire, que ça n’irait jamais aussi loin !
Il sanglota alors que je laissais sa tête tomber sur mon épaule. Je caressai ses
cheveux. Je me sentais froide. Insensible. Tout à coup. Juste comme ça.
— Je comprends, finis-je par dire.
— Tu ne devrais pas, j’ai merdé, hoqueta-t-il.
— Non, je comprends. Mais tu devrais un peu plus écouter tes pressentiments,
soufflai-je avant de me dégager de lui et de me lever.
Une discussion plus approfondie pouvait être remise à plus tard. Pour l’heure,
je me dirigeai vers la chambre de Joleen. Je frappai, mais elle ne donna pas signe
de vie. J’avais la réelle impression de tout renverser sur mon passage. Peut-être
qu’au final j’étais comme ma mère ?
J’entrai sans attendre de réponse et la trouvai enroulée sous sa couverture. Je
grimpai avec précaution sur le lit et m’allongeai à côté d’elle.
— Tu sais ce que c’est le pire ? C’est que j’ai pas osé te le dire avant
l’ultimatum que j’ai posé à Elouen parce que j’avais trop peur de le perdre.
Planquer des secrets comme ça par amour, manquer de loyauté envers mes amis,
ça m’était plus arrivé depuis Victor. Peut-être que c’était pas Victor le problème,
peut-être que je suis juste une grosse égocentrique qui fait passer ses propres
trouilles d’abandon avant de prendre soin des gens qu’elle aime. Tu vois,
finalement, la seule personne qui tient la route parmi les gens qui t’aiment, c’est
mon père. Et même ça je te l’ai reproché alors que… alors que…
Elle s’arrêta.
— Je ne tiens pas la route, murmurai-je avec un sourire doux.
Je me tournai vers elle et me rapprochai. Mon bras entoura sa taille, elle se
lova contre moi et sanglota en silence. Que se passait-il pour que je sois la seule
à ne plus pleurer alors que tout le monde pleurait pour mes propres bêtises ?
— N’en tiens pas trop rigueur à Elouen, il cherchait juste à nous protéger
Noah et moi. Il n’y a rien de mal à vouloir être sûr de soi avant d’annoncer ce
genre de choses, chuchotai-je. Ce ne sont pas des accusations à faire à la légère.
Je la tins serrée contre moi jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
***
Elouen s’était assoupi dans le salon. Sans bruit, je déposai sur lui le plaid que
j’avais gardé. Je le bordai avec tendresse et observai son visage qui ne s’était pas
apaisé dans le sommeil.
Mes pas me paraissaient aériens quand je parcourus la pièce pour me poster
face à la baie vitrée. M’occuper de leur peine plutôt que de la mienne était si
facile. Mais ça ne pouvait pas durer, et tous leurs chagrins n’étaient endormis
que pour la nuit, je n’avais d’autre choix que de regarder les miens en face.
Qu’en était-il de Noah, maintenant ? Dans quelle mesure avait-il été
conscient ? Aurait-il pu s’arrêter ? Y avais-je pris du plaisir ?
Je fermai les yeux, ramenant l’océan de souvenirs que j’avais évité de traiter à
la surface. La nuit que nous avions partagée me revint sans violence. Pourtant,
j’étais nauséeuse, je grimaçai et frissonnai de répulsion. Mais les sensations
étaient là. Tout était là. Sauf la haine.
Est-ce que ma simple venue chez Bastien me rendait responsable de ce qui
était arrivé ? Est-ce que le fait d’avoir été trop bête pour refuser le verre me
rendait responsable ? M’aurait-il rendu mes clefs si je ne l’avais pas fait ?
M’aurait-il laissée partir ? Qu’aurait-il fait à Noah si j’avais juste tourné les
talons ?
Je traversais mon Enfer personnel : j’en éprouvais la chaleur. Mon poing se
contracta, et je fis jouer mes mâchoires dans le mince espoir de me calmer.
Mon téléphone vibra. Un SMS de Zoé. Sur l’écran, la fameuse photo qui avait
dû circuler. En légende : « Justine m’a envoyé ça. Bien joué, salope. » Je
balançai mon portable au sol. L’appareil explosa en mille morceaux sans que je
ne réagisse. Elouen se réveilla en sursaut, et Arthur sortit de son bureau.
— Rendors-toi, Lou, dis-je d’un ton calme.
— Abby, viens avec moi, m’invita Arthur.
Je me tournai à demi vers lui et lui offris un regard flamboyant d’une colère
que mon timbre n’avait pas trahi. Il eut un mouvement de surprise, mais me fit
signe de le suivre.
Il me guida jusqu’à une porte qu’il ouvrit. La pièce spacieuse m’apparut
moins oppressante que le salon. L’endroit baignait dans une lumière tamisée,
diffusée par plusieurs guirlandes ouvragées et colorées suspendues partout au
plafond. C’était comme entrer dans le rayon « luminaires » d’un magasin
d’ameublement. Des étagères permettaient à des centaines de livres de décorer
les murs en pierres apparentes. Une sorte de mini salon était installé face à un
écran home cinéma. Au bout de la pièce, un immense lit à baldaquin trônait sur
une petite estrade.
Wilde, le gros chat roux, s’étira en miaulant quand il vit son maître arriver.
Souverain, il descendit avec souplesse du matelas, se frotta à ses jambes, me
considéra d’un regard puis s’évada dans le couloir.
— Je te laisse ma chambre, je ne pense pas dormir ce soir, m’indiqua-t-il. Je
suis désolé, je n’ai pas eu le temps de changer les draps.
Je m’assis sur son lit, gênée. Il fouilla dans une grande armoire et m’en tira
des habits pour la nuit. De loin, je distinguai les innombrables cravates ridicules
qu’il collectionnait. Ça m’arracha un rire. Surpris, il se tourna vers moi.
— Tes cravates, expliquai-je en désignant l’armoire d’un mouvement de tête.
D’un geste, il me fit signe de patienter. Il fouilla dans sa collection avant d’en
brandir une particulièrement infâme. Je ne savais pas ce que représentaient les
symboles abstraits de couleurs criardes.
— C’est… waouh, je donnerais tout pour te voir avec ça, commentai-je,
lorsqu’il me l’apporta, solennel.
— Peut-être qu’un jour tu auras cette chance inouïe. Mais attention, je ne la
sors que pour les grandes occasions. Quand j’ai envie qu’on se souvienne de moi
au milieu de la marée des autres humains.
Il ne rata pas mon rictus moqueur. Difficile de l’oublier pourtant.
— Écoute, Abby, on existe comme on peut, répliqua-t-il avec un clin d’œil.
Je ris de nouveau avant de considérer les vêtements qu’il avait sortis pour moi.
— Je peux aller prendre une douche ? m’enquis-je d’une toute petite voix.
— Bien sûr, vas-y. Tu trouveras tout le nécessaire sous le lavabo s’il manque
des choses. Démaquillant, brosses à dents, réserves de crèmes de Jo… Je suis sûr
qu’elle ne t’en tiendra pas rigueur si tu te sers parmi les dizaines de produits
qu’elle colle sur sa peau.
Je désertai la pièce et gagnai la salle de bains. Je ne verrouillai pas, consciente
que, dans mon état actuel, m’enfermer aurait été risqué. Je pensai à Arthur en
quittant mes vêtements. Je pensai à son sourire, à sa présence qui emplissait
toute la maison. Et mon sternum se décontracta un peu.
Plusieurs choix s’offraient à moi. Me laisser aller à ignorer les mains qui se
tendaient vers moi, continuer à croire que j’étais toujours seule pour tout
affronter. Ou enfin saisir la main qui attendait dans l’obscurité, prête à me
ramener vers quelque chose de plus lumineux.
Je m’observai dans le miroir, nue comme au jour de ma naissance. Mes mains
se posèrent sur mon ventre et galopèrent sur mes flancs. Elles parcoururent
chaque endroit qu’il avait touché, comme pour guérir. Et je savais qu’il me
faudrait du temps pour y parvenir. Mais je savais aussi que j’en étais capable.
Parce que j’étais plus forte que ça. Je devais être plus forte que ça et prendre ma
vie en main. Gérer cette situation comme n’importe quel obstacle.
Cependant, comme s’il restait sur moi un peu de lui, quelque chose qui ne
m’appartenait pas et que mon organisme rejetait avec ardeur, j’avais le besoin
urgent de m’en laver. J’entrai sous la douche comme sur un autel sacrificiel,
désireuse de me purifier. Désireuse de récupérer ce qui était mien, de laisser filer
dans les égouts tout ce qui était sien.
Le temps que j’y passais m’était égal, bien que je sache combien cela était
incorrect. Mais visualiser l’eau salie qui glissait le long de ma peau,
graduellement de plus en plus claire… ça me donnait l’impression de me
délester de cette souillure. Mon corps était mien. Je l’offrais à qui je désirais. Il
avait pris ce qui ne lui appartenait pas, parce que j’avais cru l’offrir à un autre, et
je récupérais ce droit sur moi. C’était la seule manière de gagner, de renverser la
vapeur.
Je me renforçai à mesure que les minutes passaient, brûlantes, intenses. Quand
je rouvris les yeux, je savais que le chemin allait être compliqué, mais que je
m’en sortirais. Sans faire plus de dégâts. Sans blesser personne d’autre. Je me
dépêchai de me laver, plus énergique que je ne l’avais été depuis longtemps.
Je m’étais laissée aller. Ces derniers temps, je n’avais fait qu’être ballottée par
les événements. Et j’emmerdais Zoé et ses insultes, les rumeurs sur moi, Ophélie
et sa violence, Romain et ses regrets… Noah et ses désirs. Je les emmerdais.
J’arrangerai tout. Je me réparerai. Je rafistolerai ma petite estime de moi en
morceaux, j’apprendrai la chirurgie des sentiments et laisserai les lames
s’enfoncer aussi loin qu’il le fallait. Parce que je ne voulais pas que ma vie
s’arrête à ça. Que l’ancre s’attache à ce point précis et m’y retienne, m’y ramène
sans arrêt. C’était inenvisageable.
J’avais à portée de main assez de bonheur pour me permettre d’y aspirer.
Alors peut-être que je ne le méritais pas et j’avais beaucoup d’erreurs à réparer,
mais rien n’était insurmontable.
Je me blottis dans une serviette en sortant et me revêtis des vêtements
d’Arthur. Trop larges et pourtant ajustés à ce besoin d’expansion que j’avais.
Comme si mon enveloppe charnelle me tenait trop à l’étroit.
Je pensai à ma Tante Gabriella. Les mêmes traits que moi, la même silhouette.
Ce visage que je portais pour deux ne rejoindrait pas le sien sous terre, entre
quatre planches de bois. Ce visage, il rayonnerait enfin.
— Abélia, murmurai-je devant le miroir en palpant mes traits du bout des
doigts.
Je redécouvrais mon identité. Évanescente, oui, mais pas effacée. Mes index
étirèrent mes lèvres pour accompagner la naissance d’un sourire.
— Ancre-toi…
Ma bouche maintint cette expression quelques secondes puis s’affaissa.
— Ancre-toi.
Chapitre 20
Je quittai la salle de bains et regagnai la chambre. Arthur se releva du lit où il
s’était allongé, les bras derrière la tête, prêt à déserter la pièce pour me laisser
dormir. Il s’était changé et n’arborait qu’un tee-shirt blanc et un short qui me
laissait beaucoup de nouvelles parties de lui à observer. Un pincement de désir
me surprit et me poussa à le rejoindre, à le retenir.
— Reste avec moi.
— Tu as entendu ton père tout à l’heure. Je suis assez d’accord avec lui.
— J’ai dit « reste avec moi » pas « fais l’amour avec moi », Arthur.
La remarque le crispa. Il baissa les yeux, caressa sa barbe, voulut dire quelque
chose, soupira, puis parla enfin :
— Désolé, je ne sous-entendais pas… Je ne comptais pas te toucher, vraiment
pas, Abby.
— J’aurais aimé que tu le fasses, lui dis-je, avec sincérité, osant soutenir son
regard pour la première fois depuis une éternité. Mais je sais que tu ne le feras
pas, alors reste juste dormir avec moi.
Il jaugea ce que je dégageais. Puis il hocha la tête. D’un coup d’œil, je balayai
ses cheveux décoiffés, ses prunelles fatiguées, mais toujours brillantes, son
visage aux traits racés. Ses lèvres fines. Mais je ne voulais pas être celle qui
initierait un autre baiser. Je lui en avais arraché bien trop. S’il souhaitait que ça
se reproduise, il viendrait le chercher de lui-même. Il sembla lire dans mes
pensées, puisqu’il amorça un mouvement vers moi, puis recula.
Avec une douceur infinie, il me coucha dans le lit et remonta la couverture sur
nous deux. Je me serrai contre lui alors qu’il se plaçait sur le flanc, un bras
basculé sur moi et l’autre passé au-dessus de ma tête. Il me scrutait tandis que je
fixais le plafond illuminé.
— Comment tu arrives à ne pas être dégoûté de moi ? murmurai-je.
— Est-ce qu’il y a quoi que ce soit que je puisse dire qui te convaincrait que je
ne le suis pas, et ne pourrai jamais l’être ?
— Non.
Alors il se tut. Ses lèvres effleurèrent ma joue, ma tempe, mes cheveux, et je
frissonnai de désir. Je me contentai de ce contact doux, du bout des lèvres, de la
pointe fine de son nez.
— Est-ce que tu voudrais bien me parler de tes découvertes ? Du journal de ta
mère ?
— C’est une drôle d’histoire…, souffla-t-il. Tu veux vraiment l’écouter ce
soir ?
J’acquiesçai vivement.
— Très bien… Alors, si je reprends du début, sa mère, Arlinda MacMahon,
s’était entichée d’un homme marié et riche pour qui elle travaillait comme
gouvernante.
Je tournai la tête vers lui, devinant à peu près le chemin que la vie de sa grand-
mère avait dû emprunter.
— Quand elle est tombée enceinte, elle a cru que cet homme quitterait son
épouse pour elle. Il ne l’a pas fait et, de colère, elle a révélé la vérité à la femme
de son amant. Celle-ci était déjà au courant apparemment et avait accepté la
relation en espérant légitimer l’enfant adultérin, puisqu’elle-même ne pouvait
pas en avoir.
— C’est horrible, m’étranglai-je.
— Je sais… quoi qu’il en soit, ma grand-mère a mis au monde des jumeaux.
Un fils que le couple a élevé comme le sien, et une fille, qu’Arlinda a emportée
avec elle par jalousie. Elle s’est enfuie jusqu’à un couvent en France. Elle s’est
rangée et est devenue la mère supérieure, puisqu’elle refusait d’être mère tout
court. Elle a élevé sa fille, ma mère donc, sans jamais lui dire leur lien de
parenté. Néanmoins, ma mère a dû le sentir d’une manière ou d’une autre. Cette
femme a toujours été extrêmement dure avec elle, jusqu’à ce qu’un arrêt
cardiaque l’emporte.
— Comment ta mère a pu deviner ? Le sentir, c’est… bien, mais…
— Son prénom et son nom de famille. Pas tout à fait donnés au hasard.
Desdemona signifie « celle qui est maudite », son second prénom était Faolán, et
Valverde est un nom de famille espagnol. Arlinda était d’origine espagnole
apparemment. Elle a insisté pour nommer sa fille. Une seule sœur était au
courant de leur lien de parenté et l’a confirmé à ma mère sur son lit de mort.
— Si elle l’a élevée de manière aussi stricte…
— … c’était sans doute pour l’éloigner de la vie de pécheresse qu’elle-même
pensait avoir menée. Pour la protéger des hommes aussi. Pas de chance qu’elle
soit tombée sur mon père.
— Tu as dit que le nom n’avait pas été donné au hasard. Alors pourquoi
« Valverde », ça doit avoir un sens ? Surtout que tu disais qu’Arlinda s’appelait
MacMahon, ce qui est loin d’être un nom espagnol. Et Faolán… C’est un
prénom de garçon. Pourquoi ta mère porterait un prénom de garçon ? Je
comprends que tout le monde ne sache pas que c’est masculin, mais il y a
quelque chose de bizarre dans tout ça. Et puis, pour quelle raison portes-tu le
nom de ta mère et pas celui de ton père ?
— Mon père ne m’a pas reconnu. Ma mère tenait à ce que je porte son nom de
famille à elle pour qu’il ne s’éteigne pas. Et comme ils ne se sont jamais
mariés… Pour le sens, j’y réfléchis, mais rien ne me vient. Je sais juste que ça
veut dire « La vallée verte ». Mais c’était suffisant pour que ma mère comprenne
qui était son père et où il vivait. La dernière page confie qu’elle a enfin trouvé,
que tout était sous ses yeux depuis le début, que sa mère lui avait légué tous les
indices pour qu’elle le retrouve. Le problème, c’est que ma mère a dû se pencher
bien trop tard sur ses origines. La dernière page date de la semaine avant sa
mort. C’était presque illisible. Heureusement que j’avais l’habitude de relire ses
courriers quand elle était malade… En tout cas, elle n’a pas pris la peine d’écrire
ses conclusions.
Je hochai doucement la tête. Nos chemins se croisaient à nouveau, à un niveau
différent. À un niveau auquel je pouvais enfin l’aider. Nous avions donc
l’Irlande en commun. Pendant une fraction de seconde, tout prit un sens dans ma
tête avant qu’une somnolence bienvenue me saisisse. Il m’installa un peu mieux
contre lui, et je pouvais presque entendre les rouages s’activer dans son crâne.
Mais je ne me concentrai que sur sa chaleur qui gagnait peu à peu ma peau.
Apaisée et bercée par sa respiration profonde, je m’endormis sûrement avant lui.
***
Nos positions avaient changé quand je me réveillai. Ma tête reposait contre
son torse. Sa respiration et son rythme cardiaque étaient lents, apaisés. Un léger
ronflement s’élevait et m’arracha un sourire. Je me lovai davantage contre sa
chaleur.
Dans son sommeil, il me rapprocha de lui, et ses yeux bougèrent sous ses
paupières closes. Je m’appliquai à m’enivrer de l’odeur de ses cheveux, de sa
peau, à découvrir des détails que je n’oserais jamais chercher s’il avait été
éveillé. Le grain de beauté qu’il avait sous le menton, perdu au milieu de sa
barbe, la marque d’un ancien piercing sous sa lèvre, la présence d’une petite
cicatrice sur un doigt, et même… un tatouage sur son bas ventre. Pour ce que
j’en reconnus, il s’agissait d’une rune celtique, et ça me fit sourire une fois de
plus.
Je ne m’étais jamais sentie aussi paradoxalement bien et mal dans ma vie.
Alors je profitai du « bien » aussi longtemps que possible avant de m’extraire du
lit. Je le laissai dormir et quittai la pièce, le plus discrètement que je le pus.
Elouen et Joleen étaient déjà levés, et cette dernière préparait du café. Elouen lui
lançait des regards de pur désespoir qu’elle ignorait avec soin. Il m’aperçut et
l’air torturé sur son visage se renforça encore.
Joleen me jeta un coup d’œil et avisa les fringues de son père que je portais.
— Il dort sur le canapé de sa chambre, mentis-je. Il m’a prêté ça pour la nuit.
Elle hocha la tête et resta silencieuse en débusquant des tasses. Je devenais
beaucoup trop douée pour mentir. Je la rejoignis et l’aidai à sortir le sucre et les
cuillères. Elle m’offrit un sourire vacillant quand nous nous installâmes autour
de la table pour petit-déjeuner. Lou massait la nuque de Jo, les yeux rivés sur son
expression enfin adoucie.
— Je ne voudrais pas plomber l’ambiance dès le matin, mais est-ce que vous
avez une idée de comment trouver Noah ? risquai-je en beurrant ma tartine sans
entrain.
— Il nous évite depuis un mois, Abby, on a tout essayé, m’expliqua Joleen,
occupée à servir le café.
— J’ai appelé tous nos amis communs, mais je soupçonne Bastien de le
planquer.
Ma mâchoire se contracta et la biscotte que je tenais fut réduite en morceaux
dans ma main.
— S’il est chez Bastien, j’irai le chercher par la peau du cul moi-même,
grinçai-je.
— Je suis déjà allé voir, mais il a dû rester planqué, continua Elouen dès qu’il
eut détourné son attention des miettes de biscottes dont je me débarrassai au-
dessus de mon petit set de table.
— Il y a une autre solution sinon, annonça Joleen.
— Laquelle ?
Elouen et moi nous étions tournés de concert vers elle.
— Zoé, lâcha-t-elle. C’est la seule à qui il parle.
Un rire amer m’échappa.
— Joleen, le dernier contact que j’ai eu avec Zoé s’est résumé à une photo de
Noah et moi dans le même pieu, accompagnée du mot « salope ».
Elouen pâlit et marmonna quelque chose dans sa barbe tandis que Joleen virait
rouge. Elle descendit d’une traite sa tasse de café et s’en resservit une.
— Non, mais je comprends que ça puisse porter à confusion, mais de là
insulter comme ça avant même de demander des explications. Pour ce qu’elle en
sait, la photo pourrait dater…, articula Elouen, la voix blanche.
— C’est pas tellement le genre de Zoé de réfléchir, ça, non ? cracha Joleen.
Lou posa une main apaisante sur son bras.
— L’un de vous pourrait la contacter, vous pensez ? demandai-je.
— Oh oui, mais elle va sûrement croire qu’elle est le seul rempart entre Noah
et le monde qui lui veut du mal, ironisa-t-elle.
— Je vais l’appeler, déclara Elouen en se levant. Oh ! Et euh… Abby, j’ai….
Ce matin, je suis allé chercher ça pour toi.
Il attrapa un sac et en sortit une petite boîte rose. Joleen et moi échangeâmes
un regard paniqué. Un test de grossesse. Je reposai mal ma tasse qui renversa du
liquide sur mon set de table déjà bien amoché.
— Fais-le pendant que je l’appelle, s’il te plaît. Avant de manger.
Joleen saisit ma main au-dessus de la table.
— Je viens avec toi, me dit-elle sans me laisser le choix en attrapant la boîte.
Je me fis entraîner, hébétée. Je n’y avais pas pensé un seul instant. J’avais
réfléchi aux maladies et je comptais bien prendre un rendez-vous chez le
médecin dès lundi. Mais ça… Pourquoi je n’y avais pas songé ? Pourtant, le fait
qu’Arthur me parle du planning familial aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
Joleen me fit entrer dans la salle de bains, et on s’assit toutes les deux par
terre, la boîte entre nous.
— Avant toute chose, sache que ça ne remonte qu’à un mois, donc tu auras
des options pour t’en tirer si jamais… Tu as eu des symptômes ?
— Non, je ne crois p…
Je m’arrêtai net et mes yeux s’agrandirent.
— Mais non, mais Jo, ça ne peut pas arriver aussi vite. Je l’aurais senti plus
fort, je veux dire, ce n’est pas trop le genre de choses qu’on loupe ? tentai-je de
me convaincre. T’en fais quoi de l’instinct féminin et tout ça ? Puis j’ai été
droguée, n’importe quel symptôme pourrait émaner de tout ça, non ?
Pour toute réponse, elle sortit le test. C’était une petite chose ridicule, mais ça
ressemblait à l’incarnation de la terreur.
— Tu veux vraiment pas qu’on prévienne les flics, Abby ? Au moins pour
Bastien. Avec ce que tu as vu, je crois qu’on tient un bon petit trafic là-bas. Pour
Noah…
— Non, je n’ai déjà même pas dit la vérité à mes parents… Et puis je veux
déjà voir ce que je peux régler moi-même avant que la justice ou qui que ce soit
d’autre s’en mêle. J’ai besoin de voir ce que je peux faire par moi-même.
— Je respecte ça, mais je pense que c’est une mauvaise idée.
Je saisis le test entre mes doigts et le tournai sous toutes les coutures. Je savais
l’utiliser. J’avais vu assez de pubs angoissantes. Et les instructions que Joleen me
lisait étaient on ne peut plus claires. Elle me fila un petit pot, m’affirmant que
tremper la languette dedans serait plus pratique que de viser en aveugle.
J’avais l’impression de tenir une bombe à retardement entre mes doigts. Je le
maniais avec précaution quand Joleen me laissa seule pour que je m’occupe de
ça.
— Une barre, c’est négatif. Deux barres, c’est positif, répétai-je comme un
leitmotiv en me dirigeant vers les toilettes.
Je traversai une galère infernale et finis par tremper plusieurs secondes la
languette. Le capuchon du testeur rebouché, je le posai sur le rebord du lavabo.
Je m’en détournai pour me laver les mains, les paupières closes, priant de toutes
mes forces chaque divinité que je connaissais. Il me fallut arriver à Cthulhu pour
décider que fuir les résultats en prenant une douche express était une bonne idée.
Je fus contrainte de remettre mes vêtements de la veille abandonnés sur la
chaise et me brossai les dents sans jeter un œil au test.
Joleen frappa, et je l’invitai à entrer. Je n’avais toujours pas le cran de vérifier,
et elle se tint à une distance respectueuse, entamant les cent pas, avant de
s’immobiliser. On resta un moment à se fixer.
— Il faudrait peut-être regarder…, finit-elle par oser dire.
— Oui, répondis-je sans faire le moindre geste pour vérifier.
— Abby ?
— Oui, je vais le faire, soufflai-je, incapable de rassembler une once de
courage.
Je saisis le bâtonnet, les paupières closes. Une dernière fois, je murmurai :
— Une seule barre…
J’ouvris les yeux. Mon ventre effectua un looping, et le test dégringola de mes
mains comme si je m’étais brûlée avec. Joleen n’eut pas besoin de le vérifier
pour comprendre. Elle se précipita et m’épaula afin de me maintenir debout.
— C’est un cauchemar, baragouinai-je, immobilisée entre une vague de
panique et la sensation de m’échapper de mon propre corps.

