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Florence Descamps

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


De la constitution de la source orale à son exploitation

Institut de la gestion publique et du développement économique

Chapitre premier
Une conception traditionnelle : la source orale
comme une source palliative

DOI : 10.4000/books.igpde.601
Éditeur : Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire
économique et financière de la France
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2005
Date de mise en ligne : 7 octobre 2011
Collection : Histoire économique et financière - XIXe-XXe
EAN électronique : 9782111287594

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2005

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Référence électronique
DESCAMPS, Florence. Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative In :
L’historien, l’archiviste et le magnétophone : De la constitution de la source orale à son exploitation [en
ligne]. Paris : Institut de la gestion publique et du développement économique, 2005 (généré le 24
mars 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/igpde/601>. ISBN :
9782111287594. DOI : https://doi.org/10.4000/books.igpde.601.

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 1

Chapitre premier
Une conception traditionnelle : la
source orale comme une source
palliative

1 Pour définir l’intérêt des sources orales, on peut d’abord procéder par la négative, « en
creux » en quelque sorte, en définissant l’intérêt de la source orale par rapport à la
source archivistique et écrite. La source orale serait avant tout intéressante là où la
source écrite manque, là où cette dernière est défaillante ou bien se fait inaccessible.
C’est en quelque sorte la conception traditionnelle de la source orale, conçue comme
palliatif, comme ersatz de la source écrite, dont on a vu que, même chez Seignobos et
Langlois, elle était admise. Cette conception peut prendre deux formes : l’une classique,
qui touche surtout l’histoire politique ou plus largement l’histoire des institutions, et
l’autre plus circonscrite dans le temps, plus volontariste, qui a surtout touché l’histoire
des groupes sociaux dominés, et qui s’est souvent auto-désignée sous le nom d’histoire
orale.

I. Les sources orales et les interstices des archives


écrites pour l’histoire du politique et des institutions
2 La première configuration, traditionnelle, concerne de façon générale l’histoire
politique du temps présent, l’histoire de l’État ou plus largement l’histoire des
organisations pour la période très contemporaine. Première configuration : l’historien
ne peut avoir accès aux archives, soit en raison des délais d’ouverture prescrits par la
loi dans le cas des archives publiques, soit en raison de la tradition de secret des
organisations privées ; il se tourne alors vers les témoins et les acteurs directs pour
recueillir leur témoignage oculaire. Deuxième configuration, l’historien a pu dépouiller
les archives écrites, mais il subsiste de nombreuses « taches blanches » ; il cherche alors
à retrouver par l’oral les informations qu’il ne trouve pas dans l’écrit : des éléments
biographiques, l’origine d’une décision, les étapes du processus décisionnel, les dessous
d’une négociation, les motivations des acteurs, les relations de pouvoir qui ont entouré

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la décision, son contexte intellectuel ou culturel, etc. Dans ces archives orales vues d’en
haut, l’historien cherche à combler les interstices laissés par la source écrite, à susciter
une source palliative. L’intérêt historique de la source orale est, si l’on peut dire,
inversement proportionnel à l’existence avérée ou non de sources d’archives sur le
sujet, au sens où plus les archives écrites sont riches et diversifiées, moins le recours
aux archives orales s’impose. La source orale est ici conçue soit comme une source-
prothèse, soit comme une source complémentaire permettant d’éclairer les sources
écrites.
3 Ces archives orales vues d’en haut consacrent deux catégories spéciales de témoins, soit
les acteurs de premier plan lorsqu’ils sont encore vivants, soit à défaut, des témoins-
observateurs privilégiés, ceux qui sont à même de dévoiler les dessous du pouvoir ou de
raconter comment s’est déroulée l’action historique jouée par les puissants. Cette
seconde catégorie de témoins, celle des témoins « secondaires », constitue en réalité la
cible favorite des campagnes d’archives orales rétrospectives politiques, qu’elles soient
menées par l’Université dans le cadre de travaux individuels ou collectifs, par les
institutions patrimoniales centrales, par les comités d’histoire ministériels, par les
associations à la mémoire d’hommes politiques ou par les institutions internationales 2,
et ce, nous l’avons vu, dans une étroite parenté avec l’histoire orale américaine version
Columbia3. De fait, la plupart du temps, les acteurs de premier plan ont déjà disparu
lorsque la campagne d’archives orales commence (on commence toujours les
campagnes d’archives orales trop tard) et seuls sont désormais disponibles les adjoints
ou les collaborateurs plus jeunes. On interrogera ainsi à défaut du ministre son
directeur de cabinet, à défaut du Résident général au Maroc ou en Sarre ses
collaborateurs, à défaut du directeur d’administration centrale ses sous-directeurs ou
bien à défaut du patron d’une grande entreprise son directeur général ou ses adjoints.
Ces témoins secondaires, sans être directement à l’origine de l’action, y ont participé,
ils y ont été associés, ils l’ont parfois inspirée, ou du moins en ont été informés de façon
privilégiée ; ces témoins privilégiés et bien informés, nous les appelons les hommes du
confidentiel, et nous les rencontrons autant dans la haute administration que dans les
entreprises privées.

1. L’histoire de l’État : la recherche du confidentiel

4 Au sein de l’État, les hommes du confidentiel sont des hommes qui ont eu accès à des
informations « sensibles » ou stratégiques dans le domaine politique, dans le domaine
de la Défense, de l’armement, des relations internationales, de la monnaie 4 ou de la
Sûreté intérieure, bref à toutes les questions touchant à l’exercice de la souveraineté,
du fait de leurs responsabilités politiques (chefs de l’exécutif, membres du
gouvernement), du fait de leur métier (diplomates, militaires, préfets, policiers,
ingénieurs, savants) ou de leur position hiérarchique (hauts fonctionnaires associés à la
plus haute conduite des affaires de l’Etat, membres des cabinets ministériels). Les
affaires sur lesquelles ils détiennent des informations confidentielles ont parfois donné
lieu à d’épais dossiers qui existent pour la plupart d’entre eux dans les archives
publiques (mais pas toujours), mais les documents ne sont généralement pas
accessibles : soit ils sont soumis au délai légal trentenaire (loi du 3 janvier 1979), soit ils
entrent dans la catégorie des documents protégés par le délai de 60 ans. C’est le cas
pour tous les sujets qui touchent aux relations internationales et à la Défense, mais
aussi, et c’est moins connu, pour toutes les affaires qui touchent à la monnaie ou aux

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relations économiques extérieures ; en outre, les documents militaires sont soumis à


des règles particulières qui sont celles du « Secret-Défense » et de la classification, ce
qui colore le tout d’une certaine opacité. Constituer des archives orales sur ce type de
sujet permet de contourner les rigueurs de la loi et de forcer les cultures de secret qui
entourent l’exercice du pouvoir et de la souveraineté, puisque l’on substitue aux délais
collectifs réglementaires une simple autorisation individuelle « privée ».
5 La difficulté principale de ces archives orales du confidentiel tient précisément au
respect du devoir de réserve et du « Secret-Défense » qui s’impose aux acteurs dans
l’exercice de leurs fonctions et qui subsiste encore, parfois avec force, chez les témoins,
longtemps après la date de cessation d’activités. À entendre les archivistes-oraux
concernés par ce champ de recherche, le domaine du nucléaire est sans doute l’un des
domaines où le secret résiste le mieux5 : il recoupe en effet toutes les questions
touchant à la souveraineté : secret scientifique et militaire, sécurité intérieure et
extérieure, relations internationales entre États, souveraineté et indépendance
nationale, recherche appliquée, santé publique... Au Comité pour l’histoire de
l’Armement, les archivistes-oraux sont astreints à une procédure d’habilitation au
« Secret-Défense » qui passe entre autres par une enquête administrative et ils
prennent l’engagement de ne divulguer aucune information pouvant porter atteinte
aux intérêts de l’État, sous peine, en cas d’infraction, de sanctions pénales. Néanmoins,
même lorsque l’intervieweur est habilité, la question du témoignage reste très difficile
pour le témoin : que peut-il dire ? Qu’a-t-il le droit de dire ? Les choses sont d’autant
plus incertaines que la loi ne précise pas le délai au-delà duquel les informations qu’il
détient deviennent communicables ou tout simplement dicibles, alors qu’il est prévu
des procédures de « déclassification » pour les documents écrits. Quelle procédure se
préoccupe de « déclassifier » les souvenirs des anciens acteurs ? À cet égard,
l’archiviste-oral peut toujours éclairer le témoin en l’informant des dossiers
déclassifiés, mais, en définitive, la responsabilité revient au témoin lui-même, qui
décide en conscience de parler ou de ne pas parler. Toutefois, quand plusieurs
décennies se sont écoulées, que toute assurance de confidentialité ou de filtrage est
donnée par le service producteur (par exemple, autorisation écrite pour toute
consultation, délai de réserve obligatoire) et que preuve est donnée au témoin que les
dossiers dont il a eu à en connaître sont désormais ouverts, la parole parfois se libère,
ce qui ne veut pas dire que certains sujets ne puissent pas continuer à être très délicats
à aborder comme les activités de renseignement ou les relations entre États « non
couvertes » par la loi.

2. Les grandes organisations et la culture du secret

6 En dehors de l’État, auquel tout le monde pense spontanément pour les archives orales,
il existe bien d’autres organisations qui se refusent à ouvrir leurs archives et bien
d’autres organisations qui déploient un certain art du secret sur leurs activités ou sur la
façon dont elles gouvernent les hommes : les entreprises, par exemple. L’histoire
d’entreprise, on l’a vu, fait largement usage de la technique des entretiens, en
particulier auprès des patrons et des cadres dirigeants, pour reconstituer ce que les
archives, trop lacunaires ou trop elliptiques, ne permettent pas de saisir ; les
témoignages des anciens acteurs sont mobilisés pour éclairer le développement
historique de l’entreprise, son action dans le temps et dans l’espace, ses orientations
stratégiques, ses redéploiements, ses grandes réalisations, ses innovations, etc. Les

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témoignages oraux sont également utilisés pour faire l’histoire du « gouvernement des
entreprises », mais nous ne développerons pas ici l’apport des archives orales sur ce
point, car nous y consacrons un peu plus loin un chapitre complet. Quoi qu’il en soit, il
serait important d’acclimater définitivement et systématiquement la méthode des
archives orales dans les entreprises, sur le modèle des grands départements
ministériels, et de constituer des séries cohérentes et homogénéisées de témoignages
de cadres dirigeants. À notre connaissance, Paribas et les Caisses d’épargne, sont les
deux entreprises qui sont allées le plus loin dans cette voie 6, et ce serait vraiment
dommage qu’elles restent isolées. On pourrait aussi encourager les chercheurs
individuels en histoire d’entreprise à conserver les entretiens qu’ils réalisent dans le
cadre de leurs travaux et après un temps de raison, à les verser contractuellement, sous
certaines conditions, à l’entreprise ou à une institution patrimoniale, dans le cas où
l’entreprise ne disposerait d’aucune structure archivistique.
7 Il est également une institution dont « le secret demeure l’une des clefs du
gouvernement »7 et pour laquelle les archives orales seraient bien utiles : c’est l’Église.
Il faut bien comprendre que depuis la séparation de l’Église et de l’État en 1905, les
archives de l’Église au XXe siècle ne sont plus des archives publiques, soumises aux
prescriptions légales, mais des archives privées au même titre que les archives des
entreprises, par exemple. Pour l’histoire politique des relations « intérieures » entre le
gouvernement français et l’Église, on peut toujours avoir recours aux archives du
ministère de l’Intérieur, et pour les relations entre la France et le Vatican à celles du
Quai d’Orsay ; mais pour faire l’histoire du gouvernement « interne » de l’Église, les
sources institutionnelles demeurent indispensables. On est aujourd’hui un peu dans la
même situation pour l’histoire organisationnelle de l’Église que pour l’histoire
d’entreprise des années soixante-dix, qui se faisait à l’époque à partir des archives du
ministère du Travail, du Quai d’Orsay, de l’Industrie ou des Finances, faute pour les
historiens de pouvoir accéder aux archives des entreprises elles-mêmes. Nous avons vu
que les choses ont nettement changé à partir des années quatre-vingt, décennie au
cours de laquelle les entreprises se sont dotées de structures archivistiques
permanentes, ont ouvert leurs archives aux chercheurs et ont accepté de se livrer à
l’histoire orale.
8 Or, en ce qui concerne l’Église catholique, les archives sont théoriquement
officiellement fermées jusqu’à la date de 1922, date de la fin du pontificat de Benoît XV.
L’accès difficile aux archives ecclésiastiques explique la rareté des travaux d’histoire
institutionnelle pour le XXe siècle8, alors qu’abondent les travaux sur les mouvements
de laïcs (mouvements de jeunesse, syndicats chrétiens, scoutisme, etc. 9), sur la presse
catholique10, sur l’Action catholique ouvrière11, sur les attitudes politiques des
croyants12, sur les intellectuels13 ou sur l’engagement des chrétiens « dans la cité » au
XXe siècle14. En réalité, ce sont dans bien des cas les archives « privées » de ces
mouvements - et les témoignages oraux des anciens membres - qui permettent de faire
cette histoire, alors que les archives institutionnelles des diocèses restent en grande
partie inaccessibles pour le second XXe siècle ; on se rappelle que dans l’affaire Touvier,
les archives de l’Église furent ouvertes exceptionnellement, par une décision spéciale
du cardinal Decourtray, pour que lumière soit faite sur les protections dont Touvier
avait pu bénéficier pendant quarante ans de la part de l’Église 15 ; mais la liste des
historiens « autorisés » était nominative (les membres de la Commission), et une fois
close l’affaire concernée, les archives se sont refermées... Certains ordres religieux,

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certaines congrégations, propriétaires privés de leurs archives, savent parfois se


montrer plus audacieux, comme par exemple les dominicains, mais de façon générale,
le régime de fermeture ou de confidentialité demeure.
9 En outre, s’il existe un Centre des archives du monde du travail à Roubaix pour les
entreprises désireuses de confier la conservation et la gestion de leurs archives aux
Archives de France16, il n’existe pas (pas encore ?) d’institution patrimoniale centralisée
du même type pour les archives des institutions et des associations religieuses. Ce qui
d’une certaine manière est assez préoccupant, car dans le cas de congrégations ou de
paroisses en voie d’extinction, de regroupement, de déménagement, de rétrécissement
ou de délocalisation, il existe un risque non négligeable de destruction d’archives.
L’Association des archivistes de l’Église de France, créée en 1973 avec le concours du
secrétariat de l’Épiscopat et du Comité permanent des religieux et religieuses
[Conférence des supérieurs(e)s majeur(e)s], qui a vocation à regrouper les archivistes
des diocèses, des instituts religieux et des autres organismes d’Église, comme les
Instituts catholiques, les sanctuaires et tout mouvement ou service d’Église, soit
environ un millier d’organismes producteurs d’archives17, s’efforce de réfléchir à cette
question des archives, de mettre en place des dispositifs préventifs et de trouver des
solutions aux problèmes qui surgissent. Mais à notre connaissance, hormis quelques
entretiens de sauvegarde réalisés ça ou là à titre amateur ou conservatoire, il ne semble
pas que la question des archives orales ait jamais été abordée à une échelle
institutionnelle transversale et qu’aucun programme rationalisé, coordonné et
professionnel n’ait encore jamais été mis sur pied. En conséquence, que ce soit pour des
raisons de non-accessibilité actuelle des archives écrites, pour des raisons préventives
(risque de destruction d’archives) ou dans le but de créer des archives qualitatives 18, on
pourrait imaginer, à l’image de ce qui se fait au sein des ministères ou des grandes
entreprises privées, des campagnes systématiques de collecte de témoignages oraux
auprès d’anciens évêques, d’ancien(ne)s supérieures de monastères ou de couvents ou
d’ancien(ne)s responsables de congrégations apostoliques (congrégations hospitalières,
soignantes, enseignantes19, etc.). Ces archives orales de « responsables
organisationnels » seraient passionnantes pour l’histoire du gouvernement de l’Église,
pour l’histoire de son fonctionnement institutionnel et territorial, pour l’histoire
sociale, économique et spirituelle des communautés religieuses et monastiques, pour
l’histoire des paroisses et des congrégations, pour l’histoire des pratiques sociales et
organisationnelles liées à l’institution ecclésiale, et surtout pour garder la trace des
immenses changements qui ont accompagné l’aggiornamento de l’Église après le concile
Vatican II, la crise post-conciliaire et, de façon plus générale, la « sécularisation » de la
société française20.
10 De façon plus large, au-delà des élites ecclésiastiques et du gouvernement des
institutions (archives orales vues d’en haut), il y aurait urgence à recueillir des
témoignages de prêtres sur la vie de l’Église dans l’entre-deux-guerres, pendant
l’Occupation et dans l’après-guerre, à collecter des récits de vie de religieux et de
religieuses dans les couvents, les cloîtres, les carmels et les monastères d’avant Vatican
II, à réunir les souvenirs des missionnaires avant, pendant et après la décolonisation, à
recueillir les témoignages des vieux prêtres ou religieux enseignants 21, des vieilles
religieuses apostoliques (hôpitaux, maisons de redressement, institutions carcérales,
éducatrices spécialisées, travailleuses sociales, enseignantes, etc.), des membres des
mouvements apostoliques en milieu ouvrier22...

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11 N’est-il pas venu le temps de sauvegarder les traces de l’ancien monde ecclésiastique en
voie de disparition accélérée depuis la fin des années soixante 23 ? N’est-il pas venu le
temps de faire le même effort pour l’ancienne société ecclésiastique catholique que
pour l’ancienne société rurale (les musées d’Arts et Traditions populaires, les musées
ethnographiques), que pour l’ancien monde industriel (les écomusées, les musées
industriels) ou que pour certaines communautés religieuses ou culturelles menacées ou
frappées d’extinction (le protestantisme cévenol ou la culture yiddish d’Europe
centrale) ? Si l’État a pu et su, au nom des intérêts supérieurs du Patrimoine, prendre
en charge la conservation de ces différents patrimoines sociaux et mémoriels, saura-t-il
en faire autant pour l’Église catholique ? Cette dernière y consentira-t-elle ? Mais est-
elle en mesure d’assurer seule la conservation de sa propre mémoire institutionnelle et
sociale ? En a-t-elle les moyens ? La volonté ? Sinon, qui d’autre prendra l’initiative de
constituer des collections patrimoniales, systématiques et rationalisées, d’archives
orales ecclésiastiques ? L’on pourrait imaginer, dans le cas où l’initiative
institutionnelle vienne à manquer tant du côté de l’État que de l’Église, que des sociétés
savantes ou des associations puissent prendre le relais ; et là encore, le local pourrait
sauver bien des choses. De leur côté, les centres de recherche en histoire religieuse ou
en sciences sociales pourraient également contribuer utilement à cette œuvre en
adoptant systématiquement une approche patrimoniale et en déposant aux archives
départementales ou aux Archives nationales les enquêtes ou les entretiens qu’ils
réalisent dans le cadre de projets collectifs ou dans le cadre de travaux de recherche
individuels. De ce point de vue, le rapprochement des historiens, des sociologues du
religieux et des spécialistes du patrimoine ne peut qu’être fructueux 24.
12 Une initiative d’archives orales mérite d’être rapportée, car elle illustre ce qui pourrait
se multiplier à l’échelle « locale » ou « monographique » d’un mouvement, d’une
congrégation, d’un établissement, d’un diocèse, d’un monastère (toujours la réduction
d’échelle !) : c’est le cas des prêtres-ouvriers. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt,
l’équipe nationale des prêtres-ouvriers ne s’était guère préoccupée de recueillir la
mémoire de ses prêtres, jusqu’à ce que R. Dumont la sollicite avec insistance de peur
que les représentants de la première génération ne disparaissent sans avoir laissé de
témoignages. Un groupe de travail, composé de prêtres-ouvriers interdiocésains, s’est
réuni à partir de 1990 et a réalisé quelques entretiens auprès des plus anciens ; ce
groupe a également passé un accord pour la sauvegarde de ses archives avec le Centre
des archives du monde ouvrier de Roubaix et envisage de réaliser un ouvrage de
témoignages autobiographiques, avec le concours d’une historienne et d’un sociologue,
sur le modèle de ce qu’a fait Pierre Bourdieu avec La misère du monde. La crainte de ce
groupe de travail est, dans un contexte ecclésial qui est en profonde mutation, « de voir
[la mémoire des prêtres-ouvriers] s’effacer progressivement et disparaître
irrémédiablement au fur et à mesure des décès ». L’objectif du groupe est de collecter et
de conserver cette mémoire afin de rendre justice à ces hommes souvent méconnus,
mais son but est aussi que l’Église puisse recueillir ce qui a fait la spécificité de cette
vocation apostolique, qu’elle puisse un jour « la reconnaître comme faisant partie
intégrante de son Trésor » et y puiser un jour de nouvelles inspirations 25. On notera
avec intérêt l’idée du partenariat avec le Centre des archives du monde du travail, et
l’on pourrait imaginer le même type d’accord entre les mouvements de jeunesse
chrétiens et le tout nouveau Pôle de conservation des archives des associations de
Jeunesse et d’Éducation populaire, créé en juin 2000 aux archives départementales du
Val-de-Marne.

