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Revue Interdisciplinaire Vol 3, N°1 (2018)

Le tatouage dans « pèlerinage d’un artiste amoureux » de Khatibi.


Une archive berbère à fleur de peau

Par:

Hakima LOUKILI
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Saïs-Fès.
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah.

Résumé :

Le tatouage dans l’œuvre de Khatibi a assez souvent suscité curiosités et


plusieurs réflexions sur ces témoignages que les femmes berbères gardent
jalousement dans leurs peaux. Exposés aux regards, fières de dessins riches en
symboles d’un « un milieu naturel riche et diversifié », leurs visages
s’illuminent de signes perpétuant une tradition léguée par les ancêtres.

Mots clés :

A. Khatibi – culture berbère – tatouage – symboles – engagement.

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La participation active de Khatibi dans la protection de la culture Berbère, est


très importante dans le sens où sa production littéraire révèle plusieurs facettes
de sa terre natale. Il tient à maintenir et revitaliser ce patrimoine en voie de
disparition. Certes, le volet social et culturel constitue une base solide de son
engagement. Il y a d'une part la culture orale hérité de ses ancêtres et, d'autre
part, il y a la culture sculpté à fleur de peau : le tatouage.

Le tatouage serait-il donc ce témoignage d’une culture révolue, en voie de


disparition qui perd sa singularité dans la vie moderne, un signe qui fonctionne
d’une part comme image du destinataire postulé par l’œuvre littéraire de Khatibi
, et d’autre part comme image du récepteur capable d’en concrétiser le sens dans
une lecture active. ?

Le tatouage dans l’œuvre de Khatibi a assez souvent suscité curiosités et


plusieurs réflexions sur ces témoignages que les femmes berbères gardent
jalousement dans leurs peaux. Exposés aux regards, fières de dessins riches en
symboles d’un « un milieu naturel riche et diversifié », leurs visages
s’illuminent de signes perpétuant une tradition léguée par les ancêtres. En
outre, les différentes recherches menées sur ce patrimoine culturel renouvellent
complètement le regard porté sur les traditions et les coutumes des différentes
régions maghrébines ou africaines. Par ailleurs, la femme berbère, explique
Khatibi, a contribué à façonner sa civilisation, résistant tant bien que mal à
nombre de contraintes. En conservant cet héritage, elle réinvente sa tradition,
crée une autre chaîne d’admiration.

En outre, cette mémoire dans la peau renferme l’histoire de croyances,


d’agriculture, de médecine et d’un savoir faire et de raconter, un art qu’il
convient de questionner. Le premier postulat est que pour bien jouir de cette
‘œuvre’’, il faut non seulement la contempler, mais en quelque sorte entrer dans
son processus héréditaire. Le second est inséparable de la perfection du travail
exécuté avec exactitude et précision maîtrisée qui fait du corps une
‘’bibliothèque’’ éclairant une histoire oubliée. Et pour emprunter les mots de
Julia Kristeva, on dira que Khatibi a « transporté ces signes « intacts de leur
propre espace dans l’espace » de son roman.

Dans « pèlerinage d’un artiste amoureux » Khatibi met en exergue le


personnage de Dawiya, personnage emblématique dont le corps est d’une
« hospitalité » qui allume Raïssi ‘’de tout son être’’. En outre, dans «

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l’enroulement des corps », Raïssi, stucateur de son métier, découvre la


‘’générosité’’ dans laquelle le corps féminin devient « un aphrodisiaque mutuel
», un corps qui renferme des « signes de l'amour », qui engagent le désir
constant d’examiner l’amante. Dawiya, « la lumineuse », « celle qu’on voit par
son éclat » dont le tatouage illumine tout son être, répand son amour et son
éclat. Par ailleurs, au cours de la lecture, on remarque qu’elle est la deuxième
dans la vie de Raïssi. Avenante et mythique, Raïssi ne peut s’en défaire ; elle est
celle qui éclaire son existence, celle dont l’«attrait magique illuminait la
maison. »1 celle qui l’accompagnera jusqu’à la fin de ses jours.

