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Résumé

Les tapis verts, les machines à sous, la mafia...


Sydney Stone n'avait pas prévu tout ça ! Venue de
Californie à Las Vegas dans l'espoir de sauver sa soeur
d'un chantage ignoble, la voilà plongée dans un monde
inconnu où le champagne coule à flots et où les billets
verts circulent sous le manteau. Un univers qui,
visiblement, n'a aucun secret pour Jack Ames, son
partenaire d'un soir. Beau comme un dieu, riche
comme Crésus... et joueur impénitent, il est là comme
un poisson dans l'eau. Non content de l'avoir invitée à
sa table, il se propose de l'aider à déjouer les
manœuvres du maître chanteur. Déroutée par tant de
gentillesse, Sydney hésite. Qui est-il vraiment, ce
séducteur capable de jeter sans sourciller un million de
dollars sur la table de baccarat ? Et surtout, pourquoi
s'intéresse-t-il à elle ?
1

Sydney Stone s'appuya au comptoir de la réception


de l'hôtel, tournant le dos au vacarme et aux lumières
éblouissantes de la salle du casino, et lut les messages
déposés pour elle. Curieusement, ce ne fut pas le mot
du maître chanteur qui éveilla sa curiosité. Les
instructions qu'il contenait ne la surprenaient pas : elle
devait attendre son coup de fil dans sa chambre après
minuit, il fallait croire que la plupart des maîtres
chanteurs aimaient opérer après le coucher du soleil.
Elle ne fut pas non plus particulièrement étonnée des
trois coups de téléphone hystériques de sa sœur Sheila.
Celle-ci vivait dans une perpétuelle impatience, et elle
considérait que tout ce qui concernait son propre bien-
être était de la plus extrême urgence.
Ce fut le troisième message, franchement saugrenu,
l'enveloppe contenait une petite clé dorée et quelques
mots griffonnés à la hâte par une main à l'évidence
masculine, qui la surprit. Dès qu'elle eut parcouru la
courte missive, elle signala à l'employé de la réception
que l'enveloppe, bien que portant le numéro de sa
chambre, le 203, ne lui était pas destinée. Le jeune
homme assis derrière le bureau haussa simplement les
épaules d'un air distrait, et décrocha le téléphone qui
sonnait. C'est ainsi que Sydney se retrouva avec la
lettre d'amour d'un inconnu entre les mains.
Elle la lut encore une fois.

« Chérie, où es-tu? J'ai un problème. Retrouve-moi


au Starlight, ce soir à 10 heures. Il faut que je te voie.
» Je t'aime. T. »

Sydney fronça les sourcils. De toute évidence, ce


mot ne pouvait pas lui être destiné. La seule personne
qui l'ait jamais appelée « chérie » était sa grand-tante
Ruth, de Modesto, et celle-ci était morte depuis plus de
cinq ans. De plus, à part le maître chanteur qu'elle
n'avait pas encore rencontré, elle ne connaissait
absolument personne à Las Vegas.
Elle hésita encore un instant en faisant tourner la
petite clé entre ses doigts puis, prenant subitement une
décision, elle s'éloigna du comptoir et traversa le
casino vers les ascenseurs de l'hôtel.
La vaste salle était plongée dans un brouhaha
assourdissant : sonneries électriques, cliquetis et
crépitement des pièces de monnaie, tapage des voix et
des rires... On se serait cru dans une fête foraine.
Partout, des lumières scintillaient et clignotaient, tandis
que d'énormes lustres, suspendus aux plafonds,
dispensaient leur clarté ambrée sur l'océan de machines
à sous et de tables de jeu.
Sydney traversa les groupes de gens qui se
pressaient autour des tables, et se fraya un chemin
parmi la foule des clients qui fixaient d'un regard plein
d'espoir la Roue de la Fortune en train de tourner.
Dans sa robe d'été trop ample, avec ses lunettes à
monture sombre et ses cheveux blonds retenus par un
bandeau, elle se mêlait facilement aux touristes venus
tenter leur chance. Personne ne la remarqua tandis
qu'elle attendait devant les ascenseurs pour monter
dans sa chambre.
D'ailleurs, elle aurait été très surprise qu'on la
remarque. Après tout, ses amis et ses proches savaient
que Sydney était une amie fantastique, mais une
femme physiquement quelconque. Ce qu'elle acceptait
depuis longtemps, et qu'elle considérait même avec un
certain amusement.
En attendant l'ascenseur, elle joua avec la petite
clé, se demandant ce qu'elle pouvait bien ouvrir, et si
l'homme qui l'envoyait le lui révélerait. Parce qu'elle
irait le retrouver afin de la lui rendre. La pensée d'un
pauvre malheureux languissant d'amour en attendant en
vain toute la nuit celle qu'il aimait était insupportable à
son âme romantique. Elle irait au rendez-vous du
Starlight, et rapporterait la lettre à son expéditeur.
Pourquoi pas? Elle avait tout le temps avant le coup de
fil du maître chanteur.
Elle entra dans l'ascenseur et pressa sur le bouton
du deuxième étage. Aller au Starlight ce soir serait sa
bonne action du jour. Les bonnes actions étaient sa
spécialité, et même sa seule compétence.
En outre, que faire d'autre pour occuper son temps?
Jouer? Comme les portes de l'ascenseur se refermaient,
elle sourit à cette idée, imaginant ce qu'elle éprouverait
si elle sacrifiait ses misérables économies, quelques
dollars amassés en plusieurs semaines de pourboires.
Non, aussi attirant que cela puisse sembler, elle n'était
pas une joueuse.
Elle savait cependant vaguement, comme tout le
monde, qu'à Las Vegas tout le monde jouait. Même
pour une serveuse de Venice Beach, le seul choix ne
pouvait être que le jeu de hasard. On disait qu'ici, un
coup de dés pouvait changer votre vie à jamais.

Quand Sydney franchit les portes de La Casbah, le


casino où un portier serviable lui avait assuré qu'elle
trouverait le bar Starlight, elle était rouge, essoufflée et
en nage après le long trajet le long de Las Vegas
Boulevard. Le soleil était couché depuis des heures,
mais on y voyait comme en plein jour sur le Strip
brillamment éclairé par une multitude de néons. De
plus, la chaleur de la journée, qui s'élevait de la
chaussée en vagues miroitantes, semblait avoir été
prise au piège sur les kilomètres de trottoir. L'air lui-
même était étouffant.
Aussitôt entrée dans le casino, Sydney s'arrêta,
étourdie par la subite fraîcheur. Tout en repoussant une
mèche humide égarée sur sa joue, elle songea que si
jamais sa sœur devait avoir affaire à un autre maître
chanteur, il fallait espérer que celui-ci vivrait dans un
endroit plus frais. Le Groenland, par exemple.
Rajustant la bandoulière de son grand sac sur son
épaule, Sydney s'engagea lentement entre les tables,
sous l'immense plafond voûté, et se perdit dans les
hectares de machines à sous. Finalement, elle arrêta un
employé, et lui demanda son chemin. Le badge de
l'homme indiquait qu'il était un «hôte d'accueil», mais
Sydney n'avait jamais vu un hôte pareil. Il ne
ressemblait pas du tout à la petite Hélène aux cheveux
roux, l'hôtesse du Little Vernon's Bar and Grill où
Sydney travaillait comme serveuse depuis cinq ans. En
costume sombre à fines rayures, l'homme baissa les
yeux sur elle, lui cachant de toute sa hauteur la lumière
des lustres au-dessus d'eux.
— Le Starlight ? répéta-t-il, visiblement incrédule.
— Oui, vous savez, c'est un bar. J'y ai rendez-vous
avec quelqu'un.
— Ah oui ? Vraiment ?
L'air sceptique, il jeta un coup d'œil à la robe de
Sydney, à ses cheveux à peine peignés.
— Vous êtes sûre que c'est bien le Starlight?
— Evidemment, j'en suis sûre, répliqua-t-elle avec
impatience. Je viens de vous le dire, non?
Le gros homme s'adoucit, et hocha la tête.
— Très bien, madame. Traversez le casino, montez
cet escalier, là-bas, et vous trouverez les ascenseurs
dans le hall. C'est au quinzième étage. Quand vous y
parviendrez, vous ne pourrez pas le manquer.
Comme Sydney s'éloignait, il ajouta avec un petit
rire moqueur :
— Bonne chance !
Sydney ne comprit la raison de ce rire que
lorsqu'elle sortit de l'ascenseur, au quinzième étage.
Avec ses élégantes colonnes de marbre, l'entrée du
Starlight était imposante. De hautes portes de verre
teinté, mises là sans nul doute pour décourager le
touriste moyen d'entrer par hasard, protégeaient le saint
des saints, impressionnant, intimidant. Comme elle
hésitait au milieu du hall, les portes du bar s'ouvrirent,
et un couple en sortit. Sydney aperçut une salle au
plafond bas, presque plongée dans la pénombre. Une
bouffée d'air parfumé et quelques notes étouffées de
jazz lui parvinrent, avant que les portes ne se
referment.
Elle se sentit empotée, mal fagotée et pas du tout à
sa place en regardant l'homme mince et bronzé, en
smoking, et la jeune femme vêtue d'une robe noire
incroyablement courte, entrer dans l'ascenseur qu'elle
venait de quitter. Comme la porte se refermait sur eux,
l'homme prit la jeune femme par la taille, et rit en
renversant la tête en arrière. Sydney lui adressa un
sourire timide, auquel il ne prit pas la peine de
répondre.
« Oh ! Mon Dieu ! pensa-t-elle, nerveuse. Qu'est-ce
que je fais ici ? » Elle baissa les yeux sur sa robe de
toile imprimée de grands oiseaux tropicaux, qui, encore
ce matin, lui paraissait si gaie et colorée. Puis, elle vit
ses orteils sortant de ses sandales, tout poussiéreux
après sa longue marche. Jetant un regard autour d'elle,
elle frotta chacun de ses pieds contre ses mollets.
Pendant un bref instant de panique, elle faillit
revenir vers les ascenseurs. Mais elle se rappela le but
de sa visite, et sa curiosité reprit le dessus. « Il suffit de
franchir ces portes, se dit-elle en se redressant et en
lissant ses cheveux. Derrière elles se tient un monde
que je n'ai encore jamais vu. Si j'ai peur, si je m'en vais
maintenant, je n'aurai peut-être jamais l'occasion de
revenir. »
Elle serait certainement mal à l'aise. Elle le savait
déjà, mais son désir d'apercevoir ce monde inconnu fut
plus fort que sa crainte de l'humiliation. Elle marcha
jusqu'à la porte, et la poussa.
En entrant, Sydney s'immobilisa. Là, elle vit son
reflet à l'autre bout de la pièce. D'abord, elle pensa que
ses lunettes avaient besoin d'un sérieux nettoyage : son
image était étrangement voilée... Puis, ses yeux
s'habituèrent à la pénombre, et elle se rendit compte
qu'elle n'était pas devant un mur de verre, mais devant
de larges baies. Au-dessous, les lumières de Las Vegas
scintillaient comme un millier de pierres précieuses
étincelantes dans la nuit.
Abasourdie par tant de beauté, Sydney lâcha un
soupir émerveillé. Assis à des tables basses, des
couples en tenues du soir, les hommes en costume
sombre, les femmes en robe à paillettes, parlaient et
buvaient. L'endroit avait quelque chose
d'incroyablement paisible, malgré le murmure des
voix, le tintement des glaçons dans les verres, et le
charme fluide de la musique. Quant au bar lui-même,
la décoration en était si luxueuse qu'il inspirait un
respect mêlé de crainte.
S'efforçant de paraître sûre d'elle, Sydney se
dirigea vers le comptoir en cuivre brossé, l'air d'être
déjà venue cent fois. Avec autant d'aplomb que
possible, elle se percha sur un tabouret, son grand sac
sur les genoux.
Le barman avait son âge, environ vingt-cinq ans. Il
s'affairait en regardant avec anxiété un petit livre
ouvert devant lui, tandis qu'il mesurait soigneusement
des ingrédients et les versaient dans un shaker. Sydney
comprit qu'il était novice. Elle n'avait pas travaillé dans
un restaurant toutes ces années sans être capable de
repérer un bleu derrière un bar. Un réconfortant
sentiment de solidarité l'envahit.
— Que désirez-vous ? demanda-t-il poliment, en
déposant devant elle une serviette blanche.
— Rien, je ne reste pas, répondit-elle. Je cherche
quelqu'un. Un homme que je dois... eh bien, avec qui
j'ai une sorte de rendez-vous.
Il la regarda sans rien dire.
— Savez-vous si l'un de ces hommes, là, continua-
t-elle en désignant du pouce les tables derrière elle,
attend quelqu'un?
— Vous êtes sûre que vous avez rendez-vous ici?
répliqua-t-il gentiment.
— Oui, c'est écrit là, dit-elle en sortant l'enveloppe
de son sac. Je dois le retrouver au Starlight à 10 heures
ce soir.
— Ah.
Le barman l'examina d'un air hésitant, avant de lui
sourire.
— Je suis nouveau, expliqua-t-il, et je ne connais
pas encore très bien les clients. Mais il y en a un, là...
qui attend une blonde depuis environ un quart d'heure,
il m'a dit de la lui envoyer.
Sydney soupira de soulagement.
— Merci. Merci beaucoup. Et bonne chance dans
ce nouveau travail. Lequel est-ce?
Elle se retourna, et regarda dans la direction qu'il
indiquait des yeux.
— Là-bas. Dans le coin, près de la baie. Il a des
cheveux noirs. Un smoking.
— Oh ! Celui-là...
L'homme était assis seul, ses longues jambes
étendues devant lui. Agé de trente ou trente-deux ans,
il était beau. En le regardant du haut de son tabouret,
Sydney songea que, en fait, c'était le plus bel homme
qu'elle eût jamais vu. Les épais cheveux noirs peignés
en arrière dégageaient un front haut et intelligent et, sur
le blanc immaculé du plastron de la chemise, son
visage énergique était très bronzé. Son attitude dans le
fauteuil bas était pleine d'aisance, et il surveillait
tranquillement la salle d'un air distant et assuré. La
manière dont il tenait son verre, du bout des doigts, sur
l'accoudoir du fauteuil, lui conférait une allure
merveilleusement sophistiquée.
— Ce doit être lui, dit le barman. C'est le seul qui
attende quelqu'un. Et le seul aussi qui ne soit pas
accompagné. Un de mes collègues m'a soufflé son
nom, mais j'étais si occupé que je l'ai oublié. Je sais
que c'est un flambeur.
Sur le point de descendre du tabouret, Sydney se
tourna vers lui.
— Un flambeur?
— Oui. Comme la plupart des clients ici. Vous
savez, les huiles. Ceux que le casino veut que nous
traitions avec des gants. Ils ont leur propre jet, et
craquent un demi-million au baccara sans broncher.
C'est plutôt stupéfiant.
Sydney regarda de nouveau l'homme assis seul près
de la baie.
— Seigneur! murmura-t-elle.
— C'est celui que vous cherchez? demanda le
barman tandis qu'elle passait la bandoulière de son sac
sur son épaule, et se préparait à faire le long voyage
jusqu'à l'inconnu.
— J'en ai peur.
En atteignant la table, Sydney eut l'impression que
ses jambes étaient de pierre. Affreusement gênée, elle
resta debout à côté d'un fauteuil vide, résolue à
commettre sa bonne action aussi vite que possible.
— Excusez-moi, monsieur. Le barman m'a dit que
vous attendiez quelqu'un?
L'homme tourna lentement la tête et la regarda. Il
avait des yeux très sombres, presque noirs, et la
vivacité de son regard formait un curieux contraste
avec son attitude nonchalante. Il leva les sourcils.
— En effet, dit-il.
— Dieu merci ! fit-elle avec un soupir. Je suis si
contente de vous avoir trouvé... Je n'étais pas sûre d'y
arriver.
Elle distingua une lueur de perplexité dans les yeux
de l'homme, mêlée à de l'amusement. Aussitôt, elle se
demanda ce qu'elle faisait ici, puis refoula cette pensée.
Plus question de se dégonfler, à présent !
Quand elle s'assit brusquement dans le fauteuil,
l'homme leva un peu plus les sourcils.
— J'attends quelqu'un, dit-il d'une voix grave et
chaude, mais quelqu'un de bien particulier. C'est très
aimable à vous de me rejoindre, mais je suis
absolument certain que vous n'êtes pas cette personne.
— Oh ! oui, je le sais, et c'est bien pourquoi je suis
venue, expliqua Sydney. J'ai reçu votre lettre par
erreur.
Il ferma les yeux un bref instant.
— Ma lettre?
— Oui. Vous ne l'avez pas envoyée à la bonne
chambre.
— J'ai fait ça?
Il porta le verre à ses lèvres.
— C'est pourquoi je voulais vous retrouver. Pour
vous dire que vous vous étiez trompé.
Un très léger froncement creusa le front de
l'homme, et il examina Sydney d'un air sceptique.
— Je ne vous suis pas très bien. Etes-vous certaine
de vous adresser à la personne que vous cherchez?
— Vous attendez quelqu'un, n'est-ce pas? Une
femme? Le barman dit que vous êtes le seul homme ici
qui attend une femme.
L'amusement qu'elle avait lu dans ses yeux se mua
en rire silencieux.
— Le seul? J'imagine que c'est un autre exemple de
la chance exceptionnelle que j'ai ce soir, fit-il d'un ton
plein d'humour, comme amusé par une plaisanterie
qu'il était seul à comprendre. Mais je vous assure que
la femme que j'attends... eh bien, ce n'est pas vous.
— Je le sais. Sydney sortit l'enveloppe de son sac,
et la lui tendit.
— Comme je vous l'ai dit, en envoyant ceci, vous
vous êtes trompé dans le numéro de la chambre. Je n'ai
pas voulu que vous pensiez qu'elle ne voulait pas venir.
Elle le regarda prendre l'enveloppe de ses longs
doigts, et commença à se lever.
— Le Sunburst?
Ayant jeté un coup d'œil au logo de l'hôtel, il posa
l'enveloppe sur la table basse.
— Je n'ai pas envoyé cette lettre.
Sydney se rassit.
— Non?
Il secoua la tête.
— Je crains que non. Ce n'est pas moi.
— Vous en êtes sûr?
— Absolument certain.
— Mais...
Elle regarda l'enveloppe, puis la vaste salle remplie
de tables. Si ce n'était pas cet homme-là, alors qui?
L'homme la fixa tranquillement. Prenant dans la
poche de sa veste une boîte de cigarettes dorée, il
l'ouvrit du pouce, et la tendit vers elle.
Perplexe, Sydney secoua la tête, et regarda de
nouveau la salle. Deux hommes étaient assis près du
bar. Peut-être était-ce l'un d'eux qui avait envoyé la
lettre?
— Expliquez-moi ça, l'entendit-elle dire.
Elle se tourna vers lui, et fronça le nez quand il
alluma une cigarette.
— Vous êtes venue jusqu'ici depuis le Sunburst?
Pour trouver la personne qui a envoyé cette lettre, et la
lui rendre ?
Elle hocha la tête en silence.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Pourquoi ? répéta-t-elle.
— Oui, pourquoi. Pourquoi faire ça?
— Parce qu'il l'attend. Il peut penser qu'elle refuse
de venir. Peut-être en sera-t-il bouleversé.
Comme il lui adressait un grand sourire, elle fut
une fois de plus saisie par l'incroyable beauté de son
visage.
— Une romantique, dit-il, comme si cela
l'enchantait. C'est tout à fait nouveau. Vous êtes
probablement la seule dans tout Las Vegas.
Sydney haussa les épaules.
— Oui, peut-être. Écoutez, je suis désolée de vous
avoir dérangé. J'ai vraiment cru que vous étiez...
D'un geste de la main, il l'arrêta.
— Attendez une minute. Vous ne pouvez aller
d'une table à l'autre et demander à chacun de ces
hommes s'il a écrit cette lettre. Pas ici. Et puis, il y a
trop de monde.
Sydney devait reconnaître qu'il n'avait pas tort.
— Je crois qu'il vaut mieux que j'oublie cette
histoire. C'est dommage. J'espérais vraiment trouver
cet homme.
— Voyons, dit-il en tendant la main, montrez-la-
moi encore une fois. Je n'ai pas écrit ceci, mais puisque
vous êtes là et que la personne que j'attends n'arrive
pas, pourquoi ne pas boire un verre avec moi ?
Elle le fixa avec une vraie stupeur. Elle se demanda
s'il se moquait d'elle, décida que cela lui était égal, et
hocha la tête.
— Parfait.
Il leva la main. Déjà, une serveuse vêtue du strict
minimum se tenait près d'eux.
— Oui, monsieur Ames ?
— Mon amie voudrait...
Il interrogea Sydney du regard.
— Un jus de tomate, murmura-t-elle. Avec des
glaçons.
Le voyant lever de nouveau les sourcils, elle se
mordit la lèvre.
— Et pour vous, monsieur ? Un autre verre ?
— S'il vous plaît.
Ecrasant sa cigarette, il ouvrit la lettre sur la table,
entre eux mais, au lieu de la lire, il examina de
nouveau attentivement Sydney.
— Permettez-moi de me présenter. Jack Ames. Je
loge au Sunburst, moi aussi. En fait, étant donné les
sommes que je perds au casino, là-bas, on peut presque
dire que j'en suis copropriétaire.
Sydney le gratifia d'un petit sourire poli.
— Vous risquez de gros ennuis en jouant. J'ai vu
une émission à la télévision sur ce sujet.
— Ah? Oui, c'est tout à fait vrai. Et je suis bien
placé pour le savoir, puisque j'ai déjà perdu cent
cinquante mille dollars en une seule soirée.
Il eut de nouveau ce sourire désarmant.
— Mais quand c'est pour une bonne cause...,
ajouta-t-il, énigmatique.
Sydney n'était pas certaine d'avoir bien entendu.
Avait-il vraiment dit cent cinquante mille dollars ? En
une seule soirée de jeu ?
Stupéfaite, elle le regarda bouche bée. Et pour la
première fois depuis son arrivée au Starlight, elle eut
un petit frisson d'excitation à la pensée qu'elle était
assise dans cet endroit luxueux avec... comment disait-
on déjà? un flambeur. Et un flambeur tellement beau
qu'il aurait donné des palpitations à n'importe quelle
femme. Seigneur ! Elle en aurait des choses à raconter
aux autres serveuses, quand elle rentrerait chez elle.
Les filles auraient du mal à croire qu'elle avait eu
autant de cran.
— Et vous êtes... ? poursuivit-il tandis que la
serveuse posait le verre de jus de tomate devant elle.
— Moi? Oh! excusez-moi... Je suis Syd.
— Syd? répéta-t-il, l'air incrédule. Comment ça?
On dirait un nom de bookmaker...
— En fait, mon nom est Sydney. Sydney Stone.
Mais tout le monde m'appelle Syd.
— Eh bien, pas moi. Comment ça va, Sydney
Stone ? demanda-t-il, très sérieux. Et d'où êtes-vous,
Sydney?
— De Venice Beach.
— Ah! la Californie... Vous faites du surf? Sydney
ne put s'empêcher de sourire à cette remarque.
Elle secoua vivement la tête.
— Je suis serveuse. Et photographe. Mais pour ne
pas crever de faim en attendant de pouvoir en vivre, je
me suis fait embaucher au Little Vernon's Bar and
Grill.
— Et vous passez quelques jours ici pour tenter
voire chance, vous détendre dans la piscine, et courir
après les hommes incapables d'écrire correctement une
adresse?
Elle croisa les jambes, mal à l'aise. Rien ne pouvait
être plus éloigné de la vérité. Elle n'était certes pas en
vacances. Et sa sœur aurait été épouvantée si elle avait
pu voir Sydney en ce moment. Sheila en aurait
certainement eu une attaque carabinée.
— Si on veut, répondit-elle, évasive.
— Et vous avez eu de la chance, ce soir ?
— De la chance ?
— Oui. Vous avez gagné?
— Gagné? Oh! oui... Euh, non! Je n'ai pas encore
joué. Ce n'est pas vraiment ma tasse de thé, vous savez.
Elle s'interrompit, se demandant pourquoi elle lui
en disait autant sur elle-même, et elle ajouta :
— Un jour, j'ai gagné un grille-pain. Et jamais rien
d'autre. Quand la nouvelle banque a ouvert ses portes
dans notre rue, elle a organisé une loterie qui a duré
huit jours. La seule semaine de chance de ma vie.
Il lui adressa son sourire ravageur, et Sydney
commença à se détendre. Jack Ames avait quelque
chose de rassurant, il inspirait confiance. Et puis, c'était
facile de parler avec lui, parce qu'il écoutait comme s'il
était réellement intéressé.
— Tout le monde peut jouer, dit-il. Le truc, c'est de
connaître ses chances, et de ne pas s'imaginer qu'on va
triompher quand on ne le peut pas.
Il porta son verre à ses lèvres, but une gorgée. Du
scotch, apparemment.
— Je pourrais vous initier à quelques astuces.
Combien avez-vous?
— Combien... de quoi?
— D'argent. Combien avez-vous apporté?
— Dix mille.
Sydney avait dit cela sans réfléchir. Aussitôt, elle
n'en crut pas ses oreilles. Consternée, elle mit une main
sur sa bouche.
— Alors, il vous faut le black-jack, assura-t-il, l'air
de ne pas remarquer sa réaction. Dix mille, ce n'est pas
assez pour la roulette ou le baccara.
— Je n'ai pas que ça, murmura-t-elle. Déjà, elle
regrettait d'avoir ouvert la bouche. Mais elle ne risquait
pas de lui dire que cet argent n'était pas à elle.
— Et je ne pense pas avoir de la chance en ce
moment, conclut-elle.
— Je peux doubler la mise pour vous, suggéra-t-il
avec un sourire persuasif.
— Comment? Sydney secoua la tête.
— Non, monsieur Ames. Vous avez bien dit que
vous veniez de perdre cent cinquante mille dollars?
Merci, mais il semble que vous n'ayez pas le vent en
poupe, ce soir.
— C'est juste, admit-il d'un ton amical. Et appelez-
moi Jack, je vous en prie.
— D'accord, Jack.
Elle regarda autour d'elle en sirotant le jus de
tomates.
— Cet endroit en met plein la vue, n'est-ce pas?
Il sourit.
— Oui, en effet.
— C'est d'un goût plutôt... tapageur.
— C'est Las Vegas. Il faut que ça brille.
Sydney hocha la tête.
— Ça me plaît, dit-elle. En tout cas, c'est très
différent de Venice Beach. J'imagine que, vous, vous y
êtes habitué.
— Moi?
— Le barman m'a dit que vous étiez un flambeur.
Vous venez sûrement souvent ici.
— Un flambeur...
Jack eut un petit rire ravi. Et Sydney songea à
l'homme qu'elle avait vu avant d'entrer. Mais non, elle
n'était pas une belle femme aux cheveux noirs, et Jack
Ames ne la prendrait jamais par la taille comme avait
fait l'homme avec la superbe brune. Elle soupira, un
peu désabusée.
— Depuis quand êtes-vous à Las Vegas? demanda
Jack.
— Je suis arrivée aujourd'hui.
— C'est bien ce que je pensais.
— Ça se voit tant que ça?
— Oui.
Il lui souriait toujours, et elle sentit les battements
de son cœur s'accélérer. Distraitement, elle se mit à
jouer avec l'enveloppe posée sur la table, entre eux.
— Que comptez-vous faire de cette lettre ?
demanda-t-il.
— Je n'en sais rien. Je pense que je vais la rendre à
la réception de l'hôtel. S'ils acceptent de la reprendre.
— Vous voulez mon avis ?
— Bien sûr.
— Jetez-la. Débarrassez-vous-en. Oubliez que vous
l'avez vue.
Sydney lâcha la lettre comme si elle lui brûlait les
doigts.
— Comment?
— Peut-être que je suis un vieux flambeur cynique,
qui a perdu toutes ses illusions à force de fréquenter les
tables de jeu, mais mon interprétation de cette lettre est
un peu différente de la vôtre. Je vous suggère de ne
plus y penser.
— Mais pourquoi?
— Disons que cette histoire est louche. C'est du
moins mon sentiment. Et je crois que j'ai un peu plus
d'expérience que vous.
Avant qu'elle ait eu le temps de répliquer, Sydney
le vit regarder du côté du bar. Suivant son regard, elle
aperçut une femme blonde et mince, qui s'arrêta près
d'un tabouret avant de s'y asseoir gracieusement. Une
femme éblouissante, dans une robe du soir en lamé or.
Sydney finit son verre d'une seule gorgée.
— C'est celle que vous attendez? demanda-t-elle en
désignant la blonde du regard.
— Comment? dit-il distraitement. Voulez-vous un
autre verre?
Surprenant son regard fixé sur la blonde assise au
bar, Sydney ressentit un petit pincement au cœur.
«C'est ridicule », pensa-t-elle en essayant de chasser ce
malaise, qui ressemblait un peu trop à de la jalousie.
Un instant, elle avait presque oublié que le monde
chatoyant où elle se trouvait n'était pas le sien.
Ce qui lui arrivait n'était qu'un coup de chance, une
aventure passagère. Et elle ferait mieux de se rappeler
qui elle était, et ce qu'elle venait faire dans cette ville.
Prenant l'enveloppe sur la table, elle se leva.
— Merci pour le verre, dit-elle avec froideur. Il
vaut mieux que je m'en aille, maintenant.
Il n'essaya pas de la retenir.
— Ces instants avec vous m'ont beaucoup
intéressé, Sydney. Heureux de vous avoir rencontrée.
— Oui. Moi aussi.
Jack Ames sembla hésiter une seconde, puis il
sortit une petite carte blanche de l'une de ses poches.
La posant sur la table, il y griffonna quelque chose
avec un fin stylo en or.
— Si vous désirez un conseil d'expert sur le jeu
durant votre séjour à Las Vegas, passez-moi un coup
de fil.
Sydney prit la carte, certaine qu'il agissait ainsi par
simple politesse en espérant probablement qu'elle ne
l'appellerait pas.
— Merci beaucoup, murmura-t-elle en glissant la
carte dans son sac.
En se dirigeant vers la porte, elle dut lutter pour ne
pas se retourner et regarder la femme blonde assise au
bar. Un creux douloureux semblait s'être ouvert au
milieu de sa poitrine. Ses épaules s'affaissèrent
lorsqu'elle poussa les hautes portes de verre teinté.
« Pour qui je me prends ? » songea-t-elle. Force
était de reconnaître que pendant quelques minutes,
assise en face du beau Jack Ames, elle s'était sentie à
l'aise dans tout ce luxe. Oui, elle s'était sentie choyée,
et... presque jolie. Quelle folie d'avoir laissé
vagabonder son imagination, ne fût-ce qu'une seconde!
Le seul résultat, c'était que la réalité lui semblait
maintenant bien plus difficile à supporter.
Comme les portes se refermaient derrière elle,
Sydney ne put s'empêcher de jeter un rapide et dernier
regard à cet autre monde. C'est alors qu'elle vit la
magnifique blonde nouer les bras autour du cou de
Jack en un geste possessif, et visiblement familier,
tandis qu'il s'inclinait vers ses lèvres impeccablement
rehaussées de rouge.
L'instant d'après, les portes se refermèrent sur
Sydney avec un bruit sourd.
2