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3. La source orale et les « clandestins » de l’écrit

13 En restant dans cette problématique du rapport concurrentiel entre sources écrites et


sources orales, les témoignages oraux permettent, non seulement de remplacer les
archives écrites lorsque celle-ci se font inaccessibles ou introuvables, mais aussi de
susciter une source là où les individus ont évité volontairement l’écrit. Il existe en effet des
groupes d’individus qui, volontairement, par principe, refusent le recours à l’écrit, soit
qu’ils y aient renoncé expressément pour se protéger, soit qu’ils cherchent à se
soustraire à l’emprise de l’État (assimilé au pouvoir écrit) ou d’une façon générale à la
société de l’information, soit qu’ils agissent directement sous le sceau du secret,
généralement au nom d’une entité supérieure telles que l’État, l’Armée, l’Église,
l’Entreprise (cf. le Renseignement économique). Ces personnes nous entraînent sur les
chemins de ce qui ne laisse pas de trace écrite, vers les domaines du clandestin, du
secret26, de l’illégal, du caché27 ou même de l’occulte28.
14 La première catégorie de personnes qui nous vient à l’esprit est évidemment celle des
hommes qui ont fait directement profession du secret, ce qui nous entraîne
principalement vers les services de Renseignement, civils et militaires 29. Ce domaine est
encore assez peu défriché en France, où l’histoire du Renseignement a souffert d’un
certain désintérêt jusqu’à peu. Mais, depuis une dizaine d’années, toute une série
d’initiatives ont permis d’ouvrir ce nouveau champ de recherche, notamment grâce à
l’impulsion de l’amiral Lacoste pour le domaine militaire 30, mais aussi grâce à des
universitaires et des institutions de recherche, telles que par exemple l’IHESI pour la
police ou la sécurité intérieure31. A cet égard, le Service historique de l’armée de Terre
ne s’y est pas trompé, qui en commençant ses archives orales tardivement, a
immédiatement adopté cette cible, collectant les témoignages des responsables et des
agents « sur le terrain », des membres des services de Renseignement en activités
pendant la guerre et l’Occupation entre 1939 et 1945, ainsi que dans l’après-guerre
(BCRA, 5e Bureau, DGSE). Hervé Lemoine, responsable de la section d’histoire orale au
SHAT, souligne en effet l’intérêt tout à fait inédit des informations qu’il recueille sur ce
sujet, alors que les archives de ces services sont plus que lacunaires et que, même
lorsque ces dernières existent, on n’est jamais sûr qu’elles restituent avec authenticité
la réalité32.
15 Du côté des entreprises, on recueillera avec profit des informations sur les activités de
renseignement industriel, sur les activités de « veille technologique » et sur
l’organisation du secret autour de l’innovation et des activités de recherche-
développement.
16 Du côté de la « société civile » pour reprendre l’expression consacrée, certaines
organisations, certains groupes sociaux, certains mouvements cultivent le secret, la
confidentialité ou agissent dans la clandestinité : les sociétés secrètes sous toutes leurs
formes (de la Cagoule, en passant par la Synarchie ou la Franc-maçonnerie, jusqu’à la
Trilatérale), les sectes religieuses, les mouvements politiques interdits, les partis
clandestins, les groupes d’action terroriste (cf. les travaux de Luisa Passerini sur le
groupe Action Directe), les mouvements révolutionnaires ou de résistance, la mafia ou
le grand banditisme, les bandes organisées... et l’on se rappellera que l’histoire orale est
née avec les gangs de Chicago !

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17 Dans le domaine de la clandestinité, l’étude des mouvements de Résistance en France


sous l’Occupation a révélé de façon pionnière l’intérêt des sources orales pour les
mouvements clandestins : comment analyser le phénomène de « l’entrée en
Résistance », comment reconstituer les itinéraires individuels des résistants, comment
pénétrer le fonctionnement interne et concret de mouvements pour lesquels le respect
du secret et de la confidentialité, le fait de ne pas laisser de traces repérables, étaient
gages de survie, sans accepter d’en passer par les témoignages directs des membres 33 ?
À l’étranger, en Europe, les sources orales ont souvent été sollicitées pour l’étude des
mouvements d’opposition ou de résistance au pouvoir d’Etat, qu’il soit fasciste, nazi ou
franquiste ; elles le sont aujourd’hui dans les anciens pays du bloc soviétique pour faire
l’histoire des formes de résistance face au pouvoir et à l’emprise communiste, ce qui
n’implique pas forcément des comportements activistes ou de lutte armée, mais aussi
tout un éventail d’attitudes de résistance passive, de retrait de la vie sociale, de
désinvestissement ou de désobéissance, que seuls les témoignages oraux permettent de
reconstituer. Les sources orales sont également mobilisables dans le cas des
mouvements séparatistes ou indépendantistes régionaux ayant versé dans la
clandestinité et la violence : mouvements autonomistes basque, corse, breton, occitan,
etc. Ailleurs, dans les pays du tiers monde, la collecte des témoignages porte sur les
mouvements de libération et d’indépendance nationale au moment de la
décolonisation34, nécessairement clandestins à leur débuts, sur les partis d’opposition
parfois interdits et obligés d’entrer en clandestinité, sur les groupes terroristes et leur
réseaux internationaux...
18 Cette conception de la source orale comme source-prothèse connaît une seconde
version plus militante et plus volontariste avec l’histoire orale des années soixante-dix,
dont l’inspiration est évidemment fort différente, mais qui met, elle aussi, en exergue
les « trous » des archives écrites et qui consacre, elle aussi, des catégories spéciales de
témoins, les « oubliés » des archives.

II. Absence de sources écrites, émergence de


nouveaux sujets « parlants » en histoire sociale
1. La source orale et les « oubliés » de l’écrit
a. Archives orales et « exclus »

19 Une autre façon de dégager l’intérêt des sources orales consiste en effet à constater ou
à alléguer le mutisme des archives écrites, non plus sur un certain nombre de thèmes
ou de sujets, mais sur un certain nombre de groupes sociaux 35 et à démontrer que le
recours aux témoignages oraux, en créant de toute pièces une source inédite, permet
de les faire accéder à une existence historique, alors que jusque-là ils étaient des
« oubliés » de l’histoire savante ou dominante ; c’est la posture de l’histoire orale telle
qu’elle se développe en Europe à partir des années soixante-dix. Grâce à « l’invention »
de l’histoire orale, on passe historiographiquement du recours légèrement
condescendant aux sources orales en l’absence de sources écrites à une valorisation
militante des témoignages oraux en tant que tels et se suffisant à eux-mêmes : un seuil
supplémentaire est franchi. L’histoire sociale « vue d’en bas » est la grande bénéficiaire
de cette nouvelle conception.

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


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20 Mais qu’entend-t-on par « oubliés » ou « exclus » de l’écrit ? Spontanément, dans un


premier mouvement, on pense à tous les individus qui n’ont pas l’usage de l’écrit (les
analphabètes, les illettrés, les non-francophones), à ceux dont le niveau socioculturel
n’est pas suffisant pour qu’ils éprouvent le besoin ou le désir d’écrire, de correspondre
ou même de garder des papiers, à ceux qui n’ont pas besoin de l’écrit pour vivre et
travailler (les travailleurs manuels, par exemple), à ceux dont l’existence et les activités
ne laissent pas de trace écrite, à ceux qui ont conservé une culture orale et qui n’ont
guère recours à l’écrit, pas même par l’intermédiaire d’un tiers, ceux dont on ne trouve
pas trace dans les archives administratives car ils sont passés inaperçus des pouvoirs
publics. Entrent dans cette catégorie la masse des « petits », des humbles, des
manœuvres, des journaliers agricoles36, des domestiques, des paysans et des artisans
sans patrimoine ni fortune, de ceux qui vivent uniquement de leurs bras, des ouvriers
les moins qualifiés, des apprentis37, des pauvres de tout poil, des errants, des migrants38,
des enfants, des femmes sans qualification39... L’on retrouve bien les populations-cibles
de l’histoire orale « vue d’en bas », telle qu’elle s’est développée en Europe dans les
années soixante-dix, avec une prédilection pour les groupes sociaux considérés à la fois
comme des survivants d’une civilisation rurale ou industrielle en voie de disparition et
comme des témoins des grands changements du premier XXe siècle40 : l’exode rural, la
montée des provinciaux à Paris, l’urbanisation, la taylorisation de l’industrie
française41, les bouleversements économiques et sociaux, les conséquences de deux
guerres successives, les transformations de l’économie après 1945... Ici, la source orale
permet de retracer les itinéraires biographiques qu’aucun annuaire administratif ni
aucun Who’s who ne restituera jamais, les ascendances familiales, les filiations, la vie au
travail, les pratiques sociales, les engagements sociaux ou politiques, l’existence
quotidienne, etc.
21 Cette problématique du silence des archives et de l’exclusion de l’écrit, en admettant
qu’elle fût juste dans les années soixante-dix, reste-t-elle valable aujourd’hui, trente
ans après l’irruption de l’histoire orale ? Existe-t-il des groupes sociaux qui échappent
encore à l’écrit et aux archives et pour lesquels les témoignages oraux constitueraient
la seule source d’information ? On commencera certainement par répondre que, depuis
les années soixante-dix, la totalité de la population est désormais scolarisée, que les
franges rurales les plus arriérées ont disparu, que l’écrit imprègne tous les actes, toutes
les activités et toutes les procédures de la société, que les sociétés rurales
traditionnelles ont disparu, que les cultures orales ne subsistent qu’à l’état de curiosités
locales, dans de rares sphères militantes, privées ou familiales (le régionalisme
linguistique, par exemple), dans des minorités ethniques ou dans des « poches » de
contestation sociale ou politique (les militants autonomistes, par exemple). On
continuera en soulignant que les individus, dans les moindres segments de la société, se
trouvent désormais pris dans les mailles serrées des archives écrites, celles de l’État, de
ses institutions administratives, médicales et sociales (archives administratives,
archives hospitalières, archives fiscales, dossiers de personnel, dossiers de pension ou
de retraite, dossiers d’assurés sociaux), celles de ses relais associatifs 42, celles des
banques et des assurances (cf. l’obligation pour tout salarié d’avoir un compte
bancaire), celles des collectivités locales (dossiers d’assistance, dossiers familiaux et
scolaires, etc.) ; bien plus encore, la société elle-même, et les groupes sociaux qui la
composent, font désormais l’objet d’écrits incessants (enquêtes et statistiques
sanitaires et sociales, recensements de l’INSEE, sondages, fichiers en tous genres, etc.).
Pour être un véritable « oublié » de l’écrit, de fait, il faudrait n’être jamais entré à

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 10

l’hospice ou à l’hôpital, n’être jamais allé à l’école, n’avoir jamais été malade, n’être
jamais passé devant le notaire, n’avoir pas de compte bancaire, n’avoir jamais été
convoqué dans un commissariat de police ni devant un tribunal, n’avoir jamais fait son
service militaire ou la guerre, ne pas avoir appartenu à la fonction publique ou aux
services publics en général, n’avoir jamais fait faillite, n’avoir jamais payé d’impôts,
n’avoir jamais été recensé, n’avoir jamais touché aucune allocation ni pension, n’avoir
jamais cotisé à aucun organisme de Sécurité sociale, n’avoir jamais été chômeur,
n’avoir jamais reçu aucun secours de bienfaisance, n’avoir jamais pris sa retraite, ne pas
être électeur, n’avoir jamais été employeur ni employé, n’avoir pas de domicile fixe,
etc. On voit que pour les individus de la deuxième moitié du XXe siècle, échapper à
l’écrit et aux archives, qu’elles soient publiques ou privées, devient extrêmement
difficile, tant est grand l’encadrement et le contrôle social mis en place par l’État, tant
est massive et englobante la production d’informations sur l’état de la société et tant
est avancé le degré de scripturarisation de nos pratiques sociales (éducation et
formation, travail, protection sociale et santé, travail et vie quotidienne, etc.). Bref, on
pourrait en conclure que les sources écrites sont désormais surabondantes et qu’il est
inutile de penser à créer des sources nouvelles.
22 À ces remarques optimistes, - tout le monde a accès à l’écrit, les archives et les
statistiques sociales couvrent tous les aspects de la vie sociale -, il est facile d’objecter
en premier lieu l’apparition du phénomène de l’illettrisme, qui toucherait en France
plus de trois millions de personnes, et en second lieu l’émergence depuis vingt ans de
nouvelles formes de pauvretés et d’exclusions, pour reprendre l’expression consacrée :
populations immigrées en mal d’intégration, minorités ethniques non francophones,
minorités religieuses séparées et particularistes, nouveaux types de marginaux ou
d’errants43, chômeurs de longue durée44, jeunes exclus du système scolaire sans
qualification et en difficulté d’insertion45, populations urbaines enclavées46, familles
précarisées, détenus, personnes engagées dans la longue maladie ou dans le « grand
âge », handicapés, malades47, personnes en butte à la compétition sociale et
professionnelle et progressivement écartées48... En dépit de la presse qui les redécouvre
à intervalle réguliers dès qu’un fait divers alerte l’opinion publique, en dépit des
statistiques sociales toujours plus fines et plus ajustées, quelle connaissance a-t-on de
ces groupes sociaux, dont l’émergence et le développement constituent aujourd’hui des
phénomènes à étudier historiquement au même titre que la formation de la classe
ouvrière au XIXe siècle, l’émergence des cadres dans l’après-guerre, la disparition de
l’artisanat rural ou de la classe paysanne au cours des Trente Glorieuses ou encore la
création d’une caste de hauts fonctionnaires après 1945 ?
23 Plus exactement, de quels matériaux, de quelles sources dispose-t-on ? Certes, les
archives publiques, par un élargissement consécutif à l’élargissement même des
missions de l’État et à la mise en place d’un État-Providence, englobent désormais non
plus seulement les actes de la vie politique et économique d’un État mais aussi les
connaissances que produit cet État sur la société ; certes depuis les années soixante, les
sondages, les statistiques policières, hospitalières, judiciaires, économiques et sociales,
les études qualitatives et quantitatives de marché, les enquêtes de sciences sociales, les
observatoires sociaux, les rapports des organisations non gouvernementales 49, se sont
multipliés et produisent quantité d’informations de toute nature, mais que conserve-t-
on de ces enquêtes50 ? Quels documents ? Les résultats chiffrés, la synthèse finale ou les
matériaux de première main ? En dépit des efforts des Archives de France et du progrès
de la conscience patrimoniale, n’y a-t-il pas un risque que, faute de place, les matériaux

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 11

d’enquête « primaires » disparaissent au profit des études finales ou des rapports de


synthèse51 ? En outre, en admettant qu’elles aient bien été conservées, de quel type
d’informations ces archives statistiques seraient-elles porteuses ? Le seul fait d’être
intégré anonymement dans un échantillon représentatif de l’INSEE, du CEVIPOF, du
CREDOC ou de l’INED ou comptabilisé dans un pourcentage statistique suffit-il à donner
une existence et une histoire à un groupe humain ? En admettant qu’elles aient été
conservées, les réponses à un questionnaire anonyme, directif, systématique et
standardisé suffiront-elles à l’historien du futur ? Si l’historien souhaite mettre ses pas
dans ceux de Philippe Ariès, trouvera-t-il dans les enquêtes des institutions sociales les
informations qualitatives dont il a besoin pour faire l’histoire de tel ou tel groupe
social ? Si l’historien de demain est comme celui d’aujourd’hui et qu’il est cet « ogre »
amateur de chair fraîche52, il y a fort à parier qu’il regrettera comme Lucien Febvre,
Marc Bloch ou Georges Duby de ne pas disposer de matériaux plus « sensibles » 53. Par
ailleurs, ces archives proviennent parfois d’institutions surplombantes, qui contrôlent ou
enserrent les individus, elles reproduisent leur point de vue descendant et ne sont pas
issues des acteurs eux-mêmes ; au pire, elles constituent des confiscations de paroles ;
au mieux, elles expriment mais de façon indirecte et intermédiée par l’institution
publique, le point de vue des usagers/citoyens54.
24 Donc, en dépit des progrès des connaissances sociales et sociologiques, en dépit de la
croissance exponentielle des archives et notamment de celles des institutions sociales,
il nous semble que se maintient le besoin de concevoir des programmes d’archives
orales sociales qualitatives, qui s’intéresseraient moins aux survivants d’une société
rurale, agricole et communautaire disparue comme dans les années soixante-dix qu’aux
témoins du passage d’une société industrielle à une société post-industrielle 55, d’une
société productiviste à une société de services et d’information, ainsi qu’à tous les
laissés-pour-compte de cette mutation de civilisation. Les dominants et les gagnants
trouvent toujours le moyen de s’exprimer, ils laissent toujours une trace de leurs
succès56, mais qu’en est-il des perdants des guerres économiques ou des « oubliés » de la
modernité ? De ce point de vue, alors que la « crise » de mutation dure maintenant
depuis bientôt plus de vingt ans et que de nouvelles formes de vie sociale sont
apparues, l’urgence de collecter des matériaux qualitatifs pour une histoire sociale du
second XXe siècle demeure, et en tant qu’archiviste-oral, il nous semble intéressant de
militer pour la constitution de petites collections d’archives orales spécialisées et
cohérentes, ciblées sur certaines populations aujourd’hui prises dans le changement ou
en butte à des processus de marginalisation ou de déclin, et destinées à l’historien
de 2050. L’objectif serait de recueillir un « vécu » social d’hier et d’aujourd’hui, dont on
sait, dont on sent ou on pressent qu’il a quelque chose à voir avec des mutations fortes
dans le domaine économique, social, éthique ou culturel et de le combiner avec une
approche patrimoniale de création et de conservation de sources pour l’historien du
futur. Ce qui pourrait conduire à la constitution d’équipes d’archives orales
multidisciplinaires, composées d’historiens, d’archivistes, de sociologues et de
psychologues.
25 C’est cette démarche que se propose d’explorer, de façon pionnière, le Comité d’histoire
de la Sécurité sociale en lançant, à côté d’un volet classique « Décideurs nationaux des
politiques de Sécurité sociale », un volet expérimental, consacré aux personnes âgées 57 :
sous la direction de Françoise Cribier, géographe, sociologue et gérontologue 58 et d’Élise
Feller, historienne59, il s’agirait de recueillir auprès des survivants d’une cohorte de
retraités de la région parisienne (1972), suivis depuis bientôt trente ans par le CNRS

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 12

(IRESCO) et déjà bien connus du point de vue de leurs trajectoires géographiques,


sociales, professionnelles, familiales et résidentielles, des témoignages qualitatifs sur la
manière dont ces personnes âgées vivent, elles-mêmes et leurs proches, leur entrée
dans le « grand âge » (plus de 85 ans) et la façon dont s’organise désormais leur
existence, entre famille, maintien à domicile, hôpital de long séjour et maison de
retraite. Cette enquête serait complétée par une campagne d’entretiens réalisés auprès
de responsables « sur le terrain » d’institutions sociales (responsables de maisons de
retraite, services gériatriques, assistantes sociales), confrontés à ces nouvelles
situations, à ces nouvelles « populations » et à ces nouveaux « usages » de l’institution
Sécurité sociale60. Les entretiens, réalisés soit sous anonymat soit sous de strictes règles
de confidentialité, feraient l’objet d’une convention de versement et de conservation
aux Archives nationales, où les précédentes archives orales de la Sécurité sociale sont
déjà conservées.
26 Provoquer, fabriquer de telles archives orales, c’est donner la parole à des personnes
qui ne la prennent pas ou plus et les réinsérer dans un dialogue intergénérationnel ;
c’est reconnaître dignes de parole des personnes que la société juge désormais inutiles et
qu’elle écarte de la vie sociale ; nous touchons là à l’une des fonctions sociales des
archives orales, et de ce point de vue, nous rejoignons les visées militantes d’une
certaine histoire orale d’autrefois. D’un point de vue plus cognitif, collecter des
informations qualitatives auprès des personnes âgées, c’est aussi mieux connaître un
groupe social dont l’apparition et la structuration sont tout à fait nouvelles et dont la
définition ne réside plus dans un critère socioprofessionnel mais avant tout dans leur
âge61 ; c’est enrichir nos connaissances et notre compréhension de la société en fixant
un « vécu » qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire62 et dont les sources statistiques
anonymes donnent un aperçu nécessairement assez pauvre ; enfin, c’est se donner les
moyens de pouvoir écrire un jour dans le futur une histoire compréhensive de la
vieillesse et du vieillissement, alors même que cette histoire est en train de se faire...

b. Comment constituer ces archives orales de l’exclusion ?

27 Quelles que soient les populations fragilisées, pauvres ou souffrantes 63, auxquels on
choisira de s’intéresser (personnes âgées, marginaux urbains, handicapés, chômeurs de
longue durée, jeunes sans travail, immigrés, malades, délinquants, déclassés, sans-
domicile-fixe, habitants de quartiers enclavés, adolescents « en souffrance » 64, familles
en difficultés65), la question est de savoir qui peut prendre l’initiative de constituer de
telles archives orales, ces archives orales de « la misère du monde » 66. Qui acceptera de
constituer les archives orales patrimoniales de « la crise », qui se souciera de conserver
la trace de la souffrance sociale, de l’échec, du déclin, de l’appauvrissement, du mal-
être ou de la désespérance ? Quelles institutions sauront en prendre l’initiative, alors
qu’en termes d’image l’effet-retour est faible et que les populations en question ne sont
guère en mesure de participer au financement de travaux sur elles-mêmes 67 ? À cet
égard, on est évidemment dans une situation bien différente quand on travaille dans le
cadre d’une entreprise ou d’une administration. Il manque en France le modèle
américain de la fondation ou du mécène privé qui, dans une tradition à la fois mécénale
et philanthropique, sponsorise la constitution d’une collection d’archives orales à
propos de telle ou telle question sociale (cf. certaines collections du département
d’histoire orale de Columbia décrites en première partie).