Khatibi forge dans un registre onomastique propre à la culture Berbère, Dawiya,


descendante d’Amghar, le saint suprême de Tit . D’une part, Amghar dans le
langage berbère désigne le chef, le sage qui « favorise l’amour et le mariage.
»2. D’autre part, son village Titnfetr, abrégé en Tit est un vocable berbère
composé de « Tit » signifiant « Œil » et « Fitr » signifiant nourriture. En plus, le
nom de ‘’Dawiya’’, la protagoniste signifie la ‘’radieuse’’, que Khatibi qualifie
de « gardienne d’un droit d’hospitalité et d’asile » 3Dawiya est aussi la seule qui
porte un tatouage inaltérable sur le sein, un signe qui procure à Raïssi de la joie ,
il dit lui-même que : « ce petit motif — un triangle et trois points — me la faisait
désirer autrement. Une femme tatouée est transfigurée. »4. Cependant, en
empruntant les mots de Michel Foucault, on dira que son tatouage lui confère un
pouvoir occulte qui n'est pas décelable en un lieu précis (son sein) mais se
définit au contraire par son ubiquité. C'est une sorte de flux qui traverse et
connecte ‘’l'ensemble’’ de son corps, un pouvoir qui en déborde largement.
Marqué, son corps se manifeste comme monument universel. En outre, le dessin
que porte Dawiya sur son sein est au même temps « un tissu de mots » et de
silences dont la signification à l‘origine est issue d’une tradition orale. Certes, le
plaisir que ressent Raïssi en se laissant réagir à l’enchantement que lui procure
la vue de ce tatouage lui vient également des qualités ancestrales qu’il renferme,
un tatouage permanent, que Dawiya ‘’ne regrette pas’’, tout au contraire, il fait
sa singularité et sa beauté surtout qu’il est conçu d’une manière discrète et
gracieuse. En outre, ce corps décoratif est un intersigne entre son identité
sociale et le plaisir de toucher le regard de l’autre atteste Abdelkébir Khatibi.

1 A. Khatibi, Pèleri age d’u artiste a oureu , Ed. du Rocher ,Col. Motifs, 2006, p 293
2 Ibid, p., 267
3
Ibid, p 267
4
Ibid, p294

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En effet, Khatibi à chaque fois qu’il évoque un personnage, c’est à travers le


corps que toute la narration émane. Il ne manque pas de lier la beauté de l’art
avec les différentes péripéties du corps féminin. Même pour la Sicilienne,
premier personnage féminin dans le ‘’sérail’’ de Raïssi . Personnage anonyme
dont le nom n’est jamais annoncé dans le récit. D’ailleurs Khatibi « approuve
l’analyse de Jean Starobinski pour qui la pseudonymie constitue « une rupture
avec les autres »5. Pour séduire Raïssi, ses paroles sont tissés avec dextérité,
dans un amalgame d’art et de mots, elle n’hésite pas à lui dire : « Suis-je moins
sensible que le plâtre ? Moins malléable pour ne pas mériter le toucher de tes
mains d’artiste ? »6. KHatibi, met ainsi en lumière son audace, une femme qui
cause le trouble (par son adultère). Par contre la beauté que recèle le corps de
Dawiya est un ‘’ pèlerinage’’ amoureux, son corps est une mosaïque, une
‘’âme’’ à lui seul. Khatibi n’évoque pas son corps pour la museler, mais un
corps qui renferme une pensée et une histoire, il est en quelque sorte, une
résurrection de légendes. En lisant les passages réservés à ce tatouage sur son
sein, on se croit devant un tableau impressionniste, cette attitude entre le caché
et le visible nous rappelle les tableaux de Degas peignant sa servante. Or, Le but
de Khatibi par cette peinture provocatrice, n’est pas de décrire le sujet mais de
traduire les impressions visuelles. Il cherche plus à sublimer et à ennoblir cette
pratique du tatouage. En artiste sensible à toute manifestation du signe, il
remarque que les « graffitis: le nom d'allah, des lettres, des dessins de tatouages,
des chiffres, des signes sont une sorte d'art brut» 7

Or, les différents tatouages dans la culture berbère, confirme le narrateur ont
chacun une histoire et renferment une sagesse héritée des ancêtres. Il est
impossible donc de négliger le texte essentiel, que renferme ce tatouage,
essentiel, notamment, pour la réflexion sereine de sa signification. Le triangle
selon la culture berbère renferme les quatre éléments de la nature, à savoir le
feu, l’eau, l’air et la terre.