— Qui était-ce ? demanda Belinda French en


s'installant dans le fauteuil en face de Jack.
Il se pencha et enveloppa la femme assise devant
lui d'un regard chaleureux. Il y avait si longtemps qu'il
n'avait pas vu Belinda qu'il avait presque oublié
combien elle lui manquait, elle... et Frenchie.
— Quelqu'un qui s'est trompé, répondit-il. Elle m'a
pris pour un autre.
— Vraiment ? ironisa Belinda, et elle fit tinter les
bracelets à son poignet en tendant la main vers la boîte
de cigarettes, sur la table. Il est vrai qu'elle n'est pas
tout à fait ton type, n'est-ce pas ?
Jack sortit de sa poche un briquet en or, et alluma
la cigarette qu'elle venait de prendre.
— Mon type? J'ignorais que j'en avais un.
— Oh ! si, tu en as un. Tout le monde le sait.
— Oui? Et puis-je savoir quel est mon type?
— Tu aimes les femmes expérimentées.
Belinda souffla la fumée vers le plafond.
— Et splendides, ajouta-t-elle.
Jack rit de plaisir.
— C'était une jeune femme intéressante. Avec
quelque chose de séduisant. Une fraîcheur. Peut-être
suis-je fatigué des femmes... expérimentées.
— Et des splendides ?
Il pensa à la jeune femme assise devant lui un
instant plus tôt, si insignifiante avec ses grosses
lunettes et sa robe informe qu'il aurait juré qu'elle le
faisait exprès. Cependant, pendant un instant, au cours
de leur conversation, il avait aperçu quelque chose de
rayonnant en elle. Comme un mirage chatoyant, la
vision fugitive d'un charme qui n'avait rien à voir avec
la beauté physique. Cela l'avait ébloui, lui coupant le
souffle, avant de disparaître trop brusquement pour
qu'il soit certain de l'avoir vu.
— Il arrive que la splendeur soit un peu surfaite,
observa-t-il d'un ton léger.
Comme Belinda le regardait d'un air songeur, il
sourit.
— C'est bon de te voir, Belinda, reprit-il. Il y a si
longtemps... Trop longtemps. J'en suis désolé. J'aurais
dû appeler plus tôt, ou faire un effort pour... Mais avec
tout ce qui est arrivé...
Elle tendit le bras, lui posa les doigts sur le poignet.
— Ça va, Jack. Je comprends. Après la mort de
Frenchie, j'ai refusé de voir ses vieux amis, moi aussi.
Tous ceux qui me rappelaient qu'il n'était plus là. Tu as
dû éprouver cela, toi aussi. Tu l'aimais tout autant que
moi.
Jack fixa son verre de scotch, le fit tourner entre
ses doigts en se souvenant, avec une douloureuse
clarté, de la dernière fois qu'il avait vu le mari de
Belinda, la nuit où celle-ci était devenue veuve.
— Oui, en effet
Il but une longue gorgée, et changea de sujet une
fois de plus.
— Raconte-moi... Comment vont les jumeaux?
Un sourire éclaira les traits de porcelaine de la
jeune femme.
— Très bien. Il faut que tu viennes les voir avant
de repartir pour ton île perdue. Ils ont commencé
l'école cette année, tu sais.
— L'école!
Jack la regarda. Il lui semblait que c'était hier
qu'avec Belinda et son mari, assis au bord de la piscine,
dans leur jardin, ils contemplaient les deux petits aux
cheveux roux qui crapahutaient sur le gazon.
Aujourd'hui, les jumeaux allaient à l'école, Frenchie
était parti, et tout avait changé. Le temps lui prenait le
meilleur de lui-même.
— Jamie ressemble un peu plus à Frenchie chaque
jour. Et il promet d'être aussi casse-cou que son père.
— Je viendrai les voir, affirma Jack. Dès que je le
pourrai.
Belinda hocha la tête, fixa sa cigarette et, soudain,
l'écrasa dans le cendrier.
— Dis-moi, Jack, commença-t-elle d'un ton plus
grave, que fais-tu exactement ici? Tu n'es pas venu
seulement pour nous voir, moi et les jumeaux, n'est-ce
pas?
Il soupira.
— Pas seulement, reconnut-il à contrecœur. Même
si c'est avant tout pour vous que je suis ici.
— Alors, que fais-tu à Las Vegas? insista Belinda.
Il s'efforça d'avoir l'air innocent.
— Rien de spécial. J'ai eu quelques revers
financiers, avec le centre de loisirs. L'ancien manoir du
gouverneur a tout d'un mausolée en ruine. Il est resté
vide plus d'une douzaine d'années, tu sais.
Malheureusement, les rénovations coûtent plus cher
que prévu.
— Tu as replongé, fit-elle avec du regret dans la
voix. C'est pour ça que tu es ici.
Jack vida son verre, et ne répondit pas.
— Tu disais que tu en avais fini avec tout ça,
poursuivit Belinda. Après la mort de Frenchie, tu m'as
affirmé que tu laissais tomber. Tu assurais que tu t'étais
promis qu'il s'agissait de ton dernier travail.
Incapable de la regarder, Jack alluma une cigarette,
sachant que la déception de Belinda était au moins en
partie justifiée. Il s'était fait ces promesses. A l'époque,
il avait l'intention de les tenir. Mais c'était avant qu'il
ne se rende compte du prix des tuyaux de cuivre, des
fils électriques et du papier peint en vente aux
Bahamas. A eux seuls, les frais pour embaucher,
former et fidéliser des ouvriers compétents l'avaient
presque ruiné.
A la vérité, et il ne le confierait jamais à Belinda, il
était au bord de la ruine. S'il ne réussissait pas à
augmenter le petit capital qui lui restait, et à
l'augmenter très vite, il devrait renoncer aux
rénovations. Et ça, il ne pouvait l'admettre. Il rêvait de
posséder ce centre de loisirs depuis des années. Il y
avait mis beaucoup de lui-même. S'il échouait
maintenant, alors qu'il était si près de réussir...
— Je ne replonge dans rien du tout, dit-il sans
conviction. C'est fini. J'en suis réellement sorti. Je
m'amuse un peu au jeu, c'est tout
— Tu prépares quelque chose, insista-t-elle. Tu es
revenu pour monter un coup.
— Non. Cette fois, ici, je suis tout à fait honnête. Il
me reste un capital. J'essaie simplement de l'accroître
en jouant.
Belinda eut soudain l'air très triste.
— Je voudrais tellement te croire...
— C'est la vérité.
Jack fronça les sourcils. Belinda le connaissait trop
bien. Finalement, avec un profond soupir, il se laissa
fléchir.
— D'accord, tu as gagné. Il se peut qu'il y ait une
piste ou deux, que je pourrais suivre quelque temps. Il
y a, au Sunburst, un couple d'habitués trop sûrs d'eux
qui ne perdraient rien à voir leur portefeuille moins
garni, ils le méritent, sois-en sûre. C'est tout ce que je
fais, crois-moi.
Belinda l'examina d'un air peu convaincu.
— Je ne fréquente plus les anciennes connaissances
de Frenchie, mais j'en entends toujours parler, Jack. De
temps en temps, je suis au courant des rumeurs, figure-
toi.
— Des rumeurs ? dit-il, alerté. Quel genre de
rumeurs ?
— Enfin, c'est un bruit qui court...
Elle jeta un coup d'œil autour d'eux, si rapide et
nonchalant que personne à part Jack n'aurait pu le
remarquer.
— J'ai entendu dire que quelque chose se prépare
pour ce week-end, continua-t-elle. Un gros coup. Peut-
être dans l'un des casinos.
— Et tu as aussi entendu dire que j'étais de retour
en ville.
Jack sourit, et prit la main de Belinda.
— Ce n'est pas moi, je te le jure.
— Après ce qui est arrivé à Frenchie, Jack...
— Ce n'est pas moi, répéta-t-il. Je ne suis engagé
dans rien de ce genre. Plus jamais. Ne t'inquiète pas. Il
ne m'arrivera rien.
— Je te crois. Mais sois prudent, Jack. S'il te plaît.
Je ne supporterais pas de perdre mon mari et mon
cousin préféré. Je ne le pourrais pas.
— Je suis toujours prudent. Tu le sais. Il lui serra
un peu plus fort la main.
— Et maintenant, parle-moi de toi, reprit-il. Tu as
fini par accepter de dîner avec cet avocat d'Aspen? Ou
bien est-ce que tu tourmentes toujours ce pauvre type ?
Assise au bord du lit étroit, dans sa chambre
d'hôtel, Sydney éloigna le récepteur de son oreille.
Même à cette distance, elle entendait la voix de Sheila.
Prenant la cannette de soda sur la table de nuit, elle
l'ouvrit, en versa le contenu dans un verre, et se mit à
boire à petites gorgées en attendant une pause dans les
divagations de sa sœur aînée.
Le coup de fil du maître chanteur, à minuit et quart,
avait secoué Sydney, bien qu'elle ne l'ait pas dit à sa
sœur. Sa dernière exigence était inattendue et pourrait
se révéler désastreuse. Et Sheila avait beau mériter ce
qui lui arrivait, Sydney n'en était pas moins désolée
pour elle.
Elle songea que leur relation avait quelque chose
d'étrange. Belle, les cheveux d'un blond doré, aimée de
tous et de toutes, Sheila semblait la dernière personne
qui ait besoin de sympathie, surtout de la part d'une
fille terne, myope et empotée comme Sydney. Pourtant,
c'était toujours Sheila, avec ses amoureux, sa silhouette
de rêve et ses merveilleuses vacances, qui venait
raconter ses malheurs à Sydney la solitaire.
Elle n'enviait plus Sheila depuis longtemps, depuis
qu'elle avait accepté son apparence physique, et, en
fait, appris à s'en servir à son avantage. Même quand
ses parents lui donnaient Sheila en exemple, sans lui
cacher combien elle les décevait, Sydney savait qu'elle
préférait être elle-même.
Si son travail manquait d'intérêt, elle aimait gagner
sa vie tout en ayant la liberté de se consacrer à la photo
durant la journée, avant de se rendre au Little Vernon's.
Et, elle, du moins, n'avait-elle jamais eu la naïveté, ou
la vanité, de croire qu'un type pouvait faire d'elle une
star à la seule condition de poser nue pour des photos.
— ... ça le perdra, Syd. C'est sûr. Ambrose
divorcera. Tu verras, il divorcera. Et la campagne... oh!
Syd, tout ce travail. Tout cet argent. Mon Dieu ! que
faut-il que je fasse ?
Sydney posa le verre sur la table de chevet, et
s'éclaircit la voix.
— La première chose à faire est de ne pas
paniquer. Tout en disant cela, elle se rendit compte
que ce conseil venait un peu tard.
— Calme-toi, et réfléchis un peu. Tu es certaine
qu'il n'y a plus rien sur ton compte?
Sheila se tut un moment, ce qui ne lui ressemblait
pas.
— Tu n'as vraiment pas un peu plus d'argent
liquide?
— Non. Je t'assure... Je ne crois pas.
— Sheila...
— Peut-être un tout petit peu plus. Mais j'en ai
besoin, Syd. Je ne peux tout de même pas assister aux
dîners de la campagne dans les mêmes vieilles
fringues, soir après soir. C'est... Tout ça coûte cher, tu
sais.
— Ecoute, Sheila, il faut que tu comprennes que si
tu ne trouves pas encore cinq mille dollars, il n'y aura
plus de campagne.
Elle sentit que sa sœur faisait la moue à l'autre bout
du fil.
— Je ne comprends pas pourquoi ce type veut cinq
mille dollars de plus. Il devrait déjà être bien content
que nous soyons d'accord pour dix mille. Est-ce que tu
ne peux pas l'obliger à s'en tenir à notre première
négociation? Tu ne peux pas lui parler?
Sydney soupira.
— Tu m'as envoyée ici pour m'occuper de ça à ta
place, et je fais du mieux que je peux. Ce type mène le
jeu, tu comprends ? Il est allé trop loin pour reculer
maintenant. Il ne négociera plus avec nous. Combien
crois-tu qu'un journal à sensation lui donnerait pour ces
photos? Beaucoup d'argent, c'est certain. Penses-y.
Imagine un peu ces photos de toi toute nue placardées
dans tous les kiosques à journaux, chez tous les
distributeurs de magazines d'Amérique.
— Oh ! Seigneur ! Syd...
— Et ce type se fiche pas mal que tu aies quelque
chose à te mettre ou non pour les dîners de la
campagne. Tout ce qui l'intéresse, c'est d'obtenir le plus
possible pour ces photos. Si ce n'est pas nous qui le lui
donnons, il sait que quelqu'un d'autre le fera. Et il sait
que nous le savons.
Fatiguée, Sydney se tut un instant.
— Tu aurais dû aller trouver la police tout de suite,
reprit-elle. Ils auraient mis la main sur cet escroc, et il
serait derrière les barreaux depuis des semaines.
— Non ! s'écria Sheila d'une voix hystérique. Cela
voudrait dire un procès, de la publicité. Tu l'as dit toi-
même, la campagne d'Ambrose serait fichue, personne
ne voterait pour lui, et je n'irais jamais à Washington.
Sydney déglutit péniblement, et respira à fond.
— Dans ce cas, je crois que tu n'as pas le choix. Tu
vas devoir lui donner ce qu'il demande. Combien
d'argent te reste-t-il exactement?
— Eh bien... Attends.
Il y eut un bruissement au bout du fil.
— Mille deux cent...
— Comment?
— Il n'y a que mille deux cent dollars sur mon
compte. C'est tout ce qui me reste.
Sheila gémit
— Voilà. Je suis perdue. Il a gagné. Ma vie est
fichue. Ambrose va découvrir ce que j'ai fait et il ne me
pardonnera jamais... Sydney cessa d'écouter. Son
regard venait de se poser sur le petit sac de cuir qui
contenait son cher appareil photo. Un pincement de
tristesse lui étreignit le cœur tandis qu'elle fixait son
précieux équipement Devrait-elle s'en séparer pour
venir au secours de Sheila? Elle hésita un instant, puis
se ravisa avec soulagement : même si elle se résignait à
le porter chez un prêteur sur gages, sa sœur et elle
n'auraient toujours pas assez d'argent pour satisfaire les
nouvelles exigences du maître chanteur.
«Ah! si j'étais Clint Eastwood... », songea-t-elle.
Dans ce cas, elle aurait mis ce type en pièces, et il
n'aurait plus jamais terrorisé sa sœur.
Elle interrompit brusquement le long soliloque de
Sheila sur les horreurs du divorce.
— Je t'ai déjà dit de tout avouer à Ambrose. Cette
histoire idiote est arrivée il y a longtemps, tu étais
jeune et... et innocente. Il le comprendrait C'est ton
mari, après tout.
Sydney se représenta son beau-frère trop gentil,
trop confiant, avec ses airs de marchand de voitures
d'occasion. Elle essaya d'imaginer sa réaction si on lui
apprenait qu'il n'avait plus aucune chance de devenir
sénateur parce que sa femme avait posé nue pour des
photos dans sa jeunesse. Non, ce serait trop horrible...
— De toute façon, il n'y a pas de raison qu'il le
découvre, Sheila, assura-t-elle. Il n'en saura jamais
rien.
— Mais l'argent… Je n'en ai plus!
Sydney regarda de nouveau son appareil photo,
puis se détourna.
— Nous trouverons une solution. Cette fripouille
nous laisse trois jours. Nous aurons bien une idée d'ici
là.
— Oh! Syd... tu crois? Tu crois vraiment?
Touchée par la voix désespérée de sa sœur, Sydney
ferma les yeux.
— J'en suis sûre, répondit-elle avec conviction. Je
ne t'ai encore jamais laissée tomber, non? Je vais
trouver une solution, Sheila. Je te le promets.

Le lendemain matin, dans la chambre d'un motel


situé à l'autre bout de la ville, la belle Rachel Bennet
lança son sac à main contre le mur, et jeta un regard
étincelant de rage à son amant.
— Espèce d'imbécile! Comment peux-tu être si
dramatiquement stupide?
Tony Martin se voûta sur sa chaise, tandis que
l'angoisse assombrissait son visage parfait mais
inexpressif. Sur la table, devant lui, son petit déjeuner
refroidissait dans des barquettes en carton. Affamé, il
n'osait prendre une autre bouchée des œufs et des
saucisses auxquels il avait à peine touché.
— Excuse-moi, Rachel, marmonna-t-il entre ses
dents, mais je n'ai pas perdu la clé. Je te jure, je...
— Tu t'excuses ? ! cria-t-elle.
Tony s'affaissa un peu plus. Il aurait voulu ne pas
se cacher dans cette chambre de motel sordide. Il aurait
voulu que Rachel comprenne qu'il avait fait de son
mieux. Il aurait même voulu être à son travail, au
Sunburst, avec les autres hommes de main. Il ne
détestait pas ce boulot, et M. Carlton Van Hausen
s'était toujours montré bon avec lui. Bien sûr, le vieil
homme ignorait que Tony couchait avec sa maîtresse,
et projetait de lui dérober une partie de sa fortune...
sans quoi, il aurait sans doute déjà changé d'attitude à
son égard !
Comme Rachel continuait à le traiter de tous les
noms, Tony se surprit même à penser qu'il aurait
préféré ne jamais la connaître. Une pensée trop
déloyale pour qu'il ne la chasse pas très vite.
Rachel était tout pour lui. N'avait-elle pas mis ce
plan sur pied, et tout organisé ? Ne lui avait-elle pas
expliqué exactement ce qu'il devait faire? Sans elle, il
ne serait qu'un larbin, un soldat sans visage de l'armée
privée de M. Van Hausen, comme elle disait. Elle allait
changer la vie de Tony. Ensemble, ils iraient loin. Il
allait être quelqu'un. Et tout cela, grâce à Rachel.
Pourtant, il n'aimait pas qu'elle s'emporte contre
lui. Ni qu'elle mette leur chambre sens dessus dessous.
Mais, comme toujours, il garda le silence tandis qu'elle
balayait du bras les malheureux objets qui se trouvaient
sur le bureau. Il suivit la trajectoire d'un cendrier qui
atterrit sur le tapis usé, et finit par s'immobiliser sous sa
chaise.
— Quelqu'un me suivait, Rachel, parvint-il à
annoncer lorsqu'elle cessa un instant de crier. Monsieur
V. a tout découvert, ou bien j'ai été repéré, je ne sais
pas. Mais quelqu'un me suivait. J'ai eu peur. Vraiment
peur. Que serait-il arrivé s'ils m'avaient arrêté avec tout
cet argent sur moi? Il fallait que je m'en débarrasse.
Debout au milieu de la pièce miteuse, les mains sur
les hanches, Rachel le regarda avec autant de fureur
que de mépris.
— Tu es tellement stupide ! Faible et stupide.
Personne ne te suivait, Tony. Personne. Tu devais
apporter cet argent ici, comme nous l'avions prévu. Au
lieu de ça, tu le planques à la consigne automatique
d'une gare routière! Mais quelle idée... La consigne
d'une gare routière!
— Je te dis que quelqu'un...
Levant les mains en un geste de dégoût, Rachel
reprit d'une voix pleine de hargne :
— Je n'arrive pas à croire que tu as fait ça. Après
tout ce travail, tous ces sacrifices... Après avoir tout
organisé et attendu le bon moment pour passer à
l'action. Voilà que tu mets cet argent dans une maudite
consigne, et que tu perds la clé !
— J'avais peur, Rachel, je t'ai dit que je...
— Tais-toi ! Tu es vraiment un idiot..
Elle lissa soigneusement la jupe de son tailleur hors
de prix, avant de s'asseoir au bord du lit
— Est-ce que tu te rends compte de ce qui va nous
arriver, à nous deux, si tu ne retrouves pas cette clé ?
Sans la clé, nous ne pouvons pas sortir l'argent de la
consigne. Et sans l'argent, nous n'avons aucun moyen
de quitter la ville.
— Mais c'est ce que j'essaie de te dire...
— Crois-moi, l'interrompit-elle, Carlton cherchera
la personne qui lui a pris son argent jusqu'à ce qu'il la
trouve. Et il finira par comprendre ce qui se passe entre
nous. Quand il le saura, il lui sera facile d'imaginer le
reste de l'histoire.
— Nous nous sommes montrés prudents, insista
Tony.
— Si nous ne retrouvons pas cet argent et si nous
ne filons pas très vite, poursuivit Rachel, toi et moi,
Tony, nous sommes fichus.
Tony fixa le tapis.
Soudain, Rachel se leva et se tourna vers lui, ses
beaux yeux couleur d'ambre luisant comme ceux d'une
tigresse.
— Eh bien, moi, je ne vais pas attendre sans rien
faire que Carlton me tue. Cet affreux vieux bonhomme
avec ses mains froides... je l'ai assez vu. Tu vas
retrouver cette clé, Tony, et sortir l'argent de la
consigne.
— Mais je ne l'ai pas perdue... C'est ce que j'essaie
de te dire. J'ai envoyé la clé dans ta suite. Puis, je suis
venu ici, et je t'ai attendue.
— Si tu avais envoyé la clé dans ma suite, siffla
Rachel, je l'aurais reçue. Or, je ne l'ai pas. Tu sais
pourquoi ? Parce que tu ne l'as jamais envoyée.
— Si, je te le jure.
— Alors, où est-elle?
Tony passa la main dans ses épais cheveux blonds,
et se mit à réfléchir.
— Où, Tony?
— Je n'en sais rien, Rachel. J'ai écrit le numéro de
ta suite sur l'enveloppe...
— Qu'as-tu inscrit d'autre?
— Rien. Pas de nom. Comme nous faisons
toujours. Peut-être me suis-je trompé de numéro?
— Lequel as-tu écrit?
— Le mille deux cent trois.
— C'est celui de ma suite. Tu es sûr que tu as bien
inscrit celui-là sur l'enveloppe?
— J'avais la frousse. Peut-être ai-je écrit... deux
cent trois. Oui, c'est ça... je crois que j'ai écrit deux cent
trois.
Rachel se redressa, son beau visage soudain éclairé
par une expression de triomphe.
— Nous n'avons plus qu'à aller reprendre cette clé
à la personne qui loge au deux cent trois.
— Oui, dit Tony humblement.
— Tu iras ce soir. Quelle que soit cette personne,
elle passera certainement la soirée au casino.
— D'accord.
— En attendant, tu dois reprendre ton travail
aujourd'hui. Tu ne peux pas te cacher plus longtemps
dans ce trou. Carlton revient d'Atlantic City cet après-
midi. Si tu n'es pas là, il fera tout de suite le lien entre
ton absence et la disparition de son argent.
Tony pâlit.
— Je ne peux pas, Rachel. Il lui suffira de poser les
yeux sur moi pour... tout savoir. Il sait toujours tout
— Eh bien, tu n'as qu'à ne pas te trouver sur son
chemin. Tu iras au casino. Mais tu dois travailler. Si tu
n'y es pas, tout le monde le remarquera.
— Je t'en prie, Rachel...
— Si tu n'y vas pas, il saura que c'est toi.
Tony respira profondément
— Tu as raison.
— Très bien.
La colère de Rachel s'évanouit aussi subitement
qu'elle était apparue. Tony, qui avait l'habitude de ses
sautes d'humeur, se garda de formuler la moindre
remarque. A présent, elle souriait comme si de rien
n'était.
— Je suis contente que nous ayons tout réglé. Elle
se pencha vers lui.
— Nous avons quelques heures devant nous, chéri.
Tony la prit par les hanches. Tout allait bien
maintenant...
— Oui, Rachel, quelques heures..., dit-il tandis
qu'elle se frottait contre lui.
— Qu'est-ce que je deviendrais sans mon petit
Tony?
Les mains moites, Sydney se tenait devant la porte
close de la chambre de Jack Ames.
Elle s'était réveillée à 5 h 30 du matin, et avait
longuement réfléchi à l'idée qui lui était venue dans son
sommeil. Au bout d'un petit moment, elle avait fini par
se convaincre que ce n'était pas aussi risqué que ça. A
8 heures, incapable de rester plus longtemps dans sa
petite chambre, elle avait pris l'ascenseur jusqu'au
dixième étage. A présent, elle se demandait si elle
n'était pas devenue folle. Peut-être qu'il dormait
encore... Et s'il refusait de l'aider? Et s'il n'était pas
seul?
Sydney pensa à la belle blonde du Starlight, et
recula d'un pas. Elle avait déjà frappé doucement, et
personne n'avait ouvert. Mieux valait renoncer, et s'en
aller.
— Oui?
Un homme immense se tenait sur le seuil et la
fixait, attendant qu'elle réponde. Large et imposant, il
portait un costume de toile blanche, et son crâne était
aussi chauve qu'un œuf. Malgré son apparence
menaçante, son regard brun était d'une grande douceur.
— Oh ! j'ai dû me tromper de porte...
Sydney ouvrit son sac, et en sortit la petite carte
blanche.
— Je cherche M. Ames. M. Jack Ames.
— Il est là, dit simplement le géant.
— Ah! oui?
— Oui. Il dort.
— Dans ce cas, je reviendrai plus tard. Si vous
voulez bien lui dire que Syd Stone est passée... Je ne
veux pas le déranger.
Elle sentit une main énorme se refermer sur son
bras, et la tirer doucement à l'intérieur.
— Entrez, dit l'homme. Il dort trop. Je suis Claus.
Je travaille pour M. Ames.
— Ah oui? Je m'appelle Syd... je veux dire Sydney
Stone. Je ne savais pas qu'il... Oh!
Etonnée, elle s'arrêta et regarda autour d'elle.
— Oh ! fit-elle encore.
— C'est beau, hein ?
— Fantastique... J'ignorais qu'il y avait des
chambres comme celle-ci.
— C'est une suite. M. Ames prend toujours la
même quand nous venons à Las Vegas. Vous voulez
déjeuner?
— Comment?
Sydney admirait la vaste suite aménagée sur trois
niveaux qui ouvraient sur un balcon offrant une vue
superbe sur la ville. Des fauteuils et des canapés
couleur pêche étaient disposés sur l'épaisse moquette
d'un blanc de neige, de manière à former plusieurs
petits salons. Dans l'un d'eux, une statue de satyre en
marbre bleu pâle se déployait près d'un grand piano
blanc.
— Souhaitez-vous prendre un petit déjeuner?
répéta Claus. Je pourrais vous préparer ma spécialité.
Des crêpes aux framboises.
Sydney se tourna vers lui.
— Il y a une cuisine ?
— Bien sûr. Alors, vous voulez que je vous en
prépare ?
— Non, merci. Je n'ai pas très faim Voyant qu'il
semblait déçu, elle ajouta :
— Peut-être une tasse de café ?
— Très bien, dit-il avec un large sourire. Je vais
moudre quelques grains. Vous aimez le moka?
— Oh ! oui.
Un peu perplexe, elle le regarda contourner une
grande table ovale pour se diriger vers une porte.
— Je peux visiter? demanda-t-elle.
— Mais oui...
Il disparut, et Sydney descendit au deuxième
niveau. Là, elle s'assit dans un fauteuil avec
l'impression de sombrer dans des profondeurs satinées.
Puis, s'approchant du piano, elle fit courir ses doigts
sur les touches, et s'émerveilla du son de l'instrument.
Tout ici n'était que luxe, beauté et raffinement.
Elle poursuivit sa découverte des lieux. Un
moment plus tard, elle entendit une porte s'ouvrir, et
Claus l'appeler. Elle rejoignit le premier niveau.
— La salle de bains est aussi grande que mon
mobile home, s'extasia-t-elle. On pourrait donner un
bal dans...
Elle s'interrompit brusquement.
Claus disposait des tasses et des soucoupes sur une
table basse et, debout derrière lui, Jack Ames,
visiblement de mauvaise humeur, la fixait d'un regard
courroucé.
— Vous rendez-vous compte qu'il est 8 heures et
demie? s'écria-t-il d'un ton indigné.
— Excusez-moi, bredouilla-t-elle. Je m'en vais...
— Je lui ai préparé du café, fit remarquer Claus.
Sans les regarder, il souleva une cafetière en argent, et
remplit une tasse.
Jack se passa nerveusement une main dans les
cheveux.
— Vous m'avez dit que c'était une fille
intéressante, reprit Claus en posant le sucrier près de la
tasse.
Se redressant, il sourit à Sydney et, d'un geste
discret de la main, l'invita à s'approcher de la table.
Maintenant, Jack semblait déconcerté.
— Je n'ai pas dit... une fille, Claus. Je n'ai jamais
prononcé ce mot-là. J'ai dit une jeune femme.
— De la crème et du sucre ? demanda Claus,
ignorant la remarque de son patron.
— Il vaut mieux que je parte, intervint Sydney. Je
reviendrai plus tard.
— Allons, mademoiselle ! Votre café est prêt !
— Restez et buvez ce café, fit Jack, sinon Claus ne
me dira plus un mot jusqu'à demain.
Sur ce, il s'allongea sur un canapé, une main sur les
yeux. Claus tendit la tasse à Sydney et disparut dans la
cuisine.
La jeune femme resta un long moment debout, la
tasse à la main. Jack portait un pantalon de pyjama et
une robe de chambre de soie dont les pans avaient
glissé, révélant son buste. La gorge serrée, Sydney ne
pouvait détacher les yeux de ce torse nu, musclé,
couvert d'une toison brune et bouclée.
Comme il ne bougeait pas, elle finit par se
demander s'il ne s'était pas rendormi.
— Je suis désolée de vous avoir dérangé à une
heure aussi matinale, dit-elle finalement.
Il eut une sorte de gémissement.
— C'est que je ne savais plus quoi faire, ajouta-t-
elle à voix presque basse. A part vous, je ne connais
personne qui puisse m'aider. J'ai besoin de vous, Jack.
3

Jack se redressa lentement, posa les pieds sur la


moquette et regarda Sydney. Elle remarqua qu'il
paraissait fatigué, plus fatigué que la veille au soir.
— Vous avez besoin de moi ?
— Oui... Enfin, non. Je... j'ai besoin de votre aide.
Vous voyez, je suis... je...
Elle sentit ses joues s'enflammer.
— Je suis victime d'un chantage.
Impassible, il l'examina un instant. Puis, prenant la
cafetière en argent, il se servit une tasse de café et,
appuyé contre les coussins, la soucoupe posée sur son
torse, il l'observa en silence.
— Ceci aurait-il quelque chose à voir avec la lettre
que vous m'avez montrée, ou avec notre rencontre
d'hier soir? demanda-t-il finalement.
— Oh ! non. Rien du tout.
L'air songeur, il la fixa encore un instant.
— Vous feriez mieux de vous asseoir, suggéra-t-il
enfin.
Elle s'exécuta.
— Claus ! cria-t-il. Il me faut quelque chose de
plus fort que du café.
— Vous avez déjà trop bu hier soir, répliqua Claus
depuis la cuisine.
Jack baissa les yeux sur le café, et en but une
gorgée.
— En quoi puis-je vous être utile, au juste?
s'enquit-il ensuite.
Sydney s'éclaircit la gorge.
— Vous m'avez dit que vous pourriez doubler ma
mise. Eh bien, je voudrais que vous le fassiez.
— J'ai dit que je pourrais essayer, précisa-t-il.
— C'est vrai. Alors, vous voulez bien essayer?
— Je ne sais pas...
— Je n'ai pas d'autre choix.
Elle perçut dans sa propre voix un écho de la
panique de sa sœur. Alors elle ajouta plus calmement :
— Il demande cinq mille dollars de plus, et je ne
les ai pas.
Jack posa les mains sur ses genoux, et la regarda
d'un air maintenant inquiet.
— Pourquoi vous fait-on chanter, Sydney ?
— Il faut vraiment que vous le sachiez ?
— Si je m'engage là-dedans, notez bien que je dis...
si, oui, je dois le savoir.
— C'est bien ce que je craignais.
La main légèrement tremblante, elle posa la tasse
sur la table, essuya ses paumes moites sur sa jupe, et
raconta l'histoire à sa façon.
— Il y a quelques années, quand j'ai quitté la
maison de mes parents pour me lancer dans la vie, j'ai
rencontré quelqu'un. Un homme. A cette époque, je
voulais être actrice, et il m'a dit qu'il pourrait m'aider,
si...
Levant la main pour l'interrompre, il ferma les
yeux.
— Si vous le laissiez prendre des photos de vous,
acheva-t-il, comme s'il avait entendu raconter ça mille
fois.
Il soupira.
— Le salaud. Je déteste ce genre d'ordure.
Sydney se mordit la lèvre.
— Vous m'aiderez?
Il se retourna pour prendre une cigarette dans un
paquet posé sur la table, derrière le canapé, cigarette
qu'il alluma ensuite sans quitter Sydney des yeux.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que vous pouvez
me faire confiance ? demanda-t-il en expirant une
bouffée de fumée.
— Je l'ai su dès que je vous ai vu.
C'était l'exacte vérité. D'ailleurs, ne disait-on pas
que la première impression que l'on avait d'une
personne était toujours la bonne ?
— Vous ne savez rien de moi, fit-il observer.
— Non, reconnut-elle. Le faudrait-il?
Il soupira, et eut un petit sourire bref.
— Non. Je crois que non.
— Alors, vous m'aiderez?
— Oui, concéda-t-il sans grand enthousiasme.
Sydney sourit, et se détendit pour la première fois
depuis son arrivée dans la suite.
— Merci. Merci beaucoup. Vous n'imaginez pas ce
que cela signifie pour moi.
— Je le sais déjà. Cela signifie cinq mille dollars.
Elle secoua la tête.
— Non ! Plus que ça, infiniment plus.
De nouveau, il eut un très léger sourire.
— Ne soyez pas reconnaissante trop vite. Nous
devons encore gagner, vous savez.
— Oui, je sais. Quand commençons-nous?
Comme il écrasait sa cigarette, il se tourna
brusquement vers elle.
— Nous?
— Oui, nous.
— Une minute ! Vous m'avez demandé de vous
aider, et j'ai accepté. Mais je compte agir à ma façon.
Je mets votre part avec la mienne, et je vous donne ce
qui vous revient des bénéfices de la soirée.
Sydney hocha la tête.
— D'accord. Ça me va. Nous commençons ce soir?
Jack fronça les sourcils.
— Je crois que vous ne m'avez pas compris. Je ne
joue pas en bas, dans la salle du casino, Sydney.
— Non?
— Non. Je joue à des tables spéciales réservées aux
hôtes invités.
— Oh ! vous voulez dire que je ne suis pas invitée.
— C'est ça.
— Mais vous pouvez m'emmener avec vous.
— Je ne crois pas...
— Vous pouvez, n'est-ce pas?
— Oui, mais...
— Je vais vous donner dix mille dollars.
Naturellement, je sais que ce n'est pas beaucoup pour
vous qui jouez de grosses sommes, mais il se trouve
que c'est tout ce que j'ai.
Elle se tut, alors qu'une pensée pénible lui
traversait l'esprit.
— Mais peut-être craignez-vous de vous sentir
gêné à cause de moi ? ajouta-t-elle.
Jack parut embarrassé.
— Vous devez bien vous rendre compte que votre
apparence... votre allure... enfin, que vous êtes...
différente des personnes que l'on voit dans ce genre
d'endroits. Vous serez probablement mal à l'aise... Mais
attendez! Que faites-vous ? Où allez-vous, Sydney?
Jack se leva, tandis qu'elle battait en retraite.
— Vous pouvez venir avec moi. Je vous dis que
vous m'accompagnerez... Sydney?
Voyant qu'elle s'apprêtait à quitter la suite, Jack
leva les mains en signe de frustration.
— Claus! cria-t-il. Pouvez-vous venir un instant?

— Non, ça ne va pas.
Claus secoua la tête en contemplant la robe.
Assise sur le lit, dans sa chambre d'hôtel, Sydney le
regarda prendre, de ses énormes mains, une autre robe
dans la penderie. La tenant devant lui, il l'examina d'un
œil critique.
— Celle-ci non plus...
Un peu plus tôt, avant de disparaître, Jack avait dit
à Claus :
— Arrangez-la, faites quelque chose avant ce soir.
Les joues brûlantes, elle avait voulu le supplier
d'oublier sa requête, lui affirmer qu'elle n'irait nulle
part avec lui. Mais il avait déjà refermé derrière lui la
porte de sa chambre.
— Vous savez quoi? fit Claus. J'ai une idée.
— Je n'ai pas d'autres vêtements ! s'exclama-t-elle
d'un ton rageur. Et mes robes sont très bien !
— Oui, mais trop amples pour vous. Pourquoi
portez-vous des vêtements aussi grands?
— Parce que je suis grosse.
Elle se leva, lui arracha les robes des mains, et les
suspendit de nouveau dans la penderie.
— Vous?
— Oui, moi. Oh ! c'est ridicule. Oubliez toute cette
histoire.
— C'est impossible, mademoiselle Sydney. Vous
accompagnez M. Ames, ce soir.
Il la regarda gentiment.
— Vous êtes embarrassée, c'est tout. Attendez de
savoir ce que j'ai en tête.
Du bout des doigts, il tapota son crâne chauve.
— Je me demande..., commença-t-il d'un air pensif.
Il s'interrompit pour l'examiner avec attention. Ne
sachant plus où se mettre, elle s'efforça d'aiguiller la
conversation sur un autre sujet.
— Il y a longtemps que vous êtes avec Jack?
demanda-t-elle.
Tout à ses pensées, il hocha la tête.
— Oui, très longtemps.
— C'est vrai ?
La prenant par le menton, il l'obligea à tourner la
tête sur le côté.
— Depuis qu'il m'a gagné à Monte Carlo. Elle lui
fit face, horrifiée.
— Depuis qu'il a... quoi? Il vous a gagné? Je n'ai
jamais rien entendu de pareil. C'est affreux.
— Non, pas du tout. J'aime bien M. Ames. L'autre
type n'était pas si gentil. Il allait toujours au restaurant.
Vous avez des lentilles de contact?
— Vous êtes obligé de travailler pour lui ? Vous
pouvez partir si vous voulez, dites ?
— Bien sûr. Mais pourquoi voudrais-je le quitter?
Je serai chef pâtissier dans le centre de loisirs de M.
Ames. Sydney le regarda sans comprendre.
— Chef pâtissier ?
— Il vous faut des lentilles de contact. Vous les
avez ?
— Oui. Quelque part. Mais je ne les porte jamais.
Je ne... Oh ! non ! cria-t-elle comme il lui enlevait ses
lunettes. Je n'y vois rien, Claus.
— Vous allez mettre les lentilles.
— Elles me démangent.
— On n'a rien sans peine, déclara-t-il, philosophe.
— Mais c'est vraiment insupportable.
— Mademoiselle Sydney... Elle prit son sac.
— Je commence à comprendre pourquoi Jack
tourne autour de vous, conclut-il avec une lueur de
malice dans le regard.
Carlton Van Hausen se tenait debout devant la baie
vitrée de son bureau, les mains crispées derrière le dos.
La fureur durcissait encore son visage aux traits figés.
Confortablement installée dans un luxueux fauteuil de
cuir, sa maîtresse Rachel Bennet l'observait de ses
grands yeux couleur d'ambre. « Seigneur ! pensa
Carlton, cette femme a une allure de tigresse... »
Comme il aurait aimé prolonger la soirée avec elle, et
elle seule ! Au lieu de ça, il devait attraper un voleur.
— Ça ne signifie peut-être rien, observa Frank
Bovo, son directeur commercial, mais personne ne
pensait qu'il s'y remettrait. Pourtant, il ne cache pas
qu'il dispose d'une grande quantité d'argent liquide.
Van Hausen se tourna vers la baie, et fixa le ciel en
silence. Derrière lui, il entendit Bovo s'agiter
nerveusement. Apparemment, il venait d'apercevoir,
dans le mur, le coffre-fort que Van Hausen avait laissé
ouvert et vide à dessein. « Parfait, pensa-t-il dans sa
rage. Laissons-le mijoter. » Il fallait qu'il soit partout,
qu'il pense à tout, qu'il surveille tout le monde... Quelle
vie!
— Si vous voulez, continua Bovo d'une voix qui
tremblait, je peux le faire interroger par deux hommes.
Voir s'il sait quelque chose là-dessus.
Van Hausen se tourna lentement vers lui et le fit
taire d'un seul regard de ses yeux gris acier.
— Ça ne tient pas debout, déclara-t-il. Même si
Jack n'était pas un de mes vieux amis, il ne serait pas
assez stupide pour me voler deux millions de dollars, et
rester dans mon hôtel.
— Je ne sais pas, fit Bovo. A mon avis, ça
ressemble exactement au genre d'entourloupes qu'il a
commises par le passé.
Un bref instant, Van Hausen eut un rictus qu'on
aurait presque pu appeler un sourire.
— Possible, dit-il. Possible.
— Je pense que nous devrions lui parler, monsieur.
De nouveau, Van Hausen se tourna vers la baie. Lui et
Jack revenaient de loin. Il l'avait connu au tout
début, quand il se décarcassait pour faire démarrer le
casino. Jack était alors plein aux as grâce à ses
magouilles compliquées et à ses vols de bijoux en
Europe. Ils avaient passé de bons moments ensemble, à
cette époque.
Et puis, les choses avaient changé. Il savait depuis
toujours que Jack n'avait pas la carrure pour devenir
riche. Vraiment riche. Aujourd'hui, les rôles étaient
renversés et Jack essayait de mettre sur pied ce ridicule
centre de loisirs à San Miguel. Tandis que lui... Eh
bien, il possédait le Sunburst, l'hôtel et le casino, et
vivait dans cet appartement luxueux avec la danseuse
la plus affriolante qui ait jamais mis les pieds à Las
Vegas. Oui, si Jack faisait maintenant étalage de
beaucoup d'argent liquide, c'était surprenant.
— D'accord, dit Van Hausen d'un ton glacial.
Parlez-lui.
— J'y vais tout de suite, assura Bovo, visiblement
impatient de quitter le bureau.
Van Hausen le rappela alors qu'il allait sortir.
— Encore un point... Pas le visage, Bovo. Jack en a
besoin pour vivre. Et, après tout, c'est un vieil ami.
— Oui, monsieur.
Quand Bovo eut refermé la porte, Van Hausen se
tourna vers Rachel.
— Je t'ai négligée, ma chère. Qu'aimerais-tu faire
ce soir? Dîner? Danser? Tout ce que tu voudras.
Avec un sourire mystérieux, Rachel s'étira avec la
grâce nonchalante d'une chatte, et lui prit la main.

