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Chapitre 1 (Ré)imaginer les expériences incarnées des femmes algériennes

Introduction

L'auteure et cinéaste d'origine algérienne Assia Djebar écrit dans Fantasia : An Algerian
Cavalcade (1985) que toutes les femmes algériennes "grandes et petites, ont à leur disposition
quatre langues" (Fantasia 180) avec lesquelles elles communiquent : Le français, l'arabe, le lyco-
berbère, et "la quatrième langue, pour toutes les femmes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi
émancipées, reste celle du corps" (180). Cette thèse examinera comment et ce que Djebar
communique avec le langage du corps féminin dans Fantasia et dans Femmes d'Alger dans leur
appartement (1980) afin de mieux comprendre la façon dont Djebar dépeint les femmes
algériennes face à leur marginalisation dans une société conservatrice et patriarcale.
En m'appuyant sur la théorie du mouvement critique et dans le cadre théorique du " Rire
de la Méduse " d'Hélène Cixous, féministe française de la deuxième vague, je soutiendrai que
Djebar conteste de manière subversive la répression des femmes dans la société algérienne en se
réappropriant les espaces réservés aux femmes que sont le harem et le hammam. En fin de compte,
ces espaces permettent aux femmes algériennes d'affirmer simultanément leur corps et leurs
capacités d'action d'une manière qui ne leur est pas permise dans le reste de l'Algérie. Djebar
donne ainsi à ces individus l'opportunité de (re)présenter et (ré)imaginer corporellement leurs
subjectivités de femmes algériennes comme des expériences centrales dans l'histoire et la culture
de l'Algérie, les libérant ainsi de la marginalisation des patriarcats coloniaux français et
postcoloniaux algériens.

Assia Djebar, le corps comme support esthétique


Compte tenu de son statut de pionnière de la danse moderne, il semble évident que Doris
Humphrey affirmerait que le corps est le support esthétique le plus important ; cette affirmation
n'est pas plus choquante que celle des peintres affirmant que la peinture est le support le plus
important ou que celle des écrivains affirmant que le langage, en particulier le langage écrit, est
le moyen d'expression ultime. Pourtant, lorsqu'elle parle de l'écriture dans Fantasia : An Algerian
Cavalcade (une occasion évidente de défendre la primauté des mots dans son art), la romancière
et cinéaste d'origine algérienne Assia Djebar semble confondre l'écriture avec son incarnation
physique. Elle explique :
Lorsque la main écrit, le bras se positionne lentement, se penche prudemment vers
l'avant ou apprend à se tenir sur le côté, s'accroupit, se balance de droite à gauche,
comme dans un acte d'amour. À la lecture, le regard prend son temps, se plaît à
caresser les courbes, tandis que la calligraphie suggère le rythme de la scansion...
elle [l'écriture] suggère, par le chant qui couve en son cœur, la piste de danse pour
la réjouissance et le cilice pour l'ascèse" (Fantasia 180 et 181).

La description que fait Djebar du processus d'écriture et de lecture rappelle en fait la terminologie
que l'on utilise pour décrire une danse. Dans ce passage, elle met l'accent sur l'acte corporel
d'écrire avec sa première série de phrases verbales - "position lente du bras, se pencher
prudemment vers l'avant ou sur le côté, s'accroupir, se balancer d'avant en arrière", qui connotent
toutes des mouvements forts ou soutenus, comme si l'écriture était la façon pour Djebar de danser
ses idées sur la page.
L'écriture "suggère", pour Djebar, "la piste de danse pour les réjouissances et la chemise
pour les ascètes", ce qui montre que l'auteur définit sa relation à l'écriture par des métaphores
physiques des plaisirs kinesthésiques de la piste de danse et de l'inconfort matériel d'une chemise
; Djebar implique l'écriture elle-même comme son propre acte incarné. En fait, dans cette
description, Djebar illustre le concept de pensée corporelle des critiques Robert et Michèle Root-
Bernstein, une façon d'exprimer ses idées en étant conscient de son corps. La pensée corporelle,
dans la mesure où ce concept est lié aux Root-Bernstein, est un moyen proprioceptique d'incarner
un problème ou de produire quelque chose avec son propre corps. Au sens figuré, tout comme
"les doigts "démangent" pour jouer ; la musique "coule" des mains ; les idées "coulent" du stylo"
(Eliot Dole Hutchingson cité par Root-Bernstein 164), le corps envoie et reçoit constamment des
informations kinesthésiques qui signifient corporellement quelque chose dans le contexte d'un
stimulus. En attirant l'attention sur les sensations physiques de son corps lorsqu'elle écrit, Djebar
met l'accent sur la pensée corporelle à laquelle elle participe lorsqu'elle écrit en tant que femme
algérienne. En accentuant son propre processus de pensée corporelle lorsqu'elle écrit, Djebar
inscrit son propre corps dans Fantasia, soulignant ainsi son importance dans la création de ses
œuvres littéraires.
Dans ce même texte, Djebar affirme que l'écriture "se regarde dans le miroir de ses rouleaux
et de ses boucles et se voit comme une femme, et non comme le reflet d'une voix" (Fantasia 181)
; l'association de cet auteur entre l'écriture et les femmes complète les théories de la féministe
française de la deuxième vague Hélène Cixous concernant l'écriture et le corps. Cixous (également
écrivaine d'origine algérienne) réitère tout au long de "Le rire de la Méduse" la relation entre le
corps des femmes et l'acte d'écrire. Elle affirme, d'une part, que les femmes doivent retrouver la
représentation de leur corps par l'écriture - "en s'écrivant, la femme retournera au corps qui lui a
été plus que confisqué" (Alphonso 261), "écris ton moi. Votre corps doit être entendu" (262).
D'autre part, Cixous présente également le corollaire comme vrai : les femmes étayent leur écriture
avec leur corps féminin - "c'est avec son corps qu'elle soutient vitalement la "logique" de son
discours" (263). L'affirmation de Djebar, selon laquelle l'écriture "se regarde dans le miroir de ses
rouleaux et de ses boucles et se voit comme une femme", semble donc (re)présenter textuellement
la critique féministe de Cixous. Le miroir de cet auteur présente figurativement deux facettes de la
même réalité : la réalité physique (le corps) et une version abstraite de cette réalité (le corps dans
le texte) - tout comme un miroir produit une image abstraite des objets qui existent dans le monde
phénoménal. Djebar, comme Cixous, affirme que l'écriture est le corps de la femme, mais aussi
que le corps de la femme est sa propre écriture. En fin de compte, dans le contexte de l'ensemble
de l'œuvre de Djebar, il faut donc interpréter l'écriture de cette auteure comme une extension
féminine de sa propre subjectivité incarnée.
De plus, le texte de cette auteure ne se contente pas de (re)présenter son corps, Djebar
affirme explicitement que son corps-texte possède un pouvoir subversif : "Quand j'écris et lis...
mon corps voyage loin dans l'espace subversif, malgré les voisins et les matrones soupçonneuses
; il n'en faudrait pas plus pour qu'il prenne son envol et s'en aille ! (Fantasia 184) ; Djebar trouve,
en quelque sorte, sa propre libération à travers son écriture. Ce passage, en fait, rappelle l'analyse
de Cixous sur les femmes et le concept de voler, ce qui souligne encore plus l'écriture subversive
et incarnée de Djebar. Cixous écrit :
voler est un geste de femme... Quelle femme n'a pas volé ? Qui n'a pas senti, rêvé, accompli
le geste qui coince la société ? ... Qui n'a pas inscrit avec son corps le différentiel, crevé le
système des couples et des oppositions ? (Alphonso 269).