Le feu : les berbères dans leur vie se basent surtout sur l ‘agriculture, les terres
brulées. Le triangle pointé vers le haut, il symbolise la flamme qui s’élève vers
les cieux, symbolise la destruction mais aussi la fertilité

5
Jacques Derrida, Khatibi, L’Ha e-les-Roses, Editions Al Manar, 2007, p. 5
6 Op cit, p 24
Ibid, p20 .
7

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L’eau : le triangle pointé vers le bas, symbolise l'élément de l'Eau, qui est le
principe de vie qui coule en chacun et sans lequel la vie ne serait pas possible.

Air : Pour symboliser l'Air qui est indispensable à la vie, il suffit de rajouter
une ligne horizontale en travers du triangle pointé vers le haut. Il permet au
Feu de se développer.
Terre : Pour symboliser la Terre, il suffit de rajouter une ligne horizontale en
travers du triangle pointé vers le bas, puisque la Terre se nourrit de l'eau qui
coule en elle, elle est le terreau du monde végétal et le garde-manger des
animaux et des hommes.
E n effet, Raïssi, personnage principal de khatibi affirme que les objets que
portent des femmes dans le désert suscitent l'analyse. La bédouine par exemple «
se protège contre l'usure du temps en se tatouant, et ornée de bijoux et de gris-
gris, elle s'embellit ainsi contre la stérilité, si fréquente dans les pays du désert» 8.
Le tatouage énonce donc, avec une force et une clarté remarquables la manière
dont doit s’articuler la relation entre l’identité et la culture berbère. Plus
particulièrement ‘’La géométrie’’ du tatouage fait ‘’barrage’’ à plusieurs
dérives possibles. En plus les différentes formes sont réputées sacrées sur
l’esprit qui les a engendrés, monopolisent une relation singulière avec une
croyance particulière et une ‘’séquestration’’ identitaire d’une culture
prodigieuse. Or, le voyage de Raïssi ( de Fès à la Mecque) renforce le caractère
sacré du tatouage qui est en quelque sorte un voyage vers un espace et un temps
révolus. Par ailleurs, le recourt aux différentes formes tatoués est aléatoire
ajoute le narrateur sachant que pour les maux de tête, de gorge et du ventre, les
tatouages se pratiquent sur le front, pour les douleurs rhumatismales, les dessins
sont aux articulations. Par contre, pour les plaies, la fièvre, les yeux et la
stérilité des croix sont tatoués aux poignets, au dessus du pubis, au sacrum.

Le tatouage, célébré par la mémoire collectif, a un pouvoir mystérieux sur


khatibi, il agrémente le corps féminin, qui vit d’avantage au rythme de l’histoire.
Un corps qui s’élargit aux dimensions de son univers. Khatibi suggère «…un
second degré initiatique est artistique. » où les tatouages sont en perpétuel
mouvement,, ne sont plus fixes mais plutôt dans une mouvance, une « géométrie

8
Op cit, p 79

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qui danse: triangles, parallèles, cercles et autres transfigurations. C’est


l'arabesque érotique.» 9

Plus attrayante est la femme berbère par ces motifs qu’elle invente et perpétue et
pour reprendre le titre de l’œuvre de Khatibi on dira que c’est ‘’une mémoire
tatouée’’. Tatouage qui au même titre que les bijoux est l’apanage de la femme
berbère. Or, ‘’sur’’ ( le corps de Dawiya) ou ‘’dans’’ le corps (du texte) , ils sont
conçus avec beaucoup de délicatesse et d’amour. A titre ornemental ou pour
exprimer un sentiment quelconque, le tatouage reste un art «bien infiniment
précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l'esprit dans un
équilibre naturel de l'idéal »10 .Les bijoux et les signes tatoués sur le corps des
femmes remplissent des besoins sociaux et culturels. Parfois le poids des
traditions et des rites confèrent une certaine sécurité comme le tatouage sur le
menton ‘’reliant chaque oreille, symbolisant la barbe du mari mort’’ dans
certaines tribus. Cependant d’autres formes sont usitées par les différentes
tribus. Le cercle, forme cosmique qui représente la Terre, le soleil, la pleine
Lune ; assez souvent dessiné sur la cheville ou le poignet, il exprime la
perfection, l’infini et le cycle. Or, ces différents signes servent à reconnaitre
l’appartenance à tel ou tel tribu puisque chaque signe est une identité comme le
dit Roland Barthes à propos de « mémoire tatouée » il atteste que «khatibi
interroge les signes qui lui manifesteront l'identité de son peuple […] ce que
khatibi interroge, c'est un homme intégralement «populaire», qui ne parle que
par ses signes à lui, et qui se trouve toujours trahi par les autres, qu'il soit parlé
(par les folkloristes) ou tout simplement oublié (par les intellectuels).» 11Il s’agit
pour Khatibi comme pour plusieurs écrivains et penseurs maghrébins et
étrangers, d’explorer un phénomène sociétal qui émerge sur la peau, un
phénomène qui déplace le territoire du fantastique et du merveilleux hors de son
domaine livresque pour dynamiser les efforts de pensée et de l’imagination aux
limites du concevable et du possible. L’imagination un nouvel espace permet
d’inscrire le merveilleux à même la peau. Khatibi à l’instar des différents
chercheurs, essaye de mettre en exergue le rôle qu'ont tenu ces tatouages
« hermétiques» dès les premiers siècles des tribus berbères.