— Vous êtes prêt? demanda Claus.


— Oui, oui, grommela Jack. Je suis prêt.
Il avait passé un smoking noir une heure plus tôt et,
déjà, il ne pensait plus qu'à la table de jeu qu'il allait
rejoindre.
— Pour l'amour du Ciel, Claus, sortez de là!
ordonna-t-il. Je n'ai pas que ça à faire !
— Fermez les yeux.
— Je refuse de fermer les yeux, Claus. Si vous ne...
Jack s'interrompit pour fixer la jeune femme qui
sortait avec Claus de la chambre d'ami.
— Qu'en pensez-vous? demanda Claus. Elle est
splendide, n'est-ce pas?
— Sydney ? murmura Jack, sidéré.
Elle jeta un regard anxieux à Claus. Celui-ci sourit,
et Jack la vit alors respirer profondément et tourner
lentement sur elle-même, en équilibre sur ses talons
aiguilles. Ses cheveux, qu'il n'avait pas remarqués
jusqu'ici, retombaient jusqu'au milieu du dos en vagues
d'un blond doré. Sans ses grosses lunettes, on voyait
ses yeux, grands, d'un bleu étonnant, et ses pommettes
hautes. Envolée aussi, la robe de coton en forme de
sac. La jeune femme portait une robe du soir très
simple, en satin bleu, sans bretelles et fendue du genou
à la cheville.
Elle était splendide. Eblouissante. Jack se dit que
s'il ne l'avait vu de ses yeux, il n'aurait jamais cru cette
transformation possible. Sydney Stone était
sensationnelle, avec un corps à tourner la tête de tout
homme vivant.
— Fantastique, dit-il à Claus.
— Tant mieux. Parce que nous avons utilisé votre
carte de crédit.
Jack l'entendit à peine.
— Comment... Ah ! oui. Très bien. C'est parfait.
Il ne pouvait détacher les yeux de Sydney et avait
une envie folle d'enfouir les doigts dans cette masse de
boucles soyeuses.
Comment avait-il pu la trouver peu attrayante?
Avec son corps tout en courbes sensuelles, sa peau
satinée d'une délicieuse couleur caramel, elle était
terriblement désirable.
— Je suis trop grosse, n'est-ce pas? avança-t-elle en
guettant sa réaction.
— Grosse?
Il se tourna vers Claus, l'air incrédule.
— Est-ce qu'elle plaisante?
Claus haussa les épaules.
— J'ai essayé de lui expliquer que les hommes
n'aiment pas les femmes maigres. Mais elle ne veut
rien entendre. Elle lit trop de magazines féminins.
— Vous n'êtes pas grosse, Sydney, dit Jack. Ce
n'est vraiment pas le mot qui vient à l'esprit quand on
vous voit.
— C'est sexy qui vient à l'esprit, n'est-ce pas,
monsieur Ames? fit Claus.
Jack le regarda de travers.
— Vous n'avez rien à faire dans la cuisine, Claus?
— Non.
— Il me semble que j'entends quelque chose qui
déborde.
— Qui déb... Oh ! vous voulez que je vous laisse.
D'un doigt sous le menton de Sydney, il l'obligea à
lever le visage vers lui.
— Amusez-vous bien, mademoiselle Sydney.
Quand il fut parti, Jack la regarda traverser la pièce
à pas lents et prudents, à cause des talons hauts. Elle
s'assit au bord d'un fauteuil, et leva vers lui ses yeux
bleus. Avait-il jamais connu une femme au regard plus
lumineux, plus candide?
Elle avait un corps splendide, et il comprenait peut-
être un peu mieux qu'on lui ait demandé de poser nue
pour des photos, mais, au fond, il n'arrivait pas à croire
à cette histoire à cause de ce qu'il voyait dans ses yeux,
ou plutôt, de ce qu'il n'y voyait pas.
— Je suis... je suis impressionné, Sydney, assura-t-
il sans la quitter du regard.
— J'ai changé, n'est-ce pas?
— Oui. C'est incroyable. Vous êtes merveilleuse.
— Merci, dit-elle sans la moindre conviction.
— Je le pense vraiment.
— Ne vous emballez pas. N'oubliez pas que sous
cet accoutrement clinquant et tout ce maquillage, il y a
toujours la même Sydney, celle d'avant, pas fûtée et un
peu boulotte.
Elle avait dit cela d'un ton léger, quoique empreint
d'un soupçon d'ironie désabusée qu'il ne manqua pas de
remarquer.
— Sydney...
— Sortons d'ici, proposa-t-elle en se levant
brusquement. Vous rouspétez depuis une demi-heure
parce que nous sommes en retard.
Jack hésita. Il sentait que quelque chose n'allait
pas, sans savoir exactement quoi.
— D'accord, allons-y, décida-t-il finalement. Vous
vous souvenez de tout ce que je vous ai dit ? Nous
jouons au poker, ce soir. Il y aura deux Texans à notre
table. Nous devons nous concentrer surtout sur Ryle
Jamison. Il est...
— Petit et gros, rougeaud, c'est une grande gueule.
Oui, je me souviens.
— Très bien.
Il voulut lui prendre le bras, mais elle passa devant
lui et se dirigea vers la porte.
— La plupart des femmes joueront à la roulette ou
au black-jack. Certaines regarderont les hommes avec
qui elles sortent jouer au poker. C'est ce que je veux
que...
— Elles ne font que sortir avec eux ? demanda-t-
elle en trébuchant alors qu'elle arrivait devant la porte.
Il la prit par le poignet, et ne fut pas surpris de
découvrir une peau très douce sous ses doigts, avant
qu'elle ne se libère.
— Les épouses ne sont pas acceptées ? poursuivit-
elle.
— Si. Bien sûr. Mais on n'en voit jamais une seule
à ces réunions.
— Pourquoi?
Il ouvrit la porte, ne sachant pas si elle parlait
sérieusement ou si elle plaisantait.
— Eh bien, quand je dis qu'elles sortent avec ces
hommes, c'est...
— Quoi?
— Au sens le plus large du terme. Beaucoup des
femmes que vous verrez ce soir sont payées.
— Oh!
En longeant le couloir vers les ascenseurs, il lui prit
le bras, savourant le velouté exquis de sa peau sous ses
doigts. Hélas, quand les portes de l'ascenseur
s'ouvrirent sur plusieurs personnes, elle se dégagea de
nouveau.
Dans la cabine, il sentit le regard de Sydney tourné
vers lui. Finalement, il baissa les yeux vers elle.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-il doucement, tout en
saluant de la tête un Vénézuélien qu'il avait souvent
rencontré autour des tables de jeu.
— Vous croyez qu'on va penser que je suis... vous
savez quoi... moi aussi, chuchota-t-elle.
— Que vous êtes... quoi?
— Vous savez. Que vous... me payez.
Jack ne put réprimer un sourire.
— Non, Sydney. Vous êtes bien trop autoritaire.
Personne ne croira que j'aie gaspillé de l'argent pour...
Aïe !
En se penchant pour se frotter le tibia, il surprit le
sourire innocent que Sydney offrait aux autres
occupants de la cabine qui les observaient.
Claus avait emmené Sydney chez le coiffeur et
dans les boutiques de l'hôtel. Et, à vrai dire, elle avait
été agréablement surprise par sa transformation.
Cependant, elle avait maintenant le sentiment de jouer
la comédie, de se faire passer pour quelqu'un qu'elle
n'était pas. Aussi les regards appréciateurs des
personnes qu'elle croisait ne lui faisaient-ils aucun
plaisir.
A l'évidence, les gens préféraient la fausse Sydney,
une imposture, en somme, à la vraie.
Ce qui la blessait plus que tout, c'était la réaction
de Jack. Il avait paru étonné, puis approbateur, comme
s'il la voyait pour la première fois. Le vrai problème
était là : il la voyait pour la première fois. Jusque-là, il
ne l'avait pas vraiment remarquée.
En longeant le large couloir, elle regarda encore
une fois l'homme qui marchait à côté d'elle. En
smoking noir et chemise blanche, il était certainement
l'homme le plus élégant et le plus sophistiqué qu'elle
eût jamais connu. Il était aussi fort, puissant, viril, cela
se voyait à l'aisance de ses mouvements, à sa démarche
pleine d'assurance.
En dépit de tout, Sydney devait reconnaître qu'il la
fascinait. Malgré sa colère d'avoir été ignorée, elle ne
pouvait nier qu'une petite part d'elle-même avait été
électrisée par le regard admiratif que Jack avait posé
sur elle quand elle était entrée dans le salon. Pourtant,
elle aurait aimé lui plaire avant d'avoir l'air d'une autre,
comme la belle blonde du Starlight.
Surprenant le regard de Sydney posé sur lui, Jack
sourit, et elle sentit son cœur s'affoler. Aussitôt, elle se
détourna pour lui cacher son désarroi.
Comme ils approchaient de la suite où se déroulait
la soirée privée, elle jeta un autre coup d'œil au beau
visage de Jack. Une vague de chaleur déferla en elle au
contact de ses longs doigts posés sur son bras avec une
fermeté presque possessive. Oui, malgré sa colère, elle
était heureuse qu'il soit là, à côté d'elle.
Devant la porte, il se tourna vers elle, et lui sourit.
— Avant d'entrer, je veux vous confier encore
quelque chose, Sydney. Tout à l'heure, vous m'avez dit
de ne pas oublier que là-dessous, vous étiez la même
Syd. J'y ai pensé, et je crois que ce n'est pas tout à fait
vrai. La véritable Sydney Stone est peut-être celle qui
est devant moi en ce moment.
Et la prenant par les bras, il l'attira plus près de lui,
et se pencha vers elle comme s'il allait l'embrasser.
Levant les mains, elle le repoussa immédiatement, et se
libéra.
— Non, Jack Ames, dit-elle en rougissant. Ça ne
prend pas.
Il la regarda sans comprendre.
— Comment ça ? De quoi parlez-vous ?
— Vous le savez très bien.
— Non. Je n'en ai aucune idée.
— Ah! non? Et comment expliquez-vous que vous
soyez brusquement si gentil avec moi?
Jack semblait maintenant désemparé.
— Pourquoi êtes-vous en colère? Qu'ai-je fait?
Pourquoi ne devrais-je pas être gentil avec vous ?
— Parce que... vous ne l'étiez pas autant avant...
Avant que Claus ne me transforme. Avouez-le : je ne
vous plaisais pas du tout.
— Je ne..., bafouilla-t-il. Mais si. Vous me plaisiez
beaucoup.
— Alors, qu'est-ce qui ne va pas dans l'ancienne
Sydney?
— Ce qui ne va pas ? Vous vous moquez de moi ?
— Oh ! Laissez tomber. Vous ne comprendrez
jamais.
— Qu'est-ce que vous essayez de m'expliquer?
Tournant la poignée de la porte, elle secoua la tête.
— Oubliez ça, je vous dis. N'en parlons plus.
En entrant dans le salon à la lumière tamisée, elle
entendit Jack murmurer :
— Vous êtes la femme la plus énigmatique que
j'aie jamais rencontrée.
— Oui? Au moins, je ne suis pas une snob
prétentieuse, répliqua-t-elle tout bas tandis qu'un
homme en smoking s'approchait d'eux.
— Monsieur Ames, dit l'homme en souriant, quel
plaisir de vous revoir ce soir.
Les mains dans les poches, Jack regardait Sydney.
— Monsieur Ames ?
— Oh ! Walter. Bonsoir.
— Je crois qu'il y a un siège pour vous à votre table
habituelle.
Walter regarda Sydney.
— Ils m'ont attendu? Parfait. Walter, voici Mlle
Stone. Elle jouera sur ma ligne de crédit ce soir.
Jack avait expliqué à Sydney que tous ceux qui
avaient les moyens de jouer ici avaient un crédit au
casino, et que gains et pertes se réglaient plus tard. Ils
ne jouaient qu'avec des plaques. Elle ignorait le
montant du crédit de Jack, mais il devait être
important. Et il ne souhaitait sûrement pas qu'une
novice joue avec des plaques de mille dollars.
— Entendu, monsieur Ames, dit Walter.
La prenant par le bras, Jack l'entraîna sur le sol de
marbre vers la double porte. Comme un autre homme
en smoking l'ouvrait devant eux, Sydney murmura :
— Souvenez-vous que vous avez mes dix mille
dollars...
4

Sydney ne vit d'abord que des couleurs et de


l'agitation. Puis, les lustres de cristal, les bijoux, les
robes du soir et le feutre vert des tables de jeu
commencèrent à prendre forme. Mais ce qui lui parut le
plus éprouvant pour les nerfs, ce fut toutes les têtes qui
se tournaient vers eux sur leur passage, et les yeux
pleins de curiosité qui suivaient leur progression dans
la pièce.
Inconsciemment, elle serra la main de Jack, et elle
sentit la douce pression de ses doigts sur les siens.
— Vous êtes parfaite, dit-il. Souriez, et vous serez
encore mieux.
Elle essaya de relever les coins de la bouche. Son
cœur battait trop vite, et elle dut faire un énorme effort
pour ne pas se retourner et fuir en courant.
— Jack ! Content de vous voir, mon vieux.
Sydney essaya de localiser celui qui parlait dans la
foule.
— Bonsoir, Jack ! fit un autre invité en costume
blanc.
Un serveur s'avança.
— Monsieur Ames... Un cocktail?
— Merci, Jay.
Prenant une coupe de champagne sur le plateau du
serveur, Jack la tendit à Sydney.
— Apportez-moi un scotch avec de l'eau plate,
ajouta-t-il. Beaucoup d'eau.
Le serveur sourit.
— Oui, monsieur.
— Vite, buvez, dit Jack à Sydney. Vous semblez
sur le point de vous évanouir.
— Il y a tellement de monde... Et ces lumières, ce
bruit. Est-ce que tout le monde vous connaît ? Oh !
regardez le collier de cette femme... Je n'ai jamais vu
autant de pierres précieuses de ma vie.
— Oui, fit-il avec un soupir. C'est tentant.
— Comment?
Un homme grand et mince les salua. Bronzé, les
yeux verts, il était doté de magnifiques cheveux blonds
tirés en arrière en queue-de-cheval.
— Black Jack! Il y a longtemps qu'on ne t'a pas vu.
Où étais-tu?
— Bonsoir, Quentin. Comment vas-tu ?
Tandis que les deux hommes se serraient la main,
Sydney but une gorgée de champagne.
— Sydney, voici un vieil ami, Quentin Whatley.
Quentin, je te présente Sydney Stone.
— Très heureux, Sydney.
Un grand sourire éclaira le visage sympathique de
Quentin, qui adressa un petit clin d'œil à Jack.
— Je vois que tu as toujours quelques cartes dans
ta manche, Black Jack. Où cachais-tu cette beauté?
Dans cette île perdue que tu appelles le paradis ?
Jack prit discrètement le bras de Sydney.
— C'est le paradis. Tu verras quand nous
ouvrirons.
— Je le croirai quand je le verrai, assura Quentin,
avant d'ajouter : Tu joues au poker, ce soir?
— Oui. A la table de Jamison.
Quentin siffla doucement.
— Tu as toujours aimé ferrer les gros poissons... A
plus tard, peut-être.
Il sourit à Sydney.
— Si tu veux, je m'occuperai de Sydney pendant
que tu les plumes. A tout à l'heure, Sydney.
Tout en buvant de petites gorgées de champagne,
elle lui fit un salut de la main.
— Doucement avec le champagne, fit Jack. Ça
pourrait vous monter à la tête.
— Pour tout vous dire, Black Jack, ça ne me
déplairait pas.
Il sourit, secoua la tête, et l'entraîna du côté des
tables de baccara.
— Pourquoi vous appelle-t-il Black Jack?
— Parce que c'était mon jeu favori. Il fut un temps
où j'étais le meilleur, répondit-il sans la regarder. Et
quand on est le meilleur, il est difficile de trouver un
casino où on ne le sache pas.
— Vous voulez dire que les casinos ne vous
laissent plus jouer au black-jack?
— Exactement.
Une grande femme maigre aux courts cheveux
noirs surgit de la foule et arrêta Jack en lui posant une
main sur la manche.
— Jack!
— Evana. Je suis si content de te voir.
— Et moi donc !
— J'aimerais bavarder avec toi, mais on m'attend à
une table, et...
— Bien sûr.
La femme jeta un rapide coup d'œil à Sydney.
— Je suis descendue au Caesar, cette fois, ajouta-t-
elle. Passe-moi un coup de fil.
Comme ils repartaient, Sydney murmura en imitant
la voix de Jack :
— Evana. Je suis si content...
— C'est une vieille connaissance.
— Vieille est le mot juste. Il sourit.
— Seriez-vous jalouse, Sydney Stone ?
— Ne rêvez pas, Black Jack, répliqua-t-elle, l'air
renfrogné.
Ils arrivaient au fond de la salle, où, près de
plusieurs portes-fenêtres donnant sur une vaste
terrasse, elle aperçut une table ronde recouverte d'un
tapis vert, un peu à l'écart de l'agitation générale. Une
lampe éclairait les piles de plaques et le visage
impassible du donneur ainsi que ceux des quatre
hommes examinant leurs cartes d'un air grave.
Les hommes jouaient les uns contre les autres, mais
le personnel du Sunburst supervisait quand même la
partie pour veiller à ce qu'il n'y ait pas de tricherie. Un
gros homme au teint basané, debout derrière le
donneur, surveillait chaque mouvement sur la table.
— C'est là? murmura Sydney.
Jack n'eut pas le temps de répondre. Déjà, trois des
quatre joueurs se levaient pour le saluer. Le quatrième,
qui devait avoir environ soixante-cinq ans, fixait ses
cartes d'un œil mauvais. A son chapeau de cow-boy, à
son gros ventre, à son nez et à ses joues couperosées,
Sydney devina qu'il s'agissait de Ryle Jamison. Une
mince jeune femme aux cheveux auburn se tenait
derrière lui. Agée tout au plus de vingt ans, elle portait
une robe blanche moulante et très courte, et de longues
boucles d'oreilles en diamant. Sydney se dit qu'avec
une seule de ces boucles, on aurait pu acheter dix
mobile homes comme celui dans lequel elle vivait à
Venice Beach. Elle sourit gentiment à la jeune femme
et s'avança vers elle.
Après les présentations, et quand les femmes furent
assises sur des chaises installées derrière les joueurs,
deux hommes en costume sombre, qui se tenaient
discrètement à l'écart, s'approchèrent de Jack.
Impassibles, ils posèrent devant lui cent mille dollars
en plaques, avant de reprendre leur place dans l'ombre.
Le jeu démarra aussitôt. La bouche sèche, Sydney
se cramponna au bord de son siège. D'abord, elle se
concentra sur le jeu. Quand Jack gagnait, elle sentait
son cœur bondir de joie. Le plus souvent, il perdait, sa
pile de plaques diminuait, et l'angoisse étreignait
Sydney.
Après une demi-heure, son attention faiblit. Et
quand Quentin Whatley apparut à son côté, elle lui fit
un sourire reconnaissant. Il lui tendit une coupe de
champagne, et bien qu'elle ait déjà bu encore plus qu'au
mariage de Sheila, elle l'accepta volontiers.
— Comment trouvez-vous ça? demanda-t-il en
désignant la table des yeux.
— Cela exige une concentration intense, répondit-
elle.
Souriant, il contempla son visage et ses épaules
d'un regard admiratif, ce qui ne lui déplut pas le moins
du monde. Pour la première fois de sa vie, on la
remarquait. Dans les regards des femmes sur elle, elle
percevait de l'envie, et dans ceux des hommes, du
désir. Et, oui, ça lui plaisait. «Pourquoi pas?» se dit-
elle. Elle ne s'était jamais sentie aussi belle, et cela ne
se reproduirait sans doute jamais. C'était une comédie,
bien sûr, mais quelle importance? Pourquoi ne pas en
profiter tant que ça durait?
— Vous logez ici, au Sunburst ? demanda Quentin
en se penchant entre elle et Jack, assis devant elle.
Elle hocha la tête et, voyant qu'il semblait déçu,
elle se rendit compte qu'il la croyait avec Jack.
— Ma sœur a réservé une chambre pour moi,
précisa-t-elle.
Elle entendit Jack s'agiter sur sa chaise.
L'expression de Quentin s'éclaira.
— Magnifique. Alors, vous êtes seule? Nous
pourrions peut-être dîner ensemble un de ces soirs ?
— Peut-être.
— Ce soir?
Sydney cherchait une réponse, quand Jack se leva.
— Excusez-moi, messieurs, l'entendit-elle déclarer.
Jouez la prochaine partie sans moi.
Et se retournant, il fit un petit signe de tête à
Quentin, prit Sydney par le bras et la souleva presque
de sa chaise.
— Venez, dit-il.
Comme Jack la poussait vers la terrasse, elle tourna
la tête pour sourire à Quentin.
— Je reviens tout de suite, annonça-t-elle.
— Qu'est-ce que vous essayez de faire? demanda-t-
il lorsqu'ils furent dans un coin éloigné de la terrasse.
Elle lui lança un regard innocent, et but une gorgée
de champagne. Lui prenant la coupe des mains, il la
posa sur la balustrade, derrière lui.
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Vous
êtes très belle. Vous le savez. Je le sais. Tout le monde
ici le sait. Mais vous êtes avec moi, et, au cas où vous
l'auriez oublié, je suis en train d'essayer de gagner cinq
mille dollars pour vous.
— Seriez-vous jaloux, Jack Ames ?
— Quand je pense que, derrière ces lunettes, se
cachait une femme fatale !
— Une... quoi?
Déjà, il s'éloignait.
— Je ne sais même pas ce que c'est, assura-t-elle en
le suivant.
Il se retourna.
— Une diablesse. Et vous le savez. Les femmes
comme vous le savent en naissant. C'est comme un
sixième sens, vous connaissez toutes les ficelles.
— Pourtant, je ne vous ai pas plu comme j'étais,
répliqua-t-elle, vaguement consciente d'être un peu
ivre. Je ne vous intéressais pas, avant que je sois
coiffée, maquillée, que je mette cette robe...
Jack la fixa intensément, ses yeux noirs brillant de
colère.
— Vous savez, Sydney, vous vous trompez
complètement. Vous me plaisiez beaucoup plus avant.
Elle le regarda franchir la porte-fenêtre tout en se
sentant rougir violemment.

*
**
En revenant vers la table, Jack s'efforça de se
calmer. Et il parvint à sourire aux joueurs en reprenant
sa place.
Il avait atteint le moment le plus difficile de son
plan, celui où il fallait qu'il maîtrise son attitude et la
moindre de ses expressions. Et pour ça, il devait avoir
les idées claires et tout son sang-froid. Or, ses pensées
étaient envahies par Sydney Stone. Cela faisait
longtemps que quelqu'un n'avait pas éveillé ses
émotions comme elle le faisait.
Se forçant à paraître nonchalant, il fixa résolument
ses cartes. Il fallait qu'il se concentre, sans quoi il
risquait de perdre une grande partie de son capital et
celui de Sydney.

Sydney resta seule sur la terrasse un long moment.


La nuit était claire, le ciel étoilé. Une brise chaude
soulevait doucement ses cheveux bouclés. Derrière les
portes-fenêtres, elle entendait le brouhaha des rires et
des voix.
Adossée à la balustrade, elle leva les yeux vers le
ciel. Elle devait reconnaître que Jack n'avait pas tout à
fait tort. Certes, elle était encore en colère, blessée
plutôt. Elle pensait toujours que les gens devaient
s'aimer pour ce qu'ils étaient profondément, non pour
ce qu'ils paraissaient. Seulement, ce soir, ce qu'elle
était profondément n'avait rien de très glorieux. Elle
avait flirté avec Quentin tout en sachant que cela
pouvait distraire Jack.
A la pensée de son partenaire en train de jouer au
poker, de l'autre côté des portes-fenêtres, elle eut un
pincement au cœur. Jack Ames était l'homme parfait.
Beau, élégant, mystérieux, il était aussi courageux et
délicat.
Après leur rencontre au Starlight, il avait parlé
d'elle à Claus, précisant qu'il la trouvait intéressante.
Ensuite, il avait accepté de l'aider, alors qu'il ne la
connaissait pas.
Sydney soupira. Dommage qu'elle ne l'ait pas
rencontré dans une autre vie...
En revenant dans la salle, son regard rencontra
immédiatement celui de Jack. Il la fixa, impassible.
Lissant sa robe, elle lui fit un léger signe de tête, suivi
d'un petit sourire hésitant.
Il lui répondit d'un grand sourire de soulagement.
Aussitôt, elle rejoignit la chaise, derrière lui, s'assit, et
se pencha en avant.
— J'ai manqué quelque chose? demanda-t-elle à
voix basse.
— Non, rien, chuchota-t-il. Heureux de vous voir
revenue.
— Quentin est parti ?
— Oui, il s'est brusquement souvenu d'un rendez-
vous urgent. Vous fréquentez qui vous voulez, ça ne
me regarde pas, Sydney, mais j'aurais peut-être dû vous
dire que son vrai nom est Douglas Whatley. Quentin
est un surnom.
— Oh?
— Parce qu'il a fait de nombreux séjours dans une
institution qui porte ce nom. Vous n'en avez pas
entendu parler? San Quentin?
— La prison... Vous avez des amis intéressants,
Jack Ames.
Il sourit.
— Oui, n'est-ce pas?
— Monsieur Ames, dit poliment le donneur. C'est à
vous.
Jack étala ses cartes, et Sydney aperçut trois reines.
Elle réprima un sourire tandis qu'il demandait deux
cartes. Mais un instant plus tard, quand les hommes
posèrent leurs cartes sur la table, elle vit que sur les
cinq cartes de Jack, il n'y avait maintenant qu'une reine.
Comme il observait le donneur qui ramassait ses
plaques et les faisait passer devant Jamison, Sydney
fixa la nuque de Jack.
Pourquoi avait-il renoncé à gagner à coup sûr avec
ses trois reines ? Elle regarda Jamison, qui jubilait
devant son tas grandissant de plaques, et, brusquement,
elle comprit. Jack laissait l'homme gagner, avant de lui
donner le coup de grâce.
Pourtant, quand Jack perdit trois fois de suite, elle
se demanda s'il savait vraiment ce qu'il faisait.
D'autre part, elle observait Jamison. Et voyant le
gros homme se retourner sans cesse pour donner de
grandes tapes à la jolie jeune femme assise derrière lui,
sous prétexte de la prendre à témoin des événements,
Sydney commençait à éprouver de la sympathie pour
elle.
Après deux heures de jeu, on distribua de nouveau
des plaques à trois des joueurs. Jack en accepta pour
cent cinquante mille dollars, qu'il ajouta au tas qui
avait diminué devant lui.
N'y tenant plus, Sydney se pencha en avant, et lui
toucha l'épaule. Sous l'étoffe du smoking, elle sentit les
muscles durs comme de l'acier. Mais il se tourna vers
elle avec un sourire léger et tranquille. A cet instant,
elle comprit qu'un joueur, un vrai joueur, était un
homme qui ne montrait jamais aucune peur.
De ses petits yeux de furet, Jamison saisit d'un
regard ce qui se passait entre eux.
— Gratte-moi le dos, chérie, ordonna-t-il à la jeune
femme.
Elle obéit.
— Non, non, pas là. A droite. Plus bas ! Oui, là. Ça
suffit. Ça suffit, bon Dieu !
Deux des joueurs baissèrent les yeux sur leurs
cartes, visiblement gênés. Jack le regarda en face.
— C'est à vous de parler, dit-il.
— Oui, oui. Je sais ce que je fais. On ne peut pas
en dire autant de vous... Black Jack, ricana le Texan.
Jack demeura très calme. La colère envahit
Sydney.
— Il paraît que vous avez eu des ennuis avec votre
hôtel, reprit Jamison.
— C'est un centre de loisirs, précisa Jack. Et nos
rénovations sont en bonne voie.
— Nos? Je croyais que Tynsdale vous avait lâché.
Vous êtes au courant, Moynihan ?
Moynihan continua à examiner ses cartes sans
répondre.
— Quand des financiers de cette envergure se
retirent, c'est que ça sent le roussi, poursuivit Jamison.
Mais tout le monde sait que vous êtes dans le pétrin
depuis ce terrible accident.
— Que voulez-vous dire? répliqua Jack d'une voix
tendue.
— Parce que vous n'étiez pas dans le coin quand
c'est arrivé, n'est-ce pas?
— Non, je n'étais pas là, affirma Jack.
— Il n'était pas là, tu entends ça? fit Jamison en se
tournant vers la jeune femme et en lui donnant une
tape, l'air amusé.
— Qu'est-ce que vous insinuez exactement?
La voix dure de Jack inquiéta Sydney. Allait-il
craquer?
— Rien du tout, Ames. Mais peut-être que ce petit
accident a ébranlé vos nerfs. Si c'était bien un accident.
Vous ne jouez plus très bien...
Soudain, le regard de Jamison se posa sur Sydney.
— Il semble que vous ne soyez même plus capable
de dominer vos femmes, ajouta-t-il.
Piquée au vif, Sydney se leva.
— Je suppose que peloter les jeunes filles en
public, c'est votre idée des préludes amoureux, vieux
dépravé ! explosa-t-elle.
Jamison lui sourit, apparemment enchanté de ce
mouvement de colère.
— Asseyez-vous, Sydney, murmura Jack.
— Non. C'est dégoûtant. Comme pouvez-vous le
laisser parler...
— Taisez-vous, ordonna Jack sans se retourner.
Sydney lança un regard noir aux hommes assis
autour de la table. La jeune femme derrière Jamison
baissa les yeux. Finalement, Sydney s'assit à
contrecœur.
Et le jeu reprit. Avec appréhension maintenant,
Sydney vit Jack allumer une cigarette d'une main qui
tremblait très légèrement.
Bientôt, Jamison éleva la mise à trente mille dollars
de plus. Et Sydney sentit son cœur cesser de battre un
instant, quand Jack demanda deux cent cinquante mille
dollars de plaques. Elle lui posa une main sur l'épaule.
— Jack...
Il souleva l'épaule pour repousser sa main, et elle
se tut.
Quand les plaques furent devant lui, il poussa tout
son tas au milieu de la table, et fixa Jamison
froidement.
— Pour voir, et deux cent quatre-vingt-trois mille
de plus.
— Seigneur ! murmura Sydney en pâlissant.
Il avait craqué. Il allait tout perdre. Pourquoi donc
lui avait-elle demandé de jouer l'argent de sa sœur?
— Jack, répéta-t-elle d'une voix lourde d'anxiété.
Il l'ignora.
Jamison souriait, ses petits yeux étincelaient.
— Pour voir, dit-il.
— Je ne peux pas le supporter, Jack, dit-elle. Je ne
veux pas voir ça.
A ces mots, le sourire de Jamison s'élargit. Et
comme Jack ne la regardait pas, elle se leva, traversa la
foule qui se rassemblait autour de la table, et se dirigea
vers les toilettes. Là, elle se regarda dans le miroir. Les
yeux assombris par l'angoisse, elle était livide.
Que dirait-elle à Sheila? Elle avait eu la certitude
qu'il gagnerait cinq mille dollars pour elles.
Maintenant, elle devait avouer à sa sœur qu'elle avait
perdu ses dix mille dollars...
— Excusez-moi, fit une voix derrière elle.
Levant les yeux, elle vit, dans le miroir, la jeune
femme assise un instant plus tôt derrière Jamison.
Celle-ci souriait. Son expression animée était si
différente de l'air d'ennui profond qu'elle avait eu toute
la soirée que Sydney en resta sans voix.
— Je voulais vous remercier de votre intervention,
déclara la jeune femme. J'ai eu envie de dire ça à Ryle
toute la soirée, sans en avoir le cran. Alors, merci.
Voyant que la petite amie de Jamison allait sortir,
Sydney demanda :
— Vous revenez à la table ?
— Non, plus maintenant, répondit la jeune femme
en souriant. Je crois que je vais rentrer chez moi.
Un moment plus tard, Sydney se décida à quitter
les toilettes. Jack semblait l'attendre près de la porte.
Dès qu'elle le vit, ses pires craintes se confirmèrent. Il
fuyait son regard.
Ils se dirigèrent en silence vers la sortie. Dans le
couloir, il lui prit le bras, tandis qu'elle réprimait ses
larmes à grand-peine.
— Vous avez choisi votre moment de manière
impeccable, dit-il tranquillement.
Elle ferma les yeux une seconde.
— Je suis désolée. Je ne pouvais pas rester assise
plus longtemps.
— Non, Sydney, je veux dire que vous avez été
merveilleuse.
Et soudain, il la prit dans ses bras et la fit tournoyer
dans le couloir désert.
— Brillante, fantastique... Quelle équipe! Je l'ai eu
comme je l'avais prévu. Et vous m'avez aidé ! Vous
avez été sensationnelle !
— Mais...
— Il croyait m'écraser, et votre petite scène le lui a
confirmé. Vous l'en ayez convaincu, et il a plongé la
tête la première. Et puis...
Sans la lâcher, il cessa de tourner, et lui posa les
pieds sur le sol.
— ... et puis, oh ! ça, c'était génial, Sydney, vous
êtes partie. Là, il a eu la certitude de m'avoir.
Le visage de Jack était tout près du sien, et elle
fixait ses yeux pétillants de joie.
— Vous voulez dire que nous avons gagné?
— Gagné ? Avec trois as et un valet ? Nous avons
vidé les poches de Jamison. Oh ! oui, nous avons
gagné... sept cent vingt-trois mille dollars, Sydney.
— Comment?
— Homard et champagne, ce soir.
— Combien avez-vous dit? Combien avons-nous
gagné?
— Sept cent vingt-trois mille dollars, répéta-t-il.
Vous retrouvez votre mise avec quinze mille dollars en
plus. Pas mal pour une soirée de travail, non ?
— Je n'arrive pas à y croire...
Et elle se mit à rire avec lui.
Il la tenait toujours contre lui. Et soudain, il cessa
de rire, son expression devint grave, intense. Ses mains
glissèrent sur les épaules nues de Sydney, et dans ses
cheveux.
Le cœur battant, elle posa les paumes sur la
poitrine de Jack, sur l'étoffe douce du smoking.
— Jack...
— Je crois que je suis tombé amoureux, murmura-
t-il.
Au premier contact de sa bouche sur la sienne, elle
sentit ses genoux faiblir. Il lui effleura les lèvres très
doucement. Puis son baiser se fit plus possessif et elle
se cramponna aux revers de sa veste. Il s'empara de sa
bouche de ses lèvres persuasives, joueuses, jusqu'à ce
qu'elle réponde à son baiser. Avec un soupir de plaisir,
il la serra plus fort contre lui.
Comme en rêve, elle sentit son corps réagir tandis
que le baiser de Jack se faisait toujours plus exigeant.
Et quand, enfin, il leva la tête et s'écarta, elle ne put
que le regarder, abasourdie. Il lui sourit.
— Considérez ceci comme une promesse, Sydney,
une invitation...
Emerveillée, elle posa un doigt sur ses propres
lèvres brûlantes. Il rit doucement.
— Mais d'abord, nous allons dîner.
5