Chapitre 21
D’un choc, je passai à un autre. Mais pourquoi ?! La vie s’était assez fichue de
moi ces derniers temps pour que ce genre de choses n’arrivent que plus tard,
histoire que les ennuis soient dilués dans le temps. Mais non, je vivais une sorte
de réaction en chaîne nucléaire. Ma main se posa sur mon bas ventre.
— Putain, mais putain, mais putain, mais putain, jurai-je, agrippée à Joleen
qui m’installa contre la baignoire.
— Je vais chercher Papa et Elouen ou… ?
— Attends, la retins-je. Mais comment je vais leur dire ça ?
— T’es pas obligée de leur dire. Mais je te conseille de jouer la transparence.
Si jamais ça atterrit en justice, on sera plusieurs à pouvoir certifier ton état, les
conséquences de tout ça.
J’entendais l’eau couler dans une autre pièce de la maison.
— Papa doit être sous la douche, on a au moins ce temps-là pour réfléchir,
d’accord ? me dit-elle, mes mains pressées entre les siennes.
Elle jeta un petit coup d’œil au test par terre. Deux jolies barres, une dans
chaque fenêtre, apparaissaient. Aucun doute n’était possible. J’aurais voulu
hurler, mais aucun son ne voulait sortir. J’étais coincée en moi-même, la bouche
entrouverte et incapable de réguler mon souffle. Il me fallut plusieurs minutes
pour réussir à articuler :
— Tu ne crois pas que le test a pu se tromper ? Que j’ai attendu trop
longtemps pour regarder ?
— Y’a peu de chance, mais si tu veux, je peux demander à Elouen d’en
prendre un autre ? Et puis il faudra faire une prise de sang aussi.
— Je veux bien, désolée. Mais ça doit être une erreur.
Elle se releva et revint quelques minutes plus tard avec un second.
— Il doit bien te connaître, il en avait pris un autre d’une marque différente.
— Je n’ai même pas envie d’aller aux toilettes, marmottai-je.
— Va falloir te forcer un peu là. Ah mais non, je suis conne, t’as pas viré le
pot de tout à l’heure. Allez, Abby, du nerf ! me dit-elle en me tendant le second
test.
Un bleu cette fois. Le rose traînait à mes pieds, et j’envisageai de me rouler en
boule dans la baignoire. Je finis par trouver la force de me relever, et Joleen
referma à demi la porte tandis que je faisais faire trempette au deuxième test
avant de le poser devant moi. Je vidai mon petit pot, pour me contraindre à ne
pas faire un autre test.
Je m’assis en tailleur par terre et fixai le test cette fois. Joleen me rejoignit. La
première barre se colora, signe que le test n’était pas défaillant, puis le liquide
grimpa jusqu’à la deuxième fenêtre. Je poussai un hurlement de rage quand une
deuxième barre apparut.
Le bruit attira Arthur qui débarqua en trombe, torse nu, et sa serviette autour
de la nuque. Il ne lui fallut que quelques secondes pour voir les deux tests, nos
têtes, et additionner deux plus deux.
Je n’étais même pas triste, mais le sentiment d’injustice était intolérable. Noah
et moi, on n’avait pas assuré, chacun à notre échelle, mais c’était moi qui me
coltinais tous les désagréments. OK, je n’aurais jamais dû y aller seule, mais…
Mais merde, quoi ! Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Qui aurait pu
m’accompagner si ce n’était Elouen qui n’était pas disponible ce soir-là ?
Pourquoi étais-je incapable de connecter deux neurones dans mon fichu crâne ?
— Le planning familial, c’est ouvert le samedi ? demandai-je d’une voix
aigre.
— Je vais vous laisser, marmonna Joleen, sous le choc. Tiens le coup, Abby,
hein ?
Arthur se baissa et ramassa les deux tests qu’il déposa sur le lavabo. Il les
observa, critique, passant de l’un à l’autre. Ses lèvres se pincèrent.
— Est-ce que tu veux que je t’emmène hurler quelque part ? J’ai plein de CD
de vieilleries qui pourraient te plaire.
Dans la bouche de n’importe qui d’autre, j’aurais trouvé la proposition
étrange. Mais c’était là une initiative innocente, destinée à évacuer ce qui faisait
battre mon cœur à cent à l’heure.
— Avec plaisir.
Je me relevai, et il m’entraîna dans le salon. Elouen et Joleen nous observèrent
revêtir nos vestes et filer dans la voiture. J’eus à peine le temps de boucler ma
ceinture qu’il démarrait.
— Fouille dans les CD, mets ce qui te fait plaisir.
Je glissai au hasard un CD de The Police dans le lecteur et montai le volume.
Puis je me calai mieux dans le siège, aux premières notes de guitare de « Driven
to Tears ». La campagne défila, les pistes aussi, et je ne baissai pas le son. Je
fixais Arthur, qui connaissait les paroles par cœur et les murmurait du bout des
lèvres, concentré sur la route, sans que je ne les entende.
Je préférais ne pas penser aux tests. Parce que je ne pouvais pas réaliser. Je ne
pouvais simplement pas réaliser. Je finis par m’endormir. Je n’aurais pas su dire
combien de temps nous roulâmes. Dans ma somnolence, je devinai un bref arrêt.
Le demi-sommeil que j’atteignis me permit de sentir Arthur veiller sur moi de
temps à autre, rajuster la veste avec laquelle il m’avait couverte. J’entendais
toujours la musique, mais elle hurlait moins, tout était plus apaisé.
Les rayons du soleil traversaient le pare-brise pour réchauffer ma peau, la
main d’Arthur caressait ma joue de temps à autre. J’avais tant envie qu’il abatte
entre nous les dernières barrières physiques. Et je ne comprenais pas pourquoi
cette envie ne m’avait pas quittée même après ce que j’avais découvert sur cette
soirée d’avril. La honte seule aurait dû hanter mon corps. Mais c’était pire
encore, plus pernicieux. Elle était une tumeur accompagnée de culpabilité, de
sensations d’impureté et de salissure. J’aurais voulu frotter ma peau jusqu’au
sang pour effacer ce qui me semblait permanent, pour faire jaillir hors de moi un
peu d’indulgence.
Puis la voiture s’arrêta. Quelque chose me fit ouvrir les yeux. Le vent hurlant
qui s’engouffra dans l’habitacle et… le bruit de l’océan. Je me redressai,
parfaitement éveillée tout à coup. Nous étions garés aux abords d’une falaise
incroyable dont un pic de terre avançait sur l’étendue bleutée.
Bouche bée, je me tournai vers Arthur. Je bégayai, et il éclata de rire.
— Merci ! J’ai toujours l’impression que le mot n’est pas assez fort.
Et il ne l’était pas, parce que ce n’était pas « merci » qui voulait sortir, mais
quelque chose d’autre. Quelque chose de plus intense.
— Trouves-en un autre ?
— J’y réfléchirai, murmurai-je en descendant de la voiture.
Le paysage qui s’offrait à moi était à couper le souffle. Le vent emporta au
loin l’expiration émerveillée qui m’échappa. J’aurais voulu embrasser Arthur
sur-le-champ, mais il se déroba sitôt que j’eus fait un pas dans sa direction. Cette
fois, ce n’était pas de la fuite. La lueur dans ses yeux me confirma qu’il jouait. Il
partit devant moi sur un petit sentier qui menait au bout du pic rocheux. Je
m’élançai à sa suite et, d’un bond, je me jetai sur son dos. Il éclata de rire en
attrapant mes avant-bras que j’avais balancés par-dessus ses épaules pour
m’agripper. Mes jambes se fixèrent fermement autour de ses hanches. Je nichai
mon nez dans son cou, me gorgeant de l’entendre rire en nous faisant tournoyer
sur place.
Je finis par le relâcher quand nous atteignîmes le bord. Les lames se brisaient
sur le contrefort dans un bruit de tempête, et j’étais bien mieux les deux pieds sur
la terre ferme pour les observer.
— Je viens ici quand j’ai besoin de hurler des choses et d’autres, m’expliqua
Arthur en me saisissant par la taille.
Je me laissai faire, guidée par ses bras qu’il glissa contre mes côtes pour me
faire avancer.
— Du genre ?
Il émit un rire, puis se détacha de moi. Il prit un léger élan et courut vers la
pointe. Il s’arrêta au bord et se courba vers l’arrière, les mains en porte-voix,
puis hurla à l’horizon :
— Je hais mon métier par moment !
Nerveuse, je me mis à ricaner avant de le rejoindre et de m’immobiliser à ses
côtés. Depuis la voiture, une vieille mélodie rock nous parvenait encore. Je
plaçai les mains autour de ma bouche et hurlai à mon tour :
— Je déteste Zoé, aujourd’hui !
— À ce point ?
Je haussai les épaules et ajoutai :
— Je ne veux pas être enceinte !
— J’ai déjà rêvé que je finirais seul avec mon chat !
Un énième rire m’agita avant que je n’enchaîne, sur un murmure cette fois :
— L’homme à côté de moi ne m’embrassera jamais de lui-même.
— La jeune femme à mes côtés ment, répondit-il à peine plus fort.
Il se tourna vers moi, aussi essoufflé que je l’étais, et la gorge probablement
aussi douloureuse.
— Ah oui, je mens ? demandai-je, les mains sur les hanches.
Il sourit, et je crus qu’il allait se détourner. Mais son geste me prit par surprise.
Je me retrouvai soudain prisonnière d’une étreinte de fer de laquelle je n’avais
aucun désir de m’enfuir. Elle m’obligeait à garder le regard levé sur lui si je ne
voulais pas me prendre son menton sur le front.
— Tu mens, me dit-il en observant mon visage comme s’il se trouvait face à
une œuvre particulièrement difficile à analyser.
— Prouve-le.
— Oh, c’est trop facile, dit-il avec un rire rauque.
— Tu ne veux pas m’embrasser à cause de ce qui s’est passé avec Noah ?
demandai-je plus bas.
Il s’assombrit.
— Je suis en colère, et encore le mot est faible, à cause des circonstances dans
lesquelles ça s’est passé, c’est sûr. Peut-être que je suis même un peu en colère
que tu n’aies pas eu assez confiance en moi pour m’appeler ce soir-là et me
demander de t’accompagner.
C’était bête, mais je n’y avais même pas pensé. Pas pour une question de
confiance, mais je ne voulais pas que son monde entre en collision avec celui de
Noah. Parce que si je m’étais présentée avec Arthur chez Bastien, cela aurait
sans doute achevé Noah.
— Mais peut-être que… tu ne me vois plus de la même manière ?
Cette fois, il sembla surpris.
— Comment ça ?
— Je suis… Je veux dire, il a… Tu as si vite passé l’éponge sur le fait que
j’avais couché avec quelqu’un d’autre, consciente ou non. Enfin, je ne sais pas
comment dire, mais, moi, je ne me sens pas à l’aise avec moi-même depuis ça,
avec mon corps. Alors comment tu pourrais être à l’aise avec moi ?
— Je vois…, murmura-t-il. Tu sais, au Japon, il y a une technique qui
s’appelle le Kintsugi. Elle est née à la fin du XVe siècle. Lorsqu’un bol en
céramique se cassait, les artisans le réparaient avec une laque saupoudrée d’or.
Tu vois, l’intérêt d’une telle réparation était en fait double. L’objet gagnait en
esthétisme et en singularité. Mais il gagnait également en valeur symbolique.
Les cicatrices d’or témoignaient de son passé, de ses fêlures. Fêlé, mais jamais
totalement brisé. C’était là la preuve d’un perpétuel renouveau, jamais d’une fin.
Il fit une pause, inspira l’air marin, puis reprit :
— Sans vouloir te réduire à un bol, tu me les rappelles un peu. Ces bols sont
beaux parce qu’on a su quoi faire de leurs blessures. Comme toi, tu sais quoi
faire des tiennes. Alors non, mon regard sur toi n’a pas changé. Je te trouve
incroyable. N’importe qui se serait effondré, à raison d’ailleurs, mais toi, tu… Je
ne sais pas, tu tiens les deux bords de la plaie et tu t’appliques à les maintenir
ensemble. Tu fais couler de l’or dans ta douleur et… enfin, je te trouve
magnifique.
Ce n’est qu’à ce moment-là, alors que je l’observais, stupéfaite, qu’il se
pencha vers moi et m’embrassa. Je ne me sentais pas à l’abri dans ses bras, parce
que je n’avais pas la sensation d’y être fragile, j’y étais incroyablement forte,
déployée.
Jamais rien ni personne n’avait résonné en moi aussi intensément que lui et
ses mots. La saveur de ses lèvres sur les miennes, de son souffle qui se mêlait au
mien… tout cela me faisait oublier la puissance du vent, le fracas de l’océan, et
je me concentrais sur la déferlante incroyable qu’il provoquait en moi, comme
un morceau de musique unique dans lequel il était le rythme, les notes, la clef.
Mes cheveux nous envahissaient, soulevés par les embruns. Cependant, le
baiser ne s’interrompait pas, sans cesse ravivé, comme s’il tissait un lien
indestructible entre nous. Peut-être que jusque-là, j’avais écrit des histoires dans
l’espoir de vivre ma belle histoire. Et ma belle histoire, c’était lui. Ses bras
autour de moi, ses mains qui se nourrissaient de la fraîcheur de ma peau.
Quand le vent se calma, le baiser consentit à perdre son rythme effréné. Nous
finîmes par tourner la tête de concert vers l’horizon. Il me semblait que chaque
bourrasque m’emportait au loin. Je me voyais tantôt percuter l’océan, tantôt le
survoler, légère comme une plume. Mon estomac se contractait, ma gorge se
nouait, mes jambes tremblaient, mais aucune de ces sensations ne me ramenait à
l’équilibre. Seule la main d’Arthur autour de la taille m’ancrait dans mon corps
et interrompait le film des chutes qui se jouait dans ma tête. Ma joue reposait
contre sa mâchoire, piquante. Il n’avait pas eu le temps de se raser ce matin.
Non, il avait bondi dans sa voiture pour m’aider. Encore une fois. Et moi, que
faisais-je pour lui à part lui attirer des problèmes ?
J’avais dû prononcer la question à voix haute, puisqu’il y répondit aussitôt :
— Tu me rappelles qu’on peut penser à autre chose que soi et être fasciné en
observant simplement quelqu’un vivre, parler, changer, découvrir, rire. Tu me
fais oublier qu’on est condamné à être seul dans notre esprit. Et je te remercie
pour ça.
Je rougis et me planquai dans son cou.
— On s’est apprivoisé alors ? murmurai-je, songeuse, les mots du Renard
dans Le Petit Prince en tête.
— « Puisque c’est ma rose » ? releva-t-il avec un sourire. Sans doute es-tu un
peu ma rose, oui, en tout cas, tu n’es rien de moins qu’elle. Ou peut-être suis-je
la tienne, qui sait ? Allez, viens, tu es glacée. On va au moins manger les
croissants dans la voiture.
Je le suivis, ma main logée dans la sienne. J’observai son dos, sa nuque, tout
en lui me paraissait incroyable, alors qu’il n’était pas bâti différemment des
autres. Pourtant, tout avait un parfum de miracle dans son sillage, dans ses rires,
dans ses mots.
Il orienta nos discussions sur des sujets légers, accepta les moments où je
remettais sur la table des choses plus pesantes. Je profitai de ce havre de paix
que nous établissions autour de nous comme un cocon au beau milieu des
silences, des mots murmurés, des paroles plus dures. Puis il fut plus que temps
de rentrer, et il démarra le moteur. Des morceaux de musique plus apaisants
accompagnèrent le trajet, et je finis par me rendormir, inexplicablement fatiguée.
Il se gara devant chez moi sans que j’aie réalisé que nous étions arrivés. Les
côtes me paraissaient si loin à présent. Si loin. Mais je devais parler à mes
parents. Je leur devais bien ça.
— Je te ramènerai ta carte SIM si elle est récupérable, m’indiqua-t-il.
Je hochai la tête pour le remercier. Je plongeai une dernière fois mon regard
dans le sien afin d’y puiser tout ce que je pourrais y trouver. Le marron glacé de
ses yeux avait ce pétillement infernal, rompu par des vestiges d’inquiétude et
une confiance inébranlable. Je pris une profonde inspiration et quittai la voiture.
Je lui fis signe et l’observai partir, le cœur lourd. Je triturai mes clefs dans ma
poche.

Chapitre 22
Je retardai le moment de rentrer en me dirigeant vers la boîte aux lettres. Je ne
fus pas surprise d’y trouver une montagne de courriers. On oubliait trop souvent
de la vérifier. Mais ce qui m’étonna fut la lettre à mon nom, au beau milieu des
factures. Je reconnus l’écriture de Noah. Un pic d’angoisse affola mon cœur.
Cela faisait des années qu’il ne m’avait pas écrit. Nous avions pris l’habitude de
faire ça quand nous étions gosses. Aucun de nos parents ne vérifiait avec assez
d’assiduité les boîtes aux lettres pour découvrir notre correspondance. C’était
notre manière de nous dire tout ce que nous étions incapables, l’un comme
l’autre, d’exprimer de vive voix. « La vérité, rien que la vérité », c’était ce à quoi
nous nous engagions si nous prenions la plume pour l’autre.
Elle ne portait pas mon adresse, signe qu’il l’avait déposée ici par ses propres
moyens. Vu les quelques autres courriers qui la recouvraient, il devait l’avoir
glissé il y a plus d’une semaine.
Je l’ouvris et m’assis sur le petit banc près de la mare. Je rabattis mes jambes
contre moi et parcourus les nombreuses lignes, tremblante.
« Abby,
Je sais que tu ne te souviens pas en détail de cette soirée d’avril. Je peux aussi
t’affirmer, pour ce que vaut ma parole, que je n’en ai que des bribes. J’ai
attendu d’avoir les idées claires pour t’écrire, même si j’aurais dû le faire bien
avant.
Je te connais mieux que personne, et tu me connais mieux que personne.
Alors, je vais être franc, parce que tu sais que je mens souvent, mais tu ne
tombes jamais dans le panneau : je ne savais pas que Bastien allait te droguer.
Je n’avais rien planifié. Je sais que c’est dur à croire, parce que je suis déjà allé
trop loin, et plus d’une fois… sans doute parce qu’à chaque fois, je savais que tu
me repousserais. Te voler un baiser, je l’ai déjà fait, m’accrocher à toi comme un
enfant en espérant que tu ne me lâches jamais, je l’ai déjà fait. Mais crois-moi,
je t’en prie… Jamais je ne serais allé aussi loin si j’avais été conscient de mes
gestes. Jamais.
Mais je sais que j’ai dérapé, drogue ou pas drogue. En premier lieu, je
n’aurais pas dû rechuter pour si peu. J’aurais dû appeler Lou.
J’ai dérapé, Abby, et je ne sais même pas comment j’ai pu te trahir à ce point.
Ça n’aurait jamais dû arriver. Je n’aurais jamais dû t’appeler ce soir-là. Mais
j’avais besoin de ta voix. J’ai compris ma bourde à la seconde où je t’ai
entendue au téléphone, installée dans ton quotidien apaisant, avec le fond
sonore de ton ordinateur, le mâchouillement des bonbons que tu aimes manger le
soir… Je ne pouvais pas t’arracher à ça, pas en sachant dans quoi j’allais
t’attirer juste dans l’espoir que tu m’aides encore une fois.
L’idée de vivre en sachant que je t’ai fait du mal me semble insupportable. Ce
n’est sûrement pas idéal de te le dire encore, parce que je ne veux pas t’attendrir,
mais je t’aime. Je n’ai jamais voulu te faire du mal ni profiter de toi. Je ne me
souviens pas vraiment de la manière dont nous en sommes arrivés à coucher
ensemble et, malgré ce que tu penses peut-être, je ne suis pas satisfait. Ça me
rend malade. Avec le temps, je m’étais fait à l’idée que ça n’arriverait jamais. Et
surtout, je n’aurais jamais souhaité que ça arrive comme ça.
Je ne cherche même pas le pardon. Je ne peux juste pas me taire ni te le dire
en face. Pourtant, je mériterais tes coups, tes hurlements.
Si ça peut un tout petit peu t’apaiser, j’ai dénoncé Bastien à la police. Je
connais ses fournisseurs, ses habitudes, ils ne mettront pas longtemps à boucler
une enquête sur lui et l’envoyer en prison. C’est tout ce que je peux faire
maintenant qu’il est trop tard pour prouver qu’il t’a droguée à ton insu.
Je suis encore dans le coin pour quelque temps, puis je partirai. J’ai
abandonné l’idée de passer le bac, je n’en ai pas besoin.
Je te souhaite de le réussir, et je n’ai aucun doute que tu le feras. J’espère
aussi que ton permis se passera bien et que l’Irlande se prépare à briller comme
jamais en t’accueillant. Je ne te souhaite, en fait, que le meilleur. Je te suivrai de
loin, j’en suis persuadé. À vrai dire, c’est la seule chose dont je suis sûr.
Noah. »
Je relus la lettre plusieurs fois, oscillant entre deux sentiments. Tout ce que je
savais, c’était qu’il n’y avait pas que mes larmes qui avaient noyé l’encre et
ondulé le papier. Je la repliai et me baladai dans le jardin que le printemps avait
fleuri. Personne ne m’avait encore repérée. Les deux voitures de mes parents
étaient là, mais un silence terrible régnait autour de la maison d’habitude agitée
de musique, de rires et de conversations.
Timidement, j’entrai dans le hall. Toujours ce silence. Je reculai et sonnai. Des
pas se firent entendre à l’étage.
— Excusez-moi, j’aimerais parler à mes parents ? Je crois qu’ils vivent ici,
mais je ne suis plus très sûre.
Ma voix eut le mérite d’attirer mes parents hors de leurs territoires respectifs.
Ils avaient les traits tirés et les yeux rouges. Je me doutais qu’ils n’avaient pas dû
dormir beaucoup cette nuit. Et que si, Dieu merci, le sang n’avait pas coulé, les
larmes, elles, avaient bien fait leur boulot.
Je n’arrivais toujours pas à regarder Dad en face plus que quelques secondes.
Et Papa se tenait loin de lui, dans l’attente que je parle.
— Est-ce qu’on pourrait s’asseoir autour d’un thé et discuter ? C’est
possible ? demandai-je en douceur.
Papa hocha la tête, et Dad le devança jusqu’à la cuisine pour préparer le thé.
C’était assez inhabituel, et je m’assis avec Papa autour de notre table ronde. Le
silence fut rythmé par les bruits de vaisselle de Dad, qui revint quelques minutes
plus tard avec un plateau fumant. Il l’abattit sur la table, faisant tiquer Papa, qui
prit le relais au service.
— Je vais vous parler honnêtement. Mais il va falloir me promettre de ne pas
vous énerver, parce que si ce que je vais vous dire ne sera pas facile pour vous,
ça ne l’est déjà pas pour moi, croyez-moi.
Je serrai la lettre de Noah dans ma poche, puis posai mes mains jointes sur la
table alors que Papa sirotait son thé, anormalement silencieux, l’attention dirigée
à l’opposé de l’endroit où Dad se trouvait. Ce dernier le cherchait pourtant des
yeux, l’air démoli. J’ignorai la trouille que cela provoqua en moi.
— Je n’ai pas pris de drogue volontairement, amorçai-je.
Leurs regards se relevèrent sur moi. Dad sembla vouloir déguerpir. Ses
accusations devenaient infondées, mais les tensions avec Papa étaient donc dues
à un mensonge. Cependant, les horreurs sorties après cela restaient de son fait.
— Je suis effectivement allée chercher Noah chez Bastien. Dès que je suis
arrivée, Bastien m’a piqué mes clefs, et il m’a promis de me les rendre contre un
verre. J’ai refusé puis en voyant l’état de Noah, j’ai fini par accepter. Je sais que
j’ai manqué de prudence, pire, j’ai été vraiment stupide. Et je suis la première
désolée de l’avoir été. La seule chose dont je me suis souvenue après le verre,
c’est de m’être réveillée chez Elouen sans savoir comment j’étais arrivée là-bas.
Il m’avait retrouvée chez Bastien, et Noah avait frôlé l’overdose et était donc à
l’hôpital. Comme mon état à moi n’était pas inquiétant, il m’a simplement
veillée. Il avait également cru comprendre que quelque chose s’était produit dans
la soirée avec Noah. Mais il n’était pas certain et il a gardé ses doutes pour lui
tout en cherchant à confronter Noah, qui a été très occupé à le fuir.
Je m’arrêtai un instant, jaugeant les visages pâles. Dad tressaillait déjà de
colère.
— Vous avez promis de ne pas vous énerver tout de suite au moins, laissez-
moi finir, c’est déjà assez difficile de vous raconter ça…, soufflai-je. Vous
pourrez me tuer après, mais je veux terminer.
— Continue, articula Papa, sa tasse compulsivement serrée entre ses doigts.
Je bus une gorgée de la mienne pour éclaircir mon timbre enroué de mes
hurlements au bord de la falaise de ce matin. Penser à Arthur me donna du
courage, et ma voix reprit de l’assurance.
— Une photo de nous a été prise chez Bastien, pas explicite, mais assez pour
alimenter des rumeurs et alerter Joleen, à qui Elouen avait confié ses doutes. Elle
lui a posé un ultimatum pour m’en parler, ou elle me dirait tout à sa place, que ce
soit vrai ou non. Il s’avère que… tout était vrai. Arthur m’a mise au courant de
façon assez abrupte, il avait aperçu la photo sur le portable d’une terminale. Les
souvenirs de la soirée sont revenus, je pense que je les avais refoulés d’une
manière ou d’une autre. Donc… J’ai couché avec Noah, et je ne sais pas jusqu’à
quel degré j’étais consentante parce que je n’aurais jamais dû être dans cet état.
— Tu étais droguée, évidemment que tu n’étais pas consentante ! Tu t’es
toujours refusée à lui, ce n’est pas parce que tu étais droguée que tu allais te
découvrir des sentiments et un désir sorti de nulle part ! s’emporta Papa.
Pendant une seconde, il parut vouloir chercher du soutien vers Dad, mais se
ravisa. De toute manière, Dad était hors service. L’abattement l’avait à
l’évidence vaincu.
— Je n’ai pas fini.
— … quoi ?
Et je devinais le « putain, mais quoi encore ? » derrière la question à peine
articulée.
— J’ai reçu une lettre de Noah. Il se souvient très peu de tout ça, donc… je
crois qu’on n’était pas en état de juger de la situation tous les deux, même si ça
me tue de le dire. Ce qu’il a fait est horrible, ce que j’ai fait était con, et j’ai vécu
un cauchemar hier. Il se prolonge encore aujourd’hui, mais j’essaye de
relativiser. Si moi, je n’ai pas pu me stopper en étant droguée, est-ce que lui
aurait pu se stopper lui-même ?
La question s’adressait à Papa, qui avait pris dix ans d’un coup. Il se frotta les
paupières.
— Je ne sais pas, Abby, tu ne peux pas me demander ça. Il y a des tas de
facteurs, et je ne sais pas à quel point il trippait. Il a pu halluciner, croire que tu
voulais, ou ignorer ton refus, ou même se croire dans un rêve. C’est impossible
de déterminer comment et s’il aurait pu empêcher ça. Je ne sais même pas ce
qu’il avait pris ce soir-là.
La réponse me soulagea étrangement. Elle collait à ce qu’il avait voulu me
dire dans sa lettre sans oser se dédouaner. De toute manière, ça ne le dédouanait
pas. Pas tout à fait.
— Je tiens à préciser qu’Arthur a été un soutien inébranlable. Il n’a pas profité
de moi, et il n’est pas étranger au fait que j’ai décidé de revenir sur le mensonge
que je vous ai servi hier. Il a supporté et essuyé les crises successives que j’ai
vécues depuis que j’ai appris tout ça. Je l’aime. C’est comme ça. C’est dit. Et
j’aimerais que vous preniez en compte l’homme qu’il est, au-delà de ce qui vous
choquera en premier lieu : son statut de prof, mon âge, le sien. Il a freiné des
quatre fers cette relation, alors que je ne savais simplement pas quoi en faire. Il
l’a retardée, a posé des conditions qui sont sensiblement les mêmes que toi, Dad,
avant que tu ne pètes les plombs. Il n’y a rien eu de charnel entre nous. Il y a eu
beaucoup de discussions, assez pour que je me sente la force de m’asseoir avec
vous devant un thé pour vous annoncer des trucs horribles. Vous pouvez
m’empêcher de le voir maintenant, mais dans un mois je serai majeure et, si vous
le dénoncez sur la base de rien du tout, vous détruirez sa vie et la mienne. Ce
n’est pas une menace, c’est juste comme ça. Il n’y a pas eu de chantage ni de
favoritisme, et personne n’est au courant dans l’établissement, donc ça n’aura
aucun impact sur mon dossier ou le sien.
Je signai là mon dernier mensonge. Mais je savais que M. Arras tiendrait sa
langue. Et s’il ne le faisait pas, alors je n’aurais plus qu’à me payer un tee-shirt
avec « Je suis tellement désolée » imprimé dessus.
— Je sais aussi que je pars en juillet et je suis consciente que notre relation est
donc, naturellement et selon l’avis général, vouée à l’échec. Je suis peut-être
plus lucide que vous là-dessus et je me dis juste que ça nous mènera là où ça doit
nous mener.
Ils ne paraissaient plus savoir comment exprimer toutes les émotions qui
allaient probablement déferler sur moi. Papa ne cessait de passer ses mains sur
son visage et Dad pianotait sur la table, les traits tendus.
— Et ce n’est pas le plus dur de ce que je vais vous dire, même si cette
dernière annonce n’est pas irrémédiable. Comme je sais que vous allez me tuer,
je vais devoir vous demander de prendre vraiment sur vous. Très fort, dis-je en
grimaçant. C’est quelque chose que j’ai encore un peu de mal à réaliser et, très
honnêtement, je préfère ne pas trop y penser parce que ça me court-circuite à
chaque fois que je le fais, prononçai-je à toute vitesse. Mais… j’ai fait deux tests
de grossesse ce matin et ils sont tous les deux positifs. Et ça date forcément de
chez Bastien. Voilà.
Même Aristote, qui nous fixait depuis le canapé, semblait retenir son souffle.
La montre à gousset de Papa frappait les secondes dans sa poche et les dents de
Dad grinçaient.
Il jaillit hors de sa chaise et déserta la pièce pour s’enfermer dans son bureau.
Je l’entendis balancer plusieurs objets au sol avant qu’il ne ressorte et quitte
carrément la maison. Sa voiture démarra en trombe, et il défonça le rosier de
Papa en partant.
Ce dernier écoutait religieusement le départ précipité de son compagnon pour
garder son calme.
— J’ai envie de t’étrangler, Abby, mais ce n’est rien comparé à ce que j’ai
envie d’infliger à Noah et Bastien. Tu ne te rends pas compte à quel point c’est
grave.
— Au contraire, je crois que j’ai plutôt bien réalisé, répliquai-je en prenant
une gorgée de thé avec laquelle je m’étranglai allégrement.

Chapitre 23
Papa était sonné, avachi dans sa chaise.
— Il va me falloir quelques heures pour assimiler tout ça. Est-ce que tu veux
porter plainte ? Je suis obligé de te le demander, le temps que les poursuites
soient engagées tu seras majeure et… enfin, tu as compris.
— Je ne crois pas que je vais porter plainte. Je pense que c’est quelque chose
qui doit se régler dans la sphère du privé. Noah a balancé le trafic de Bastien aux
flics, donc ce sera vite réglé pour lui.
— D’accord, concéda-t-il, mais il ne semblait pas vraiment d’accord.
Maintenant, prends ton manteau.
— Où est-ce qu’on va ?
Il m’adressa un regard noir, mais ne répondit pas. Je lui obéis sans faire
d’histoires et grimpai dans la voiture.
Le premier arrêt fut la maison de Noah. Je restai terrée dans la voiture alors
qu’il frappait comme un damné à la porte pendant plusieurs secondes. La voiture
de Dominique et Ellen n’était pas dans l’allée, et il y avait peu de chances pour
que Noah soit rentré chez lui. Mais je tremblais quand même, les yeux fixés sur
le battant contre lequel Papa s’acharnait, craignant qu’il ne s’ouvre sur un visage
familier.
Un violent coup de pied dans la porte plus tard, mon père regagna sa place à
mes côtés, et nous partîmes en trombe vers le centre-ville. Quand la voiture
freina, nous nous trouvions devant le planning familial. Papa coupa le moteur.
Puis il y eut un grand silence.
— Je t’accompagne ou pas ? finit-il par demander.
— Non, murmurai-je.
Alors c’était comme ça que ça se passerait ? Pour mes parents, l’avortement
n’était pas juste une option, mais une obligation à mon stade. Papa me jetait des
coups d’œil à intervalle régulier, à chaque fois plus colériques, inquiets, et le
tapotement de ses doigts sur le volant me rendait nerveuse.
— Je ne te demande pas de prendre rendez-vous pour avorter maintenant, je te
demande de réaliser, Abby, parce que j’ai l’impression que tu ne saisis pas bien,
dit-il d’une voix dure, le visage fermé. Et j’ai besoin que tu comprennes ce qui
se passe dans ton corps. Alors tu vas en discuter avec quelqu’un qui est formé
pour ça. Parce que moi, je ne suis pas habilité.
J’acquiesçai et quittai la voiture. Je m’avançai vers l’entrée, angoissée. La
porte me parut incroyablement lourde. Je me dirigeai vers l’accueil séparé de la
salle d’attente où poireautaient plusieurs jeunes femmes. Je me sentais jugée
avant même d’avoir mis un pied là-dedans. On me scrutait et on cherchait à
deviner ce qui m’amenait là. La contraception ? Une grossesse ? Alors toute
l’attention se dirigeait sur mon ventre pourtant plat.
— Bonjour, m’accueillit la secrétaire d’une voix douce. Comment est-ce que
je peux vous aider ?
— J’aimerais… J’ai appris que j’étais enceinte et je voudrais voir les
possibilités que j’ai, discuter avec quelqu’un de… tout ça.
— Aucun problème. Il y a une personne avant vous qui doit voir la
conseillère. Je vais prendre votre prénom, par contre.
— Abélia, murmurai-je.
Elle ne me demanda rien d’autre et m’invita à attendre dans la salle. Je me
retrouvai au milieu de tas d’affiches sur la contraception, sur le sida et sur
l’homosexualité. Autant dire que je n’étais pas dans mon élément. Une fille,
guère plus vieille que moi et accompagnée de deux amies, m’offrit un petit
sourire. Après quelques minutes de silence gênant, ponctué de raclements de
gorge plus ou moins discrets, elle fut appelée par la conseillère.
Je me retrouvai seule avec une femme qui ne pipa pas un mot et m’évitait
soigneusement du regard. J’attendis plusieurs minutes, n’osant me saisir d’aucun
prospectus de peur de me trahir. Incapable de tenir en place, je me levai pour
aller me rafraîchir aux toilettes. Je restai enfermée là-dedans un moment, à
considérer l’option « s’enfuir en catimini comme la lâche que je suis ». J’allais
beaucoup trop mal. La main sur la poignée, je finis par me ressaisir et sortir.
Cinq minutes plus tard, une femme toute maigre appela mon nom à l’entrée de
la salle d’attente. Elle me sourit, et je la suivis jusqu’à son bureau.
— Alors, Abélia, qu’est-ce qui vous amène ? me demanda-t-elle après
m’avoir posé quelques questions pour les « statistiques » concernant mon âge, ce
que je faisais dans la vie.
— Une grossesse. Euh, récente… J’ai même la date exacte de la conception si
ça peut avoir un intérêt.
— Oui, ça en a un, effectivement. Et cette grossesse, c’est plutôt une bonne ou
une mauvaise nouvelle ? Vous vouliez être enceinte ?
— Plutôt mauvaise, c’était un gros accident, dis-je en grimaçant.
Elle m’adressa une moue compatissante un peu gâchée par l’habitude sans
doute. Je me sentais plus à l’aise dans le bureau, consciente qu’aucun jugement
n’émanait d’elle.
— Le problème c’est que j’ai… Je ne peux juste pas me permettre de rater
mon bac et mon permis pour ça, expliquai-je d’une traite en agitant les mains,
consciente que mes explications ne reflétaient qu’une infime partie de ce qui me
tourmentait. Je veux vraiment avorter, mais… tout ça, ça m’angoisse vraiment.
J’avais la trouille. La voix de ma grand-mère du côté de Papa, si pieuse,
résonnait dans ma tête. C’était un acte contre nature pour elle. Comme le fait que
son fils aime un homme. Je ne partageais rien de ses croyances et y repenser me
faisait bouillonner de colère. Je n’avais pas besoin de ça en ce moment.
— Je comprends, mais tâchez de ne pas trop anticiper. Vous savez, chaque
femme réagit différemment à l’avortement. Ça dépend en grande partie du
contexte de la conception, de l’approche qu’elles ont de la grossesse, de leur
vision de l’IVG, de leur désir d’enfant conscient ou non, de leur état émotionnel,
de la manière dont leur décision s’est prise et notamment si elle leur appartient
pleinement. Il est donc difficile de prévoir comment vous, vous pouvez réagir.
Même vous, vous ne pouvez pas le savoir avec exactitude.
Je méditai chacun des points soulevés. J’étais mal barrée. Le contexte sentait
clairement mauvais, mon approche de la grossesse était plutôt foireuse, ma
vision de l’IVG était floue, puisque la question ne m’avait jamais concernée, je
n’avais aucun désir d’enfant, j’allais assez mal et j’étais en train de prendre une
décision qui me faisait perdre mes moyens.
— Le délai légal de l’avortement médicamenteux est de 7SA, celui de l’IVG
chirurgicale est de 14 SA. Est-ce que vous connaissez la différence entre les
deux ? Vous comprenez quand je vous parle de SA ? demanda-t-elle.
— Oui, les semaines d’aménorrhée, murmurai-je en me remémorant mes
cours d’éducation sexuelle qui ne m’avaient finalement pas servi à grand-chose.
— Exactement. À quand la conception remonte selon vous ? Et vos dernières
règles ?
— Au vingt-neuf avril. Et mes règles… Je n’ai pas vraiment la date en tête.
Mais deux semaines avant ça, je pense.
— Donc vous seriez en plein dans la cinquième semaine de grossesse et à
7SA.
OK, donc l’IVG médicamenteuse me filait purement et simplement entre les
doigts. L’autre option était bien plus terrifiante. Gober un médoc, prier n’importe
quelle divinité pour ne pas souffrir, puis souffrir enfermée dans les toilettes en
suppliant mon corps de me foutre la paix… Tout ça, j’aurais pu composer avec.
Mais le curetage… Rien que le mot me filait des sueurs froides. Comment les
autres femmes faisaient ? Pourquoi, moi, au milieu de toutes les autres, je
manquais à ce point de courage ?
— Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est qu’avant l’IVG — si vous choisissez
l’IVG —, vous devrez voir un médecin, ici au planning familial, si votre
situation ne vous permet pas de consulter votre médecin traitant. Il vous
prescrira une échographie de datation et une prise de sang afin de déterminer
l’ancienneté exacte de la grossesse, ainsi qu’un examen gynécologique pour
vérifier qu’il n’y a aucune contre-indication. Dans tous les cas, la décision, pour
qu’elle soit saine, doit venir de vous et de vous seule, d’accord ?
J’étais perdue dans mes calculs afin de ne pas fondre en larmes. Je ne pouvais
pas me permettre de foirer permis et bac, parce que je programmerais une IVG
en plein milieu. Je voulais rester une enfant un peu plus longtemps et ne me
préoccuper que de ces deux choses, comme tous les jeunes de mon âge. J’aurais
souhaité ne pas m’en servir d’excuse, parce qu’au fond, c’était tout autre chose
qui me terrifiait. Mais j’avais un besoin irrépressible de me raccrocher au peu de
normalité qui me restait et de ne surtout pas lâcher prise. J’avais envie de pleurer
comme une gamine, je me sentais si petite et vulnérable. C’était tellement injuste
que ce soit moi qui paye les pots cassés. Juste parce que j’avais le malheur d’être
une femme.
— Si vous prenez cette décision, vous serez évidemment accompagnée, sous
couvert de l’anonymat.
Elle continua à me noyer sous les infos. Professionnelle, clinique, presque
nécessairement indifférente aux larmes qui bouillonnaient dans mes yeux.
Je ressortis avec des tas de prospectus sur l’avortement, sur la contraception,
une ordonnance pour un dépistage et, en prime, quelques préservatifs. Je fourrai
le tout en boule dans mon sac. J’avais les dents serrées et j’allais finir par
mâchouiller ma propre langue pour me calmer si je ne trouvais pas le moyen de
décompresser. Si au moins j’avais eu Noah sous la main… Mais lui aurais-je dit
que j’étais enceinte de lui avant ou après avoir lui avoir explosé la figure ?
Papa m’attendait dans la voiture, figé. Je m’installai. Tout était bizarre.
J’effectuais un pas maladroit dans son monde. Dans celui des adultes, qui
m’avait tant fait peur. Cette simple pensée m’envoya valdinguer beaucoup trop
loin, et le retour sur Terre se fit quand Papa m’interpella :
— Alors ?
— Alors je ne sais pas comment faire…, soufflai-je, luttant pour ne pas
pleurer encore.
Je comprenais au moins les raisons de mon hypersensibilité. Je ne me
reconnaissais même plus, à chouiner sans arrêt. Et cette excuse allait avoir bon
dos les prochains jours.
— Je ne peux plus prétendre à l’IVG médicamenteuse, alors dans tous les cas,
je passerai par l’intervention chirurgicale. Sauf que je ne peux pas coller ça à
proximité de mon bac ou du permis sous peine de tout rater, parce que ma
stabilité émotionnelle est vraiment au plus bas. Donc je dois la fixer juste après.
— Tu passes les langues fin juin, tu ne peux pas attendre.
— Non, j’attendrai juste la fin des écrits, marmonnai-je. Dans trois semaines
environ. Je serai dans les temps, même si ce sera tardif.
Un grand silence s’installa, et il ne démarrait toujours pas.
— Je suis vraiment désolée.
— Tu n’aurais jamais dû aller là-bas seule. Jamais. Je te pensais plus prudente
que ça.
Son ton était celui que je lui avais toujours connu lorsqu’il me grondait quand
j’étais enfant. Ferme, intransigeant, déçu. Je baissai la tête, honteuse.
— Mais tu as voulu aider un ami et je peux comprendre ça. C’est Bastien qui
t’a droguée et ça, c’est illégal. Ils ont intérêt à le boucler pour un moment, parce
que si je le recroise…, commença-t-il, mais il laissa sa phrase en suspens.
J’appellerai le Docteur Armittant pour qu’il te prenne en urgence lundi matin. Tu
louperas quelques cours, mais de toute manière, vous êtes dans la semaine de
révisions bientôt, non ?
— Oui, à partir de mercredi, je crois.
Il resta crispé sur le volant avant de démarrer.
C’était marrant parce que personne, à aucun moment, ne m’avait demandé si
je voulais le garder, ce bébé. Est-ce que la réponse paraissait si évidente pour
tout le monde ? Je savais que c’était le plus sage et c’était ce que je voulais, au
fond de moi. Seulement, je n’avais plus envie de repasser par de la souffrance.
J’avais eu ma dose. Avec ça, je n’étais pas fichue de prendre une décision.
Et pourtant, j’allais le faire. Parce que c’était la seule chose à faire. Parce que
ce bébé n’avait aucun avenir. Ni par son père ni par sa mère. Sa mère… Là,
maintenant, j’avais à l’intérieur de moi quelque chose qui pourrait faire de moi
une mère. C’était plutôt ironique quand on savait que je ne m’étais jamais
projetée ainsi. Peut-être parce que je m’étais toujours figuré ma mère comme
une lâcheuse, sans courage, sans amour. Sans rien à m’offrir.
Et c’était ça, le pire. J’avais l’impression que je m’apprêtais à devenir comme
elle, incapable de faire preuve d’assez de courage à mon tour.
Bien malgré moi, des images de ce que serait ma vie si je gardais cet enfant
s’imposaient à moi. Mon imaginaire partait au triple galop, m’envoyait de la
poussière dans la figure. Et ça rendait tout si difficile.