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 13

28 Pour créer ce type d’archives orales, une première solution consiste à encourager les
organismes de recherche en sciences sociales à verser systématiquement aux Archives
nationales ou aux archives départementales, par convention de dépôt et de
conservation, les archives de leurs enquêtes, notamment les matériaux de première
main (réponses aux questionnaires, entretiens qualitatifs enregistrés, transcriptions),
une fois l’enquête achevée et les résultats publiés. Le même raisonnement peut
s’appliquer aux chercheurs individuels.
29 La deuxième solution consiste à s’appuyer sur les structures patrimoniales
traditionnelles, en obtenant un accroissement des moyens financiers dans le domaine
des archives orales et en espérant que ce type de programmes rencontrera un jour un
intérêt quelconque de la part des responsables du Patrimoine ou des décideurs. Il faut
citer à cet égard l’initiative notable de Pascal Even, directeur des archives
départementales de Charente-Maritime, qui prévoit dans son programme d’archives
orales sociales de recueillir les témoignages d’anciens responsables de maisons de
redressement ou d’éducation spécialisée du département, mais aussi des témoignages
d’anciens et d’anciennes pensionnaires de ces établissements, et en particulier ceux des
maisons tenues par les Dames blanches de La Rochelle, congrégation fondée au
XVIIe siècle, qui s’est occupée, jusque dans les années soixante, des prostituées dans les
ports et de l’enfance malheureuse ou délinquante68.
30 À une échelle plus vaste, mentionnons la parution en mars 2000 du premier volume
d’une vaste enquête menée pendant 10 ans par la Banque mondiale, La Voix des pauvres,
enquête qui a permis de recueillir dans 60 pays 6 000 témoignages sur la pauvreté dans
le monde, mais la pauvreté « vue par les pauvres » eux-mêmes 69. Les experts de la
Banque mondiale, rompus aux méthodes quantitatives et au calcul du PNB par habitant,
ont cette fois-ci voulu donner la parole directement aux intéressés pour qu’ils
« expliquent en détail leur vécu et ce dont ils ont besoin pour améliorer leur sort ».
Faim, difficultés de logement, difficultés d’accès aux soins et à l’éducation, sentiments
de dépendance et de honte, absence de protection de toute nature, situations
d’injustice et d’humiliation, progression de la corruption administrative, faillite de
l’État, absence ou insuffisance des ONG, dislocation de la famille, abandon des enfants à
eux-mêmes, aliénation de la femme, chômage et détresse des hommes, déchéance
sociale... Les témoignages sont éloquents. « Ces visions de l’intérieur [...] méritent de
retenir l’attention non seulement des universitaires et des chercheurs, mais aussi des
gouvernements, des institutions internationales, des milieux économiques, des
organisations syndicales et de la société civile du monde entier », souligne en
introduction le Prix Nobel Amartya Sen. Cette enquête pourrait constituer le premier
exemple d’archives orales contemporaines à l’échelle mondiale, ce qui est évidemment
un cas exceptionnel. L’article du Monde qui présentait cette grande enquête n’est
malheureusement guère explicite sur les méthodes employées pour collecter les
témoignages, sur le sort des témoignages et les techniques d’exploitation. Il reste à
espérer que les 60 000 témoignages ont bien été conservés, soit sous une forme
enregistrée soit sous une forme transcrite, dans la tradition de l’oral history américaine.
Quoi qu’il en soit, cette initiative démontre que des organismes publics peuvent
s’intéresser à ce type d’approche, à ce type de populations et financer de tels travaux.
31 En dehors de programmes exceptionnels tels que celui que nous venons d’évoquer, la
solution réside probablement dans une prise de conscience accrue de l’intérêt des
questions sociales et dans la conjonction de toutes les bonnes volontés : les institutions

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 14

patrimoniales traditionnelles, les centres de recherche en sciences sociales, les sociétés


savantes, les structures néopatrimoniales comme les associations d’histoire 70 ou les
comités d’histoire ministériels71, les institutions médico-sociales elles-mêmes, les
associations caritatives ou les organisations non gouvernementales 72, en unissant leurs
efforts, peuvent accomplir de grandes choses. Il y a un secteur qui donne un très bon
exemple de ce type de mobilisation, c’est celui de l’histoire du travail social et de
l’éducation spécialisée. Diverses associations d’histoire (éducation spécialisée,
éducation surveillée, protection judiciaire des mineurs, centres sociaux, communautés
éducatives, villages d’enfants, aide à l’enfance inadaptée, aide à l’enfance handicapée),
des conservateurs du Patrimoine, des chercheurs, une université (celle d’Angers), des
centres de recherche en sciences sociales et en histoire sociale, des fédérations
professionnelles (celle des centres sociaux), un musée (le Cédias-Musée social), des
écoles de formation professionnelle pour éducateurs, des congrégations de religieuses
apostoliques (les Sœurs du Bon Pasteur) se mobilisent pour défricher un secteur
historique contemporain jusque-là un peu délaissé : collecte d’archives écrites,
constitution d’archives orales, entretiens individuels et collectifs, publication de
témoignages, organisation de séminaires et de colloques73, groupes de travail mêlant
chercheurs et « anciens » acteurs, enseignement historique et formation
professionnelle74...
32 La dernière voie de réflexion est celle de la « réduction d’échelle », autrement dit la
constitution d’archives orales locales et monographiques. A l’échelle locale, beaucoup
de choses paraissent possibles et les monographies d’établissements (centres sociaux,
établissements d’éducation ou d’accueil, hôpitaux) se prêtent bien à la mise en œuvre
de partenariats resserrés entre chercheurs, archivistes, archivistes-oraux, anciens
acteurs et praticiens. Nous citerons en exemple le projet « Histoire de l’hôpital Saint-
Louis de Saint-Jean-d’Angély », dans le cadre duquel, grâce à une collaboration étroite
entre les archives départementales de Charente-Maritime, la Société d’archéologie de
Saint-Jean-d’Angély et l’hôpital lui-même, les témoignages des anciens personnels
soignants, des anciens médecins et des anciens administrateurs ont pu être recueillis et
archivés pour écrire l’histoire de la période post-1945 ; de fait, les sources écrites
contemporaines se sont révélées fortement lacunaires et les documents administratifs
qui subsistaient, trop « secs » et trop elliptiques, ont suscité de nombreuses difficultés
d’interprétation, alors que paradoxalement les archives de l’époque moderne et du
XIXe siècle se sont montrées beaucoup plus « parlantes ». Autre exemple d’initiative
locale et récente dont nous avons eu connaissance dans le domaine hospitalier : il vient
d’être lancé un projet d’histoire pour l’hôpital de Garches, lancé par une association
d’histoire locale, qui mobilise instamment les témoignages des anciens personnels
soignants.
33 Les archives orales de la « souffrance », de la pauvreté ou de « l’exclusion » ne posent
pas seulement des problèmes de financement et de logistique, elles exigent aussi une
réflexion approfondie sur les objectifs et les moyens méthodologiques de telles archives
orales. Il y a là un problème moral délicat. Peut-on provoquer et archiver les témoignages
de la souffrance ? Sans voyeurisme ? Dans quel but ? Avec quel sens ? Une finalité
patrimoniale de fixation et de conservation est-elle suffisante pour justifier une telle
entreprise ? Le concours de chercheurs ou de professionnels familiarisés avec ce type
de problématiques (médecins, psychologues, sociologues) est-il nécessaire et ces
professionnels accepteront-ils de travailler (aussi) dans un but patrimonial ? Les
intéressés accepteront-ils de parler et accepteront-ils que leur témoignage soit

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 15

conservé pour la postérité ? Généralement, l’on accepte de parler quand cela a un sens,
lorsqu’on veut dire quelque chose de soi, quand on veut transmettre quelque chose, ou
quand on croit que cela peut servir à quelque chose, soit à la connaissance soit à ce que
les choses ne soient plus les mêmes : par exemple, les souvenirs des survivants de la
Shoah sont fixés et conservés dans un objectif de connaissance et de non-oubli, mais
aussi dans l’espoir que de tels crimes ne se reproduisent plus (pacte testimonial)... Ces
collections d’archives orales de l’exclusion devraient, comme l’enquête internationale
de la Banque mondiale sur la pauvreté, avoir plus encore que les autres une finalité
réflexive et stratégique : trouver des solutions neuves, des dispositifs innovants, faire
en sorte que les choses changent...

2. Archives orales, « usagers » et société civile

34 On remarquera que dans tous les projets d’histoire que nous avons cités, les
témoignages qui sont recueillis et archivés sont généralement ceux des « soignants »,
des « encadrants » ou des « éduquants », rarement ceux des « soignés » 75, des
« encadrés » ou des « rééduqués ». Il ne semble pas que l’on ait pensé à recueillir les
témoignages des anciens malades de l’hôpital Saint-Louis de Saint-Jean d’Angély ; il est
vrai que cette entreprise n’est pas très facile à mettre en œuvre ; mais les anciennes
accouchées qui constituaient la catégorie la plus facilement retrouvable et la plus
facilement interviewable compte tenu de l’objet de leur hospitalisation, auraient
certainement pu témoigner utilement, à leur niveau, des changements intervenus dans
« la vie à l’hôpital » au cours des trente dernières années (conditions matérielles,
méthodes d’accouchement, médicalisation de l’accouchement, organisation
hospitalière, relations avec les personnels soignants, disparition du personnel
ecclésiastique ou religieux, conception du « service maternité », soins des nouveau-nés,
puériculture, pédiatrie, etc.)76.
35 De même, dans le cas du projet de l’histoire de l’hôpital de Garches, il ne semble pas, du
moins pour ce que laissait transparaître l’appel à contribution, que les initiateurs du
projet aient envisagé de contacter d’anciens hospitalisés et leur famille ; pourtant
d’anciens patients, accidentés de la route ou handicapés, auraient sans doute beaucoup
à dire sur leur « expérience hospitalière » et sur la façon dont ils ont été soignés,
éventuellement rééduqués puis réinsérés. De même, dans le cas de l’éducation
spécialisée, les collectes de témoignages envisagées et dont nous avons eu connaissance
portent en priorité sur les travailleurs sociaux et non sur les « rééduqués » 77. Cela tient
principalement à l’origine institutionnelle des programmes d’archives orales et aux
problématiques adoptées par les responsables de projets : histoire des métiers, histoire
d’une profession, histoire d’un établissement, histoire du travail, histoire des femmes
au travail78, histoire des institutions sanitaires et sociales, histoire des politiques
publiques d’assistance ou de santé...
36 Dans le cadre de l’histoire des politiques publiques, en effet, si les décideurs politiques
et administratifs font l’objet de toutes les attentions, si les structures administratives et
organisationnelles, les cultures de services, les divers métiers des agents et les
personnels commencent à être étudiés en tant que tels et pour eux-mêmes, il est une
catégorie d’acteurs qui entrent fréquemment dans les « oubliés » des programmes
d’archives orales institutionnelles, ce sont les « « usagers », c’est-à-dire les citoyens en
tant que destinataires ou bénéficiaires de politiques publiques. De fait, les comités

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 16

d’histoire reproduisent assez naturellement les logiques institutionnelles descendantes


et coiffantes des ministères auxquels ils sont rattachés et ne pensent pas spontanément
à donner la parole aux membres de « la société civile » 79. Leurs programmes
institutionnels d’archives orales ne se préoccupent guère des « usagers », des
« assujettis », des « administrés », des « assurés sociaux », des « contribuables » 80, des
« patients », des « allocataires » et des consommateurs. Et à notre connaissance, aucun
comité d’histoire n’a mis à son programme un volet « usagers », d’où l’expérience
pionnière du Comité d’histoire de la Sécurité sociale, dont nous espérons bien qu’elle
sera suivie par d’autres comités81.
37 Le secteur le plus en avance dans ce domaine est probablement celui de l’histoire des
femmes, précisément à cause du recours massif aux sources orales et du fait qu’elles
détiennent des informations précieuses sur l’éducation des enfants, sur la santé,
l’hygiène, la vie de la naissance à la mort. De ce fait, elles ont pu témoigner
indirectement, par exemple dans le domaine de la santé ou de la famille, des
conséquences des politiques sanitaires ou sociales mises en œuvre tout au long du
XXe siècle : histoire de la grossesse82, histoire de l’accouchement83, santé publique et
hygiène, histoire de la maternité, par exemple... Mais la collecte des témoignages
n’était pas forcément orientée spécifiquement par des 84problématiques centrées sur la
réception des politiques sociales publiques. Il y a là un champ historique immense que
les archives orales institutionnelles pourraient avantageusement défricher en créant
des collections de témoignages qualitatifs d’usagers sur la réception et le « vécu », par les
citoyens de base, des politiques publiques dont ils ont été la cible. Par exemple, quelles
étaient leurs attentes vis-à-vis de cet État-Providence qui n’a cessé de croître et de
s’étendre depuis les années trente ? Comment ont-ils reçu ces innovations ? Comment
se les sont-ils appropriées ? Comment ont-ils essayé de les infléchir ou de les orienter ?
Comment se sont-ils organisés par rapport à cette intervention ? Quelles ont été leurs
expériences de vie autour de ces innovations ? Quelles étaient leurs pratiques familiales
et sociales autour de ces prestations et de ces nouveaux « services » sociaux ? Quels
sont les changements que ces politiques sociales ont introduits dans leur vie sociale,
familiale, quotidienne, économique ? Quels ont été les retentissements sur leur façon de
vivre et de penser, alors que l’on touche avec ces sujets à des attitudes très profondes à
l’égard de la vie et de la mort ? Ces « nouvelles archives orales » des « usagers » serait
au croisement d’une histoire du quotidien, d’une histoire des politiques publiques
descendante et des institutions, d’une histoire sociale vue d’en bas (la société civile) et
d’une histoire des mentalités qui ne dit plus son nom, mais qui n’en cherche pas moins
pour la deuxième moitié du XXe siècle des matériaux inédits et pertinents.
38 De telles archives orales posent des difficultés méthodologiques particulières,
notamment en ce qui concerne la constitution de l’échantillon-cible, le mode
d’interview, le canevas d’entretien ; il faut pouvoir s’appuyer sur des savoirs-faire
éprouvés85. C’est pourquoi, dans le cas du Comité pour l’histoire de la Sécurité sociale,
l’idée d’utiliser un échantillon de retraités, déjà constitué et déjà connu depuis
longtemps, et de les inviter à participer à une campagne d’archives orales thématiques
qualitatives sur la retraite et le grand « âge », destinées à l’historien de 2050, est
particulièrement pertinente ; on voit ainsi comment méthodes quantitatives et
méthodes qualitatives peuvent se combiner sans s’opposer et se féconder les unes et les
autres. On voit aussi surtout comment des matériaux recueillis en sciences sociales, s’ils
sont bien conservés, peuvent se faire archives pour l’historien du futur : en effet les

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 17

matériaux quantitatifs et qualitatifs (85 récits de vie) qui ont été collectés il y a plus de
quinze et trente ans et qui concernent deux « cohortes » de retraités de la région
parisienne (1972 et 1984), sont encore aujourd’hui exploités de façon interdisciplinaire
par des géographes, des sociologues, des historiens, des démographes, des
gérontologues ou des psychologues86. Cet exemple démontre la nécessité de conserver
les grandes enquêtes de sciences sociales et illustre l’intérêt de la méthode
autobiographique, qui permet des exploitations très variées : trajectoires
géographiques, résidentielles, sociales ou professionnelles, pratiques de santé et
d’hygiène, logement, famille, travail, passage à la retraite, entrée dans la vieillesse ou
dans le « grand âge ».
39 En restant dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile, la source
orale permet aussi de recueillir des informations précieuses sur les mouvements, les
associations de militants, sur ce qu’on appelle aussi parfois le tiers-secteur, sur toutes ces
micro-organisations sociales, qui agissent dans le domaine social, culturel ou religieux :
mouvements politiques, syndicats, mouvements d’Action catholique, mouvements
familiaux, associations familiales, mouvements d’action populaire, associations
d’éducation populaire, mutuelles et mouvements mutualistes, associations de secours
et de prévoyance, mouvement des veuves de guerre, mouvement des veuves civiles,
villages d’enfants, associations féministes ou pour la promotion de la femme,
mouvements d’anciens combattants, mouvement des mères, associations de
handicapés, associations œuvrant pour l’enfance malheureuse, associations caritatives,
etc. Les archives écrites de ces mouvements ne sont pas toujours bien tenues (quelle
association a les moyens de s’offrir les services d’un archiviste ?), ni bien conservées,
surtout dans la durée ; elles se révèlent parfois lacunaires (on ne conserve que les
archives comptables, juridiques ou financières, par exemple), et de ce fait, pour étudier
le phénomène du militantisme et de l’engagement social, pour connaître le
fonctionnement de ce type très particulier d’organisation, le témoignage des acteurs
s’avère absolument essentiel87.

3. Archives orales et anonymes

40 Aux dominés et aux exclus, cibles privilégiées de l’histoire orale d’hier et peut-être des
archives orales de demain, aux « usagers » des politiques publiques, grands « oubliés »
des programmes classiques d’archives orales rétrospectives institutionnelles, il faudrait
ajouter tous les anonymes, tous ceux qui sans être des exclus de l’écrit ou des archives
(ils sont souvent décomptés dans des effectifs administratifs globaux et ils produisent
même parfois précisément beaucoup de papier !) et tout en étant parfaitement intégrés
(ils appartiennent souvent à de grandes organisations publiques ou privées) relèvent de
ces catégories de gens dont l’histoire contemporaine commence seulement à retenir le
nom : les employés de bureau, les employés administratifs, les « ouvriers en col blanc »,
les cadres intermédiaires et même les cadres supérieurs, les fonctionnaires dans leur
immense masse, les employés du secteur tertiaire88. Les anonymes de la grande
histoire ! Peut-être plus encore que les paysans et les ouvriers, qui ont toujours fait
malgré tout la cible privilégiée de l’histoire sociale.
41 En général, ils ne font pas partie des oubliés des archives écrites, du moins dans le
secteur public89, car tout fonctionnaire, tout agent des services publics possède un
dossier de personnel et un dossier de pension, mais encore faut-il que ces dossiers

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 18

soient accessibles et exploitables90 : le délai légal de consultation est actuellement de


120 ans à partir de la date de naissance. En outre, ces dossiers ne sont pas toujours
remplis de façon systématique et exhaustive et ils peuvent présenter des lacunes dans
l’une ou l’autre des rubriques suivantes ; on y trouve en général le lieu de naissance, le
nom et parfois la profession des parents, les diplômes ou qualifications acquises avant
d’entrer dans l’administration, les dates de service militaire et les années de
mobilisation, l’année du concours de recrutement ou d’entrée dans l’administration, le
déroulement de carrière (promotion, avancement, mutation, concours et examens), les
traitements et parfois les primes ou les indemnités (quand elles sont réglementaires),
les éventuelles maladies professionnelles, parfois les conditions de travail, la date de
mise à la retraite, la date de liquidation de la pension ; mais on ne connaît pas toujours
le statut matrimonial de l’intéressé (sauf lorsqu’il y a réversion de la pension à la
veuve), ni la profession du conjoint, ni le nombre d’enfants, ni les domiciles successifs,
ni les langues parlées, ni ce que l’agent a fait avant d’entrer dans la fonction publique,
ni ce qu’il a fait après l’avoir quittée. D’autre part, s’il est interdit, depuis l’affaire des
« fiches », de tenir compte des opinions religieuses, philosophiques ou politiques des
fonctionnaires dans le déroulement de leur carrière (discrimination), la loi n’interdit
pas formellement pour autant la mention de ces informations dans le dossier 91 ;
néanmoins, il est très rare de trouver ce type d’informations et hormis la traditionnelle
enquête « de moralité » faite par les services de la Préfecture au moment du
recrutement, le dossier s’avère de fait peu loquace... Quant aux notations de l’agent,
elles sont souvent lacunaires et quand elles existent, elles sont bien évidemment
codées ; restent les « affaires » ou les sanctions disciplinaires, mais pour le plus grand
nombre, il n’y a rien.
42 Si les fonctionnaires ne sont pas des oubliés des archives, ils le sont peut-être
davantage de la discipline historique qui pendant longtemps ne s’est pas intéressée à
eux en tant que tels : coincée entre l’histoire du droit, les sciences administratives, la
sociologie et la science politique, l’histoire administrative n’a jamais pu véritablement
se déployer en tant que sous-discipline autonome en France. En dehors du cas
particulier de l’histoire des enseignants, toujours active et alimentée par les travaux
des membres de la corporation enseignante, l’histoire de l’administration s’est
développée principalement et se développe actuellement selon trois axes principaux :
l’histoire juridique et politique du statut de la fonction publique à laquelle se rattache
l’histoire des syndicats de fonctionnaires92 ; la prosopographie des corps de hauts
fonctionnaires93 (inspecteurs des Finances, conseillers d’État, préfets, ingénieurs des
corps techniques de l’État, corps d’inspection, universitaires, magistrats) au détriment
des fonctionnaires modestes ou intermédiaires ; et enfin, l’histoire des administrations
centrales (leurs sommets), au détriment de celle des services territoriaux, alors que les
plus gros bataillons d’effectifs se trouvent dans les services dits « extérieurs » 94.
43 Caractérisés par leur très grand nombre, mais aussi par leur éparpillement sur
l’ensemble du territoire, dispersés dans un très grand nombre d’établissements ou de
postes (les effectifs des bureaux en province peuvent parfois être très modestes),
caractérisés aussi par leur mobilité95, souvent par leur hétérogénéité en dépit de
l’uniformité de façade du statut de la fonction publique96 et par la difficulté de définir
véritablement leur métier au sens traditionnel du terme97, les fonctionnaires font
parfois figure de parents pauvres de l’histoire sociale98, à côté des ouvriers ou des
paysans. Les femmes fonctionnaires, notamment à cause du mouvement féministe et de
l’émergence de l’histoire des femmes, semblent avoir davantage retenu l’attention et