Quand elle se fut rafraîchi le visage dans l'immense


salle de bains de marbre, Sydney revint dans le salon
de la suite de Jack, enleva ses chaussures à hauts
talons, et s'installa confortablement contre les coussins
du canapé. Afin de garder les idées claires, elle refusa
le champagne que lui offrait son compagnon. Et
sirotant un soda, elle le regarda, assis à ses pieds sur la
moquette.
On entendait le bruit des casseroles dans la cuisine,
où Claus, tout heureux, préparait le dîner.
— A notre équipe victorieuse, dit Jack en levant sa
flûte de champagne et en la faisant tinter contre le verre
de soda de Sydney. Qu'allez-vous faire avec votre part
de l'argent que nous avons gagné?
Sydney haussa les épaules.
— Le donner au maître chanteur.
— Je sais. Mais il vous en restera assez pour vous
acheter quelque chose. Qu'avez-vous toujours rêvé de
posséder?
Si cet argent avait été à elle, elle savait exactement
ce qu'elle en aurait fait. Payer sa facture de téléphone,
offrir un nouveau lave-vaisselle à sa mère, et demander
un congé au restaurant pour ne s'occuper que de photo
pendant quelque temps. Mais l'argent gagné ne lui
appartenait pas. Elle aimait sa sœur, mais devait
admettre que Sheila n'était pas du genre à partager ses
gains avec quiconque.
— Je n'en sais rien, mentit-elle. Je verrai.
— Nous avons fait du bon travail, Sydney. Quel
dommage que je vous aie pas connue plus tôt.
Cela rappela à Sydney les menaces de Jamison.
— Plus tôt?
— Il y a très longtemps. Un million d'années.
Elle l'examina.
— Que voulait dire Jamison quand il parlait de cet
accident, Jack? J'ai vu que vous étiez vraiment furieux.
— Furieux? Non. Je voulais le lui faire croire. C'est
tout. Ça fait partie du jeu. Non, je n'étais pas en colère.
Après tout, je sais ce qui est réellement arrivé.
— Qu'est-ce qui est arrivé ?
Il hésita. Prenant une cigarette, il l'alluma.
— Il y a quelques années, je faisais un autre genre
de... travail.
Il s'interrompit, l'air de guetter sa réaction.
— C'était très lucratif.
— Vous voulez dire illégal.
— Je n'ai pas dit ça. Mais oui, ça l'était. J'ai gagné
beaucoup d'argent dans les casinos de Monte Carlo et
d'ailleurs, pas toujours de manière absolument honnête.
Et j'en ai gagné encore plus en soulageant des gens très
riches de leurs bijoux.
— Vous étiez un escroc et un voleur?
Il ne répondit pas.
— Je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un
comme vous, dit-elle nerveusement.
Comme il se taisait toujours en la regardant avec
circonspection, elle reprit :
— Vous ne l'êtes plus maintenant, n'est-ce pas?
Il sourit.
— Non, Sydney, je ne le suis plus. Plus du tout. J'ai
abandonné. Maintenant, je suis l'honorable propriétaire
d'un centre de loisirs. Je possède un beau terrain sur
une petite île des Bahamas appelée San Miguel, et je
rénove l'ancien manoir du gouverneur. Ça coûte une
fortune, mais ça en vaut la peine.
— Pourquoi avez-vous abandonné le jeu ?
Jack cessa de sourire, et se détourna.
— Excusez-moi, dit-elle, ça ne me regarde pas.
Il écrasa sa cigarette, acheva de boire le
champagne, et prit la bouteille dans le seau en argent.
Elle le regarda remplir de nouveau la flûte.
— Je travaillais avec un partenaire, dit-il enfin. Un
vieil ami nommé Frenchie. Et même un parent puisqu'il
a épousé ma cousine.
Il but une gorgée de champagne.
— Nous étions sur un coup au bord de la Riviera.
Le genre de chose que nous avions déjà fait une
douzaine de fois. Nous entrions par le toit et le balcon
en pleine nuit, et repartions par le même chemin.
C'était rapide. Personne ne savait que nous étions là.
Jusqu'à ce que nos victimes ouvrent leurs coffrets à
bijoux, bien sûr.
Le menton sur les genoux, Sydney écoutait,
fascinée.
— Je ne sais pas ce qui est arrivé. Croyez-moi, je
me le suis demandé des milliers de fois. Nous avions
déjà pris les bijoux. Je me souviens qu'il y avait une
tiare en diamants et saphirs. Une merveille. Je suis
redescendu sans problème. Frenchie, lui, a eu un
problème.
Il regarda devant lui, l'air lointain, le visage
angoissé.
— Il était plus âgé que moi. Il refusait de
l'admettre, mais je savais depuis quelque temps qu'il
devenait trop vieux pour ce genre de travail.
— Que s'est-il passé? demanda Sydney doucement.
— Je ne sais pas. Il ne m'a pas rejoint. Peut-être a-
t-il glissé, ou perdu son sang-froid. On ne le saura
jamais. Il est tombé du quatrième étage. Je crois qu'il
est mort sur le coup.
— Mon Dieu !
— Le pire, c'est que je ne suis pas resté avec lui...
avec son... avec le corps. Je le voulais, pourtant. Je ne
pouvais pas supporter de le laisser ainsi... jusqu'à ce
que quelqu'un le découvre. Mais rester là, c'était me
faire arrêter à coup sûr. Alors je suis parti.
La gorge serrée, Sydney garda le silence.
Il leva les yeux vers elle, l'air sombre.
— Il me manque toujours beaucoup, confessa-t-il.
— Ce n'est pas votre faute si vous ne pouviez rester
auprès de lui.
— Bien sûr que non, admit-il d'un ton amer. Ce
n'est la faute de personne.
— Jack...
— C'est à ce moment que j'ai abandonné et que je
me suis retiré à San Miguel.
— Et vous êtes content de l'avoir fait? Je veux dire
de vous être retiré.
— Oh ! oui, très content. Sans cela, je ne vous
aurais jamais rencontrée.
Sydney fixa le verre de soda posé sur la table.
— Et quelle est votre histoire, Sydney Stone?
demanda-t-il. Parlez-moi de vous.
Avec un petit sourire, elle secoua la tête.
— Il n'y a rien à raconter. Vous savez déjà tout.
— Ce n'est pas vrai. D'où êtes-vous? Parlez-moi de
votre famille. Je veux tout savoir sur vous.
— D'accord. Mes parents vivent toujours à
Pasadena. Papa est agent d'entretien de la voie
publique.
Elle lui fit un petit sourire rapide, et reprit :
— On ne dit plus éboueur, comme vous le savez
certainement. Et j'ai une sœur aînée, Sheila.
— Sheila et Sydney Stone ?
— Eh oui, fit-elle en souriant. Ma sœur s'appelle
Sheila Crane maintenant. Elle a épousé Ambrose Crane
il y a quelques années.
— Ambrose Crâne? Ça me dit quelque chose...
— C'est un gros bonnet de la vie politique dans le
Connecticut.
— C'est ça. Garde des Sceaux ou quelque chose
d'approchant. Il brigue le Sénat.
Sydney hocha la tête.
— Oui. Ma sœur est aux anges, et mes parents
aussi.
— Et pas vous ?
— Disons que je ne voterais pas pour lui. Mais
comme je vis en Californie, ça n'a pas d'importance.
Jack rit.
— Un vrai politicien ?
— Pire, assura-t-elle en riant avec lui. Je ne sais
pas comment il fait, mais il vendrait de la neige aux
Esquimaux.
— Ah ! dit-il, moqueur. Un escroc.
— Exactement. Il parut hésiter.
— Si ça ne vous ennuie pas, dit-il finalement avec
naturel, j'aimerais savoir comment vous avez connu ce
type, celui qui vous fait chanter.
Le sourire de Sydney disparut. Et elle se détourna,
de peur qu'il ne voie dans ses yeux qu'elle mentait.
— Oh ! ça s'est passé il y a longtemps, répliqua-t-
elle d'un ton aussi léger que celui de Jack.
— Comment s'appelle-t-il ? Elle lui jeta un regard
inquiet.
— Je n'en sais rien. Ce n'est pas celui qui... qui a
pris les photos. Je ne suis même pas certaine qu'il en a
un jeu entre les mains.
— Je vois..., dit-il, l'air pensif.
— Ecoutez, Jack, c'est mon problème. Je préfère
que vous ne vous en mêliez pas.
— Mais si je peux vous aider...
— Non. Je suis une grande fille, habituée à me
débrouiller toute seule. Je...
Une toux discrète l'interrompit. Soulagée, elle se
tourna vers la porte de la cuisine. Claus s'approchait,
portant un plateau chargé de victuailles.
— Homard Archiduc, caviar Beluga, huîtres
Rockefeller, et cervelas aux truffes en brioche,
annonça-t-il d'un air ravi.
Il posa le lourd plateau sur la table basse aussi
facilement que si ç'avait été une tasse de thé, se
redressa et sourit.
— Bon appétit.
Sydney contempla ce festin, bouche bée.
— Vous êtes un homme miracle, Claus.
— Où allez-vous ? demanda Jack en le voyant
repartir. Restez, et fêtez ça avec nous.
— Non, merci. Je veux regarder la fin d'une
émission.
— Claus adore la télévision, expliqua Jack à
Sydney. Ils savourèrent le succulent dîner. Puis Jack
déboucha la bouteille de champagne apportée par
Claus. Sydney poussa un petit cri au bruit du bouchon
qui sautait tandis qu'un jet d'écume jaillissait de la
bouteille. Heureuse de nouveau, elle s'appuya contre
les coussins de velours pêche, en se demandant ce que
diraient les autres serveuses du Vernon's si elles la
voyaient en ce moment. Avec cette nouvelle coiffure et
dans cette robe, elles ne la reconnaîtraient sûrement
pas.
Et si elles voyaient le regard brûlant, intense, dont
Jack l'enveloppait, elles seraient probablement ébahies.
D'ailleurs, elle-même en était très étonnée.
— ... des bungalows luxueux, disait-il, d'où l'on
voit la baie et l'océan. A une minute à pied de la plage.
Tout ce que vous pouvez désirer, et pas de téléphone.
C'est l'idée principale du centre...
L'écoutant distraitement, Sydney s'émerveillait de
ces instants magiques. Ce soir, tout n'était qu'illusion,
jusqu'à sa propre apparence. Une soirée qu'elle
n'oublierait certainement jamais. Et demain matin, en
se réveillant, elle devrait de nouveau affronter sa vie
dans la peau de la vraie Syd Stone, trop ronde et pas
très jolie.
— ... les bougainvillées sont en fleur toute
l'année...
Jack se tut et l'observa, les sourcils froncés.
— Je parle trop, n'est-ce pas ? Je suis désolé. Ce
projet est devenu une véritable obsession.
— Il est magnifique, assura-t-elle. Peut-être qu'un
jour, je gagnerai à la loterie, et que je pourrai aller à
San Miguel. Maintenant, je vais vous laisser.
Jetant sa serviette sur la table, elle posa les pieds
sur la moquette.
— Merci pour... pour tout. Pour l'argent. Le dîner.
Elle eut un petit sourire un peu triste.
— Je n'oublierai jamais cette soirée.
Avant qu'elle ne se lève, Jack lui prit la main.
— Elle n'est pas finie.
— Si, dit-elle en libérant sa main.
Jack se mit debout, et baissa les yeux vers elle.
— Restez avec moi, Sydney. Cette nuit.
Elle secoua la tête. Jack s'assit à côté d'elle, et la
fixa intensément.
— Je sais que cette soirée vous a plu. Et je crois
que vous ne voulez pas plus que moi qu'elle finisse
déjà.
Fermant les yeux, Sydney lutta contre cet étrange
désir qu'elle sentait grandir en elle depuis sa première
rencontre avec Jack. Elle aimait être avec lui. Elle ne
souhaitait pas que la soirée s'achève. Mais ce qu'elle
voulait était sans importance. Tôt ou tard, elle
retrouverait le Vernon's, et servirait de nouveau du café
et des hamburgers. C'était sa vie et son avenir. Et elle
ne l'accepterait que si elle maîtrisait son imagination.
Mais plus elle croirait au personnage de femme
séduisante qu'elle jouait en ce moment, plus elle aurait
du mal à accepter l'inévitable réalité.
Elle tenta d'expliquer tout ça à Jack.
— Celle qui est devant vous maintenant n'est pas
moi, Jack. Ceci n'est pas mon monde, vous le savez.
J'ai l'impression de jouer un rôle, mais la vraie Syd
Stone... Enfin, vous ne me connaissez pas.
— Je pense que si, Sydney. Vous êtes la personne
la plus sincère, la plus honnête que j'aie jamais
rencontrée. Il n'y a pas une once de tromperie en vous.
Et, pardonnez-moi de vous l'avouer, vous n'êtes pas
très bonne comédienne. Je crois que je vous connais.
— Non, non, pas du tout, dit-elle avec véhémence.
Jack la regarda un instant, avant de reprendre :
— D'accord. Alors, dites-moi qui est Sydney
Stone. Qui est-elle réellement?
Sydney baissa les yeux, et une douzaine de
réponses lui traversèrent l'esprit. Qui était-elle? La fille
boulotte et solitaire qui avait essayé de toutes ses
forces de se montrer serviable toute sa vie, et qui avait
grandi sans que personne la remarque? Sans doute.
Mais ce qu'elle était avant tout, c'était une serveuse
travailleuse et efficace, qui avait appris à vivre avec ses
déceptions, et qui refusait de mettre en péril la sécurité
obtenue par ses propres moyens, la seule qu'elle ait
jamais connue. Sa vie pouvait sembler ennuyeuse et
sans histoires, mais c'était sa vie. Et elle était comme
ça. La seule idée d'essayer d'en changer la terrifiait.
— Je ne suis personne... rien de particulier,
murmura-t-elle si doucement qu'il dut se pencher pour
l'entendre. Et ça me plaît.
L'air surpris et désarmé, Jack se laissa aller contre
les coussins du canapé, et la regarda.
— Mon Dieu ! Sydney, que vous est-il arrivé pour
que vous ayez aussi peur de la vie ?
— Je n'ai pas peur, affirma-t-elle en relevant la
tête.
— Oh! si! Vous vous êtes persuadée que vous
n'êtes rien parce que c'est confortable, sécurisant. En
n'étant personne, vous ne courez aucun risque. Mais
vous n'êtes pas lâche. Ça, je le sais. Et cela doit vous
ronger intérieurement d'avoir...
Elle se leva brusquement.
— Je ne veux pas parler de ça.
Il se leva à son tour.
— Vous devriez m'écouter, Sydney.
— Et pourquoi ? Pour que vous me regardiez de
haut, vous qui êtes parfait, riche et snob?
Jack la regarda avec stupeur, puis sa bouche se
durcit.
— C'est la seconde fois, ce soir, que vous me
traitez de snob. J'aimerais savoir ce que j'ai fait pour
vous donner cette impression. Franchement, je ne
l'accepte pas. Je ne suis pas...
— Vous m'avez à peine accordé un regard quand je
n'étais pas coiffée, maquillée, habillée... comme ça!
— Ah ! nous y revoilà.
— Oui, parfaitement!
Elle ajouta plus doucement :
— S'il vous plaît, je ne veux pas me disputer avec
vous. J'ai passé une soirée merveilleuse. Vraiment. Et
je vous suis très reconnaissante de tout ce que vous
avez fait.
— De la gratitude... Ce n'est pas l'émotion que
j'espérais, dit-il entre ses dents.
Soudain, elle eut un petit sourire.
— Et si je vous disais que je suis très heureuse de
vous connaître ?
— C'est un peu mieux.
— Ne pourrions-nous pas nous dire adieu en amis ?
— Adieu? Je croyais que vous restiez ici jusqu'à ce
que le maître...
— Alors, bonne nuit ?

Jack ne se souvenait pas de la dernière fois où il


s'était senti aussi tendu et agité. Même autrefois, après
un coup, quand la tension nerveuse et les poussées
d'adrénaline le tenaient éveillé jusqu'à l'aube, il n'était
pas dans cet état. Probablement parce qu'alors, quel
que soit le danger, il avait toujours su se maîtriser. Il ne
pouvait en dire autant maintenant.
Jamais il n'avait connu une femme aussi
imprévisible que Sydney Stone. Quand il croyait que
tout allait bien, elle agissait de manière totalement
inattendue, le laissant frustré et comme dans une
impasse. Ce soir, il l'avait qualifiée d'énigmatique. Bon
sang ! Le mot lui allait comme un gant.
Après avoir pris son sac et ses affaires dans la
chambre d'amis, et accepté avec gravité vingt-cinq
mille dollars en espèces, elle était partie, le laissant
avec un sentiment de vide et de déception. La vaste
suite semblait tout à coup trop calme, comme un
théâtre désert après qu'on eut baissé le rideau, éteint les
lumières et que le public soit parti.
Jack erra un moment dans le salon silencieux,
regardant d'un air maussade les restes du dîner. Puis, se
laissant tomber dans un fauteuil, il alluma
machinalement une cigarette, et la laissa se consumer
jusqu'à ce qu'elle lui brûle les doigts.
Décidément, Sydney Stone était la femme la plus
mystérieuse, la plus irritante qu'il ait rencontrée. Son
rire en apprenant qu'ils avaient gagné, et le regard de
ses grands yeux bleus en prenant congé, n'étaient pas
des instants qu'un homme pouvait facilement oublier.
Pourtant, il était certain que l'oubli était exactement
ce qu'elle attendait de lui. Quel que soit le lien fragile
qui s'était tissé entre eux, ce soir, elle ne songeait à
l'évidence qu'à s'en libérer. Et Jack savait que le plus
sage était d'accepter ce repli de bonne grâce, et
d'oublier Sydney Stone et ses problèmes. Mais il savait
aussi que ce serait difficile.
Quelque chose en elle l'avait touché d'une manière
entièrement inédite. Sa vive intelligence, son honnêteté
sans prétention, le fascinaient. Elle était belle,
spontanée et audacieuse, et ne voulait ou ne pouvait
pas le reconnaître. Quel genre de vie avait-elle enduré
pour avoir une si piètre opinion d'elle-même?
Non, ce ne serait pas facile. Il savait déjà qu'elle
était obstinée. Mais il n'était pas homme à se
décourager au premier signe de résistance et il ne
laisserait pas Sydney lui échapper aussi facilement, car
il sentait que c'était maintenant ou jamais. On ne
rencontrait pas une femme comme elle tous les jours, et
un homme avisé tentait sa chance quand elle se
présentait. Sydney se montrait réticente, il faudrait la
convaincre ? O.K. Il avait joué contre plus coriace.
Tout le monde savait qu'il jouait pour gagner et
jusqu'ici, c'était ce qui arrivait : il gagnait.

Sydney ne savait pas si elle pleurait ou si elle riait


en se dirigeant vers sa chambre, son sac sur la hanche.
Plein à craquer de ses vieux vêtements et de l'argent
qui signifiait que Sheila était libérée des griffes du
maître chanteur, il était lourd, mais elle le serra contre
elle jusqu'à ce qu'elle arrive à la porte de la chambre et
y cherche la clé.
Elle finit par la trouver, et se pencha en avant. Et
elle allait l'introduire dans la serrure quand la porte
s'ouvrit lentement toute seule. Aussitôt, Sydney se
figea, le cœur battant.
Horrifiée, elle ne put d'abord que rester immobile
sur le seuil. Personne dans la pièce. Elle le vit tout de
suite, car il n'existait aucun endroit où se cacher dans la
petite chambre. Un peu rassurée par cette constatation,
elle entra.
Il semblait qu'une tornade ait traversé les lieux : la
penderie était vidée, ainsi que les tiroirs de la petite
commode, et les vêtements jetés sur le sol, avec les
draps et les couvertures. Avec un cri étouffé, elle
découvrit sa valise lacérée, en lambeaux. Consternée,
elle regarda ce chaos avec incrédulité. Il y avait
quelque chose de méchant, de cruel dans la façon dont
on avait tout détruit et ravagé. La sauvagerie du
vandalisme était terrifiante. Stupéfiée, effarée, Sydney
recula jusqu'à la porte, se retourna brusquement, et
s'enfuit en courant.

*
**

Jack était en pantalon de pyjama et torse nu,


lorsqu'on frappa à coups forts et répétés à la porte. Il
ouvrit. En voyant Sydney, il lâcha le journal qu'il tenait
à la main. La prenant par les bras, il la fit entrer, le
cœur serré devant la peur panique qu'exprimaient les
yeux bleus de la jeune femme.
— Mon Dieu! s'exclama-t-il, qu'est-il arrivé?
Elle tremblait et claquait des dents, le visage livide.
Serrant son énorme sac contre elle, elle éclata en
sanglots.
— Ils ont tout cassé ! hoqueta-t-elle.
— Qui? Qui a fait ça, Sydney? demanda-t-il, l'air
sombre.
— Ma chambre... On m'a volé, mais aussi... Oh!
Jack... C'est horrible. Je ne peux pas le croire. Je ne
peux pas. Pourquoi quelqu'un aurait-il fait quelque
chose de si... si méchant?
— Quelqu'un a saccagé votre chambre?
Elle hocha la tête, toujours tremblante, et il se
rendit compte qu'elle était sur le point de s'évanouir. Il
l'aida à marcher, la portant presque jusqu'au fauteuil le
plus proche, où il la fit asseoir.
— Respirez profondément, Sydney, dit-il en lui
frottant les mains. Ça va aller, vous êtes en sécurité
maintenant.
Elle leva vers lui des yeux effrayés.
— Quelqu'un est entré dans ma chambre. On a pris
mon... oh! non, mon appareil photo... J'ai économisé
pendant deux ans et demi pour acheter cet appareil...
Oh ! non...
— Ecoutez, dit-il d'un ton ferme en s'agenouillant
devant elle, il faut vous calmer. Nous allons nous en
occuper, mais vous devez recouvrer votre sang-froid.
— Mais mon appareil...
— Je m'en occupe. Là...
Il la poussa contre le dossier du fauteuil, se
redressa, marcha jusqu'à un petit secrétaire, et en sortit
une bouteille de brandy.
— Vous avez eu peur, et vous êtes pâle comme un
linge. Buvez un peu de ceci, dit-il en lui tendant la
bouteille.
Elle obéit, but une gorgée, et toussa.
— C'est affreux! Qu'est-ce que c'est?
— Du brandy de quarante ans d'âge.
Lui prenant la bouteille des mains, il en but lui-
même une longue goulée.
— Maintenant, racontez-moi plus lentement ce qui
est arrivé.
— Quand j'ai voulu introduire la clé dans la
serrure... Elle accepta la bouteille qu'il lui tendait, et
but une petite gorgée.
— ... la porte s'est ouverte toute seule, poursuivit-
elle d'un ton plus ferme. Et j'ai vu la chambre.
— Il n'y avait pas quelqu'un...
— Oh! non.
De nouveau, elle but à même la bouteille.
— Sans cela, je ne serais pas entrée.
— Vous êtes entrée?
Il prit la bouteille, et but à son tour.
— Il ne fallait pas ! reprit-il. Ils pouvaient être
cachés, et vous attendre.
— Impossible. Ma chambre est à peu près aussi
grande qu'un de vos placards. Il n'y avait personne. J'en
suis sûre.
Elle lui reprit la bouteille.
— Au fond, ce n'est pas mauvais. Il faut seulement
s'y habituer.
— Ecoutez, dit-il. Vous allez rester assise ici. Ne
bougez pas. Et ne finissez pas cette bouteille, ou vous
serez vraiment malade. Je vais jusqu'à votre chambre.
— Quoi?
— Je descends à votre chambre. Et j'appellerai la
sécurité de l'hôtel.
— Non, Jack, n'y allez pas. Il se peut qu'ils
reviennent...
— Ce serait une bonne occasion pour leur mettre le
grappin dessus, non? objecta-t-il avec un sourire
inquiétant.
6

En revenant dans sa suite, Jack trouva Sydney


assise au bord du fauteuil, la bouteille de brandy à ses
pieds, et fixant le mur. Il referma la porte, et posa
l'appareil photo sur la table basse.
— Mon appareil ! s'écria-t-elle. Dieu merci, ils ne
l'ont pas pris.
Jack la regarda en silence, les bras croisés sur sa
robe de chambre de soie.
— Merci, Jack.
Il continua à la regarder d'un air pensif. Que lui
avait-elle dit un peu plus tôt ? Qu'il ne la connaissait
pas ? Peut-être n'avait-elle pas tout à fait tort. Après
tout, elle avait barboté dans ce qui existait de plus
minable dans la photographie, et elle avouait qu'on la
faisait chanter.
Mais qu'est-ce qu'elle ne lui avait pas dit?
— Je vous en prie, répliqua-t-il finalement.
Il eut alors le temps de voir du doute dans les yeux
de Sydney.
— Dans votre chambre, tout à l'heure, vous avez
bien tout regardé ? demanda-t-il.
Sydney hocha la tête.
— Vous avez remarqué ce qui manquait? Quelque
chose dont vous vous souvenez, et qui n'était plus là?
Elle fronça les sourcils.
— Je ne sais pas... Non, je ne me souviens de rien.
— C'est ce que je pensais.
Il remarqua qu'elle semblait inquiète tandis qu'il
s'approchait et s'installait dans le fauteuil le plus proche
d'elle.
— En fait, Sydney, j'ai bien l'impression que rien
n'a été pris.
— Comment?
— Ni les vêtements, ni le sèche-cheveux, ni
l'appareil photo, ni la valise, et pas même ceci.
Il sortit de sa poche trois pièces de deux dollars et
un billet de vingt dollars, et les lui tendit.
— Il n'y a pas beaucoup de voleurs qui laissent de
l'argent liquide derrière eux. Même vingt dollars.
Sydney regarda les pièces comme si elle n'avait
jamais vu ça de sa vie. Puis, elle leva la tête.
— Que voulez-vous dire, Jack?
— Vous ne trouvez pas bizarre que quelqu'un vous
cambriole et ne prenne rien ?
— Si, je trouve ça vraiment étrange. Vous pensez
que quelqu'un a saccagé ma chambre rien que pour le
plaisir?
— Non. Ça n'a pas de sens non plus. Et pourquoi
votre chambre parmi toutes celles du Sunburst? Et
puis, un vandale aurait pris l'argent. Je crois qu'on a
fouillé votre chambre. Qu'est-ce qu'on a bien pu
chercher, Sydney?
Etonnée, elle le fixa sans répondre.
— On a fait ça systématiquement. Très
soigneusement. Qui que ce soit, ils étaient déterminés.
Des professionnels qui savaient ce qu'ils cherchaient.
Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas.
— Très bien, si vous voulez le jouer comme ça...
— Mais je ne sais vraiment pas. Je n'y comprends
rien, moi non plus. Je ne possède rien qui fasse envie à
quiconque. Mon appareil photo peut-être, mais ils ne
l'ont pas pris. Personne ne pouvait savoir que j'avais
dix mille dollars.
— Sauf la personne qui vous fait chanter.
— Pourquoi dites-vous ça de cette façon? On dirait
que vous ne me croyez pas.
— Oh ! je vous crois. Je crois que tout ce que vous
me dites est vrai. Je me pose seulement des questions
sur ce que vous ne m'avez pas dit.
Quand elle baissa les yeux sur ses mains, le cœur
de Jack chavira. Ainsi, il avait vu juste. A la pensée
qu'elle ne lui faisait pas assez confiance pour lui avoir
dit la vérité, il ressentit une douleur du côté du cœur.
— Je vous ai tout raconté, dit-elle tout bas.
— Oui?
Elle lui lança un regard troublé.
— Oui.
— Et moi, je suis un émir arabe. Allons, Sydney...
Il la vit se mordre la lèvre, hésiter, et froncer les
sourcils.
— Peut-être que je ne vous ai pas tout raconté,
reconnut-elle. Mais je vous ai presque tout dit, et ce
dont je n'ai pas parlé n'est pas important.
— Si ce n'est pas important, vous pouvez bien me
le dire.
— Je... je ne peux pas. Je voudrais pouvoir, je vous
assure. Mais c'est tout simplement impossible.
— Très bien.
Bien qu'il ait les jambes lourdes et l'estomac noué,
il se leva brusquement.
— Vous pouvez rester ici, bien sûr. Vous savez où
est la chambre d'amis. A demain matin.
— Jack...
— Non, Sydney. Vous ne me devez rien. Et
certainement pas une explication. Je m'excuse d'avoir
insisté.
Devant la porte de sa chambre, il jeta un regard
derrière lui, et la vit, assise dans le fauteuil, immobile.
— Si vous changez d'avis...
Elle leva la tête.
— ... et si vous voulez me parler, vous savez où me
trouver.
Il entra dans sa chambre, et ferma la porte sans
bruit.