Chapitre 24
Papa se gara devant la maison.
Je sortis comme un automate et me dirigeai droit vers ma chambre. Mon
samedi s’évada, coursé par le dimanche. Dad n’était pas revenu, et l’ambiance
était à couper au couteau. Papa paraissait dans un état second. Je l’avais entendu
se cogner à trois reprises au meuble de l’entrée, et râler sur Aristote pour le peu
de fois où l’animal n’était pas avec moi. Celui-ci s’appliquait à me pourrir la vie
toute la nuit. Par pure mesquinerie, je me faisais donc une priorité de le réveiller
à l’improviste pendant ses siestes diurnes.
Je n’avais envie de rien, j’étais obsédée par mon ventre. Ce qui se produisait à
l’intérieur me dépassait, me paraissait improbable. Et je peinais à me fier à mes
propres ressentis pour rendre les choses plus réelles. Comme j’étais privée de
mon portable, le week-end m’avait paru terriblement long. Heureusement,
Arthur passa en coup de vent dimanche soir pour déposer ma carte SIM, et Papa
me donna l’un de ses anciens téléphones.
Contre toute attente, mon premier réflexe fut de composer le numéro de ma
génitrice. Je raccrochai dès que j’entendis sa voix toute faiblarde dans le
combiné. Ce n’était pas le moment. Elle rappela, mais je ne décrochai pas. Alors
elle m’envoya un SMS en me disant qu’elle espérait que j’allais bien et que je la
rappellerais sous peu.
Le lundi matin, Papa me réveilla, mais j’aurais bien profité de mon lit plus
longtemps. Lui aussi, vu sa tête. J’entendais du bruit en bas, signe que Dad avait
dû revenir dans la nuit. Au lieu de me rassurer, sa présence m’angoissait. Je
n’avais aucune envie de croiser son regard, d’y voir de la déception et du
ressentiment.
Je me forçai à avaler une tartine de pain, mais, aussitôt qu’elle fut dans mon
estomac, je me précipitai pour vomir. Mes symptômes de grossesse avaient
augmenté avec l’annonce de cette dernière. Comme si jusque-là, mon corps, aidé
par un déni complet, avait lutté contre. Depuis, il avait déposé les armes. Une
totale reddition même. Mais je supposais que l’angoisse jouait son rôle dans
l’affaire, alors je m’appliquais à me calmer. Chose rendue nettement plus
difficile quand je me retrouvais à quatre pattes devant la cuvette à vomir le
maigre contenu de mon estomac, Papa en train de me tenir les cheveux et Dad
occupé à hurler des jurons en anglais dans la cuisine. Tout allait bien, en somme.
Notre médecin traitant tenta tant bien que mal de cacher sa surprise quand je
lui annonçai ma grossesse. Il me posa un tas de questions, et je fus soulagée
d’avoir réussi à empêcher Papa de me suivre. Il était bien mieux dans la voiture à
s’engueuler avec Dad. De toute manière, j’avais été claire. Je ne voulais aucun
d’eux avec moi en consultation ni le jour de l’IVG. C’était quelque chose que je
devais faire seule. Après tout, je m’étais mise dans cette situation seule et je ne
voulais pas que leur regard me suive dans les méandres de ce que je jugeais
profondément intime.
Je ressortis avec une prescription pour une prise de sang et une échographie.
Aussitôt dans la voiture, je me sentis de nouveau moins jeune femme et plus
petite fille fautive. J’avais l’impression terrible d’être punie, de mériter ce qui
m’arrivait.
Je fis mon prélèvement au labo. On ne s’étonna pas de mon âge, mais les
regards ne trompaient pas. Et puis, vu ma tête, les conclusions étaient vite tirées.
J’aurais les résultats dans deux jours. L’échographie fut du même acabit, et je
tombai fort heureusement sur un gars sympa, plein d’entrain :
— Vous savez, ça arrive ! Et ce n’est pas grave tant que vous comprenez bien
que l’IVG n’est pas un acte anodin et ne doit pas devenir un mode de
contraception. Essayez de prendre votre décision calmement, à tête reposée,
c’est le seul recours pour que vous soyez à l’aise avec votre choix. Si vous êtes
sûre de vous, les regrets ne viendront pas vous tirailler, vous comprenez ?
Il balada une crème horriblement fraîche sur mon bas-ventre avant d’y
appliquer son appareil. Il y eut un bref silence, puis :
— Eh bah, ça se développe vite, vous voulez voir ?
Je ne sais pas trop pourquoi je répondis oui et je lui en voulus de me l’avoir
proposé. Mais il tourna son écran vers moi, et j’aperçus le tout petit machin que
je n’aurais jamais repéré s’il n’avait pas pointé le doigt dessus. Mes yeux
passèrent de mon ventre à l’écran, puis de l’écran à mon ventre. C’était
minuscule, vraiment minuscule. Et ça faisait déjà des dégâts. Ma gorge se noua.
Je n’aurais pas dû regarder. Tout à coup, tout me semblait bien plus réel. Je me
demandais comment j’allais survivre au bac dans cet état. Hallelujah, le docteur
m’avait prescrit un médicament destiné à réduire les nausées.
— La vache, lâchai-je.
— Non, ce n’est pas une vache, je vous rassure, me lança-t-il, l’air enjoué.
Allez hop, je vous enlève tout ça, et vous pourrez filer.
Même quand mes pieds se posèrent au sol, je conservais une impression de
flottement. Je me sentis à peine marcher pour rejoindre la voiture, l’esprit
embrumé.
Dad refusa de voir les échos alors que Papa fouillait dedans, le visage passant
d’un rouge soutenu à un blanc inquiétant. Je pense que c’était pour constater de
ses propres yeux que le cauchemar était réel.
Je fis sauter la matinée de cours, je n’avais pas la force d’y aller. Mais un SMS
de Joleen m’indiqua que Noah était revenu. Dans un sale état, évidemment. Au
fond de moi, j’étais soulagée qu’il aille bien ou presque. Et j’aurais voulu ne rien
ressentir du tout. Elle me confia qu’il avait cherché à me croiser au lycée. Mais il
était tombé sur une Zoé en furie, et les rumeurs l’avaient achevé. Il s’était
apparemment défendu d’une manière bizarre, en indiquant que je n’y étais pour
rien. Donc, selon les racontars, désormais, mon meilleur ami avait abusé de moi.
Génial.
Je restai toute la journée dans ma chambre, juste à penser. Tourner et retourner
le problème dans tous les sens, essayer de prédire comment je réagirais à l’IVG.
Un tas de choses inutiles.
J’avais envie de voir Arthur. Vraiment très envie. À vrai dire, je n’avais que
des envies irréalisables. J’aurais aussi voulu voir Dad et Papa se pelotonner
devant un film, le soir, comme avant.
Le mercredi matin, je pris un de mes cachets pour la nausée et me rendis sur le
parking du lycée, au point de rendez-vous de l’examen du permis. J’étais armée
d’une telle sérénité que l’un des candidats me demanda si je n’avais pas fumé un
petit truc. La vérité, c’était que j’étais tellement angoissée par autre chose que le
permis m’apparaissait… dérisoire. Résultat, quand je quittai le parking, j’étais
presque certaine de l’avoir. Je n’avais pas brillé, mais je m’étais sentie dans une
bulle si lointaine, comme un automate. Même les remarques condescendantes de
l’inspecteur ne m’avaient pas fait perdre mon flegme.
Dad me manquait. Ne plus lui parler, ne plus entendre ses piques sarcastiques,
ne plus plaisanter avec lui sur un ton que nous seuls comprenions… Mais il était
en colère, et j’étais blessée. J’avais fait un pas dans sa direction en disant la
vérité, en admettant tous mes torts sans trop me chercher d’excuses. Mais il ne
pardonnait pas. Alors j’imaginais que j’étais juste allée trop loin. Et c’était le
seul domaine où j’étais traitée en adulte. Mes conneries, je les payais comme une
adulte.
Je passai aussi ma visite chez le gynéco comme une grande et commençai mes
révisions comme une grande. Rien ne rentrait dans mon crâne, hermétique à
toute information autre qu’émotionnelle, jusqu’au moment où mon cerveau
réalisa que se remplir de connaissances était une bonne diversion. Je me mis à
avaler toutes mes fiches de révision comme une boulimique du savoir.
Je dormais beaucoup trop et j’avais des douleurs assez pénibles dans le dos.
Le gynécologue m’avait dit que ça pouvait être la conséquence de mon accident
de voiture. Mon bassin était remis, mais était de nouveau sollicité par
l’implantation de l’embryon. En conséquence de quoi, je menais sans vergogne
un train de vie de bulot. Je m’appliquais à ne rien changer de mes rituels
quotidiens, à feindre une normalité pourtant perdue.
Coup sur coup, entre deux poses de vernis et une épilation ratée, je refusais les
visites d’amis. Le dernier de mes désirs était de parler de ma grossesse. Je ne pus
cependant éviter les SMS incendiaires de Zoé, qui me filaient des maux de crâne
infernaux.
Le vendredi, j’appris que j’avais obtenu mon permis. Je me contentai de
laisser un petit mot sur la table de la cuisine à l’intention de mes parents. Cela
me donna l’impression d’agir comme une étrangère dans ma propre maison. La
lèvre frémissant de sanglots ravalés, je remontai dans ma chambre en quatrième
vitesse. Je me roulai en boule dans mon lit, secouée de pleurs silencieux. Là, tout
de suite, j’avais besoin de mes parents. Comme une gamine, je voulais juste les
avoir autour de moi, pour me sentir de nouveau en sécurité. Les deux. Pas juste
un seul.
On toqua à ma porte, et je fis la morte, dans l’espoir que ça suffirait à chasser
Papa. Mes propres contradictions me bouleversaient. Je ne savais plus ce que je
voulais, et tout en moi semblait tendre dans toutes les directions sans jamais
s’attacher à une seule en particulier.
Le battant s’ouvrit quand même, et j’étais bien déterminée à rester muette.
J’avais assez tenté de discuter, je m’étais assez fait refouler pour ne plus rien
essayer.
Cependant, ce ne fut pas le parfum de Papa qui envahit la pièce, mais celui de
Dad. Je commençai à trembler comme une feuille, redoutant une énième colère
froide. Mais il s’installa derrière moi et caressa mon dos, comme avant.
Je me mis à pleurer plus fort, incapable d’articuler quoi que ce soit.
— Je n’ai jamais souhaité ça pour toi, murmura-t-il. Et je te demande pardon.
Je me contentai de serrer son bras entre mes mains et d’enfouir mon nez dans
sa manche.
— J-j’ai cru que tu ne m’aimais plus.
C’était profondément débile comme réflexion, enfantin, mais c’était criant de
vérité sans que j’aie osé l’admettre jusque-là. Il se tut, et je compris qu’il pleurait
à son tour quand quelques gouttes dévalèrent ma nuque. On était tellement nuls
pour communiquer…
— Mais ce n’est pas vrai, tu le sais, non ? souffla-t-il. Ce n’est même pas
contre toi que je suis en colère.
— C’est contre Papa ?
— Oui et non. Ce n’est pas de sa faute, et il a raison. Lui, au moins, il a su être
présent quand tu en avais besoin. Moi, je n’ai pas su le faire. Avec ça, on
comprend facilement que ce soit lui, ton véritable père. Et je n’ai jamais été
capable de m’excuser correctement alors…
— Arrête, il n’y a pas de véritable père qui tienne. Je me serais sentie
exactement pareille si ça avait été Papa qui ne m’avait plus parlé. C’est dingue
que tu n’arrives pas à entendre ça. Ce n’est pas les mômes d’ordinaire qui ont
peur que leurs parents aiment plus leurs autres gamins ? Et puis, c’est quand
même à moi que tu devrais en vouloir. Il fallait bien que j’entre en grande pompe
dans l’âge adulte. Voilà qui est fait, grinçai-je.
Il resta silencieux un moment puis me resserra contre lui.
— Je suis désolé d’avoir rajouté à tes problèmes. Désolé pour tout. Je ne
pensais pas ce que j’ai dit. Tu n’amènes aucun souci, tu vis et ce sont des aléas.
On ne pouvait pas t’empêcher pour toujours de te brûler. Alors ne crois pas un
mot de ce que j’ai pu dire, ça a dépassé ma pensée et de beaucoup…
— J’ai compris, ce n’est pas grave, je suis responsable de tout ça. Je ne sais
pas comment vous demander de me pardonner, balayai-je. Et puis ce n’est pas
moi que ça a le plus blessé. Ce n’est pas à moi que tu dois présenter tes excuses.
J’étais bien trop heureuse qu’il m’aime toujours. Juste comme avant.
— Je sais. Tu es fatiguée ?
— Toujours. Et j’ai mal au ventre parfois.
— Mmh…, fit-il, pensif. Et au fait, félicitations pour ton permis.
Il embrassa mes cheveux, et je souris, somnolente.
Je me réveillai au chaud, bercée par la respiration encore profonde de mon
père. Nous étions couverts d’un plaid et, quand j’ouvris les yeux, la silhouette de
Papa se dessina. Les jambes croisées, il était assis dans un fauteuil à côté de mon
lit, et sa main passait par-dessus moi pour caresser les cheveux de Dad. Dès qu’il
vit que j’étais éveillée, il cessa tout mouvement, ce qui sembla tirer mon père du
sommeil. Coincée entre deux feux, dans leur échange muet, je me ramassai
davantage sur moi-même jusqu’à ce qu’ils se lèvent d’un commun accord.
J’espérais que la discussion arrangerait les choses. Je n’avais qu’une trouille,
c’était de voir ma petite cellule familiale voler en éclats. Déjà que j’avais
l’impression que mon monde partait en vrille, si mes deux fondations, que
j’avais jugées plus solides que n’importe quoi d’autre, s’effondraient…
Non. Il était temps que je sois mes propres fondations.
Dans un réflexe que je ne compris pas, ma main dériva sur mon ventre. Sous
mes doigts, ma peau chauffa. Je me rendormis.

Chapitre 25
Le lendemain, je me précipitai hors de ma chambre pour vomir. J’essayai de
me faire discrète afin de ne pas réveiller mes parents. Mais j’eus la surprise de
les trouver enlacés sur le canapé quand je descendis. Dad dormait, la tête sur les
genoux de Papa, qui était absorbé dans ses pensées. Il avait des cernes énormes,
et je supposai que leur discussion avait dû leur prendre une grande partie de la
nuit.
D’une main distraite, il caressait la mâchoire de Dad, dans un geste que
j’avais souvent surpris. Il le fixait sans le voir, un sourire évasif aux lèvres. Il
l’aimait encore. Un souffle soulagé m’échappa, et cela attira le regard de Papa
sur moi.
— Tu ne dors plus, chaton ?
— Je n’ai plus sommeil. Mais ça va revenir d’ici une heure ou deux, je te
parie, murmurai-je en grimaçant.
— Tu as eu des nausées ?
— C’est ce qui m’a réveillée, en fait.
Il s’humecta les lèvres et me fit signe d’approcher. Il attira mon visage à sa
hauteur et déposa un baiser sur mon front avant de se réinstaller.
— Désolée pour tout ça, soufflai-je.
— Pas ta faute, répondit-il. Sauf pour le fait d’avoir menti. Il y a eu assez de
secrets dans cette famille, tu ne crois pas ?
J’acquiesçai puis m’enfuis dans la cuisine pour tester différents aliments à la
recherche de ce qui passerait. Même si c’était peine perdue. J’étais bien trop
nouée, partagée entre la culpabilité d’avoir été à l’origine d’une telle dispute et
soulagée qu’ils se reparlent enfin.
Puis mon week-end s’évada à coups de révisions. Dad semblait revivre et,
avec cette renaissance, un excès de rigueur pour la préparation de mon bac avait
fait surface. Malheureusement. J’ignorai sciemment les SMS de Zoé, la plupart
insultants, que je reçus. J’appris néanmoins par leur biais que le dernier jour, le
casier de Noah avait été tagué du mot « violeur » à la bombe jaune. La nouvelle
me fit grincer des dents. Ne pas lui répondre me rendait coupable. Lui répondre
m’exposait à des injures. Et j’avais des choses autrement plus importantes sur
lesquelles me concentrer.
Je ne fus pas surprise un instant de ne pas voir Noah pour l’épreuve de
philosophie le mercredi. Mais cela signifiait qu’il avait abandonné l’idée même
de faire quelque chose l’an prochain, ce qui ne me rassurait absolument pas sur
son état.
Néanmoins, trop d’attention convergeait sur moi, malgré son absence
remarquée. On chuchotait sur mon passage. Je ne baissai pas la tête. Je traversai
le couloir et me comportai comme d’habitude. Joleen me rejoignit et abattit son
sac à mes côtés comme on aurait fait tomber le couperet d’une guillotine.
— Bande de trous du cul, marmonna-t-elle avec force, et je compris à
nouveau pourquoi Lou était amoureux d’elle.
Judith me salua, l’air soucieux, et me demanda trois fois de suite si j’allais
bien. Suspect. Zoé me fusilla du regard et se plaça à l’autre bout du couloir.
L’épreuve se passa à merveille, à mon grand étonnement. Me concentrer sur
tout à fait autre chose que sur le chemin accidenté qu’empruntait ma vie était un
soulagement. Ce qui était une véritable aubaine pour passer mes écrits.
Je m’installai près de la salle, attendant que Joleen finisse à son tour. Quelques
élèves patientaient également. Zoé parlait de moi de manière éhontée,
pertinemment consciente que je l’entendrai. Elle voulait me faire réagir. Et
Romain me fixait, sans doute désireux que je lui fasse subir le même sort qu’à
lui.
Au bout de quelques minutes de ce traitement, je m’éloignai du mur sur lequel
j’étais appuyée. Mon mouvement provoqua une sorte d’apnée générale.
— Quelqu’un a quelque chose à dire ?
Ma voix était calme. Je ne faiblirai pas. À aucun moment. Zoé se moqua
ouvertement de mon intervention.
— Tu as quelque chose à exprimer, Zoé ? Je t’entends piailler des insultes.
Elle ne répondit rien et fit mine de fouiller dans son sac avec un sourire
condescendant.
— Parce que j’ai l’impression que c’est symptomatique chez toi d’insulter et
de poser des questions après.
Je m’avançai vers elle, mesurée.
— C’est toi qui me dis ça ? Tu n’as pas répondu à mon SMS en premier lieu,
rétorqua-t-elle.
— Un SMS, waouh. Quel courage. Et si je me souviens bien, il contenait le
mot « salope ».
J’avais craché ces mots et, cette fois, elle comprit que mon calme n’était
qu’apparent.
— Chose que tu es.
— Je te remercie de me révéler enfin qui je suis vraiment ! Franchement,
merci ! Tu veux étaler ma vie privée, la tienne et celle de Noah ici ? Parfait !
— C’est pas moi qui l’étale ! J’ai essayé de le protéger de toi ! hurla-t-elle.
C’en fut trop. Je saisis son bras et l’entraînai jusque dans les toilettes.
— Cette fois ça suffit, espèce de sale petite pimbêche à la con !
La porte claqua derrière nous. D’un coup de pied, je vérifiai chaque w.c. pour
m’assurer que nous étions bien seules.
— Le protéger de moi alors que tu ne sais même pas la moitié de son histoire,
de notre histoire ?! Tu te fous de ma gueule ! Parce que je ne l’aime pas, il
mérite d’être protégé de moi ? Bastien m’a droguée à mon insu, je ne me
souvenais même pas de ce qu’il s’était passé. Tu piges ça ?! Je n’ai rien choisi, je
ne m’en souvenais même pas ! Tu ne t’es même pas demandé comment, moi, je
pouvais aller si ça s’avérait être vrai ! Est-ce qu’il a démenti avoir merdé, hein ?!
Je parie que non, parce qu’on est deux à ne pas savoir comment appeler ça ! Tu
as sauté aux conclusions toute seule ! Je n’ai pas joué avec lui, j’ai toujours été
claire ! Alors pourquoi ma version ne pourrait pas être vraie, putain ?!
Mon poing percuta le mur, et la peau de mes phalanges éclata sous le choc.
Zoé était silencieuse. Pâle. En proie au doute. D’accord, je me victimisais. Mais
je crois que j’en avais besoin. J’avais besoin de voir si elle avait tenu à moi rien
qu’un peu. Si de la culpabilité finirait par teinter son expression. Et j’aurais
voulu m’arrêter là, mais les mots se déversèrent de ma bouche comme un
torrent.
— Tu dis être son amie, mais sois un peu la mienne ! Attends les deux
versions avant de tirer des conclusions de MERDE ! rugis-je, des larmes de rage
dévalant mes joues. Je ne voulais pas… Et il ne voulait pas que ça en arrive là,
mais… Et maintenant il passe pour un malade, alors que moi… m-moi, je
n’arrive même pas à lui en vouloir.
Mes propres paroles m’ébranlèrent. Je reculai en titubant et m’effondrai le
long du mur, la tête rejetée en arrière.
— Abby…, tenta-t-elle, agenouillée devant moi.
— Dégage.
— Abby, s’il te plaît…
Sa main essaya d’approcher mon bras, mais je la repoussai avec fermeté.
— Dégage, Zoé. Je ne veux plus te voir. Plus jamais, tu comprends.
Face à mon rejet, elle se figea. Mais je ne savais pas comment la traiter
autrement quand j’avais juste envie d’enfoncer mes dents dans sa gorge jusqu’à
la regarder se vider de son sang.
— DÉGAGE !
En hâte, elle se releva et quitta les toilettes. Je restai prostrée quelques
secondes jusqu’à ce que Joleen arrive.
— Abby, ça va ?! J’ai entendu des hurlements et Zoé est sortie en pleurant,
qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle m’aida à me redresser, et je me précipitai dans des w.c., juste à temps
pour évacuer ma maigre collation de dix heures.
— Rien, je fais mon ménage de printemps, ironisai-je avant de vomir mes
tripes dans la cuvette. Bordel… J’en ai marre. Plus je suis chamboulée, plus je
me débarrasse de chaque gramme de bouffe que j’ai ingéré. Et la bouffe, c’est le
seul remède qui a toujours été efficace contre tout.
La main de Joleen parcourait mon dos. Ce geste apaisant eut raison de moi, et
ma respiration se calma.
— Eh ben, on a pas le temps de s’ennuyer avec toi…
— J’imagine… Enfin, avec un peu de chance, elle va trouver Noah et faire ce
qu’elle aurait dû faire depuis le début : se renseigner sur les deux versions d’une
histoire avant de se cantonner aux rumeurs qui l’arrangent.
— Allez, Abby, te bile pas. Elle ne te mérite pas.
J’eus un rire amer puis allai me rincer le visage et la bouche. Mon corps vécut
une petite résurrection quand j’engouffrai un chewing-gum à la menthe dans ma
bouche. Mes cernes formaient de véritables poches sous mes yeux. Mes cheveux
étaient en vrac, et j’avais le teint d’un de ces vampires dans Twilight.
— T’es sûre que tu veux qu’on parle de bile ?
Ça la fit sourire.
— Tu t’en es tirée ? demandai-je.
— J’ai un peu merdé sur la dernière partie, mais ça passera. Je peux pas croire
qu’on nous ait fait chier toute l’année avec la philo pour finir sur des sujets aussi
nazes au bac.
— Moi, j’ai trouvé les sujets sympas, rétorquai-je en lui tenant la porte des
toilettes pour lui céder le passage.
Je la suivis et me dirigeai vers le parking. Ma petite épave était garée là,
minuscule comparée aux autres. Mon tas de ferraille personnel. Joleen se tourna
vers moi, étonnée, en me voyant sortir les clefs.
— C’est l’ancienne voiture de mon grand-père, on l’avait gardée de côté pour
moi.
— Mais attends, tu as passé le permis quand ?
— La semaine dernière.
Ses yeux s’arrondirent.
— Je ne comprends pas comment tu fais, marmonna-t-elle.
— Je m’occupe pour ne pas penser. Ça s’appelle de la fuite en avant, et c’est
super utile comme concept.
Je pris l’air le plus aguicheur possible, appuyée avec un détachement feint
contre ma voiture. Je me raclai la gorge pour monter ma voix de quelques
octaves.
— Je vous dépose quelque part, poupée ? fis-je dans une parfaite imitation de
gros lourdingue.
Elle éclata de rire et accepta. Je lui ouvris la porte passager. J’étais nerveuse.
J’avais déjà conduit devant elle, mais mon père était à mes côtés pour
m’empêcher de nous planter dans le décor. Je tentai d’oublier sa présence et
lançai l’autoradio sur lequel ma clef USB était branchée.
— Est-ce que tout va bien avec Elouen ? risquai-je.
— Mieux.
La réponse évasive me força à lui jeter un petit coup d’œil en biais. Elle
dodelina de la tête, devinant que je ne me contenterai pas de ça.
— Beaucoup mieux comparé à ce que c’était. J’arrive pas à lui en vouloir.
J’aurais sûrement agi de la même manière si Noah avait été mon ami. Il y est
vraiment très attaché. Au moins autant qu’à toi. Et être entre vous deux, ça n’a
pas dû être facile. Alors je comprends. Mais je n’approuve pas. Et comme ce
n’est pas tellement mes affaires, j’ai décidé de passer l’éponge. Mais il n’arrête
pas de… Enfin, il est adorable, mais il passe son temps à essayer de se rattraper
comme si j’allais lui filer entre les doigts. Il se descend en permanence, et son
estime de lui-même est en chute libre.
— Je suis désolée, je n’ai pas encore pris le temps de l’appeler pour au moins
lui certifier que je ne lui en veux pas. J’aurais peut-être dû le faire plus tôt… ?
— Non, le laisser cogiter sur ce qu’il a fait ou pas fait est une bonne chose,
argua-t-elle tandis que je me garais devant chez elle. On a tous des trucs à se
reprocher dans cette histoire. Que ce soit lui, toi, Noah ou moi. On a tous merdé
à un endroit, et ça a juste été une suite de failles jusqu’à ce que ça pète. À chaque
fois ça a frappé là où il ne fallait pas.
Je coupai le moteur, constatant qu’elle ne bougeait pas. Elle ouvrit la bouche
pour dire quelque chose, puis la referma.
— Vas-y, Joleen, dis ce que tu as à dire, l’invitai-je.
Elle se tourna vers moi, et je soutins son regard.
— C’est vraiment sérieux, ce que tu vis avec mon père ?
Je pinçai les lèvres, ravalant mes justifications stupides. Si je devais perdre
ceux que j’aimais, je préférais que ce soit parce que j’avais dit la vérité. Pas pour
mes mensonges et mes omissions.
— Pour moi, ça l’est. Et je suis désolée. Si j’ai la chance que ce soit
réciproque, je ne passerai pas à côté d’un homme pareil, Joleen. J’aurais
l’impression de louper une marche… non, un escalier entier de ma vie. C’est
juste comme ça. Je n’ai pas choisi le sentiment, mais je le choisirai lui, sans
hésiter.
Elle avala l’info à coups de hochements de tête. Puis, au bout de quelques
secondes, elle releva les yeux sur moi. Elle n’était pas prête, et je ne pouvais que
comprendre pourquoi. Elle sortit de la voiture, et je pinçai les lèvres, attristée.
Avant qu’elle ne ferme la porte, elle se pencha par l’ouverture et lança :
— Il faudra me laisser un peu de temps pour m’y faire, m’en veux pas. Mais
je m’y ferai, je crois. Tant que tu ne me demandes pas de t’appeler belle-maman.
Elle me sourit, agrémenta le tout d’un clin d’œil et s’évada vers sa maison. Je
restai bouche bée plusieurs minutes avant qu’un rire étranglé ne m’échappe. Un
poids sembla glisser de mes épaules et s’écraser à mes pieds. Tout à coup plus
légère, je me calai mieux dans mon siège, la tête renversée en arrière et les yeux
clos de soulagement.
— Oh putain, merci, murmurai-je en démarrant.