9
Op cit , p 211
10
Charles Baudelaire, Salon de 1846 : « Aux Bourgeois »
11
A. Khatibi, Mémoire tatouée, Éditions Denoël, 1979, p. 214

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Malika Ouardi dans son article « diversités des statuts et des traditions » note
que « c’est aux femmes tatouées, et à leur tenue, par exemple, que le touriste
pourra reconnaître les quelques villages disséminés dans le pays berbère. », elle
ajoute que ces femmes berbères décemment vêtues, se couvraient la tête et
laissaient trainer leurs’’ jupes’’ mais ne cachaient jamais leurs visages
éblouissants par des dessins qui ont une connotation de sagesse. Donc, Les
tatouages sur le front, la joue ou le menton des ancêtres sont une transmission du
vécu .Lucienne Brousse dans son œuvre “Beauté et identité féminine » 12 répond
aux différentes interrogations à ce sujet. Elle ajoute que mariées à un âge
précoce, très tôt mère de famille nombreuse, la femme berbère mue et évolue
dans un milieu restreint où elle n’a jamais eu la liberté de jouer et de jouir de son
enfance. Lucienne Brousse note que ces femmes occupées au travail souhaitent
que leur fille soient ‘’plus chanceuses’’, qu’elles profitent de la vie et puissent
aller à l’école. Certes parmi les différents jeux connus à cette époque : la
marelle ; que ces femmes tatouent sur le visage ou le bras qu’elles appellent
“cebbak”. Ce tatouage était un rite marquant le passage à l’âge adulte, un dessin
qu’elles arborent en toute fierté. Les femmes berbères gardent encore ce même
tatouage sur le front, le cou et les joues que les regards des curieux
interrogeaient.. Par ailleurs, Les différentes figures géométriques (lignes,
obliques, verticales, cercles, triangles ou croix..) sont liées à un ensemble de
rites païens ou sorcellerie qui actuellement renferment moins de secrets. Ils ont
toutes les vertus et sont au même temps ornementaux et protecteurs. Le tatouage
d’ « el-âyacha »par exemple, dessiné sur la gorge fait vivre un pacte avec l’au-
delà, avec le monde des esprits garants de protéger. En effet, selon les
témoignages de certains praticiens ; ce tatouage se faisait en mélangeant le sang
avec certains pigments issues de substances végétales qui donnent cette
coloration sombre. Il justifie ainsi la fascination pour ce monde des ténèbres
qu’on n’arrive pas à dissiper. En plus, les mystères qui entourent la pratique d’
« el-âyacha », dont tout le monde parle, confirme son efficacité mais personne
ne semble comprendre cette énigme, Il demeure encore un secret sans réponse.
Or pour les tribus berbères, le tatouage d’ « el-âyacha », est une manière de
subsister et de s’accrocher à la vie et d’en garder l’empreinte. Au moment
même de la pratique du tatouage les Hommes ne savent pas qu’il va disparaitre
au bout de quelques temps ou qu’ils vont le garder à vie. Mais sont sures que
cette médecine va sauver une vie ou des vies (cas de femmes enceintes, enfants).
12
Lucienne Brousse, “Beauté et identité féminine : les tatouages féminins berbères des régions de Biskra et de
Touggourt” , éditions Dar Khettab. 2015