Sydney resta longtemps dans le salon plongé dans


l'obscurité. Dans le silence de la nuit, il lui semblait
être la seule personne vivante sur cette terre.
Finalement, elle serra autour de sa taille la ceinture
du peignoir qu'elle avait trouvé suspendu dans la salle
de bains, se dirigea vers la porte de la chambre de Jack,
et l'ouvrit.
Un profond silence régnait aussi dans la chambre.
Les lourds rideaux étaient tirés, laissant un mince
rayon de lumière tomber sur l'épais tapis. Sydney
distinguait le lit et la forme du corps de Jack endormi,
sous le drap. Il ne bougeait pas. Traversant la pièce
sans bruit, elle s'arrêta à côté de lui.
Elle eut envie de s'asseoir au bord du lit, mais
changea aussitôt d'avis, et s'installa dans un fauteuil,
devant les fenêtres. De là où elle se tenait, elle voyait le
visage de Jack, sombre sur la blancheur de l'oreiller, et
un bras musclé posé sur le drap.
Tôt ou tard, il faudrait qu'elle le réveille. Ce qu'elle
devait lui dire était trop important pour attendre.
Cependant, elle hésitait encore à le déranger.
Aussi le contempla-t-elle longuement. Il dormait
sur le ventre, le visage tourné vers elle. Elle voyait son
large dos nu se soulever à chaque respiration.
Inconsciemment, elle se mit à respirer au même rythme
que lui.
Il semblait plus grand dans ce lit. Les yeux de
Sydney s'habituèrent bientôt à la pénombre, et elle
distingua son cou, les muscles près des épaules,
l'ombre de la barbe, le poignet, les muscles du bras
sous la peau bronzée. Même ses mains étaient
incroyablement masculines, larges et puissantes.
Elle imaginait ce que ce serait de suivre du bout
des doigts la ligne de la colonne vertébrale quand,
soudain, il parla.
— Vous êtes venue pour dire quelque chose, ou
vous comptez me regarder toute la nuit?
Sydney sursauta, comme sous l'effet d'une
décharge électrique.
— Vous êtes... réveillé? balbutia-t-elle.
Roulant sur le côté, il se redressa et s'appuya sur un
coude, la joue contre son poing.
— J'allais m'endormir, quand j'ai entendu un bruit
de petits pas, dit-il.
— Vous êtes réveillé depuis que je suis là ?
— Oui. Mais pourquoi vous asseoir là-bas ? Il fait
plus chaud dans le lit.
— Je n'ai pas froid, répliqua-t-elle sèchement.
— C'est plus confortable.
— Jack...
— Il y a de la place, vous savez.
— Je n'irai pas dans... Je suis venue vous dire
quelque chose, vous expliquer...
— J'espérais que vous viendriez. Mais vous pouvez
m'expliquer ça ici, non?
— Jack! Je veux vous parler... de moi.
— D'accord. Qu'est-ce qui ne va pas?
— Tout va de travers.
Elle s'efforça d'apaiser les battements précipités de
son cœur, de se calmer, et reprit :
— J'étais grosse. Vous le saviez?
— Grosse? répéta-t-il avec un sourire tranquille.
Toutes les femmes pensent qu'elles ont quelques kilos
en trop.
— Non, ce n'est pas ça. J'étais vraiment grosse.
Il se tut un moment, l'air pensif.
— Très bien, dit-il finalement. Mais vous ne l'êtes
plus. Vous êtes très belle. Vous devez le savoir.
Sydney secoua la tête.
— Quand j'ai quitté la maison de mes parents, je
croyais devenir une photographe célèbre avant la fin de
l'année. Au lieu de ça, je suis presque morte de faim.
Essayez de vous nourrir exclusivement de sandwichs
au beurre de cacahuète pendant deux ans, et vous
perdrez du poids vous aussi. Pas moi. J'étais toujours
grosse.
Jack haussa les épaules.
— Les plus belles femmes que j'ai connues avaient
toutes un peu d'embonpoint.
— Certaines femmes sont grosses, et d'autres sont
rondes. Ce n'est pas du tout pareil. Et moi, j'étais
grosse. Et certaines personnes grosses le restent quoi
qu'il arrive. Si elles deviennent maigres comme des
clous, elles continuent de se sentir grosses.
Malgré la pénombre, elle pouvait voir le visage de
Jack devenir grave, son regard soucieux.
— Et c'est votre cas?
— C'est ce que je suis, Jack.
Elle se tut. C'était difficile de parler. Elle n'avait
jamais confié à personne ce qu'elle voulait lui
expliquer. Et si elle hésitait maintenant, elle ne serait
plus jamais capable de le dire.
— Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que
cela signifie pour une enfant, à l'école. Ce n'était pas
drôle. Sans vouloir m'apitoyer sur moi-même, je vous
assure que c'était très dur.
— J'en suis certain, Sydney. Mais la plupart des
gens ont eu une enfance pénible. Vous ne pouvez pas
laisser ces mauvais souvenirs décider de votre vie
d'adulte.
Elle tremblait très légèrement maintenant, mais le
regardait calmement.
— Vous croyez? Quand j'étais jeune, tout le monde
me comparait à ma sœur, Sheila, qui était formidable.
Ça ne me gênait pas parce que j'ai toujours été fière
d'elle. Seulement...
Encore une fois, elle hésita, avant de poursuivre :
— Un jour, le capitaine de l'équipe de football... il
s'appelait Eric Fallows, m'a demandé de sortir avec lui.
J'ai été très étonnée, certaine qu'il se moquait de moi.
Mais il a insisté, et j'ai fini par accepter. J'imagine que
j'avais envie d'y croire.
— Qu'est-il arrivé? demanda-t-il à voix presque
basse.
Il s'assit dans le lit, et son visage disparut dans
l'ombre. Elle eut un petit sourire courageux.
— Je ne m'étais pas trompée. C'était une farce. Il
m'a déposée à des kilomètres de chez moi, dans un
parking où traînaient les élèves les plus turbulents et
les plus populaires de l'école. Il y avait toute l'équipe
de foot. Ils se sont moqués de moi, puis ils ont
accroché un vieux caleçon immense à l'antenne de la
voiture d'Eric, et ils ont fait le tour du quartier comme
s'il était à moi.
Elle fixait ses mains, serrées sur ses genoux. Et elle
ne leva les yeux que lorsqu'elle entendit le lit craquer.
Maintenant assis au bord du lit, torse nu, il était
large, musclé. Il se pencha en avant lentement, comme
pour ne pas l'effrayer.
— Je suis désolé, Sydney, dit-il. Cette expérience a
dû être horrible pour vous, un vrai cauchemar.
— Vous comprenez maintenant ce que j'essayais de
vous dire? Celle que vous voyez n'est pas vraiment
moi. Peut-être parce que, ce soir-là, j'ai fini par
accepter celle que je suis. J'ai cessé de vouloir être
différente. La vraie Syd est en moi, Jack, et elle n'est ni
jolie ni séduisante. Je ne serai jamais tout cela et je ne
le désire même pas.
Quand il lui prit la main et la serra doucement, elle
ne résista pas. Ce geste était si réconfortant qu'elle
sentit sa gorge se serrer.
— Vous avez tort, Sydney. Quoi que vous disiez,
vous êtes belle. Belle en vous et en apparence. La
Sydney Stone que je connais est brillante, drôle et
tendre. Elle est belle.
Elle secoua la tête avec véhémence.
— Non. Vous le croyez parce que vous le voulez.
Vous ne me connaissez pas vraiment.
Il referma les doigts sur les siens, comme s'il tenait
un fragile petit oiseau dans sa paume. Et elle s'étonna
de sentir cette paume calleuse.
— Quand cesserez-vous d'avoir peur, Sydney?
Brusquement, elle retira la main, et se détourna
pour éviter son regard.
— Je vous le répète, je n'ai pas peur, Jack. J'essaie
de vous expliquer qui je suis. Affronter la réalité, ce
n'est pas avoir peur.
— Mais vous n'affrontez pas la réalité. La réalité
aujourd'hui, c'est que vous êtes belle, intelligente et
courageuse. Il y a en vous une force que l'on ne peut
que vous envier. C'est ça, la réalité, et il est peut-être
temps de vous demander pourquoi vous ne l'acceptez
pas.
Comme elle ne disait rien, le visage soudain fermé,
il respira profondément avant d'ajouter :
— Vous avez peur, Sydney. C'est pourquoi vous
préférez vous mentir à vous-même. C'est plus facile
pour vous de vous croire laide et sans intérêt. Vous
savez pourquoi? Parce que vous n'avez pas à tenter de
vous surpasser. Si vous reconnaissiez que vous êtes
belle, intelligente et capable, vous devriez vivre
autrement, non?
Elle le fixa, sans savoir si elle était bouleversée par
la brutalité de ces paroles ou parce qu'elle y découvrait
une parcelle de vérité.
— Votre problème, ce n'est pas que vous êtes
grosse ou bonne à rien ou faible, mais que vous avez
peur d'être de nouveau déçue. Eh bien, je crois que ça
va changer, Sydney.
Il la regardait intensément, et il se pencha en avant
jusqu'à ce qu'elle puisse presque voir son propre reflet
dans la profondeur de ses yeux noirs. Soudain, il se
redressa, et posa les mains sur ses genoux.
— Quel côté du lit préférez-vous ?
— Quel côté du lit? répéta-t-elle. Alors que vous
venez de me réduire en miettes ? Non, Jack Ames, je
ne partagerai pas le même lit que vous. Je crois même
que je vais changer d'hôtel.
Blessée, furieuse, elle se leva. Mais avant qu'elle
ait fait un pas, Jack lui prit le poignet.
— Ne quittez pas l'hôtel tout de suite, dit-il avec
jovialité. Pensez à ce que je vous ai dit. Si vous décidez
que je suis à côté de la plaque, je m'excuserai. Mais ne
rejetez pas mes paroles uniquement parce qu'elles sont
difficiles à admettre.
En venant ici, elle avait cru qu'il la croirait et la
consolerait. Au lieu de ça, il l'avait critiquée, attaquée.
Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait menacée, et
même terrorisée par ce qu'il suggérait, et sa réaction
immédiate était la colère.
— Vous savez ce que je pense? Que vous êtes
méchant et arrogant, répliqua-t-elle. Prétentieux et sûr
de vous. Vous croyez tout savoir, Jack? Eh bien, vous
ne savez rien de moi, vous ne me connaissez pas du
tout. Et lâchez mon bras.
Mais il l'attira plus près de lui, jusqu'à ce que leurs
jambes se touchent.
— Je reconnais que je suis arrogant, Sydney.
Parfois, je peux aussi être prétentieux et trop sûr de
moi. Mais je vous connais. Bien sûr, je ne sais pas tout
de vous. J'apprends encore comment votre jolie tête
fonctionne. Mais j'en apprends sur vous à chaque
minute qui passe. Et vous savez quoi? Plus j'en
apprends, plus vous me plaisez.
— Vous êtes ridicule, dit-elle, mais il n'y avait
presque plus de colère dans sa voix. Un véritable
arnaqueur.
Il sourit.
— C'est vrai ça aussi, je le reconnais. Un des
meilleurs, un expert.
— Je ne marche pas. Je vous connais. Après tout ce
que vous m'avez dit...
— Franchement, je n'avais pas prévu que nous
parlerions beaucoup, murmura-t-il en prenant la
ceinture de la robe de chambre de Sydney.
Elle l'arrêta, lui couvrant la main de la sienne.
— Que faites-vous ?
— J'essaie de vous déshabiller.
— Vous feriez bien d'y renoncer tout de suite.
Laissez-moi, Jack.
Il tenta pourtant de glisser la main entre les pans de
la robe de chambre.
— Vous êtes belle, Sydney. C'est la pure vérité.
Laissez-moi vous prouver combien vous êtes belle...
Elle lui enfonça les ongles dans la main, et il
s'immobilisa.
— J'ai essayé d'avoir une discussion sérieuse avec
vous, et voilà comment vous vous conduisez... Est-ce
que vous ne pensez qu'au sexe? demanda-t-elle.
— Oui, fit-il avec un sourire espiègle. Surtout
quand nous sommes ensemble. Pas vous?
Sydney s'efforça de retrouver sa colère, de dénier la
réponse qui lui venait spontanément aux lèvres.
— J'y pense, bien sûr, avoua-t-elle enfin tout bas.
Aussitôt, elle songea à son envie de lui caresser le dos,
un peu plus tôt, et elle se sentit rougir.
— Enfin, non, rectifia-t-elle, pas du tout. Je pense à
d'autres... je...
Il rit doucement.
— Vous savez ce que je veux dire, ajouta-t-elle.
— Oh ! oui, je le sais, assura-t-il d'une voix un peu
rauque. Quand je vous touche, je sens un frisson sur
votre peau si douce. Quand je m'approche de vous,
j'entends votre cœur qui bat un peu plus vite. Parfois,
ce soir, quand je vous regardais, j'ai vu vos joues se
colorer, comme en ce moment. Je sais à quoi vous
pensez, Sydney. Je le sais.
« Le sait-il vraiment ? se demanda-t-elle. Peut-il
lire aussi facilement dans mes pensées? » Il l'étudiait
de son regard toujours aussi intense.
— Dites-moi la vérité, cette fois, Sydney. Avez-
vous envie de m'embrasser, comme au début de la
soirée? Parce que moi, je le veux. Je n'ai presque
jamais rien désiré aussi fort.
Soudain incapable de prononcer un mot, elle le
regardait, comme hypnotisée.
— Si vous dites non, je vous laisserai partir,
continua-t-il, et je ne vous ennuierai plus. Mais si vous
dites oui, Sydney, vous ne le regretterez pas. Je vous le
promets.
Elle eut l'impression de tanguer, tandis que son
cœur cognait dans sa poitrine.
— Vous voulez m'embrasser? répéta-t-il tout bas.
Elle faisait une terrible erreur. Il ne la croyait pas, et
elle jouait un jeu dangereux. Si elle l'embrassait, elle le
paierait cher quand elle aurait retrouvé le Little
Vernon's, avec pour toute perspective la solitude durant
de longues journées vides.
Prise de vertige tandis qu'un élan de désir et
d'effroi la traversait, elle eut envie de fuir. Cependant,
le regard de Jack lui promettait tout ce à quoi elle avait
seulement rêvé jusqu'ici. Et, brusquement, elle comprit
qu'elle donnerait tout, le monde entier et le reste de sa
vie, pour l'embrasser et être dans ses bras une fois
encore.
— Oui, dit-elle dans un souffle. Je veux vous
embrasser.
7

Un sourire éclaira lentement le visage de Jack.


— Vous vous permettrez de m'embrasser?
demanda-t-il à Sydney. C'est le problème, n'est-ce pas?
Il y avait du défi dans sa voix, et une invite dans
ses yeux. Et elle se rendit compte avec étonnement
qu'il savait exactement ce que cela représentait pour
elle. Oui, bien sûr. N'était-il pas joueur? Il comprenait
mieux que quiconque ce que signifiait la chance, les
risques.
Jack assurait qu'elle avait peur, et Sydney sut que
c'était vrai. Elle décida soudain qu'une fois dans sa vie,
elle refuserait la peur. Elle ne voulait pas réfléchir
davantage, penser aux conséquences. Rien qu'une fois
dans sa vie, elle voulait être une joueuse, elle aussi.
Avant de changer d'avis, elle se pencha un peu en
avant, et posa les mains sur les épaules de Jack. La
peau nue était douce, ferme et chaude sous ses doigts.
Fermant les yeux, elle lui effleura la bouche en un
baiser aussi léger qu'une brise d'été. Elle perçut le goût
de ses lèvres, et le contact des muscles sous ses mains
la fit tressaillir et chanceler. En même temps, elle
devint consciente de la chaleur de ce corps masculin,
de sa douceur, de la légère senteur de musc de la peau
et de la tiédeur de son haleine. Submergée par ces
sensations, elle se rendit à peine compte qu'il la prenait
par la taille.
Comme en un rêve, elle sentit qu'il la guidait
doucement vers le lit, près de lui. Elle le tenait par le
cou maintenant, tandis que les lèvres de Jack sur sa
bouche se faisaient plus persuasives. Désorientée, il lui
fallut un moment pour voir qu'il faisait glisser la robe
de chambre sur ses épaules.
— Jack, chuchota-t-elle tandis que le tissu léger
tombait au pied du lit.
— Tout va bien. C'est ce qui doit arriver. Nous le
voulons tous les deux.
Il lui posa un doigt sur la joue, suivit l'ovale du
visage jusqu'au menton. Voyant les yeux de Jack
brûlants de désir, elle retint son souffle.
— Ça n'a rien d'un jeu comme vous semblez le
penser, ajouta-t-il. Je ne vais pas vous laisser dans un
parking. Je ne vous laisserai nulle part.
Elle n'en crut rien mais, tout à coup, cela n'avait
plus d'importance. Le doigt de Jack descendait le long
de son cou, s'arrêtait sur le petit creux palpitant, sur la
gorge, et continuait dans la vallée entre les seins. Il y
eut une explosion d'étincelles en elle, une boule de
chaleur, et elle ferma les yeux.
Quand il lui reprit la bouche, il l'embrassa avec
plus de passion, et le corps de Sydney y répondit
malgré elle, comme s'il avait une volonté propre. Se
cramponnant aux épaules de Jack, elle lui rendit ses
baisers ardemment, émerveillée du picotement de la
barbe contre sa peau, de la pression chaude de ses
lèvres sur les siennes.
Puis, il posa la main sur un sein, et elle l'entendit
gémir.
— Oh! Sydney, vous êtes belle, douce comme la
soie...
Il leva la tête pour lui sourire, enfouissant les
doigts dans ses cheveux.
— Ce soir, vous êtes mienne.
— Oui...
Un bref instant, elle pensa voir une lueur de
triomphe dans les yeux de Jack, mais elle disparut si
vite qu'elle crut s'être trompée. Tout ce qu'elle savait,
c'est qu'elle le désirait.
Quand il l'allongea sur le drap, enlevant rapidement
le pantalon de pyjama et se couchant près d'elle,
Sydney se blottit contre lui, le visage au creux de son
cou. Au premier contact de sa peau contre la sienne,
elle en perdit le souffle. L'enveloppant de ses bras
puissants, il la rapprocha encore de lui, comme s'il
voulait qu'ils se fondent l'un en l'autre. D'abord
hésitante, puis avec une ardeur grandissante, elle
explora de la main le large dos musclé, les bras, le
torse couvert d'une toison bouclée qui lui chatouillait la
paume.
Glissant la main sur les reins de Sydney, il la
pressa contre lui, passant une cuisse entre ses genoux.
Prise d'une soudaine panique, elle se raidit, se figea.
Aussitôt, il ne bougea plus, levant seulement la tête
à la recherche de son regard. Elle vit le visage changé,
tendu, de Jack, et un petit muscle tressaillir sur sa joue
tandis qu'il crispait la mâchoire.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-il, la voix basse, rauque.
— Je... Il y a très longtemps que... que je n'ai pas...,
balbutia-t-elle.
Le visage de Jack se détendit, il sourit de nouveau.
— Oui, je sais.
Accentuant la pression sur les reins de la jeune
femme, il glissa une cuisse entre les siennes. Elle posa
les deux mains sur son torse.
— Jack...
— Je sais, répéta-t-il doucement.
Il la fit rouler sur le dos, et, appuyé sur un coude, la
contempla.
— Regardez-moi, Sydney.
Elle ouvrit les yeux, fixa son visage à l'expression
attentive, presque douloureuse, comme s'il luttait pour
garder la maîtrise de lui-même.
— Je vous désire, Sydney, je veux vous faire
l'amour, afin que vous sachiez combien vous êtes belle.
Je ne ferai jamais rien qui puisse vous blesser ou vous
effrayer. Jamais. Vous comprenez?
— Je sais, murmura-t-elle. Mais... si vous ne
pouvez pas vous en empêcher?
— Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas.
— N'y a-t-il pas un moment où vous... pas
seulement vous, mais tous les hommes, un moment où
vous ne vous contrôlez plus ?
— Non. Qui vous a raconté une chose pareille ?
Elle se souvint du jeune étudiant rencontré dans
une galerie d'art de Venice Beach, quelques années
plus tôt, et de leurs étreintes maladroites sur la plage,
cet été-là. Mais avant qu'elle ait le temps de répondre,
Jack lui posa un doigt sur les lèvres.
— Ça ne fait rien, dit-il. Je ne veux pas le savoir.
Fermant les yeux, il tourna légèrement la tête, et elle
vit saillir les muscles de son cou. Enfin, il la regarda de
nouveau avec un sourire plein de tendresse.
— S'il arrive un moment où je ne me maîtrise plus,
croyez-moi, Sydney, ce sera parce que vous le voudrez.
Vous ne devez pas avoir peur de faire l'amour. Pas
avec moi.
Il lui posa un doigt entre les seins, et ajouta :
— Quand je vous touche, c'est pour vous entendre
soupirer.
Du doigt, il suivit la courbe du sein. Sydney ne put
réprimer un gémissement de plaisir.
— Quand je vous embrasse, murmura-t-il, la
bouche contre le sein rond, c'est pour vous entendre
soupirer.
Elle sentit qu'il passait la langue sur la pointe du
sein et, malgré elle, un gémissement s'échappa de ses
lèvres. Jack leva la tête, et sourit.
— Quand je vous tiens, poursuivit-il d'une voix
maintenant un peu oppressée, c'est pour vous montrer
comme vous êtes belle. Regardez, Sydney...
Elle obéit, baissa les yeux sur son sein blanc dans
la large main bronzée de Jack. « Il a raison, pensa-t-elle
très vite. C'est beau. » Contre ce long corps viril, mat,
ferme comme du granit, son propre corps était doux,
blanc et petit. Près de lui, elle semblait réellement
belle.
Laissant le sein, la main de Jack descendait
maintenant sur la taille, en une caresse légère comme
une plume et terriblement érotique.
— Et quand nous nous unirons...
La regardant dans les yeux, il posa la main sur le
triangle blond foncé entre les cuisses de Sydney.
— ... ce sera parce que vous le voudrez.
Quand il glissa les doigts au plus secret d'elle-
même, Sydney se mit à haleter. Instinctivement elle
tenta de serrer les jambes, mais la cuisse musclée de
Jack l'en empêcha.
Baissant la tête, il lui embrassa de nouveau les
seins, lui en mordilla les pointes. Et lorsqu'il glissa un
doigt en elle, elle poussa un petit cri et, lui saisissant
l'épaule, s'y cramponna comme à une bouée.
— C'est... Oui, c'est ce que je veux..., dit-elle tout
bas, la voix hachée, le souffle court.
— Je sais, Sydney, je sais... Mais nous avons le
temps, nous avons toute la nuit. Vous êtes petite, je ne
voudrais pas vous faire mal.
Jamais personne ne l'avait touchée aussi
intimement, avec une telle sensualité. Elle se sentait en
feu. Elle brûlait, elle fondait, comme dévorée par des
flammes. Et elle ne put s'empêcher de bouger
lentement sous la bouche de Jack, sous ses mains
expertes.
— Ça m'est égal, gémit-elle, ça m'est égal... si ça
fait mal.
Levant la tête, il lui reprit la bouche, comme s'il
voulait capturer ses gémissements.
— Pas à moi, murmura-t-il contre ses lèvres.
Et il glissa un second doigt en elle, la submergeant
de plaisir.
— Jack!
Elle entendit la voix de Jack de très loin.
— Je suis là, Sydney, je suis là, chérie...
Et soudain, il y eut une explosion en elle, les
flammes la consumèrent, et elle s'agrippa à lui, se
cramponna à ses épaules tandis que les spasmes la
secouaient.
Le temps parut s'arrêter. Et peu à peu, elle prit
conscience de sa propre voix criant le nom de Jack d'un
ton désespéré.
Alors, le baiser de Jack se fit plus exigeant et, se
soulevant sur les bras, il la recouvrit toute. Elle sentit le
membre dur sur son ventre, tenta de le rapprocher
d'elle, mais il résista.
— Que voulez-vous, Sydney? fit-il tout bas.
— Je vous veux... Je vous veux en moi.
— Guidez-moi, chuchota-t-il.
Elle hésita. Puis, lentement, elle lui lâcha une
épaule et glissa la main sur son ventre et plus bas.
Refermant les doigts sur lui, dur comme la pierre, doux
comme le velours, elle l'entendit gémir.
Et elle le vit fermer les yeux et serrer les dents.
Fascinée, impressionnée par ce pouvoir inconnu qu'elle
avait sur lui, elle le caressa légèrement, l'explora,
tandis qu'il gémissait encore et encore.
— Vous voulez me tuer..., haleta-t-il.
— Je veux vous toucher, moi aussi.
— Sydney...
Enfin, elle le guida en elle. D'abord, elle résista, se
raidit.
— Levez les jambes, chérie, murmura-t-il. Mettez-
les autour de moi... Oui, comme ça.
A la seconde poussée, elle suffoqua, s'agrippa de
nouveau à ses épaules, et se tendit contre lui. Avec une
douceur folle, il lui caressa les hanches en la pénétrant
lentement.
Sydney s'enflamma de nouveau, tandis que, tout en
lui couvrant le visage et la gorge de baisers brûlants, il
allait et venait en elle, jusqu'à ce que leurs corps se
fondent.
— Sydney ! cria-t-il, tout son corps soudain tendu
comme un arc.
Il l'emplissait toute, et elle soulevait les hanches
vers lui, exigeant toujours plus. Chaque poussée
amplifiait le feu qui s'intensifiait en elle. Soudain, les
flammes rugirent, et elle cria en même temps que lui.

Refermant la porte du pied, Jack revint dans la


chambre, portant un plateau chargé des restes de leur
dîner. Le posant sur un coin du lit, il s'allongea à côté
de Sydney, tirant sur le drap qui la cachait jusqu'au
menton, pour l'embrasser.
Elle était exquise. A la lumière douce de la lampe
de chevet, elle avait la peau blanche et lisse comme du
marbre, les seins ronds, leurs pointes comme des
boutons de rose à peine visibles sous les bras croisés. Il
adorait ce corps si féminin aux courbes pleines et
voluptueuses. Ce corps qui, après l'amour, avait un
éclat nouveau.
— Vous disiez que vous étiez affamé, dit-elle.
— Je le suis. Faire l'amour avec vous a aiguisé mon
appétit...
— Vous aviez faim de homard.
— Ai-je dit cela? Curieux... Vous êtes sûre que je
n'ai pas dit que j'avais faim de vous?
Il s'assit sur le lit, et lui sourit.
— J'en suis certaine. Je m'en souviendrais.
Et se penchant en avant, elle fit glisser le plateau
entre eux.
— Du champagne? murmura-t-elle, étonnée. Mais
il est 4 heures du matin !
— L'heure du champagne, assura-t-il.
Il rit, remplit deux verres et lui en tendit un.
— Je n'ai encore jamais bu du champagne au lit.
— Non? Eh bien, ne vous en faites pas, il n'est pas
trop tard pour commencer. Et vous allez vous rattraper.
Prenant un morceau de homard entre deux doigts, il
le porta à ses lèvres.
— Parfait. Vous devriez essayer ça.
Sydney obéit.
— Vous avez raison. C'est délicieux.
Et elle se passa lentement la langue sur les lèvres.
— Ne faites pas ça, dit-il d'un ton faussement
sévère. Ne me tentez pas ou nous mangerons tout ça
pour le petit déjeuner...
— Ça non plus, je ne l'ai jamais fait, avoua-t-elle
d'un ton qui laissait penser qu'elle était prête à essayer.
— Petite coquine.
Il lui tendit un morceau de homard, et comme elle
le prenait entre ses lèvres roses, il frémit de désir.
— Je crois que vous surestimez mes capacités de
maîtrise de moi-même, ajouta-t-il.
Elle rit, et il se sentit fondre devant cette joie. Elle
ressemblait à une enfant qui venait de trouver un
nouveau jeu merveilleux. Sous ses yeux, elle
s'épanouissait, explorait les territoires encore inconnus
de sa féminité, découvrait son propre pouvoir.
L'allégresse illuminait son beau visage, et il était
bouleversé de la voir s'émerveiller.
Il lui tendit un toast couvert de caviar. Elle le prit,
le porta à ses lèvres.
— Jack?
— Oui?
— Je peux vous demander quelque chose ?
— Bien sûr.
Elle posa le toast sur le plateau.
— Qui êtes-vous, Jack? D'où êtes-vous? Je ne sais
rien de vous.
— Vous savez l'essentiel. Après cette nuit, il me
semble que vous me connaissez on ne peut mieux.
— Non, pas vraiment. J'ignore si vous avez une
famille, où vous vivez...
— Est-ce important?
— Je ne sais pas. Mais je voudrais savoir où vous
avez vécu, et comment vous en êtes venu à... ce genre
de vie. Je voudrais tout savoir.
Jack réfléchit un instant. Puis, il s'adossa aux
oreillers, étendit les jambes devant lui, prit une
cigarette sur la table de chevet et ralluma.
— Par où commencer ? dit-il enfin.
— D'où êtes-vous? Où avez-vous grandi?
— Un peu partout. Mon père travaillait pour les
Affaires étrangères britanniques. Il était diplomate.
— Votre père est anglais ?
— Oui. Et ma mère était américaine. Elle est partie
quand j'étais très jeune. D'après mon père, elle ne
supportait pas la chaleur du Maroc.
— Je suis navrée.
Il haussa les épaules.
— J'ai eu une enfance très heureuse. A bien des
égards, c'était une vie merveilleuse pour un enfant.
Elle sourit.
— J'ai tout de suite perçu votre léger accent. Celui
des comédiens qui jouent les pièces de Shakespeare.
— Ne dites pas ça ! J'ai essayé pendant des années
de m'en débarrasser. Enfant, je voulais être américain.
La plupart des Anglais que je connaissais étaient
terriblement ennuyeux. Humphrey Bogart, James Dean
étaient mes idoles. J'ai demandé à mon père de
m'envoyer dans une école ici, aux Etats-Unis, pendant
quelque temps.
— C'est à cause de votre mère que vous vouliez
être américain ?
— Peut-être. Oui, c'est possible.
Silencieuse, elle attendit qu'il continue. Comme il
se taisait, elle demanda :
— Et comment avez-vous commencé à jouer?
— Le jeu, le vol et l'arnaque, précisa-t-il. Parce que
c'était excitant.
— Excitant?
Il écrasa la cigarette dans le cendrier, et regarda un
moment Sydney sans rien dire.
— Oui, excitant, répéta-t-il finalement. J'aimerais
avoir une meilleure explication. Mais la vérité, c'est
simplement que j'étais jeune et trop audacieux. Je l'ai
fait pour le frisson. Vous savez, à vingt ans, il me
semblait que j'avais tout fait et tout vu. Et puis, j'ai
rencontré Frenchie à Monte Carlo. Il m'a enseigné les
ficelles, et ça m'a plu. Et tout s'est enchaîné.
— Vous n'aviez que vingt ans?
— A peu près, oui. Ce n'est pas une histoire très
jolie, je sais. Mais il y avait quelque chose de grisant...
La poussée d'adrénaline, le frisson de la peur avant de
faire un coup. Et cette sensation inouïe, cette jubilation
quand vous gagnez cinquante mille dollars en un coup
de dés... C'est comme une drogue dont vous ne pouvez
plus vous passer. Et puis, bien sûr...
Il s'interrompit. Après un instant de silence, Sydney
prit la parole :
— Vous regrettez ? A votre voix, on pourrait le
penser.
— Je crois, oui. Nous n'avons jamais mis personne
en danger. Et nos cibles ont toujours été des gens
suffisamment riches pour qui perdre était sans
importance. Mais je ne conseillerais à personne de
mener ce genre de vie. On y rencontre des tas de gens
peu recommandables, voire répugnants. On n'a pas
envie de penser qu'on pourrait être l'un d'eux.
— Pourquoi avez-vous continué?
— Parce que je ne pouvais pas laisser Frenchie agir
seul, répondit-il doucement après un nouveau silence,
il avait besoin de moi. Il vieillissait, et j'avais peur qu'il
ne fasse une erreur. Qu'il glisse et blesse quelqu'un.
Qu'il se blesse lui-même. J'avais raison de m'inquiéter.
Il a blessé quelqu'un. Mais je n'y pouvais rien.
Ils se turent un moment.
— Et à sa mort, vous avez abandonné, dit-elle
finalement.
— Oui. Frenchie n'avait plus besoin de moi.
— Vous êtes sûr... que ça ne vous manque pas?
Jack sourit.
— Pas vraiment. Cette excitation me manque
parfois, mais pas longtemps. L'ennui, avec ce genre
d'excitation, c'est qu'elle ne dure pas. Quelques heures,
quelques jours plus tard, il faut remettre ça.
Il se redressa, et lui caressa la joue.
— Je suis plus âgé aujourd'hui et, je l'espère, plus
sage. J'ai appris à préférer les plaisirs qui durent.
Elle se sentit rougir légèrement sous sa caresse.
— Maintenant que je vous ai tout dit, si vous le
faisiez vous aussi ? ajouta-t-il.
A ces mots, Sydney se raidit.
— Dites-moi ce qui se passe, Sydney, insista-t-il.
Vous savez que vous pouvez me faire confiance. Je
peux vous aider.
Elle détourna les yeux, et il la vit déglutir.
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler,
répliqua-t-elle. Je vous ai tout dit sur moi. Tout ce qu'il
y a à savoir.
— Vous avez des ennuis dont vous ne m'avez rien
dit. On n'a pas fouillé votre chambre sans raison. Cela
est-il lié à ces photos? Au maître chanteur?
Elle secoua la tête.
— Non, pas du tout. Combien de fois faudra-t-il
que je vous le répète? J'ignore pourquoi on a saccagé
ma chambre. Je... je vous assure que je vous dis la
vérité.
— Mais il y a des choses que vous ne m'avez pas
dites. Vous me l'avez vous-même avoué ce soir. C'est
au sujet du maître chanteur ? Quoi que vous ayez fait
dans le passé, Sydney, c'est sans importance pour moi.
Je peux m'occuper de cette fripouille. Résoudre ce
problème pour vous. Mais il faut que vous me parliez.
— Jack, s'il vous plaît...
— Pourquoi, Sydney ? Comment ce type a-t-il pu
vous fourrer dans ce pétrin? C'est pour ça que vous êtes
inquiète, que vous ne voulez pas m'en parler? Vous a-t-
il fait quelque chose que vous ne pouvez...
— Arrêtez.
Elle se couvrit les oreilles des mains, et ferma les
yeux.
— Arrêtez, Jack. Je ne peux pas en parler. Essayez
de comprendre. Je ne peux pas.
Il la fixa en silence.
— Je vous dirais tout si je pouvais, continua-t-elle.
Je vous le jure. Oh ! Mon Dieu ! c'est terrible. Je sais
que ça paraît absurde, mais, en fait, ça n'a rien à voir
avec moi. Vous voulez bien essayer de le croire ?
— Ça n'a rien à voir avec vous ? Vous parlez
sérieusement? C'est votre chambre qu'on a saccagée. Si
ça n'a rien à voir avec vous, j'aimerais savoir avec qui.
— S'il vous plaît, Jack.
Il aurait tant voulu qu'elle lui fasse confiance,
qu'elle se confie à lui... Soudain, il retomba contre
l'oreiller.
— Bon sang ! Sydney.
Elle eut un petit sourire.
— Voilà! Vous avez l'accent britannique.
— Vous allez me rendre fou. D'ailleurs, c'est déjà
fait, assura-t-il.
A son tour, il eut un léger sourire. Sydney se
rapprocha de lui.
— J'en doute, Jack. Franchement, j'en doute
beaucoup.
8

Sydney passa le reste de la nuit éveillée, à


contempler l'homme endormi à côté d'elle, en se
demandant ce qu'il pouvait imaginer de terrible à son
sujet, et en maudissant la loyauté qui l'empêchait de lui
raconter les ennuis de Sheila. Par une horrible ironie,
l'information qui aurait rassuré Jack, qui lui aurait
prouvé qu'elle lui faisait confiance, était justement la
seule qu'elle ne pouvait lui révéler.
Plus tôt, dans la nuit, elle lui avait presque avoué la
vérité, mais s'était souvenue de sa promesse à Sheila de
ne rien dire à personne. C'est que les craintes de Sheila
quant à sa réputation n'étaient pas entièrement
injustifiées.
A la pensée de sa sœur, terrorisée et à la merci du
maître chanteur, Sydney n'avait rien dit. Peu importait
ce que Jack pensait d'elle, elle devait avant tout
protéger Sheila.
Inquiète et étonnée par le tour que prenaient les
événements, Sydney ne s'endormit qu'un peu avant
l'aube. Epuisée, elle sombra alors dans un profond
sommeil.

Il était déjà tard quand Claus réveilla la jeune


femme. Il posa le plateau du petit déjeuner sur la table
de chevet, comme s'il l'avait toujours fait.
Ensommeillée, Sydney s'assit dans le lit, et regarda
la place vide à côté d'elle.
— Où est Jack ? demanda-t-elle en remontant le
drap jusque sous son menton.
Claus allait sortir. Il s'arrêta.
— Bonjour, mademoiselle Sydney. M. Ames est
sorti il y a deux heures.
— Ah oui ? Claus hésita.
— Je suis descendu dans votre chambre pour y
chercher vos vêtements, mademoiselle Sydney.
Voulez-vous que je vous les apporte?
— Mes vêtements?
— Oui. Il n'en reste pas beaucoup. La plupart sont
en loque.
— Oh ! Jack vous a dit... pour hier soir?
— Bien sûr. Il a déjà prévenu l'hôtel. Vous allez
rester ici, avec nous, maintenant
Sydney le fixa.
— Comment ça?
— M. Ames m'a dit de vous emmener faire du
shopping en attendant son retour.
Il ouvrit la porte.
— Je vais chercher de quoi vous habiller.
— Claus ! Attendez.
— Oui, mademoiselle Sydney?
— Croyez-vous que je puisse... faire un appel
longue distance ?
Et au cas où il se serait posé des questions, elle
ajouta très vite :
— Je voudrais téléphoner à ma sœur.
Elle regretta aussitôt d'avoir donné cette précision.
S'expliquer pouvait sembler louche, et moins on
penserait à sa sœur, mieux ce serait.
— Bien sûr. M. Ames serait d'accord.
— Merci.
Prenant le récepteur sur la table de chevet, elle
commença à composer le numéro, et s'arrêta
brusquement.
— Vous avez dit... du shopping?
Mais Claus avait déjà quitté la pièce, et refermé la
porte derrière lui.