Ce "geste de femme" universel, "voler", caractérise intimement l'œuvre de Djebar et sa


représentation de la subversivité libératrice du corps féminin. En français, "voler" a une
signification polysémique, signifiant à la fois "voler" et "dérober". Cixous affirme que les femmes
subvertissent constamment les restrictions sociétales par l'écriture et par leur corps en s'appropriant
les sémiologies patriarcales afin de produire une sémiologie féminine unique et émancipatrice
(269). Selon Cixous, les femmes "volent" pour "voler" et en volant, elles volent ; les femmes se
réapproprient leur propre liberté par rapport au patriarcat pour se libérer et, en se libérant,
subvertissent le système qui a cherché à les opprimer dans la société. Elle affirme que c'est "avec
son corps [de femme]" (269) que les femmes peuvent détruire les systèmes mutuellement exclusifs
qui caractérisent le contrôle oppressif du patriarcat sur les femmes. Par conséquent, lorsque Djebar
déclare qu'à travers l'écriture, son corps peut "s'envoler" dans un espace subversif, cette auteure
montre que son écriture lui permet physiquement, dans un sens, d'échapper à la réalité qui cherche
à la réprimer.
Assia Djebar ne se contente pas d'inscrire son propre corps dans son texte ; en fait, elle
écrit que toutes les femmes algériennes "grandes et petites, ont à leur disposition quatre langues"
(Fantasia 180) avec lesquelles elles communiquent : Le français, l'arabe, le lyco-berbère, et "la
quatrième langue, pour toutes les femmes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, reste
celle du corps" (180). Dans ses nombreuses œuvres, Djebar utilise ce langage féminin du corps
pour dépeindre des personnages complexes de femmes musulmanes et les relations qu'elles
entretiennent avec l'ensemble de la communauté dans l'Algérie postcoloniale. Pour tenter de
comprendre le vol de Djebar - sa réappropriation de l'importance des corps féminins, ainsi que sa
fuite du contrôle patriarcal sur ceux-ci - cette thèse proposera diverses interprétations des langages
des corps féminins dans deux de ses œuvres : Femmes d'Alger dans leur appartement (1980) et
Fantasia : une cavalcade algérienne (1985). Fantasia démontre l'importance du corps féminin
depuis le début de la colonisation française de l'Algérie en 1830 jusqu'à la seconde moitié du
vingtième siècle. Femmes d'Alger expose le rôle joué par le corps des femmes pendant la guerre
d'indépendance algérienne (1954-1962) et ses conséquences. Comme le dirait Humphrey, ces
œuvres révèlent l'incarnation des femmes algériennes par rapport à ces événements historiques.
Ainsi, cette thèse explorera l'importance du corps féminin dans ces romans afin de mieux
comprendre comment la corporalité féminine influence la lecture de la représentation des femmes
algériennes par Djebar à travers le temps. Je soutiendrai que Djebar utilise le corps des femmes
pour à la fois reconnaître l'histoire de l'assujettissement des femmes au patriarcat et les en
émanciper symboliquement. En fin de compte, en se réappropriant le corps féminin et sa
marginalité dans les espaces réservés aux femmes dans ses œuvres, Djebar (ré)imagine les rôles
que ces femmes jouent en Algérie, utilisant le corps féminin pour libérer les femmes des limites et
des marges de la société algérienne.
D'un point de vue méthodologique, je combinerai la théorie du mouvement critique avec
une analyse littéraire de ces textes afin de mieux illustrer la subversivité des corps féminins en tant
que médias signifiants dans les œuvres de Djebar. Ces deux domaines s'informent mutuellement
et ont un impact sur les représentations de Djebar des conditions dans lesquelles les femmes
musulmanes vivent dans l'Algérie postcoloniale. Étant donné que la spécialiste de la danse Deidre
Sklar affirme que toute " connaissance du mouvement est une sorte de connaissance culturelle "
(Sklar 30, souligné par l'auteur), la façon dont Djebar dépeint les corps des personnages féminins
dans ses œuvres incarne textuellement les différents types de réalités historiques, sociales,
économiques et expérientielles des femmes algériennes. Sklar soutient qu'"il faut regarder au-delà
du mouvement pour en saisir le sens" (Sklar 31, souligné dans l'original), ce qui permet de combler
le fossé idéologique supposé entre ces deux domaines d'étude. Dans ces deux prémisses, Sklar
affirme que non seulement les mouvements incarnent le savoir culturel des personnes qui les
exécutent, mais qu'il faut traiter le mouvement comme n'importe quel autre système symbolique
de représentation ; il faut lire les corps féminins en mouvement de Djebar comme n'importe quel
autre symbole littéraire dans ses œuvres pour mieux comprendre comment Djebar dépeint la
subjectivité de la femme algérienne. En outre, j'examinerai les œuvres de Djebar à la lumière de la
critique littéraire d'Hélène Cixous, de la deuxième vague du féminisme français, afin d'ancrer
davantage ma recherche dans le domaine des études littéraires. Djebar a été la première femme
algérienne à être acceptée à l'école normale supérieure de Sèvres - un établissement d'enseignement
supérieur français d'élite qui s'apparente aux ivy leagues américaines - en 1955 ("Assia Djebar").
Il est donc concevable d'affirmer que Djebar était au moins familière et au plus profondément
influencée par ce mouvement féministe et ses écrivains, avec lesquels Djebar écrivait à la même
époque. En effet, on peut interpréter les œuvres de Djebar comme une exemplification fictive de
ces critiques féministes, ce qui sollicite une comparaison entre sa littérature et ces théories. Comme
je l'ai brièvement évoqué plus haut et comme nous le verrons plus loin, Cixous explique que
l'écriture et le langage qui subvertissent le patriarcat sont intrinsèquement liés au corps des femmes.
Cette critique féministe associe les aspects corporels des femmes dans la littérature de Djebar à une
rébellion linguistique et littéraire contre la culture patriarcale. Les arguments de Cixous offrent
ainsi un cadre littéraire pour interpréter le discours libérateur des femmes de Djebar à travers leur
intérêt commun pour le potentiel et le symbolisme du corps des femmes.
Autre point de clarification, lorsque j'utilise le terme "patriarcat" dans cette thèse, je me
réfère à la déprivilégication principalement gouvernementale et religieuse des femmes et de
l'expérience des femmes dans la société algérienne. Bien que le groupe nationaliste algérien, le
Front de libération nationale, ait plaidé en faveur de l'égalité des femmes pendant la guerre
d'indépendance algérienne (Salhi 27), après la guerre, le gouvernement algérien nouvellement élu
a connu une vague de conservatisme. Ce conservatisme a culminé en 1984 avec le "Code algérien
de la famille", qui persiste encore aujourd'hui, déterminant "les femmes comme mineures au regard
de la loi, et les définissant comme n'existant que dans la mesure où elles sont filles, mères ou
épouses" (27). En ne reconnaissant pas la pleine citoyenneté des femmes et en les définissant
uniquement en fonction de leur relation avec les hommes, l'Algérie marginalise les femmes et
centralise de manière disproportionnée l'expérience des hommes, faisant ainsi de son
gouvernement un patriarcat.
De même, dans le contexte de la religion, 99 % de la nation s'identifie comme musulmane
sunnite ("Algérie"), ce qui fait de cette branche de l'islam la religion d'État. Dans le Coran, le verset
223 de la sourate II dit : "Vos femmes sont une dîme pour vous (à cultiver), alors prélevez votre
dîme comme vous voulez" (Faulkner 847). Le mot "dîme", dans ce sens, assimile le corps d'une
femme à une terre fertile que les hommes doivent cultiver, réifiant les femmes musulmanes comme
un objet sexuel que les hommes peuvent utiliser à leur guise et leur refusant toute forme
d'autonomie. Le verset 228 de la sourate II stipule que "... les hommes ont un degré sur [les femmes]
(en matière de responsabilité et d'autorité)" ("Surat Al-Baqarah"), mettant ainsi explicitement
l'accent sur l'action des hommes au détriment de celle des femmes. En citant ces passages, je ne
veux pas dire que l'islam est une religion intrinsèquement oppressive pour les femmes. Seuls les
patriarches religieux conservateurs d'extrême droite exploitent le Coran de cette manière pour
contrôler les femmes. Malgré c e l a , littéralement dans les textes religieux de l'Islam, les femmes
doivent se soumettre aux hommes et certains patriarches musulmans utilisent ces textes religieux
pour valider un patriarcat algérien qui dévalorise les femmes et l'expérience de la féminité.
En fin de compte, la loi, telle qu'elle est définie par ces institutions patriarcales de la religion
et du gouvernement, décrète explicitement que les hommes et les femmes ne sont pas égaux. Dans
cette thèse, j'utiliserai le terme général de "patriarcat" comme force agissante, en écrivant des
déclarations telles que "le patriarcat marginalise les femmes". Ces institutions patriarcales en elles-
mêmes ne sont pas en mesure de provoquer des changements physiques en tant que systèmes
idéologiques de contrôle. Cependant, étant donné que l'écrasante majorité des citoyens algériens
participent à ces institutions, ces structures de pensée influencent la manière dont la plupart des
Algériens interagissent les uns avec les autres. En disant que le "patriarcat" fait quelque chose,
j'englobe tous les dirigeants politiques ou gouvernementaux, les pères, les oncles, les cousins, les
chefs religieux, etc. qui s'identifient à ces institutions patriarcales et qui, par extension, cherchent
à exercer un contrôle sur les femmes et leur corps en Algérie. Encore une fois, tous les hommes
musulmans ne cherchent pas à contrôler et à restreindre le corps des femmes. Lorsque j'utilise les
mots "patriarcat" ou "patriarches", je me réfère simplement aux individus et aux institutions à
l'esprit conservateur qui le font.
Enfin, avant d'entamer le corps de mon analyse, il est important de noter que lorsque j'utilise
le terme "espace réservé aux femmes", je me réfère à deux lieux intérieurs, le harem et le hammam,
dans lesquels les corps féminins sont censés rester cloîtrés au sein de la société algérienne.
Culturellement, en Algérie, "les femmes [sont] considérées comme dangereuses pour l'ordre social
parce que les hommes [sont] considérés comme vulnérables aux charmes féminins" (Jonas 114).
Afin de préserver la pudeur des femmes algériennes et l'ordre social de la nation tout entière, les
sociétés islamiques conservatrices "cachent leurs femmes aux yeux de tout homme qui n'est pas
membre de la famille élargie" e n utilisant "divers types de vêtements qui dissimulent le corps
tout entier et, plus radicalement, les quartiers réservés aux femmes connus sous le nom de harem"
(114).
Le mot "harem" désigne à la fois "une maison ou une partie d'une maison généralement
isolée, allouée aux femmes dans un foyer musulman" et simultanément "les épouses, concubines,
parentes et servantes occupant un harem" ("Harem"). En anglais, ce mot désigne à la fois l'espace
réservé aux femmes dans une maison et les femmes qui l'habitent, associant et confondant
intimement les femmes musulmanes avec l'architecture imaginaire de cet espace. Dans cette thèse,
je ne ferai référence au mot "harem" que pour désigner le lieu physique des habitations
musulmanes, afin de distinguer ces femmes algériennes de l'ambiguïté idéologique de leur
environnement. Le harem illustre les rôles marginaux et les rôles de représentation du genre que
les cultures occidentales et patriarcales ont assignés aux femmes musulmanes algériennes. Edward
Saïd généralise que "l'idée de la représentation [orientale] est une idée théâtrale : l'Orient est la
scène sur laquelle tout l'Orient est confiné" (63). Bien que Saïd comprenne le harem uniquement à
travers la tension entre l'Occident et l'Orient, étant donné la nature associative des oppositions
binaires, pour les besoins de cette thèse, on peut également interpréter les notions de harem de Saïd
à travers l'opposition binaire homme/femme. Microcosmiquement, le harem devient alors le théâtre
exclusivement féminin sur lequel on définit toute notre compréhension des femmes algériennes.
Sur cette scène, comme l'écrit Saïd :
"Les femmes sont ... les créatures d'un fantasme de puissance masculine. Elles expriment
une sensualité illimitée, elles sont plus ou moins stupides, et surtout elles sont
consentantes... la conception masculine de [ce] monde... tend à être statique, figée, fixée
éternellement" (Saïd 207 et 208).
Pour une représentation picturale du sens connotatif de l'espace imaginaire du harem, tel que
l'Occident et le patriarcat algérien le peignent emblématiquement, considérons les Femmes
d'Algers dans leur appartement (1834) d'Eugène Delacroix [Figure 1]. Djebar, pour sa part,
caractérise la conception normale du harem, tel qu'il est représenté dans ce tableau, de la même
manière que Saïd : elle considère que le regard masculin de Delacroix sexualise et exotise ces
femmes au regard absent dans la prison suffocante, immobile et exclue du harem (Femmes d'Alger
134-137). Dans les pages qui suivent, j'examinerai comment Djebar se réapproprie cette imagerie
traditionnelle du harem et des corps qui l'occupent, en passant d'un lieu de sexualité féminine
complaisante à un espace d'émancipation pour les femmes.