Chapitre 26
J’enchaînai les épreuves du Bac, remontée à bloc. Même les nausées
commençaient à s’espacer, et je n’en étais pas mécontente. Papa et Dad étaient
d’un soutien sans borne. J’évitais de penser à l’avortement planifié le lundi qui
suivrait la fin des épreuves écrites.
Zoé essaya plusieurs fois de me parler. Elle laissa des messages sur mon
portable puis sur mon fixe. Mais je n’avais pas envie de me concentrer sur quoi
que ce soit d’autre que mon bac. Je n’avais aucune nouvelle de Noah. J’oscillais
entre le soulagement de ne pas entendre parler de lui et une inquiétude
insidieuse, qui était devenue une mauvaise habitude au fil des années. Elouen
n’en savait pas plus. J’avais passé des heures au téléphone avec lui, et j’avais
pris le temps de l’inviter à boire un café en ville.
Joleen allait à la boxe sans moi, sans trop dire pourquoi je ne revenais toujours
pas. Mes petites douleurs suite à l’accident de voiture s’étaient pourtant
estompées au fil des semaines, ils étaient au courant.
Je ne croisais pas du tout Arthur, qui surveillait les épreuves d’autres classes
de terminale la plupart du temps. Joleen m’avait confié qu’il râlait parce qu’il
était correcteur cette année, et les copies de littérature qu’il avait reçues n’étaient
pas fameuses.
Au jeudi soir, la veille de mon anniversaire, j’étais éreintée. J’avais tout donné
pour mes épreuves, jusqu’au bout. Mes parents avaient préparé un énorme repas
pour fêter la fin de mes écrits, et je mangeai comme quatre, consciente que
j’allais pourtant tout régurgiter demain matin au plus tard. Dad semblait vouloir
oublier de toutes ses forces que j’étais enceinte et y réussissait plutôt bien. Il me
proposa même un peu d’alcool, que je refusai poliment avec un regard appuyé.
Papa, lui, paraissait avoir bien trop conscience de mon état et vida d’une traite le
verre que Dad m’avait tendu. J’avais beau avoir programmé un avortement, je ne
me sentais absolument pas de boire avec un locataire dans le ventre.
Nous étions tous les trois en train de nous installer devant un film quand on
toqua à la porte. On eut à peine le temps de nous relever que la sonnerie se mit à
retentir plusieurs fois de suite, ponctuée de frappes brutales sur la porte.
Comme un seul homme, nous nous précipitâmes dans l’entrée. Papa ouvrit et
eut un mouvement de recul. Face à nous, Dominique Carpenter tenait Noah par
les cheveux. Ce dernier se débattait, geignait de douleur chaque fois que son
père le secouait comme un prunier. Derrière eux, Ellen vociférait contre son fils
tout en s’escrimant à alléger la prise de son mari.
— Je l’ai suivi, il était en train de se faufiler jusqu’ici ! tonna-t-il, la voix
forte, effrayante.
— Dominique, calme-toi un peu, lâche-le ! intervint Papa.
Je ne réfléchis pas. Tout ce temps, j’avais eu envie de mettre la main sur
Noah, de lui hurler dessus, d’exiger des réponses, de le frapper jusqu’à ce que je
sois soulagée… Et là, en le voyant avachi au bout de la poigne puissante de son
père, je ne pus que me précipiter vers lui pour l’aider. Je tentai de toutes mes
forces de faire lâcher prise à Dominique, qui me considéra un instant avant de
me balancer son fils dessus. L’élan m’envoya m’écraser contre le mur, Noah
dans mes bras. Par réflexe, je me recroquevillai pour protéger mon ventre dans la
chute.
Papa bondit hors de la maison, menaçant, suivi de près par Dad, qui fit reculer
Dominique, prêt à lui en décoller une. Ellen s’interposa alors que mes parents
étaient sur le point d’en découdre.
— On veut juste des réponses ! Je suis désolée ! beugla-t-elle.
— Vous débarquez en malmenant votre sale gosse jusque devant notre porte,
et vous manquez de blesser notre fille ? siffla Papa. Ellen, sers-toi du peu
d’estime que j’ai pour toi pour te barrer avant que j’appelle les flics !
— On veut juste discuter !
— Discuter de quoi ? tempêta Dad que Papa retenait d’une main, concentré
sur Dominique qui bouillonnait de rage à quelques mètres. De votre gamin que
vous avez tellement maltraité qu’il en est venu à se droguer et à disparaître des
radars pendant des jours entiers ? Vous l’avez bien regardé, votre fils ? Vous
savez ce qu’il a fait à notre fille ? Et vous osez vous pointer là !
— On veut que votre môme démente les rumeurs ! Y’a pas moyen qu’on ait
fait de lui un violeur, elle ment, j’en suis sûre !
— Abby n’a rien dit du tout !
— Eh bien, qu’elle le fasse ! Qu’elle démente ! éructa-t-elle, hystérique, les
yeux hagards.
Noah était pétrifié contre moi, le visage entre ses mains, abattu par la honte.
Un éclat de rire retentit soudain dans le jardin, et je dirigeai mon attention sur la
figure usée et hilare de Dominique.
— Mais regarde-moi ça, comment ce genre de fiotte pourrait violer qui que ce
soit ?
Noah tressaillit, et je le cachai dans mon giron pour le protéger du jugement
de son propre père. Il ne méritait peut-être pas que je continue à le protéger, mais
j’obéissais à mes tripes.
— Vous êtes un putain de tordu, vous ! C’est vous qui êtes responsable ! Vous
qui l’avez mis dans cet état ! hurlai-je.
— Abby, tais-toi, m’ordonna sèchement Dad.
Mais il aurait mieux fait de s’adresser à Papa qui aboya :
— Tu débarques chez nous pour balancer ce genre d’horreurs devant des
« fiottes » ?! Tu veux que je te rappelle ce que tu es, Dominique ?! Tu veux que
je te le rappelle ?!
Dad posa une main sur son épaule. Leurs histoires me dépassaient largement,
vu l’air perdu d’Ellen et la pâleur cadavérique de Dominique. Il fixait mes
parents avec un mélange de dégoût et de haine. Il recula et cracha au sol avant de
s’éloigner. Seule Ellen resta, bégaya des choses incohérentes.
— Rentrons, souffla Dad.
— S’il vous plaît, dites à votre fille de démentir, hein ? Dites-le-lui. On nous
regarde partout, supplia-t-elle en s’accrochant à la chemise de Papa.
— On vous a toujours regardée partout, Ellen. Et jamais pour les bonnes
raisons. Ça nous fait ça en commun, dit-il d’une voix sans appel en la forçant à
lâcher prise.
— On rentre, insista Dad.
Je me relevai, obligeant Noah à faire de même. Il murmura « merci » au creux
de mon oreille. Avant que je n’aie pu faire un geste, il s’enfuit en courant, sa
mère à ses trousses. Les hurlements d’Ellen se répercutèrent dans la nuit jusqu’à
ce que le froid me saisisse. Ma main se porta à mon ventre. J’avais mal. Je
sentais encore la chaleur de Noah contre moi. Et je n’avais pas réussi une seule
seconde à le détester. Le premier contact que nous avions depuis la soirée de
Bastien… Et j’avais davantage tenu un enfant entre mes bras qu’un adulte.
Dad précipita Papa dans le hall, puis me saisit par les épaules pour me forcer à
regagner la maison. Mais, à peine rentrée, je me postai devant la baie vitrée,
espérant voir Noah revenir. Papa avait appelé la police, mais il savait que ça ne
donnerait rien. Il y avait eu des tas de plaintes contre Dominique. On s’était
habitué à son tapage tout en estimant qu’il ne représentait pas un danger. Ellen
n’avait jamais porté plainte pour violences conjugales, alors la justice demeurait
impuissante.
J’étais tétanisée par ce à quoi je venais d’assister. Et j’avais le pressentiment
que Noah était au plus mal. Je tentai de l’appeler plusieurs fois. J’envoyai même
un SMS à Zoé afin qu’elle se renseigne de son côté. Elouen fut averti dans la
foulée, et je forçai mes parents à partir à sa recherche en voiture. Mais il n’était
nulle part. Même Ellen ne l’avait pas revu au matin quand nous nous décidâmes
à lui rendre visite. Elle paraissait exténuée, plus marquée que d’habitude, serrée
dans un gilet miteux. Elle essaya plusieurs fois de s’excuser, mais Papa coupa
chacune de ses tentatives d’un ton rêche.
— Abby, on va rentrer, on ne peut rien faire de plus. Il est sûrement allé se
réfugier quelque part où il se sentira bien. Il refera surface quand il sera prêt, me
rassura-t-il lorsque nous eûmes regagné la voiture.
Assise sur la plage arrière, je hochai la tête alors que quelque chose à
l’intérieur de moi hurlait un « non » retentissant.
— Joyeux anniversaire, ma chérie, ajouta-t-il, et je me mis à pleurer.
Joyeux ? L’ironie de la situation me prenait aux tripes. C’était de loin
l’anniversaire le moins joyeux de ma courte existence. Toute la journée, je fus
inondée de SMS et d’appels pour célébrer ma majorité. Mais je ne respirai de
nouveau que lorsque je reçus un message de Noah :
« Joyeux anniversaire, Abby. Je ne sais pas trop si c’est déplacé de ma part de
te le souhaiter. Je vais mieux, ne t’inquiète pas pour moi. Je passerai te voir si je
le peux. »
Mon estomac se desserra quelque peu. Je m’attablai autour de mon repas
d’anniversaire, plus légère. Mes parents avaient fait venir Elouen, Joleen, et tout
le groupe de la boxe avec en supplément Vanessa et Nymphe, qui avaient tenu à
être présents. Quelques amis de mes parents étaient également là, des visages
familiers de mon enfance, de la leur. Le dîner me remonta le moral, et je ris avec
eux.
Cathy m’adressa un rictus étrange quand je refusai les verres d’alcool les uns
à la suite des autres. D’ordinaire, je n’étais pas la dernière à goûter les
délicieuses bouteilles que son père vigneron lui fournissait en quantités
industrielles. En un clin d’œil, je compris qu’elle avait deviné. Elle ne commenta
pas et m’offrit l’un de ses rares sourires encourageants. J’aurais dû gruger.
Trouver du jus de raisin à me servir en cuisine pour passer inaperçue. Mais me
cacher… était-ce si honteux ? Fallait-il dissimuler une grossesse comme un
crime ?
Anthony, du vent dans les voiles, occupa son temps en me taquinant avant
d’être remis à sa place par Dad tout le reste de la soirée. Ce dernier l’avait
entraîné à l’époque où il épaulait Fred au club, et ils avaient lié une relation
quasi filiale depuis une décennie. Il avait commencé alors qu’il n’était qu’un
môme de dix ans.
Je me calai sur la terrasse, loin des conversations. Seuls les coassements de
quelques grenouilles se faisaient entendre. La soirée était belle, mais le temps se
gâtait. Les éclairs découpaient le ciel au loin, armés d’une pluie visiblement
diluvienne qui arriverait bientôt sur nous. J’enfouis quelques secondes mon
visage entre mes mains et fis glisser mes doigts le long de ma peau. C’était
comme ôter un masque : mes muscles semblaient peser une tonne si bien que
j’étais certaine de ne pas être capable de sourire, mes paupières étaient si
lourdes, mon nez glacé, les commissures de mes lèvres tendaient vers le bas.
— Aaaaaaaaaah… !
Ce brusque soupir de contentement me fit sursauter. Nymphe venait de se
laisser tomber comme un sac sur un fauteuil de la terrasse, à mes côtés. Vanessa,
plus timorée, ne posa qu’une demi-fesse sur une chaise, comme si elle craignait
de me déranger.
Je délogeai mes paumes de mon visage. Nymphe avait une bière à la main et
un tee-shirt à l’effigie des Beatles.
— Tu es enceinte, Abby ?
La petite voix de Vanessa et ses doigts sur ma jambe me firent redresser la tête
à toute vitesse.
— Comment… ? parvins-je à articuler.
— Je le sais, c’est tout, me dit-elle en frottant mon genou avec compassion.
Nymphe ne semblait pas étonné et conservait un silence absent, observant les
éclairs qui approchaient. La nuit était calme hormis l’horizon apocalyptique qui
avançait sur nous. Le regard de Vanessa me gardait comme un étau, me
préservait de la tempête.
— Tu sais, tu n’es pas obligée de parler, Abby. Mais je sais ce qu’on
recommande de manière fatidique à une toute jeune femme comme toi. On me
l’a recommandé quand j’étais jeune, et je ne regrette pas de l’avoir fait. Parce
que je l’avais décidé…, souffla-t-elle. Ne laisse personne choisir à ta place.
— Elle a raison, renchérit Nymphe. T’es assez têtue pour prendre une
décision.
— C’est ce que je crois aussi. Et, Abby, de toi à moi… une femme ne
s’accomplit pas à travers le rôle de mère. Elle s’accomplit dans la force de son
pouvoir de décision. Tu dois prendre la décision ferme et irrévocable d’être une
mère aujourd’hui ou d’y songer plus tard. Et c’est une mère qui te le dit, ajouta
Vanessa avec un sourire doux.
Nymphe s’étira paresseusement et bâilla à s’en décrocher la mâchoire avant
de replacer son bandeau dans ses longs cheveux.
— Vous… J-Je ne sais pas quoi dire, fis-je, désemparée. Merci…
Comment avaient-ils fait pour m’ôter tout sentiment négatif en quelques
mots ? Avec eux, tout ne paraissait plus si terrible. Nous continuâmes à discuter
jusqu’à ce que l’averse soit visible au loin. Vanessa et Nymphe se levèrent alors
comme un seul corps et regagnèrent l’intérieur.
Un mouvement dans le jardin attira soudain mon regard. Je me redressai, sur
mes gardes, prête à en découdre… ou à décamper. D’un pas prudent, je
parcourus quelques mètres jusqu’au cabanon de mon enfance, qui servait
désormais de QG aux jardiniers du dimanche qu’étaient mes parents. Je sursautai
et lâchai un petit couinement en apercevant Charlotte, planquée comme une
voleuse derrière l’abri.
— Putain, mais qu’est-ce que tu fous là ?!
Je n’étais même pas en colère, je tentais juste d’échapper à l’imminence d’une
crise cardiaque. Elle était toute raide, les yeux écarquillés et pâles comme la
mort, pareille à un lapin pris dans les phares d’une voiture. Et si elle ne me
répondait pas vite, j’allais en effet la percuter un peu moralement.
— Je… Je suis… Oh je passais par là, et ton appel avorté puis… sympas les
géraniums, hein ?
Très bien. On pouvait difficilement faire moins clair.
— Très sympas, ouais. Comme le fait qu’il s’agisse à peu de choses près
d’une violation de propriété privée. Tu sais que je n’ai rien contre l’idée de te
voir, mais mes parents n’ont pas franchement le même avis. Alors, réponds :
qu’est-ce qui t’a poussée à prendre le risque de venir ?
Elle se tritura les mains, mal à l’aise. Puis elle me tendit une petite boîte.
J’hésitai à la saisir, comme si elle me présentait un couteau bien affûté.
— J-je n’ai pas oublié ton anniversaire. Chaque année. C’est la clef de la boîte
aux lettres de chez mes parents. J’ai hérité de la maison et je m’en suis servie
pour mettre tous les cadeaux que j’avais achetés pour toi depuis que… Enfin, je
ne t’ai pas oubliée, Abélia. Joyeux anniversaire.
Je peinai à déglutir en sortant une clef accrochée à un porte-clefs qui indiquait
l’adresse. J’articulai à grand-peine un vague « merci ».
— C’est là que je vis maintenant. Tu es la bienvenue quand tu le voudras. Et
si tu as besoin de parler, je veux bien t’écouter. Je ne sais faire que ça. Et puisque
je ne peux pas être une mère, je peux au moins être une oreille attentive.
Je me crispai, tendue à l’idée qu’elle n’avait dû louper aucune miette de ma
conversation avec Nymphe et Vanessa. Merde. C’était sûrement la dernière
personne avec laquelle j’avais envie de parler de ma grossesse. Ou peut-être
était-ce la dernière personne avec laquelle je me devais d’en parler ?
— Tu n’es pas comme moi, Abélia.
Sa voix était douce, fragile, mais ses mots étaient assurés.
— Ce n’est pas une décision pour laquelle les hommes ont voix au chapitre.
— Toi, tu n’as pas avorté, alors que tu ne me voulais pas. Tu n’as pas eu le
choix de me garder jusqu’au bout.
— Non, c’est vrai. Mais même si j’avais su à temps pour ma grossesse, je
n’aurais pas eu ce choix non plus. Garder l’enfant aurait été la décision de mon
père : on n’avorte pas dans ma famille, c’est comme ça. C’est en partie pour
cette raison que j’ai fait un déni, j’imagine… Ce que je veux te dire, c’est que
ton histoire et la mienne, même si elles finissent un peu par se rejoindre, ne sont
pas vouées à terminer de la même façon. Tu as la possibilité de faire un choix
que je n’ai jamais pu faire. Tu es plus intelligente, plus sage et plus responsable
que je ne le suis. Alors tu feras ce qui te semble juste pour toi, j’en suis certaine.
Je tremblais de la tête aux pieds tandis qu’elle m’observait, à peine plus
grande que moi, mais avec une conviction nouvelle dans le regard. Délicate, elle
saisit mon visage entre ses mains diaphanes et apposa ses lèvres sur mon front.
J’aurais pu en pleurer. Le contact furtif me conforta dans l’idée qu’elle ne me
voulait pas de mal. Aucun mal. Elle sembla s’évaporer dans la nature, comme si
le vent qui amenait la pluie l’avait soudain chassée. Je n’aurais jamais pensé
accorder du crédit aux paroles d’une femme qui m’avait si péniblement mise au
monde. Pourtant, j’étais ébranlée, peinant à trouver ma propre voix au milieu de
toutes les autres.
Je regagnai la maison à pas lents, triturant la clef dans ma poche, la boîte
abandonnée sur la table de la terrasse. Je me laissai tomber sur une chaise pour
grignoter avec les autres. Dad remarqua mon trouble, mais ne commenta pas.
C’était le genre de cachotteries qu’il redoutait que je lui fasse. Mais je savais
qu’il avait dû mal à comprendre sans se sentir en danger que je puisse laisser une
place à Charlotte dans ma vie. Une place étrange.
Un appel inconnu me sortit de ma rêverie pendant que j’observais la pluie
tomber par la fenêtre.
— Excusez-moi, fis-je en me levant de table.
Je m’éclipsai dans la salle de bains et décrochai.
— Allô ?
— Joyeux anniversaire, Abby.
La voix grave envoya un frisson dans tout mon corps.
— Merci, Arthur, soufflai-je.
— Je voulais passer te voir, mais je ne savais pas comment tes parents
m’auraient accueilli. Je ne voulais pas gâcher ta journée.
Oh, il n’aurait pas pu empirer les choses vu l’état de nerfs de mes parents.
Bien qu’ils essaient de faire bonne figure dans la pièce attenante, je savais à quel
point ils étaient tendus.
— Non, ça me fait vraiment plaisir que tu m’appelles. Tu as eu mon
numéro… ?
— Joleen, m’annonça-t-il.
Un sourire incontrôlable gagna mes lèvres. Alors elle s’y ferait, oui.
— Et félicitations pour ton permis, tu m’as fait rire en faisant ton créneau.
Cet abruti d’inspecteur m’avait forcé à le faire sur un parking pile en face du
lycée. Aucune pression…
— Te moque pas, j’étais très fière de moi en le réussissant.
— Il était magnifique, ce créneau, dit-il, très sérieux.
Il y eut un petit silence, et nos rires se mêlèrent.
— J’entends du bruit derrière toi, je vais te laisser retourner à la fête. Prends
soin de toi et… tu as mon numéro maintenant, tu sauras quoi en faire.
Je comprenais quelque chose. Je croyais comprendre quelque chose. Il me
semblait qu’il faisait un pas de plus dans ma direction. Parce que j’étais majeure,
parce qu’il n’était plus mon enseignant. Tout à coup, notre relation pouvait être
envisagée différemment. Elle ne serait jamais bien vue, mais elle n’était plus
interdite.
Il raccrocha après un bref au revoir. Je déglutis, le portable toujours contre
mon oreille, une main posée sur mon cœur. J’avais obtenu le droit de l’aimer.
Tout ce que je m’étais forcée à refouler ces derniers mois serpenta comme de
la lave sous ma peau, puis éclata à la surface en une nuée de frissons. J’avais
dix-huit ans et une légère obsession.
Je me recomposai un visage et tentai de le chasser de mes pensées, tirant à vue
sur chaque image de lui. Mais je n’y parvins pas du reste de la soirée, exaltée par
ce que je venais de réaliser. Quand mes parents me souhaitèrent bonne nuit sur le
coup d’une heure du matin, je les suivis à l’étage pendant que Papa râlait après
Aristote, qui avait laissé un matelas de poils sur son oreiller. J’enfilai ma
chemise de nuit printanière, mais je ne parvins pas à trouver le sommeil. Je
descendis au bout d’une heure, me blottis dans le canapé, tournant et retournant
mon portable entre mes doigts. La pluie battait les carreaux. Ma main dérivait
sans cesse sur mon ventre, tandis que je soupesais les paroles de chacun et
cherchais ma propre voix au milieu de toutes ces recommandations.
Je bondis hors du sofa et saisis mes clefs. Je ne pris même pas le temps
d’attraper un manteau ou des chaussures, pressée par une urgence comme je n’en
avais jamais connu. Je m’installai dans ma voiture. Avec un peu de chance, mes
parents ne m’entendraient pas partir vu l’orage au-dehors.
Pieds nus, ma visibilité réduite par la pluie, je conduisis du mieux que je pus
et finis par me garer sans dommages. Je quittai ma voiture, que je ne pris même
pas la peine de fermer, et courus sur le petit sentier pavé qui menait à la villa.
Je frappai comme une démente à la porte. Puis je reculai. Les lumières du
salon étaient allumées. C’était comme un phare dans la nuit, comme si l’océan
débordait soudain sur moi.
Il était seul, je le savais. Joleen dormait chez Elouen. Je piétinai, impatiente
qu’il m’ouvre. Il resta figé dans l’encadrement de la porte. Il y avait de quoi. Je
devais avoir l’air d’une folle. Démaquillée, décoiffée, trempée, vêtue seulement
de ma nuisette et pieds nus.
L’orage grondait au-dessus de nous.
— Abby, qu’est-ce que… ?
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que je m’élançai dans ses bras. Mes
lèvres gelées cherchèrent la chaleur de son souffle et quand je la trouvai…
Quand je la trouvai, ses mains saisirent mon visage. Elles semblaient vouloir me
repousser. Elles semblaient vouloir me rapprocher. Un gémissement m’échappa
lorsque ses doigts caressèrent mon dos, puis mes hanches, tout en m’attirant dans
la maison.
J’avais froid. Et incroyablement chaud. Une chanson d’Elvis Presley me
parvenait depuis les amplis du salon, et la pluie frappait les carreaux sans
discontinuer. Nos pas nous dirigeaient vers sa chambre, sans que je ne sache qui
de nous deux nous y guidait. Il tâtonnait, nous freinait parfois pour m’éviter de
trébucher, pour allumer une lumière, en éteindre une autre, sans jamais cesser de
m’étreindre.
Il interrompit les baisers fiévreux que nous échangions. Je cherchai de
nouveau ses lèvres, et il émit un « Hn hn ».
— Non, non, non. Abby, Abby, tenta-t-il de me raisonner.
Mais j’entendais autre chose dans la manière dont il prononçait mon prénom.
Quelque chose qui, quand je m’arrêtai pour le fixer, le poussa à me plaquer
contre le mur de sa chambre. Je ne compris par comment, je me retrouvai à
nouer les jambes autour de sa taille alors qu’il me soulevait sans effort.
Le souffle court, la voix rauque, le paradoxe de son regard absent et de sa
présence étouffante… Il m’agrippa dans sa dimension en un clin d’œil. La pluie
avait cessé, les secondes s’attardaient, battaient un rythme étrange. Ou peut-être
était-ce mon propre cœur ?
Il ne me relâcha que lorsqu’il m’emmena jusqu’au lit. Ce n’est qu’à cet
instant-là qu’il parut retrouver un semblant de contrôle. La tempête s’apaisa, et
je repris mon souffle. Il me priva de son poids et s’assit au bord du matelas. Je
l’y rejoignis, consciente que nous n’en resterions pas là cette nuit. Ça avait trop
été réprimé. Ça devait s’exprimer. Mes cheveux gouttaient dans mon cou et sur
ma poitrine. Je m’éventai discrètement. Toute sensation de fraîcheur était
bienvenue si je devais reconnecter deux de mes neurones.
Il se tourna vers moi, et je ne le reconnus plus. Ses mèches étaient encore
décoiffées par le passage de mes mains. Sa cravate était dénouée, preuve qu’il
avait dû travailler jusqu’à pas d’heures sans même prendre le temps d’enfiler une
tenue plus décontractée. L’éclairage strié que nous offraient les éclairs me
soumettait à chaque fois une nouvelle expression, entre férocité, reddition et
rejet.
— Je n’en ai pas juste besoin, Arthur, murmurai-je. J’en ai envie. Ne me dis
pas que tu n’y as pas pensé ce soir en m’appelant.
— Si seulement je n’y avais pensé qu’à ce moment-là, soupira-t-il tandis que
ses mains passaient sur son visage.
Sa respiration sifflante, sa voix basse… Je m’installai à califourchon sur ses
genoux, ignorant le peu de retenue qui me soufflait de résister encore, de ne pas
prendre l’initiative. Je le voulais et je n’avais plus envie de me réfréner. Il eut un
mouvement de recul tendu, et plaça ses bras derrière lui, agrippant la couverture
pour éloigner son torse de moi. Il instaurait encore cette distance. Et je savais
pourquoi. Sitôt que je la briserais, nous aurions atteint le point de non-retour.
Mais je ne ferai pas le premier pas. Il viendrait à moi ou je partirais. C’était
étrange de le voir me fuir ; contre toute attente, le plus timoré des deux, c’était
bien lui. Peut-être parce qu’il avait plus à perdre que moi.
J’étais assise sur ses cuisses, incapable de savoir si je devais détaler en vitesse
ou m’attarder. Ses yeux accrochèrent les gouttes d’eau qui se faufilaient entre
mes seins. Puis, sa main se dirigea sur mon bras. Je tournai la tête, observai du
coin de l’œil le mouvement que son doigt effectua pour récupérer l’humidité sur
ma peau. La chair de poule me hérissa irrémédiablement, et je fermai les
paupières afin de profiter de ce contact délicat. Presque timide.
Une respiration étranglée m’échappa. Mon cœur battait visiblement, agitait
tout mon corps à son tempo. Sa main s’y balada, déclenchant des palpitations
affolées sous son toucher. Puis il remonta dans mon cou, jusqu’à ma mâchoire,
échoua enfin sur mes lèvres. Il s’arrêta. Tout à coup, c’était comme si ce qu’il
désirait le plus au monde n’était que s’éloigner de moi. J’embrassai l’index qu’il
posa sur ma bouche comme pour m’imposer le silence. Comme pour se
l’imposer à lui-même, se forcer à l’immobilité. Pas un geste de plus. Pas un mot.
Parce que tout pouvait déraper. Et maintenant que tout nous y autorisait,
l’interdit n’avait jamais martelé aussi fort en lui.
Mes dents éraflèrent son doigt.
— Arthur, je pourrais faire semblant pour toi. Je pourrais faire semblant de ne
pas ressentir si ça te soulageait.
— Non, ne… Tu n’as pas besoin de faire semblant, Abby. Pas avec moi, s’il te
plaît.
— D’accord. D’accord, répétai-je. Je sais que c’est étrange de ma part de te
dire ça, mais est-ce que tu pourrais arrêter trois secondes de réfléchir ?
— Abby, tu pars dans peu de temps, est-ce que… est-ce que faire ça
maintenant est vraiment judicieux ?
— Je ne suis même pas encore partie, je t’en supplie, arrête de tout calculer.
Il retint un geste, quelques mots.
— Mais de quoi tu as peur, Arthur ? murmurai-je.
J’avais les yeux clos, mais je sentais son souffle tout près, sa chaleur qui
irradiait.
— De tout dès que je perds le moindre contrôle, dès que je perds quelques
centimètres sur la corde qui me retient. Tu sais qui je suis, Abby. Tu l’as senti
dès le premier jour. Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu as su que je n’étais
pas tout ce que je montrais. Alors que tu es aveugle à ce genre de choses chez
n’importe qui d’autre. Même en voyant la pièce, tu… Comment ?
— Je ne suis pas aveugle, j’ai juste une vision sélective, protestai-je. Et toi, je
veux te voir tout entier.
Il émit un son entre rire et soupir. Cet éclat envoya une décharge dans tout
mon corps. Il vint la cueillir sur ma bouche, enfin. Le tonnerre gronda, et la pluie
martela plus fort l’immense fenêtre. Dans le salon, la musique jouait toujours un
air lancinant.
D’un seul mouvement, il me bascula sous lui, et sa main se dirigea vers la
bretelle de ma nuisette qu’il abaissa, avant d’en faire de même avec le vêtement
tout entier. Mon corps s’arqua sur une expiration arrachée. Je tendais
douloureusement vers lui. Je voulais me fondre en lui, oublier rien que quelques
minutes que j’étais seule dans mon esprit. Découvrir chaque parcelle, chaque
gamme de souffles, de sons, de frémissements qu’il pouvait m’offrir.
L’étreinte n’avait rien de doux. Rien de bestial non plus. Rien d’autre que
cette tension que je n’arriverai jamais à assouvir, tiraillée entre le désir de tout
connaître de lui et cette répulsion qu’il avait à s’ouvrir. Ses mains me
cherchaient, se détachaient, comme s’il tentait désespérément de fuir sans en être
capable. Par moment, il chuchotait des interdictions qui ne s’adressaient qu’à lui,
des mots porteurs de doute, et l’instant d’après il me divinisait en un regard.
C’était comme si on avait essayé d’enfermer un cyclone dans mon ventre.
Plus que tout, c’était une rencontre différente, imparfaite, parfois maladroite,
mais profondément sincère. Ce qui s’établissait dans ce qu’il me murmurait à
l’oreille était souverain. Et il créa un gouffre d’addiction à la seconde où je me
perdis entre ses bras.