Un peu plus tard, Sydney suivit Claus d'une


boutique à une autre, et il l'obligea à essayer toute sorte
de tenues, en brandissant la carte de crédit de Jack
comme un talisman sacré. Lorsqu'il eut épuisé tout le
personnel des boutiques du Sunburst, il installa Sydney
dans la limousine louée par Jack, et l'entraîna dans une
douzaine d'autres magasins chic de Las Vegas.
Malgré le plaisir qu'elle éprouvait à être assise sur
les sièges de cuir blanc de la luxueuse limousine, qui
possédait un bar, une télévision et un téléphone,
Sydney se sentait inquiète. Elle comprenait que Jack ait
été contrarié, cette nuit. Il pensait qu'elle ne lui faisait
pas confiance, et il était blessé. Rien de plus normal.
Mais elle aurait préféré que cela l'affecte moins elle-
même.
Si seulement elle avait pu en parler à Sheila... Mais
lorsqu'elle avait téléphoné à sa sœur, celle-ci n'était pas
chez elle. A contrecœur, Sydney lui avait laissé un
message, assurant que tout allait bien, que le problème
était résolu, et qu'elle rappellerait plus tard.
Tout en passant une énième jupe courte dans un
salon d'essayage, Sydney songea que son unique nuit
de séduction devenait une sorte de jeu amoureux fort
dangereux, qui ne pouvait lui amener que de graves
ennuis.
La sueur inondait son visage et ses muscles étaient
douloureux, mais Jack continua à tirer sur les poignées
du rameur, forçant son corps à accomplir ce que son
esprit ne pouvait faire. Ensuite, il courut pendant trois
quarts d'heure sur le tapis de jogging du gymnase de
l'hôtel, passa cinq minutes dans le Jacuzzi, et lorsqu'il
se mit à taper comme un forcené dans le punching-ball,
deux yeux bleus pleins de candeur le hantaient
toujours.
Quoi qu'il fasse, il ne pouvait se délivrer de la
frustration qui lui serrait le cœur. La nuit dernière, il
avait bien failli tomber amoureux de Sydney Stone. Et
au lieu de se réjouir de cette passion inattendue, il était
tourmenté par l'appréhension et les doutes.
« Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit? se demanda-t-il
pour la centième fois. Pourquoi assure-t-elle qu'elle ne
le peut pas ? »
Cette dernière interrogation semblait la plus
importante. Sydney avait des ennuis. Ça, il le savait
avec certitude maintenant. Mais gardait-elle le silence
parce qu'elle ne souhaitait pas qu'il y soit impliqué? Ou
pour une autre raison plus malhonnête? Se contentait-
elle de lui cacher quelque chose, ou bien lui mentait-
elle ?
De nouveau, il pensa à la manière dont ils s'étaient
connus. Une rencontre due au hasard, « une
coïncidence », disait-elle. Etait-ce la vérité ?
Jack frappa le sac de sable avec un pied, pivota et
frappa avec l'autre, avant de donner une série de coups
rapides des deux poings.
« C'est absurde », se dit-il. Il connaissait les gens. Il
avait gagné une fortune grâce à sa capacité de lire en
eux. Et il aurait juré sur sa propre tête que Sydney était
innocente. Qu'elle puisse lui mentir était tout
simplement inconcevable.
«Ce qui signifie qu'elle protège quelqu'un»,
conclut-il en enlevant son T-shirt tout en se dirigeant
vers le bain de vapeur. « Mais qui? » Il s'assit sur un
banc de bois, et ferma les yeux. « Qui protège-t-elle ?
Moi ? » Non, impossible. Cette seule idée était risible.
Mais alors qui?
Perdu dans ses pensées, Jack n'entendit pas le léger
bruit de la porte qui s'ouvrait. La tête contre le mur
carrelé et les yeux fermés, il ne remarqua pas les deux
hommes qui entraient silencieusement. Et il ouvrit les
yeux juste à temps pour distinguer dans la vapeur deux
larges silhouettes en costume de ville, avant que le
premier coup ne l'atteigne au ventre.
Plié en deux, et se protégeant instinctivement, il vit
un des hommes lancer un pied dans sa direction et
l'attrapa avant qu'il ne frappe son visage. Tout en le
tirant vers lui et en le tordant, il vit la forme sombre de
l'homme s'effondrer lourdement sur le côté, et entendit
le bruit sourd de la tête contre le carrelage. Jack se
leva, monta sur le banc de bois, et se prépara à une
nouvelle attaque.
Pareil à un fantôme surgissant de la brume, l'autre
homme hésita un bref instant. La vue de son complice
inanimé sur le sol parut le décider. Il recula vers la
porte, s'arrêta, et Jack entendit une voix gutturale
grommeler :
— Vous ne perdez rien pour attendre, Ames. Je
compte bien avoir une petite conversation avec vous.
— Vous appelez ça une conversation ? Vous êtes
gonflé!
De nouveau, la voix s'éleva de l'épaisse vapeur :
— Et ce n'est pas fini !
— Puis-je vous demander de quoi au juste vous
désirez parler?
— Des deux millions de dollars de M. Van Hausen.
Un joli coup, hein ? Vous vous en souvenez ?
La porte s'ouvrit avec un craquement, laissant
entrer un courant d'air froid.
— Il vaudrait mieux pour vous, ajouta la voix,
parce qu'il veut les revoir.
— Il faut que nous parlions, Sydney, dit Jack d'une
voix menaçante.
Comme elle entrait dans la suite, les bras chargés
de cartons et de sacs, Sydney se figea brusquement.
Claus, qui la suivait, la heurta, et les paquets qu'elle
portait tombèrent sur le sol.
— Oh! excusez-moi...
Claus entra à son tour, lui aussi chargé de sacs. Il
s'immobilisa à côté de Sydney.
Jack se tenait au milieu du salon, l'air sinistre. Il
portait un épais peignoir blanc, et ses cheveux étaient
humides et ébouriffés. Une cigarette se consumait dans
le cendrier posé sur la table, derrière lui.
— Jack..., commença Sydney.
— Monsieur Ames ! fit Claus en même temps. Il
les interrompit.
— Tout de suite, ordonna-t-il.
— Je vais ranger ça, murmura Claus.
Sydney le regarda fermer la porte, et quitter
précipitamment le salon.
— Que se passe-t-il? demanda-t-elle. Si vous êtes
furieux à cause de ces achats, je ne voulais pas les
faire. Claus m'a assuré que vous lui aviez demandé de
m'emmener dans toutes ces boutiques. Mais ne vous
inquiétez pas, je peux tout vous...
— Asseyez-vous. Sydney s'exécuta.
— D'accord. Ce n'est pas la peine de prendre cet air
de tueur de série B. De quoi voulez-vous parler?
Jack eut un sourire mauvais.
— Commençons par le soir où nous nous sommes
rencontrés... par hasard. Ensuite, nous parlerons de ce
qu'on cherchait dans votre chambre la nuit dernière, et
de votre histoire de chantage. Et enfin, nous passerons
aux deux millions de dollars qui ont disparu de chez
mon ami Carlton Van Hausen, et qu'il m'accuse d'avoir
volés.
Elle le regarda, incapable de parler.
— Nous pouvons évoquer ces sujets dans n'importe
quel ordre. Par où voulez-vous commencer?
— Je ne comprends pas.
— Oh ! je l'aurais juré.
— C'est vrai, dit-elle, la bouche sèche. De quoi
parlez-vous ? Quels deux millions de dollars ? Je ne
connais aucun Carson Van Houston.
Il secoua la tête, avec un sourire amer.
— Bien joué, Sydney. Vous savez très bien qu'il
s'appelle Carlton Van Hausen.
— Non. Je n'ai jamais entendu parler de cet
homme. Jack la fixa d'un air de doute.
— Il se trouve que c'est le propriétaire du Sunburst.
De l'hôtel et du casino. De tout.
— Et alors?
— Alors, deux de ses hommes de main viennent
d'engager une petite... discussion avec moi, dans le
sauna du gymnase. Ils voulaient parler de deux
millions de dollars qu'on a dérobés à Carlton.
— Des hommes de main? répéta-t-elle en
commençant à se lever. Ils vous ont fait du mal ?
De la main, il lui fit signe de se rasseoir.
— Non. Je ne manque pas de repartie dans ce genre
de discussion, si je puis m'exprimer ainsi. Ce que je
veux savoir, c'est pourquoi ils m'accusent d'avoir pris
cet argent.
— Je n'en sais rien.
Elle le regarda un instant, avant de demander d'une
voix éteinte :
— Vous l'avez pris?
— Bien sûr que non. J'ai fait quelques bêtises dans
le temps, mais je ne suis pas stupide au point de voler
le propriétaire de l'un des casinos les plus prospères de
Las Vegas.
— Vous devriez peut-être le lui dire. Si c'est un de
vos vieux amis, il vous croira.
— Ecoutez, Sydney, insista-t-il, apparemment à
bout de patience, ça ne se passe pas comme ça. Carlton
se fiche pas mal de ce que je peux dire. La somme est
trop importante. Ce que je veux savoir, c'est pourquoi il
croit que c'est moi qui l'ai volée.
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Il est possible que je prenne toute cette affaire
trop au sérieux, dit-il d'un ton qui suggérait qu'il avait
toutes les raisons de le faire. Mais en venant à Las
Vegas, il y a moins d'une semaine, j'avais l'intention de
jouer un peu, et de me reposer. Au lieu de ça, dès que
je fais un pas, je me heurte à des incidents très
déplaisants. Et personne ne semble vouloir m'expliquer
ce qui se passe.
De nouveau, elle secoua la tête.
— Je vous assure que je n'en sais rien.
— Vraiment?
— Oui.
— Je vais essayer de vous le dire autrement.
Depuis que vous êtes entrée... par hasard dans ma vie,
Sydney, j'ai gagné plus de sept cent mille dollars, et
passé des moments merveilleux. On m'a aussi parlé
d'une histoire de chantage, votre chambre d'hôtel a été
saccagée dans le but évident d'y trouver quelque chose,
j'ai été attaqué alors que j'étais nu dans le bain de
vapeur, et accusé du vol de deux millions de dollars,
une accusation pour laquelle je pourrais être assassiné.
Finalement, je crois que j'aurais préféré me passer des
sept cent mille dollars.
Comprenant soudain où il voulait en venir, elle le
regarda d'un air ahuri.
— Vous croyez que c'est moi qui ai pris cet argent?
— Cette pensée m'a traversé l'esprit, oui.
— C'est ridicule... Brusquement, elle sourit.
— Oh! je vois, reprit-elle. C'est pour rire, n'est-ce
pas? Vous me faites marcher. Il n'y a pas d'hommes de
main, ni de millions de dollars. C'est une plaisanterie.
— Non, Sydney, pas du tout.
— Allez... On arrête. Ce n'est pas vraiment drôle.
— Je suis très sérieux.
Elle regarda autour d'elle, comme si elle cherchait
quelque chose. Puis, elle leva de nouveau les yeux vers
lui.
— Vous pensez que c'est moi !
— Je ne vous le cache pas.
Un frisson glacé la parcourut, et elle se mit à
trembler.
— Je n'ai pas pris cet argent, dit-elle d'une voix
calme. Je ne saurais même pas comment faire.
Il l'observa en silence.
— Vous me croyez, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
Jack soupira, et ses épaules se détendirent un peu. Se
laissant tomber dans un fauteuil, il secoua plusieurs
fois la tête.
— Vous avez de la chance, grommela-t-il, car,
effectivement, je vous crois. Je ne sais pas pourquoi...
Je dois perdre la boule, mais, oui, je vous crois.
Sydney poussa un soupir de soulagement.
— Et maintenant, qu'allons-nous faire? Si aucun de
nous n'a subtilisé ces millions, qui est le voleur?
Comment nous y prendre pour le trouver?
— Nous?
— Oui, nous. Vous m'avez aidée, Jack, quand
j'avais besoin d'argent pour le maître chanteur. Je ne
vais pas vous abandonner et disparaître alors que vous
avez des ennuis.
Pour la première fois ce matin, Jack sourit.
— Nous ne ferons rien du tout. Vous allez vous
tenir tranquille, et ne pas vous mêler de ça. Quant à
moi, je vais essayer de me renseigner, en espérant que
Carlton va mettre la main au plus vite sur le voleur...
— Et s'il ne l'attrape pas? Dans ce cas, est-ce que
nous avons le choix ?
— Je vous répète que vous n'avez pas à vous en
mêler. C'est mon problème.
— Disons que je décide que c'est aussi le mien.
Alors, que faisons-nous ?
Jack ne put s'empêcher de sourire.
— N'en parlons plus, Sydney.
Jack ouvrit la porte de la suite.
— Pour la dernière fois, Sydney, non ! Vous ne
venez pas avec moi, déclara-t-il d'un ton ferme.
« Autant ordonner à la terre d'arrêter de tourner »,
songea-t-il. Malgré ses refus, Sydney avait passé la
dernière demi-heure à le supplier de la laisser
l'accompagner.
Et maintenant, debout sur le seuil, elle le regardait
d'un air renfrogné. Pourtant, il la trouvait adorable dans
ce nouveau tailleur blanc gansé de rouge, dont la jupe
fendue laissait voir une jambe gainée de soie.
— Je serai très sage, insista-t-elle. Je ne dirai pas
un mot.
— Non.
Il fit un pas dans le couloir, et lui ferma presque la
porte au nez, mais elle se glissa dehors et le suivit.
— J'ai dit non, Sydney. Voulez-vous bien rentrer
dans la suite !
Elle ne bougea pas, l'air buté. Jack soupira.
— Laissez-moi venir avec vous, implora-t-elle. Je
ne vous gênerai pas, je vous le promets. Mais vous
aurez peut-être besoin de moi.
— Je travaille mieux seul. Vous comprenez ?
Soudain, elle eut l'air malheureux.
— Je croyais que nous étions ensemble dans cette
affaire.
— Non, je n'ai jamais dit ça. Si je me souviens
bien, j'ai dit que j'étais le seul impliqué, et
probablement par votre faute.
Exaspéré, il leva les mains.
— Ecoutez, Sydney, je refuse d'en discuter plus
longtemps. Vous ne venez pas avec moi, c'est tout.
Carlton n'est pas du génie à plaisanter, vous savez. Si
ces deux truands sont encore à mes trousses, je ne veux
pas que vous soyez près de moi. Maintenant, je vous en
prie, rentrez.
— Si vous croyez qu'il va vous arriver quelque
chose, je ne vous...
— Claus ! cria Jack.
Aussitôt, Claus apparut sur le seuil, l'air
interrogateur. A l'évidence, il ne s'était pas éloigné,
inquiet depuis qu'ils lui avaient raconté ce qui se
passait.
— Oui, monsieur Ames ?
— Faites-la rentrer, fermez la porte et poussez le
verrou. Ne laissez pénétrer personne, que personne
n'approche Sydney, et, surtout, ne la perdez pas de vue
un seul instant.
— Oui, monsieur.
Gentiment mais fermement, Claus referma la main
sur le bras de Sydney.
— Je reviens dans quelques heures, ajouta Jack.
C'est promis. Et ne vous inquiétez pas : tout ira bien.
Mais déjà, Sydney lui tournait le dos, et rentrait
dans la suite.

Derrière elle, Sydney entendit le bruit du verrou.


Furieuse, elle joignait nerveusement les mains, quand
une idée lui vint à l'esprit. Tout excitée, sachant qu'elle
devait agir rapidement, mais consciente qu'il faudrait
d'abord faire preuve de tact et de patience, elle se
retourna lentement.
Claus la regardait avec anxiété, l'air malheureux.
— Ce n'est pas votre faute, dit-elle avec un soupir
de résignation.
— M. Ames a raison. J'ai entendu parler de ce type,
mademoiselle Sydney. On ne peut pas dire qu'il soit
très sympathique.
— Je sais. Je suppose que c'est mieux comme ça.
Du coin de l'œil, elle guetta la réaction de Claus à
ce brusque revirement. Allait-il croire qu'elle acceptait
si vite la défaite ? Il le fallait.
— Que pourrions-nous faire en attendant? reprit-
elle.
Il parut perplexe, ne sachant visiblement quoi
répondre.
— Je sais! s'écria-t-elle. Nous devrions manger
quelque chose. Oui, pour nous occuper, nous empêcher
de nous inquiéter pour Jack.
Le visage de Claus s'éclaira.
— Déjeuner?
— Oui. Il nous faut quelque chose de vraiment
délicieux. Je crois que nous le méritons. Pas vous?
Claus hocha la tête.
— Je pourrais faire un soufflé. Je suis justement en
train de mettre au point une nouvelle technique.
— Un soufflé ? dit-elle, essayant de ne pas penser
aux précieuses secondes qu'elle perdait. Merveilleux !
Je meurs de faim. Vous ne le croirez peut-être pas,
Claus, mais je pense à un soufflé depuis ce matin. Vous
êtes sûr que ça ne vous ennuie pas d'en préparer un?
— Si ça m'ennuie? Je m'y mets sur-le-champ. Nom
d'un chien! mademoiselle Sydney, vous auriez dû me
dire que vous aviez faim.
— Je ne voulais pas que vous vous donniez cette
peine...
— Mais non! J'aime cuisiner pour vous. Il se
dirigea vers la porte de la cuisine.
— Je vais vous faire le meilleur soufflé que vous
ayez jamais goûté, promit-il.
Sydney attendit qu'il ait disparu dans la cuisine.
Quand elle l'entendit ouvrir la porte du réfrigérateur,
elle prit son nouveau sac blanc posé sur un fauteuil, et
courut vers la porte. Ouvrant le verrou, elle bondit dans
le couloir.
Là, elle se précipita vers les ascenseurs, pressa sur
tous les boutons, et soupira de soulagement quand l'une
des portes s'ouvrit. Quelques secondes plus tard, elle
sortait de l'ascenseur, et traversait rapidement le casino.
Dehors, tout en tirant sur la jupe courte de son
nouveau tailleur d'été, elle jeta un coup d'œil à la
rangée de limousines et de taxis qui attendaient. Pas de
limousine blanche en vue. Mais soudain, elle reconnut
d'épais cheveux noirs derrière la vitre d'un taxi, qui
disparut aussitôt au premier virage.
— Vite ! cria-t-elle au portier. Vite ! Un taxi !
— Oui, oui... Tout le monde est pressé,
mademoiselle, il faut attendre votre tour. Tous ces taxis
sont déjà pris. Si vous voulez attendre à l'intérieur, je...
Ouvrant son sac, Sydney jeta un coup d'oeil aux
liasses de billets de cent dollars. Elle n'hésita qu'une
petite seconde.
— Tenez ! dit-elle en lui tendant deux billets. Je
veux un taxi tout de suite !
L'homme se redressa, et les prit.
— Oui, madame. Tout de suite, madame, dit-il
avec une politesse respectueuse.
Levant le bras, il fit signe au taxi le plus proche.
— J'ignore si c'est vrai, mais j'ai entendu dire que
c'était son coffre-fort personnel, dit Belinda en lissant
d'une main ses cheveux décoiffés.
Allongée dans une chaise longue, elle se tourna
vers la piscine pour surveiller ses enfants qui sautaient
dans l'eau en criant joyeusement avec leur nurse.
— A mon avis, ajouta-t-elle, la personne qui a fait
le coup travaille ou loge au Sunburst.
— C'est ce que j'ai pensé, répondit Jack, lui aussi
installé dans une chaise longue, près de sa cousine. Je
suis probablement sur une liste d'une douzaine de noms
choisis au hasard.
Essayant en vain de se sécher, il tira sur sa chemise
mouillée et striée de taches d'herbe. Dès qu'il était
apparu, les deux enfants avaient couru vers lui, se
suspendant à ses bras et trempant ses vêtements, avant
de rouler dans l'herbe avec lui. Puis, lassés tout à coup
de ce jeu, ils l'avaient laissé là, couché sur le dos, pour
retourner dans la piscine. Belinda lui avait alors tendu
la main en riant, tandis qu'il se relevait et récupérait sa
veste, en se demandant ce que ce serait d'avoir des
enfants à lui.
— Oui, mais Carlton n'en est pas moins dangereux,
répliqua Belinda. Tu sais, si c'est quelqu'un de son
entourage, je ne vois pas comment la fille peut être
impliquée. Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas?
— Non, elle est de Venice Beach. Je la crois,
Belinda. Tu vas penser que c'est idiot, mais je la crois.
Elle me cache quelque chose, mais je ne pense pas que
cela ait un rapport avec l'affaire de Carlton. C'est
certainement quelque chose d'innocent. Je voudrais
seulement savoir quoi.
— Je dois reconnaître que la manière dont tu l'as
rencontrée, et cette histoire de lettre reçue à la place de
quelqu'un d'autre, paraît un peu étrange. Et d'après ce
que tu me dis, ce n'est pas du tout le genre de femme à
être mêlée à une histoire de pornographie.
Elle fronça les sourcils.
— Tu lui fais vraiment confiance? interrogea-t-elle.
— Absolument. Elle est honnête, j'en ai la
certitude. Fermant les yeux, il soupira, et desserra le
nœud de sa cravate.
— J'ai pourtant le sentiment que tout est lié et que,
d'une certaine façon, Sydney est impliquée.
Inconsciemment ou non, elle est au centre de tout cela.
C'est ce qui m'inquiète.
Belinda l'observa un moment.
— Tu n'as jamais été inquiet pour quoi que ce soit
de ta vie, fit-elle observer. Tu veux dire que tu
t'inquiètes pour elle ?
Jack ouvrit les yeux.
— Tu es amoureux ! s'exclama Belinda. Tu es
tombé amoureux de cette femme! C'est ça?
Il se redressa dans sa chaise longue.
— J'ai une faveur à te demander, dit-il sans
répondre à sa question. Est-ce que tu accepterais que
Sydney passe quelques jours avec toi ? Jusqu'à ce que
j'aie tiré tout ça au clair...
Elle sourit.
— Eh bien, je serai... Je ne l'aurais jamais cru si je
ne l'avais vu de mes propres yeux. Mon cousin Jack
Ames, amoureux ! Frenchie disait que cela ne
t'arriverait jamais. La famille va en devenir dingue.
Mal à l'aise, Jack se détourna.
— Tu veux bien qu'elle reste ici jusqu'à ce que le
danger soit passé ?
— Bien sûr. Je suis sidérée, c'est tout. Et tellement
heureuse pour toi... Il était temps que tu fasses le pas.
— Garde ça pour toi, tu veux bien? J'ai trop de
problèmes pour y penser maintenant. Oh ! est-ce que je
peux aussi t'emprunter une voiture ? Si je prends la
limousine de l'hôtel, Carlton sera au courant de tous
mes déplacements.
— Prends la Rolls. Le système électrique de la
Jaguar est en panne, et la Mercedes est un coupé deux
places.
— Merci. Je vais me faire remarquer si je roule en
Rolls. Je préfère la Mercedes.
Un quart d'heure plus tard, sortant du garage au
volant du petit coupé décapotable et remontant l'allée,
il vit Belinda sortir de la maison et venir vers lui. Il
s'arrêta pour l'attendre.
— Tu seras prudent, n'est-ce pas? demanda-t-elle
avec anxiété en se penchant en avant, les deux mains
sur la vitre baissée. Si Carlton croit vraiment que tu as
l'argent, il est capable du pire.
Jack l'embrassa sur la joue.
— Ne t'inquiète pas. J'ai encore plus d'un tour dans
ma manche. Tu le sais mieux que quiconque, Belinda.
Après tout, c'est ton mari qui me les a appris, et nous
savons tous que Frenchie était un formidable lutteur.
Belinda recula, et soupira.
— Peut-être, dit-elle doucement, mais désormais,
Frenchie n'est plus là.
A ces mots, Jack tressaillit.
— Tout ira bien, dit-il avec assurance, je te le
promets.
Mais quand il eut quitté l'allée et tourné le coin de
la rue, il regretta d'avoir évoqué Frenchie de cette
façon. Déprimé, il se demanda si Belinda porterait
toujours le deuil de son mari, et si lui-même accepterait
un jour que son ami soit parti.
Il était si troublé qu'en accélérant vers la ville, il ne
vit pas le taxi discrètement garé près des buissons, de
l'autre côté de la rue. Il ne remarqua pas non plus que
le taxi démarrait derrière lui, et le suivait dans ce
quartier tranquille.
9

— Qu'est-ce qui t'a pris? fit Rachel avec colère. Je


t'ai dit de ne jamais m'appeler dans ma suite! Jamais,
quoi qu'il arrive !
Ils étaient assis au bar du Jungle, qui surplombait la
principale salle de jeu du casino. Rachel repoussa
rageusement une fougère touffue qui menaçait sa
coiffure à la dernière mode. Puis, en un geste aussi
désinvolte que possible, elle prit son verre de Martini,
le porta à ses lèvres et en but une gorgée en regardant
les autres clients autour d'eux.
— Je crois que tu vas être contente, dit Tony en la
fixant, les yeux brillants. Cette femme, celle de la
chambre 203, tu te souviens? Eh bien, je l'ai trouvée.
Rachel releva la tête et lui lança un regard rapide,
une lueur de satisfaction dans ses yeux couleur
d'ambre. Aussitôt, elle se détourna.
— Où? demanda-t-elle, faisant semblant de
s'intéresser à un couple âgé installé de l'autre côté du
bar.
— Tu ne vas pas le croire, mais elle est là, en bas.
Elle joue à la roulette.
— Seigneur! murmura Rachel, avec un léger
sifflement, nous la tenons.
— Il y a encore autre chose, reprit Tony avec une
certaine nervosité. Tu m'as dit de la trouver. De la
suivre. Et c'est ce que j'ai fait. J'ai découvert où elle
était. Elle loge avec Jack Ames. Dans sa suite.
Les yeux de Rachel exprimèrent de l'étonnement,
avant qu'elle ne les plisse légèrement en retrouvant son
air froid et calculateur.
— Ce faux-jeton est sacrément habile, dit-elle avec
une sorte d'amusement qui ressemblait presque à du
respect. Quand j'ai vu que Carl le soupçonnait, je ne l'ai
pas pris au sérieux. Peut-être que j'ai eu tort. On dirait
que le vieux bandit n'est pas si bête que ça, après tout.
Tony s'agita sur son tabouret, à côté d'elle.
— Ça me rend nerveux, avoua-t-il. Qu'allons-nous
faire, Rachel?
Sans un regard pour lui, elle plongea dans son
verre deux doigts aux ongles vernis de rouge vif, prit
une olive et la porta à ses lèvres.
— Alors, Ames est impliqué là-dedans avec la
femme, murmura-t-elle, songeuse. C'est intéressant.
— Mais qu'allons-nous faire? répéta Tony.
— Je n'en sais rien. Laisse-moi réfléchir un
moment. Ames ne m'inquiète pas. Carlton a ordonné à
Frank Bovo et à ses hommes de résoudre ce petit
problème.
Elle se risqua à lancer un sourire rapide à Tony,
avant de regarder de nouveau devant elle.
— Ils vont s'occuper de Jack Ames. Parfait... Ce
type-là semble toujours les gêner. Ames n'est pas un
problème pour nous. Non. Nous, c'est la femme qui
nous intéresse...
— Je ne sais pas, fit Tony, l'air soucieux. Ça ne me
plaît pas que Ames soit mêlé à cette affaire. Tu sais,
Rachel, j'ai entendu parler de lui et il paraît qu'il peut
être méchant quand il le veut.
— C'est un imbécile, assura-t-elle avec un sourire
méprisant.
Elle pensa à son unique rencontre avec Ames, qui
l'avait à peine effleurée du regard comme si elle n'avait
été qu'un personnage sans le moindre intérêt, ou plutôt
un meuble banal perdu dans le décor.
— Un frimeur, ajouta-t-elle, un escroc de rien du
tout. Sa chance l'a abandonné, crois-moi, il va s'en
apercevoir.
— Possible, mais ça ne me plaît toujours pas, gémit
Tony.
— Cesse de pleurnicher, dit-elle sèchement, je
déteste tes jérémiades. Je viens de te dire que Carlton
s'occupe de lui. Inutile de s'inquiéter.
— Mais pour la femme... qu'est-ce que nous allons
faire?
Rachel eut un sourire rusé,
— Je sais exactement ce que nous devons faire.
C'est très simple, il suffit d'attendre. Oui, voilà... Nous
allons attendre qu'elle se manifeste d'elle-même.
— Quoi?
— Elle a la clé, Tony. Elle va finir par s'en servir.
Et quand elle le fera, nous serons là en train de
l'attendre. Tu piges ?
Tony sourit.
— Oh, je comprends. D'accord, je l'attendrai.
Rachel finit son verre, se leva et prit son sac.
— Maintenant, montre-la-moi, murmura-t-elle en
passant devant Tony. Je veux voir à quoi elle
ressemble.

Appuyée contre la table où l'on jouait à la roulette,


un verre de gin tonic auquel elle n'avait pas touché
posé près d'elle, Sydney se sentait misérable et
découragée. Elle regarda distraitement la petite boule
d'ivoire tourner encore et encore dans la cuvette
multicolore et s'arrêter finalement sur la case noire. Le
numéro treize. Quand le croupier ramassa ses deux
plaques de cinq dollars posées sur le carré rouge vingt
et un, elle le remarqua à peine, se souciant peu d'avoir
encore perdu.
En fait, elle revoyait sans arrêt la même scène. Jack
au volant de la voiture, dans l'allée de cette immense et
magnifique maison, et la belle blonde traversant
rapidement la pelouse de son pas dansant, se penchant
vers lui, et lui l'embrassant avec naturel, comme s'il le
faisait depuis des années.
Serrant les plaques dans sa main, si fort que les
jointures de ses doigts blanchirent, Sydney gémit
presque tout fort.
— Faites vos jeux, dit le croupier.
Elle posa machinalement une poignée de plaques
sur le tapis, sans même choisir le numéro de la case. «
Ça fait mal », songea-t-elle, en réprimant une terrible
envie de pleurer. Ça faisait tellement mal qu'elle avait
l'impression de mourir.
Bien sûr, il fallait qu'elle revienne dans la suite.
Jack devait être fou d'inquiétude, sans parler de Claus.
Pourtant, elle ne pouvait se décider à les rejoindre. Pas
encore. Elle se sentait incapable de l'affronter, et de lui
demander des explications sur sa visite à la blonde du
Starlight. Non, pas encore.
Comme la petite boule recommençait à tourner,
Sydney leva les yeux, se demandant comment elle
pourrait jamais confronter Jack avec ce qu'elle avait vu.
Et soudain, elle prit conscience d'un regard froid et
métallique, fixé sur elle depuis l'autre extrémité de la
salle de jeu. Stupéfaite, elle rencontra un regard
implacable, étrangement figé. Sydney aurait presque pu
croire que l'inconnue la haïssait.
Elégante, maquillée avec art, les cheveux lisses et
brillants, la femme fit un pas vers Sydney, qui sentit un
inexplicable frisson de terreur la parcourir. Son regard
semblait maintenant clairement menaçant, haineux, et
triomphant aussi.
Instinctivement, Sydney eut envie de fuir, mais
comme la femme faisait encore quelques pas dans sa
direction, elle fut incapable de bouger et ne put que la
fixer, fascinée. Et, quand une main lui prit
brusquement le bras, elle sursauta violemment.
Terrifiée, elle se retourna, et vit le visage hostile de
Jack.
— Que diable faites-vous là ? demanda-t-il. Vous
rendez-vous compte que nous vous avons cherchée
partout? Claus est presque malade d'inquiétude. Il a cru
que Carlton vous avait enlevée. Il a parcouru toute la
ville à votre recherche. Et vous êtes là, en train de jouer
tranquillement à la roulette...
— Jack..., murmura-t-elle en suffoquant presque de
soulagement.
— Ces plaques sont à vous? demanda-t-il en les
ramassant. Venez. Nous montons dans la suite, et ne
discutez pas. Je ne veux plus rien entendre, Sydney.
Vous épuiseriez la patience d'un saint.
— Jack, répéta-t-elle. Cette femme, là-bas... Elle
me fixe depuis...
Il leva la tête.
— Quelle femme ?
Sydney se tourna vers l'endroit où elle venait de la
voir, mais elle avait disparu.
— Elle était là, assura-t-elle. Vous n'allez peut-être
pas me croire, mais elle semblait sur le point de
m'agresser...
— Mais oui, Sydney, murmura-t-il sans prendre la
peine de dissimuler son incrédulité. Bien sûr. Combien
de verres avez-vous bus?
— Je n'ai rien...
Elle s'interrompit en remarquant subitement la
tenue débraillée de Jack : sa veste jetée sur l'épaule, sa
cravate de travers, sa chemise froissée et pleine de
taches vertes.
— Mon Dieu! Jack... Que vous est-il arrivé? Vous
êtes dans un état... Vous avez eu une... une explication
avec ces deux gangsters?
— Non. Avec deux bambins de cinq ans, répondit-
il en l'entraînant vers les ascenseurs. C'était bien pire.
Ils m'ont terrassé en un rien de temps.
— Des enfants de cinq ans? répéta-t-elle tandis
qu'il la poussait dans l'ascenseur.
Elle jeta un coup d'œil derrière elle, dans l'espoir de
revoir l'inconnue. Mais celle-ci s'était volatilisée.
Quand la porte de l'ascenseur se referma, Sydney
lança un regard rapide à Jack. Impassible, il fixait le
mur devant lui. Elle ne savait pas très bien ce qu'elle
s'était attendue à voir sur son visage, de la culpabilité ?
de la dissimulation ? de la mauvaise foi ? En tout cas, il
n'avait pas l'air d'un homme qui venait de rendre visite
à une autre femme.
Le cœur serré, elle s'apprêta à lui poser des
questions. Pour ne pas devenir folle, elle devait savoir
le pire une fois pour toutes.
— Jack, commença-t-elle d'une voix faible mais
calme, vous n'avez rien à me dire?
Baissant les yeux vers elle, il leva les sourcils en
une expression ironique.
— Moi? Je me demandais justement si, vous, vous
n'aviez pas quelque chose à me dire.
— Moi ? Non, je n'ai rien à dire. Ce n'est pas moi
qui me suis esquivée furtivement...
— Comment? fit-il d'un ton incrédule. De quoi
parlez-vous ? Vous avez échappé à la surveillance de
Claus, et disparu pendant trois heures. Je vous ai dit où
j'allais.
L'ascenseur s'arrêta au huitième étage, et la porte
s'ouvrit.
— Vraiment? répliqua-t-elle, la gorge serrée par les
larmes qu'elle retenait à grand-peine. Vous deviez aller
voir une vieille connaissance. Vous n'avez pas précisé
qu'elle était blonde, très belle, riche... Je suppose que
ces détails vous sont sortis de l'esprit.
Un petit homme trapu, vêtu d'un costumé brun trop
grand pour lui, voulut entrer dans la cabine. Jack leva
une main pour l'arrêter.
— Prenez un autre ascenseur.
— Mais je monte au dixième étage, protesta
l'homme.
— Suivez mon conseil, mon vieux, attendez l'autre
ascenseur. C'est plus prudent.
Et pressant sur le bouton, Jack se tourna vers
Sydney, tandis que la porte se refermait devant
l'homme stupéfait.
— Vous m'avez suivi, accusa-t-il. Mon Dieu ! je
n'arrive pas à y croire ! Vous m'avez suivi !
— Naturellement. J'ai eu peur que vous ayez des
problèmes. J'ai pensé que vous pourriez avoir besoin de
moi.
Elle étouffa un sanglot.
— Je ne savais pas que vous alliez voir votre
maîtresse.
— Ma maîtresse! Ça, c'est la meilleure de l'année,
répliqua-t-il, furieux. Belinda n'est pas ma maîtresse,
mais ma cousine. Pour l'amour du Ciel, Sydney, êtes-
vous donc complètement cinglée?
L'ascenseur s'arrêta à leur étage, mais aucun d'eux
ne fit un mouvement pour en sortir.
Affreusement embarrassée, Sydney agita
vaguement la main.
— Votre cousine?... C'est vraiment votre cousine?
— Oui, ma cousine. Et depuis toujours. Elle, ma
tante et mon oncle, sont la seule famille de ma mère. Je
suis allé voir ses enfants, et lui demander un service.
C'est tout.
Sydney se sentit rougir violemment.
— Oh ! Mon Dieu ! dit-elle tout bas, trop gênée
pour le regarder, je suis stupide...
— Il faut reconnaître que vous...
Soudain, il sourit, et secoua la tête avec un petit
rire étonné.
— Vous êtes parfois imprévisible, reprit-il. Mais
enfin, à quoi pensiez-vous ? Aviez-vous oublié que
nous venions de passer la moitié de la nuit à faire
l'amour? Vous ne m'avez pas entendu quand je vous ai
dit que j'étais en train de tomber amoureux de vous?
Humiliée, Sydney ferma les yeux.
— Si, je vous ai entendu. J'ai pensé... je ne sais
plus. J'ai cru que vous ne le pensiez pas vraiment.
La porte de l'ascenseur était ouverte, retenue par le
pied de Jack. Prenant Sydney par le bras, il l'entraîna
sur le palier. Là, la saisissant par les épaules, il
l'obligea gentiment à lui faire face.
— Pourquoi? demanda-t-il doucement.
Elle s'agita, fuyant son regard.
— Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas cru, c'est tout. Et
cette femme... votre cousine, est tellement belle. Je ne
suis pas comme elle. Je pense que je ne suis pas le
genre de femme dont les hommes comme vous
tombent amoureux.
L'air interdit, Jack la fixa un instant. Puis, lui
serrant les épaules, il lui fit faire volte-face et, sans un
mot, la guida dans le couloir vers la suite.
Quelques secondes plus tard, il poussait la porte et
la refermait derrière eux d'un coup de pied.
— Monsieur Ames ?
Claus se leva, et les regarda tous les deux avec
inquiétude.
— Allez faire un tour, Claus, ordonna Jack en
poussant Sydney dans le salon. Allez au cinéma.
— Mais, monsieur Ames...
— Allez où vous voudrez, je vous en prie, insista
Jack.
— Oui, monsieur. Claus hésita, et ajouta :
— Bonjour, mademoiselle Sydney.
— Oh ! Rebonjour, Claus, répondit-elle d'une voix
tremblante tandis que Jack la poussait dans la chambre
avant de refermer la porte derrière eux.