Delacroix, Picasso et Djebar : (Re)présentation des femmes d'Alger


À la fin de Femmes d'Alger dans leur appartement, Djebar conclut son recueil de nouvelles
par un essai critique intitulé "Regard interdit, son coupé", qui reprend de nombreux thèmes de son
roman sous la forme d'une critique d'art d'Eugène Delacroix et de Pablo Picasso dans leurs œuvres

respectives, également intitulées Femmes d'Alger dans leur appartement.


Le "regard interdit" de Delacroix à l'intérieur du harem éloigne les femmes algériennes de
leur propre corps et des spectateurs de ces tableaux (Femmes d'Alger 138). Par extension, Djebar
affirme que les femmes se voient également interdire le droit au regard dans la société algérienne
et que leurs corps et leurs voix sont coupés de tout moyen de se représenter (139). Elle lit le tableau
de Delacroix comme un instantané de la réalité répressive des femmes algériennes. Puis,
commentant la série de réinterprétations de Picasso, Djebar voit une "issue" pour ces femmes
algériennes - en réaffirmant leur propre pouvoir par la danse, par "la renaissance de ces femmes à
leur propre corps" (150), ces femmes échappent à la marginalité représentationnelle du harem.
Étant donné que Djebar présente à ses lecteurs une critique textuelle de tableaux représentant
des corps de femmes algériennes, cet essai superpose au moins deux perceptions sensorielles
différentes pour les lecteurs lorsqu'ils imaginent les corps de ces femmes : l'expérience visuelle du
peintre/spectateur et de l'auteur/lecteur, ainsi que l'expérience kinesthésique des femmes
algériennes. Djebar médiatise et transmute les différentes expériences des médias des corps, des
peintures et de son propre texte, ce qui complique la façon dont les lecteurs "regardent" ces
peintures. En fait, Djebar resitue toute l'expérience visuelle de ces peintures, que les patriarcats
français et algérien dominent, dans l'expérience kinesthésique et incarnée des femmes algériennes.
En se concentrant sur l'expérience corporelle de ces femmes dans le harem, Djebar tente de libérer
les femmes algériennes du regard masculin, en utilisant son texte pour inspirer les lecteurs à se
détourner d'une perspective centrée sur l'homme. En fin de compte, Djebar met l'accent sur la
subjectivité kinesthésique de ces femmes, affirmant ainsi l'incarnation des femmes dans une
société patriarcale qui ne les considère que comme des objets de son regard.
Dans les deux versions des Femmes d'Alger de Delacroix (annexes 1 et 2), trois femmes sont
allongées autour d'un narguilé, sur des tapis et des coussins ornés. L'immobilité et le calme
suggérés par le tableau de ces corps de femmes évoquent une sorte de pression étouffante, comme
si l'on se trouvait dans les rayons déserts d'une bibliothèque ou dans un tombeau. En contraste
avec les formes inclinées et courbées des femmes assises, les murs de la pièce semblent se presser,
rigidement dressés, phalliques. L'esclave noir ne peut que tirer le rideau pour révéler cet espace
carcéral, donnant au spectateur un aperçu voyeuriste de la vie de ces femmes qui restent assises,
coupées du tissu de la réalité.
Delacroix représente les femmes algériennes dans ses tableaux dans des poses immobiles et
inclinées dans une peinture réaliste, soulignant picturalement leur manque apparent d'action. Il
peint ces femmes comme il peindrait une nature morte, traitant de manière figurative leurs corps
comme des objets qui doivent s'abandonner à son regard. Le réalisme de ses peintures cherche à
encapsuler les identités de ces f e m m e s ; dans un sens, les expériences tridimensionnelles et
vécues de ces femmes sont recouvertes par la représentation bidimensionnelle qu'en fait le peintre.
Ces peintures réalistes, qui cherchent à illustrer et à capturer la réalité, refusent non seulement à
ces femmes le droit d'exister en dehors de la manière dont Delacroix les dépeint, mais aussi le droit
de se définir elles-mêmes.
Le réalisme de Delacroix tente d'essentialiser les expériences de ces individus en un tout
uniforme et reconnaissable qui déforme la "réalité" de ces femmes, perpétuant ainsi la violence de
représentation du patriarcat.
Pour sa part, Djebar retrace l'histoire des Femmes d'Alger de Delacroix jusqu'au tout premier
coup d'œil du Français dans l'espace réservé aux femmes du harem algérien, établissant la primauté
du regard masculin dans ces peintures et situant le lecteur à l'intérieur de cet espace. En entrant
dans le harem, Djebar rapporte que Delacroix "était comme enivré par le spectacle qui s'offrait à
ses yeux" (Femmes d'Alger 134) - avant même de commencer à peindre, Delacroix, en tant
qu'orientaliste, voit les corps des femmes algériennes comme des objets défilant devant ses yeux.
À son tour, Djebar oblige le lecteur de son propre texte à perpétuer l'objectivation du corps des
femmes algériennes en présentant d'abord ces personnages au lecteur par le biais du "spectacle" de
ces femmes aux yeux de Delacroix. Avant même de décrire le tableau, elle démontre que toutes
les lectures des peintures de Delacroix sont initialement et implicitement basées sur le regard
masculin objectivant de Delacroix, qui reproduit et renforce l'oppression patriarcale des femmes.
En fait, selon Djebar, Delacroix "nous [le lecteur] place dans la position de spectateurs devant ces
femmes" (137) ; en regardant à travers la vision de Delacroix de ces femmes, le lecteur devient
alors le même voyeur que l'orientaliste lui-même.
En ce qui concerne les femmes algériennes elles-mêmes dans ces versions, Djebar indique
qu'elles acceptent d'être objectivées par le regard masculin de Delacroix, se soumettant ainsi à la
domination du patriarcat. Comme l'explique le critique John Erickson,
"Le seul regard autorisé [dans la société maghrébine traditionnelle] émane de
l'homme, alors que le regard de la femme est strictement légiféré par la croyance
religieuse. Le Prophète [Mahomet] a appelé son regard "la zîna de l'œil [zîna ul-
ayani]". Zîna ul-ayani, souvent traduit par "le péché capital de l'œil", signifie
littéralement les rapports sexuels illicites" (306).