Chapitre 27
Aussitôt qu’il reprit ses esprits, il se redressa dans le lit et m’y abandonna
pour revêtir son caleçon. J’aurais voulu l’imiter pour ne pas rester seule dans la
moiteur des draps, mais je n’avais que ma nuisette trempée à portée de main. Il
ne m’adressa pas un regard, et cela me fit l’effet d’un coup de poing dans
l’estomac. OK. Finie la magie alors ? Je me redressai gauchement, drapée
comme une reine de bas étage dans une couverture fine.
Je me levai en n’oubliant pas de trébucher sur le drap. Il se retourna et
découvrit mon sourire innocent. Je revêtis au moins ma culotte, qui avait été à
peine épargnée par la pluie. Il fouilla un instant son armoire et me lança un tee-
shirt que j’enfilai après avoir lamentablement échoué à l’attraper du premier
coup. Le vêtement était assez grand pour m’arriver à la mi-cuisse. J’avais été
bien avisée de m’épiler avant mon anniversaire…
— Tu veux… boire quelque chose ? fit-il en évitant avec soin de se tourner
vers moi.
— Je veux bien. Je t’accompagne ? demandai-je, soudain timide.
Il acquiesça et quitta la chambre. Je le suivis comme un pingouin, occupée à
triturer mes mains nouées dans mon dos. Je devais ressembler à une folle comme
ça. Mais qu’est-ce que ça pouvait faire vu qu’il ne me regardait pas ? Moi, je
louchais sur son torse, ses bras, ses jambes… sa chute de reins. Toutes ces
parties de lui dont j’avais profité sans honte et qui n’en finissaient pas de me
fasciner. Je me mordis la lèvre, mortifiée.
Je n’arrivais pas à croire que je venais de… Putain, mais… Mais… Mes
jambes flageolèrent alors que j’avais encore le détail des sensations de ses mains
partout sur moi. Partout. Je frottai mon bras, mal à l’aise.
J’observai le jeu des muscles de son dos tandis qu’il s’appuyait contre l’évier
pour descendre un verre d’eau en quelques gorgées. Il fit légèrement craquer son
cou, trahissant son embarras. Il se tourna vers moi, et je pivotai la tête trop vite
pour que ce ne soit pas suspect.
— Qu’est-ce que tu veux boire ?
— Euh… Je… Écoute, je ferais mieux d’y aller, j’ai l’impression que tu es
encore moins à l’aise que moi. J’aurais pas dû venir, fis-je en saisissant mes clefs
abandonnées au sol. Merci pour euh… Enfin non, pas merci, mais enfin, tu m’as
comprise. C’était bien… J’ai… Oh, merde, je ne sais même pas ce que je raconte
en fait. Tu dois avoir un tas de trucs à faire, les corrections et tout ça ! Moi, je
vais filer, hein !
Mortifiée, les larmes aux yeux, j’amorçai une fuite vers la porte d’entrée, mais
un bras autour de ma taille m’empêcha d’aller plus loin. Mon élan me rabattit
contre lui.
— Wow, doucement, petit courant d’air, souffla-t-il à mon oreille.
Je frémis.
— Tu devrais vraiment me lâcher et me laisser partir, couinai-je.
— Tu as envie de partir ?
— Tu as envie que je parte.
— Est-ce que j’ai dit ça ?
— Ton attitude le dit.
— Mon atti… ?
Il s’interrompit et soupira.
— J’ai encore envie de toi, Abby, lâcha-t-il de but en blanc.
Son regard fiévreux croisa brièvement le mien. Je m’étranglai avec ma propre
salive, prise de court. Alors ce n’était pas du rejet… Un sourire soulagé gagna
mes lèvres, à mesure que mon cœur s’emballait de nouveau librement. Il éclata
de rire.
— Voilà, je me doutais bien que tu aurais ce genre de réaction. Je te choque ?
Après ce que nous venions de faire, il était à mille kilomètres de me choquer.
Je me choquais moi-même. D’ordinaire prude, trop retenue… voilà que je me
jetais sur lui comme une sauvage. Et le pire, c’était que j’adorais cette confiance
nouvelle qui courrait en moi.
— Non, mais attends, ce n’est pas une réaction négative, protestai-je en me
tournant entre ses bras. Toujours partante ! lançai-je en effectuant un garde-à-
vous solennel.
Il éclata de rire encore plus fort et m’entraîna sur le canapé où il me fit
basculer. Je mis de côté le pic de désir que le mouvement provoqua en moi et
regroupai mes jambes sur le sofa, en tailleur. Il s’assit à côté de moi, la peau de
nos genoux se touchant. Le contact devenait plus naturel. Je n’avais plus besoin
d’y résister, de m’y dérober. J’avais le droit de pleinement ressentir en sa
présence et l’intensité de chaque effleurement me prenait au dépourvu.
— Je suis désolé, finit-il par dire. Je ne sais pas trop comment me comporter
sans te faire peur.
— Et si tu te comportais normalement ? Sans me fuir, par exemple ? proposai-
je. Parce que la fuite ça… ça, ça me fout vraiment la trouille, tu sais.
Il hocha la tête et mima un autre « désolé ». Ma main, comme subissant un
spasme musculaire, se posa sur son épaule. Nos yeux se rencontrèrent sans que
je ne puisse retirer mes doigts de sa peau. Je m’appliquai à ne surtout plus le
regarder alors que je partais à la découverte de son corps, exposé à la lumière du
salon. Mes doigts dévalèrent son torse, caressèrent la peau de ses côtes, de son
ventre. Il me semblait aspirer un peu de sa chaleur sur mon passage, et je
m’élançai à la rencontre de ses cuisses, de ses genoux, incapable de me rassasier
de lui.
Quand il frissonna, je ricanai avant de prendre une petite voix aiguë et
paniquée :
— Oh mon Dieu, un fétichiste des genoux !
— Je ne vais pas vraiment chercher à me retenir si tu te comportes comme ça,
m’avertit-il avec un sourire embêté.
— Je ne suis plus vraiment sûre d’apprécier la retenue.
L’expression indéchiffrable, il se releva, se dirigea vers la chambre, et je l’y
suivis.
Je m’assis tout au bord du lit et, au lieu de m’y rejoindre, il s’installa au sol, le
dos entre mes jambes. La tête basculée sur ma cuisse, il paraissait distrait. Ses
cheveux chatouillaient mon épiderme sensible. Je frissonnai. J’aurais souhaité
que chaque sensation soit moins fugace, moins insaisissable. Je tendis ma jambe
et, de mon pied, j’effleurai son genou. Délicat, il attrapa ma cheville d’une main
et caressa du bout des doigts ma cuisse de l’autre. Je tremblai.
***
Je m’éveillai doucement alors que le jour était à peine levé. Le visage
d’Arthur était logé contre mon cou et son souffle régulier balayait ma peau. Son
bras, basculé au travers de mon ventre, se tendait jusqu’à ma main qu’il tenait
serrée. J’embrassai ses cheveux sans faire un bruit, concentrée sur sa respiration
apaisée. La pluie berçait encore son sommeil. Au chaud sous la couverture, je
goûtais à une sensation de bonheur à laquelle je devrais volontairement
m’arracher. Cette tendance au masochisme me sciait.
Arthur s’agita dans son sommeil, se replaça sur le dos. Aux mouvements sous
ses paupières, je sus qu’il ne tarderait pas à s’éveiller. Et j’hésitais sur la marche
à suivre. Et s’il regrettait notre nuit ?
Il ouvrit à demi les yeux. Son regard tomba sur moi, et il prit une profonde
inspiration avant de m’offrir un sourire flou.
— Tu es réveillée depuis longtemps ?
— Non, à peine quelques minutes, murmurai-je en retraçant d’un doigt les
traits détendus de son visage.
Il hocha vaguement de la tête puis m’attira à lui. J’aurais voulu me fondre
toujours plus dans sa chaleur, mais me retrouvai frustrée par la barrière de nos
corps. Je posai mon front contre sa tempe.
— Tu m’en veux ? demanda-t-il.
Lui en vouloir ? Visiblement, il avait toujours le sentiment d’être celui qui
aurait dû nous retenir tous les deux.
— Non, chuchotai-je.
— Toujours pas lassée de moi ?
J’émis un rire.
— Dire que je croyais être celle qui souffrait d’insécurité.
J’embrassai sa tempe pour toute réponse et me calai mieux contre lui. Tout
semblait suspendu, hors du temps. Je voyais sans voir le décor du salon autour
de nous, j’entendais sans entendre sa respiration profonde et le tic-tac régulier de
l’horloge. Je n’étais plus qu’un amas de sensations physiques. Sa main partit
caresser mon dos dénudé jusqu’à ce que sa chaleur et le bruit de la pluie aient
raison de moi.
Quand je me réveillai une nouvelle fois, sa place était froide. Il avait dû quitter
le lit depuis un bon moment sans que je ne m’en aperçoive et m’avait laissée
dormir. Je filai vers la salle de bains pour me rafraîchir, mais je n’osai pas
prendre une douche. Je ne me sentais pas assez à l’aise pour agir comme chez
moi. Je me mis à sa recherche dans le salon, la cuisine, mais il n’était nulle part.
Le temps était morne, et mes pas me menèrent jusqu’à son bureau fermé. Je
frappai et sa voix s’éleva. J’entrai timidement.
La pièce était de forme semi-circulaire. Derrière son fauteuil de cuir, une
grande fenêtre prenait tout le mur qui s’étendait ensuite jusqu’aux immenses
étagères recouvertes de livres anciens. Littérature classique, Histoire,
Psychologie…
Il me décocha un sourire radieux, ses lunettes abaissées sur son nez lui
donnant un air qui… me filait des envies irrépressibles. Une vanne avait été
ouverte. Je n’avais jamais pensé que le désir s’apaiserait une fois assouvi, mais à
ce point…
Son ordinateur portable était posé devant lui, et il dissimula la fenêtre de
traitement de texte dès que j’arrivai à sa hauteur.
— Tu écrivais ? Tu veux que je reparte ?
— Oui et non, me dit-il en retirant ses lunettes.
Je me faufilai derrière lui et massai distraitement ses épaules.
— Tu me caches ce que tu fais ? demandai-je.
— Mes premiers jets sont souvent peu fameux, marmonna-t-il.
J’étais persuadée qu’il mentait et me jurai d’obtenir un jour l’accès à l’un de
ces premiers jets. L’une de ses mains rejoignit l’une des miennes.
— Je ne regarderai pas alors, promis.
— Désolé, je n’ai pas réussi à dormir après et un coup d’inspiration ne se
refuse pas. Je ne pensais pas que tu te réveillerais si tôt. J’aurais voulu t’offrir un
lever plus romantique, dit-il en se frottant les paupières.
— Non, ça me va, l’apaisai-je. Est-ce que je peux juste rester écouter la pluie,
ici ?
Il sembla étonné, mais acquiesça. Je m’assis sur le bord de son bureau et posai
mes pieds sur ses cuisses. Son regard remonta le long de ma jambe, de mon
ventre et jusqu’à mon visage, puis se perdit, brûlant, dans le mien. Le toucher
m’était tellement nécessaire que je n’en étais plus gênée et le sourire en coin
qu’il m’adressa me conforta dans l’idée qu’il partageait cette étonnante sensation
de familiarité.
Le ciel était sombre comme en soirée et des éclairs déchiraient la tranquillité
du matin. Il n’y avait aucun bruit dans la maison, juste celui de ses doigts qui
pianotaient, de la pluie qui frappait avec force les carreaux.
Rarement, trop rarement, j’avais effleuré en moi la possibilité d’être
infiniment heureuse. Et chaque fois, ça avait été en sa présence. Dans sa
présence douce, apaisée, vibrante de vie. À cet instant, partir un an et me priver
de tout cela me paraissait inenvisageable. De vieux morceaux d’Eric Clapton
défilaient, et je me perdis dans mes rêveries sur la mélancolie de « Autumn
Leaves ».
D’une main distraite, il caressa le dessus de mon pied, puis ma cheville, et je
souris dans le vide. Je passai presque une heure à profiter en silence de son
quotidien. Le voir écrire, c’était… euphorisant. Il souriait, fronçait les sourcils,
marmonnait, râlait parfois. Sa main remontait de temps à autre pour caresser mes
cuisses, créant d’agréables vagues de frissons.
Au bout d’un moment, je me détournai alors de la pluie et l’observai en biais.
Il m’offrit un rictus absent et ses effleurements se firent plus insistants avant de
redescendre, plus sages, à mon mollet.
— Sous ses yeux… Légué…, répétai-je, me souvenant soudain de notre
conversation à propos de ses origines. Qu’est-ce que ta mère t’a légué à toi ?
— Hmm ? fit-il en se désintéressant de l’écran. Eh bien, la bague de
Claddagh, le carnet que tu as trouvé apparemment… et mon nom. C’est tout.
Je me torturai l’esprit quelques secondes avant d’ouvrir la main d’Arthur. Je
lui retirai délicatement sa bague et en scrutai l’intérieur. Deux paires d’initiales y
étaient gravées : H. M et M. M. Une bague de fiançailles.
— Tu sais à qui elle a pu appartenir ?
— Non, pas précisément. Ma grand-mère aurait pu l’obtenir n’importe où. De
sa propre famille ou d’une boutique quelconque.
— Tu crois qu’une religieuse, anciennement gouvernante, aurait les moyens
de payer un tel bijou ? Et M… M comme MacMahon, non ?
— Elle n’était pas mariée, elle était gouvernante. Où veux-tu en venir ?
— Et si… Et si ta grand-mère n’avait pas juste emporté l’un des enfants avec
elle ? Et si elle avait dérobé quelque chose au couple au mépris de leur mariage ?
Arthur m’observa, perplexe.
— Valverde. La bague. Le nom. Le second prénom de ta mère. Ça ne peut
indiquer qu’un endroit. Vaste, certes, mais un bon début pour des recherches !
— Je ne te suis pas, Abby.
— Tu connais l’origine de la bague de Claddagh ?
— Oui, elle est irlandaise, pourq…
Il s’interrompit et lâcha un « oh ». Constatant que cette fois il me suivait, je
poursuivis :
— Si Valverde signifie « la vallée verte » et que le nom n’a pas été choisi au
hasard, si cette bague est irlandaise et a été dérobée au père de ta mère, si
Arlinda portait le nom MacMahon et a donné un second prénom irlandais
masculin à ta mère… Alors tout concorde pour pointer un même endroit :
l’Irlande !
— Le pays des vertes vallées…, souffla-t-il. Abby, tu… Les initiales sur la
bague seraient celles de mon grand-père et de sa femme. Elle leur a volé leur
nom de famille au moment d’entrer au couvent pour ne pas être retrouvée. Et
Faolán… ? Ce n’est pas le prénom de son père si son prénom commençait en H,
alors c’est peut-être celui du second enfant duquel Arlinda a dû se séparer ?
— Oui ! Et si ta mère avait un frère, alors il est peut-être encore en vie. Vieux,
mais en vie ! Peut-être même qu’il a des enfants ?
Arthur se rembrunit.
— J’espère…
— Est-ce que tu te sentirais de patienter pour élucider toute cette affaire ? Je
ne pourrai t’aider qu’une fois sur place et tu as de la chance, j’y reste un an.
J’aurai le temps de mener ma petite enquête. Je suis certaine qu’avec l’aide de
mon oncle, je pourrai retrouver une trace de ta branche irlandaise, proposai-je
avec un grand sourire.
J’étais presque désolée de devoir attendre mon départ en Irlande pour
commencer mes recherches. Il semblait si fébrile tout à coup, comme si un
compte à rebours s’était mis en route en lui.
— Tu ferais ça ? demanda-t-il, étonné.
Je hochai la tête. J’aurais sûrement fait n’importe quoi pour l’apaiser rien
qu’un peu.
Il fronça les sourcils, comme s’il était surpris que, pour une fois, je sois celle
qui pourrait l’aider. Il referma son ordinateur et tourna son fauteuil vers moi.
Mon air vexé sembla l’empêcher de parler pendant quelques secondes.
— Tu avais laissé des vêtements ici la dernière fois, il me semble qu’ils sont
passés à la machine en même temps que les miens. Je vais te les chercher,
m’indiqua-t-il en se levant.
Je le suivis et les récupérai, puis m’enfermai dans la salle de bains. Je fis en
sorte de ne pas m’attarder, mais j’avais l’impression que mon cerveau
fonctionnait à deux à l’heure, juste pour me ramener aux détails les plus
affolants de cette nuit et à l’hypothèse que nous avions formulée à propos des
origines d’Arthur. J’espérais tant ne pas me tromper…
Un premier vertige d’épuisement me rafla sous la douche, et je me rattrapai in
extremis au rebord de la baignoire. Je me hâtai de sortir afin d’éviter de mourir
bêtement en faisant un malaise ici. Je m’habillai avec précaution et quittai la
pièce. Ma main tâtonna pour m’assurer des prises dans le couloir. Arthur surgit
de la salle à manger quand il m’entendit tituber contre un meuble et marmonner
des injures. Il se précipita et me soutint.
— Qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta-t-il en me soulevant dans ses bras.
— Rien, c’est juste des vertiges. Le médecin a dit que c’était normal et puis,
comme je n’ai pas beaucoup dormi ces derniers temps… Et que j’ai été pas mal
soumise à du stress, blablabla…
Il sembla aussitôt s’en vouloir et m’amena au salon. Avec toute la délicatesse
du monde, il me déposa sur le canapé. Une odeur alléchante de café et de pain
grillé s’élevait depuis la cuisine ouverte. La main d’Arthur caressa ma joue puis
dériva jusqu’à mon ventre. Sentir sa main à cet endroit-là me fit un drôle d’effet,
et mes yeux s’arrondirent de surprise, comme un vrai petit mulot en détresse
respiratoire. Il le remarqua, puisqu’il se releva.
— Je t’amène quelque chose à manger et à boire dans deux minutes, ne bouge
pas ! m’indiqua-t-il, soucieux.
Ça m’embêtait de le voir s’activer sans pouvoir l’aider. Je l’inquiétais en plus.
Je jetai un œil à la pendule. Il n’était que sept heures. Nous n’avions pas
beaucoup dormi, en effet.
Il m’amena un plateau, orné d’une fleur humide de pluie. Mes fichues
hormones m’envoyèrent une vague d’émotion mal venue que je tentai de
refréner tant bien que mal. Je l’étouffai par un baiser dès qu’Arthur fut près de
moi. Il l’accueillit sans résister, saisissant mon visage en coupe avec une
délicatesse qui me fit fondre.
Le temps au-dehors paraissait agréablement morose avec lui. Et regarder la
pluie tomber à ses côtés en lançant des réflexions au hasard était le genre de
choses dont je n’étais plus certaine de pouvoir me passer, désormais. Pourtant, je
partais dans quelques jours. M’infliger ça serait pire que tout. Mais c’était
absolument nécessaire.
En fin de matinée, il me confia une clef USB contenant le film de notre saut
en parachute. Je la serrai dans mon poing, me jurant de la regarder chaque fois
que je me sentirais angoissée.
Puis, bien malgré moi, je réalisai qu’il était temps que je rentre à la maison. Il
insista pour conduire à ma place, ce qui signifiait qu’il devrait revenir chez lui à
pied sous une pluie battante. Autant dire qu’il dut presque me coincer de force
du côté passager pour que j’arrête de protester. Mais je le croyais sur parole
quand il m’assurait adorer les balades sous la pluie. Son parapluie et son trench
lui donnaient un petit air de Gene Kelly sorti d’un autre temps. Je m’attendais
presque à l’entendre chanter « Singin’ in the rain ».
Il démarra ma petite voiture et mit en route le chauffage. Je me lovai dans le
fauteuil alors qu’il découvrait les vieilles commandes sous mes rires étouffés.
— Interdiction de te moquer, je n’ai pas conduit ce genre de voitures depuis
mes vingt ans.
— Excusez-moi, m’sieur.
Il évoqua des sujets banals sur le trajet, évitant avec soin d’aborder celui de
mon départ en Irlande. Moi non plus, je ne voulais pas y penser. Il était aussi le
seul à ne pas me presser sur ma décision d’avorter. À vrai dire, il se comportait
avec moi comme si je n’étais pas enceinte. Parfois, j’oubliais que je l’étais. Papa
appelait ça du déni, moi, je ne savais pas trop ce que c’était. Mais ça me
permettait de tenir le coup.
En arrivant, à travers le rideau de pluie, j’aperçus une silhouette
encapuchonnée devant ma boîte aux lettres. Je me penchai en avant et me tus
subitement. Noah était reconnaissable et, dès qu’il vit la voiture, il fila en sens
inverse sur son vélo. J’hésitai à le poursuivre en voiture, mais la hâte avec
laquelle il s’éloignait me convainquit de ne pas le faire. S’il me fuyait à ce point,
le rattraper n’aboutirait qu’à l’un de ces profonds mutismes dont il était
spécialiste. Un instant, je fouillai ma boîte à gant pour trouver mes clefs. Je
descendis de l’habitacle sitôt qu’Arthur arrêta le véhicule, ouvris la boîte postale
et découvris une enveloppe à mon nom.
Je regagnai la voiture, mais Arthur en était sorti. J’ouvris la lettre, mais il n’y
avait qu’une ligne :
« J’espère te retrouver. »
Je la repliai sans comprendre et fronçai les sourcils. Arthur entoura ma taille
de ses bras, il n’avait pas vu la lettre. Inquiet, il demanda :
— Où es-tu dans tes pensées ?
— Je ne sais pas, murmurai-je en cherchant ce qui me gênait.
Sa fuite soudaine peut-être ? Une angoisse dingue m’étreignit, et je me
précipitai dans ma voiture. C’était dans mes tripes. Pire qu’un instinct. Une
sourde certitude qui occupait tout l’espace. Et cette promesse à Noah que je
n’aurais jamais dû faire : « Je serai là lorsque tu auras le plus besoin de moi. Je
ne saurais pas t’abandonner. Jamais. » Et aujourd’hui était le jour où je ne
parviendrai plus à tenir cette promesse.
Arthur eut tout juste le temps de se glisser dans l’habitacle que déjà je
démarrai.
— Je dois le retrouver, lançai-je pour toute explication.

Chapitre 28
J’avais le sentiment d’une bombe à retardement au fond de moi, comme si
chaque seconde était cruciale. Je lançai la voiture sur la route où Noah avait
disparu. Mais il n’était nulle part. Je ne le trouvais pas, et pourtant nous
sillonnions la voie principale depuis un petit moment.
— Attends, Abby, regarde, m’indiqua Arthur, le doigt pointé sur un vélo
abandonné dans un fossé.
Seul le guidon en dépassait, et je ne l’aurais sans doute jamais repéré seule. Je
freinai sur le bord d’un chemin de campagne que je connaissais bien. Beaucoup
trop bien. Je m’éjectai de la voiture comme un boulet de canon et me mis à
courir en hurlant son prénom. Derrière moi, Arthur m’appelait, mais rien n’aurait
pu me faire ralentir. Mon cœur battait à cent à l’heure. Chaque nerf de mon corps
était sollicité. Mon regard embrassait le décor brumeux à la recherche de Noah.
J’avais promis. J’avais promis. Il n’avait pas le droit de me faire mentir. Jamais.
Jamais. Jamais. Je lui pardonnerai tout. Je pouvais tout pardonner. Je suffoquais
déjà.
Je grimpai sur la plate-forme où nous avions eu l’habitude de passer nos
après-midis pendant des années. Le bruit sourd du train au loin m’arrivait aux
oreilles, et je franchis les marches du ponton quatre à quatre. Noah était debout
sur la rambarde de sécurité, les bras écartés, le dos présenté vers le chemin de fer
en contrebas. La peur me percuta bien avant que mon cerveau comprenne ce qui
se passait. J’eus l’impression brutale de jaillir hors de mon corps et je perdis les
pédales.
— Non ! Tu n’as pas le droit ! hurlai-je si fort que j’eus à peine conscience de
le faire. Tu n’as pas le droit !
Il n’entendit pas mes cris. Il n’entendait que le train, comme moi.
Il ouvrit les yeux.
Leur expression vitreuse s’imprima dans ma rétine, brûla mon cerveau pour
marquer au fer rouge chaque souvenir que j’avais de lui.
Il était déjà mort.
Je me précipitai. Pas assez vite. Pas assez vite. Pas assez…
Il fit un pas en arrière, dans le vide. Son regard changea, comme s’il avait
fallu qu’il soit sur la brèche pour enfin se sentir en vie. Tout son corps suivit. Il
s’arqua dans une courbe parfaite.
Le mien épousa la rambarde pour se tendre au maximum sans tomber. Ma
main s’élança pour se raccrocher à n’importe quoi. Il fallait qu’il attrape ma
main. Encore une fois. Qu’il s’y accroche de toutes ses forces. J’effleurai son
bras. L’effleurai seulement. Juste sa peau encore chaude sous mes doigts, une
toute dernière fois. Je savais ce qui allait arriver, irrémédiablement, et malgré
toute ma volonté je ne pouvais plus rien y faire. L’impuissance arracha le peu de
raison qui me restait.
J’entendis nettement le bruit de son corps percuté à pleine vitesse. Le
craquement infernal et brutal des os. Le frein que le conducteur activa et qui
n’arrêterait le train que plusieurs dizaines de mètres plus loin.
Un hurlement d’agonie écorcha ma gorge alors que je fixais ma main refermée
sur du vide, prise par un vertige d’irréalité. Je la ramenai contre moi, horrifiée.
Sans souffle, sans mots. Réduite à une créature de douleur. Une bête qui voulait
griffer, mordre, échapper au monde par tous les moyens. L’envie était viscérale.
Suffocante. Ça remuait partout dans mon corps, et ça ne trouvait aucun chemin,
aucune force assez absurdement colossale pour s’exprimer.
— Abby… NON !
Deux bras solides se refermèrent sur moi pour m’empêcher de basculer à mon
tour, et je n’entendais plus rien. Aucun son. Ni le train. Ni Arthur. Ni mes
propres cris. Peut-être que le train m’avait percutée aussi et que la réalité
s’estompait dans un tonnerre de sensations étouffées ?
C’était impossible. Je devais fermer les yeux, me réveiller et me rendre
compte que ça ne pouvait pas être arrivé.
Mais dès que mes paupières furent closes, ce fut le corps disloqué de Noah
que j’imaginais. Son corps éparpillé sur les rails, autour des rails. Partout. Je me
penchai en avant et tombai à quatre pattes, le souffle coupé. Ma main contractée
frappait légèrement contre mon cœur comme pour tenter de le relancer.
Le premier contact qui me ramena à la réalité fut la chaleur des doigts
d’Arthur dans mon dos. Sa voix ensuite.
— Reste avec moi… Je te tiens, je te tiens, tu ne peux pas tomber. C’est fini.
Abby, respire. Je t’en supplie, respire.
Mais ce n’était pas fini. J’étais aux prémices d’un cauchemar qui allait me
retenir dans une nuit infernale. Je m’appliquai à aspirer une goulée d’air en me
reculant violemment contre la rambarde qui avait vu Noah tomber. J’enfouis
mon visage entre mes genoux.
— C’est pas possible, c’est pas possible, répétai-je. Ma main… il aurait pu la
saisir. Il m’a vue… Il… Pas si vite, pas comme ça… Il était là, Arthur, il était là !
Je tentai de me relever, repoussant la main qu’il me tendit pour m’y aider.
Mais mes jambes ne me portèrent que quelques secondes. À peine fus-je debout
que mes forces m’abandonnèrent, et je heurtai le sol. Le reste de mon corps
aurait basculé en avant si Arthur ne m’avait pas réceptionnée. Il s’était précipité
à genoux contre moi, son épaule retenant la mienne. Il ne força aucune étreinte,
se contentant de m’offrir un appui.
— Abby, tu ne pouvais rien faire. J’ai besoin que tu l’entendes. Personne
n’aurait rien pu y faire.
— Si, bien sûr que si, répondis-je dans le vague.
Il n’eut pas l’occasion de répliquer : déjà les gyrophares de la police
éclairaient la campagne, suivis par les funestes véhicules des pompes funèbres.
Je me demandais combien de temps s’était écoulé depuis sa chute. Je me sentais
embourbée, comme si cette scène ne prendrait jamais fin. Un homme m’entraîna
vers une voiture à l’écart des rails, mais mon attention restait focalisée sur
Arthur. Il était étrangement calme. Il me sembla que les années le rattrapaient
tout à coup. Et un instant, ce fut le masque de son père que je crus voir recouvrir
ses traits.
C’était peut-être véritablement un cauchemar.
Mais il tenait. Encore une fois, rien ne semblait pouvoir l’ébranler alors que
tout mon corps se craquelait, se décomposait le long des fêlures. Je ressentais
une agonie indicible. Comme si le temps et l’espace se restreignaient à ce seul
instant, à ce seul endroit. Tout s’arrêtait autour. Il n’y avait aucun avant, aucun
après. Juste la force du choc qui ne cessait pas, qui étirait les minutes, faisait
hurler les secondes.
Ce n’était pas un cauchemar.
Un frisson d’horreur me traversa et mes pensées s’étiolèrent. Assise à côté
d’Arthur contre la voiture de police, j’eus l’impression de cesser d’exister.
J’avais dû penser à voix haute, sans même m’entendre, puisque la main d’Artur
gagna la mienne comme une réponse. Puis il la serra. Si fort que mes doigts
craquèrent, que la douleur me contracta. Me contracta comme un battement de
cœur.
Ce simple geste ouvrit les vannes, et je me mis à hoqueter en silence, sous le
son de la pluie et des sirènes. Une éternité passa comme ça. Arthur était un point
d’ancrage indubitable.
On revint auprès de moi pour récupérer la lettre de Noah, et un nouveau
chauffeur de train prit la relève du précédent qui était en état de choc.
La silhouette de mes parents se dessina devant moi au bout plusieurs minutes.
Ils avaient dû être appelés ou être alertés par les sirènes si près de la maison. Ils
semblèrent vouloir me parler, mais incapable de dire un mot, je n’entendis que la
réponse qu’Arthur leur fit.
— Noah s’est jeté sous le train.
L’annonce me coupa encore une fois le souffle. La phrase glaciale résonnait
dans ma tête, s’imprimait dans chaque recoin, dans chaque point de fuite que je
tentais d’éteindre. Dad se figea, droit comme un I. Papa porta ses mains à ses
tempes, les doigts enfoncés dans ses cheveux.
— C’est pas vrai, murmura-t-il, horrifié. C’est pas vrai. Putain !
Il s’éloigna vers les pompes funèbres dépêchées sur place pour récupérer le
corps, et Dad l’observa, l’air absent. Impassible. Pourtant, je savais que quelque
chose en lui était cassé et tentait désespérément de se réparer à l’abri des regards.
Je sortis de la voiture, mais Arthur y resta.
— Abby, je suis désolé, articula mon père au bout de plusieurs minutes.
— C’est pas ta faute, réussis-je à murmurer.
— Ni de la tienne, au cas où tu en douterais.
Comme je ne répondais pas, il darda sur moi un regard impitoyable. Il me
saisit les épaules et me secoua doucement.
— Ce n’est PAS ta faute, tu m’entends ?! Je t’interdis de croire ça ! Ce n’est
jamais la faute de qui que ce soit ! C’est une décision qui se prend seul. Il l’a
prise seul. Il n’y a rien qui aurait pu l’en empêcher.
— Alors pourquoi il m’aurait laissé ça ? prononçai-je difficilement en sortant
l’enveloppe. Il l’a déposée dans la boîte aux lettres très tôt ce matin. J’ai trouvé
ça bizarre, je l’ai suivi en voiture à quelques minutes d’intervalle.
Dad l’ouvrit et sembla lire la même phrase en boucle pendant plusieurs
secondes.
— Tu étais censée le voir à cette heure-là à ton avis ?
— Non.
— Alors, il ne voulait pas que tu arrives à temps. Il avait déjà dû tout planifier.
Et depuis longtemps.
Sa remarque m’arracha un sanglot étranglé.
— Et ce n’est pas le genre de choses qu’on peut détecter si facilement, surtout
pas chez quelqu’un qui affiche des symptômes inquiétants de dépression et de
dépendance aux drogues, d’accord ? Personne n’aurait pu prévoir ça. On ne peut
jamais prévoir jusqu’où ils peuvent aller.
— Alors t’expliques comment que d’une manière ou d’une autre je l’ai senti ?
— Parce que tu es loin d’être stupide, Abby, articula-t-il entre ses dents, la
mâchoire contractée. Et qu’il y a une putain de différence entre sentir et savoir !
Passer de pressentiment à certitude, c’est tout un art !
— J’aurais dû empêcher ça, rétorquai-je, la voix tremblante.
— Ah oui ? Et puis quoi ? Il aurait retenté plus tard, quand on l’aurait foutu
dans un centre. Se pendre avec les draps, se couper les veines sur les rebords de
lits ?
Sa voix était dure et ses mots frappaient fort. Trop fort. Je vacillai.
Dad ouvrit la bouche, semblant vouloir ajouter quelque chose. Et vu le regard
mauvais qu’il posait sur Arthur dont la main serrait toujours la mienne, je me
doutais de ce qui pourrait sortir. Et ce n’était pas le moment.
— Dale, vous pourrez me reprocher tout ce que vous voudrez quand les
circonstances seront moins pénibles. J’essaye juste de l’aider.
La voix d’Arthur s’apposa comme un pansement sur la mine revêche de mon
père, et il recula.
Je fus détournée de mes pensées, anesthésiée par le hurlement qui déchira la
campagne alentour. Ellen était arrivée, suivie de Dominique, qui ne semblait pas
comprendre la situation. J’eus un mouvement violent pour aller vers eux, mais
Arthur me retint.
— Peu importe le genre de parents qu’ils étaient, ils viennent de perdre leur
fils, me murmura-t-il. Tu ne sais pas ce que c’est… Personne ne veut savoir ce
que ça fait. Moi, je ne veux pas savoir.
Les yeux de Dominique se perdirent vers Dad. Je vis pour la première fois
l’homme sous les couches de ravages de l’alcool, de la drogue et du mépris. Et il
était désemparé.
Ellen hurlait, secouait les policiers qui l’empêchaient d’approcher. Ils la
retinrent de fondre sur moi lorsqu’elle m’aperçut.
Je me blottis contre le torse d’Arthur. Je ne voulais plus l’entendre, mais
c’était impossible. Je pouvais au moins ne pas la voir. Parce que si moi j’avais
l’impression d’être morte avec lui, alors, elle, que ressentait-elle ?
Ses hurlements ne cessèrent pas, comme les coups réguliers d’un clocher de
mauvais augure. Le train était arrêté, les passagers observaient par les fenêtres,
sans savoir ce qui se produisait au-dehors. Certains devaient même être bien
emmerdés par ce « connard de suicidaire » qui, en plus d’imposer sa mort à ses
proches, faisait un énorme bras d’honneur au reste du monde en partant.
La nausée me reprit, mais je l’atténuai en respirant le parfum d’Arthur. Nous
restâmes enlacés pendant ce qui me sembla être des heures tandis qu’un policier
recueillait notre témoignage. Papa refit surface auprès de nous dans un état
second. Un tic nerveux agitait sa main, et il avait les yeux grands ouverts.
Et ça n’en finissait pas d’empirer. J’étais hébétée, tentant de me figurer la
sensation de passer de vivant à mort. Pour la première fois, je me mis à supplier
n’importe qui pour qu’il existe quelque chose après. Parce que Noah ne pouvait
pas avoir cessé d’exister. Pas comme ça.
Dad rentra la voiture familiale à la maison, et Arthur conduisit la mienne
jusqu’à chez lui. Papa ne posa aucune question et prit le volant dès qu’il
s’engouffra dans sa maison. Il nous ramena en silence jusqu’à chez nous, sans
commenter ni mes pieds nus ni le fait que j’aie été chez Arthur toute la nuit. Je
crois qu’on était à mille lieues de se soucier de tout ça pour l’heure.
Je descendis de la voiture, chancelante. Mon attention se concentra sur la boîte
aux lettres. Je m’y dirigeai et l’ouvris. Le courrier du jour y avait été déposé.
Une autre lettre de Noah, agrémentée d’un colis, était au sommet de la pile. Elle
avait un timbre et était tamponnée. Il avait prémédité son coup. Ça me rendait
folle. Folle de rage et d’impuissance. J’aurais tant voulu revenir quelques heures
en arrière, faire confiance à mon instinct. Ne pas me répandre en conjectures et
agir, pour une fois. Quitte à me planter.
Je rentrai dans la maison et tout me parut froid autour de moi. Même ma
chambre me sembla étrangère. Mon lit était glacé comme un tombeau lorsque je
m’assis dessus en tailleur. J’ouvris la lettre en tremblant. Quelque chose en moi
refusait encore d’admettre ce que j’avais vu. Et la réalité prit toute son ampleur
quand mes yeux parcoururent les mots transmis par une écriture assurée,
régulière, maîtrisée :
« Abby,
Je sais que tu chercheras à comprendre et je ne peux simplement pas
t’expliquer. Je sais que tu ne croiras pas que tu n’y es pour rien. Que tu ne
voudras pas croire, qu’au contraire, Elouen et toi, vous m’avez maintenu en vie
bien plus longtemps que je n’aurais dû vivre. J’avais déjà pensé à en finir
plusieurs fois et à chaque fois je faisais reposer sur vous la charge de me donner
une raison de vivre. Mais je ne veux plus être un poids ; je vous libère de toute
responsabilité envers moi et je pars. Tout est pour le mieux. Tout va bien.
Tous mes meilleurs souvenirs sont à tes côtés. Ils y sont toujours. Ils y
resteront à jamais. Je veux uniquement vivre à travers eux, pour ne jamais te
perdre. J’espère te retrouver, Abby. Ne crains rien parce que quelqu’un t’attend
de l’autre côté.
Ne m’en veux pas trop, je t’en prie. Et surtout, ne t’en veux pas. Moi, je ne te
blâme pas.
Pense à moi de temps en temps. Ne m’oublie pas, s’il te plaît. Ne m’oublie
pas.
Avec tout mon amour,
Noah. »
Il n’y avait rien là-dedans pour justifier son départ, juste des mots qui faisaient
mal. Encore et encore. Je déballai le colis, les mains fébriles. J’en tirai un CD en
apparence vierge. Alors il avait voulu que le dernier souvenir que j’aie de lui soit
sa voix. Juste sa voix. Pas même un corps à voir à la morgue.
C’était raté, et en beauté. Le dernier souvenir que j’aurais de lui serait celui de
sa silhouette basculant du pont, de sa peau sous mes doigts.
Je mis en route le CD dans mon lecteur. J’entendais nos rires dans le fond
avant que la musique ne démarre. Nous avions réussi à obtenir l’accès à un
studio professionnel grâce à un ami de Papa. Le résultat était parfait. Tellement
parfait que j’avais tenté de convaincre Noah de le poster au moins sur internet.
Mais il s’y était toujours refusé.
— Allez, Noah, lance-toi, m’entendis-je murmurer sur la piste.
Il eut un rire nerveux et les premiers accords de guitares s’élevèrent. « Fare
thee well » d’Oscar Isaac. La voix de Noah, puissante, douce, grisante.
Un sourire atroce tordit mes lèvres, et je me recroquevillai dans mon lit. Les
pistes défilèrent.
Il avait enregistré tout ça avec moi tout en sachant qu’un jour j’écouterai ces
enregistrements le jour de sa mort. Je coupai. C’était trop. Beaucoup trop. Je
rabattis un oreiller contre mon ventre. J’avais mal. Physiquement. Comme si mes
émotions débordaient dans mon corps, au lieu de rester cloisonnées dans ma tête.
Tous mes muscles se contractaient peu à peu, jusqu’à ce que je sois obligée de
me recroqueviller pour calmer la douleur.
Papa m’avait proposé de rester avec Arthur si c’était ce que je voulais. Et
c’était ce que je voulais. Mais pas dans cet état. Il n’avait pas besoin de me
soutenir à bout de bras à chaque fois. Je serrai entre mes doigts les derniers mots
de Noah. J’espérais qu’il avait laissé quelque chose à Elouen. Je n’osais même
pas l’appeler.
Quitte à me faire mal, je fis remonter à la surface chaque souvenir heureux
que j’avais en ma possession. Tout plutôt que le bruit de son corps percutant le
train. Tout plutôt que le froid qui me saisissait. Sur ma douleur, j’apposai comme
une chaude couverture les restes de son sourire voilé, de ses traits d’humour qui
nous avaient fait nous tordre de rire, de ce claquement de langue sec qu’il
m’assénait quand je disais quelque chose qui lui déplaisait. L’image de son corps
se courbant pour la chute, je la décorai du pétillement de ses yeux, de ses
cheveux ébouriffés, de ses mimiques acérées.
Papa m’avait parlé de ce sursaut de vie chez certains malades juste avant
qu’ils ne meurent. Peut-être que Noah avait fait pareil. Il avait goûté à la vie,
celle qu’il aurait dû avoir, juste avant de prendre sa décision, déjà envisagée il y
a longtemps.
Je me souvenais de son visage enfoui contre sa poitrine quand son père l’avait
traîné jusqu’à notre porte. Maintenant qu’il était parti, il n’y avait plus que moi
pour déterminer comment je devais interpréter et vivre ce qui s’était produit
entre nous chez Bastien. Plus que moi. Tout le monde avait son avis. Du viol à la
simple erreur de notre part à tous les deux. Mais, moi, que devais-je conclure ?
Je frappai mon oreiller de toutes mes forces.
Puis je me calmai. Comment pouvait-il avoir… cessé d’exister ? Comme ça,
aussi vite ? Quel genre de vie avait un sens si elle pouvait s’arrêter aussi
abruptement ?
« Ne crains rien parce que quelqu’un t’attend de l’autre côté. »
Il m’avait assez connue pour savoir que ça m’angoisserait. Sa mort
m’angoissait. Elle créait un trou particulier dans ma poitrine. Mais je me rendais
compte d’un fait étrange. Ce trou était là depuis des années, comme si je m’étais
préparée à ce jour depuis que je le connaissais. Ça n’enlevait rien à la tristesse,
mais ma colère se transforma en fatalité. En dépit. Et il ne me resta plus que mes
yeux pour pleurer. Et d’affreuses réminiscences qui s’accolaient à mon marasme
émotionnel, sans me laisser le moindre repos.
Je serrai l’ours en peluche qu’il m’avait offert contre moi, incapable de quoi
que ce soit d’autre.