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En effet, Barthes (dans ce que je dois à Khatibi), dit que Khatibi et lui-même
s’intéressent « aux mêmes choses : aux images, aux signes, aux traces, aux
lettres, aux marques » que khatibi déplace les formes, les entraîne dans « son
territoire à lui » ainsi il ébranle le savoir et enseigne quelque chose de nouveau.
En plus ajoute Barthes, Khatibi interroge les signes, en l’occurrence les
tatouages, qui lui révèlent leur identité. L’originalité de l’écrivain au « sein de
sa propre ethnie est donc éclatante » et sa voix « particulièrement singulière », il
illustre ainsi l’identité et la différence, une identité que Barthes juge tel qu’un
« métal »si pur, si incandescent « qui oblige quiconque à la lire comme une
différence ». Cependant, le tatouage bien que caché sur le sein de Dawiya révèle
une identité forte de signes, irréductible qui permet de saisir la différence avec
l’autre. Ce qui est frappant chez Khatibi c’est cet « Amour Bilingue » de ses
traditions, ce joyaux sur le corps de la protagoniste ne perd pas de sa valeur
même exprimé dans une autre « langue ».Au contraire, tout en poursuivant la
description de ce tatouage, on se rend compte qu’il est absolument nécessaire de
poursuivre la lecture avec la plus grande attention. On ressent la même euphorie
que Raïssi devant ce corps tatoué. Toujours imprévisible, son « écriture est une
aventure » pénétrant la scène sociale au Maghreb confirme Marc Gontard dans
la préface de « Mémoire tatouée » de Khatibi. En effet, l’image que reflète ce
tatouage même discret, il couvre non seulement une partie du corps mais par sa
portée purement esthétique, symbolique et culturel tout le corps. Par la richesse
et la finesse de ses contours il relate l’histoire de Titnfetr, permet à Dawiya de
prendre le contrôle de son corps gravé à jamais par le sceau de la culture et des
rites de son village. Or, on dira à la suite de Roland Barthes qu’ « une fois qu’on
a fini de parler, commence le vertige de l’image », on a beau glorifier ce rite, les
mots échappent et ne rendent pas exactement toute l’ampleur du signe et dans
l’exploration de la géométrie de ce tatouage les mots s’effondrent dans le
raccordement de la pensée à l’image.

A travers Raïssi, Khatibi évoque l’architecture de l’espace et du corps en


«harmonie stable, entre la matière, la forme et le signe décoratif.» 13Il aborde le
tatouage de la femme berbère pour écrire sa différence, sa singularité. Ouvrage
qui a façonné sa vie et son identité. Par ailleurs, dans « pèlerinage d’un artiste
amoureux », le narrateur, au cours de son voyage relate la richesse de ces signes
porteurs d’histoire et de prescriptions concernant certaines tribus. Il explique
que ces mêmes graffitis sont reproduits sur les tapis et sont également porteurs
13
Op ci, p 57

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de sens. Cependant, les « tapis avec leurs formes géométrique et leurs


couleurs » sont perçus différemment par les habitants locaux des différentes
régions. Il raconte qu’il avait «une chambre, un lit et un tapis de l'atlas: laine
teinte au henné, géométrie de carrés et de rectangles mobiles, entre le noir, le
blanc, le violet et l'orange. Couleurs qui symbolisent la division d'un pâturage
collectif, chaque famille ayant sa part, irrigué par la source du voisin. La vallée
toute proche s'élève ainsi vers l'atlas, de tapis en tapis blanc, là où la neige
s'illumine»14 les tatouages, composition infinie de signes, triomphent selon
Khatibi par leur richesse sémiologique relative à une culture. En plus ces signes
ont chacun une signification propre, ils renferment chacun sa propre
symbolique :

 Le point symbolise le foyer


 Le croissant de lune la matière qui naît, grandit et meurt.
 La spirale symbolise l’harmonie éternelle
 Le cercle représente l’absolu.
 Les palmiers tatoués sur le front des femmes berbères invoquent la déesse
mère
 Le trait vertical symbolise dieu et la vie
 Les deux traits symbolisent la dualité entre le bien et le mal qui
sommeillent en chacun
 Le carré est la représentation de la maison
 Deux carrés superposés symbolisent le combat de dieu contre la
malédiction et les ténèbres
 La rosace, composée de triangles : celui qui a la pointe vers le haut
symbolise le feu et la virilité, tandis que le triangle avec la pointe en bas
représente l’eau et la féminité
 Le plus (signe +) symbolise l’oeil de Dieu, l’étoile dont la lumière guide
l’homme dans la nuit
 La croix symbolise les deux jambes ou les deux bras de l’homme