On peut comprendre les "yeux distants" et "lointains" (Femmes d'Alger 137) des femmes
représentées comme des femmes qui cèdent non seulement à l'accusation du patriarcat islamique
contre le regard féminin, mais aussi à l'objectivation de leur corps par le peintre français. Comme
l'affirme Djebar, ces femmes doivent "rester absentes à elles-mêmes, à leur corps, à leur sensualité,
à leur bonheur" (Femmes d'Alger 137), illustrant les conséquences du regard masculin sur les
femmes et leur double répression sous les patriarcats français et algérien. En effet, Djebar écrit que
"tout le sens" de ces tableaux "se joue dans le rapport que ces trois [principaux personnages
féminins] entretiennent avec leur corps" (135), ce qui identifie la représentation du corps féminin
comme le signifiant le plus important dans ces deux œuvres. Dans ces tableaux, étant donné
l'absence apparente de ces femmes et leur manque d'incarnation face au regard de Delacroix, Djebar
lit l'objectivation totale des femmes algériennes et leur exil de leur propre corps en raison de
l'intrusion masculine dans cet espace féminin.
Alors que la représentation de Delacroix met l'accent sur l'immobilité et l'objectivation
"réalistes" de ces femmes, celle de Picasso attire l'attention sur la puissance abstraite de leur
mouvement. Trois formes féminines dansent en perspective à travers le premier plan, le milieu et
l'arrière-plan de la toile, démontrant l'étendue de leurs mouvements. Librement nues, elles
présentent sans honte leurs seins et leurs fesses au spectateur alors qu'elles poursuivent la danse de
leur existence. Même les murs semblent pouvoir bouger, des lignes de peinture de différentes
couleurs traversant des quadrilatères obliques. Les spectateurs regardent toujours les femmes, mais
leurs yeux semblent maintenant danser avec elles à travers le tableau.
Alors que les personnages des tableaux de Delacroix semblent exister en tant que femmes-
objets cohérentes et immobiles, les personnages de Picasso semblent danser et se fragmenter. Cette
mobilité abstraite des personnages dans les tableaux de Picasso rejette le regard masculin
immobilisant du peintre, présentant picturalement les corps des femmes algériennes comme des
sujets qui ne peuvent être englobés dans une image. De nombreuses femmes dans les tableaux de
Picasso ne s'assoient pas et n'attendent pas que le peintre les définisse sur sa toile ; au contraire,
elles semblent danser dans la pièce, défiant simultanément la primauté du regard masculin et
incarnant leur propre agence. Contrairement au réalisme de Delacroix, la peinture abstraite de
Picasso, inspirée du cubisme, attire l'attention sur les multiples facettes de la subjectivité de ces
femmes. Ce style suggère que, tout comme les personnages sur la toile sont composés de couleurs
et de formes différentes, les femmes algériennes représentées sont elles aussi composées d'éléments
que la peinture ne peut pas totaliser, ce qui humanise ces individus. Alors que l'on peut oublier
qu'une peinture réaliste ne représente pas une réalité authentique, il est beaucoup plus difficile de
confondre une peinture cubiste avec le monde "réel".
Au lieu d'essayer de remplacer la réalité de ces femmes par une image "fidèle" et
"objective" de leur subjectivité, comme le prétend le réalisme de Delacroix, le cubisme de Picasso
n'impose pas une réalité usurpatrice des expériences de ces femmes, ce qui permet à ces femmes
algériennes d'exister dans des vies extérieures à la toile. En fin de compte, la fragmentation de ces
femmes sur la toile de Picasso fait simultanément allusion à leur propre complexité humaine ainsi
qu'au pouvoir limité de la vision du peintre. En fait, sur la toile de Picasso, il semble que les femmes
utilisent leur corps pour déterminer comment elles sont représentées, remettant ainsi en question
la domination du patriarcat.
Contrairement à la vision du "spectacle" reflétée dans les yeux de Delacroix lorsqu'il décrit
les peintures de Picasso, Djebar met l'accent sur l'expérience kinesthésique des femmes algériennes
dépeintes, en particulier dans les représentations de leurs danses et de leur nudité. Pour Djebar, le
mouvement et la nudité de ces personnages démontrent non seulement leur pouvoir, mais aussi "la
renaissance de ces femmes à leur propre corps" (Femmes d'Alger 151), ce qui permet aux femmes
algériennes d'échapper à la répression patriarcale par l'affirmation de leur propre subjectivité
incarnée.
Alors que Djebar définit spécifiquement les aspects visuels des versions de Delacroix des
Femmes d'Alger pour les lecteurs - "trois femmes, dont deux sont assises devant un narguilé. L a
troisième, au premier plan, appuie son coude sur des coussins" (135), etc. - elle ne fonde pas sa
"lecture" de Picasso sur nombre de ses éléments spécifiques dans la mesure où ils sont liés au sens
de la vue. Elle décrit plutôt la série de peintures de Picasso comme une "glorieuse libération de
l'espace, les corps s'éveillant dans la danse, dans un flux vers l'extérieur, le mouvement librement
offert" (149), décrivant ces peintures en se basant sur le mouvement des femmes plutôt que sur la
vision que le peintre peut avoir d'elles. Avec les peintures de Delacroix, le lecteur de Djebar peut
facilement imaginer à quoi ressemblent visuellement les corps des femmes algériennes, tout
comme on peut visualiser des objets dans une nature morte. Cependant, si l'on s'en tient à la
description que fait Djebar des versions de Picasso, il faut imaginer le tableau du point de vue des
femmes. Bien que l'on n'ait pas une image claire de ce à quoi le tableau pourrait ressembler d'un
point de vue visuel, les mots "danse", "écoulement vers l'extérieur" et "mouvement" nous donnent
une sorte de sens kinesthésique de l'activité des femmes dans la scène. Dans le texte de Djebar, le
spectateur doit donc imaginer le tableau de Picasso du point de vue de ces femmes ; il doit imaginer
l'action du mouvement des femmes, plutôt que la façon dont ces femmes peuvent apparaître en
tant qu'image ou objet. En décrivant ces peintures sur la base de leur mouvement, Djebar fait passer
la lecture de ces œuvres d'une vision objective de ces femmes sous le regard masculin à la
perspective subjective de l'expérience corporelle de la danse de ces femmes. Le passage d'une
lecture visuelle à une lecture kinesthésique de ces différentes peintures attire l'attention sur la
subjectivité incarnée de ces femmes, ce qui rompt avec l'objectivation patriarcale des femmes et de
leur corps.
De plus, au lieu de dissimuler leur corps avec des vêtements, ces femmes exposent leur
nudité au peintre. À son tour, Djebar se réapproprie la nudité de ces femmes comme une sorte de
regard incarné qui rencontre le regard masculin du lecteur-voyeur, attribuant ainsi au corps des
femmes un pouvoir qui cherche à faire correspondre les subjectivités masculines aux subjectivités
féminines. Comme le font remarquer des critiques telles qu'Emer O'Beirne, "la nudité pneumatique
des femmes ou leurs seins, fesses ou organes génitaux exposés pourraient les définir comme des
objets de désir" (47), ce qui renforce hypothétiquement l'objectivation patriarcale du corps des
femmes. Cependant, Djebar réimagine la capacité signifiante du corps des femmes dans les œuvres
de Picasso comme quelque chose de plus que de simples objets du désir masculin ; au lieu de
définir le corps d'une femme à partir d'une perspective masculine de ce que sa nudité peut incarner,
Djebar définit positivement une femme à partir de ce qu'elle signifie pour les femmes et en leur
faveur. Malgré l'injonction culturelle de regarder le corps féminin et la zîna ul-ayani (le regard
féminin illicite et sexualisé) des femmes algériennes, Djebar remarque que Picasso expose
figurativement "les autres yeux du corps [féminin] (seins, sexe, nombril)" (Femmes d'Alger 139)
au public dans ses peintures. Les yeux qui sont les seins, les yeux qui sont le sexe et les yeux qui
sont le nombril de ces personnages féminins s'ouvrent alors "comme si tout à coup le corps entier
se mettait à regarder autour de lui" (139). À travers le regard du corps féminin nu, les femmes nues
deviennent "des menaces pour le droit exclusif [des hommes] de regarder, pour cette prérogative
masculine" (139), ce qui inverse la dynamique du pouvoir entre le regard masculin et le regard
féminin ; Djebar se réapproprie la nudité de la femme comme une forme de regard qui regarde le
monde et incarne sa propre agence kinesthésique. Les personnages des tableaux de Picasso
rencontrent donc le regard masculin du peintre avec un regard féminin à six yeux et au corps plein,
qui devient l'incarnation de l'action des femmes. En fin de compte, ce retour du regard de la femme
nue met en évidence la subjectivité du corps des femmes et remet en question le contrôle