Chapitre 29
Je craignais de m’endormir, refroidie par l’angoisse. Vers les coups de trois
heures du matin, Dad se glissa dans ma chambre. Il avait dû voir la lumière
filtrer sous ma porte. Il s’allongea par-dessus ma couverture et caressa
distraitement mes cheveux. J’avais l’impression que même si je parlais, on ne
m’entendrait pas.
— Peut-être que si je m’endors, je ne respirerais plus ? Peut-être que je
disparaîtrais ?
J’avais une conscience aiguë de mon souffle, comme si la moindre distraction
me ferait perdre le fil et l’arrêterait.
Dad tapota ma tête.
— Éteins ton drôle de petit cerveau. Dors. Je veillerai sur ta respiration.
Et c’est ce qu’il fit. Il ne quitta ma chambre que lorsque les brumes du
sommeil eurent emporté l’angoisse au loin.
Ma nuit fut agitée, et j’eus l’impression de ne faire surface que pour répondre
au coup de téléphone d’Arthur au matin. Pendant une infime seconde, je connus
la paix de mes réveils habituels, avant que les souvenirs des derniers jours me
reviennent comme un boomerang. Arthur me prévint qu’Elouen et Joleen étaient
chez lui, sous le choc. Il prit de mes nouvelles, mais j’éludai. Je n’étais pas
encore prête. Cependant, j’y travaillais. J’arrivais doucement à mes conclusions.
À mes décisions.
— Quand y vas-tu ?
Je mis quelques secondes à comprendre qu’il parlait de l’hôpital et de mon
avortement.
— Oh euh… lundi.
— C’est ton choix, Abby.
Le ton sentencieux que je perçus dans sa voix n’était sans doute que le fruit de
mon imagination bien trop fertile.
— Tu as pris ta décision ?
Mon silence parla sans doute pour moi puisqu’il poursuivit :
— Est-ce que tu connais le Dieu Kairos ?
— Non… ? murmurai-je, sans trop comprendre où il voulait en venir.
— C’est un Dieu mineur du temps qu’on mésestime parce qu’insaisissable. Si
Chronos représente les cycles, alors Kairos est le temps qui s’enfuit. Celui qui
est en bascule, sur le départ, prêt à devenir ou à s’échapper sans possibilité d’être
rattrapé. Aristote a tracté ce Dieu dans le domaine moral : c’est LE moment,
Abby, celui où l’action coïncide avec l’instant pour atteindre son effet maximal.
Celui où toute action est légitime parce qu’elle se déroule au moment propice.
Toute notre vie est souvent définie par une poignée de décisions. Je crois que tu
es face à l’une d’elles. Et jusqu’au tout dernier moment, tu auras le choix.
Jusqu’au tout dernier moment. Il n’y a pas de mauvaise décision tant qu’elle te
semble juste.
J’en laissai tomber le téléphone et ne pris pas la peine de le ramasser. Quand
je finis par le reprendre, Arthur avait raccroché. Sans doute avait-il préféré me
laisser réfléchir seule.
Papa se faufila dans ma chambre le dimanche soir, suivi de Dad. Les deux se
glissèrent chacun d’un côté et me serrèrent fort dans leurs bras. Je vidai
l’ensemble de mes doutes, de mes décisions, de mes réflexions et de mes
certitudes. Ils m’écoutèrent sans dire un mot, sans m’interrompre. Puis ils me
confièrent les leurs, leurs peurs, leurs insécurités. Quand nous eûmes fini, la nuit
était tombée et une grande quiétude régnait dans la chambre. Ils me quittèrent
une heure plus tard, et je ne parvins que difficilement à trouver le sommeil.
Demain était un jour important. Mon rendez-vous à l’hôpital pour l’avortement
était fixé. On m’avait expliqué la procédure. Douche à la bétadine, anesthésie,
demi-journée à l’hôpital…
***
Tôt le matin, je feuilletai l’un des livres de Louis Orel. Même quand Arthur se
trouvait loin, ses mots me faisaient du bien. Je passai une heure à méditer encore
et encore la mort de Noah. Le calme avec lequel je parvenais à y penser me
faisait redouter pire qu’un état de choc. Mais je ne me sentais pas en état de
choc. Je me sentais… déterminée. À quoi, cela restait encore à établir.
J’insistai pour me présenter au rendez-vous seule, mais Papa avait été
contraint de me conduire, puisque je n’aurais pas le droit de conduire après
l’anesthésie. Plusieurs jours plus tôt, le médecin m’avait fait signer un acte de
consentement à l’avortement que je gardais avec moi. J’avais eu un rendez-vous
chez un psy, et on m’avait donné plein de renseignements sur le déroulement de
l’opération. J’étais parvenue à m’apaiser rien qu’un peu. Jusqu’à ce que je
m’arrête devant les portes de la clinique.
Un long frisson me traversa, et j’étais comme figée face à l’entrée, incapable
de faire un pas de plus. La gravité s’inversa, j’eus l’impression que ma tête était
attirée par le sol et mes pieds par le ciel.
— Allez, Abby, me serinai-je, les deux mains posées sur mon bas-ventre.
Le geste me rassura et, après une grande inspiration, je parvins à faire bouger
mes jambes faiblardes jusqu’à l’intérieur.
***
Ma tête s’abattit sur mon oreiller, plusieurs heures plus tard, quand j’arrivai
chez moi. Le soleil entamait son déclin. C’était ma première décision de vie
d’adulte. Tout irait bien. Tout irait pour le mieux. Je devais être sûre de moi.
Mais j’avais bien trop envie de pleurer.
***
Je me rendis aux examens de langue comme prévu. Mon existence ne
s’arrêtait pas. Je voulais vivre.
On s’étonna presque de me voir me présenter aux épreuves d’anglais et
d’allemand. Je bouclai mes deux oraux avec le sentiment du devoir accompli.
Mon bac était officiellement terminé, et je ne pensais pas m’être assez plantée
quelque part pour finir au rattrapage. Je pouvais donc entièrement me concentrer
sur le plus important : Elouen, Arthur, l’enterrement à venir, mon départ en
Irlande.
Je m’arrêtai chez les Valverde sur le retour. Arthur sortit de la maison dès
qu’il entendit ma voiture dans l’allée. Je lui adressai une moue d’excuse. Je ne
l’avais pas recontacté après le coup de fil de dimanche, mais il paraissait trouver
ça parfaitement normal. Il ne me couvait pas du regard. Il me jaugeait. Mais il se
contenta de me sourire avant de m’inviter à entrer.
Joleen était dans le salon, et son père posa une main réconfortante sur son
épaule alors qu’elle ne m’avait toujours pas remarquée. Elle semblait vraiment
retournée, et renifla avant de pivoter vers moi. Elle me considéra des pieds à la
tête, et ses yeux se remplirent de larmes.
— J’avais oublié que c’était lundi, comment ça s’est passé ? couina-t-elle en
essuyant ses joues.
— Tout va bien, dis-je, évasive, peu désireuse de songer de nouveau à la
clinique. Où est Elouen ?
— Il essaye de dormir dans ma chambre. Mais il est dans un sale état, et je ne
sais même pas comment l’aider, souffla-t-elle avant de sangloter sans bruit.
Son père la rejoignit dans le canapé et l’enveloppa dans ses bras comme une
enfant. Elle se blottit contre lui, et je les laissai entre eux pour me diriger vers la
chambre. Je frappai trois coups légers à la porte, et comme il ne répondait pas,
j’entrai.
Elouen était tourné vers la fenêtre aux volets fermés, les yeux ouverts et
immobiles, la couverture remontée jusqu’à son menton. Discrète, je m’installai à
ses côtés et adoptai la même position derrière lui.
— Lou, c’est moi, murmurai-je.
Il sursauta. Sa main attrapa la mienne et l’amena contre son torse.
— Alors toi et mon futur beau-père, hein ? tenta-t-il d’amorcer.
— Joleen ne t’avait rien dit ?
— Joleen est au courant ? me retourna-t-il.
Mais je sentais qu’il était à des lieues de se soucier de mes histoires de cœur.
— Comment tu gères tout ça ? lui demandai-je.
— Plutôt mal : il m’a laissé un mot horrible. L’enfoiré… Le genre de truc qui
me donne envie de le tuer de mes propres mains. Mais même ça, il ne m’aura pas
laissé faire. J-j’aurais dû m’en douter. Il est passé chez moi, Abby. La veille, il
est passé, j’ai pas pu te le dire parce qu’il semblait calme et… Je n’ai même pas
eu le cœur de le repousser, pour toi. Il souriait juste, tu sais… Il a dit qu’il allait
tout arranger, que tout serait vite réglé. Il allait bien, il était serein, tu vois ?
Sa voix se brisa, et il se resserra contre moi.
— Je sais que c’est difficile à comprendre… Et c’est sans doute bon signe que
nous ne comprenions pas ce qu’il ressentait, tu ne crois pas ? Tu diras au revoir
demain. Et si tu n’y arrives pas, tu pourras faire tes adieux quand tu le sentiras,
d’accord ?
Il hocha la tête.
— J’ai rien prévu de dire, marmonna-t-il en reniflant. Qu’est-ce que tu veux
avoir à dire dans ce genre de circonstances ? Je n’arrive même pas à…
— T’en fais pas, je parlerai si ça te soulage. J’ai choisi une photo et une
musique. Désolée de ne pas t’avoir concerté. J’avais besoin de m’occuper de ça.
— Non, je te remercie. Je n’aurais pas pu. Vraiment. Je n’ose même pas
imaginer l’état de Zoé.
Zoé ne m’avait pas traversé l’esprit. Finalement, c’était moi la pire des amies.
Ils gravitaient tous autour de moi, faisaient partie de mon univers. Et parfois,
égoïste, j’oubliais que je gravitais aussi autour de leur propre univers.
— Essaye de dormir, je reste à côté de toi.
— J’ai l’impression que je vais crever, me confia-t-il à mi-voix.
— Je sais, j’ai ressenti la même chose. Mais ça n’arrivera pas, je te le promets.
Je te tiens beaucoup trop fort pour que tu m’échappes. Je te tiens.
Je plaquai un baiser sur ses cheveux, et il ferma les yeux. Son corps se
détendit peu à peu contre moi. Je finis par m’endormir pour me réveiller en plein
milieu de la nuit. Je me levai du lit et gagnai le salon à pas de loups. Sans
surprise, j’y trouvai Arthur avec un fond musical, un verre de vin et les Pensées
de Pascal à la main.
Il me suivit du regard alors que je m’installais à ses côtés dans le canapé.
— Comment elle va ?
Il comprit que je parlais de Joleen et abaissa son livre.
— Elle dort dans ma chambre. Elle était épuisée. Les deux n’avaient pas
dormi depuis la nouvelle, concrètement.
J’acquiesçai, rassurée de les savoir endormis.
— Et toi ?
— J’ai dormi et… ça va.
Il m’attira à lui dans un soupir.
— Kintsugi, murmura-t-il en saisissant mon menton entre ses doigts avant de
m’embrasser avec une douceur infinie.
La première sensation délicate depuis le suicide de Noah. La toute première
qui déclenchait un feu d’artifice de vie. Quelque chose se remettait en route en
moi, et j’assistai à ma propre résurrection. J’ignorais comment il était possible
que sa mort ait donné une telle impulsion à mon envie d’exister. Elle était
devenue féroce.
— Tu sais que je vais partir, murmurai-je en caressant son bras de deux doigts.
— Je sais, oui.
Je reconnus dans son ton l’ironie qui m’avait souvent davantage perdue
qu’aidée.
— Alors ? Pourquoi remets-tu le sujet sur la table ?
— J’ai toujours envie de partir. Mais j’ai aussi envie de rester. Même si je sais
que je reviendrai.
— Parce que tu sais qu’un an, c’est long et que nous aurons tous les deux plus
d’une occasion de retomber amoureux.
— Ce qui m’inquiète, c’est que je ne vois pas trop comment il pourrait y avoir
des occasions de mon côté, parce que… parce que ça ne me paraît pas possible
d’envisager quelqu’un d’autre maintenant que je t’ai trouvé.
Un sourire étira ses lèvres, et il passa un doigt pensif dessus.
— Dans ce cas… Disons que nous resterons en contact étroit. Si l’un ou
l’autre rencontre quelqu’un, il devra jouer le jeu et prévenir. Par exemple ?
proposa-t-il. Mais sens-toi libre de vivre, Abby. Tu n’as peut-être pas envie de
rester coincée avec un vieil amoureux des livres qui pensait ne jamais tomber
amoureux tout court.
Je me contentai de le regarder comme s’il lui avait poussé des cornes sur la
tête.
— Y’a vraiment quelque chose que tu n’as pas saisi, Arthur, c’est quand
même dingue.
Interloqué, il garda le silence. Et je conservai le mien, déterminée à ne rien
dire tant qu’il n’aurait pas compris par lui-même. C’était lui que je voulais.
Personne d’autre. Et dans un mois ou dans un an, je sentais que cet état de fait ne
changerait pas. À vrai dire, c’était sans doute ma seule certitude. Je basculai sur
un autre sujet, mon doigt jouant avec une page du livre de Pascal.
— Tu crois que Noah est mieux là où il est ? Est-ce qu’il est… quelque part au
moins ?
— Pour autant que je sache, Noah a entamé un voyage intéressant.
— Tu es croyant ?
— Oui et non. Ou plutôt oui, mais pas au sens où tu l’entends. J’ai des
croyances.
— Est-ce qu’elles sont vacillantes comme les miennes ? Souvent, je ne sais
plus si je crois uniquement pour me rassurer les soirs où l’angoisse est trop forte
ou si j’y crois vraiment… parce que ça me terrifie que tout s’arrête, qu’il n’y ait
ni un avant, ni un après. Et à chaque fois je me dis « Il me fait tellement peur, ce
néant, qu’il ne peut qu’exister, pas vrai ? »
Il me regarda, semblant surpris que je parle autant. Il prit le temps d’allumer
une cigarette avant de répondre.
— Et si on te révélait qu’il y a un après, est-ce que tu aurais moins peur de
partir un jour ? Est-ce que quitter le monde matériel, tout ce que tu crois
connaître, ne te terrifierait pas même si tu continuais à exister ? On est souvent
bien trop ce que nos liens font de nous. Et couper ces liens, c’est comme couper
le cordon avec sa mère. La première bouffée d’air est abominablement
douloureuse. Peut-être est-ce pour cela que mourir terrifie. Parce qu’on coupe ce
lien si puissant qui nous rattache au monde et qu’au fond de nous on sait qu’on
n’y reviendra peut-être pas. Mais vivrais-tu autrement si tu savais tout ça ? Que
ferais-tu de différent, après tout, s’il y avait cet après ? Crains les choses que tu
peux contrôler, pas ce sur quoi tu n’as aucune sorte d’influence. Parce que… la
peur est une créature étrange, tu ne trouves pas ? Elle crée des chimères qu’elle
rend si réelles qu’on les croit vraies. Mais quand tu étais môme, tu avais peur des
monstres sous ton lit, non ? Pour autant, est-ce qu’ils existaient autre part que
dans ton esprit d’enfant ?
Il n’attendait aucune réponse à ses questions, mais je secouai la tête.
— La peur ne justifie pas l’existence de quoi que ce soit, elle est rarement
rationnelle. La peur de ce vide après la mort, c’est le monstre auquel certains
adultes font face. C’est en quelque sorte leur big boss final, ajouta-t-il avec un
rire léger.
— Oui, mais l’homme a naturellement peur de ce qui lui nuit ? La peur de ce
néant, elle n’est pas née de rien ? cherchai-je à justifier.
— Et l’amour ? Pourquoi a-t-on peur de l’amour ? Est-ce mauvais ?
— Non… Mais ça fait mal.
— Ça blesse, oui. Et comme la mort, c’est synonyme de changement et de
perte de contrôle. C’est la grande inconnue. Les seuls que j’ai vus traverser la
mort sans peur étaient de nature aventureuse. Ceux qui, au fond d’eux, savaient
qu’ils ne fermaient pas une porte, mais qu’ils en ouvraient une nouvelle. Vers un
ailleurs. Vers un « autre chose », un « autrement ». Un « autre ment » …, répéta-
t-il dans un souffle.
Il semblait perdu dans des pensées que je devinais abstraites. Ses doigts
frottaient doucement son début de barbe.
Ses paroles m’apaisaient. Sa force tranquille était une source illimitée de
réconfort. Mais je ne devais plus me reposer dessus. Je devais apprendre à me
sentir en sécurité seule, à trouver la ressource en moi, sans dépendre de lui. Et
c’était pour ça qu’il était primordial que je parte, que je m’éloigne et grandisse.
— Tu devrais être en colère contre Noah.
Son ton avait changé. Ses yeux braqués sur moi étaient devenus impitoyables,
porteurs de toute l’incompréhension que je générais chez lui depuis quelque
temps. Et pour une fois que c’était moi qui ne pataugeais plus… je m’en voulais
que ce soit lui qui nage en eau trouble. Je me dégageai de sa chaleur, et ce fut
comme ôter ma propre peau au scalpel.
— Arthur, je ne devrais pas. Je pourrais si j’en ressentais le besoin.
— Tu l’es forcément, au fond de toi. C’est impossible qu’il n’y ait aucune
colère. Après ce qu’il t’a fait, après que…
Sa main attrapa le vide dans un mouvement de frustration avorté. Comme s’il
avait voulu m’approcher de lui tout en me repoussant. Comment pouvait-il me
paraître si érudit puis se planter ainsi la seconde d’après ? Et contre mon gré,
cette maladresse étrange, qui ne caractérisait que lui, m’attendrissait. Et elle me
mettait aussi dans une rogne terrible.
— Oui, je suis en colère, murmurai-je, et une expression entre soulagement et
victoire s’empara de ses traits.
Mais un chuchotement infime déborda de mes lèvres, scellant ma retenue au
fond de moi-même :
— Contre toi.
Son air blessé me creva le cœur.
— Je ne suis pas juste de la colère, Arthur, je ne suis pas comme toi. Et je
voudrais que tu arrêtes de confondre la colère que je suis censée avoir selon tes
calculs avec celle que tu as en toi. Celle que tu es incapable de sortir.
Alors qu’il écarquillait les yeux, je posai la main sur sa joue et me penchai
pour murmurer à son oreille :
— Explose de temps en temps, Arthur, c’était un bon conseil que tu me
donnais. Il aurait été encore meilleur s’il n’avait pas été adressé qu’à moi.
Je m’éloignai de lui comme un fantôme, me retranchant contre le mur tout
proche, les bras croisés. Et l’explosion arriva. Il se leva, comme s’il sortait de
son propre corps et d’un geste brusque il saisit son manteau sur le bras du
canapé. Il pointa un doigt sur moi.
— Tu n’as aucune idée de ce que tu dis, Abby ! Tu n’as aucune idée de ce que
je…
— Non, mais ne crois pas un instant que me dévoiler à toi ne m’a pas permis
de sonder ce que tu étais, Arthur. J’ai bien compris que j’incarnais beaucoup de
ce que tu voudrais pouvoir dire, pouvoir sortir, comme si aucun retour en arrière
n’était possible pour toi. Mais tu te plantes ! Sors de tes gonds pour une fois,
hurle ce qui te pèse ! Ne le hurle pas au vent d’une falaise qui va juste emporter
tes sentiments. Fais-leur face… Fais face à tes parents si c’est qu’il te faut.
— Je t’interdis de parler d’eux. Tu m’entends, je t’interdis…
Pour la première fois, des larmes roulèrent sur ses joues. Je venais de violer le
sanctuaire d’un gamin, sa cachette secrète bien gardée du monde extérieur. Il
tremblait comme si toutes ses fondations étaient ébranlées.
— Je ne cherche pas à te blesser, Arthur, tentai-je de l’apaiser, défaite. Je ne
veux pas que tu confondes ma colère et la tienne, c’est tout.
— Mais de quel droit, tu…
— Tu m’as laissée entrer, Arthur, ne te ferme pas maintenant, je t’en prie,
murmurai-je en m’avançant sur lui. Et de quel droit… ? Je te retourne la
question !
Je saisis ses poignets, et il les contracta sous mon toucher intrusif. Il scruta
mon visage, à la recherche de quelque chose que je n’identifiais pas.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, cracha-t-il, alors que ses yeux démentaient
chaque mot qu’il m’assénait.
— Si ça te plaît de le croire, sifflai-je sans baisser la tête. Après tout, je ne sais
rien, hein ?! Toi, tu sais sûrement déjà tout ! Qu’est-ce que moi, je pourrais bien
t’apporter comme soutien à part l’avis naïf d’une pauvre jeune fille tout juste
majeure ? Qu’est-ce que je pourrais bien comprendre à ce que tu es ? Mais oui,
Arthur, qu’est-ce que tu fous avec moi ?
Je lâchai ses poignets. Il sembla hésiter à fondre sur mes lèvres au moment où
son regard les accrocha. Il se ravisa et fit volte-face. D’un mouvement ample, il
passa sa veste, comme issu d’un temps si éloigné du mien qu’il se devait de le
regagner. La porte claqua, me faisant l’effet d’une gifle. Je restai rouge de colère,
essoufflée, dans la maison de celui que je venais de blesser sans retenue. Peut-
être étais-je allée trop loin ? Mais c’était trop tard.
Un hoquet de douleur m’échappa, et mon poing empêcha ma bouche de sortir
tout autre son que celui-ci tandis que les larmes dévalaient mes joues. Il m’avait
dérobé quelque chose. Je lui avais dérobé quelque chose. Et parfois, je me
sentais davantage dans ses chaussures que dans les miennes. Jusqu’à me
confondre en lui. Alors, sa douleur, c’était aussi la mienne. Et elle me labourait
les tripes.