Donc d’après le nombre de traits ou d’autres formes géométrique on peut


identifier la région ou la croyance de l’Homme. En outre, chaque tribu ou région
s’appropriait de motifs qui la distinguent d’une autre. Cependant, une chose est
sûre « les tatouages n’avaient qu’une seule fonction au départ : celle de
l’identification. Certainement, tel était le cas puisque il y avait une stabilité
remarquable dans les motifs appropriés par telle ou telle tribu. 15

14
Ibid, p 147
15
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Certes, au cœur de l’œuvre de Khatibi se situent les processus littéraires et


esthétiques, une combinaison du corps et de l’écriture. Il accorde au tatouage
« une fonction plurielle : la fonction de matérialiser, de rendre visible l’enseveli
et de le transformer en signes à travers l’écriture. Certes, l’écriture tatoue et
laisse une infinité de traces corporelles, culturelles, spirituelles, qui se gravent
comme une marque incandescente sur le corps »affirme Alfonso De Toro en
parlant de Khatibi. 16En effet le tatouage sur le corps de Dawiya est non
seulement une trace de matière mais une jonction entre un signe sur un corps et
une culture, la condensation de la mémoire d’un peuple dans ce petit triangle
qui fourmille de métaphores illustrant les différents aspects d’une vie.
Symboliquement, une partie de l’histoire de Dawiya, de l’art de Raïssi est en
train de ressusciter à travers cette petite brèche de l’histoire (Le triangle) .

En effet, de tous les tatouages berbères sur le front, les tempes, le menton, les
joues et le dos des mains, le triangle a pu triompher par l’ensemble
d’enseignements qu’il renferme. Or quand Khatibi décrit le tatouage de Dawiya,
en plus du triangle il parle également de points qui sous-entendent l’hésitation et
l’émerveillement de Raïssi devant ce hiéroglyphe, ses paroles ‘’perdues’’
devant la beauté de cette découverte qui lui rappelle sa culture et ses origines. Ils
constituent selon le narrateur une suite, une référence, une complicité avec le
corps et un effet sur l’artiste stucateur.

16
Alfonso De Toro, Abdelkebir Khatibi Fondateur des stratégies »planétaires » culturelles, littéraires et
politiques, représentations de la pensée hybride khatibienne dans le maghreb , In : Abdelouahed Mabrour.
(Hrsg.). (2009). Hommage à Abdelkebir Khatibi. El Jadida : Publication de la Faculté des Lettres. S. 99-155.,
p100

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le taureau,symbole de la force aveugle et irrestible

La tête stylisée du bélier renvoie, (triangle dirigé vers le haut) à la fécondité,


agrémenté généralement de points, dites graines vont jusqu’à former de
véritables textes. Par ailleurs, les graines qui entourent le triangle sur le sein de
Dawiya représentent’’ la semence, symbole de la vie et de la fécondité’’. Le
triangle représente également ‘’la puissance physique et la force reproductrice,
la vie et la générosité’’

D’après Makilam,17 les triangles dont le sommet est dirigé vers le bas (la terre)
« traduisent le principe primaire de la vie dans le delta fertile du corps de la
femme » dont ils glorifient la nature créatrice dans un sens mystique.( …)
Ces représentations féminines, loin d’êtres érotiques ne « servent pas non plus à
provoquer ou à prôner la fécondité de la femme en réduisant celle-ci à son rôle
de reproductrice », mais rappelant la fonction sacrée de la maternité. En plus ,
Mahand Akli hahhadou dans « Le guide de la culture berbère »18 note que la
fécondité est symbolisée de plusieurs manières par les artistes ,sous la forme
d’une poitrine féminine portant deux points noirs au-dessus ou au-dessous des
seins ou encore par un point isolé entouré d’un cercle (il symbolise la vie portée
et donnée par les femmes).