monolithique du patriarcat algérien.
Globalement, dans son analyse des peintures de Delacroix et de Picasso, Djebar resitue le
regard masculin du peintre dans la subjectivité incarnée des femmes algériennes. Au lieu de tenter
de totaliser l'expérience de ces femmes dans une représentation immobilisante, hyperdéfinie et
"réaliste" de leur corps, Djebar montre que les corps de ces femmes peuvent parler d'eux-mêmes
dans les peintures de Picasso. À travers la représentation de leurs danses, Djebar montre que les
femmes algériennes défient le regard du patriarcat, montrent leur propre agence et incarnent leurs
propres subjectivités à multiples facettes. En effet, ce déplacement - du regard masculin vers le
corps féminin - caractérise la manière dont Djebar libère les femmes dans ses propres œuvres,
Femmes d'Alger et Fantasia. Tout comme la perspective passe du privilège visuel des subjectivités
masculines à l'incarnation kinesthésique des subjectivités féminines dans ces peintures, les œuvres
de Djebar centralisent les femmes en écrivant avec, sur et pour le corps des femmes.
Du Harim au Haram : (Ré)appropriation du théâtre du harem
Comme le note la critique Michèle Bacholle, "bien que les peintures de Picasso présentent
une libération aux femmes du harem, elles font néanmoins partie d'un discours pictural masculin"
(22). Cependant, les œuvres de Djebar, qui s'intéressent à la subjectivité incarnée des femmes, "font
un pas de plus vers la liberté" (22) des femmes en démontrant la double subjectivité libératrice du
corps féminin algérien. Djebar montre que les femmes sont doublement sujettes dans la mesure où
elles utilisent leur propre corps (en tant que sujet agissant) pour définir la manière dont elles sont
représentées (en tant que sujet de leur propre discours). L'une des façons dont Djebar illustre cette
double subjectivité des femmes algériennes est à travers sa réappropriation de l'espace exclusif des
femmes qu'est le harem. En effet, cette auteure évoque simultanément les deux mots arabes qui
dérivent du mot "harem" - elle prend le concept du harem, en tant qu'espace d'exclusion du harim,
"quelque chose d'interdit" et le transforme en un espace libérateur du haram, un "sanctuaire"
("Harem") pour les femmes. En renversant la perspective patriarcale d'un espace féminin comme
lieu "interdit", Djebar resitue l'imaginaire culturel du harem dans une perspective féminine
libératrice où le corps des femmes est important, dans les deux sens du terme. En effet, Djebar
montre que dans et à travers la signification de leur corps tel qu'il est dépeint dans le harem, les
femmes algériennes remettent en question les hiérarchies patriarcales, ce qui affirme l'action des
femmes face aux idéologies masculines conservatrices.
Par exemple, dans "The Onlookers", un chapitre de Fantasia, Djebar déconstruit les
hiérarchies d'opposition binaire homme/femme, extérieur/intérieur, et commence à réaffecter cet
espace domestique du harim au haram. Au lieu de définir la valeur de ces identités dans la mesure
où elles sont liées au patriarcat et au contrôle patriarcal sur les femmes, Djebar privilégie de
manière subversive les identités qui révèlent le corps féminin exposé. Dans "The Onlookers", un
groupe de femmes-voyeuses portant encore le haïk contemple une célébration de mariage
entièrement féminine et ses danseuses dévoilées. Djebar montre de manière atypique que ces
femmes extérieures, anonymes et androgynes sont désavantagées par rapport aux subjectivités
féminines dénudées et dansantes de l'espace domestique. En fin de compte, l'auteur donne un
pouvoir aux femmes du harem, inversant ainsi les structures patriarcales algériennes et utilisant le
corps des femmes pour transformer le harim en haram.
L'entrée des personnages-titres dans "The Onlookers" rétablit une présence masculine
extérieure dans le monde féminin et insulaire du harem, ce qui renforce l'idée que cet espace
exclusivement féminin existe toujours sous l'influence de la culture patriarcale. Les spectateurs
brisent l'illusion de l'autonomie féminine à l'intérieur du harem en resituant cet espace féminin
dans une perspective masculine ; alors qu'une présence extérieure a toujours le droit de jeter un
coup d'œil à l'intérieur du harem, les femmes qui s'y trouvent doivent rester l'objet d'un regard
extérieur. Le fait que les femmes couvertes de vêtements traditionnels réimposent désormais la
présence du patriarcat rappelle doublement aux invitées du harem leur statut marginal. Ces
spectatrices présentent simultanément aux femmes de l'intérieur une figure de la femme réprimée
et des figures qui soutiennent implicitement un regard masculin réifiant. Bien qu'elles n'aient pas
à protéger leur pudeur en compagnie de femmes, " parce qu'elles sont exclues " de la célébration
du mariage, les spectatrices n' enlèvent pas leurs haïks (204), incarnant à un niveau microcosmique
la situation macrocosmique de toutes les femmes algériennes. Même dans un espace totalement
féminin, l'exclusion de la fête nécessite le port du voile pour ces spectatrices, ce qui rappelle
l'exclusion des femmes dans la société algérienne, en général, et l'imposition du voile. Les invités
non voilés qui regardent les spectatrices voilées voient donc une sorte de reflet de leur propre corps
féminin rejeté qui résulte de leur exclusion systématique dans la grande communauté.
De plus, "ces voyeuses cachent complètement leur visage à l'exception d'un œil, afin de
rester anonymes dans les festivités" (204), ce qui renforce la généralité de leur statut de corps
féminin réprimé. Les invités au mariage savent que chaque femme sous le haïk est une femme
distincte. Pourtant, sous ce vêtement traditionnel, les invités ne peuvent pas distinguer une voyeuse
d'une autre ; grâce à leur anonymat, les invités peuvent simplement généraliser ces femmes
extérieures en tant que voyeuses ou spectatrices, universalisant les expériences des femmes
individuelles dans la vaste catégorie des femmes réprimées. Les spectatrices incarnent en outre
métaphoriquement la féminité réprimée sous la forme du "curieux petit triangle" que ces femmes
tiennent avec leurs doigts hors du tissu de leurs haïks qui exposent leurs yeux. Comme l'analyse le
critique Lawrence Huughe, l'accent mis par Djebar sur cette forme triangulaire peut faire allusion
à "l'œil qui est le sexe" des femmes algériennes (Huughe 874), leur vagin ; ces femmes ne sont
donc pas seulement des membres anonymes d'un groupe réprimé par rapport aux invités du
mariage, ces spectatrices sont symboliquement réduites à leur biologie féminine. Cette synecdoque
du vagin d'une femme qui remplace toute son identité représente la marginalisation patriarcale des
femmes, où une femme n'est censée contribuer à la société qu'en mettant au monde et en élevant
des enfants (mâles). Les invités de cette célébration voient donc les spectateurs comme ils sont
eux-mêmes vus en tant que femmes à travers les yeux de la société patriarcale. Tout comme les
invités voient les spectatrices comme des vagins anonymes et interchangeables dans le
microcosme, le reste de la société voit toutes les femmes dans le macrocosme de l'Algérie,
incarnant ainsi la citoyenneté de seconde zone des femmes sous le patriarcat.
En plus de (re)présenter l'identité féminine réprimée, les spectateurs réitèrent également la
présence de l'identité masculine oppressive dans la société, ce qui détruit davantage l'illusion du
pouvoir féminin dont les invités font l'expérience dans le harem. En plus d'ouvrir la porte à la réalité
extérieure du patriarcat, Djebar affirme que
"Ces personnes non invitées sont admises dans la fête en tant qu'espions ! Le petit œil
libre, enveloppé de blanc, s'élance de droite à gauche, inspecte les bijoux des dames, étudie
la façon de danser d'une autre, regarde la mariée parée de tous ses atours, examine le Louis
d'or et les perles offerts en cadeau de mariage" (204).
D'une part, ces femmes voilées jouent le rôle d'"espionnes" et surveillent
vraisemblablement les mœurs de la communauté (masculine) en général, ce qui renforce le
patriarcat même dans l'espace féminin du harem. Les yeux de ces femmes se déplacent
linéairement de "droite à gauche", dans le même sens que la lecture en arabe. En suivant le même
mouvement proprioceptique que la lecture d'un texte, Djebar suggère que les spectateurs lisent
métaphoriquement le corps de ces femmes dans le même système culturel de l'arabe standard. Dans
une interview, Djebar réfléchit aux efforts postcoloniaux algériens visant à universaliser l'usage de
la langue arabe.
L'arabe officiel est une langue autoritaire qui est en même temps une langue d'hommes"
(Femmes d'Alger 176). L'arabe officiel est une langue autoritaire qui est en même temps
une langue d'hommes" (Femmes d'Alger 176).