Chapitre 30
Je m’éveillai la première et repartis aussi sec chez mes parents. Il était encore
tôt, la maison baignait dans l’obscurité. Arrivée à l’étage, je m’attardai à l’orée
de la chambre de mes deux pères. Ils étaient serrés l’un contre l’autre, rien ne
semblait pouvoir les décrocher. Apaisé, Dad ronflait en toute tranquillité et Papa
bavait à moitié sur l’oreiller. Ils paraissaient si sereins. Et je ne voulais plus les
voir autrement que comme ça. D’où me venait ce désir de les protéger quand
c’était eux qui m’avaient pourtant protégée toute ma vie ?
Je les abandonnai à leur sommeil. De mes affaires, je sortis une robe bleu
électrique que Noah adorait. Il aurait détesté que je porte du noir, et j’avais hésité
à en mettre. D’une certaine manière, ça aurait pu être le dernier coup de pied au
cul que je lui adresserais. Je me préparai avec soin. Aujourd’hui, ce n’était pas la
petite Abby qui sortait, c’était une adulte qui enterrait son ami d’enfance.
Comme si avec lui était morte une partie de ce que j’étais. Et si Noah descendait
sous terre aujourd’hui, je déblaierais cette part pour qu’elle ne meure jamais, je
la remonterais à la force de mes bras s’il le fallait. Je ne tomberai pas avec lui.
Je me souvins des mains d’Arthur qui m’avaient retenue au-dessus du train.
Mes propres bras m’entourèrent, dans une vaine tentative pour reproduire ce
geste rassurant. Je fermai les yeux. Un soupir mal contrôlé m’échappa, et ça
avait intérêt à être le dernier de la journée. Je fixai mon reflet. Je me faisais
l’effet d’avoir vieilli d’un coup de plusieurs années. Alors je souris. Et le temps
relâcha sa prise sur moi. Je saisis l’une des photos encadrées qui reposaient sur
mon bureau et la glissai dans mon sac, aux côtés d’une clef USB.
J’avais eu Ellen au téléphone. Dominique ne serait pas présent à l’enterrement
de son propre fils. Et elle… elle parvenait à peine à articuler un mot. Le
responsable des pompes funèbres avait eu toutes les peines du monde à
comprendre ce qu’elle voulait pour son fils. Je m’étais bien gardée de faire tout
commentaire. Mais je savais aussi qu’elle ne s’occuperait pas en détail de la
cérémonie, l’esprit embrumé par ses médicaments. Et je ne souhaitais pas qu’il
parte sans un dernier mot, sans une dernière musique. Je voulais que son image
se grave à jamais dans tout autre esprit que le mien, parce que je ne pouvais pas
être la seule à me souvenir de lui.
Je quittai la maison dès que mes parents s’éveillèrent. Je m’engouffrai dans
ma voiture et me rendis aux pompes funèbres de la ville. Quelques personnes
étaient là avant l’heure. Ellen me tomba dans les bras, et je me retins de la
repousser. Dans les méandres de son discours décousu, je parvins à comprendre
que la mèche de cheveux qu’elle agitait sous mon nez était la seule chose qu’elle
garderait de son fils. Ma gorge se noua.
Le type crispé responsable des pompes funèbres m’avait prévenue qu’il n’y
avait rien de « présentable » à montrer, malgré l’insistance d’Ellen. Je ne voulais
de toute manière pas voir le corps sans vie de Noah. Je préférais me souvenir de
lui autrement, alors aucun besoin de m’infliger ça.
En atteignant la minuscule pièce qui servait à entreposer son corps, j’aperçus
un cercueil clos. Des ventilateurs tournaient à plein régime, diffusant une odeur
aseptisée. Je pinçai le nez en me glissant dans l’ouverture de la porte. Je trouvai
Nymphe, Vanessa, Axel et Judith plantés là, hébétés. Ils pivotèrent vers moi
comme un seul homme. Le bruit de mes talons résonna dans le silence.
Judith émit un son inarticulé et se précipita dans mes bras. J’entendis une série
d’excuses qui n’avait aucun lieu d’être. C’était moi qui étais désolée qu’elle ait
tant de peine alors que j’étais si déterminée à en finir. Je devais faire face.
Craquer après était possible, mais pas tout de suite. Mon regard accrocha le
cercueil, et Judith me lâcha respectueusement. Axel la guida vers la sortie en
essuyant ses larmes d’un pouce.
La main de Nymphe gagna mon épaule. Ferme et rassurante.
— J’ai jamais eu l’impression que les gens partaient réellement, pas toi ?
Je lui souris. C’était de sa voix calme que j’avais eu besoin, juste maintenant.
Vanessa m’offrit un air plein de compassion, puis quitta la pièce à son tour. Seule
avec Noah, je me pris à penser que je ne sentais même pas sa présence, malgré le
corps entre ces quatre planches. Ma main se posa dessus.
— T’es un enfoiré, Noah, articulai-je entre mes dents. Tu mériterais qu’on te
haïsse.
Je n’espérais même plus que ma voix l’atteigne. Je ne savais plus ce que je
devais croire. La porte s’ouvrit sur Lou. Il la referma en hâte et la vision du
cercueil le fit s’écrouler tout contre le battant. Je me précipitai pour le soutenir.
— C’est trop, Abby, c’est beaucoup trop, je ne peux pas…, gémit-il.
— Tu peux, Lou. Tu peux. Relève-toi. Je sais que c’est dur.
Il se redressa, aidé par ma main sous son épaule. Il s’approcha du cercueil,
silencieux.
— Je ne peux pas croire qu’il soit là-dedans ce petit con…, souffla-t-il, les
yeux rougis de larmes.
— Dans ce cas, il n’est pas là-dedans, Lou. Il est là où tu veux, mais pas là.
— J’ai merdé, Abby, j’ai complètement merdé. J’aurais dû…
— Te transformer en Hulk et arrêter le train ? soulevai-je. Ne me vole pas mes
super-pouvoirs, je t’en prie.
Il se tourna vers moi, surpris.
— S’il y a quelqu’un à blâmer ici, c’est moi. Je n’avais pas le bras assez
solide pour l’attraper. Ni il y a quelques années quand il a sombré ni quand il a
basculé du pont. Tu comprends ? Je sais que je m’en voudrai toute ma vie, mais
je ne veux pas culpabiliser pour ses mauvaises raisons. Mourir, c’était son choix.
— Abby, t-tu… Tu l’as vu tomber ? J’aurais dû le savoir… Pourquoi tu ne me
l’as pas dit ?
— Parce que personne n’avait besoin de savoir, suggérai-je à voix basse en
tournant autour du cercueil.
Je m’éloignai vers la porte et l’abandonnai à ses pensées. Je refermai avec
soin derrière moi. Joleen était là et ne m’approcha pas. Elle savait que je ne
voulais pas de contact larmoyant. Chose que ne comprit pas Zoé, qui fondit sur
moi et s’agrippa à ma robe. Je n’eus pas le cœur à la repousser. Elle me
maudissait et me demandait du réconfort tout à la fois.
— C’est de ta faute, comment t’as pu le laisser faire ça ! geignit-elle avant de
s’excuser en paroles à peine cohérentes.
Joleen eut la patience de la décrocher de moi, et je pus enfin sortir prendre
l’air. Le ciel était incroyablement clair, et les gens commençaient à arriver en
masse. J’aperçus mes parents et une foule d’élèves et de professeurs. Je
distinguai le visage défait de Cathy et Fred, accompagnés de l’équipe de boxe. Je
les saluai de loin et les laissai rejoindre Joleen, qui était plus encline à
s’épancher sur la raison funeste d’un tel rassemblement. Mon regard croisa un
instant celui d’Ophélie. Son bras était enroulé autour de celui de son frère, et elle
me dévisagea longuement. Elle me paraissait un peu plus humaine sans son
habituel mépris accroché au rictus de ses lèvres. Je me contentai de lui adresser
un signe de tête qu’elle me rendit sèchement. Si on l’avait autorisée à venir, c’est
qu’on l’avait estimée suffisamment calmée. Mais sa présence semblait
surprendre, et je me détournai de l’agitation subtile qu’elle provoqua.
La seule personne que je cherchais dans la foule ne se montra pas. Nous
finîmes par rentrer dans la salle de cérémonie civile quand Ellen parvint de
nouveau à tenir debout sans être soutenue.
Je me plaçai aux côtés d’Elouen et de mes parents parmi les premiers bancs.
On fit entrer le cercueil, décoré d’une photo de Noah assez récente sur laquelle il
arborait une expression mélancolique. C’était Zoé qui l’avait fournie. On nous
invita à nous asseoir. Puis la cérémonie débuta. Ellen tint à dire quelques mots et
peina à atteindre le cercueil. Elle bafouilla, manqua de tourner de l’œil en
répétant en boucle « mon fils… mon bébé… » Des mots qui avaient attendu
qu’il ne soit plus de ce monde pour sortir. Quand elle repartit, un long silence
s’installa, avant que je me lève.
Un rayon de soleil entra et frappa de plein fouet le cercueil de Noah. Je tirai
de mon sac le cadre que j’avais choisi. Une photo d’Elouen et lui penchés sur sa
guitare, hilares, plongés dans les yeux l’un de l’autre. C’était le plus beau cliché
que j’avais d’eux et je savais qu’elle éclairerait l’air mélancolique de ce Noah
sur la photo de Zoé. Cette dernière était étroitement serrée dans les bras de
Vadim, en retrait. Enfin.
Je fis face à l’assemblée, et ils semblèrent surpris que je ne sorte pas de papier,
que je ne me place pas au centre. Mon regard embrassa tous les visages familiers
tournés vers moi, comme s’ils s’attendaient à ce que je vacille à tout instant,
pleins d’un jugement retenu. De toutes les personnes réunies ici, Elouen, Zoé et
moi étions sans doute les plus attachés à Noah. Deux sur trois étaient en pleurs et
il apparaissait logique que moi, je m’effondre, compte tenu des récents
événements.
Ma main se posa sur le cercueil pour me donner un appui. Mes jambes ne
tremblaient pas, mais il était difficile de trouver les mots. Mes yeux caressèrent
la couleur claire du bois, la photo et les gerbes de fleurs. Ma voix, quand elle
sortit enfin, n’était pas enrouée, pas vacillante, elle était ferme :
— Je sais que certains d’entre vous pensent que tout ça, c’est de ma faute,
compte tenu des rumeurs récentes. Et si je ne vous laisserais pas faire de son
enterrement un procès, je ne me laisserais pas non plus accuser. Je n’ai pas peur
de dire que ceux qui connaissaient réellement Noah sont en minorité dans cette
pièce. Terriblement en minorité, même. Vous ne savez rien de lui. Vous voudriez
m’entendre dire que finalement, puisqu’il s’est suicidé, je ne le connaissais pas
tant que ça non plus. Que je n’ai pas vu le coup venir. Mais ce serait vous mentir.
Et surtout, ce serait me mentir. Je le connaissais mieux que moi-même et cette
fêlure…
Ma voix se brisa, et mon poing se contracta contre le cercueil, puis se détendit
lorsque je repris :
— Cette… fêlure en lui, j’ai de nombreuses fois passé ma main dessus pour
en saisir les contours, l’apaiser et la couvrir juste… juste le temps d’un souffle.
Toute notre vie, j’ai été en lutte contre cette part de lui, à ses côtés. Nous étions
des frères d’armes à l’assaut d’un ennemi chimérique, seulement nous n’avions
aucune arme. Si ce n’est l’affection profonde et immuable qui s’était installée
entre nous au premier coup d’œil.
Mon regard accrocha fermement celui d’Elouen dont le visage restait
impassible. Je ne comptais pas que moi dans ce « nous » que j’assénais. Ni
même dans ce « je » désincarné.
— Je pourrais vous raconter des milliards d’anecdotes et de souvenirs que j’ai
de lui parce que je ne voudrais pas qu’un jour on l’oublie. Parce que je voudrais
qu’il vive dans d’autres mémoires que la mienne. Mais j’ai décidé de garder
jalousement chacune de ces choses qui faisaient que je l’aimais, chacune de ces
choses qui m’ont poussée à le détester. Ainsi que les raisons pour lesquelles
aujourd’hui je ne suis pas en colère. Je suis soulagée. Parce qu’il a réussi dans ce
que nous l’avons empêché de faire pendant des années. Je suis soulagée parce
qu’il l’a été quand il est parti. Tout s’en est allé avec lui, sauf l’amour. Parce que,
Marc-Aurèle le disait : « la douceur est invincible ». Et c’est ce qu’il me reste.
Quant à Noah, il a choisi la vie la moins douloureuse, celle que nous lui offrons
dans nos souvenirs de lui. Il nous a confié quelque chose de précieux. Et le
dernier cadeau que je suis capable de faire, c’est de respecter ce choix, de
m’assurer qu’il demeure en ce monde aussi longtemps que je le pourrais. Je fais
le serment de veiller à ce qu’il ne soit jamais oublié tant que je vivrais. Et quand
le temps viendra pour moi de partir, je léguerai cette mémoire par tous les
moyens. Il fera partie de mon héritage.
Un silence lourd s’imposa. Elouen était figé, la bouche légèrement
entrouverte, le teint hâve. Ma conclusion sonna comme une sentence dans un
tribunal, presque revancharde :
— Je le rendrai immortel.
Je relevai la tête et ne cillai pas. Au fond de la salle, Arthur m’observait,
cryptique, seule figure palpable dans le brouillon des silhouettes. Le responsable
de la cérémonie lança la musique que j’avais choisie. Un morceau de Novo
Amor et Ed Tullett appelé « Alps » que Noah avait adoré.
Je flanchai, et la main d’Elouen se tendit vers moi. Engouffrée dans une
étreinte puissante, je sentis que c’était à mon tour de craquer, qu’il tiendrait.
Qu’il n’avait jamais été aussi fort. Parce qu’il avait compris chacune des choses
que j’avais dites, celles que j’avais tenté de taire et qu’il avait pourtant
entendues. Parce qu’entre mes respirations calmes, quelque chose avait hurlé.
— Merci, me murmura-t-il, la joue contre ma tempe. Merci pour lui. Merci
de… Tout ira bien, Abby, je te le promets. Je te le promets sur ma vie. Je suis là.
Je repérai mes parents, en retrait et muets. Papa, le visage fermé, paraissait
absent de son propre corps. Dad, concentré, avait adopté l’attitude d’un
spectateur. Mais ils étaient là, et leurs mains liées me promettaient qu’ils s’en
sortiraient.
Zoé me fixait sans dire un mot, une souffrance et une colère à peine
contenues. Et je ne la blâmais pas. Après tout, qu’aurais-je pensé de moi à sa
place ? Rien de bien glorieux, sans doute. Peut-être qu’un jour elle parviendrait à
demander des explications sans sauter aux conclusions seules.
Je n’avais jamais été aussi certaine de mes choix et l’évidence avec laquelle
les chemins possibles s’ouvraient était une grâce sans pareille.
Puis mes yeux cherchèrent invariablement Arthur. Il était le seul vis-à-vis
duquel je n’étais pas sereine. La dispute de la veille tournait encore dans ma tête,
et je ne voulais pas partir en sachant que nous étions en mauvais termes. Je ne
souhaitais que lui dire au revoir, pas adieu. J’étais incapable d’aller bien si d’une
manière ou d’une autre il me détestait, si je l’avais blessé trop fort. J’avais
frappé, rouvert une plaie, je voulais la refermer maintenant. Même si c’était
peut-être impossible ou prétentieux.
Quand la chanson s’acheva, on nous invita à quitter la salle pendant que les
pompes funèbres chargeraient le cercueil dans le corbillard. Je grimpai dans ma
voiture. Sans prévenir, Zoé s’engouffra à mes côtés.
Je lui lançai un regard surpris, mais démarrai direction le cimetière.
— Je suis désolée, Abby, dit-elle.
Et ça suffit à amener l’ombre d’un sourire sur mes lèvres tandis que je fixais la
route, attentive.
— Je te dois sans doute quelques explications. Demande-les-moi quand tu
seras prête à tout entendre, Zoé. Je ne veux pas te brusquer. Tout est trop récent.
Pour nous tous.
— Tu sais, Abby, je l’aimais. Je l’aimais vraiment. Mais pas pour les bonnes
raisons.
— Tu crois qu’il y a des « raisons » d’aimer quand on aime vraiment ?
Un silence suivit ma question, qui n’appelait pas de réelle réponse.
— Je comprends, ajoutai-je. Mais une vie sans amour partagé, c’est une drôle
de vie…
Elle hocha la tête, et je l’entendis retenir un sanglot. Ma main se posa sur son
genou et mon pouce le caressa.
— Ça finira par aller mieux, Zoé, ça finira par aller mieux, murmurai-je.
Nous descendîmes aux abords du cimetière. Je vécus la mise en terre dans un
flou des plus total. On ne me laissait jamais seule, quand bien même c’était tout
ce que je réclamais. Les camarades de classe se succédaient. De ceux que je
connaissais bien à ceux à qui je n’avais presque jamais parlé. Je me rendais
compte que beaucoup de larmes étaient des larmes d’angoisse. Parce que ça
aurait pu être n’importe lequel de ces jeunes gens en train de descendre sous
terre pour toujours. Parce que le fait que tout finisse ainsi, si vite, était injuste. Et
je classais sans l’ombre d’une hésitation l’injustice dans le top cinq des pires
sentiments que la vie pouvait inspirer.
Il me sembla m’enfoncer dans le sol en même temps que le cercueil de Noah.
Et ça me rendait folle, tellement folle, de voir Ellen agiter sa petite mèche de
cheveux comme la relique d’un saint qu’elle n’avait pourtant jamais adoré. Elle
en faisait un martyr.
Je me détournai d’elle, et elle comprit visiblement qu’elle ne devait pas venir
pleurer dans mon giron, car elle se rabattit sur mes parents. Papa la saisit dans
ses bras. Ils se connaissaient depuis la primaire après tout, bien qu’ils n’aient
jamais été proches.
Je laissai les autres vider le cimetière en un flux discontinu. Je restai figée,
observant les employés des pompes funèbres faire leur office. Ils ne me
regardaient pas. J’avais l’air d’une veuve, pétrifiée ainsi devant sa tombe. Ils
avaient dû en voir des tas. L’un d’eux, sans doute proche de la retraite, se
redressa et m’adressa un vague sourire encourageant qui me sortit de mon
attitude statique. Sa main sur mon épaule lorsqu’il passa à côté de moi me
chargea d’une énergie nouvelle. Je lui rendis son sourire, et ce toucher inconnu
et bienveillant me donna l’impulsion nécessaire pour me diriger vers une autre
tombe.
Mes pas me menèrent à l’écart, dans le vieux cimetière.
« Ne me laisse pas partir. »
Je me figeai. Pas maintenant. Pas elle. Pas encore. Je repris ma marche, plus
lentement.
— Laisse-moi partir, répondis-je au vide, tandis que chacun de mes pas
alourdissait la croix à mon cou.
« Où va-t-on lorsque le néant nous avale, Abby ? »
— Je m’en contrefous, Gaby, je m’en contrefous, articulai-je, le cœur battant à
tout rompre.
J’avais tant fait taire sa voix dans ma tête. C’était toujours les mêmes paroles
qui se mêlaient au vent sifflant à mes oreilles. Les dernières que j’avais
entendues de sa bouche et auxquelles l’enfant que j’étais n’avait jamais pu
répondre. Tétanisée par la peur.
« Retiens-moi. Pour toujours. Je ne suis PAS qu’une ombre. »
Vacillante, je m’appuyai sur une pierre tombale, observant au loin celle de ma
tante… Cette femme qui reposait davantage dans ma tête que là où elle le
devrait.
— Je te retiens dans mon cœur, Gaby, pour toujours. Plus dans ma tête, jamais
dans ma propre ombre, plus jamais dans mes choix. Plus jamais.
Pourquoi mon cœur s’accrochait à ces êtres qui n’abritaient que la mort ?
Pourquoi mon père ne m’avait-il pas protégé d’elle ? Pourquoi avoir cultivé nos
ressemblances ? Pourquoi personne n’avait rien vu ? Elle était au bord du
précipice depuis si longtemps que personne ne pensait qu’elle sauterait. Comme
Noah. Tout comme je n’avais rien vu venir pour Noah. Ce schéma… Pourquoi se
répétait-il ?
« Tu m’oublieras. »
Je secouai la tête, ravalant à grand-peine mes sanglots alors qu’à chaque
battement de paupières, il me semblait voir Gabriella me faire face, spectrale.
Ses mots envahissaient chaque pensée cohérente comme un parasite. Comme si
elle me bousculait vers la sortie pour prendre ma place.
— Laisse ma tête se reposer, je t’en prie. Parce que quand tu la laisses se
reposer… Quand tu…
« Si je pars, tu partiras avec moi, Abby. Saute avec moi. »
La menace, oubliée depuis longtemps, me glaça. Mes souvenirs d’enfance
remontaient dans un imbroglio de sensations et l’épée de Damoclès qu’elle avait
placée au-dessus de ma tête s’apprêtait à tomber pour me scinder en deux.
Il m’avait fallu attendre tout ce temps pour enfin m’autoriser à y songer.
J’avais laissé mourir l’image de ma tante dans un coin de mon esprit, comme un
monstre à l’agonie, sans prendre garde aux tentacules. Je la voyais en bascule sur
le pont. Le vent la poussait à sauter le pas, faisait claquer ses longs cheveux et sa
longue robe blanche dans son dos comme des fouets. Elle sanglotait. Mes
hurlements, mes vains mouvements pour me libérer de sa prise, mon poignet
douloureux… Tout était si clair. La seule chose qui la rattachait sur Terre… moi.
Jusqu’à ce que ses doigts cessent de m’agripper, glissent le long de ma paume. Je
me rappelais ma course effrénée, pour ne pas voir son corps en contrebas. Mon
incapacité à dire à mon père que j’étais avec elle ce jour-là et pas avec Lou. À lui
dire qu’elle m’avait lâchée parce que je n’avais pas été assez forte pour la retenir.
Mes mains se posèrent sur mes tempes, puis mes doigts tirèrent dans mes
cheveux tandis que de lourds sanglots m’échappaient. Et à l’instant où je croyais
céder à l’angoisse, le visage d’Arthur s’imposa à mon esprit. La seconde d’après,
j’étais de nouveau tout contre lui, prête à sauter d’un avion, prête à goûter au
vide.
— Inutile, murmurai-je. Je ne tomberai pas. Je volerai.
Mes doigts desserrèrent leur prise sur mes cheveux.
« Nous sommes les deux facettes d’une même pièce, tu me ressembles tant. Tu
as si peur. Tu n’existeras pas si je n’existe plus ! Tu n’existeras plus ! Tu. Es.
Moi. Tuez-moi. »
Peur… Oui, j’étais terrifiée. De tout. Mais j’avais appris à m’en accommoder.
J’avais appris plus encore. Craindre la mort n’équivalait en aucun cas à aimer la
vie.
— Je. Ne. Suis. Pas. Toi. J’existe. J’existe ! martelai-je.
Dans un mouvement brusque, j’arrachai la chaîne fine autour de mon cou,
éraflant ma peau. La croix s’y balança avant que ma main ne l’envoie sur la
tombe de ma tante. Un souffle profond m’échappa, me désarçonna. L’air avait
une senteur inédite, une pierre sembla tomber de mon estomac pour s’écraser au
sol. Et l’épée ne trancha plus que du vide.
Un sourire comme je n’en avais jamais connu s’installa sur mes lèvres. Il avait
un parfum de liberté. C’était comme sortir de prison, revoir le monde pour la
première fois depuis des années.
— Regarde, Gaby. Regarde ! Regarde ce que je suis sans toi. Regarde-moi…,
murmurai-je. Tu avais tort : je vis sans toi. C’est toi qui meurs sans moi.
Un rire m’échappa, plein d’une émotion nouvelle. Ma main passa sur mes
lèvres qui n’avaient pas entendu fuser ce son depuis tellement de temps. Je
brisais mon cycle de malheur. Je n’en voulais plus. Je voulais vivre. Juste vivre.
Plus fort.
Sans le moindre regret, je tournai les talons pour regagner ma voiture. Mes
parents ne rentreraient sans doute pas avant un moment, occupés à soutenir ces
gens qui ne le méritaient pas encore à mes yeux. Noah était le seul responsable
de sa fin. Mais Ellen et Dominique n’étaient pas étrangers à l’extinction de toute
flamme en lui. Ils avaient dévoré son énergie comme des vampires, puis
l’avaient laissé agoniser sans plus de compassion que des bourreaux. Ils n’étaient
pas des victimes dans toute cette histoire. Et moi non plus. Je ne voulais pas en
être une.
Je conduisis à une allure tranquille, focalisée sur mes pensées libérées d’un
étau dont je n’avais jamais eu autant conscience que depuis qu’il avait disparu.
Mais je ne rentrai pas tout de suite. Je me garai à l’adresse indiquée par
Charlotte. La petite clef semblait m’appeler dans mon sac. La maisonnette,
modeste, respirait une sorte de sérénité qui m’était étrangère ces derniers temps.
Ma mère dut m’entendre arriver et sortit de la bâtisse, un torchon dans les
mains et de la mousse jusqu’aux avant-bras. Elle essuya brièvement sa peau et
abandonna le tissu sur le rebord d’une fenêtre tandis que j’avançai vers elle. Son
regard passa de mes yeux encore gonflés de larmes à mon bas-ventre qui me
faisait souffrir. Elle comprit en une fraction de seconde et m’ouvrit ses bras
frêles. Je m’y engouffrai, nichant mon nez dans son cou pour respirer son
parfum. L’étreinte était solide, plus que je ne l’aurais soupçonné. Je m’y
abandonnai. Elle n’avait pas manqué à ma vie. Mais maintenant qu’elle était là,
je n’arrivais pas à m’empêcher de ressentir une forme de tendresse incontrôlable.
Maintenant qu’elle était là, je ne voulais plus vraiment qu’elle parte.