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 19

bénéficié d’un meilleur traitement de la part des historien(nne)s 99. L’on sait le rôle qu’a
joué la source orale dans la naissance de l’histoire des femmes, et les femmes
fonctionnaires ne pouvaient manquer de retenir l’attention de ses promotrices, avec
quelques thèmes majeurs tels que l’entrée dans le travail, l’entrée dans la fonction
publique et les motivations qui ont guidé ce choix, la formation et l’apprentissage du
métier, l’organisation du travail et la répartition des tâches, la carrière et
l’avancement, la vie quotidienne au bureau, la promotion de la femme et la promotion
sociale, la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée, la condition féminine
et les loisirs, la féminisation progressive des services et l’évolution des métiers 100...
44 C’est précisément dans le but de développer cette histoire administrative des services
et cette histoire sociale des fonctionnaires que les comités d’histoire ministériels ont
adopté des programmes d’archives orales, en segmentant sectoriellement,
directionnellement ou corporativement ce qui apparaît parfois trop souvent comme
une masse indifférenciée et anonyme. La segmentation était aussi une façon de
répondre au défi des grands nombres, qui frappe d’inhibition l’historien-oral ou
l’archiviste-oral quand il envisage de travailler sur l’histoire sociale des
fonctionnaires101, car ceux-ci, à la différence des paysans ou des ouvriers, ne sont pas
forcément enracinés dans un terroir, dans une région industrielle, dans un
établissement102, ce qui rend les monographies locales malaisées103. L’avenir dira si ces
sources orales ont tenu leurs promesses, si elles ont pu éclairer les visages des
bureaucrates cachés dans l’ombre, leur donner un nom, mettre des existences
humaines derrière des bordereaux et des circulaires et si elle sont venues donner du
corps et de l’âme à des archives souvent par trop juridiques.
45 Les choses seraient-elles plus avancées du côté des entreprises privées ? Les entreprises
ont d’abord historiquement été étudiées du point de vue macro-économique ou du
point de vue des luttes sociales, avec une polarisation patronat/ouvriers ; puis est
venue l’histoire des techniques et de l’innovation industrielle ou technologique, qui a
réintroduit d’autres catégories d’acteurs : les techniciens, les ingénieurs, les
informaticiens, les chercheurs, etc. Depuis quelques année, dans la foulée des sciences
de gestion, émerge un autre questionnement historique concernant précisément
l’émergence du pouvoir gestionnaire au sein des entreprises104, mouvement qui
s’accompagne lui aussi de nouvelles catégories d’intervenants et de nouveaux groupes
sociaux, tels que les manageurs, les experts, les financiers, les contrôleurs de gestion,
les cadres administratifs, les organisateurs, les informaticiens, les hommes du
marketing, les commerciaux, les gestionnaires du Personnel, les logisticiens, etc. La
prise en compte du phénomène organisationnel et bureaucratique que constitue une
entreprise, l’étude des différentes formes d’organisation adoptées dans les grandes
entreprises françaises (notamment l’adoption de la structure multidivisionnelles en U),
la modernisation des structures et des personnels, l’émergence de nouvelles fonctions
et de nouvelles filières professionnelles au sein des entreprises devraient conduire à
s’intéresser et à donner la parole à de nouveaux acteurs désignés jusqu’à aujourd’hui
sous le nom de cadres mais destinés eux aussi à se différencier en sous-groupes
distincts. De ce point de vue, les archives orales dans l’entreprise, distinctes de la
collecte des témoignages des patrons et des dirigeants, sont riches de potentialités et
portent en elles un approfondissement en épaisseur de l’histoire des organisations et des
entreprises. A notre connaissance, peu d’entreprises ont adopté ce type de démarche,

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 20

pourtant susceptible de contribuer à la gestion des organisations (voir le troisième


chapitre de la partie IV).
46 Petite parenthèse, dans la même ligne que nos remarques sur les archives orales des
« usagers » des politiques publiques de l’État, on peut se demander si les archives orales
d’entreprise ne pourraient pas non plus inclure un volet « clients » ou
« consommateurs », ce qui à ma connaissance n’a jamais été fait, du moins dans le cadre
de collections d’archives orales patrimoniales. Ainsi les Archives historiques de Paribas,
qui se sont montrées pionnières pour les archives orales bancaires, pourraient
compléter leurs collections par des entretiens auprès des « grands clients » de Paribas
(les entreprises notamment) et de ses « grands partenaires » (actionnaires, État
français, États-partenaires, autres banques d’affaires). Et l’on pourrait appliquer le
même type d’approche aux grandes entreprises industrielles ou aux sociétés de
services.
47 En définitive, les archives orales patrimoniales, dans leur approche institutionnelle, ont
adopté d’abord un regard très interne, ce qui est tout à fait légitime, mais on pourrait
imaginer des prolongements du côté de l’environnement externe de l’organisation, tant
il nous semble qu’on ne peut comprendre le fonctionnement d’une organisation, si l’on
ignore les liens qu’elle entretient avec son environnement, ses partenaires extérieurs,
son marché et les contraintes qui pèsent sur elle. Le fait de recueillir des témoignages
de la part de l’extérieur serait en outre très riche pour travailler sur tout ce qui
concerne l’image externe de l’organisation, notamment sur la question de savoir
comment se forge historiquement une image institutionnelle, élément dont on sait
aujourd’hui que c’est un des facteurs décisifs de la vie et de la survie d’un entreprise.

4. Sources orales et histoire des métiers

48 En restant dans le cadre tracé par l’histoire orale des années soixante-dix, mais cette
fois-ci versant ethno-histoire, sans s’attacher à tel ou tel groupe social en particulier,
mais en réfléchissant à ce qui dans les sociétés traditionnelles faisait plus
spécifiquement l’objet d’une tradition orale, les historiens, les ethnographes ou les
archivistes-oraux se sont préoccupés de conserver la trace d’activités humaines qui ni ne
s’écrivaient ni ne se transmettaient par l’écrit et dont les détenteurs étaient menacés
de disparition par la modernisation de l’économie et de la société.
49 Furent particulièrement concernés par cette approche les métiers de la terre et de
l’artisanat105, fondés sur la pratique répétitive de gestes ancestraux et transmis de
génération en génération par le biais de l’apprentissage, de la démonstration et de la
tradition orale ; mais aussi les pratiques rurales communautaires ou villageoises
acquises dans le milieu familial, les manières d’être, d’agir, de parler et de penser liées
à ces métiers, à ces pratiques ou à ces relations collectives 106. Là encore, la source orale
s’est trouvée mobilisée au premier chef, à côté des ethnotextes, des objets, des outils ou
de l’archéologie rurale ou même industrielle107.
50 Cette problématique du métier a été également travaillée par l’histoire des femmes 108,
notamment pour la période du premier XXe siècle : moins scolarisées, moins qualifiées,
elles avaient des métiers souvent manuels, essentiellement fondés sur les gestes et sur
des savoir-faire acquis « sur le tas », et, de ce fait, particulièrement menacés par la
modernisation des techniques. La source orale là encore a permis de restituer ces gestes
et ces pratiques féminines : les gestes de la terre et de l’élevage 109, les gestes du travail

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 21

artisanal110, les gestes ouvriers ou les gestes du bureau111, les gestes de l’éducation
(prime enfance) ou de l’hygiène, les gestes du travail domestique, les gestes qui
soulagent ou qui guérissent112...
51 Aujourd’hui, ces problématiques du geste et du métier restent-elles valables pour la
seconde moitié du XXe siècle, tant pour les hommes que pour les femmes ? Existent-ils
encore des activités, notamment professionnelles, que seule la source orale permettrait
d’atteindre ? Peut-on prolonger cette problématique du « métier » jusqu’à nos jours
pour orienter des programmes d’archives orales systématiques dans le monde du
travail ? La modernisation des techniques, l’introduction de la machine et des
procédures écrites, le progrès technologique ont-ils totalement chassé le métier de la
ferme, de l’usine, de l’atelier, du laboratoire ?
52 Il nous semble que là où subsistent des gestes, des savoir-faire gestués ou des tours-de-
main, un contact avec des outils ou avec la matière, des gestes qui s’acquièrent par la
pratique, la démonstration et l’exemple, on pourrait certainement envisager des
collectes de témoignages du même type que ceux qui ont mobilisé autrefois des
bataillons d’ethnographes. Les métiers modernes de l’artisanat et de l’agriculture, un
grand nombre des métiers industriels et de la production (dont on peut penser
d’ailleurs qu’un certain nombre sont voués à disparaître à moyen terme), mais aussi
plus largement tous les métiers qui font appel à une pratique, à une pédagogie du corps
et du geste pourraient faire l’objet de campagnes d’archives orales méthodiques, la
solution optimale consistant probablement à accompagner systématiquement les
témoignages d’images filmées113. Nous visons là des métiers auxquels on ne pense pas
immédiatement tant notre imaginaire du métier renvoie instantanément aux métiers
traditionnels de l’artisanat, mais qui en réalité voient bien leurs activités reposer sur
des gestes, sur des pratiques qui engagent parfois le corps tout entier : les métiers du
bâtiment ou de P architecture114 ; les professions médicales et paramédicales ; les
métiers des transports ; les métiers de la mer ; les métiers du monde militaire, alors
qu’on ne cesse de parler par ailleurs de la professionnalisation des armées ; les métiers
d’enseignement et de pédagogie, qui mobilisent à la fois les attitudes du corps, les
gestes, le visage et la parole ; les métiers d’art et du patrimoine ; les métiers
artistiques115 ; et par prolongement des métiers artisanaux, toutes les professions
techniques et techniciennes, qui supposent manipulations, expérimentations et
contacts soit avec la matière soit avec la machine et maintenant le robot : les
techniciens, les agents de maîtrise, les ingénieurs de production, les ingénieurs
militaires, les informaticiens, les hommes de recherche et de laboratoire, les
chercheurs appliqués, etc. Ces métiers, qui, pour beaucoup, ont émergé massivement
depuis la seconde guerre mondiale dans le sillage du progrès technique, et qui sont tous
affectés aujourd’hui par des processus de changement accélérés mériteraient à nos
yeux des micro-campagnes systématiques de témoignages oraux, que ce soit dans les
entreprises, dans les usines, dans les ateliers, dans les hôpitaux, dans les centres de
recherche, dans les laboratoires, au sein des Armées...
53 De façon générale, un champ immense reste à défricher, car si les métiers traditionnels
ont été bien couverts grâce aux ethnographes de la société rurale et aux sociologues de
l’industrie taylorienne, on peut dire qu’on ne fait que commencer à archiver sur les
métiers de la société industrielle et post-industrielle. Pourquoi attendre que ces métiers
soient en voie de disparition pour en fixer les pratiques, les gestes, les attitudes, les
valeurs, la déontologie, et les discours... et pour connaître ceux qui les exercent 116. Sans

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 22

parler du fait que les métiers disparaissent plus vite qu’ils ne naissent, tant le
renouvellement des connaissances et le progrès des techniques rend rapidement
obsolète ce qui était, il y a peu, innovant !
54 Une des premières entreprises pilotes d’archives orales dans ce domaine est
probablement celle des archives orales de PINRA. Ces dernières ont commencé en 1995
grâce à un chercheur de PINRA, Denis Poupardin, qui avait déjà été chargé en 1993
d’une mission sur l’état et la conservation des archives écrites 117, et qui a saisi l’occasion
de la célébration du cinquantenaire de PINRA pour lancer un programme d’archives
orales118. Les objectifs de cette campagne sont multiples ; outre le recueil de la mémoire
collective d’un milieu professionnel, trois grandes directions de travail orientent la
collecte des souvenirs des témoins : l’histoire intellectuelle de la recherche
agronomique et les conceptions philosophiques et scientifiques des chercheurs, les
métiers et les pratiques de la recherche, l’histoire institutionnelle de l’INRA et les
changements stratégiques qui l’ont affecté depuis sa création en 1946. Plus de
210 témoignages ont été recueillis dans une quinzaine de centres (8 restent « à
explorer »), une soixantaine ont d’ores et déjà été transcrits, et une cinquantaine ont
été publiés, après validation par le témoin119. Outre les informations biographiques très
abondantes, les thèmes les plus riches d’informations sont les suivants : les conditions
de travail (travail de bureau, travail de laboratoire et travail sur le « terrain »), la
formation dispensée aux jeunes chercheurs, les rapports avec le monde agricole et
l’agro-industrie (cf. les laboratoires de campagne), les rapports avec la hiérarchie de
l’INRA (le thème du « maître » ou du « patron »), les relations entre chercheurs et
techniciens120. On retrouve, avec ces cinq thèmes, ce qui constitue précisément les
points forts des archives orales : les conditions de travail ; les aspects de formation et
de « dressage » ; les relations interpersonnelles et humaines (voir le chapitre suivant).
55 De façon générale, c’est aussi auprès de ces hommes de la technique ou de la science
que l’on cherchera à étudier les processus qui mènent à une innovation (y compris les
échecs121), à comprendre l’émergence puis la réception d’une innovation technique ou
d’un procédé technologique, à évaluer son impact, sa diffusion, à suivre les différentes
étapes de son adaptation et ses diverses applications, que l’on relèvera les
changements, les ajustements de comportement et de pratiques autour de cette
nouvelle technologie, que l’on étudiera les interactions entre la société et le progrès
technique122... Dans ce cadre, les archives orales, par le « vécu » qu’elles se proposent de
restituer, sont porteuses d’une histoire sociale de l’innovation et de la réception
technique et technologique, de même qu’elles sont porteuses, dans le domaine médico-
social, d’une histoire sociale de la réception des politiques de santé ou des politiques de
protection sociale.
56 Enfin, si l’on accepte de déconnecter la notion de métier de la notion de gestes, on peut
se diriger vers une acception plus abstraite du terme, où « métier » désignerait
« l’ensemble des connaissances et des pratiques collectives mises en œuvre par un
groupe d’acteurs déterminé dans un cadre professionnel défini », au sens où l’on parle
des métiers de la banque, des métiers de la recherche ou des métiers de la
communication ; dans ce cas, la collecte des témoignages oraux sera centré sur
l’acquisition des savoirs et des compétences, sur les pratiques sociales et
professionnelles qui entourent et nourrissent l’exercice du métier en question, sur les
capacités humaines individuelles et collectives qui entourent ce métier, sur les

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 23

innovations et les perfectionnements qui les affectent (voir le troisième chapitre de


cette partie).
57 L’approche historique par corporation, par corps, par métier ou par profession,
fragmente à l’infini selon un critère socioprofessionnel ou technique ce qui était
autrefois globalisé dans des notions aussi incertaines que générales que celles de
paysans, classe ouvrière, classes moyennes, cadres, professions tertiaires,
fonctionnaires, employés, etc. À ces larges groupes indifférenciés d’autrefois succèdent
aujourd’hui des groupes professionnels, plus étroits, plus segmentés, mais dotés d’une
identité propre, mobiles, évolutifs, spécialisés, symboles d’une société fortement
différenciée, individualisée et technicisée. Les sources orales, en mettant en exergue
ces identités professionnelles, peuvent contribuer à une vision émiettée de la société,
elles produisent aussi une certaine complexification du réel, à l’opposé d’autres
méthodes de connaissance qui conduisent davantage à agréger, à simplifier ou à
schématiser. Mais il y a là toute une richesse de significations, de pratiques et
d’attitudes qui font de notre société un « archipel » de microcosmes connectés entre
eux, interdépendants et dignes d’intérêt.

5. La source orale et les « broyés de l’histoire »

58 Avant-dernière catégorie de personnes que les sources écrites, ou du moins les archives
d’Etat, « oublient » souvent, mais que la source orale rétablit dans leur existence et
dans leur histoire, ce sont celles que nous nommerons « les broyés de l’histoire », ou
que nous aurions pu également appeler, selon l’expression de Karel Bartosek, « les
témoins de la souffrance »123 ou encore « les traumatisés de l’histoire ».
59 Nous pensons là à tous les persécutés du pouvoir, à ceux qui ont subi des violences
politiques ou raciales, à ceux qui ont fait l’objet de persécutions religieuses 124, aux
déportés125, aux exilés, aux dissidents126, aux victimes des guerres, aux combattants pris
dans l’engrenage des crimes de guerre127, aux perdants ou aux vaincus des guerres
civiles françaises et étrangères128, aux « soldats perdus » des causes perdues129, et plus
largement aux victimes de ce que l’on appelle aujourd’hui la « culture de guerre » 130 et
dont la souffrance, soit ne laisse guère de trace dans les archives écrites, soit est
traduite imparfaitement par l’écrit. En effet, est-il possible de faire l’histoire de la
souffrance humaine, en n’utilisant que les sources d’archives traditionnelles,
administratives ou militaires, ou bien en n’utilisant que les sources statistiques qui
décomptent les morts, les blessés, les mutilés, les gazés, les bombardés, les déportés, les
travailleurs forcés, les orphelins et les veuves ?131
60 Nous incluons aussi par extension dans cette catégorie des « broyés de l’histoire », mais
sur un mode moins dramatique, les schismatiques132, les hétérodoxes, les minoritaires,
bref tous ceux qui « subissent » la loi du plus fort ou du fait majoritaire et que l’histoire
dominante oublie parfois. Minorités religieuses, minorités ethniques, minorités
syndicales, politiques ou sexuelles... Sur toutes ces minorités, les sources d’archives se
font parfois rares, soit parce que ces minorités se cachent ou se protègent en
conservant une certaine discrétion, soit parce que les pouvoirs publics les ignorent ou
les nient.
61 Dans cette catégorie des « broyés de l’histoire », les témoins les plus emblématiques et
les mieux connus133 sont sans aucun doute les survivants de la Shoah, dont les
témoignages oraux, après avoir été pendant plusieurs décennies ignorés ou laissés de

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 24

côté, sont, non seulement entendus et écoutés, mais, à partir des années quatre-vingt,
collectés méthodiquement, archivés, conservés et exploités à des fins historiques,
universitaires, médiatiques ou pédagogiques134. Alors que le pouvoir nazi a veillé à ce
que les traces écrites sur la Solution finale soient le moins abondantes et le moins
explicites possible, que saurions-nous du fonctionnement interne des camps
d’extermination si les sources orales n’existaient pas ? En outre, quand bien même des
archives administratives existeraient135, à partir du moment où l’organisation de la
Solution finale n’est pas seulement la décision d’un homme au plus haut sommet de
l’État, mais un système complexe exigeant des hommes pour le faire fonctionner et des
hommes pour y être broyés, les sources archivistiques permettent-elles d’atteindre ce
qui s’est véritablement passé136 ? Mais de ce point de vue, le témoignage oral atteint-il
lui-même son but et peut-il lui aussi restituer ce qui s’est réellement passé ? De quelles
informations le témoignage est-il porteur ? Vers quoi l’orienter ? Vers la description
minutieuse et « objective » d’un système administratif d’extermination ou vers
l’évocation d’une souffrance existentielle personnelle ? Comment interroger les
« broyés » de l’histoire ? Comment déontologiquement tenir les deux fils de telles
interviews, le fil cathartique et le fil archivistico-historique 137 ?
62 De façon plus générale, comment l’historien peut-il rendre compte dans son discours de
la souffrance ou de la violence ? Dire que tant de personnes ont été emprisonnées dans
les camps ou dans les prisons et que tant y ont été torturées, même en citant quelques-
uns des moyens employés, peut-il rendre compte de la souffrance et de l’humiliation
vécues par les personnes138 ? Faut-il accumuler les détails ? Existe-t-il un autre moyen
que d’avoir recours au témoignage personnel, autobiographique, direct et verbalisé de la
souffrance ? Même en admettant que l’historien puisse avoir accès à de tels
témoignages et les utiliser, comment peut-il en rendre compte historiquement ! Compte
tenu de la nature du discours historique, distancié et rationalisé, ne lui faut-il pas
dépasser l’expression crue de ces témoignages et les réintégrer dans un exposé linéaire
et généraliste, au risque alors soit de trahir le témoignage du témoin soit de provoquer
chez lui un sentiment de trahison ? Autrement dit, l’histoire peut-elle intégrer la
souffrance dans son écriture et la souffrance peut-elle trouver une place en histoire 139 ?
Quel type d’écriture faut-il adopter ? Plus radicalement, la souffrance peut-elle même
être objet de connaissance historique ? Ou bien la souffrance s’arrête-t-elle à la mémoire,
au témoignage, au souvenir, au discours prononcé à la première personne ? Et peut-elle
se faire connaître autrement que dans une relation interpersonnelle de communication,
de communion et de compassion ?
63 Quoi qu’il en soit, dans la même ligne que pour l’histoire du nazisme, dans l’espoir de
combler les lacunes des archives écrites, dans le souci de ne pas voir sombrer dans
l’oubli les témoins de la persécution ou de l’oppression et dans la volonté d’accroître les
connaissances sur le système communiste, des collectes de témoignages sont
entreprises dans les anciens pays de l’Est auprès des anciens « dissidents » ou des
anciens prisonniers des régimes communistes. C’est le cas notamment en République
tchèque, où Karel Bartosek, historien et dissident, a procédé à l’interview d’anciens
opposants, emprisonnés, violentés et torturés140 et en Russie où l’association Mémorial
recueille depuis plus de dix ans des témoignages sur la vie et l’organisation des camps
soviétiques141. Signalons aussi qu’il existe, à la Maison des sciences de l’Homme, un
groupe de travail « Mémoire grise à l’Est » qui s’est donné pour mission de retrouver le
passé enfoui et de mesurer la perception du changement en recueillant la mémoire des
gens ordinaires. De manière plus récente encore, des collectes de témoignages ont aussi

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 25

été organisées au Rwanda, après les massacres, à la fois archives judiciaires du


« génocide » et archives mémorielles de la violence de guerre 142. Et il en est de même
dans l’ex-Yougoslavie, dans le sillage de la guerre et de la « purification ethnique ».
64 Ce type de collecte de témoignages s’apparente parfois davantage à une démarche
psychothérapeutique qu’à un classique entretien d’archives orales à finalité historique ;
la fonction cathartique de la parole est mise en avant dans un but de purgation de la
mémoire, tandis que les aspects directement cognitifs peuvent passer au second plan ;
ce type de collecte de témoignages permet aussi de faire des analyses sur le silence,
comme un indicateur du traumatisme qui pèse sur tel ou tel individu, et aussi comme
un « indicateur des censures multiples qui [pèsent] [...] sur la volonté et la possibilité de
rendre publique cette expérience »143, ce qui nous ramène vers les questions d’identité
et d’image de soi, mais aussi de mémoire collective et d’histoire officielle.