Le tatouage berbère demeure « un socle incontournable qui sous-tend les textes


littéraires, passés, présents et futurs »19. Il s’apparente à un champ narratif
susceptible de placer l’homme face à la temporalité de l’existence, lui
permettant en outre de trouver sa voie. Cette pratique s’ancre dans le temps et
dans l espace pour désigner et différencier entre certaines catégories sociales,
des régions et des pays. Certes, tel que nous pouvons le comprendre
aujourd’hui, le tatouage nous apparaît diachronique, en ce qu’il est repérable
dans ses récurrences et ses variantes au fil du temps, également synchronique,
en ce qu’il est le reflet au moins partiel, à l’intérieur d’un moment de l’Histoire,
de la société dans laquelle il est reformulé et dont il exprime nécessairement
certaines préoccupations. Ainsi, Les tatouages de femmes berbères, ont

17
Makilam [Malika Grasshoff], Signes et rituels magiques des femmes kabyles, Aix-en-Provence, Edisud, 2005
18
Mahand Aki Hahhadou, Le gude de la culture berbère, Paris , ed. Paris Mediterranee, 2002.
19
M.C Huet-Brichard., Littérature et mythe. Paris , Hachette, 2008. p.37

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constitué une grande partie de leurs croyances, de leur milieu agricole et des
besoins de leur période. Même après d’importantes investigations, la
signification des tatouages et le rôle qu’ils ont joué dans les vies de ces femmes
reste ambigüe. Cette ‘’écriture féminine’’ illustre le rôle des femmes et le savoir
énigmatique dont elles étaient les seules dépositaires dans la société
traditionnelle à l’exclusion des hommes. « C’est dans et avec son corps que
chacun de nous naît, vit, meurt ; c’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans
le monde et qu’on rencontre autrui » déclare Michela Marzano dans « La
philosophie du corps »20

En effets, plusieurs formes géométriques sur des visages ridés racontent


l’histoire orale de plusieurs régions maghrébines : l’œil de perdrix, le taureau, le
blé, les graines, « patte de l’aigle »….. Certes, personne ne peut épuiser le sens
de ces textes.

Conclusion

Historiquement, les tatouages ont joué un rôle important dans les rituels et les
traditions, ont été assez souvent utilisés pour relater les pratiques de certaines
sociétés et ethnies. Or, penser que le tatouage d’une femme est sans objet ou
laid s’avère un jugement inéquitable. Bien que cela puisse paraître insignifiant,
le tatouage est un héritage de savoir et témoin d’une civilisation. Certes, le
tatouage facial était autrefois considéré comme un signe de beauté chez les
femmes berbères. Aujourd'hui cette pratique est interdite par la majorité de la
population musulmane. Malgré quelques tabous qui entourent le tatouage, cet art
est encore très populaire dans diverses régions du monde. Certaines femmes
regrettent les tatouages, contrairement, d’autres femmes jugent que c’est grâce au
tatouage qu’elles ont pu garder leur enfant et par la suite sauver leur mariage.

On pense souvent à tort que les tribus arabes étaient contre le tatouage parce
qu’il est considéré ‘’haram’’. Or le Coran n’en parle pas, ce sont les hadiths qui
20
Michela Marzano, La philosophie du corps, Collection : Que sais-je , Éd. Presses Universitaires de France,2009

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le réprouvent. Cela ne les a donc pas empêchées de s’adapter à cet héritage


antéislamique du Maroc”, explique Lahcen Zinoun en parlant de son film
Wachma.

Actuellement, le tatouage est une pratique qui se propage de plus en plus dans le
monde, un phénomène qui a affecté différents groupes d'âge. Le tatouage est
devenu le noyau des habitudes de la société moderne que certains considèrent
comme une manifestation et symbole de l'expression individuelle de la liberté.
Ils reflètent une certaine affiliation à un groupe ou une pensée spéciale. Les gens
se font tatouer pour de nombreuses raisons, que ce soit pour honorer un être
cher, s'exprimer d'une manière différente ou représenter quelque chose de
significatif. Chaque tatouage a une raison et un but, a une signification
particulière et raconte une histoire unique.

Pourtant d’autres tatouages modernes d’artistes bien que compétents, ne


parviennent pas à surmonter l'écueil du manque d'originalité. Le tatouage est
aujourd’hui « banalisé, il ne recèle plus rien de subversif, il est l’affirmation
d’une esthétique de la présence ».21

BIBLIOGRAPHIE
Corpus :
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Ouvrages :
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Presses Universitaires de France,2009

Revues :
-David Le Breton, Le monde à fleur de peau : sur le tatouage contemporain, in
La Revue Hermès, n° 74 – la voie des sens- 2016

-telquel & le matin - amazighblog.over-blog

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