Pour Djebar, l'arabe standard représente une approche gouvernementale descendante qui
privilégie les identités masculines monolingues en excluant les différents dialectes oraux
régionaux algériens. Comme le note la critique Nada Elia, "les femmes dont [Djebar] examine les
voix, étant analphabètes, n'écrivent pas" (Elia 15) et ne peuvent communiquer qu'à travers les
dialectes régionaux de l'arabe ; par extension, donc, non seulement l'arabe standard symbolise
une langue patriarcale pour Djebar, mais c'est aussi une langue qui cherche activement à mettre
en sourdine le seul moyen de communication des femmes, leurs divers dialectes parlés. Par
conséquent, à travers la description du mouvement de droite à gauche de l'œil, les spectateurs
réduisent au silence les langues parlées et corporelles des femmes en lisant leurs corps dans le
système de l'arabe standard écrit, la langue approuvée par le patriarcat algérien.
En outre, la description que fait Djebar du regard du spectateur superpose au corps féminin
des objets ayant une valeur financière ("bijoux... parures... Louis d'or et perles"), assignant ainsi
au corps de la femme une valeur monétaire dans le système économique. Sous le r e g a r d du
spectateur, comme sous le regard de l'homme, le corps de la femme devient une marchandise
comme une autre à évaluer. Le regard du spectateur dans cette célébration de mariage sert donc à
rappeler aux femmes non voilées, au sens propre comme au sens figuré, leur domination continue
par les hommes dans cette communauté et, par extension, leur existence carcérale au sein du
harem et de la société algérienne. En regardant les femmes voilées, les invités voient les avatars
de leur propre répression et, simultanément, en devenant les objets du regard de ces voyeuses, les
femmes invitées font l'expérience de leur propre réification et de leur marginalité dans la société
algérienne.
Malgré la présence intrusive des spectateurs, les invités du mariage de Djebar privilégient
les identités féminines intérieures et exposées en excluant simultanément les identités féminines
réprimées et les identités masculines oppressives incarnées par les voyeurs. En fait, à travers cette
nouvelle hiérarchie des corps centrée sur les femmes, Djebar se réapproprie l'espace
exclusivement féminin du harem afin d'affirmer l'action des femmes. Dans l'espace, l'hôtesse de
la fête garde les spectateurs dans le "vestibule" (204), séparant ces groupes de femmes comme
étant soit internes (au milieu de la fête), soit externes (dans l'antichambre de la maison, regardant
la fête).
Sur le plan spatial, le harem symbolise la marginalisation des femmes dans la société car il
les maintient hors de la sphère publique (masculine) dans un espace interne confiné. On associe
classiquement les notions d'"extérieur" à "libérateur" et d'"intérieur" à "emprisonnement".
Cependant, en excluant ces spectateurs qui rappellent à la fois la place des femmes dans le
patriarcat et les hommes qui l'appliquent, Djebar privilégie l'espace interne et féminin du harem.
Les identités extérieures regardent à l'intérieur du harem, souhaitant peut-être faire partie des
festivités, tandis que les femmes à l'intérieur du harem continuent de célébrer, ce qui inverse le
statut spatial de l'invitée en tant qu'identité marginalisée.
De plus, les spectateurs ne servent qu'à observer passivement les femmes dévoilées lors de
la célébration du mariage, ce qui bouleverse la conception sexuée normale de l'activité des identités
externes et de l a passivité des identités internes. Par leur danse et leurs mouvements, les femmes
dévoilées, au cœur du harem, sont au centre de ces identités internes et externes. Il est significatif
que les invités à la célébration soient dévoilés, alors que les spectateurs portent le haïk ; à ce
moment du texte, les corps qui sont reconnaissablement féminins deviennent le centre d'attention
des spectateurs extérieurs, dont l'androgynie et le regard masculinisé renforcent le patriarcat au
sein du harem. Au lieu de couvrir leur féminité d'un voile, les femmes à l'intérieur du harem
affirment leur sexe et prennent le contrôle de leur agence sensuelle face à une présence masculine
représentative, renversant ainsi la conception genrée conventionnelle de l'agence interne/externe.
Djebar suggère que la distinction entre les spectateurs et les invités est :

"Comme si elles [les invitées du mariage] trouvaient un moyen d'oublier leur


emprisonnement, de se venger des hommes qui les avaient tenues à l'écart : les mâles -
pères, fils, mari - ont été exclus une fois pour toutes par les femmes elles-mêmes, qui,
dans leur propre domaine, ont commencé à imposer le voile à d'autres" (205).