6. Les archives orales et les « condamnés de l’histoire »

65 Enfin, dernière catégorie de personnes que la source orale permet de faire émerger, il y
a tous ceux que nous appellerons les « condamnés » de l’histoire ou encore « les vaincus
de l’histoire », et ils ne se confondent pas exactement avec les précédents. Car on peut
avoir été une victime de l’histoire mais en même temps être réhabilité par elle et du
coup apparaître comme un vainqueur de l’histoire (c’est-à-dire être du côté des
« bons ») ; alors qu’on peut avoir été du côté des dominants/oppresseurs et entrer
malgré tout dans la catégorie morale des « vaincus » de l’histoire (c’est-à-dire des
« méchants »).
66 En réalité, nous utilisons là deux acceptions distinctes du mot « histoire » : dans la
première acception, l’histoire désigne la succession temporelle des événements et dans
l’autre le discours historique officiel, qui dans ses implications pédagogiques,
médiatiques et mémorielles a toujours des connotations moralisantes ou normatives 144.
Les « vaincus » de l’histoire sont donc ici ceux que la mémoire collective ou même
l’histoire nationale officielle réprouvent et vouent à l’opprobre, à la honte ou à la
culpabilité145 : ceux qui « ont eu tort » historiquement, ceux qui ont mal choisi leur
camp, les « soldats perdus de l’histoire », les « collabo » de tout poil, les oppresseurs, les
bourreaux... Pour étudier les « condamnés » de l’histoire officielle, les archives orales
sont précieuses : d’abord elles permettent à tout témoin de poser une parole de défense
ou de justification, et si l’on accepte que les « grands » de ce monde le fassent en
écrivant et en publiant leur autobiographie, l’on admettra que les « petits » puissent en
faire autant grâce aux archives orales, instrument de prise de parole pour les dominés
et les anonymes.
67 Ensuite, d’un point de vue des connaissances, la source orale permet de restituer des
logiques d’action, des mécanismes que les mentalités, les préjugés, les pressions ou les
censures de la pensée du temps empêchent de comprendre ou même de concevoir. Pour
comprendre et analyser « la banalité du mal », pour reconstituer de l’intérieur
l’engrenage qui mène aux « crimes bureaucratiques »146, pour saisir en profondeur
comment se construisent et fonctionnent les bureaucraties de la terreur et du goulag,
pour « explorer le mécanisme de la destruction dans son fonctionnement même » 147 et
pour comprendre comment une société a pu en arriver là, ne faut-il pas accepter d’en
passer par le témoignage des acteurs du système148 ? L’histoire a d’abord vocation à
connaître, à comprendre et à expliquer ; le reste, d’autres s’en chargent... « C’est au

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 26

juge qu’il revient de condamner et de punir et au citoyen de militer contre l’oubli et


aussi pour l’équité de la mémoire ; à l’historien reste la tâche de comprendre sans
inculper ni disculper »149.

68 Dans ce chapitre, nous avons exposé deux usages traditionnels de la source orale : d’une
part, combler les lacunes des archives écrites, susciter une source de remplacement ou
contourner les barrières d’accès ; et d’autre part, faire émerger, donner une existence à
des groupes sociaux que les sources écrites ne permettent pas d’atteindre, soit parce
qu’ils en sont absents soit parce qu’ils y sont trop peu évoqués. Mais en raisonnant de
cette façon, nous restons dans une définition en négatif de l’intérêt des sources orales :
l’historien n’aurait recours à celles-ci que pour compenser les défaillances de la source
écrite ou pour en pallier l’absence.
69 Nous pouvons maintenant essayer de nous orienter vers une définition plus positive de
l’intérêt de la source orale, en considérant cette dernière comme une source ayant une
valeur en elle-même et en essayant de dégager ses apports spécifiques. Cette démarche
nous conduit dès lors à ne plus lier strictement l’intérêt des sources orales à l’existence
ou non de sources écrites, d’autant plus qu’on sait qu’en histoire contemporaine, c’est
désormais bien plus la surabondance des sources écrites qui guette le chercheur que la
pénurie ; elle nous conduit également à dénouer les liens historiques qui unissaient les
sources orales à certains groupes sociaux, puisqu’on a vu comment, par un processus de
maturation et d’affinement, la méthode de l’entretien s’est étendue des « dominés » et
des « humbles » vers tous les groupes sociaux. Dès lors, l’exercice consiste davantage à
réfléchir en termes de nouveaux objets d’histoire ou en terme « d’allongement du
questionnaire », pour parler comme Marc Bloch et Lucien Febvre plutôt qu’en termes
de groupes sociaux.
70 Il s’agit donc de voir si la source orale n’est pas porteuse d’informations spécifiques,
étant entendu que c’est le questionnement de l’historien, c’est-à-dire les questions qu’il
se pose sur son objet d’étude ainsi que la façon dont il fait parler ses sources, qui rend
le recours aux témoignages oraux intéressant. De fait, nous pensons que les sources
orales n’ont pas forcément les mêmes objets ni les mêmes usages que les sources
écrites. Les traiter indifféremment et demander aux sources orales le même type
d’information qu’aux archives administratives expose à de grandes déceptions ; c’est
une erreur dans laquelle les utilisateurs patentés de la source écrite tombent
fréquemment et qui les conduit en général à conclure au manque d’intérêt de la source
orale. Donc, dans cette deuxième partie, nous voudrions réfléchir aux types
d’informations, aux types d’objets d’étude par rapport auxquels les sources orales
seraient les plus adéquates, les plus pertinentes ou les plus « rentables », nous voudrions
essayer de voir dans quels domaines leur apport est le plus important. Mais, attention,
une source n’est pas riche en soi : sa richesse est toujours relative à d’autres sources, à
l’usage que l’historien en fait, au questionnement qu’il lui applique, à la façon dont il sait
la faire parler, et aussi au temps qu’elle lui fait gagner 150.
71 Avant d’examiner ces différents points, nous souhaitons affirmer d’emblée que la
source orale peut apporter sur le passé des informations factuelles et objectives,
événementielles même ; nous ne voulons pas laisser accroire que les archives orales
rétrospectives ne peuvent être traitées qu’au second degré ou seulement pour l’étude

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 27

des représentations du passé dans le présent. Certes, dans le chapitre concernant les
limites de la source orale et les critiques traditionnelles qui lui sont adressées, nous
avons mis en valeur les lacunes, les défauts intrinsèques de cette source a posteriori et
énuméré les précautions à prendre pour utiliser cette source en histoire ; il fallait bien,
en effet, conjurer un usage « naïf » des témoignages oraux ; mais il ne faudrait pas
tomber dans l’excès inverse et verser dans un subjectivisme ou dans un relativisme de
mauvais aloi, qui interdirait toute idée de connaissance historique et même toute
démarche de connaissance tout court.
72 En outre, si nous avons pu constater que des « effets pervers » tenant au travail de la
mémoire étaient susceptibles de retoucher la réalité du vécu du témoin, nous avons
également noté qu’ils étaient plus ou moins développés suivant la nature des sujets
évoqués et suivant les enjeux d’identité ou de mémoire qui se profilent derrière eux :
un questionnement centré sur la vie quotidienne et domestique, la vie au bureau, la
description d’un organigramme ou des gestes professionnels ne revêtent pas le même
enjeu existentiel qu’un bilan de carrière pour un haut fonctionnaire persuadé d’avoir
brillamment réussi, qu’un entretien sur la collaboration pour un ancien membre de
cabinet du gouvernement de Vichy ou qu’un récit de déportation. Ainsi sommes-nous
convaincue que certains types d’informations sont moins sujets à reconstruction que
d’autres, que des plages entières de souvenirs ont pu rester vierges d’interpolation,
faute d’avoir tout simplement été évoquées, que d’autres ont été « scarifiées » ou
fossilisées telles quelles, que certaines sont fiables tandis que d’autres ne le sont pas...
Dans ces variations subtiles, dans ces interstices de vérité, s’exercent le discernement
critique de l’historien, et son intuition aussi, n’en déplaise à certains.
73 Par souci de clarté, nous avons distingué et regroupé les apports des sources orales en
deux grands domaines principaux, qui sont ceux qui nous intéressent particulièrement
et pour lesquels nous avons la conviction que la source orale est d’une grande richesse,
et cela, que la source écrite existe ou n’existe pas : premièrement, une prosopographie
des acteurs enrichie et deuxièmement, une sociologie historique et qualitative des
organisations.

NOTES
2. Pour les archives orales de la construction européenne (programme CEE « Des voix pour
l’Europe »), Gérard Bossuat a été désigné chef de file pour la collecte des témoignages en France.
3. Les méthodes de l’histoire orale américaine s’exportent maintenant jusqu’en Russie : l’Institut
des relations internationales de Moscou s’est associé avec l’université de Stanford pour monter
un programme d’histoire orale sur la guerre froide, et plus particulièrement sur la période
Gorbatchev (cf. aussi le rôle de la fondation Gorbatchev qui a récupéré une grande partie des
archives concernant l’homme d’État) ; 30 leaders politiques, militaires et membres du KGB, ont
été interviewés à cette occasion, recoupant 4 cercles de témoins : les collaborateurs directs de
Gorbatchev ; les opposants de Gorbatchev, c’est-à-dire grosso modo les chefs militaires et les
responsables du KGB ; les partisans d’Eltsine ; les professionnels des relations internationales (les
diplomates). Chaque entretien dure en moyenne 2 heures, sa transcription est soumise au témoin

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 28

et validée, les documents sont conservés à l’Institut de Moscou et à l’université de Stanford. Six
axes d’étude ont été retenus, répartis sur une vingtaine de questions et soumis préalablement à
chaque témoin : l’orientation générale de la politique soviétique en relations internationales ; le
mécanisme de prise de décision chez Gorbatchev ; les relations soviéto-américaines ; la position
des États-Unis et de l’URSS sur la réunification allemande ; la guerre du Golfe ; la guerre froide
est-elle finie et si oui, depuis quand ? Source : intervention de Mikhail Narinski à la Sorbonne,
École doctorale de Paris IV, le 8 octobre 1999.
4. Certaines données confidentielles ne donnent jamais matière à trace écrite : on a coutume de
dire qu’une décision de dévaluation monétaire ne se prend qu’à l’issue de consultations orales.
Sur ce dernier point, voir A. Terray et L. Quennouëlle sur la dévaluation de 1958 et l’usage qu’elle
font des archives orales constituées par le Comité pour l’histoire économique et financière (cf
L. Quennouëlle, La direction du Trésor 1947-1967. L’État-banquier et la croissance, thèse EHESS, 2000,
Paris, CHEFF, 2000, p. 355, note 146 et A. Terray, Le service des Études économiques et financières,
1948-1961, DEA, EHESS, 1994).
5. Pour une réflexion plus générale sur le secret dans l’histoire, A. Dewerpe, Espion, une
anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard 1994.
6. Les Archives historiques de Paribas ont engrangé le témoignage d’une soixantaine de cadres
dirigeants ou supérieurs de Paribas, cf. P. de Longuemar, « La constitution de sources orales au
sein d’un service d’archives historiques : l’expérience de Paribas », Entreprises et histoire, 1998,
n° 20, p. 133-142. Les Caisses d’épargne, qui ont également une certaine avance dans le domaine
des archives orales (une trentaine de personnes interrogées pour 200 heures d’interview)
s’orientent vers une nouvelle campagne d’entretiens, centrée sur les dirigeants des années
soixante à nos jours. Le Crédit lyonnais a, lui aussi, amorcé une collection d’entretiens
thématiques (mais pas tous enregistrés) : une vingtaine d’entretiens ont été menés avec des
cadres supérieurs du Lyonnais, sur des dossiers techniques ou sur certains aspects
organisationnels.
7. É. Fouilloux, « Du côté du religieux », in R. Frank (dir.), Écrire l’histoire du temps présent, CNRS,
Paris, 1993, p. 278.
8. Les travaux concernant l’Église de France en tant qu’institution au cours du XXe siècle ne sont
pas encore très abondants, hormis la question de la séparation de l’Église et de l’État au tout
début du siècle ; pour une synthèse récente et grand-public, voir P. Pierrard, Un siècle de l’Église de
France 1900-2000, Desclée de Brower, Paris, 2000. Curieusement, il semblerait qu’il y ait plus de
travaux sur le Vatican que sur l’Église de France elle-même : cf. les travaux de P. Levillain, La
mécanique politique de Vatican II, majorité et unanimité dans un çoncile, f Paris, Beauchesne 1975 ; le
colloque de 1983 sur Paul VI et la modernité dans l’Église, École française de Rome, 1984 et celui de
1986 sur Le deuxième concile du Vatican (1959-1965), École française de Rome, 1989 ; Pie XII et la Cité,
actes du Colloque international d’Aix-en-provence, Téqui et Presses universitaires de Marseille,
1987 ; J. Chélini, L’Église sous Pie XII. L’après-guerre 1945-1958, Paris, Fayard, 1989 ; Y.-M. Hilaire
(dir.), Histoire de la Papauté, Paris, Tallandier, 1996 ; G. Wiegel, Jean-Paul II, Paris, J.-Cl. Lattes, 1999 ;
P. Hebblethwaite, Jean XXIII, le Pape du Concile, Bayard, 2000. Les évêques de France font malgré
tout l’objet d’une attention suivie, en histoire comme en sciences politiques : voir, de façon
générale, sous la direction de J.-M. Mayeur et Y.-M. Hilaire, Dictionnaire du monde religieux
contemporain, Paris, Beauchesne ; et plus particulièrement, B. Vassort-Rousset, Les évêques de
France en politique, Presses de la FNSP, Éd. du Cerf, 1986 ; C. Grémion et P. Levillain, Les lieutenants
de Dieu : les évêques de France et la République, Paris, Fayard, 1986. Les biographies de grands
personnages, en général gourmandes en témoignages oraux, restent peu courantes pour le
XXe siècle et sont parfois de nature journalistique : J.-J. Marziac, Monseigneur Marcel Lefebvre, Paris,
Nouvelles éditions latines, 1979 ; A. Wenger, Le cardinal Willot (1905-1979), Paris, Desclée de Brower,
1989 ; mais aussi J.-L. Clément, Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse (1929-1956), Paris,
Beauchesne, 1994. On trouve quelques éditions critiques de journaux tels que celui du père

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 29

Congar, Y. Congar, Journal d’un théologien 1946-1956, édité et présenté par E. Fouilloux, Paris, 2000.
En revanche, les livres-entretiens ou les écrits à caractère autobiographique version
« témoignage » restent un genre relativement pratiqué pour les ecclésiastiques : J.-M. Lustiger, Le
choix de Dieu, entretiens avec J.-L. Missika et D. Wolton, Paris, Éd. de Fallois, 1987 ; R. Etchegaray,
L’Évangile aux couleurs de la vie, Paris, Bayard/Centurion, 1987 ; L.-A. Élchinger, L’âme de l’Alsace et
son avenir, un témoin du XXesiècle, Nuée bleue, 1992 ; J. Chevrot et G. Chevrot, Mgr Chevrot
(1789-1958) : un acteur de l’histoire religieuse contemporaine, un demi-siècle d’un catholicisme d’ouverture,
biographie, suivie de textes choisis et commentés, Publisud, 1994 ; G. Matagrin, Le chêne et la
futaie. Une Église avec les hommes de ce temps, entretiens avec Ch. Ehlinger, Paris, Bayard, 2000 ;
pour les religieux, dans des genres différents, M-G. Dubois, Le bonheur en Dieu, souvenirs et
réflexions du père abbé de la Trappe, Paris, Laffont, 1995 ou B. de Margerie, Ambassadeur du Christ,
autobiographie, Paris, F.-X. de Guibert, 1997.
9. A.-R. Michel, La JEC (1938-1944) face au nazisme et à Vichy, PUL, 1988 ; Jocistes dans la tourmente :
histoire des jocistes (JOC, JOCF) de la région parisienne, 1937-1947, Éd. de l’Atelier, 1989 ; G. Cholvy, et
alii, Jeunesses chrétiennes au XXe siècle, Paris, Éditions ouvrières, 1991 ; P. Pierrard, M. Launay,
R. Trempé, La JOC : regards d’historiens, Paris, Éd. de l’Atelier, 1984 ; V Feroldi, La force des enfants :
des Cœurs Vaillants à l’ACE, Éd. de l’Atelier, 1987 ; J. Aubert, JOCF qu’as-tu fait de nos vies ? La jeunesse
ouvrière chrétienne féminine, sa vie, son action, 1928-1945, Paris, Éd. de l’Atelier, 1990 ; H. Bourdais, La
Jeunesse ouvrière chrétienne sous l’Occupation allemande : témoignages et souvenirs de H. Bourdais, vice-
président de la JOC à Paris, de 1941-à 1944, Paris, Éd. de l’Atelier, 1995 ; C. Guérin, L’utopie scoute
1920-1995 : histoire d’une identité collective catholique et sociale, Paris, Fayard, 1997 ; F. Le Prieur (dir.),
JAC/MRJC, origines et mutations, chronique sociale, Paris, Chronique sociale, 1996.
10. R. Rémond (dir.), Cent ans d’histoire de La Croix, 1988-1983, Paris, Le Centurion, 1988.
11. J. Debès, Naissance de l’Action catholique ouvrière, Paris, Éditions ouvrières, 1982 ; J.-L. Ducasse
et alii, LAC, MFR, CMR, 1939-1989, cinquante ans d’histoire, Paris, Éd. de l’Atelier, 1989.
12. Par exemple, P. Christophe, 1936 : les catholiques et le Front populaire, Paris,
Desclées de Brower, 1979 ; J.-M. Donegani, La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme
politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, Presses de la FNSP, 1983 ; G. Charreyron,
Politique et religion : protestants et catholiques de la Haute-Loire, Institut du Massif-central, 1990 ;
E. Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération : 1937-1947, Paris, Éd. du Seuil, 1997 ;
Y. Tranvouez, Catholiques et communistes : la crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Éd. du
Cerf, 2000 ; et tous les travaux de sociologie religieuse et politique dans le sillage du
chanoine Boulard et de G. Le Bras.
13. Sur le Centre catholique des intellectuels français 1945-1975, J. Tavarès, L’Église catholique et
les intellectuels. Le cas du CCIF Essai d’histoire sociale, thèse EHESS, 1980, en attendant la thèse de
C. Guyot en préparation sous la direction d’É. Fouilloux ; F. Bedarida, « Les intellectuels français
au Vatican en 1952-1953 », Mélanges Latreille, 1972, p. 243-253 ; Y. Travouez, « Guerre froide et
progressisme chrétien, La quinzaine (1950-1953) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 13, janv.-
mars 1983.
14. X. de Montclos et alii, Église et chrétiens dans la deuxième guerre mondiale, Lyon, PUL, 1981 ;
F. Bedarida et É. Fouilloux, « La guerre d’Algérie et les chrétiens », Les Cahiers de l’IHTP, n° 9, 1988
et « La guerre d’Algérie et les intellectuels français », Les Cahiers de l’IHTP t n° 10, 1988 ;
R. Bédarida, Les armes de l’esprit : témoignage chrétien, 1941-1944, Paris, Editions ouvrières, 1977 ;
C. Guyot, « Entre morale et politique, Le Centre catholique des intellectuels français face à la
décolonisation (1952-1966) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 63, juil.-sept. 1999.
15. Sur ce sujet voir, Paul Touvier et l’Église, Paris, Le Centurion, 1992.
16. Après l’initiative privée qui a permis de créer un centre d’archives pour les associations et les
organismes s’occupant d’éducation spécialisée (CAPEA) à Angers, il vient d’être inauguré aux
archives départementales du Val-de-Marne un Pôle de conservation pour les archives des
associations de Jeunesse et d’Éducation populaire (PAJEP), ce qui témoigne de la prise de