Chapitre 31
Deux heures plus tard, ravivée par une longue conversation avec Charlotte et
la voiture pleine de tous ces cadeaux qu’elle avait accumulés pour moi avec les
années, je me garai devant ma maison vidée de tout occupant. Je lui avais tout
dit concernant Gabrielle. Tout. Je n’étais pas certaine d’être capable de
recommencer, alors elle m’avait écoutée en silence, sans jamais m’interrompre.
Sa main était restée crispée sur mon bras et s’était faite caressante chaque fois
que j’avais flanché. Je lui devais la vérité, à elle qui avait toujours tant menti.
Après tout, Gabrielle avait été sa meilleure amie, et je détenais le souvenir de ses
derniers instants. Ils n’étaient plus seulement à moi, désormais. Ainsi, chacun
était à son chagrin ou à celui des autres. Le mien remuait comme du magma
quelque part au fond de mes tripes. J’exploserai loin d’ici, sans faire le moindre
dégât.
Au moment où cette résolution me tenait la gorge, alors que j’avais la main
sur la poignée de l’entrée, une autre voiture se gara dans l’allée. Mon instinct me
chuchota qu’il ne s’agissait pas de mes parents. Lentement, très lentement, je me
tournai. Une portière claqua. Et quand je fis totalement volte-face, je me
retrouvai à contempler Arthur, qui ne semblait pas oser faire un seul pas vers
moi. Comme si un gouffre s’était installé entre nous. Il y avait toujours eu un
gouffre entre nous. Et de fil en aiguille, nous avions construit un pont. Un pont
fragile, suspendu au-dessus de nos vacuités respectives, menacé par nos douleurs
respectives. Je le voyais encore ce pont. Il s’agitait dans une tempête. Il était
instable.
Le vent se leva, remua ma robe contre mes jambes. Son regard était rivé dans
le mien sans que je parvienne à le déchiffrer, le pli pensif sur son front et son
attitude attestaient de son hésitation. Contre toute attente, ce fut lui qui amorça la
traversée et moi la fuite. Dès qu’il fit un pas dans ma direction, j’ouvris en hâte
la porte d’entrée et me réfugiai dans le hall avant de refermer tout aussi vite.
Essoufflée, le dos plaqué contre le battant, le cœur cognant au rythme des coups
légers qu’Arthur assénait contre le bois.
J’étais la pire des crétines. Je craignais qu’il en finisse ici et maintenant…
Malgré mon désir de m’excuser, j’avais une trouille bleue de lire du rejet dans
ses gestes.
Mortifiée, je tentai d’ignorer que seule une porte nous séparait. Que je n’avais
qu’à ouvrir pour effleurer sa peau une dernière fois avant qu’il exprime toute sa
colère et son envie de mettre un point final à notre histoire chaotique. À la place,
je me tournai, le front contre le bois de la porte, priant pour qu’elle se dérobe et
que je bascule contre lui.
— Abby, ouvre-moi…
Sa voix, tendre à en mourir, me parvenait comme un écho lointain. Je secouai
la tête en signe de refus, mes larmes dévalaient mes joues.
Il frappa un coup plus fort et je pus imaginer son dépit, la façon dont ses
mains étaient sûrement parties à l’assaut de ses cheveux dans un geste nerveux.
— Abby, ouvre, je t’en prie… J’ai besoin de te parler.
« Besoin. » Cette fois-ci ce fut mon poing qui s’abattit contre la porte.
— Je ne peux pas, murmurai-je.
— J’ai envie de te parler, ajouta-t-il plus bas.
Si bas que je ne parvins pas à savoir si je ne l’avais pas seulement imaginé
dire ce que je désirais entendre.
— S’il te plaît, pars ! Je ne sais même pas comment ne pas me briser en mille
morceaux si je te parle. Je me croyais plus forte, mais je ne le suis pas. Je suis
juste tellement désolée.
— Abby…
— PARS ! hurlai-je.
Je crus un instant qu’il n’avait pas entendu, mais un autre coup percuta le
battant. Après lui avoir demandé de quitter les lieux, je finis par entrouvrir la
porte. Mes propres contradictions m’effrayaient.
Je me faufilai dans l’entrebâillement, la tête baissée. Il avait une posture
raidie. Le bras tendu dans le dos, je refermai derrière moi.
— Tu es tellement plus que ce que tu crois être, murmura-t-il.
Je relevai le visage sur lui. Il avait les yeux brillants de larmes et semblait me
regarder comme s’il me découvrait pour la première fois.
— Tellement plus, répéta-t-il, un voile posé sur sa voix.
Je ne savais pas quoi dire. Je n’étais même pas certaine d’être capable de
parler.
— Et tu avais raison. Sur moi. Sur… tout.
Et j’aurais voulu avoir tort. Parce que ça signifiait qu’il n’était pas prêt à
entamer la moindre relation avec moi. La perspective de mon départ était un
ralentisseur, mais sa tristesse était un frein. Pas pour moi. Pour lui. Je le sentais
dans le pli doux-amer de sa bouche, dans la langueur mélancolique de ses yeux.
Le masque avait glissé de sa peau avec quelques rares larmes. Et il se montrait
démuni. Démuni de tout flegme, de toute assurance, de toute prétention. Ce
n’était pas juste Arthur qui se présentait à moi. C’était Tobias. Cet adulte qui
avait grandi dans l’ombre d’Arthur Valverde. Et j’en étais irrémédiablement
tombée amoureuse.
Peu importe les couches de dissimulations qu’il avait appliquées, de nos non-
dits, quelque chose était né. C’était au-delà de toute notion physique. C’était une
reconnaissance absolue. À tel point que, bien que je ne le touche pas, il ne
m’avait jamais paru aussi proche. Il faisait partie de moi, nos chemins étaient
inextricablement liés. Je me sentais comme lovée au plus près de son cœur. Je
compris à quel point mes sentiments étaient réciproques. Quand chez moi ils
n’étaient qu’un bouleversement appréciable, chez Arthur ils avaient pris la forme
d’une tornade ingérable qui avait fait remonter tout un tas de choses à la surface.
— J’ai peur, Abby. Peur de reproduire exactement le même modèle qu’eux.
L’extrême différence d’âge. Ma souffrance comme bombe à retardement. Je ne
veux pas…
— Ton père n’a jamais parlé de son passé à ta mère. Il ne lui a jamais rien
confié de ses douleurs… C’est le silence qui détruit, Arthur, plus que les mots.
Parle-moi. Ou ne me parle pas. C’est ton choix, il est tout à toi, murmurai-je,
m’entourant de mes bras dans une vaine tentative de réconfort.
Il fit un pas vers moi. Puis recula de deux. Il s’éloigna de nouveau,
redescendit les marches du perron pour gagner sa voiture. Il s’arrêta
brusquement et se tourna vers moi. J’aurais voulu comprendre pourquoi. Je le vis
passer par toute une palette d’émotions, comme mis à nu, infiniment troublé. Ma
bouche s’entrouvrit, et c’est ce qui le décida. En une fraction de seconde, il se
précipita de nouveau sur le perron et me réceptionna au moment où je dévalais
les marches pour me jeter dans ses bras. Nous nous accrochions l’un à l’autre
avec la force de désespérés. Je ne savais plus si les larmes sur mes joues étaient
les miennes ou les siennes. Je savais juste que je le tenais aussi fort que je le
pouvais, que lui me tenait plus fort encore. Et que nous ne tomberions pas
comme ça.
— Promets que tu reviendras me voir à ton retour, Abby, que tu tiennes encore
à moi ou non…, murmura-t-il à mon oreille. Je guérirai, je te le promets. Et si tu
veux encore de moi, je t’attendrais.
Et je savais qu’il le ferait. Je savais aussi que je l’aimerais encore. Je savais
que je l’aimerais toujours. Il y avait trop de choses gravées dans ma tête qui
hurlaient son nom quand je croyais le perdre à tout jamais.
— Je te le promets.
L’étreinte se desserra, apaisée par la promesse. Il me garda au creux de ses
bras, arrangea quelques mèches humides derrière mon oreille, balaya de son
pouce les quelques larmes qui n’avaient pas accroché mes cheveux. Comme un
artiste en train de retoucher quelques détails de son œuvre, le regard amoureux.
Et ce jusqu’à ce qu’il soit satisfait de m’avoir « reconstruite ». Sa main caressa
ma joue, en douceur. Il pinça les lèvres.
— Je voudrais te faire comprendre… Je voudrais que tu me croies sur parole
quand je te dis que je…
Il me sourit, détourna le visage, et éclata d’un rire si sincère que j’en fus
bouleversée. Il se mordit la lèvre, hochant la tête. Moi, je ne voyais plus que les
jolies fossettes que je n’avais pas assez contemplées les derniers temps, le
pétillement de ses yeux.
— Moi aussi, Abélia.
Ce fut à mon tour de sourire bêtement et de continuer à le faire même lorsqu’il
se pencha pour m’embrasser. Enfin, j’étais prête à partir.
***
L’organisation de mon voyage fut chaotique. Les résultats du bac tombèrent
bien vite, et la mention assez bien que j’avais obtenue m’avait soulagée. Elouen
avait validé son année haut la main. Joleen et Zoé avaient échappé de justesse
aux rattrapages.
Nous avions tous préparé nos divers départs sans trouver le temps de nous
revoir. L’année à venir se dessinait avec plus de précision au fil des appels de
mon oncle Hugh. Si mon stage, qui s’apparentait davantage à une formation
intensive auprès de son équipe, était concluant, il me laisserait travailler, sous la
tutelle de Dad, dans une antenne de son magazine en France, le tout en parallèle
de mes études de journalisme. Je commençais rigoureusement à flipper de tant
d’espoirs placés sur mes frêles épaules, mais j’étais plus déterminée que jamais à
vivre la vie que j’avais choisie.
Je n’avais pas eu le temps de rendre visite à Arthur, qui s’occupait des
rattrapages. Je ne savais pas si le revoir était une bonne idée. C’était prendre le
risque de partir en n’ayant que son visage en tête. Il m’avait appelée une fois, et
j’étais restée pendue au téléphone deux heures durant. Jusqu’à ce que je
commence à ronfler avec délicatesse à ses oreilles pendant qu’il me lisait
quelques passages d’un livre qu’il avait aimé.
La veille de mon départ, la maison était envahie de monde. J’avais
l’impression que le flux était continu. En effet, notre fin d’année avait justifié
l’organisation d’une jolie fête. Le récent décès de Noah avait rendu le
regroupement nécessaire. Plus que jamais.
Joleen partait pour La Réunion d’ici un mois, et Elouen avait pris la décision
de l’accompagner et de travailler avec elle dans le restaurant de Thalie. Ils
semblaient plus amoureux que jamais, et cela me soulageait indubitablement.
Acceptée dans une fac de Lettres, sans trop savoir ce qu’elle voulait en faire,
Zoé partait pour Paris en septembre. Mais elle prenait tout cela avec une
philosophie nouvelle que je lui enviais. Elle rayonnait de nouveau. Elle saurait
sublimer son chagrin. Et Vadim la suivrait. Maintenant qu’elle s’était enfin
retournée pour le regarder…
Quand nous nous retrouvâmes tous les quatre assis en cercle dans l’herbe,
j’avais le sentiment persistant qu’il manquait quelqu’un. Vu l’expression fermée
qu’arboraient autres, je n’étais pas la seule que la pensée avait traversée. Un
rictus triste plissa les lèvres d’Elouen.
— C’est bizarre, hein ? souffla-t-il en ébouriffant ses bouclettes blondes afin
de dissimuler son malaise.
Mon regard se perdit sur Lou. Il se fendit d’un sourire rassurant. Nous étions
sur le point de nous quitter, nous qui n’avions jamais passé plus de quelques
jours loin l’un de l’autre. Pourtant, c’était encore hier que nous entrions au
collège. C’était encore hier que je me tenais à l’écart de tous à l’arrêt de bus,
sous la pluie, offerte au vent, incapable de surmonter ma timidité maladive.
C’était encore hier qu’il venait me prendre la main pour m’attirer vers les autres,
pour me mettre à l’abri des intempéries et de mes propres réserves. Et je n’avais
toujours pas envie de lâcher prise. Cependant, Joleen attrapa la main qu’il agitait
sur son genou et la serra fort. Zoé avait les larmes aux yeux et posa la tête sur
mon épaule. Je bus une gorgée de mon jus de fruit pour me donner une
contenance.
— Je sais plus si j’ai envie de partir aussi fort qu’avant, murmura Joleen.
Elouen sursauta, probablement pris de panique alors que leur voyage était
organisé de A à Z.
— Attends, flippe pas, laisse-moi finir. Je veux toujours la vivre cette année à
la Réunion. Mais ça pourrait rester une année. Je crois que j’aimerais bien
revenir par ici.
Elle me lança un lourd regard, et je compris, mais ne dis rien. Je n’étais pas
spécialement censée savoir quoi que ce soit. Mais je savais qu’Arthur avait
envisagé de parler à Joleen de ses parents, de sa famille, et qu’il l’avait peut-être
fait cette semaine. Nos heures au téléphone m’avaient permis de l’assurer que je
mènerais ma petite enquête en Irlande. Il m’avait confié sa bague, qui contenait
le plus gros indice sur les origines de sa mère. Je la portais en toute discrétion en
pendentif autour de mon cou. Mes week-ends, je les passerai sans doute à
chercher ce lieu qui lui servait de nom de famille. C’était comme une énigme, et
il paraissait fébrile de me voir la résoudre sans lui. Son travail l’obligeait à rester
en France toute l’année. Et il profiterait des vacances pour s’envoler vers la
Réunion.
— Il m’a balancé tout un tas de merdes sur son père dont j’avais jamais
entendu parler. Tu m’étonnes que mon père soit cinglé. Entre son géniteur qui
s’est tiré une balle dans la maison familiale et sa tarée de mère, là ! Je vous jure,
j’ai pas l’impression de descendre de ces gens-là. Il m’a montré plein de photos.
C’était ça qu’il gardait dans la pièce fermée à clef.
Je devinai aussitôt qu’il avait dû y faire un gros ménage afin de ne pas
choquer sa fille. Le lit avait sans doute disparu, les résidus de sang de son père
aussi. Et il ne lui avait sans doute pas confié l’origine réelle de la maison. Tout
serait dit en temps et en heure, mais au moins la parole était ouverte. Il avait fait
un premier pas, le reste suivrait.
— Il m’a même amenée au clos, mais j’ai bien pigé que c’était son coin à lui
et que j’avais pas trop intérêt à venir les lui briser là-bas trop souvent, ajouta-t-
elle avec un rire tendu. Mais ça me fout mal de le laisser là… tout seul, avec ses
démons.
Son joli visage se fronça, et elle tritura machinalement son piercing au nez
d’un doigt.
— C’est un grand garçon, la rassura Zoé. Je suis sûre qu’il ira bien. Laisser
filer ses enfants, ça ne doit pas être la chose la plus facile du monde. Moi aussi,
je suis fille unique, et mes parents ont un mal fou à me laisser partir, alors que je
ne serai pas à l’autre bout du monde.
— Je sais, mais… Je m’en veux quand même, avoua-t-elle.
— Tu ne devrais pas, il t’a sûrement dit tout ça pour que tu partes plus
tranquille.
— J’étais plus tranquille quand c’était tendu avec lui. Je pouvais me barrer
sans me retourner. Maintenant que je vais partir, sa fibre paternelle se réveille
enfin. Et je ne pourrai pas en profiter…
— Qui te dit qu’elle s’éteindra ? Il compte déjà venir te voir pour les
vacances, non ? intervins-je avec douceur.
Elle me considéra du regard.
— Et toi, il ne viendra pas te voir ?
— Non.
Ma réponse franche, sans rancœur, avait fusé, accompagnée d’un sourire
faible. Elle hésita un instant sur l’attitude à adopter.
— Je suis désolée, Abby, sincèrement.
— Aucune raison de l’être. C’est juste… comme ça.
Pudique, je ne m’étalai pas sur la force de mes sentiments. Elle avait
parfaitement compris.
Après cela, Elouen et elle s’éloignèrent pour s’asseoir sur un banc, enlacés,
pour admirer les lucioles envahir le jardin. Je m’allongeai sur l’herbe, et Zoé
posa la tête sur mon ventre.
— Tu vas me manquer, Abby.
— Toi aussi.
— Même si j’ai été infecte ?
— Non, ça, ça ne va pas me manquer, répondis-je avec un rire. Je n’ai pas été
mal non plus avec toi… Désolée.
Elle haussa les épaules. Puis après un silence, elle souffla :
— Je prendrai soin de sa tombe, Abby. Je te le promets. Si tu as des courriers
à envoyer, j’ai installé une urne dessus. Elouen est au courant. Nous serons trois
à savoir qu’elle s’ouvre, alors personne ne viendra fouiner dedans. Mais si tu as
besoin de lui parler, je les y déposerai. Sans les lire, bien sûr !
Touchée aux larmes, je me contentai d’acquiescer, et elle me sourit. Je
retrouvais la Zoé d’avant. Celle qui repoussait les nuages de ma vie d’un simple
sourire.
— Je n’ai pas toujours été là pour toi.
— Moi non plus.
— L’important, c’est peut-être qu’à la fin, on finisse toujours par se retrouver,
chuchota-t-elle.
J’approuvai et commençai à somnoler.
***
Arthur passa chercher Joleen. Il se gara à l’écart et n’avança que très peu sur
le chemin qui menait chez moi. Papa le repéra depuis la terrasse et le salua de
loin, glacial. Je le fusillai du regard. Même si je leur en demandais beaucoup,
j’avais fait mon choix. À part me bouder, ils ne pouvaient plus faire grand-chose,
surtout au niveau juridique. Et leur but n’était sans doute pas de me contrarier
alors que je les quittais pour un an.
Pendant que Joleen disait au revoir aux autres, je m’avançai vers Arthur,
abandonnant Zoé dans l’herbe. Dans le jardin, plusieurs personnes paraissaient
se demander qui il était et pourquoi il ne nous rejoignait pas. Un coup d’œil à
Dad les aurait pourtant renseignés de manière très efficace.
Il m’accueillit avec une certaine distance, les mains nouées dans son dos. Mais
il ne semblait absolument pas mal à l’aise, juste désireux de ne pas provoquer
d’esclandre avec mes parents, ce qui me paraissait assez sage… et plutôt irritant
aussi. Je fis un pas de plus dans sa direction. Il ne recula pas, mais se tendit
visiblement. Je le défiai du regard, et il détourna la tête en émettant un rire grave.
Ses épaules se décontractèrent.
— Tu ne rendras donc rien facile ?
— Je ne crois pas, soufflai-je avec un sourire d’excuse.
— Ce n’est pas grave, j’apprécie à vrai dire.
Je ne pouvais m’empêcher de songer que c’était sans doute la dernière fois
que je le voyais. Et face à tous ceux dont je sentais les regards sur nous, je ne
pouvais rien faire de plus. L’embrasser ici était impensable. Pas quand notre
relation était encore délicate à avaler pour mes parents. Pas quand beaucoup de
ses anciens élèves se trouvaient ici.
Je remuai les graviers avec mon pied, les lèvres pincées.
— C’est bon, on peut y aller.
La voix de Joleen derrière moi me fit sursauter. Je me retournai, et elle
m’adressa un regard intense, puis grimpa dans la voiture de son père. Je
raccompagnai ce dernier jusqu’à sa portière. Avant d’entrer dans l’habitacle, il
posa une main ferme sur mon épaule. Son pouce caressa la base de mon cou, et
je fermai les yeux pour profiter du contact aussi longtemps que je le pus. Mon
ventre se noua lorsque je songeai que c’était sans doute la dernière fois que je le
voyais. Puis il s’installa, et je claquai la portière sur lui. Ma poitrine se souleva
de plus en plus vite alors qu’ils s’éloignaient. Je posai une main sur ma bouche
pour retenir l’émotion qui menaçait d’en déborder. J’avais l’impression de
tourner une page. Le contraste entre mon désir de m’accrocher à ce qui
m’échappait et celui d’aller de l’avant était insupportable.
Quand je fus calmée, je rejoignis les festivités, ignorant sciemment les
questions qui me bousculèrent. Je retournai auprès de Zoé, qui fut la seule à ne
rien demander de plus.
Ma main couvrit l’absence de celle d’Arthur contre ma gorge. Si je ne
supportais déjà pas de me priver d’un tel contact, comment pourrais-je me priver
de sa présence ?

Chapitre 32

Le soir de mon départ, Papa était en train de brailler sur tout ce qui lui
semblait agaçant. Et tout lui semblait agaçant. Même moi. Alors que j’étais
muette comme une tombe. Dad sifflotait un air inconnu pour dissimuler sa
tension, mais sa main était crispée sur mon épaule. Ils avaient déjà prévu de se
relayer pour venir me voir. Ils avaient également tenu à m’envoyer de quoi vivre
tous les mois. Mais j’avais poliment refusé. Je voulais essayer de subvenir seule
à mes propres besoins, et quoi de mieux que mon voyage afin de cumuler tous
les stress de la vie d’un coup ? Tess avait plusieurs plans de jobs hors de mes
heures de stage avec son père. Trouver un travail ne serait donc qu’un défi de
plus. Et une angoisse énorme pour mes parents. Entre autres choses.
Papa vérifiait mon état général d’un bref coup d’œil toutes les cinq minutes.
J’avais dit au revoir à Charlotte le matin même afin d’éviter la scène de ménage
à l’aéroport. Elouen avait tenu à m’accompagner tandis que Joleen avait préféré
me souhaiter bon voyage avant. C’est-à-dire que nous étions tombées en larmes
dans les bras l’une de l’autre et avions décidé qu’il valait mieux s’épargner ça
cinq minutes avant mon départ. Elle m’avait confié la version définitive de
l’esquisse qu’elle avait réalisée. J’étais restée bouche bée devant l’afflux de
couleurs, la beauté des détails… Je l’avais quittée en reniflant… pour passer à
Zoé et Judith. Je n’avais jamais songé que ce serait si douloureux. Je pensais que
la perspective de les revoir un jour rendrait mon départ plus doux. Je n’aurais
pas pu davantage me tromper. Le simple fait d’imaginer ma vie sans eux pendant
un an envoyait mon cerveau baigner dans une profonde mélancolie. Nous étions
pourtant habitués à nous séparer. Mais c’était toujours eux qui partaient, pas moi.
Et jamais si longtemps.
Je frissonnai un peu. Pour une journée d’été, je me serais plutôt crue en plein
automne. Un vent puissant s’était levé. Pas assez pour faire annuler le décollage,
mais suffisant pour nous faire sortir nos manteaux de saison et ne pas le regretter.
Drôle de temps.
Elouen m’avait saisi le bras et ne m’avait quasi pas lâchée de tout le trajet.
Encore maintenant, il y était fermement accroché pendant que nous attendions
l’heure fatidique de mon vol. J’avais les jambes qui tremblaient. Pour me
détendre, je m’appliquai à observer le décollage des avions dans le coucher de
soleil impérial que les immenses vitres du terminal offraient. Les voir s’envoler
me ramenait aux sensations éprouvées lors du saut en parachute. J’avais hâte
d’être enfermée à l’intérieur de cet engin, afin de ne plus avoir la possibilité de
me dégonfler.
Arthur et moi avions convenu qu’il était bien plus judicieux de ne pas se faire
d’adieux déchirants avant mon départ et de rester sur le dernier moment que
nous avions partagé. Assez intense pour faire office d’ultime souvenir à chérir.
Et pourtant, penser que je ne le reverrai pas une année entière me faisait monter
les larmes aux yeux. Je devenais effroyablement niaise.
Dad tapotait du pied à côté de moi et, considérant qu’il me restait peu de
temps avant de me diriger vers la zone d’embarquement, je lui fis signe.
— Vick, on y va, lâcha-t-il à Papa, qui sembla vouloir l’égorger.
— Non, je…
— Papa, s’il te plaît. On avait dit qu’on ferait comme ça. Vous partez avant, ce
sera moins dur que de vous voir chouiner en agitant un mouchoir blanc jusque
sur la piste de décollage.
— Eh ben, je n’étais pas moi-même quand j’ai accepté de faire comme ça.
C’est toi qui as dit oui, je suis sûr ? lança-t-il à Dad, qui renifla de dédain, les
bras croisés.
Je demeurai stoïque au possible en fixant Papa dans les yeux. Il tergiversa
encore quelques secondes puis m’amena contre lui. Je me retrouvai comme une
gamine à me retenir de pleurer sur son épaule. Une deuxième paire de bras se
joignit aux siens. Nous restâmes enlacés beaucoup trop longtemps. Tellement
que je n’avais plus vraiment envie de me dégager d’eux. Tout me paraissait
insurmontable.
— Vous savez que je vous vois en août, quand même ? soufflai-je, avec un rire
étranglé.
Papa se détacha de moi, mais garda Dad près de lui. Il se recomposa un visage
moins déprimant, se racla la gorge et lança un « je sais » peu convaincant.
Dad s’approcha et me plaqua un long baiser sur le front. Puis il se détourna et
s’éloigna, entraînant son compagnon avec lui. Je contins à grand-peine mon
envie de les rattraper, de demander encore une étreinte. Les mains serrées dans
mon dos, je retins mes larmes. Ils se tinrent à distance pour attendre Elouen qui
se tortillait, mal à l’aise devant moi.
De loin, je mimai un « je vous aime » suivi d’un cœur raté avec mes doigts.
Papa parut sur le point de craquer pour revenir me voir, mais Dad le retint
solidement et le détourna, tentant de le distraire avec le magnifique coucher de
soleil au-dehors. L’atmosphère aurait pu être délectable. L’aéroport était moins
bondé que d’habitude vu l’heure. Elouen et moi bénéficiions donc d’un peu
d’intimité, dans l’immense salle d’accueil des voyageurs. Et je sentais bien que
pour lui, me laisser partir était un chouïa compliqué.
— Tu ne m’en veux pas de partir avec Joleen… je ne serai pas là pour…
— Je ne t’en veux pas le moins du monde, le coupai-je. Tu seras là quand il le
faudra, et je serai là si tu as besoin de quoi que ce soit. Tu le sais, ça a toujours
été comme ça. Pas la peine de t’angoisser, ou je te fais taire façon Miss Hulk,
OK ?
J’esquissai un sourire et lui tendis la main. Je savais qu’une étreinte de plus
écraserait le peu de détermination qui me restait. Il la considéra puis la saisit et la
serra fort.
— Profite bien et prenez soin de vous, Joleen et toi. Faites gaffe au volcan,
aux requins et tout ça. Chasse bien les moustiques. Et puis donnez de vos
nouvelles dès que possible, lui indiquai-je, le souffle court.
C’était là mes dernières consignes pour partir sereine. Il parut avoir du mal à
me laisser, mais finit par rejoindre mes parents. Après une brève inspiration
tremblante, je me dirigeai vers l’accès pour mon départ. Je ne pus m’empêcher
de me retourner et de les saluer une dernière fois. Mais j’interrompis brutalement
mon geste.
Et pour cause… Arthur avançait à grands pas dans le hall de l’aéroport. Les
cheveux ébouriffés, la chemise blanche à peine boutonnée jurant avec son
ignoble cravate que j’avais surprise dans son armoire, et vêtu de son long trench
noir… Il me semblait sortir d’une faille spatio-temporelle. Juste pour moi. Peut-
être était-ce une apparition ? Peut-être étais-je bel et bien la seule à le voir ?
Après tout, il me fixait, assez pour que ma main toujours élevée se pose en un
réflexe justifié sur mon cœur qui bondissait d’émotion.
Il passa sans s’arrêter devant mes trois accompagnateurs médusés et fondit sur
moi avec une énergie surprenante. J’avais l’impression d’avoir affaire à un
mirage. Mais je m’en foutais royalement. Je perdis ma place dans la file pour
m’élancer à sa rencontre. Je lui sautai au cou et aussitôt ses lèvres trouvèrent les
miennes. Je me fichais que mes parents nous voient, je me fichais que le monde
nous voie. C’était ma normalité. L’aimer jusqu’à en sentir l’univers prendre vie
dans un seul de ses baisers.
Je ne me souciais pas de son âge, du mien, des pièces obscures dans son
esprit, des aspérités grisâtres du mien… pour la première fois. Il y avait des
choses autrement plus graves que des gens qui s’aiment. Je ne m’inquiétais plus
de rien. Je ne coulais pas. Je marchais sur l’eau.
Il posa son front contre le mien, rompant le baiser. Mes doigts cherchèrent sa
cravate, et je la tirai entre nous deux.
— Pour les grandes occasions, hein ?
— Pour qu’on ne m’oublie pas, répondit-il dans un sourire.
— Comment t’oublier ? murmurai-je en relâchant la cravate. Tu as peur ?
— Non… Non, je suis venu te dire que je n’ai plus peur.
— Moi, j’ai un peu peur, avouai-je. J’ai peur de ne pas réussir à partir
maintenant que tu es là. J’ai peur de ne pas en être capable. J’ai peur de…
— Shhhht, murmura-t-il à mon oreille. Tu vas juste m’embrasser une dernière
fois, te retourner et partir. Un pas après l’autre, Abby, un pas après l’autre. Et
moi… moi, je serai toujours là…
Ma main partit caresser sa joue, et je fermai les yeux. Je ne savais pas où tout
cela nous mènerait, mais…
— Quoi qu’il advienne, chuchota-t-il en chœur avec moi.
Quoi qu’il advienne, je connaissais le chemin jusqu’à lui.
Epilogue
Le vent des vertes vallées irlandaises faisait claquer ma jupe contre mes
mollets alors que je me hissais sur la colline. J’avais abandonné mes deux
compagnons de voyage le temps de répondre à un pressant appel de la nature.
Au sommet, Arthur tenait une carte à l’envers. Dans le sac à dos porte-bébé,
ma fille d’à peine un an s’amusait à lui arracher méthodiquement les cheveux en
riant. Elle avait hérité du marron clair de mes yeux, et son nez adoptait peu à peu
la courbe légère des Rhodes. Mais le reste… Tout le reste lui venait de son père.
Je ne pus m’empêcher de m’arrêter quelques secondes pour savourer le
tableau qu’ils m’offraient, attentive à l’immense satisfaction qui grimpait en moi
à chaque fois que je les voyais tous les deux. Quand j’approchai, j’entendis
qu’Arthur lui parlait, entrecoupant la conversation à sens unique de
marmonnements sur le fait que nous étions probablement perdus depuis une
bonne heure.
— Pfffiouuu, j’ai galéré à trouver un buisson ! m’exclamai-je dès que j’arrivai
à leur hauteur, les mains sur les cuisses et penchée en avant pour reprendre mon
souffle.
Il ne m’avait même pas vue revenir et sursauta, faisant glousser le petit
monstre dans son dos.
— Tu te marrerais moins si c’était à toi qu’on arrachait les cheveux, dis-je en
lui tirant la langue tandis que je rajustais le chapeau qu’elle portait.
Elle tenta d’imiter ma grimace, mais échoua lamentablement, ne produisant
que de petites bulles de bave. Une moue attendrie et quelque peu moqueuse
gagna mes lèvres.
— Son surnom est définitivement bien trouvé. Une vraie princesse, cette Sissi.
— Elle a un prénom complet, fis-je mine de bouder en croisant les bras.
Arthur m’adressa un sourire tendre. Rien ne me bousculait plus que ce sourire.
Sincère et heureux. Irrémédiablement et à tous les coups, il me faisait chavirer.
Nous revenions de loin, nous le savions pertinemment tous les deux, et cette
expression douce en était un rappel à chaque fois. Oser assumer notre relation
avait été une véritable épreuve. Épreuve que nous avions finalement réussi à
surmonter.
J’aurais menti en disant que ça avait été simple. Mes parents n’avaient jamais
réellement approuvé, mais avaient pu constater qu’Arthur, peu importe combien
mon choix était critiqué, n’avait pas faibli une seule fois à mes côtés depuis mon
retour en France. Il ne doutait pas. Cette constance dans ses sentiments avait
donné une assise suffisante aux miens. À force, nos proches avaient fini par s’y
faire. Et ce qui avait longtemps été des piques à notre encontre n’était plus que
des taquineries sans grandes conséquences.
Il travaillait toujours au lycée, et je poursuivais mes études tout en travaillant
dans le magazine de mon oncle. Cela me permettait de ne pas dépendre de
quiconque financièrement et de profiter de Sissi au maximum. J’avais fait tout ce
dont je ne me serais jamais crue capable et je continuais à me défier, consciente
que je ne m’arrêterai pas là.
Le bras d’Arthur se faufila jusqu’à ma taille, après qu’il eût abandonné la
carte dans sa poche.
— On est perdus ? demandai-je.
— Irrémédiablement.
— On va se faire dévorer par quelques créatures légendaires ?
— Pire, des korrigans nous feront peut-être danser jusqu’à l’épuisement.
— Mais qu’est-ce qu’on va faire ?! feignis-je de m’affoler d’une petite voix
suraiguë.
— Mourir dignement d’inanition.
— Allez, tu me fais marcher, je suis sûre que tu as trouvé la bonne direction.
En même temps, quelle idée avions-nous eu de ne pas nous y rendre en
voiture et de profiter d’une longue randonnée. Il n’y avait plus que Sissi que ça
ravissait, alors qu’elle était bien installée contre le dos d’Arthur. Moi aussi,
j’aurais bien voulu qu’il me porte. Je chassai cette idée saugrenue et toisai mon
compagnon d’infortune pour déceler l’arnaque dans son air grave. Le masque se
fissura au bout de quelques secondes quand un sourire apparut.
— Bien sûr que j’ai trouvé, me dit-il avec un sourire taquin. On s’est juste
trompés de chemin tout à l’heure.
— Tiens, tiens, j’ai entendu ça plus d’une fois aujourd’hui, ironisai-je.
— Tu me fais confiance ?
— Totalement. Laisse ton instinct te guider, et je te suivrai.
Il initia la marche, ma main toujours captive de la sienne. Il m’en avait fallu
du temps pour retrouver quelques traces des ancêtres d’Arthur. Le journal de
Desdemona avait été une aide particulièrement précieuse pour vérifier nos pistes
et ne pas frapper au hasard chez un pauvre gars qui n’aurait rien demandé à
personne. Et cette fois nous étions sûrs de nous. L’homme que nous cherchions,
Faolán MacMahon, n’avait en réalité pas bougé de la demeure ancestrale, malgré
les informations que l’on nous avait données au début.
Au bout d’une bonne heure de marche, Arthur arrêta simultanément de parler
et d’avancer. Je me désintéressai du brin d’herbe que je découpai avec soin entre
mes doigts pour relever la tête.
— Waouh, murmurai-je. Ça claque.
En effet, je venais de comprendre pourquoi Arthur s’était immobilisé. À
l’évidence, les jardins du style de la Belle et la Bête étaient un trait dominant
dans la famille. En contrebas, un domaine immense s’étendait, fourmillant
d’arbres en fleurs, de fontaines et de statues, légèrement envahies par la flore. Et
surplombant le tout, un manoir sans doute vieux de plusieurs siècles.
Arthur et moi échangeâmes un regard éloquent. Je ne l’avais jamais vu aussi
pâle. C’était les recherches de toute une vie qui aboutissaient. C’était la dernière
demeure des secrets. Y entrer, c’était les réfuter une bonne fois pour toutes, les
saisir entre ses doigts, les réduire en poussière et les souffler au vent. Sa main
tremblait quand je la couvris de la mienne. Je la portai à ma bouche pour
l’embrasser avec amour.
— Je suis là, lui rappelai-je.
— Je sais… Merci de l’être.
Mais il semblait incapable d’avancer.
— Un pas après l’autre, tu te souviens ?
Son profil m’offrit le meilleur côté de son sourire en coin. Il prit une profonde
inspiration et s’élança.
Nous descendîmes le sentier qui conduisait à notre destination finale. Et je me
félicitai de ne pas être venue en voiture. Le chemin qui y menait était praticable,
mais seulement avec un gros véhicule adapté. Chose que le propriétaire de
l’endroit possédait si j’en croyais les traces de pneus. Sissi était émerveillée, et
c’est sans doute elle qui nous fit repérer. Car, à peine avions-nous franchi les
quelques marches du perron que la porte s’entrouvrit sur un homme aux traits
vieillis et alourdis par le poids de la mélancolie. Aussitôt, la ressemblance avec
Arthur me frappa. C’était comme une évidence.
À son regard, je compris que son oncle l’avait attendu toute sa vie.
Arthur serra ma main et, pour la première fois depuis trop longtemps, il se
présenta :
— Je suis Tobias Valverde.
La porte s’ouvrit en grand.

Fin.
Remerciements

Il est l’heure pour moi de conclure l’histoire d’Abby et Arthur. J’ai encore
beaucoup à dire sur eux, sur leur parcours, mais je laisserai aux lecteurs qui sont
arrivés jusque-là le soin d’en comprendre ce qu’ils désireront. J’ai bien
conscience que les sujets que j’ai choisis, les thèmes qui se sont imposés à moi,
peuvent paraître risqués. Il est toujours délicat de parler de sentiments, de
sensations, de perceptions, de morale et d’emporter l’adhésion générale.
Simplement parce qu’ensemble, ils forment l’un des socles de nos différences.
J’ai écrit cette histoire à une période où je m’interrogeais énormément sur les
schémas familiaux. Ceux qui reviennent sans cesse alors qu’on essaye si
souvent, et par tous les moyens, de les éviter. On croirait presque à une trame
invisible qui nous relie à tous ceux qui nous ont précédés, qui nous force à
combler des manques qui ne sont pas les nôtres, à panser des blessures qui ne
nous ont jamais fait souffrir, à taire des mots que nous voudrions prononcer, à en
prononcer que nous voudrions taire. Notre lignée, j’en suis persuadée, est le fil
qui nous raccroche à l’histoire de l’humanité, mais elle est aussi, parfois, la lame
qui nous coupe de notre histoire personnelle.
Ainsi, l’ouverture de ma famille quant à la généalogie m’a été plus que
bénéfique sur le plan personnel et sur celui de l’écriture. Un immense merci à
elle d’avoir eu, bien avant moi, la curiosité dévorante de comprendre d’où nous
venions.
Sur un ton plus léger, mes remerciements à l’équipe de MxM Bookmark qui a
donné une chance à mon manuscrit !
À Florence, ma relectrice-correctrice, qui a suivi ce projet de A à Z et l’a
accompagné avec bienveillance jusqu’à sa forme finale !
À ma Sam, qui a découvert ce projet avant tous les autres et m’a encouragée à
chaque fois que je doutais.
À l’incroyable Djenny, dotée d’un enthousiasme dangereusement contagieux
et sans laquelle je ne serais sans doute jamais allée au bout de mes idées. Te
rencontrer rentre dans le top trois des meilleures choses qui me sont arrivées
cette année. Crois en ta plume, en ta capacité à faire voyager. C’est en toi.



Notes
[←1]
Traduction : « entre »
[←2]
Extrait de Spleen : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » dans
Les Fleurs du mal, de Charles Baudelaire, 1861.

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