Le harem devient le "domaine" de ces femmes, leur siège de pouvoir, à partir duquel elles
déterminent quels corps sont importants et quelles identités sont privilégiées. Djebar montre ainsi
que l'espace exclusif du harem permet aux femmes d'exercer un type de pouvoir qui leur est interdit
dans le reste de la société algérienne conservatrice.
Comme le remarque la critique Victoria Best, ces "femmes habitent toujours un espace clos,
mais les frontières [définies par cet espace] ne sont pas contrôlées par l'interdiction masculine"
(Best 877) ; au lieu que ce harem instille un sens du harim, de l'interdit, pour ces invitées, il peut
commencer à agir comme un haram, un sanctuaire où les femmes de l'intérieur ont enfin l'autorité
que le patriarcat ne leur permet pas d'avoir. Selon Best, "la façon dont nous concevons en termes
concrets et matériels" est aussi "la façon dont nous concevons en termes idéologiques" (877), ce
qui signifie que l'inversion concrète et spatiale des subjectivités féminines et masculines de Djebar
est liée à un changement idéologique en termes de relations entre les sexes en Algérie. Tout comme
ces femmes s'emparent de leur agence spatiale à l'intérieur du harem, Djebar leur permet d'imaginer
qu'elles s'emparent de leur agence idéologique hors des griffes du patriarcat. Au lieu d'être un
espace carcéral, dans le harem, comme l'exprime la narratrice de ce chapitre, "les rues sont loin,
les hommes n'existent pas. Le paradis durera toujours" (Fantasia 204). Les femmes à l'intérieur
du harem se distancient de la rue et des hommes qui la parcourent librement en créant une réalité
féminine alternative et émancipatrice. Le narrateur fait en outre l'expérience du harem comme d'un
"paradis", ce qui signifie que cet espace réservé aux femmes évoque une sorte de sanctuaire
spirituel par rapport à la réalité patriarcale du reste de l'Algérie. En fin de compte, avec l'entrée des
spectateurs, Djebar illustre de manière non conventionnelle que les femmes exposées et internes à
la fête utilisent le harem pour inverser leur marginalité sous le patriarcat. L'auteur se réapproprie
ce harem en tant que haram réservé aux femmes, qui renforce et libère les femmes et leurs corps
exposés, remettant ainsi en question la domination spatiale et idéologique du patriarcat algérien.
Dans un autre chapitre intitulé "La transe", Djebar montre que le harem permet aux femmes
non seulement d'inverser la domination causée par le patriarcat, mais aussi d'y échapper
complètement. Ce chapitre, dans lequel une narratrice (probablement Djebar) se souvient de la
ritualisation des danses que sa grand-mère maternelle organisait et exécutait régulièrement dans
les limites de sa maison, souligne l'importance et le pouvoir des relations intra-féminines et inter-
féminines que le harem rend possibles. Djebar indique que les liens avec son propre corps féminin
et avec d'autres corps féminins supplantent la primauté du patriarcat en offrant aux femmes un
pouvoir qui n'est possible que dans le sanctuaire exclusivement féminin du harem.
Sur le plan individuel, la danse de la grand-mère de la narratrice permet à cette dernière de
s'élever au-dessus de la réalité de la société algérienne par le biais d'une transe, échappant ainsi
aux contraintes patriarcales qui pèsent sur son corps. Ces mouvements libérateurs constituent une
"danse lente" au cours de laquelle
"La matriarche balance son corps d'un côté à l'autre, ses cheveux se défont et, de temps à
autre, elle pousse un grognement rauque... Enfin, c'est la crise : la grand-mère [du
narrateur], inconsciente de tout, oscille spasmodiquement jusqu'à ce qu'elle entre en transe"
(Fantasia, p. 144).