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 30

conscience croissante du rôle historique des associations dans la société française. « Ces archives
permettront de mieux connaître l’histoire des actions éducatives et sociales destinées à la
jeunesse et à l’ensemble de la société, et d’enrichir la réflexion de ceux qui travaillent à
l’évolution de leurs propres pratiques » (lettre d’invitation à l’inauguration, 19 juin 2000).
17. En 1999, a été lancée une enquête auprès des archivistes diocésains et deux journées d’étude
organisées par les Archives de France ont eu lieu en mars 1999 sur le thème : Les religions et leurs
archives : enjeux d’aujourd’hui.
18. La sociologie quantitative du chanoine Boulard et de G. Le Bras peuvent laisser subsister à
côté d’elle des approches plus qualitatives et plus compréhensives, qui pourraient s’inspirer de la
micro-histoire, et dont Y. Lambert a montré l’exemple : Dieu change en Bretagne. La religion à
Limerzel de 1900 à nos jours, Paris, Éd. du Cerf, 1986. Sur les débats entre historiens du temps
présent et sociologues du religieux, voir Historiens et sociologues aujourd’hui, journées d’étude
annuelles de la Société française de sociologie, Paris, CNRS, 1984-1986.
19. Pour notre part, nous avons rencontré au colloque d’Angers organisé par le CNAHES sur la
mémoire de l’éducation spécialisée une ancienne supérieure de la Congrégation des Sœurs du
Bon Pasteur, congrégation apostolique spécialisée dans la tenue de maisons de détention pour
jeunes délinquantes, de maisons de redressement ou de réinsertion pour prostituées. Elle nous
racontait comment à vingt-cinq ans à peine, à la fin des années trente, armée d’une formation
socio-psychologique pour le moins rudimentaire, elle avait été « débarquée » sur les quais de la
gare Montparnasse pour mener une action préventive auprès des jeunes bretonnes montant à
Paris et pour sortir de la prostitution celles qui y étaient tombées... Dans la suite du projet
« Histoire de l’hôpital de Saint-Jean-d’Angély », le directeur des archives départementales de
Charente-Maritime souhaite recueillir les témoignages d’anciennes religieuses hospitalières de la
congrégation des Filles de la Sagesse, fondée au XVIIIe siècle par L.-M. Grignon de Montfort, et qui
ont tenu l’hôpital jusqu’à la dernière guerre. Il souhaiterait faire de même pour la congrégation
des Dames blanches de La Rochelle, fondée au XVIIe siècle, qui s’occupait jusque dans les années
soixante des prostituées dans les ports et de l’enfance malheureuse ou délinquante. Source :
intervention de P. Even, Journées de l’École du patrimoine, 22-24 sept. 1999, La Rochelle, à
paraître.
20. J.-M. Donegani, Catholicismes de France, Paris, Desclée/Bayard, 1986 ; R. Rémond (dir.), Société
sécularisée et renouveaux religieux : XXe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1992 ; J. Prévotat, Être chrétien en
France au XXe siècle, vol. 4, Paris, Éd. du Seuil, 1998. Notons bien que s’il n’est pas trop tard pour
constituer les archives orales de l’Église avant Vatican II, il n’est pas trop tôt non plus pour
constituer des archives orales des « renouveaux » religieux et spirituels de cette fin de siècle, cf.
F. Lenoir (dir.), Les communautés nouvelles : interviews des fondateurs, Paris, Fayard, 1988 ;
A. Devailly, Les charismatiques, La Découverte, Paris, 1990 et C. Pina, Voyage au pays des
charismatiques, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001.
21. Pour un exemple de témoignage de la part d’une institutrice de l’enseignement catholique,
Florent Décosse, D’hier à aujourd’hui : une institutrice raconte, Osmondes, 1999.
22. L’Action catholique ouvrière et l’expérience historique des prêtres-ouvriers constituent l’un
des secteurs institutionnels les mieux étudiés, notamment pour la première période 1945-1954,
grâce aux archives écrites et aux témoignages des anciens acteurs. Mais les prêtres-ouvriers des
autres périodes (1965 à nos jours) sont beaucoup moins connus. Qui sait qu’il y a encore
aujourd’hui 540 prêtres-ouvriers en activité ? Sur le mouvement des prêtres-ouvriers, on peut se
reporter à E. Poulat, Naissance des prêtres ouvriers, Paris, Casterman, 1965 ; J. Loew, Journal d’une
mission ouvrière 1941-1959, Paris, Éd. du Cerf, 1959 ; M. Ducos, Action missionnaire en quartier ouvrier,
Paris, Éd. du Cerf, 1959 ; J.-M. Lewers, Prêtres en classe ouvrière, Éditions ouvrières, Paris, 1971 ;
O. C. Arnal, Prêtres en bleu de chauffe, Éditions ouvrières, Paris, 1992 ; J.-C. Delbrek, Le ciel était
rouge, Éd. Serpenoise, 1994 ; F. Le Prieur, Quand Rome condamne. Dominicains et prêtres-ouvriers,
Paris, Plon/Ed. du Cerf, 1989 ; P. Pierrard, L’Église et les ouvriers en France, t. 2, 1948-1990, Paris,

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 31

Éditions ouvrières, 1990 ; R. Wattebled, Stratégies catholiques en monde ouvrier dans la France d’après-
guerre, Paris, Éditions ouvrières, 1990 ; J.-M. Huret, Prêtre ouvrier insoumis, Éd. du Cerf, 1993 ;
J. Olhagaray, Prêtre et ouvrier de la Mission de Paris, Paris, Atlantica, 1999 ; J.-M. Huret et M. Combe,
Fidèle insoumission, interviews, Paris, Éd. du Cerf, 1999.
23. Nous espérons que les traces de la culture religieuse populaire, les pratiques sociales et les
pratiques de dévotion des fidèles « de base » ont été conservées par le biais des programmes
ethnographiques qui incluent généralement un volet « croyances, religion, foi, traditions
religieuses ». Nous espérons que ces sources orales viendront un jour nourrir une histoire
religieuse des croyances et des pratiques de foi, histoire dont Etienne Fouilloux souligne qu’elle
en est encore à ses « balbutiements » : « Tout ce qui façonne les comportements ou la culture des
fidèles, à commencer par les théologies et les spiritualités, n’a guère été abordé, si ce n’est
latéralement, par le biais des relations confessionnelles », in R. Frank (dir.), Comment écrire
l’histoire du temps présent, IHTP, CNRS, 1993, p. 276.
24. Voir sur le dialogue entre historiens et sociologues du religieux, les actes du colloque
Historiens et sociologues aujourd’hui, Journées annuelles de la Société française de sociologie, Lille I,
14-15 juin 1984, CNRS, 1986 ou le séminaire du CERAS (22-24 janvier et 19-21 mars 2001).
25. Intervention de P. Bernardin, secrétaire de l’Équipe nationale des prêtres ouvriers au CERAS
(Centre de recherche et d’action sociales des jésuites), lors du colloque « Mémoire(s) des pauvres
dans la société et dans les groupes chrétiens », Paris, 4 avril 1998.
26. L’engagement de pilotes français du côté israélien pendant l’expédition de Suez n’aurait fait
l’objet que de consignes orales, en excluant soigneusement toute trace écrite, y compris dans le
dossier personnel des pilotes. Voir sur ce point les témoignages collectés par le Service historique
de l’armée de l’Air et les articles dans la Revue historique des Armées sur l’Affaire de Suez (voir
bibliographie générale).
27. Les pratiques secrètes ou clandestines peuvent recouvrir aussi des choses telles que les
pratiques de freinage ou de résistance dans une usine ou dans un atelier, alors que l’encadrement
essaie d’imposer de nouvelles méthodes de rationalisation de la production, cf. l’étude d’A. Pinol
sur les ouvriers de Berliet pendant l’entre-deux-guerres, IVe Colloque international d’histoire orale,
Aix-en Provence, 1982, p. 507-519.
28. Les activités d’occultisme et de satanisme de certains groupes par exemple...
29. Sur le métier « d’espion », A. Dewerpe, Espion, une anthropologie historique du secret d’État
contemporain, Paris, Gallimard 1994.
30. Amiral P. Lacoste (dir.), Le renseignement à la française, Paris, Économica, 1998 et Approches
françaises du Renseignement : y-a-t-il une culture nationale ?, Paris, Fondation pour les études de la
Défense, 1997.
31. J.-M. Berlière et D. Peschanski (dir.), Pouvoirs et polices au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1997
et La police française (1930-1950. Entre bouleversements et permanences, Paris, La Documentation
française, 2000.
32. Intervention de H. Lemoine aux Journées d’étude de l’École du patrimoine, 23-24 sept. 1999,
La Rochelle, « La Grande Muette, les services de Renseignement et la guerre d’Algérie ».
33. Pour un exemple d’utilisation quasi exclusive de le source orale pour un mouvement de
Résistance, on peut lire, D. Veillon, Le Franc-Tireur, un journal clandestin, un mouvement de
Résistance, 1940-1941, Paris, 1976. Pour sa thèse sur l’histoire du mouvement Défense de la France,
O. Wieviorka a également utilisé des témoignages des anciens résistants, cf. Une certaine idée de la
Résistance. Défense de la France, 1940-1949, Paris, Éd. du Seuil, 1995. Voir aussi Alya Aglan, La
Résistance sacrifiée, le mouvement Libération-Nord, Paris, Flammarion, 1999.
34. Cf. le VIII e Colloque international d’histoire orale, Histoire orale et relations tuniso-françaises de
1945 à 1962, la parole aux témoins, 10-12 mai 1996, Tunis, Publications de l’Institut supérieur
d’histoire du Mouvement national, Tunis, 1998, p. 47-58.

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 32

35. Pour certains de ces groupes sociaux, on peut penser que des sources écrites existent
néanmoins : les sources de presse, mais aussi les archives préfectorales, hospitalières ou
policières, ou même les archives d’entreprises ou des syndicats, peuvent se révéler plus riches
qu’on ne le pense ; ces archives, il est vrai, n’étaient pas pour autant accessibles à l’époque où
l’histoire orale s’est développée, mais surtout, elles n’ont pas retenu l’attention des historiens-
oraux des années soixante-dix, soit parce qu’étant sociologues ou ethnologues, ils n’avaient guère
l’habitude de prendre le chemin des archives, soit parce que ces archives administratives leur
étaient suspectes comme entachées d’idéologie étatique dominante. En réalité, le problème
n’était pas tant de trouver des sources ou d’en créer que de redonner la parole à ceux-là qui ne la
prenaient jamais.
36. Cf. l’étude de M. Mitteaurer en Autriche sur les anciens journaliers et domestiques agricoles
de la région de Vienne, in Les Cahiers de l’IHTP, n° 4, 1987, étude citée par E. François.
37. I. Bertaux-Wiame, L’apprentissage en boulangerie dans les années vingt et trente. Une enquête
d’histoire orale, Rapport au CORDES, Paris, 1978 ; D. Bertaux et I. Bertaux-Wiame, Une enquête sur la
boulangerie artisanale, rapport au CORDES, Paris, 1980.
38. D. et I. Bertaux, Jeunes migrants et migrantes dans le Paris de l’entre-deux-guerres, Paris, MSH,
1980 ; F. Cribier et C. Rhein, « Migrations et structures sociales, Une génération de provinciaux
venus à Paris entre les deux guerres », Ethnologie française, vol. 10, fév. 1980, p. 137-146. Voir aussi
chez Autrement la collection « Français d’ailleurs, peuples d’ici. La première grande saga de
l’immigration en France » (12 n° parus) et aussi les travaux de G. Noiriel sur les immigrés...
39. C. Rhein, Jeunes femmes au travail dans le Paris de l’entre-deux-guerres, thèse de 3 e cycle,
université de Paris VII, 1977.
40. Cf. le VIIe Colloque international d’histoire orale d’Essen.
41. Cf. « Transformation du travail et histoire orale : l’exemple de la rationalisation aux usines
Berliet pendant l’entre-deux-guerres », par A. Pinol, lors du IV e Colloque international d’histoire
orale à Aix-en-Provence, p. 507-519.
42. Que l’on pense une seconde aux archives du Secours Catholique ou de ATD-Quart monde,
associations vouées au soulagement des grandes pauvretés, mais qui n’en produisent pas moins
des enquêtes qualitatives et quantitatives, des dossiers individuels de secours et des rapports
écrits de synthèse sur le développement des pauvretés en France. Voir sur ce sujet
abbé J. Wresinski, Échec à la misère, conférence à la Sorbonne, 1 er juin 1983, Éd. Quart monde, 1994
et Paroles pour demain, Desclée de Brower, Paris, 1986 (livre de témoignages).
43. E. d’Harcourt, « SDF à Paris, itinéraires sociaux, parcours géographiques », maîtrise de
géographie humaine, Paris I.
44. D. Schnapper, L’épreuve du chômage, Paris, 1981. D. Demazière, Le chômage de longue durée,
Paris, PUF, 1995 et La sociologie du chômage, Paris, La Découverte, 1995.
45. C. Dubar et D. Demazière, Analyser les entretiens biographiques. L’exemple de récits d’insertion,
Paris, 1997.
46. A. Villechaise-Dupont, Amère banlieue. Les gens des grands ensembles, Paris, Grasset, 1999.
47. J. Peneff, L’hôpital en urgence, Paris, Métailié, 1992 ; Les malades des urgences : une forme de
consommation médicale, Paris, Métailié, 2000.
48. C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Éd. du Seuil, 1998.
49. Cf. par exemple pour la pauvreté, le rapport annuel du Secours Catholique.
50. La loi de 1979 sur les archives prescrit un délai de 100 ans pour l’accès aux informations
collectées lors des enquêtes sociales et démographiques statistiques touchant à la vie privée de la
personne.
51. A notre petite échelle, nous avons remarqué que dans les archives du SCOM, ce Service de
coordination en Organisation et Méthodes qui faisait œuvre de consultant en organisation ou de
bureau d’études dans toute l’administration française, il n’a le plus souvent été conservé que le
rapport final, tandis que les comptes rendus d’entretien avec les agents et les cadres, qui avaient

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 33

constitué les matériaux de l’enquête, ont été éliminés. Or ces « minutes » seraient précisément ce
qui intéresserait le plus l’historien de l’administration : on y trouverait nominativement
l’évocation et l’appréciation de l’agent sur les taches professionnelles qui lui sont confiées, sur les
spécificités de son métier, sur sa vie au bureau, ses conditions de travail, ses difficultés, les
problèmes qu’il rencontre professionnellement, l’environnement social et institutionnel, etc.
52. M. Bloch, Apologie pour l’histoire, op. cit., p. 51 : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la
légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ».
53. Voir à cet égard l’usage que fait Ariette Farge des archives policières et judiciaires, en
s’attachant aux paroles des gens ordinaires et aux récits des inculpés ou des accusés.
54. Cf. par exemple, la circulaire qui accompagne la loi sur le RMI (9 mars 1988), Bulletin officiel
n° 93-bis, 2e partie, ministère des Affaires sociales.
55. M. Pinçon, Désarrois ouvriers, familles de métallurgistes dans les mutations industrielles et sociales,
Paris, L’Harmattan, 1987 ; M. Pialoux, « Alcool et politique dans l’atelier. Une usine de carrosserie
dans la décennie quatre-vingt », Genèses, n° 7, mars 1992, p. 94-128 ; A. Villechaise-Dupont, Amère
banlieue. Les gens des grands ensembles, Paris, Grasset, 1999 ; S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la
condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999 ;
P. Bourdieu, La misère du monde, Paris, Éd. du Seuil, 1993 ; B. Gobille, « La mémoire à demi-mots.
Analyses d’une commémoration impossible », Genèses, n° 28, sept. 1997.
56. On raconte d’autant plus facilement sa vie ou sa carrière qu’on a le sentiment, réel ou
imaginaire, peu importe, d’avoir réussi sa vie, d’être monté dans l’échelle sociale, d’avoir réalisé
des choses, d’avoir connu une ascension ou d’avoir élargi ses perspective. La croissance des
Trente Glorieuses a facilité ce type de regard rétrospectif et la littérature de témoignage en porte
la marque. En revanche, pour les vingt dernières années, où sont les autobiographies publiées du
déclin, du déclassement, de la dégringolade économique et sociale, de la « galère », de
l’exclusion ? En dehors de la littérature sociologique spécialisée et de la presse associative
directement concernée (la lecture assidue de Message du Secours catholique ou de la revue Quart
monde est de ce point de vue parfaitement instructive), il faut sans doute aller chercher, non pas
la littérature de témoignage, non pas le roman, mais le cinéma pour s’en voir proposer un aperçu
ou une représentation... Cf. les films comme Rosetta, La Haine, et bien d’autres.
57. P. Fridenson et F. Descamps, Note-programme sur un nouveau programme d’archives orales au
Comité pour l’histoire de la Sécurité sociale, 9 mai 1999, décision du CHSS du 22 nov. 1999 et note-
programme de F. Cribier du 29 fév. 2000. Voir aussi F. Descamps, « Pour faire une histoire des
usagers aux différents âges de la vie : l’exemple de la protection sociale », Le Mouvement social,
n° 190, janv.-mars 2000.
58. F. Cribier, M.-L. Duffau et A. Kych, La cohabitation au temps de la retraite, 2 t., ministère de
l’Équipement, Paris, 1989 ; et des mêmes auteurs, « Le maintien à domicile : une population
parisienne très âgée », Annales de la recherche urbaine, n° 73, déc. 1996, Ville et santé publique,
p. 99-108 ; F. Cribier, « Vieillesse et changement social », in L’espérance de vie sans incapacité : faits
et tendances, premières tentatives d’explication, sous la direction de J. Dupâquier, Paris, PUF, 1997 ;
F. Cribier, « La vie au grand âge d’une génération de Parisiens (née en 1906-1912) », Prévenir,
n° 35, Formes et sens du vieillir, 1998, p. 99-108 ; F. Cribier et A. Kych, « Parcours résidentiels de fin
de vie d’une cohorte de retraités de la région parisienne », rapport de recherche à la MIRE,
janv. 1999, note de synthèse in Cahiers de recherches de la MIRE, n° 5, mai 1999, p. 7-11.
59. É. Feller, Vieillissement et société dans la France du premier XXe siècle, 1905-1953, thèse d’histoire
Paris VII, 1997, à paraître ; « La construction sociale de la vieillesse au cours du premier
XXe siècle », in Histoire sociale en l’Europe. Industrialisation et société en Europe occidentale, 1880-1970,
Éd. Seli Arslan, 1997, p. 29-317 et « Les femmes et le vieillissement dans la première moitié du
XXe siècle », in Clio, n° 7, 1997, p. 199-222.
60. Note-programme de F. Cribier du 29 fév. 2000 : « Recueil de témoignages : les citoyens âgés et
la protection sociale ». Cette campagne de collecte de témoignages serait sous-tendue par une