Jack amena Sydney devant les portes en miroir de


la salle de bains, et l'obligea à s'arrêter.
— Regardez-vous, dit-il. Rien qu'une fois,
regardez-vous vraiment, Sydney.
A contrecœur, elle leva la tête, et rencontra les
yeux de Jack dans le miroir, ses yeux noirs au regard
intense et presque implorant. Elle était toute petite
devant lui, le haut de sa tête lui atteignant à peine le
menton. Et les mains bronzées qui la tenaient par les
épaules étaient puissantes et possessives.
— Ce n'est pas moi qu'il faut regarder, dit-il, c'est
vous. Longtemps, et très attentivement.
Timidement, elle jeta un regard à la femme dans le
miroir. Celle qui lui rendit son regard ne pouvait être
qualifiée de mince, ni même d'élancée. Cependant,
avec ce tailleur de toile blanche gansé de rouge qui
mettait en valeur ses courbes généreuses, elle paraissait
proportionnée et plutôt bien tournée. Elle avait de
grands yeux bleus brillants, en amande, un regard
malicieux. Quant à ses joues qui lui semblaient
toujours brûlantes de honte, elles étaient simplement
joliment roses.
Extrêmement surprise, Sydney cessa de contempler
son reflet et, levant les yeux vers celui de Jack, elle vit
un sourire heureux éclairer son visage.
— Oui, vous voyez, n'est-ce pas? Vous vous voyez
enfin telle que vous êtes.
Sans réfléchir, Sydney fit un pas en avant. Levant
une main, elle toucha l'image de la femme dans le
miroir du bout des doigts, tandis que celle-ci faisait de
même.
« Est-ce vraiment moi ? » se demanda-t-elle. La
femme qu'elle voyait là, devant elle, était jolie. Avait-
elle réellement cet air intéressant et intelligent, plein de
vivacité et de gaieté, comme si elle allait se mettre à
rire ? Se pouvait-il qu'elle soit cette femme, qui avait
l'air... amoureuse ?
Elle entendit Jack bouger derrière elle.
S'approchant d'elle, il lui enveloppa la taille de ses
bras, et observa leurs deux reflets.
— Et ça, dit-il, les yeux brillants, c'est le genre de
femme dont un homme comme moi tombe amoureux.
Penchant la tête, Sydney contempla encore son
image. Un sourire étonné dansa sur ses lèvres.
— Vous savez, murmura-t-elle, peut-être que je ne
suis pas si laide que ça.
Rejetant la tête en arrière, Jack éclata de rire et, à
cet instant, elle se souvint du couple qu'elle avait vu
sortir du Starlight et entrer dans l'ascenseur. Combien
de temps avait passé depuis ce moment-là? Des jours?
Des années ?
Elle se rappela clairement que, silencieuse, dans
l'ombre, elle les avait désespérément enviés. Et
brusquement, elle se retourna entre les bras de Jack,
enfouit le visage contre sa chemise striée de taches
d'herbe, et l'enlaça étroitement de ses bras.
Cette femme dans le miroir, c'était elle. Elle-même,
belle, heureuse et amoureuse.
Quand Jack lui releva le menton et s'empara de sa
bouche, elle l'embrassa de toute la joie et de
l'émerveillement qui lui gonflaient le cœur. Lui
caressant le dos, elle se laissa envahir par la chaleur de
ce corps masculin, tandis qu'elle buvait avidement ses
baisers.
Ils se dirigèrent bientôt vers le lit, sans cesser de
s'embrasser tout en se déshabillant l'un l'autre, sans que
Sydney hésite un seul instant. Et quand ils furent nus
sur le drap, elle sut que, cette fois, elle lui donnait plus
que son corps. Cette fois, elle lui donnait son cœur.
— Pas question ! protesta Sydney comme Jack s'y
attendait.
S'adossant à l'oreiller, elle croisa les bras d'un air
belliqueux.
— Vous ne me cacherez pas quelque part, Jack
Ames, reprit-elle. Nous resterons ensemble.
— Sydney, dit-il patiemment, soyez raisonnable.
Indolent après l'amour, il n'avait aucune envie de se
bagarrer de nouveau avec elle.
— Carlton n'est pas homme à plaisanter, ajouta-t-il.
Lui et ses hommes ne connaissent que la violence. Je
ne peux pas croire que vous souhaitiez le vérifier par
vous-même.
— Peut-être pas, mais je veux être avec vous
jusqu'à la fin. C'est comme ça.
— Tout ce que je vous demande, c'est de rester
chez Belinda quelques jours.
— N'y pensez plus, dit-elle. Je ne me cacherai pas.
Au contraire, je ne vous lâcherai pas une seconde. Si ce
Carlton vous inquiète, faisons nos bagages et
installons-nous ailleurs. Nous pourrions aller à la
Casbah.
— C'est ça, à la Casbah. Carlton ne pensera jamais
à venir nous chercher là-bas.
— Ce n'était qu'une suggestion.
— Je peux aller n'importe où, Sydney. S'il veut me
trouver, il y parviendra.
Il tendit le bras, prit une cigarette dans le paquet
posé sur la table de chevet et l'alluma.
— Il vaut mieux que je reste ici, au cœur des
événements. Ainsi, je ne les perds pas de vue, et je
peux découvrir ce qu'ils préparent. Et si j'ai de la
chance, je peux même trouver qui a volé cet argent
avant que deux des associés de Carlton ne
m'embarquent dans une voiture, et ne me règlent mon
compte dans le désert.
Sydney pâlit.
— Ne dites pas des choses pareilles. Vous ne
croyez tout de même pas qu'il vous ferait ça?
— Parce que Carlton et moi sommes de bons vieux
copains depuis des années? répliqua-t-il en portant la
cigarette à ses lèvres. Si, je suis certain qu'il le ferait
sans hésiter, pour retrouver ses deux millions de
dollars. Ce type-là a le cœur gros comme un pruneau,
et tout aussi ratatiné. Je veux simplement que vous ne
soyez pas dans les parages s'il devient impatient et s'il
se met à imaginer des plans de vengeance.
Il semblait de plus en plus soucieux, et elle tira
machinalement le drap sur elle.
— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu'à attraper le
voleur. Ou les voleurs. Vous disiez qu'à votre avis,
c'est quelqu'un qui est proche de Carlton?
— Oui, c'est vraisemblable. Ça pourrait être un
professionnel, mais s'il a assez de cran pour faire un
coup pareil, il ne peut pas être assez stupide pour voler
Carlton. Ce doit être quelqu'un de son entourage. Peut-
être Bovo, son directeur. Celui-là m'a toujours semblé
rapace et idiot. Il en est sûrement capable.
— Oui, mais est-ce qu'il est toujours là? Ne faut-il
pas chercher parmi ceux qui ont éventuellement
disparu ? Si j'avais volé autant d'argent, je ne crois pas
que je me présenterais à mon travail le lendemain
matin. Je serais déjà à l'autre bout du monde.
L'air pensif, Jack fixa quelques secondes le bout
rougeoyant de sa cigarette.
— Vous avez raison. Celui qui a fait le coup est
probablement parti aussitôt après, et le plus loin
possible. Pourtant, si un proche de Carlton avait
brusquement disparu, j'en aurais entendu parler.
Carlton serait forcément au courant, lui aussi, et il se
serait déjà lancé à sa recherche.
— Peut-être que ce n'est pas quelqu'un de son
entourage.
Il fronça les sourcils.
— Peut-être.
Sydney s'allongea sur le lit, et posa la tête sur la
poitrine de Jack. Il tendit le bras et écrasa la cigarette
dans le cendrier posé sur la table de chevet.
— Vous savez quoi ? demanda-t-elle soudain en
levant la tête, ça paraît fou, surtout quand je pense
combien je hais le type qui... me fait chanter. Mais sans
ce maître chanteur, je ne serais jamais venue à Vegas.
Si je n'étais pas venue à Vegas, je n'aurais pas reçu la
lettre de ce pauvre homme à la place d'une autre. Et si
je n'avais pas reçu cette lettre, je ne serais pas allée au
Starlight, et nous ne nous serions jamais rencontrés.
Jack sourit sans vraiment l'écouter, et lui caressa
les cheveux.
— C'est étrange, non? ajouta-t-elle.
— Oui, très étrange.
Une vague idée le tourmentait, le harcelait.
Quelque chose lui échappait, quelque chose d'essentiel
qu'il aurait dû voir.
— Il doit m'appeler demain, poursuivit-elle. Est-ce
que je vous l'ai dit?
Jack ne l'entendit pas. Il s'était passé tant
d'événements qu'il ne distinguait plus très bien ceux
qui concernaient le voleur. Tout s'embrouillait dans sa
tête. Comment rassembler les pièces du puzzle, alors
qu'il ne savait pas lesquelles étaient les plus
importantes ?
— Oui ? murmura-t-il. Quoi ?
— Oh ! rien, rien...
Posant de nouveau la tête sur le torse de Jack,
Sydney traça du doigt une ligne dans la toison brune
bouclée.
— Il y a quelque chose, Sydney, dit-il d'un ton
pensif, quelque chose que je ne comprends pas...
— Que voulez-vous dire exactement?
Baissant les yeux vers elle, il la regarda d'un air
triste.
— Ne le prenez pas mal, mais je ne peux pas
m'empêcher de penser que, d'une manière ou d'une
autre, vous êtes la clé de toute l'histoire.
— Moi? Mais comment serait-ce possible? Je
n'avais jamais entendu parler de ces gens il y a encore
quelques jours.
Elle l'examina un instant en silence.
— Jack?
Brusquement, comme l'écho d'un gong, un
souvenir émergea de sa mémoire, et il sentit son cœur
cogner dans sa poitrine. L'idée, si complète et simple,
lui vint en un éclair, et il comprit. Pas tout, mais
suffisamment pour être sûr d'avoir raison. Il secoua la
tête.
— Jack? fit Sydney d'une voix anxieuse. Qu'y a-t-
il?
Il lui fit un petit sourire.
— Non, murmura-t-il comme pour lui-même, non,
c'est impossible. Personne n'est stupide à ce point,
n'est-ce pas?
— Quoi ? Que dites-vous ?
Elle s'agenouilla près de lui, le regarda avec
inquiétude.
— Que se passe-t-il, Jack?
— La clé.
Sydney le fixa sans comprendre.
— La clé?
— Oui. La clé. Peut-être que nous avons la solution
sous les yeux depuis le début.
— De quoi voulez-vous parler?
— La clé. La petite clé qui était dans l'enveloppe
avec la lettre. Vous vous souvenez? Il n'y avait pas
seulement une lettre, mais aussi une clé.
Elle semblait interloquée.
— C'est peut-être ça, Sydney, dit-il en s'asseyant
dans le lit, tout excité. C'est peut-être la solution.
Réfléchissez... Durant la nuit qui a suivi notre
rencontre, votre chambre a été saccagée. Fouillée de
fond en comble. Peut-être cherchait-on la lettre ou
plutôt la clé ?
— Oh!
— C'est ça, ce ne peut être que ça. Où est la lettre,
Sydney? Où l'avez-vous mise?
Elle le regarda d'un air consterné.
— Vous m'avez dit de la jeter.
Assise dans le lit de Jack, Sydney vidait le contenu
de son vieux sac sur le drap.
— Je me trompe peut-être. Il se peut qu'elle soit
encore là-dedans, murmura-t-elle.
Elle passa en revue la pile de vieilles enveloppes et
de paquets de chewing-gum vides, et jeta de côté une
édition de poche d'un roman policier, plusieurs tubes
tout plissés de crème solaire, un collant, trois pellicules
neuves de photos noir et blanc, un tablier de serveuse...
— Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Jack en
ramassant un petit objet carré.
Elle le lui prit des mains, et le jeta dans le tas avec
une cassette dont la bande était sortie et hâtivement
enroulée autour du boîtier, et une barre de muesli à
moitié mangée.
— C'était dans mon mixer. Il est en panne, et
j'avais l'intention de changer cette pièce.
— J'ai du mal à croire que vous transportez tout ce
fourbi avec vous. Pourquoi ce tube de dentifrice?
L'air sévère, elle récupéra le tube.
— Pour me brosser les dents quand je ne suis pas
chez moi.
Et elle ajouta, sur la défensive :
— J'ai besoin de tout ça. C'est utile.
— Vraiment?
Feuilletant un petit agenda aux pages
désespérément blanches, elle s'écria tout à coup :
— Jack ! Elle est là. La voilà !
Triomphante, elle agita en l'air l'enveloppe
chiffonnée aux coins écornés.
— La clé est à l'intérieur? demanda-t-il.
Comme elle secouait l'enveloppe, un grand sourire
éclaira son visage.
— Oui ! Elle y est. Une mystérieuse petite clé
dorée. Elle la lui tendit, se redressa, et le regarda qui
faisait tourner la clé entre ses doigts en l'examinant.
— Cinquante-trois, murmura-t-il en lisant
l'inscription au dos de la clé. Qu'est-ce que ça peut bien
signifier?
— Un numéro de coffre à la banque ?
— Peut-être. Ou celui d'une consigne. Une
consigne d'aéroport, de gymnase... Comment savoir?
Prenant dans le tas, devant lui, un stylo et ce qui
restait d'un carnet tout froissé de commande de
serveuse, il se mit à écrire rapidement. Sydney
l'observa un moment avant de demander :
— Qu'est-ce que vous faites?
— J'écris un mot à Carlton, répondit-il en levant
brièvement la tête pour lui sourire. Pour gagner un peu
de temps.
— Que lui dites-vous? Il arracha le feuillet.
— Je lui dis que je pourrais retrouver son argent, à
condition qu'il nous laisse tranquilles pendant vingt-
quatre heures.
— Je vous rappelle que nous n'avons aucune idée
de l'endroit où se trouve cet argent. Comment comptez-
vous vous y prendre pour le retrouver ?
Pliant le bon de commande, Jack lui fit un petit
sourire mystérieux.
— Pour commencer, nous allons nous habiller.
Puis, dans cette ville où tout le monde fait la bringue,
dans Las Vegas, la ville du péché, Sydney, mon amour,
nous nous lancerons dans la plus folle chasse au trésor
de notre vie.

Avec ses escarpins à hauts talons, Sydney avait du


mal à suivre Jack dans le vaste hall de l'aéroport
McCarran. Encore une fois, elle tira sur la manche de
sa veste.
— Ça vaut la peine d'essayer, non? insista-t-elle.
Nous avons vérifié les casiers de tous les
établissements de mise en forme, ceux des hommes et
ceux des femmes. Ceux du club de golf, de la gare, des
trois banques les plus proches, et de deux centres
commerciaux. Vous avez même envoyé Claus dans les
vestiaires des employés de l'hôtel...
— Nous perdons notre temps, Sydney, je vous
assure. Il poussa la porte de verre, et la laissa passer
devant lui. L'air était chaud et lourd, chargé de la
poussière du désert. Un avion s'élevait dans le ciel avec
un bruit d'enfer.
— Ce n'est pas mon avis, protesta-t-elle en criant
presque pour dominer le bruit des moteurs. Nous
devons continuer. Nous n'avons pas visité toutes les
consignes de cette ville.
Tout en faisant signe à un voiturier de prendre en
charge son véhicule, Jack se tourna vers elle. Dans
cette robe droite moulante et sans manches de soie bleu
vif, et avec ce chapeau blanc à large bord au ruban
assorti à la robe, il pensa qu'elle semblait aussi fraîche
et délicate que les jacinthes qui poussaient à profusion
sur l'île de San Miguel au printemps. Et il eut une envie
presque irrésistible de l'embrasser, de la prendre dans
ses bras et de lui enlever cette robe de soie.
— J'ai une meilleure idée, commença-t-il d'un ton
suggestif. Si nous disions que c'est le soir? Nous
reprendrons nos recherches demain matin.
Elle le dévisagea attentivement, et comprit ce qu'il
avait en tête.
— Oh ! non, nous ne ferons pas ça. Nous allons
mettre la main sur ces deux millions, et en finir avec
les menaces de Carlton. Et je sais exactement où nous
trouverons l'argent : à la consigne de la gare routière.
Il ouvrit devant elle la portière de la petite
décapotable rouge, donna un pourboire au voiturier, et
s'installa au volant.
— Le genre de personne qui a accès au coffre privé
de Carlton ne fréquente sûrement pas beaucoup la gare
routière, Sydney.
Retenant son chapeau d'une main, tandis qu'il
démarrait, elle lui lança un coup d'œil.
— Vous n'en savez rien, assura-t-elle.
Il conduisait vite maintenant, et la Mercedes
fonçait, se faufilant entre les voitures.
— Ne jouez pas au snob, Jack. Beaucoup de gens
prennent l'autobus. De plus, nous ne savons qui au
juste a pris l'argent. Que ce soit quelqu'un qui travaille
au casino n'est qu'une hypothèse, ne l'oubliez pas.
Jack eut un sourire déçu.
— Je m'incline, répliqua-t-il, vous avez peut-être
raison. Très bien, si vous voulez aller à la consigne de
la gare routière, nous y allons.
Et comme il doublait un camion, il laissa glisser la
main du volant sur la jambe de Sydney.
— J'espère que nous n'aurons pas un accident avant
d'y arriver, dit-elle en tirant sur l'ourlet de sa robe, et en
repoussant la main de Jack. Il me semble que nous
roulons un peu trop vite, vous savez.
10

Une odeur de renfermé imprégnait la salle d'attente


miteuse de la gare routière. Avec ses murs grisâtres et
ses rangées de sièges bon marché en plastique, la salle
où traînaient des voyageurs à l'air fatigué et indifférent
était lugubre.
Sydney se dirigea d'un pas décidé vers les casiers
de la consigne, contre le mur du fond. Elle regrettait
d'avoir insisté pour venir ici, et elle commençait déjà à
se préparer à une inévitable déception.
Jack avait raison, elle le reconnaissait, personne ne
cacherait deux millions de dollars dans un endroit
comme celui-ci. A l'évidence, ils étaient venus pour
rien.
— Eh bien, les voilà, dit-elle en essayant de
dissimuler son manque d'enthousiasme. Chaque rangée
est identifiée par une lettre.
Levant les yeux vers la troisième rangée à partir du
haut, Jack hocha la tête.
— Oui, voici les casiers C. Nous cherchons le C
cinquante-trois... Il doit être là-bas.
Sydney se dirigea vers l'autre extrémité du mur, en
faisant claquer ses hauts talons sur le sol carrelé.
— Il n'y a pas de numéro cinquante-trois, constata-
t-elle, pas vraiment étonnée. La rangée finit au numéro
trente.
— Non. Il y en a d'autres par ici.
Passant devant elle, il avait tourné dans un petit
couloir qui conduisait aux toilettes.
— Sydney ! appela-t-il. Venez... Le C cinquante-
trois est ici...
Le cœur battant, elle le rejoignit devant le casier.
Anxieuse, elle le regarda sortir la clé de sa poche.
Baissant les yeux vers elle, il lui fit un petit sourire
impatient. Puis, elle le vit introduire la clé dans la
serrure. Comme celle-ci y entrait facilement, Jack
poussa une exclamation étouffée.
Stupéfait, il s'immobilisa un instant.
— Mon Dieu ! dit-il tout bas. Et il tourna la clé.
Sydney se rapprocha un peu plus de lui pour
regarder l'intérieur du casier : une valise bleue aux
coins renforcés occupait à elle seule le petit espace. Et
quand Jack la souleva et la déposa sur le sol, à leurs
pieds, Sydney porta les mains à sa bouche.
Ils se regardèrent un long moment en silence, osant
à peine croire à leur chance. Puis, ils se sourirent.
— Ouvrez-la, chuchota Sydney. Ouvrez-la un tout
petit peu.
— Je vous le déconseille, fit soudain une voix
mauvaise au bout de l'étroit couloir, du côté des
toilettes.
Sydney sursauta, se tourna en direction de la voix,
et vit un jeune homme grand et blond approcher. Il
s'arrêta à côté d'eux, devant le casier. Assez bien de sa
personne, il devait avoir vingt-cinq ans. Et elle
remarqua tout de suite son regard étrangement
inexpressif et vide.
— Levez les mains que je puisse les voir, et
reculez, ordonna-t-il.
A côté d'elle, Sydney sentit que Jack se raidissait,
comme s'il s'apprêtait à bondir sur l'inconnu. Celui-ci
dut le remarquer, lui aussi, car il hésita et eut même un
très léger mouvement de recul. Et soudain, il sourit.
— J'ai une arme, prévint-il. Alors, reculez.
Aussitôt, Sydney vit la poche gonflée de l'homme,
et la peur lui coupa le souffle.
Jack serrait les lèvres, la colère faisait pâlir son
visage, et il fixait l'homme d'un regard perçant.
— Tony Martin, dit-il. Ainsi, c'était vous. J'aurais
dû y penser. Je savais que seul un idiot avait pu monter
un coup pareil. Vous ne savez donc pas que c'est
dangereux de voler des hommes comme Carlton ?
L'homme se redressa, visiblement nerveux
maintenant, avec une lueur d'inquiétude dans les yeux.
— Les mains en l'air ! répéta-t-il en s'avançant un
peu plus près d'eux. Je suis prêt à tirer s'il le faut. Et je
commencerai par la femme.
Un muscle tressaillit sur la mâchoire de Jack, mais
son expression méprisante ne changea pas.
— Levez les mains, Sydney, dit-il tout bas. Ça ira.
— Et reculez, ordonna l'homme.
— Vous ne vous en sortirez pas, fit Jack d'une voix
qui trahissait la colère froide qu'il contenait.
Il recula de quelques centimètres.
— Prenez l'argent si vous voulez, ajouta-t-il. Nous
saurons que c'est vous qui l'avez, et je suis sûr que
Carlton sera content d'apprendre qui l'a volé.
Tony se tenait maintenant tout près de la valise. Il
hésita.
— Il l'ignore. Carlton ne sait rien.
— Pas encore, précisa Jack calmement, mais il va
tout savoir. Nous le lui dirons dès notre retour au
casino.
Une lueur de peur apparut dans les yeux de Tony.
Puis, il eut un sourire contraint.
— Vous ne lui direz rien. Vous n'oserez pas. Il
vous recherche, Ames, et, s'il vous trouve, vous êtes
mort. Vous n'aurez pas le cran d'aller le trouver.
— C'est ce que nous verrons.
Avant que Sydney ne se rende compte de ce qui se
passait, Jack bondit en avant. Et elle le vit tendre
brusquement le bras, avant que les deux hommes ne se
jettent l'un contre l'autre.
— Allez-vous-en, Sydney ! Fuyez ! cria Jack.
Il avait saisi le bras de Tony, et la main tenant le
revolver était au-dessus de leurs têtes.
Horrifiée, paralysée par la peur, Sydney ne bougea
pas. Haletant et jurant, cramponnés l'un à l'autre, les
deux hommes luttaient pour le revolver. De son bras
libre, Jack frappa l'homme sous le bras.
— Courez, Sydney ! ordonna-t-il de nouveau.
Elle recula un peu, mais, terrifiée, fut incapable de
fuir.
Une fois de plus, Jack donna un coup de poing
dans les côtes de Tony. Celui-ci poussa une sorte de
grognement tandis qu'il lâchait l'arme, qui tomba par
terre. Avec un cri de rage, Jack le poussa contre les
consignes avec une telle force que Tony gémit, et,
sonné, il glissa sur le sol.
Eloignant le revolver d'un coup de pied, Jack se
pencha pour prendre la valise quand il vit Sydney le
regarder fixement, très pâle.
— Je vous ai dit de sortir d'ici, déclara-t-il d'une
voix dure. Que faites-vous ?
Elle continua à le regarder en silence. Il saisit la
valise, prit la main de Sydney, et se dirigea rapidement
vers la salle d'attente.
— Venez! Vite!... Il va se relever d'un instant à
l'autre et nous poursuivre.
— Il avait un pistolet... il ne bluffait pas, il avait
réellement une arme... il allait nous tuer..., balbutia-t-
elle en retenant son chapeau de sa main libre, tout en
courant derrière Jack vers la sortie de la gare routière.
Poussant la porte du pied, il l'entraîna sur la
chaussée jusqu'au parking.
— Nous aurions pu être tués, Jack... Cet homme
avait un pistolet...
Jetant la valise derrière les sièges, il sauta dans le
coupé décapoté sans prendre le temps d'ouvrir la
portière, et démarra immédiatement.
— Sautez, Sydney ! Pour l'amour du ciel,
dépêchez-vous!
Elle ouvrit la portière, et se glissa à côté de lui.
Déjà, il accélérait, et la Mercedes sortait du parking
dans un nuage de poussière.
Sydney regarda devant elle, tandis qu'ils roulaient à
toute allure dans les rues. Soudain, elle se retourna vers
la valise bleue, derrière eux. D'une main prudente, elle
toucha le fermoir de métal. Lorsqu'il s'ouvrit, Sydney
regarda rapidement Jack, qui l'observait dans le
rétroviseur.
Alors, avec une sorte de crainte, elle souleva le
couvercle de la valise, et jeta un coup d'œil à l'intérieur.
Poussant un petit cri, elle s'adossa de nouveau au siège.
— Qu'y a-t-il? fit Jack.
Les mains sur ses joues, Sydney répondit tout bas :
— Il y est. L'argent... Il est là. La valise en est
pleine. Il serra plus fort le volant, et eut un sourire.
— Nous avons trouvé les deux millions, Sydney!
s'écria-t-il. Nous avons réussi !
— C'est incroyable, Jack. Incroyable... Ces derniers
jours, on m'a fait chanter, on a saccagé ma chambre,
j'ai eu horriblement peur, et j'ai failli être tuée.
Et se tournant vers lui, elle lui fit un grand sourire.
— Oh ! Jack... Je ne me suis jamais autant amusée
de ma vie.
Sydney resta longtemps debout devant le grand
miroir de la salle de bains en marbre. Elle savait qu'elle
essayait de gagner du temps, de reculer l'instant où elle
devrait ouvrir la porte et rejoindre Jack. Cependant,
elle hésitait encore, et ce fut une main tremblante
qu'elle passa dans ses cheveux qui retombaient en
cascade sur ses épaules.
« C'est de la folie », songea-t-elle pour la centième
fois. Le plan de Jack était fou, terrifiant et certainement
très dangereux. Pourtant...
Une fois de plus, un frisson d'excitation la
parcourut. S'ils parvenaient à suivre ce plan, si cela
réussissait, et Jack assurait que c'était possible, ce
serait le coup le plus audacieux et le plus lucratif qu'on
ait jamais vu à Las Vegas.
Et elle y aurait participé.
Elle se contempla très attentivement dans le miroir.
Dans cette robe du soir en lamé rouge vif, descendant
jusqu'aux chevilles et retenue par deux fines bretelles
sur les épaules, elle avait tout l'air d'une femme
élégante et fortunée. Selon Jack, c'était exactement
l'apparence qu'il fallait. Mais, avec ses grands yeux
bleus trop brillants, et ses joues colorées trahissant sa
fébrilité, elle ressemblait plutôt à une femme au bord
de la crise de nerfs.
Enfant, elle avait toujours eu une préférence pour
les montagnes russes. Ce qu'elle éprouvait à cet instant
était très proche de ce qu'elle avait connu des années
plus tôt dans les fêtes foraines. A cette époque-là, la
peur et l'appréhension lui nouaient l'estomac avant de
monter dans un de ces manèges. Terrifiée à l'idée de
grimper dans la petite voiture sur rails, elle savait
toujours à l'avance qu'elle serait incapable de résister
au désir de le faire. L'attirance était plus puissante que
tout. C'était ce que Jack voulait dire quand il parlait de
l'excitation particulière qui accompagnait ce genre
d'expérience. Et il avait raison : cela vous montait à la
tête, vous grisait.
Le cœur battant un peu trop vite, Sydney continua
de se regarder dans le miroir, mais l'air songeur
maintenant. Comme elle avait changé en quelques
jours... La jeune fille timide et mal habillée n'existait
plus. Elle était désormais cette femme élégante,
décidée, pleine d'audace et... et oui, séduisante. Une
transformation radicale.
Elle se dit alors que, sans Jack, elle n'aurait peut-
être jamais su qu'elle pouvait être cette femme-là. A
cette pensée, elle fut envahie par un autre genre de
peur. Pourrait-elle continuer à être cette femme, quand
elle serait revenue à Venice Beach ? Parce que le jour
où elle devrait se séparer de Jack approchait. Elle
retrouverait son univers, tandis que Jack retournerait
dans cette île des Bahamas, très loin d'elle.
Tout cela ne pouvait finir que comme ça.
Soudain, le cœur serré, Sydney recula un peu, et
lissa de ses paumes l'étoffe scintillante de sa robe
longue. Elle allait quitter Jack, et ne plus jamais le
revoir... Cette idée était déchirante. Elle décida qu'elle
y penserait plus tard. Pas maintenant. Demain, quand
elle ne pourrait plus l'éviter, ce serait bien assez tôt.
Ce soir, elle faisait un tour de montagnes russes
avec lui, et, quel que soit le danger, elle en savourerait
chaque minute. Cette décision prise, elle se retourna
résolument, sortit sans hésiter davantage de la salle de
bains, et se dirigea vers le salon où Jack l'attendait.
En le voyant, si merveilleusement beau,
suprêmement élégant dans son smoking, d'une
distinction parfaite, elle faillit, dans un élan, courir vers
lui et l'enlacer. Au lieu de cela, elle marcha calmement
sur l'épaisse moquette, et s'arrêta devant lui.
Il eut un sourire éclatant, heureux. A cause d'elle,
ou du jeu qu'ils s'apprêtaient à jouer? Sydney se le
demanda. Et lorsqu'il recula un peu pour mieux la
contempler, avec un petit sifflement admiratif, elle eut
la réponse à cette question, et elle fondit de plaisir.
— Vous êtes vraiment étourdissante, Sydney. J'en
ai le souffle coupé.
Elle sentit ses joues s'enflammer.
— Eh bien, dit-elle modestement, c'est un exploit...
parce que, je vous l'avoue, je suis un peu nerveuse...
Lui entourant les épaules, il l'attira près de lui et
l'embrassa doucement sur le front.
— Nous ne sommes pas obligés de faire ça, dit-il.
Nous pouvons rendre l'argent tout de suite, et personne
n'en saura jamais rien. Je reconnais que ça ne m'aurait
pas déplu de m'amuser un peu aux dépens de Carlton.
Il le mérite bien et Tony Martin plus encore. Mais si
vous préférez que nous y renoncions...
Sydney l'interrompit.
— Non, je veux aller jusqu'au bout. J'aimerais voir
la tête que feront Carlton et Tony Martin quand ils se
rendront compte de ce que nous avons fait.
— Vous aurez sûrement l'occasion de les voir.
Il lui serra un peu plus fort les épaules.
— Vous avez du cran, Sydney. Je l'ai su dès la
première fois que j'ai posé les yeux sur vous. Avant la
fin de la soirée, nous aurons rendu à ces deux-là la
monnaie de leur pièce.
Claus entra sans bruit dans la suite, et, debout sur
le seuil, il toussota.
— Tout est prêt, monsieur Ames. Vous aviez
raison, à la caisse, ils n'ont pas reconnu le nom de Mlle
Sydney.
Jack eut un petit sourire diabolique.
— Magnifique. Le jeu a commencé.
Glissant le bras de Sydney sous le sien, il ajouta :
— Mademoiselle Sydney Stone de Venice Beach,
Californie, vous avez un crédit de deux millions de
dollars au casino et à l'hôtel Sunburst. Que dites-vous
de ça?
Tendue, elle se laissa entraîner vers la porte.
— Encore un mot... Surtout, n'oubliez pas de me
dire ce que je dois miser.