Par les mouvements de cette matriarche, par son corps, elle transcende symboliquement la réalité
patriarcale qui l'opprime. En dansant, les "cheveux [de la grand-mère] se défont", ce qui marque le
début de l'abandon par son corps des impositions patriarcales. Malgré l'attente patriarcale de
dissimuler son corps féminin, les cheveux exposés de la grand-mère incarnent le refus de la grand-
mère d'adhérer à cette idéologie patriarcale par l'affirmation de son identité féminine. Ce
personnage termine ensuite sa danse en entrant en transe, accédant ainsi à un état d'être alternatif
qui échappe aux restrictions physiques, temporelles et même ontologiques que la réalité patriarcale
lui impose. Au lieu de continuer dans l'état lucide et quotidien de conscience de soi qu'elle
expérimente quotidiennement, la transe de cette grand-mère lui permet de devenir "inconsciente de
tout", de cesser d'exister consciemment dans la même relation à la société patriarcale, la libérant
ainsi phénoménologiquement des limitations que le patriarcat algérien impose à son corps.
De plus, en dansant, Djebar note que "lorsque [la grand-mère dansait], elle devenait
indubitablement la reine de la ville" (145), associant explicitement le corps de cette femme à une
subversion du patriarcat. En tant que "reine de la ville", la grand-mère de la narratrice détient, au
sens figuré, un pouvoir politique et culturel qu'elle ne possède pas dans sa vie quotidienne. En
devenant reine, ce personnage rejette le patriarcat, étant donné que la reine incarne un monarque
matriarcal autonome, un individu féminin qui n'est subordonné à personne. La formulation du
narrateur de Djebar établit d'ailleurs une conséquence logique entre le corps de la grand-mère et
son identité de reine qui conteste le patriarcat : ce personnage "devient indubitablement la reine de
la ville" "quand" (c'est moi qui souligne) elle danse. Bien qu'en dehors du harem, le patriarcat
oblige les femmes à se détacher de leur corps, l'isolement du harem permet à la grand-mère de la
narratrice d'acquérir une sorte d'autorité royale grâce à l'affirmation de son propre corps dans la
danse.
Djebar montre qu'en ce sens, le harem agit comme un queendom exclusif aux femmes qui
centralise les subjectivités des femmes algériennes au lieu de les marginaliser par rapport au reste
de la société. De plus, les autres femmes du harem reconnaissent l'agence féminine incarnée de la
grand-mère ; elles crient "Ô ma dame... Ô ma reine !" (144) pendant la danse. (144) pendant la
danse, validant ainsi l'action de la grand-mère au sein de la société insulaire du harem. En fin de
compte, Djebar se réapproprie l'exclusion du harem comme une sorte de queendom féminin pour
la grand-mère de Djebar, afin d'acquérir et d'exercer son propre pouvoir féminin à travers son corps,
à la fois pour elle-même et pour les autres femmes du harem, ce qui la libère de l'oppression du
patriarcat.
Outre cette renaissance personnelle de l'agence du corps féminin dans le théâtre du harem,
la danse de la grand-mère de Djebar donne littéralement du pouvoir à d'autres femmes en leur
attribuant des rôles dans ses productions. De manière pragmatique, les corps des femmes
remplissent tous les rôles importants de la performance, de la technique et des spectateurs dans ces
productions, conférant ainsi à ces femmes une autorité qu'elles ne connaissent pas dans la réalité
masculine du patriarcat. La grand-mère, en plus d'être "l'actrice consommée" (144), est la
productrice de la production ; c 'est elle qui "convoque les musiciens de la ville" (143) de son
propre chef. Les chikhats, ou musiciennes, assurent l'aspect musical de ce spectacle. Les autres
femmes de la maison agissent comme des techniciennes, affectant le décor de la composition en
s'occupant des braseros d'encens et en attrapant la grand-mère lorsqu'elle tombe en transe (144).
En outre, la grand-mère de Djebar ne joue que devant des femmes, ce qui indique qu'elle destine
son spectacle à un public exclusivement féminin ; le spectacle de la grand-mère de la narratrice est
produit par des femmes, avec des femmes et pour des femmes, ce qui confère littéralement aux
femmes un pouvoir que le patriarcat ne leur accorde pas dans le reste de la société. Les femmes et
le concept de féminité "deviennent alors l'objet de tous les regards et transgressent l'interdiction de
visibilité" (Huughe 869) en exposant le corps des femmes en tant que sujet à la fois sur et en dehors
de la scène. Djebar dépeint le harem comme une réalité exclusivement féminine où les corps des
femmes jouent des rôles d'autorité qui ne leur sont pas et ne peuvent pas leur être attribués dans la
communauté algérienne plus large, utilisant ainsi le harem comme un site d'émancipation du corps
féminin par rapport au patriarcat.
En plus de montrer l'autonomisation communautaire et interpersonnelle des femmes par la
danse, la danse de la grand-mère de la narratrice agit symboliquement comme une sorte d'évasion
intergénérationnelle de la domination patriarcale des femmes en Algérie. Plus précisément, la
narratrice de ce chapitre voit de manière synesthésique, dans les mouvements de sa grand-mère, la
lignée de ses ancêtres féminines, ce qui marque un départ de l'expérience quotidienne de la réalité
similaire à la transe de la grand-mère. Ce départ invoque simultanément l'histoire familiale des
femmes opprimées de Djebar et démontre la continuité de la subversion du patriarcat par les
femmes algériennes à travers leurs corps.
Pendant la transe de la grand-mère de Djebar, " toutes les voix du passé, emprisonnées dans
son existence présente, [sont] maintenant libérées et bondissent] loin d'elle " (145), ce qui montre
que la narratrice vit la danse de sa grand-mère comme une conjuration émancipatrice du passé.
Étant donné les subjectivités exclusivement féminines dans le harem et le fait que la femme qui
danse est la mère de la narratrice, il est probable que "les voix du passé" renvoient aux voix
maternelles du passé de cette famille. Le corps de la grand-mère sert donc de passerelle entre les
femmes du passé de cette famille, leur présent (dans l'action présente de la grand-mère à travers
ses mouvements) et leur avenir, incarné par la narratrice en tant que jeune spectatrice. Pourtant, au
lieu de perpétuer l'oppression féminine à travers les générations, la danse de la grand-mère les
libère du patriarcat. Symboliquement, les voix qui étaient "emprisonnées dans l'existence présente
[de la grand-mère]" sont émancipées par sa danse (145). Dans "l'e x i s t e n c e
p r é s e n t e " de la grand-mère sous le patriarcat, les femmes décédées sont oubliées, en raison
de leur rôle domestique "banal" à la maison, prescrit par le patriarcat. L'invocation de ces femmes
par la danse de la grand-mère de la narratrice libère donc les femmes décédées de leur n o n -
e x i s t e n c e oubliée sous le poids du patriarcat.
De plus, le corps de la grand-mère libère ces femmes de l'oppression patriarcale par le biais
de la synesthésie en défiant l'expérience systématique et rationnelle du monde qui caractérise
l'existence masculine. L'épithète "voix du passé" fait appel au sens de l'ouïe du narrateur.
Cependant, ces voix "sautent loin" des mouvements induits par la transe de la grand-mère, faisant
ainsi appel au sens de la vue du narrateur. Le mélange des perceptions visuelles et sonores du
narrateur indique que ce personnage rencontre ses ancêtres de manière synesthésique à travers le
corps de sa grand-mère. Le mélange poétique des multiples sensations que la narratrice éprouve
grâce à la transe de sa grand-mère subvertit la conception masculine du langage et de l'expérience
en tant qu'entités uniformes et cohérentes. En fin de compte, par la synesthésie, Djebar déstabilise
la structure du langage tout comme la transe de la grand-mère de la narratrice déstabilise
physiquement la structure épistémologique de la réalité que le patriarcat soutient.
Ce recours à la synesthésie rappelle à son tour la théorie de la féministe française Hélène
Cixous selon laquelle "les femmes écrivent avec leur corps" (Cixous 47). Dans cette scène, Djebar
problématise la pratique supposée cérébrale (donc masculine) de l'écriture de la réalité détachée du
corps en faisant appel aux sensations simultanées du corps de la narratrice. Par le biais de son
propre corps, la grand-mère du narrateur s'inscrit dans l'histoire du harem et de Fantasia. De même
que la grand-mère exprime ses idées avec son corps par la danse, la narratrice reçoit les idées de
danse de la grand-mère avec les différents sens de son propre corps. La narratrice exprime donc sa
propre lecture féminine incarnée en comprenant de manière synesthésique la danse de la grand-
mère. De plus, l'écriture de Djebar invoque la synesthésie pour le lecteur à travers les différents
sens dont la narratrice fait l'expérience - à la fois les mouvements kinesthésiques imaginés de la
danse et l'expérience visuelle de la lecture du texte - attirant ainsi l'attention sur la propre
incarnation du lecteur. Dans l'ensemble, les auteurs de ces différentes idées (la grand-mère, le
narrateur, Djebar elle-même) ainsi que leurs narrataires (le public féminin, le narrateur, le lecteur
actuel) utilisent tous la synesthésie comme un discours plus féminin et plus incarné pour donner
un sens à ce qu'ils perçoivent. La synesthésie devient alors le moyen pour Djebar de déstabiliser le
patriarcat au sein de la narration et de la lecture du texte, en privilégiant au contraire les
subjectivités féminines et incarnées.
Quant à la narratrice, qui incarne les futures subjectivités féminines à travers son rôle de
spectatrice, elle dit qu'" [elle] avait l'impression de suivre la danseuse dans un certain royaume de
frénésie " (145). Ce sentiment représente l'acceptation par la narratrice de la tradition pluraliste des
femmes dans la danse de sa grand-mère et, par conséquent, sa continuation. Non seulement la
narratrice réitère l'aspect frénétique de cette invocation des femmes qui défie le patriarcat, mais
elle suit figurativement sa grand-mère dans cette danse - la danse de la grand-mère de la narratrice
endoctrine la petite-fille dans une réalité féminine alternative à l'expérience quotidienne de
l'oppression des femmes en Algérie. En suivant sa grand-mère (et par extension, la lignée de
femmes de la famille) dans ce royaume de frénésie synesthésique, Djebar suggère donc qu'à travers
les mouvements de sa grand-mère, la narratrice échappe viscéralement aux limites du patriarcat
algérien. À son tour, en représentant cette danse dans sa littérature, Djebar perpétue
personnellement cet héritage féminin tel que la narratrice l'a appris de sa grand-mère en rappelant
la lignée transhistorique de ses ancêtres féminines et en inspirant peut-être d'autres femmes à faire
de même.
Dans "The Onlookers" et "The Trance", il est important de noter que ces subversions du
patriarcat ne peuvent avoir lieu qu'en raison de l'espace exclusivement féminin du harem. D'une
p a r t , le harem marginalise physiquement l'importance des femmes dans la société en excluant le
corps des femmes du regard public. D'autre part, les protagonistes féminines de Djebar utilisent
leur séparation du reste de la société pour établir leurs propres hiérarchies et épistémologies
centrées sur les femmes, qui contestent la primauté du patriarcat. En fin de compte, Djebar
transforme le harem en tant que prison, le harim, en un sanctuaire féminin, le haram, où les femmes
ont la possibilité d'utiliser leur corps pour construire leur propre réalité. Cette réappropriation du
harem émancipe donc ces femmes algériennes et leurs corps de la répression patriarcale dans la
société algérienne conservatrice.

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