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 34

problématique centrée sur « les âges de la vie » et sur les représentations qui s’y attachent :
« Comment se réorganisent les âges de la vie ? Quelle place prend désormais le "grand âge"
comme horizon de vie ? Comment sont gérées la perte d’autonomie, mais aussi les difficultés d’un
grand âge valide mais fragile ? Comment changent le regard social, la confiance dans un État
improprement appelé Providence, l’attitude envers un allongement de la vie dont on sait qu’il va
se poursuivre ? ».
61. Par comparaison, on peut penser à l’émergence sociologique et historique dans les années
soixante des « jeunes » en tant que groupe social séparé.
62. Les retraité de 1972 appartiennent à la première génération, née avant la Grande Guerre, à
avoir profité de la retraite et de l’allongement de la vie dans la vieillesse, qui date du début des
années soixante-dix.
63. Sur les « pauvres », S. Paugam, La société française et ses pauvres, Paris, PUF, 1993. Sur la notion
controversée « d’exclus », S. Paugam, L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996 et
M. Messu, « L’exclusion : une catégorisation sans objet », Genèses, n° 27, juin 1997, p. 147-161.
64. Les évolutions sociales et économiques des vingt dernières années qui contribuent à retarder
l’entrée dans l’âge adulte ont également fait naître un autre groupe social, lui aussi défini par le
critère de l’âge, encore mal identifié et dont le « vécu » existentiel est souvent méconnu ou
difficilement mesuré : les adolescents. Ce groupe recoupe en partie le groupe des « jeunes », qui
couvre une période qui s’étend de 12 ans à 25 ans, mais il ne se confond pas avec lui car il prend
en compte la période fragile de la puberté qui s’étend aujourd’hui de 10 à 15 ans (au début du
siècle, l’apparition des premières règles chez les jeunes filles se situait en moyenne autour de
17 ans alors qu’aujourd’hui elle intervient autour de l’âge de 12 ans). Sur l’adolescence et les
adolescents, on peut se reporter à X. Pommereau, Quand l’adolescent va mal, Paris, J.-Cl. Lattes,
1998 et du même auteur, L’adolescent suicidaire, Paris, Dunod, 1999 ; B. Cyrulnik, Un merveilleux
malheur, Paris, O. Jacob, 1999 ; A. Braconnier et D. Marcelli, L’Adolescence aux mille visages, Paris,
O. Jacob, 1998. Rappelons que l’une des plus importantes enquêtes d’histoire orale s’est faite en
Angleterre sur l’enfance et la jeunesse edwardiennes (cf. les travaux de P. et T. Thompson).
65. F. de Singly, La Famille. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1991.
66. Sur cette question de « la mémoire des pauvres », on peut lire le dossier constitué par le
CERAS (Centre de recherche et d’action sociales des jésuites) dans le cadre du colloque organisé le
4 avril 1998 sur le thème « Mémoire (s) des pauvres dans la société et dans les groupes chrétiens ». Une
des questions posées par ce colloque était de savoir si la réintégration des exclus dans notre
société ne passait pas par la réintégration dans notre mémoire collective et nationale de l’histoire
de la misère et du malheur : « Faire une place mémorielle dans notre histoire collective aux
victimes du progrès, mais également aux étrangers, aux réfugiés, voilà peut-être notre plus grand
devoir de mémoire. Tisser à nouveau le lien social suppose une révision de notre mémoire pour
qu’y soient intégrés le souvenir des souffrances infligées et l’histoire des perdants de notre
développement économique et social. Faire mémoire de la souffrance et des forces de solidarité
qui l’ont accompagnée, c’est permettre aux exclus d’aujourd’hui de s’inscrire dans une figure de
sens ». Introduction par A. Thomasset, p. 2. Voir aussi du même auteur « Les oubliés de la
mémoire », Études, fév. 1997, p. 214-216.
67. Dans les projets classiques d’archives orales, il y a une propension certaine à fixer ce qui a
représenté un âge d’or (la civilisation rurale, artisanale et même ouvrière), à s’intéresser aux
réussites historiques des Trente Glorieuses (acquis sociaux et politique sociales, modernisation
économique, grands projets industriels et croissance, modernisation de la société et des
entreprises, etc.), et à travailler sur des parcours positifs et ascensionnels, les élites ou des
groupes sociaux bien intégrés. Cela tient sans doute au contexte historique de croissance et
d’élévation générale du niveau de vie pendant les Trente Glorieuses, qui se donne à entendre
dans les témoignages individuels des acteurs, à l’origine souvent institutionnelle de ces collections
d’archives orales soucieuse de garder la mémoire des succès et non des échecs, mais aussi à la

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 35

demande des historiens du secteur (histoire politique, histoire des relations internationales,
histoire économique, histoire des entreprises) qui se tournent spontanément vers les « grands »
témoins.
68. Intervention de P. Even aux Journées de l’École du patrimoine, 22-24 sept. 1999, La Rochelle,
actes à paraître.
69. Le Monde du jeudi 30 mars 2000, p. 1-2, article de L. Delattre.
70. Citons notamment le très actif Groupement pour la recherche sur les mouvements familiaux
(GRMF) fondé en 1982 : ce groupe de recherches se consacre à l’histoire des associations qui ont
mis en œuvre dès les années quarante une action familiale spécifique dans tel ou tel milieu social
(Mouvement Populaire des Familles, Centre national de la Famille rurale etc.). Le GRMF
rassemble des anciens préoccupés de la conservation de la mémoire de leur action, des
associations soucieuses de connaître leur histoire et des chercheurs engagés sur le terrain.
L’histoire orale fait partie de la panoplie de leur action et de leurs méthodes de recherche. Pour
en savoir plus, on peut consulter la collection des Cahiers du GRMF, consacrés aux mouvements
familiaux populaires et ruraux, à l’Action catholique, à l’action familiale sous Vichy, aux femmes
engagées dans le mouvement familial, aux problèmes du logement dans les années cinquante etc.
Voir aussi M. Chauvière et B. Duriez, « Un dispositif de co-histoire dans l’étude des mouvements
sociaux contemporains. Le GRMÉ », Politix, n° 26, deuxième trimestre 1994 et M. Chauvière et
B. Duriez, « Chercheurs et acteurs dans la recherche socio-historique. La méthodologie
contractuelle du Groupement pour la recherche sur les mouvements familiaux (GRMF) », in Les
méthodes au concret, CURAPP, Paris, PUF, 2000.
71. Les comités d’histoire institutionnels sont encore peu nombreux dans le domaine sanitaire et
social, le Comité pour l’histoire de la Sécurité sociale ne peut pas tout couvrir, même s’il a
l’ambition d’étendre ses études à l’histoire de la protection sociale. En parallèle, un réseau très
actif d’associations existent, telles que l’association Alter pour l’histoire du handicap, le groupe
de travail RHTS (Réseau histoire du travail social), ou le CNAHES dont nous avons déjà parlé
(éducation spécialisée), l’Association pour l’histoire de l’éducation surveillée, le Groupement
pour la recherche sur les mouvements familiaux (GRMF) et bien d’autres, qui, dans le domaine
social, sanitaire ou judiciaire s’efforcent d’assurer une mission patrimoniale et historique.
72. L’action du mouvement ATD-Quart monde en faveur de la dignité des pauvres fait largement
appel à la conservation et à la restitution de leur propre mémoire : dès la fin des années
cinquante, l’association se préoccupe de recueillir des récits de vie et des témoignages
personnels, archives orales de la pauvreté et de la dignité humaine. Pris en notes puis enregistrés
à partir des années 1980, plus de 5 000 témoignages ont été recueillis. Cf. aussi l’intervention de
D. Fayard au colloque du CERAS en 1998 sur le droit et le devoir de mémoire chez les pauvres,
« En quoi l’effort de réappropriation de l’expérience des pauvres peut-il être un processus de
libération pour eux et pour la société ? ». On touche ici à l’une des fonctions sociales des archives
orales : un lieu de reconquête de dignité par le biais de la parole et de la « relecture » de ce que
l’on a vécu. Dans la même inspiration, le Secours catholique a réalisé une cassette audio sur « Les
gens de Nazareth » (1989) à base de témoignages et de « morceaux » de récits de vie.
73. Dans le Nord l’équipe régionale du Conservatoire national des archives et pour l’histoire de
l’éducation spécialisée (CNAHES) prépare un colloque sur les Femmes du Nord, le féminin au
quotidien dans les internats de rééducation, 1945-1970 et les « anciennes » apportent à cette
préparation une contribution importante par leurs témoignages et leurs interventions
74. Voir la Lettre du CNAHES n° 6, avril 1999 ou celle d’ALTER (association sur l’histoire du
handicap), voir aussi le programme du colloque Les centres sociaux. Une histoire, mille histoires, qui
s’est tenu à Roubaix les 8-9-10 mars 2001 au Centre des archives du monde du travail à Roubaix.
Sur les métiers de l’éducation spécialisée et la contribution des témoignages autobiographiques
dans ce domaine, on peut lire M. Gardet, V. Peyre, F. Têtard et alii, Elles ont épousé l’éducation
spécialisée. Educatrices et femmes d’éducateurs il y a cinquante ans, Paris, L’Harmattan, 1999 et aussi

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 36

F. Muel-Dreyfusv Le métier d’éducateur. Les instituteurs de 1900, les éducateurs spécialisés de 1968, Paris,
Éd. de Minuit, 1983.
75. Il faut dire que pour l’hôpital de Saint-Jean-d’Angély, le projet est né des remous causés par
les remaniements de la carte hospitalière et des inquiétudes des personnels de l’hôpital.
76. Nous avons posé la question lors des débats et la réponse des responsables du projet fut
négative, assortie d’un commentaire savoureux sur l’absence d’intérêt que pouvait représenter
un témoignage sur l’accouchement... Devons-nous préciser que l’intervenant était un homme !
77. De façon très intéressante, nous l’avons déjà signalé, P. Even, directeur des archives
départementales de Charente-Maritime, au cours des débats lors des Journées de l’École du
patrimoine déjà citées, a fait part de son souhait de recueillir les témoignages d’anciens
« pensionnaires » des maisons d’éducation spécialisée du département (maisons publiques et
maisons religieuses).
78. Cf. les enquêtes d’histoire orale lancées par Y. Kniebiehler dans les années soixante-dix sur
les sages-femmes, les infirmières ou les assistantes sociales (IV e Colloque international d’histoire
orale, Aix-en Provence, 1982, p. 677-685 ; cf. aussi la campagne d’entretiens réalisés par
Élise Feller sur les services sociaux de la SNCF (É. Feller et A.-M. Charrier, dir., « L’action sociale
aux Chemins de fer dans la première moitié du XXe siècle. Aspects et témoignages » ; une
soixantaine de personnes ont été interviewées, assistantes sociales, infirmières, bibliothécaires,
jardinières d’enfants, psychologues, puéricultrices, etc.).
79. Il est vrai que la sociologie, elle, s’en occupe beaucoup. Sur ce nouveau champ des usagers,
I. Joseph et G. Jannot, Métiers du public. Les compétences de l’agent et l’espace de l’usager, Paris, CNRS
Editions, 1995.
80. À quand une campagne d’archives orales du Comité pour l’histoire économique et financière
sur les contribuables au XXe siècle et sur les attitudes sociales face à l’impôt ?
81. À l’occasion du colloque consacré à l’histoire des centres sociaux qui s’est tenu en mars 2001
au Centre des archives du monde du travail à Roubaix, nous pouvons lire dans le programme de
lancement et d’appel à contributions : « Quelle a été la place et le poids des acteurs usagers dans le
fonctionnement au quotidien des centres et des fédérations ? Qui s’investit et investit les lieux de
décision ? Trouve-t-on les mêmes familles, d’une génération à l’autre, les différentes générations
coexistent-elles ? Est-ce une affaire d’hommes ou de femmes ? De quels milieux ? ». Avec
l’intégration des acteurs/usagers, un énorme champ s’ouvre aux archives orales, celui de la
société civile, en étroite interdépendance avec les associations et les institutions publiques.
82. A.-M. Devreux, « Creux et bosses : la tradition orale de la grossesse », communication au
VIIe Congrès international d’Essen, 1990.
83. D. Tucat, « Pour une histoire de l’accouchement », IVe Colloque international d’histoire orale, Aix-
en-Provence, 1982, p. 666-676.
84. Y. Knibiehler, et C. Fouquet, Histoire des mères, Éd. Montalba, 1977 et Y. Kniebielher, Histoire
des mères et de la maternité, Paris, PUF, 2000.
85. Les corpus d’interviewés sont toujours plus faciles à construire quand il s’agit des élites.
86. Voir dans la bibliographie tous les travaux de F. Cribier et de ses collaborateurs réalisés à
partir de ces deux « cohortes » de retraités et la richesse des exploitations pluridisciplinaires qui
ont pu en être faites depuis trente ans.
87. Voir les travaux du Groupement pour la recherche sur les mouvements familiaux (GRMF).
Sur les mouvements et les associations de Jeunesse, voir les activités du tout nouveau PAJEP (Pôle
de conservation des archives des associations nationales de Jeunesse et d’Éducation populaire),
constitué aux archives départementales du Val-de-Marne et inauguré le 19 mai 2000. Nous
espérons que les responsables de ce centre procéderont à des archives orales dans leur domaine.
88. M. Crozier, Le monde des employés de bureau, Paris, Éd. du Seuil, 1965 ; M. Crozier, Petits
fonctionnaires au travail, Paris, Éd. du Seuil, 1966 ; C. W. Mills, Les cols blancs, Paris, Éd. du Seuil,
1970 ; Y. Lequin et S. Vandecasteele, L’usine et le bureau. Itinéraires sociaux et professionnels dans

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 37

l’entreprise, XIXe-XXe siècles, 1990 ; Y. Grafmeyer, Les gens de la banque, Paris, PUF, 1992 ; F. Cribier,
« Origines socio-géographiques, métiers et mobilité sociale : l’emploi de bureau dans les carrières
d’une cohorte de Parisiens et de Parisiennes, 1920-1970 », Milieux et liens sociaux, PUL, 1993,
p. 130-145 ; A. Chenu, « L’explosion du tertiaire (1920-1990) », in G.-V. Labat (dir.), Histoire du
travail en France, vol. 4, Le travail au XXe siècle, Paris, Nouvelle librairie de France, G.-V. Labat
éditeur, 1997, p. 361- 447 ; P. Guillaume, Regards sur les classes moyennes XIXe-XXe siècles, Talence, Éd.
de laMSHA, 1995, et du même auteur, La professionnalisation des classes moyennes, Talence, Éd. de la
MSHA, 1996 ; A. Chenu, L’archipel des employés, Paris, INSEE, 1990 et Les employés, Paris,
La Découverte, 1995 ; L. Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éd. de Minuit,
1982.
89. O. Join-Lambert dans sa thèse sur les receveurs des Postes (EHESS 1999, à paraître che Belin
en 2001) souligne que les archives administratives centrales sur le corps ou sur la gestion du
corps des receveurs n’étaient guère abondantes et que c’est une des raisons qui l’ont conduite à
collecter des témoignages autobiographiques oraux et écrits.
90. Voir les actes de la Journée d’étude organisée par l’AHICE « Les archives du personnel des
grandes entreprises et établissements publics : un patrimoine essentiel à l’histoire sociale »
(14 janv. 1999), La Gazette des archives, n° 186-187 3e-4e trimestre 1999). On peut aussi se reporter,
pour les dossiers ouvriers, à R. Trempé, « Pour une meilleure connaissance de la classe ouvrière,
l’utilisation des archives d’entreprise : le fichier de personnel », in Mélanges d’histoire sociale en
hommage à Jean Maitron, Paris, Éditions ouvrières, 1976, p. 249-263, et pour les dossiers de
fonctionnaires à O. Join-Lambert, « Archives orales et dossiers de personnel : quelle
complémentarité ? Le cas de l’histoire des receveurs des Postes (1944-1973) », Etudes et
documents XII, CHEFF, à paraître.
91. Ce n’est que très récemment que ce type de mention a été bannie des dossiers de personnel
(loi de 1984).
92. S. Salon, « Histoire de la fonction publique de 1945 à nos jours », in M. Pinet (dir.), Histoire de la
fonction publique en France, vol. 3, G.-V. Labat éditeur, Paris, 1993 ; P. Legendre, Trésor historique de
l’État en France. L’administration classique, Paris, Fayard 1992 ; J. Siwek-Pouydesseau, Les syndicats de
fonctionnaires depuis 1948, Paris, PUF, 1989 et « La genèse du statut de 1946 et la grille indiciaire »,
La Revue administrative, numéro spécial 1995, colloque pour le cinquantième anniversaire des
ordonnances de 1945 et du statut de la fonction publique (23 fév. 1995), p. 335-340.
93. D. Chagnollaud Le premier des ordres. Les hauts fonctionnaires XVIIIe-XXe siècles, Paris, Fayard
1991 ; voir aussi les travaux de N. Carré de Malberg et d’É. Chadeau sur l’inspection des Finances,
ceux de M.-C. Kessler sur le Conseil d’État, le Quai d’Orsay et le système budgétaire français, ainsi
qu’au CNRS, l’Histoire de la Cour des comptes et du Conseil d’État par les textes.
94. Il y a néanmoins des secteurs plus développés que d’autres et qui ont pris une avance
certaine : les PTT par exemple. Voir à ce sujet la bibliographie très complète d’O. Join-Lambert
dans sa thèse sur Les receveurs des Postes, entre l’État et l’usager (1944-1973), thèse EHESS, 1999, à
paraître chez Belin.
95. Par exemple, lors de l’entrée dans le corps des receveurs des Postes, les candidats s’engagent
à accepter la mobilité géographique, les militaires aussi...
96. Dans un même corps de fonctionnaires, on trouve parfois à la fois des fonctionnaires de rang
modeste, des fonctionnaires intermédiaires et des fonctionnaires d’autorité, des petits
fonctionnaires et des hauts fonctionnaires. C’est le cas des receveurs des Postes ou des
percepteurs.
97. Lors du conflit des Impôts, le débat a tourné à un moment donné autour de la question du
métier : agent des Impôts, est-ce un métier ? Une profession ? Un état ? Un statut ?
98. Les travaux de M. Crozier au début des années soixante sur les petits fonctionnaires et la
machine bureaucratique sont restés pendant longtemps sans fécondité en histoire. Néanmoins,
depuis une dizaine d’années, les travaux se développent rapidement, sous l’impulsion des

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 38

comités ministériels et grâce aux renouvellements de l’histoire sociale, de l’histoire des


organisations, de l’histoire de la gestion et de l’histoire du travail.
99. Cf. F. Cribier, « La vie professionnelle d’une cohorte de retraitées parisiennes du régime
général », Gérontologie et société, n° 6, 1978, p. 137-165 ; le numéro spécial de Pénélope, n° 10, 1984,
Les femmes au bureau ; G. Thuillier, Les femmes dans l’administration, Paris, PUF, 1988 ; D. Gardey, Un
monde en mutation, Les employés de bureau en France 1890-1930. Féminisation, mécanisation,
rationalisation, thèse d’histoire, Paris VII, 1995 ; G. Becane-Pascaud Les femmes dans la fonction
publique, Paris, La Documentation française, Paris, 1974 ; D. Bertinotti-Autaa, Recherches sur la
naissance et le développement du secteur tertiaire en France ; les employées des PTT sous la Troisième
République, thèse de 3e cycle, Paris, 1984 ; P. Pézerat, D. Poublan, « Femmes sans mari, les
employées des postes », in A. Farge et L. Klapisch-Zuber (dir), Madame ou Mademoiselle ? Itinéraires
de la solitude féminine XVIIIe-XXe siècles, Paris, Arthaud/Montalba, 1984, p. 117-161.
100. Signalons que tous ces thèmes ont été traités « spontanément », à un degré ou à un autre,
par les trois lauréates de concours autobiographique du Trésor public, des Impôts et des Caisses
d’épargne, Blanche Py, Yvonne Mathé et Françoise Hautecœur ; il faudrait vérifier si c’est la
même chose pour les concourantes du concours autobiographique des receveurs des Postes, en
attendant celui des postières...
101. Le Comité pour l’histoire économique et financière s’est heurté à cette difficulté des grands
nombres, lorsqu’il a voulu entreprendre des archives orales auprès des retraités du Trésor public
en province ; dans l’incapacité, à l’époque, de pouvoir mettre en œuvre un système décentralisé
de collecte de témoignages et de maîtriser méthodologiquement une telle entreprise, il s’est
orienté vers le système du concours autobiographique, qui n’était à l’origine que le décalque écrit
des archives orales de l’administration centrale des Finances, à base de récits de carrière. De
nouveaux biais s’introduisent avec le concours autobiographique, mais la logistique est moins
lourde à assurer que pour une campagne d’archives orales étendue à l’ensemble du territoire.
102. Ils sont montés à Paris, ils ont été recrutés par l’auxiliariat ou par concours, puis dispersés
sur le territoire, mutés plusieurs fois, brassés avant de pouvoir revenir enfin dans la région de
leur choix.
103. Peut-on faire la monographie d’une trésorerie, comme on fait celle d’une Caisse d’épargne,
d’une succursale de banque ou d’un établissement industriel ? L’exercice a-t-il été seulement
tenté ?
104. Cf. l’intervention de J.-P. Mazaud et P.-A. Dessaux (doctorants) sur la modernisation ou le
changement des systèmes de gestion chez Hachette et chez BSN, lors de la journée d’étude à La
Villette, Organiser et s’organiser. Histoire, sociologie, gestion, 27-28 janv. 2000, Cahiers du Centre de
recherches historiques, CRH, EHESS, n° 25, octobre 2000. Pour un autre secteur « émergent » de
l’histoire des entreprises et des techniques et pour l’usage des témoignages oraux dans ce
secteur, voir P. Mounier-Kuhn, L’informatique en France, de la deuxième guerre mondiale au Plan
Calcul : science, industrie, politiques publiques, thèse de doctorat en histoire, Paris IV, 1999.
105. Il semblerait que le monde de l’artisanat des campagnes ait été survalorisé par rapport à
l’artisanat des villes ; de la même manière, les ouvriers semblent sur-représentés par rapport aux
employés, et les catégories « nobles » de la classe ouvrière (cheminots, mineurs, métallurgistes,
sidérurgistes, ouvriers qualifiés) semblent mieux étudiées que d’autres catégories d’ouvriers
(ouvriers spécialisés, manœuvres, intérimaires, etc.). Sur les artisans, on peut lire B. Zarca, Les
artisans, gens de métier, gens de parole, Paris, L’Harmattan, 1987.
106. Sur cette histoire orale à caractère ethnographique, on peut se reporter à la bibliographie
citée dans le manuel de J. Poirier et S. Valladon sur les histoires de vie et à l’ouvrage de méthode
de J.-C. Bouvier sur les ethnotextes, Tradition orale et identité culturelle, problèmes et méthodes, CNRS,
Marseille, 1980.
107. Cela a été l’une des premières activités des musées ethnographiques et des Arts et
Traditions populaires que de collecter les témoignages oraux sur les techniques de culture,

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 39

d’élevage et de transhumance, sur la chasse et la pêche, sur la pharmacopée et la cuisine


régionale, sur l’artisanat rural dont les métiers étaient déjà dans les années soixante-dix
largement résiduels (meuniers, sabotiers, vitriers, charbonniers, chaudronniers, rétameurs,
tisserands, potiers, taupiers, puisatiers, bûcherons, coupeurs de long, charrons, rémouleurs,
maréchaux-ferrants, faïenciers, lavandières, dentellières, gantières, couturières, etc.).
108. M. Perrot (dir.), Une histoire des femmes est-elle possible ? Paris, Rivages, 1984 ; « Métiers de
femmes », Le Mouvement social, n° 140 ; Pour une histoire des femmes. Les femmes ou les silences de
l’histoire, Paris, Flammarion, 1998 ; M. Perrot et G. Duby (dir.), Histoire des femmes, vol. 5, Le
XXe siècle, Paris, Pion, 1991 ; I. Corradin et J. Martin, Les femmes sujets d’histoire, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 1999.
109. Jours des vignes. Les femmes des pays viticoles racontent le travail des vignes, 1981.
110. Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard
1979 ; Y. Lamy, « Le travail sous la main. À domicile et en atelier, gantières et coupeurs à Saint-
Junien à la fin des années quatre-vingt », Genèses, n° 7, mars 1992, p. 33-62.
111. Par exemple, « Les demoiselles des Postes, un si joli métier », P. Pézerat et D. Poublan,
IVe Colloque international d’histoire orale, Aix-en-Provence, 1982, p. 686 et sq. Pour une étude plus
récente sur les métiers de femmes dans les télécommunications, Isabel Georges, « Les définitions
sociales de la productivité. Les opératrices des renseignements téléphoniques », in Organiser et
s’organiser, op. cit., Cahiers du CRH, n° 25, pp. 67-80 et sa thèse de sociologie, Travail et trajectoires de
femmes dans des emplois de télécommunications en France et en Allemagne, Paris VIII, 2000.
112. D. Tucat, « Pour une histoire de l’accouchement », IVe Colloque international d’histoire orale,
Aix-en-Provence, 1982. Les sages-femmes interrogées ont précisément un discours de
praticiennes, ce qui suppose une description minutieuse des gestes et des actes techniques à
réaliser ; elles désignent parfois leurs patientes ou leurs accouchées sous le terme révélateur de
« Mes pratiques »...
113. Car, pour le coup, le témoignage parlé est bien souvent insuffisant pour restituer la façon
dont le témoin effectue tel ou tel mouvement ou tel ou tel geste : « On fait comme ça ! », entend-
t-on sur la bande d’enregistrement et on ne voit rien !
114. L’Institut français d’Architecture (127-129, rue de Tolbiac, 75013 Paris) réfléchit
actuellement aux modalités de création d’une collection d’archives orales sur l’histoire de
l’architecture depuis 1945, en complément de ses archives écrites. Voir le rapport de N. Lesquins,
élève de l’École des chartes, sur Les archives orales en histoire de l’architecture, sous la direction de
D. Peyrecé, oct. 1999. Les journées d’étude qui se sont déroulées les 11-12 déc. 2000, devraient
permettre de préciser les objectifs et les méthodes d’un tel programme d’archives orales.
115. Cf. le fonds d’archives orales constitué à titre privé par N. Bernard et J.-C. Larquié,
historiens, autour des comédiens de la Comédie française (origines sociales et culturelles des
comédiens du Français, naissance de la « vocation » de comédien, initiation puis formation à l’art
dramatique, les grands « anciens » et « les monstres sacrés », l’entrée à la Comédie française,
apprentissage du répertoire, rôles et mise en scène, évolution du théâtre depuis 1945, le théâtre
dans la société française, etc.). Intervention des deux archivistes-oraux à notre séminaire, le
17 juin 2000.
116. Y. Clot, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris,
La Découverte, 2e édition, 1998.
117. Cf. les deux rapports de D. Poupardin : Une politique d’archivage à l’INRA et Regards croisés sur
les archives de l’INRA. Contribution à l’étude de son futur du passé, INRA, 1994 et D. Poupardin et
M. Jean, « Les archives des unités de recherche : le point de vue des scientifiques de l’INRA »,
Gazette des archives, n° 176, 1997. Sur la question des archives des scientifiques, on peut lire, M.-
T. Charmasson et alii, Les archives personnelles des scientifiques, Paris, Archives nationales, 1995 et
O. Welfelé, « L’éprouvette archivée, réflexions sur les archives et les matériaux documentaires
issus de la pratique scientifique contemporaine », Gazette des archives, n° 163, 1993, p. 49-358.

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 40

118. D. Poupardin, « Les archives écrites et orales de l’INRA », supplément an Bulletin de liaison de
l’Association pour l’étude de l’histoire de l’agriculture, n° 5, janv. 2000.
119. Cf. Archorales INRA. Les métiers de la recherche. Témoignages, t. 1 à 5, 1996-2001. En réalité, le
but de D. Poupardin est de recueillir des autobiographies écrites de chercheurs ; l’enregistrement et
l’entretien selon la méthode semi-directive ne sont que des « outils » pour obtenir une
autobiographie que le témoin n’aurait pas le courage d’écrire tout seul ; c’est finalement, sous
une autre forme, le même principe que le concours autobiographique. Mais ici, le dispositif ne
prévoit ni concours littéraire ni prix, mais un intervieweur-incitateur, chargé d’assister le témoin
dans la « production » du récit de sa vie professionnelle ; cette méthode qui tient beaucoup de la
maïeutique prend le nom, chez Denis Poupardin, « d’autobiographie assistée ». Notons bien que
les enregistrements originaux sont soigneusement conservés et qu’ils ont bien statut d’archives.
120. Intervention de D. Poupardin et de B. Desbrosses à notre séminaire, le 2 juin 1999.
121. P. Mounier-Kuhn, « L’informatique est un cimetière de projets avortés ou ratés »,
intervention à notre séminaire du 12 mai 1999, et voir aussi sa thèse, L’informatique de la deuxième
guerre mondiale au Plan Calcul : science, industrie, politiques publiques, Paris IV, 1999.
122. Plusieurs équipes travaillent en ce sens et ne dédaignent pas de faire appel aux témoignages
oraux des témoins ou des acteurs : par exemple, P. Mounier-Kuhn sur le développement de
l’informatique ; D. Pestre ou P. Griset en histoire des techniques et des sciences...
123. K. Bartosek, « Les témoins de la souffrance », Les Cahiers de l’IHTP, n° 21, 1992, p. 55-63.
124. P. Bozsoky et L. Lukacs, De l’oppression à la liberté. L’Église en Hongrie, 1945-1992. Chronique des
événements ordinaires et extraordinaires. Témoins et témoignages, Paris, Beauchesne, 1993. Sur les
témoignages concernant les persécutions antichrétiennes dans le monde, voir la revue de
l’association AED.
125. G. Tillon, Ravensbriick, Paris, Éd. du Seuil, 1973, 1988 ; Primo Levi, Si c’est un homme. Souvenirs,
Paris, Laffont, 1996 ; Fédération nationale des déportés et des internés résistants et patriotes, Le
Grand livre des témoins, Paris, Ramsay, 1995, pour ne citer que quelques exemples dans une
bibliographie qui compte des dizaines de titres... Pour une vue générale, A. Wieviorka, Déportation
et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Pion, 1992 et L’Ère du témoin, Paris, Pion, 1998. Pour une
réflexion plu générale sur la mémoire et la représentation de la Shoah, P. Mesnard, Consciences de
la Shoah, Critique des discours et des représentations, Paris, Kimé, 2000.
126. L. Bogoraz et C. Vaissié, Russie, une femme en dissidence, Paris, Pion, 2000 ou G. Herling, Un
monde à part, Gallimard, Paris, 1995. Même remarque que pour la note précédente. Citons aussi le
recueil de témoignages sur la famille en Ukraine, 1933, l’année noire, présentés par G. Sokoloff,
Paris, Albin Michel, 2001. Ce recueil donne la parole à 200 témoins, pour la plupart des enfants au
moment des faits, relatant les extorsions de grains et d’animaux, les scènes de famine et de
violences armées, la décimation de villages entiers... Plus de 6 000 témoignages ont été collectés
par deux journalistes-historiens de Kiev, Lidia Kovalenko et Volodymir Maniak, responsables de
cette initiative à la fin des années quatre-vingt.
127. M. D. Grmek et L. L. Lambrichs, Les révoltés de Villefranche. Mutinerie d’un bataillon de Waffen-
SS, septembre 1943, Paris, Éd. du Seuil, 1998 ; R. Branche, L’armée et la torture pendant la guerre
d’Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales, thèse d’histoire, IEP, déc. 2000.
128. Sur les Pieds-Noirs et l’OAS, A. Rossfelder, Une vie algérienne. Le onzième commandement, Paris,
Gallimard, 2000. Sur les appelés de la guerre d’Algérie, C. Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La
parole confisquée, Paris, Hachette Littératures, 1998.
129. Sur les soldats perdus des causes perdues et sur « les guerres orphelines », R. Girardet, La
crise militaire française, 1945-1962. Aspects sociologiques et idéologiques, Paris, A. Colin, 1964 ;
Témoignages : ils avaient vingt ans dans les djebels, Paris, Fédération nationale des Anciens
combattants Algérie-Maroc-Tunisie, 1986 ; et emblématiquement, L. Beccaria, Hélie de Saint-Marc,
Paris, Perrin, 1988 et H. de Saint-Marc, Mémoires. Les champs de braise, Paris, Perrin, 1995.

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Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 41

130. La « culture de guerre » est « un corpus de représentations du conflit, cristallisé en un


véritable système donnant à la guerre sa signification profonde », qui s’enracine dans la haine de
l’autre et dans le consentement à la violence. Cette culture de guerre ne touche pas seulement les
personnes directement engagées dans les combats mais tous ceux qui en subissent les
conséquences physiques, matérielles, économiques, intellectuelles et affectives. Pour une
réflexion sur la culture de guerre et les « oubliés » de l’histoire des guerres, A. Becker et
S. Audoin-Rouzeau, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard 2000 ; A. Becker, Oubliés de la
Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre, 1914-1918, populations occupées, déportés civils,
prisonniers de guerre, Éd. de Noësis, Paris, 1998.
131. Sur le thème du deuil et de la souffrance dans la guerre et après la guerre, voir les ouvrages
cités ci-dessus. Et pour voir l’utilisation que l’on peut faire de la source iconographique et
monumentale, A. Becker, Le Monument aux morts. Mémoire de la Grande Guerre, Paris, Errance, 2000
et « Le corps dans la première guerre mondiale », Annales, histoire, sciences sociales, janv.-fév. 2000,
sous la direction de A. Becker et S. Audoin-Rouzeau.
132. On pourrait par exemple s’intéresser à la naissance et à l’installation du schisme
« intégriste » de Mgr Lefebvre, et recueillir les témoignages de ceux qui l’ont suivi, fidèles,
croyants, responsables ecclésiastiques et religieux. Sur ce sujet, J.-J. Marziac,
Monseigneur Marcel Lefebvre, Paris, Nouvelles éditions latines, 1979 ; L. Perrin, L’affaire Lefebvre,
Paris, Éd. du Cerf, 1989 ; P. Chalmel, Ecône ou Rome : le choix de Pierre, Paris, Fayard 1990 ; M. Lafage,
Du refus au schisme : le traditionalisme catholique, Paris, Éd. du Seuil, 1985.
133. Au point que la mémoire juive et la mémoire des camps nazis ont absorbé en grande partie
la signification du devoir de mémoire et de la politique de mémoire. Sur cette « hypermnésie du
nazisme », on peut lire A. Besançon, Le malheur du siècle. Sur le nazisme, le communisme et l’unicité de
la Shoah, Paris, Fayard 1998 ou les essais d’Alain Finkielkraut. Sur la notion d’abus de la mémoire,
T. Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arlea, 1995.
134. G. Botz et M. Pollak, « Survivre dans un camp de concentration », ARSS, n° 41, 1982,
p. 12-327 ; M. Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris,
Métailié, 1990 ; A. Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Pion, 1992 et
L’Ere du témoin, Paris, Pion, 1998. Nous nous contentons de ces titres, car là encore, la
bibliographie est immense sur le sujet.
135. Pour le fonctionnement des camps nazis et l’organisation matérielle de la Solution finale,
qui ont néanmoins laissé quelques traces écrites, on peut se reporter à J.-C. Pressac, Les
crématoires d’Auschwitz : la machinerie du meurtre de masse, Paris, Éd. du CNRS, 1993. En ex-Russie
soviétique, lors de la mise en place de la Perestroïka, les chercheurs ont pensé que, sur le modèle
du système nazi et sous l’influence de Soljenytsine qui estimait que les soviétiques détruiraient
les archives du Goulag, ils ne trouveraient pas de traces écrites de la mise en place, du
fonctionnement et de « l’alimentation » du système du Goulag, et ils ont lancé des archives orales
systématiques. Cette crainte s’est révélé en partie vraie : les archives de gestion des camps ont
été en effet détruites en grande partie ; mais lors de l’ouverture des archives par Boris Eltsine
dans le cadre de la réhabilitation des victimes du régime soviétique, il s’est avéré que la
bureaucratie judiciaire soviétique avait conservé un grand nombre de ses archives, notamment
les dossiers individuels des condamnés (les lettres de dénonciation, les procès-verbaux des
interrogatoires, les accusations, les faux témoignages, les aveux, etc.) ; d’autre part, la
bureaucratie centrale gestionnaire des camps avait également conservé des dossiers
administratifs : entrées et sorties des prisonniers, fournitures, alimentation, santé, décès, travail,
etc. Mais Irina Cherbakova indique que les dossiers judiciaires ne mentionnent pas explicitement
si la torture a été pratiquée, alors qu’elle est mentionnée par tous les témoignages oraux ; ce qui,
selon elle, est grave, car cela pourrait donner prise à un éventuel négationnisme concernant les
crimes soviétiques. Source : intervention de I. Cherbakova, professeur à l’université des sciences
humaines de Moscou, à l’EHESS, Centre d’études du monde russe, vendredi 10 mars 2000

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 42

136. R. Hilberg, La destruction des juifs d’Europe, Paris, Fayard 1988 ; A. Mayer, La « Solution finale »
dans l’histoire, Paris, La Découverte, 1990.
137. M. Pollak, « La gestion de l’indicible », ARSS, n° 62-63, 1986, p. 3-29 et L. Pipet, La notion
d’indicible dans la littérature des camps de la mort, Paris, L’Harmattan, 2000.
138. « Les archives nous apprennent l’emploi de « l’interrogatoire musclé » ; sous ce terme se
cachent de grandes violences physiques, l’enquêteur-flic ayant parfois demandé la permission de
"tabasser". Les archives conservent bien sûr certains interrogatoires ou des témoignages de la
police devant des "commissions du Parti" ou devant des magistrats qui menaient plus tard des
enquêtes en vue de réhabilitation [...]. Nous y trouvons peu de détails sur la torture physique et
psychique que la machine infernale de la répression a employée ; seule la victime peut les fournir.
Aucun papier ne mentionne, par exemple, que dans sa cellule, un gardien a trempé la tête de
L. Holdos dans un seau plein d’excréments. Et bien entendu, les archives nous apprennent
directement peu de choses sur la pensée la plus infime de la victime, sur ses déchirements, sur
l’humiliation ressentie, sur le dédoublement fréquent de la personnalité exposée à la torture »,
K. Bartosek, « Les témoins de la souffrance », Les Cahiers de l’IHTP, n° 21, 1992, p. 61.
139. D’aucuns penseront que la souffrance trouve une meilleure expression dans le cinéma, dans
l’écriture littéraire (Primo Lévi, Soljenytsine) ou dans la fiction, d’autres avanceront qu’il n’y a
que le silence (Primo Levi). Sur « la souffrance mise à distance », L. Boltanski, Paris, Métailié, 1993.
140. K. Bartosek, « Les témoins de la souffrance », Les Cahiers de l’IHTP, n° 21, 1992, p. 55-63 ; pour
la Hongrie et la persécution anticatholique sous le régime communiste, P. Bozsoky et L. Lukacs,
De l’oppression à la liberté. L’Église en Hongrie, 1945-1992. Chronique des événements ordinaires et
extraordinaires. Témoins et témoignages, Paris, Beauchesne, 1993.
141. Cf. les travaux de I. Cherbakova, professeur à l’université Affanassiev de sciences humaines
de Russie et collaboratrice de l’association Mémorial, association fondée par Sakharov et financée
par la fondation Ford. Cette historienne a recueilli plus de 200 témoignages auprès de survivants
des camps ; elle souligne la difficulté qu’il y a à trouver des témoins qui n’appartiennent pas au
groupe social des anciens membres du Parti ou des intellectuels « épurés », catégorie de témoins
qui est également la mieux représentée parmi les auteurs de souvenirs écrits et publiés ; elle
souligne la disparition quasi totale de la mémoire paysanne (cf. la dékoulakisation), ainsi que
celle des « gens ordinaires » envoyés dans les camps pour des fautes sociales ou civiles bénignes.
Cette historienne a participé également à un grand concours historique lancé auprès des
adolescents de 14 à 17 ans sur le thème « l’individu dans la Russie du XXe siècle » : plus de
1 700 récits sont parvenus aux organisateurs, et parmi les témoignages, un certain nombre
avaient trait à la vie et au destin d’arrière-grands-parents ayant vécu pendant l’entre-deux-
guerres et même avant la Révolution russe (dans certains cas très particuliers, une mémoire orale
a pu se transmettre de « l’ancien monde » jusque dans les années quatre-vingt-dix).
142. M. Bührer, Rwanda mémoire d’un génocide, Paris, Le Cherche-Midi éditeur, UNESCO, 1996.
143. M. Pollak, « Pour un inventaire », Les Cahiers de l’IHTP, n° 4, 1987, p. 16.
144. Cette histoire-là glisse parfois vers « la mémoire obligée », pour reprendre la formule de
Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales, n° 4, juil.-août 2000.
145. Par exemple, les membres de la LVF, engagés volontaires dans l’armée allemande sur le
front de l’Est à la fin de l’Occupation, les miliciens, ou dans une moindre mesure, les travailleurs
du STO ou les « malgré-nous » alsaciens, que l’opprobre publique a longtemps réduits au silence
avant de les accueillir dans le camp des victimes : « L’image publique contraire à l’expérience
individuelle [a pu empêcher] le témoignage, ressenti soit comme un véritable risque social ou
comme une sorte d’aveu inévitablement voué au malentendu », M. Pollak, « Pour un inventaire »,
Les Cahiers de l’IHTP n° 4, 1987, p. 16. Sur les travailleurs du STO, voir D. Veillon, L’Histoire, n° 80,
1985, p. 105-109 et sur les « malgré-nous », F. Raphaël et G. Herberich-Marx, « Les incorporés de
force alsaciens. Déni, convocation et provocation de la mémoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire,
avril-juin 1983, p. 83 et sq.

L’historien, l’archiviste et le magnétophone


Une conception traditionnelle : la source orale comme une source palliative 43

146. H. Harendt, Le système totalitaire, Paris, Éd. du Seuil, 1972.


147. R. Hilberg, La destruction des juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988, p. 9.
148. Ch. Browning, Ordinary Men, Reserve Police Bataillon and The final Solution in Poland, New York,
Harper Collins, 1992. L’auteur s’est penché sur la psychologie des acteurs, tentant de saisir ce qui
a pu mener des hommes à participer au système nazi : le conformisme de groupe, l’obéissance,
l’endoctrinement, le « lavage de cerveau », les convictions idéologiques... On peut surtout relire
H. Harendt, Eichmann in Jérusalem, Paris, Gallimard, 1966 et voir le film de R. Brauman et E. Siwan,
Le Spécialiste, documentaire historique monté à partir d’archives cinématographiques du procès
(1999). Soulignons que le fait de donner volontairement la parole à des auteurs de crimes de
guerres ou contre l’humanité, ou des crimes tout court, n’est pas sans poser problème ; ainsi les
autorités israéliennes ont-elles longtemps différé la divulgation des Mémoires d’A. Eichmann,
condamné à mort et exécuté en 1961, afin d’éviter la diffusion et l’utilisation des thèses qu’il
défend au bénéfice de menées négationnistes ou d’exaltation des thèses nazies ; il reste que, par-
delà leur visée justificatrice, les Mémoires du criminel nazi, conservées par les Archives nationales
israéliennes, donnent de nombreux détails factuels,« objectifs » et involontaires sur la machine
administrative mise en place par le IIIe Reich en vue de l’extermination des Juifs en Europe. Voir
à ce sujet l’extrait publié par Le Monde le 9 mars 2000, p. 14.
149. Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales, n° 4, juil.-
août 2000 ; de façon plus large, P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Ed. du Seuil, 2000.
150. En réalité quand on s’intéresse à la source orale, il faut mettre en œuvre une analyse coûts/
avantages.

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