— Monsieur Ames, dit le portier, visiblement


impressionné. Nous ne... nous attendions pas à vous
voir ce soir.
— J'en suis certain, Walter, répliqua Jack
aimablement. M. Van Hausen est là?
— M. Van Hausen? répéta Walter comme s'il
n'avait encore jamais entendu prononcer ce nom.
Nerveux, il jeta un coup d'œil derrière lui.
— Non, monsieur. Pas encore.
— Très bien. Vous vous souvenez de Mlle Sydney
Stone, n'est-ce pas, Walter?
Jack vit que le portier reconnaissait le nom,
certainement averti un peu plus tôt qu'une flambeuse
inconnue avait fait une apparition surprise au casino.
— Oui, bien sûr, mademoiselle Stone. Confus,
Walter s'inclina légèrement.
— J'ai promis à Mlle Stone de lui donner quelques
conseils sur le jeu, ce soir.
Marchant vers la porte du casino privé, Jack ajouta
pardessus son épaule :
— Assurez-vous que nous serons bien installés,
Walter. Nous ne voudrions pas que Mlle Stone ne se
plaise pas ici, et s'en aille, n'est-ce pas?
L'air abasourdi et inquiet, Walter les suivit des
yeux jusqu'à ce qu'on leur ouvre la porte. Avant
d'entrer dans le casino privé, Jack vit le portier
s'éloigner précipitamment, probablement vers l'appareil
téléphonique le plus proche pour appeler la ligne
directe du bureau privé de Carlton.
Avec un sourire froid, Jack prit le bras de Sydney,
et il l'escorta dans le casino. Il savait que, dès que
Carlton apprendrait la nouvelle, il commencerait à se
douter de quelque chose. Mais il serait déjà trop tard.
Hochant la tête et saluant les visages familiers,
Jack guida Sydney vers les tables de baccara. Il était
très fier de marcher à côté d'elle, si élégante dans cette
robe du soir en lamé rouge, et tout heureux pour elle
que les gens rassemblés autour des tables se tournent
sur leur passage.
Il songea que, parmi toutes ces femmes riches, très
maquillées et couvertes de bijoux, Sydney semblait une
rose étincelante nouvellement fleurie. Elle n'avait pas
besoin de se maquiller pour rehausser son teint clair de
blonde et, si elle ne portait pas un seul bijou, elle
éclipsait toutes les femmes qu'elle approchait.
Une fois de plus, sans réfléchir, Jack faillit lui
confier ce qui l'avait hanté toute la journée. Depuis que
Belinda avait deviné ses sentiments pour Sydney, il
savait ce qu'il voulait faire. « Je suis amoureux de
Sydney », pensa-t-il avec un frisson d'émerveillement.
Après toutes ces années d'aventures passagères et de
vie solitaire, elle était entrée dans sa vie, dans son
cœur, propulsant son âme vers de nouveaux sommets.
Il se demanda comment lui avouer ses sentiments,
et lui demander de venir avec lui. Et une fois encore, il
imagina la réaction qu'elle aurait en découvrant sa
petite île paradisiaque, et la joie qu'il éprouverait la
première fois qu'il s'allongerait avec elle dans son lit,
dans la chambre fraîche qui donnait sur l'Atlantique.
La vie ne lui avait jamais paru aussi merveilleuse,
parce que, tout à coup, il voyait l'avenir plein d'amour
en compagnie de Sydney qui partagerait sa vie. Quand
elle lui donna un petit coup de coude dans les côtes
pour la deuxième fois, Jack revint enfin sur terre.
Comme elle le regardait d'un air intrigué, il lui fit un
sourire rêveur et heureux.
— Réveillez-vous, Jack, dit-elle tout bas. Que dois-
je faire?
— Que voulez-vous...
Il regarda sa bouche, admirant ses lèvres pleines
tandis qu'elle parlait.
— Pour le jeu ? chuchota-t-elle. Vous vous
souvenez ? Vous devez me montrer comment faire...
Jack s'éclaircit la gorge.
— Oh! oui, le jeu.
— Alors?
— Eh bien, ici, c'est le baccara.
Désignant du menton la table en forme de haricot,
il lui expliqua le jeu aussi simplement que possible.
— Le baccara se joue entre un banquier et des
joueurs, formant un ou deux tableaux. Le banquier
donne, une par une, deux cartes à chaque tableau et
deux à la banque. Elles sont retirées du « sabot »
contenant deux paquets de cinquante-deux cartes
préalablement battues. Pour gagner, il faut totaliser
neuf, ou s'en approcher le plus possible. L'as vaut un, le
deux vaut deux, et ainsi de suite jusqu'à dix qui vaut
zéro, comme les figures. Chaque fois que le total des
points dépasse dix, on retranche dix points. Par
exemple, seize compte pour six. Si le banquier a huit
ou neuf, il abat les cartes et gagne, à moins qu'il n'ait
huit et que l'un des adversaires ait neuf. Ça n'est pas
trop compliqué, n'est-ce pas?
Elle secoua la tête, et il poursuivit :
— Si le banquier a moins de huit, il offre une carte
à l'adversaire. Si celui-ci a huit ou neuf, il abat alors ses
cartes et, s'il a moins de huit, il accepte ou refuse la
carte proposée, selon qu'il pense améliorer ou non son
jeu. Même si l'adversaire refuse de prendre une carte,
le banquier peut le faire pour son propre compte. Cette
dernière carte, portant à trois le maximum de cartes que
chacun peut avoir en main, se tire à découvert. Donc, le
banquier tire ou ne tire pas, suivant qu'il suppose que la
dernière carte a amélioré ou non le point de
l'adversaire. Le banquier abat son jeu le premier.
Une petite ride de concentration entre les sourcils,
Sydney hocha la tête.
— Je crois que j'ai compris, assura-t-elle. Mais
comment saurai-je si je dois miser sur le banquier ou
sur le joueur?
— Je vous le dirai. J'ai une méthode, vous savez.
C'est vraiment facile quand on a l'habitude.
— L'habitude?
— Oui, de compter sur ses chances.
— C'est impossible, vous le savez bien. Il faudrait
un puissant ordinateur pour calculer ses chances avec
quelque certitude.
— Faites-moi confiance, Sydney.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle, l'air inquiet, je
n'arrive pas à croire que nous allons vraiment faire ça.
— Ce sera du gâteau. Ne vous inquiétez pas.
— Vous me direz combien miser?
— C'est le côté le plus intéressant du baccara. C'est
le seul jeu où, en misant cent mille dollars, on peut
gagner des millions. Il n'y a pas de limite.
— Et si je perds? demanda-t-elle d'une voix un peu
paniquée. Si nous misons tout cet argent et si nous
perdons, ce sera terrible. Nous allons nous servir de
l'argent de Carlton, et nous lui rendrons ses deux
millions de dollars. C'est bien ce que vous avez dit?
— Nous les lui rendrons... quand nous aurons
gagné une petite fortune avec son propre cash. Soyez
sans crainte, nous ne perdrons pas. Je ne perds jamais.
J'ai ma méthode secrète, Sydney. Vous avez
simplement à me croire.
Sydney passa la langue sur ses lèvres sèches.
— Une méthode secrète?
— Oui. Secrète.
— De quoi s'agit-il?
Jack sourit, et secoua la tête en silence.
— Peut-être pourrions-nous commencer par
quelque chose d'un peu moins risqué? proposa-t-elle.
Ces paris sont tellement élevés, Jack. Si on jouait à la
roulette un moment?
— Si vous voulez; Mais, Sydney, ajouta-t-il,
n'oubliez pas que la seule façon de gagner beaucoup,
c'est de jouer gros. Selon mon expérience, il faut
prendre les chances comme elles viennent.
— Oui, c'est ce que je commence à penser, dit-elle,
énigmatique.
« Si je me suis imaginé que je ne m'étais jamais
autant amusée de ma vie, pensa Sydney, c'est que je ne
savais pas encore ce que Jack avait prévu pour moi... »
Assise à la table de la roulette, elle plaçait des poignées
de plaques de mille dollars, sur les numéros qu'il lui
indiquait, ainsi que sur quelques-uns qu'elle choisissait
elle-même. Et elle vit avec stupéfaction la pile de
plaques devant elle grandir et grandir encore jusqu'à ce
qu'elle couvre tout l'espace de la table qui lui était
réservé.
— Continuez, chuchota-t-il alors derrière elle.
Elle hocha la tête en souriant, et plaça ses gains sur
la case noire numéro vingt et un. Quand la petite balle
se mit à tourner, elle agrippa la main de Jack, le cœur
battant à se rompre.
La balle s'arrêta sur le noir numéro vingt et un.
— Ça y est ! cria Sydney en se tournant vers Jack
et en l'enlaçant. Nous l'avons fait! N'est-ce pas
merveilleux?
Jack la regarda avec une expression de pur
bonheur. Puis, il l'enlaça à son tour, et lui embrassa le
sommet de la tête.
— C'est vous qui êtes merveilleuse, murmura-t-il.
Si nous buvions du champagne?
— Je croyais que nous ne...
— J'ai changé d'avis.
Faisant signe à un serveur d'une main, il laissa
l'autre sur l'épaule nue de Sydney, et la caressa
tendrement.
Ils jouèrent ensuite au zanzi et à la passe anglaise,
et, de nouveau, ils eurent une chance folle. Secouant
les dés dans le godet, Sydney les jeta encore et encore,
battant des mains chaque fois qu'ils gagnaient. C'était
la soirée la plus fantastique qu'elle ait jamais connue.
Buvant du champagne, sortant parfois sur la terrasse
pour retrouver leur souffle, ou dansant avec Jack au
centre du casino, il lui semblait qu'elle était l'héroïne
d'une nouvelle version de l'histoire de Cendrillon.
Plus tard dans la soirée, ils sortirent de nouveau un
moment sur la terrasse, après avoir eu des palpitations
à la roulette, et pour permettre au casino de rassembler,
compter et créditer les gains de Sydney. Là, elle sentit
que Jack se raidissait à côté d'elle.
— Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.
Soudain grave, il fixait un coin du casino visible à
travers les portes-fenêtres.
— Il est là, chuchota-t-il.
— Où?
Sans changer d'expression, Jack indiqua l'homme
d'un signe discret de la tête.
— Là. L'homme aux cheveux gris, près de la
femme en noir.
— Où? Oh! oui. Ainsi, c'est lui qui... Sydney serra
le bras de Jack.
— Jack... c'est elle, je la reconnais. La femme de la
salle du casino... Vous vous souvenez? Je vous ai dit
qu'elle avait l'air de vouloir m'arracher les yeux. C'est
elle.
— Bien sûr, Rachel, fit-il tout bas après un silence.
— Et... je crois que l'homme de la gare routière,
Tony Martin, était aussi au casino. J'en suis même
certaine. Il était là.
— Je vois. Finalement, je comprends tout.
— Qu'est-ce que vous comprenez? s'enquit-elle en
frissonnant à la vue de la belle brune.
— Je me demandais comment Tony avait pu voler
l'argent de Carlton tout seul. Il n'est pas assez malin.
Maintenant, je sais. Cette femme, Sydney, c'est Rachel
Bennet. Du moins est-ce ainsi qu'elle prétend s'appeler.
Il y a peu de femmes aussi dangereuses qu'elle à Las
Vegas. Elle est la maîtresse de Carlton depuis quelques
années.
— Et Tony ?
— Je parierais n'importe quoi qu'elle a tout
manigancé. C'est elle, le cerveau. Tony exécute les
ordres. Il est son lampiste. Peut-être sont-ils amants.
C'est Rachel qui devait connaître la combinaison du
coffre de Carlton.
Elle savait aussi quand il s'absentait. Elle a dû
apprendre qui vous étiez, et savoir que vous aviez la
clé de cette consigne.
— Vous croyez que c'est elle qui a saccagé ma
chambre ?
— Pas saccagé. Fouillé. Et oui, je crois que c'est
elle. Avec Tony. Ils cherchaient cette clé.
Sydney observa Rachel Bennet avec irritation.
— C'est elle qui a détruit toutes mes affaires, et qui
m'a fait tellement peur...
— Elle devait aussi vouloir vous effrayer,
naturellement. En tout cas, c'est elle qui a donné l'ordre
à Tony de tout détruire dans votre chambre. Mais ne
vous en faites pas, Sydney, vous êtes en train de
rattraper vos pertes.
Elle ne put réprimer un sourire.
— Vous croyez?
— Oui. Et je pense qu'il est temps de jouer au
baccara. Qu'en dites-vous?
Elle lui prit le bras.
— Ça me paraît une idée merveilleuse.
Debout au centre d'un groupe de joueurs et d'hôtes
du casino, Carlton et Rachel Bennet bavardaient. Mais
quand Sydney et Jack passèrent devant le groupe, ils se
turent. Sydney ne put s'empêcher de jeter un bref
regard en arrière, et elle vit qu'ils les regardaient, les
yeux de Rachel brillaient comme des poignards, et
ceux de Carlton étaient froids comme l'acier.
Jack lui tapota le bras.
— Ne vous inquiétez pas, Sydney. Nous allons
jouer encore un peu et nous partirons avant qu'ils ne
sachent ce qui leur arrive. Vous vous souvenez de mon
explication du baccara?
Bientôt, elle s'asseyait à la table de baccara, et
serrait nerveusement entre ses doigts le bord du
tabouret. A cause de l'importance des mises, il n'y avait
pas de plaques à cette table. Tout était enregistré par
ordinateur.
Quand Jack lui conseilla de miser dix mille dollars
sur le banquier, elle obéit. Et le regard rivé sur le sabot
et sur les quatre cartes à l'envers sur la table, elle
attendit anxieusement de pouvoir les retourner. Le
banquier gagna avec un six, et elle poussa un soupir de
soulagement.
— Cent mille dollars, lui dit Jack à l'oreille. De
nouveau sur le banquier.
— Combien ? murmura-t-elle.
— Vous m'avez bien entendu.
Quand le banquier gagna encore une fois avec un
neuf, le soulagement de Sydney se changea en vertige.
— Un million, fit Jack tout bas. Sur le banquier.
La bouche sèche, elle se retourna pour le regarder.
— Jack...
— Allez-y. Rappelez-vous ce que je vous ai dit sur
la seule façon de gagner gros... Et n'oubliez pas que j'ai
mon petit secret.
— Oui, mais...
— Allez-y, Sydney, mon amour.
Touchée par ce mot tendre, elle se sentit à peine
capable d'articuler quand elle dut annoncer le montant
de sa mise. D'une voix tremblante, elle déclara :
— Un million de dollars. Sur le banquier.
Après coup, elle ajouta tout bas :
— S'il vous plaît.
11

Dès que Sydney eut parlé, les autres joueurs


installés à la table se turent. Le visage figé, le donneur
plissa à peine les yeux, et elle vit la sueur jaillir sur sa
lèvre supérieure quand il répéta le montant annoncé au
surveillant debout derrière lui.
Une foule commença à se rassembler autour d'eux,
attirée comme des abeilles par le miel, par la tension
presque palpable qui régnait à la table. Les spectateurs
se bousculèrent pour mieux voir le joueur qui tirait une
première carte, puis une deuxième d'une main
tremblante.
Il y eut un silence absolu quand les cartes furent
posées à l'envers sur le tapis vert. Personne ne
bougeait, et on aurait dit que le donneur et le joueur ne
pouvaient se décider à les retourner.
Paralysée par la peur, la bouche sèche, les paumes
moites, Sydney regarda les cartes tandis qu'on les
retournait lentement l'une après l'autre. Les mains
étroitement serrées sur ses genoux, elle avait à peine
conscience que ses lèvres bougeaient en une prière
silencieuse.
— Le neuf, dit le donneur, et sans lever les yeux il
ajouta : la banque gagne.
Une sorte de bruissement se répandit dans la foule,
un soupir général. Terriblement lasse, trop sonnée pour
bien comprendre les paroles du donneur, Sydney
continua à fixer les cartes.
— Félicitations, lui dit Jack à l'oreille, aussi calme
que si on venait de lui offrir une boîte de cornflakes
gratuite au supermarché. Le banquier l'a emporté et
vous venez de gagner huit millions de dollars.
Par chance, la main de Jack était déjà posée sur
l'épaule de Sydney. En se levant, elle fit basculer le
tabouret, et elle perdait l'équilibre quand Jack la retint
et la remit sur ses pieds.
— Je crois que je vais être malade, Jack, avoua-t-
elle d'une voix faible.
Il l'enveloppa légèrement de ses bras, et l'embrassa
sur le front.
— Voulez-vous boire un peu de champagne ?
proposa-t-il.
Sans répondre, elle recula un peu entre ses bras.
— Non, dit-elle en un souffle. Regardez.
Suivant la direction du regard de Sydney, Jack
s'immobilisa un bref instant. Puis, il fit un sourire
glacial à Carlton, qui les fixait d'un air dur, et à Rachel
Bennet au visage d'un gris cendreux. Sans lâcher les
épaules de Sydney, il leur fraya un chemin parmi les
gens agglutinés qui la félicitaient, et s'arrêta devant le
couple.
— Carlton, fit-il aimablement avec un petit salut de
la tête.
— Jack.
Van Hausen prononça ce nom d'un ton si menaçant
que Sydney se mit à trembler légèrement, et se serra
contre Jack.
— J'ai passé une excellente soirée, fit Jack avec
jovialité. Fantastique. Désolé, mais nous ne pouvons
pas rester plus longtemps.
— J'en suis certain, répliqua Carlton d'un ton acide.
— Une chance merveilleuse pour une première
fois, non?
Il serra gentiment les épaules de Sydney, et ajouta :
— Elle a été formidable.
— Je dois vous parler, Jack.
— Avec plaisir, Carl. Déjeunons ensemble demain.
Jack se retourna, prêt à s'éloigner. Puis, il s'arrêta, et
désigna Rachel du regard.
— Vous devriez vous occuper davantage de
Rachel, Carlton. Elle ne semble pas très en forme.
Merci encore. Pour tout.
Lorsqu'ils furent dans le couloir, Sydney s'appuya
davantage au bras de Jack.
— Vous avez parlé de déjeuner? dit-elle. Vous
comptez vraiment déjeuner avec lui ?
Jack rit doucement.
— C'est peu probable. En fait, je dois vous dire que
Claus est déjà chez Belinda avec nos bagages. Je ne
crois pas qu'il soit prudent de revenir dans la suite.
Sydney fronça les sourcils.
— Et notre argent? Comment allons-nous le
retirer? Ils s'arrêtèrent devant les ascenseurs.
— Carlton a beau être un salaud rapace et sans
pitié, il est avant tout un homme d'affaires. Il n'a
aucune preuve, Sydney, seulement des soupçons. Il n'y
a que deux personnes qui savent ce que nous avons
fait... Rachel et Tony. Et nous pouvons être sûrs qu'ils
n'en diront rien.
— Alors, nous allons nous présenter à la caisse, et
demander nos huit millions de dollars ?
Elle le suivit dans l'ascenseur.
— Il s'agit en réalité de neuf millions sept cent
mille dollars. C'est vraiment votre jour de chance, vous
savez.
Subitement, Sydney se rendit compte de l'énormité
de ce qu'ils venaient de faire, et des conséquences de sa
chance inouïe au jeu. Elle s'adossa à la paroi de
l'ascenseur.
— Pincez-moi, Jack. Il me semble que je suis en
train de rêver.
Il rit tout bas avec jubilation.
— Vous ne rêvez pas, Sydney. Mais nous n'avons
pas encore fini.
— Non?
— Auriez-vous oublié ? Nous devons rendre ses
deux millions de dollars à Carlton.
Elle gémit. Et brusquement, elle se redressa et le
regarda d'un air soupçonneux.
— Comment avez-vous réussi à faire ça? demanda-
t-elle. Comment étiez-vous au courant à l'avance? On
aurait dit que vous connaissiez chaque carte avant
qu'on ne la retourne.
— Vous avez réellement eu cette impression ?
répliqua-t-il avec un sourire réjoui.
— Je me suis trompée ? Vous ne les connaissiez
pas ?
— Eh bien, non, pas exactement.
— Vous les devinez? C'est ça? Et pourquoi m'avez-
vous assuré que vous ne perdiez jamais ?
Jack haussa les épaules.
— Il y avait chaque fois une chance sur deux pour
que ce soit la bonne carte, non ?
— Je ne le crois pas. Tout ce que vous m'avez
raconté sur votre méthode secrète, sur votre habitude
du jeu depuis des années... Vous m'avez affirmé que
vous saviez ce que vous faisiez... Et finalement, vous
ne faites que deviner? Ce soir, nous avons simplement
eu de la chance ? Rien que de la chance ?
Il sourit, comme si elle venait de mettre le doigt sur
l'essentiel.
— C'est ça. C'est la chance.
— Oh ! Mon Dieu ! Et moi qui vous ai cru... Je
croyais vraiment à votre méthode secrète.
Jack fronça les sourcils.
— Mais c'est le secret, commença-t-il tandis que la
porte de l'ascenseur s'ouvrait sur la grande salle du
casino, et c'est pourquoi je ne pouvais pas vous en
parler davantage. Vous deviez la voir vous-même à
l'œuvre, pour y croire.
Sydney lui lança un regard perplexe.
— Parfois, vous n'avez qu'à fermer les yeux et à
vous en remettre au destin, Sydney, reprit-il avec une
véhémence qu'elle ne lui connaissait pas. Parce que si
vous avez la force de croire à la chance, vous ne
pouvez jamais perdre vraiment. La seule façon de
perdre à coup sûr, c'est de ne rien faire du tout.
— La chance? fit-elle, sceptique. Vous n'avez
compté que sur la chance, ce soir ?
— Bien sûr.
Ils sortirent de l'ascenseur. Jack s'arrêta tout de
suite et, du bout des doigts, il lui caressa tendrement la
joue.
— Vous voyez, Sydney, la chance ne m'a pas
abandonné un seul instant depuis le jour où je vous ai
rencontrée. Et ça, j'y crois.
Il faisait jour quand Sydney se réveilla. Elle s'étira
et, surprise, se rendit compte qu'elle portait toujours la
robe du soir en lamé rouge. Aussitôt, le souvenir des
événements de la veille lui revint à la mémoire, et elle
s'assit brusquement dans le lit.
Avaient-ils réellement vécu tout cela ? Avaient-ils
vraiment joué un million de dollars appartenant à
Carlton à l'une des tables de baccara dont Carlton était
aussi le propriétaire... Et finalement, avaient-ils
vraiment gagné?
Allongé près d'elle, Jack dormait profondément, le
visage dans l'oreiller. En arrivant ici, il avait seulement
défait le nœud de sa cravate et ouvert le col de sa
chemise, avant de se laisser tomber sur le lit à côté
d'elle et de s'endormir presque immédiatement.
L'aube commençait à blanchir le ciel, quand Jack
avait arrêté le coupé dans l'allée de la grande maison
basse de Belinda. Sydney jeta un regard à l'enveloppe
ordinaire de papier brun, posée sur la table de chevet,
près d'elle. L'enveloppe que Belinda déposerait à la
réception du Sunburst, cet après-midi. Jack y avait
glissé une plaque de mille dollars, ainsi qu'une petite
clé dorée et un ticket de bus pour Cincinnati. Et il était
certain que Carlton comprendrait en ouvrant
l'enveloppe.
Sydney sourit en se souvenant comme elle avait ri,
hier soir, quand Jack avait rempli de liasses de billets la
valise bleue, deux millions de dollars exactement, plus
un billet d'un dollar en guise d'« intérêts » pour ce prêt
généreux, comme il l'avait précisé.
Dans la pièce, devant le lit, et empilées dans un
fauteuil, deux valises en acier à double serrure,
contenaient chacune quatre millions de dollars. De
nouveau, Sydney ferma les yeux, et respira lentement
pour se calmer. « Non, ce n'est pas un rêve, pensa-t-
elle. C'est incroyable, impensable, inimaginable... mais
ce n'est pas un rêve. »
Et sans bruit pour ne pas réveiller Jack, elle se
glissa hors du lit, et traversa la pièce sur la pointe des
pieds jusqu'à la porte. Elle avait besoin de boire une
tasse de café, pour essayer de penser calmement aux
événements stupéfiants de cette nuit.
Pour commencer, elle était riche. Riche... Quel
drôle de mot. En se dirigeant vers la cuisine, elle se
demanda ce qu'elle allait bien pouvoir faire de tout cet
argent.
En l'entendant entrer dans la cuisine, Claus, debout
devant l'évier, se retourna. Sydney s'arrêta.
— Claus ! Que faites-vous là à cette heure-ci ?
— Il est 11 heures, mademoiselle Sydney. Voulez-
vous prendre votre petit déjeuner?
Sydney soupira, et secoua la tête, renonçant au
moment de solitude espéré.
— Seulement du café, répondit-elle. Très fort. Je
crois que j'ai bu trop de champagne, hier soir.
Silencieux, Claus se tourna vers le comptoir, prit la
cafetière et remplit une tasse de café. Et Sydney se
rendit compte qu'il évitait son regard.
— Voilà, dit-il plutôt gentiment en posant la tasse
sur la table, devant elle, mais en évitant toujours de la
regarder.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Claus? Vous paraissez
contrarié. Quelque chose vous préoccupe ? Que se
passe-t-il?
Visiblement mal à l'aise, il resta debout devant
l'évier, les yeux baissés sur ses énormes mains.
— Claus ? reprit-elle gentiment, que vous arrive-t-
il ? Il hésita encore un instant, et, finalement, leva les
yeux vers Sydney tout en cherchant dans la poche de sa
veste blanche. Il en sortit un bout de papier chiffonné,
et le lui tendit.
— Cet homme vous a téléphoné hier soir,
mademoiselle Sydney. La réception de l'hôtel a fait
suivre l'appel dans la suite de M. Ames. Et il a laissé ce
message pour vous.
Elle n'avait pas besoin de lire le mot pour savoir de
quoi il s'agissait. Posant la tasse, elle lissa le bout de
papier sur la table du plat de la main et le lut. Aussitôt,
sa gorge se serra et elle eut un petit frisson.
A midi, disait le mot. Il voulait la rencontrer à midi
dans un motel appelé La Porte du Désert.
Froissant le papier entre ses doigts, Sydney poussa
un profond soupir. Puis, elle se souvint de l'heure
précisée par Claus un instant plus tôt. 11 heures. Il ne
restait qu'une heure avant midi !
Elle se leva, et elle s'apprêtait à quitter
précipitamment la pièce, quand elle vit le géant au
crâne chauve en train de l'observer d'un air
malheureux.
— Ne me posez pas de question, Claus. Je n'ai pas
le temps de vous expliquer tout ça.
— Mademoiselle Sydney...
— S'il vous plaît, Claus.
— Si vous allez retrouver cette personne, vous
devriez avertir M. Ames. J'ignore ce que ce message
signifie, mais je suis sûr que vous devez lui en parler.
— Non ! cria-t-elle dans un élan de panique, qu'elle
maîtrisa rapidement. Non, Claus. Jack dort et je ne
veux pas le réveiller. Vous comprenez ? Si je le
dérange, il se fera peut-être du souci, et ça n'en vaut
pas la peine.
Claus ne répondit pas.
— Promettez-moi de ne rien lui dire, Claus, je vous
en prie, implora-t-elle.
— Je ne peux pas vous le promettre, mademoiselle
Sydney. C'est impossible. Si vous avez des ennuis...
— Je n'ai pas d'ennuis. Ceci est tout simplement
une affaire... personnelle. Ça ne concerne pas Jack.
Le visage de Claus était sombre, maintenant.
— S'il vous plaît, insista-t-elle, promettez-moi de
ne rien dire à Jack.
Visiblement à contrecœur, il finit par hocher la tête
lentement.
— Merci, Claus. Oh ! merci.
Et, sortant de la cuisine, elle se dirigea rapidement
vers le téléphone du salon en calculant le temps qu'il
faudrait à un taxi pour venir la chercher.

Un quart d'heure plus tard, assis à la table de la


cuisine, Claus entendit la porte d'entrée se refermer
derrière Sydney. L'air tourmenté, il se mit à se ronger
l'ongle du pouce.
Il n'aurait jamais dû promettre de ne rien dire. Mais
c'était fait et, maintenant, il n'y pouvait plus rien.
Le cœur lourd, tourmenté par un mauvais
pressentiment, il réfléchit un long moment, cherchant
un moyen de résoudre le problème. Il fallait
absolument qu'il réveille M. Ames. Et cela, sans trahir
sa promesse à Mlle Sydney de ne rien dire.
Claus balaya du regard la table de la cuisine. Il lui
fallut quelques secondes avant de retrouver le petit
bout de papier tout froissé. Il le prit, le lissa du poing,
et le lut attentivement. L'idée se forma lentement dans
son esprit et, lorsqu'elle fut là, il eut l'impression d'être
soulagé d'un énorme poids.
Il avait promis à Mlle Sydney de ne rien dire, et il
tiendrait sa promesse. Mais il n'avait pas promis de ne
pas montrer le mot à M. Ames. Il sentit vaguement que
la distinction était un peu ténue, mais il refusa de
s'attarder sur ce détail. Il se leva, et, sans hésiter, sortit
de la cuisine.

Sydney arriva à La Porte du Désert avec un quart


d'heure d'avance. Situé dans un quartier plutôt
misérable, à la périphérie de Las Vegas, le motel était
apparemment délabré et miteux. Elle resta un moment
debout de l'autre côté de la rue, à regarder le bâtiment
avec une véritable angoisse.
Le parking était presque désert, et le vent faisait
traîner un journal sur le ciment aux fissures envahies
de mauvaises herbes. Une fois de plus, Sydney
consulta sa montre bracelet. Elle ne traverserait la rue
et ne frapperait à la porte de la chambre qu'à midi. Pas
avant. A 11 h 52 exactement, une voiture jaune à la
carrosserie cabossée entra dans le parking, et un
homme aux cheveux noirs, vêtu d'un jean et d'un
chandail noir à col roulé, en descendit. Il entra dans la
troisième chambre du rez-de-chaussée sur la droite.
Le cœur cognant contre ses côtes, Sydney traversa
la rue.

Les mains crispées sur le volant de la Rolls noire,


Jack prit un virage si brusquement que Claus, assis à
côté de lui, fut propulsé contre la portière, tandis que
Belinda rebondissait sur le siège arrière. Une terrible
appréhension ne le lâchait pas, et la colère
assombrissait son visage.
Quand Claus l'avait secoué pour le réveiller, et lui
montrer le bout de papier, il ne l'avait d'abord pas cru.
Avant que cette terreur ne le saisisse, il avait explosé
de fureur à la pensée que Claus avait laissé Sydney
partir. Mais, devant le regard malheureux de son
factotum, Jack avait serré les dents et ravalé sa colère.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il d'une voix
durcie par l'angoisse.
— Midi moins cinq, répondit Belinda. Elle se
pencha en avant, et ajouta :
— Tout ira bien, Jack. Il ne lui fera pas de mal, j'en
suis sûre. Un maître chanteur utilise rarement la
violence physique.
Jack se tourna vers Claus, et l'interrogea du regard.
— Nous y sommes, dit Claus. C'est là.
Il déclara qu'il s'appelait Jimmy Bird. Le nom parut
drôle à Sydney et, malgré sa peur, elle réprima une
envie de rire.
— Vous avez apporté l'argent? demanda-t-il.
Grand et osseux, avec des cheveux noirs raides, un nez
crochu en forme de bec, et une vilaine peau crevassée,
il rappelait à Sydney le vautour d'un dessin animé
qu'elle avait vu à la télévision. Il furetait nerveusement
du regard dans la chambre, et elle commença à se
rendre compte qu'il était au moins aussi terrifié qu'elle.
Cette découverte ne la rassura pas beaucoup. Elle
sentait intuitivement que quelqu'un comme Jimmy Bird
était bien plus dangereux quand il avait peur.
— Oui, je l'ai. Quinze mille dollars comme vous
l'avez demandé.
La gorge sèche, elle déglutit plusieurs fois.
— Vous... vous avez les photos?
Il lui jeta un regard méfiant, sournois, et elle
remarqua ses yeux trop brillants. Etait-il drogué?
Sydney se le demanda tandis que la peur grandissait en
elle jusqu'à ressembler à une douleur presque physique.
— Je les ai, mais je veux cinq mille de plus.
— Cinq mille de plus ? Mais vous avez déjà monté
le prix...
Il s'approcha de la fenêtre, écarta à peine les
rideaux pour regarder dans le parking. Puis, revenant
au milieu de la pièce, il dit d'un ton sarcastique :
— Si vous refusez de me payer, j'en connais
d'autres qui n'hésiteront pas à le faire. C'est votre
dernière chance. Pas la peine d'essayer encore de
gagner du temps, ça ne marche pas.
— D'accord, dit-elle en serrant son sac contre sa
poitrine. Je vais vous donner vingt mille. Mais si
jamais vous essayez encore de harceler ma sœur, je
vous préviens, j'irai moi-même trouver la police.
Jimmy Bird eut un sourire mielleux.
— Pas de ça avec moi. Nous savons tous les deux
que votre sœur ne voudra jamais que quelqu'un soit au
parfum, pour ces photos.
Il sortit de la poche arrière de son jean une mince
enveloppe de papier kraft, pliée en deux par le milieu,
et en frappa la paume de sa main.
— Montrez l'argent.
— Les photos d'abord.
Son visage à la peau cireuse devint rouge de colère,
mais il jeta l'enveloppe sur le lit.
— Servez-vous.
Redoutant de le quitter des yeux, Sydney se
pencha, prit l'enveloppe et l'ouvrit. Elle connaissait
l'existence de ces photos depuis des semaines.
Pourtant, elle sentit les larmes lui monter aux yeux en
les voyant. Il y en avait sept ou huit, et bien que toutes,
franchement pornographiques, elles auraient pu être
pires. C'est du moins ce dont Sydney essaya de se
convaincre. Sur la plupart d'entre elles, Sheila portait
un minimum de lingerie. Cependant, la pensée de sa
sœur acceptant de s'humilier était navrante.
Levant les yeux, et surprenant le sourire horrible de
Bird, la colère monta en elle, et elle lui jeta un regard
froid et méprisant. Elle eut envie de l'insulter, de lui
dire ce qu'elle pensait de lui, mais elle savait qu'il s'en
moquait.
— Voilà l'argent.
Elle ouvrit son sac, et jeta quatre liasses de billets
sur le couvre-lit crasseux.
— Si j'étais un homme, ajouta-t-elle, je vous ferais
avaler ces billets.
— Il me semble que ce serait du gaspillage,
entendit-elle, tandis que la porte s'ouvrait brusquement.
Sydney et Jimmy Bird se retournèrent et fixèrent
Jack qui se tenait sur le seuil. Il entra dans la chambre,
et poursuivit :
— D'autant qu'on peut s'y prendre autrement.
Et avant que Sydney ait eu le temps de réagir, il
leva le poing et frappa Jimmy Bird en pleine figure.
Celui-ci s'effondra sur le lit. Puis, Jack se pencha sur
l'homme tremblant et dont le nez saignait déjà.
— Jimmy Bird..., dit-il d'un ton de reproche.
J'ignorais que tu avais sombré aussi bas.
Quand Jack ramassa les liasses de billets, Bird se
recroquevilla sur lui-même.
— Je vois que tu me reconnais, reprit Jack. On
dirait que nous ne nous rencontrons que dans des
circonstances qui ne te sont pas favorables.
— Je ne savais pas que c'était une de vos amies,
Jack. Je vous jure que je n'en savais rien.
Ayant rendu les billets à Sydney, Jack croisa les
bras.
— Où sont les négatifs ? demanda-t-il à Bird.
— Les négatifs? Je n'ai pas de négatifs. Je ne sais
pas de quoi vous voulez parler.
— Allons, allons... On ne va pas y passer la
journée. Ne me force pas à te convaincre que tu les as.
Avec une grimace de douleur, Bird secoua la tête,
et sortit une enveloppe blanche de la poche de son jean.
— Très bien, fit Jack en la lui prenant des mains.
Ça ne fait pas si mal que ça, hein ?
Sydney regardait Jack avec stupeur, et, lorsqu'il se
tourna vers elle et lui prit le bras, elle eut presque peur
de lui.
— Venez, dit-il. Sortons d'ici.
Ils franchirent le seuil et, avant de fermer la porte,
Jack se tourna vers Jimmy Bird.
— Tu as intérêt à te tenir à carreau, Jimmy.
— Jack..., commença Sydney un instant plus tard,
tandis qu'ils se dirigeaient vers la Rolls.
— Tout va bien. Inutile de me donner des
explications. Vous êtes vraiment un peu cinglée, vous
savez. Mais je crois savoir pourquoi vous êtes partie
sans m'avertir.
Il s'arrêta à quelques pas de la voiture, la prit dans
ses bras, et l'embrassa.
— Je le sais, Sydney, et c'est aussi pour ça que je
vous aime.
Elle le fixa un instant dans les yeux, avant de se
rendre compte de ce qu'il venait de lui dire.
— Ne me croyez pas meilleure que je ne suis, Jack.
Je ne voulais pas que vous soyez impliqué dans cette
histoire, et c'est normal. Vous avez déjà tant fait pour
moi. Mais j'ai une autre raison pour ne pas...
Il la fit taire en lui posant un doigt sur la bouche. Et
lui tendant les deux enveloppes, il lui sourit
tendrement.
— Vous pouvez les donner à votre sœur si vous
voulez mais, à mon avis, il vaudrait mieux les brûler
tout de suite.
— Ma... ma sœur...
Avec un petit rire, il l'attira plus près de lui.
— Je vous répète que je vous connais bien mieux
que vous ne le croyez, chérie. Il m'a fallu un peu de
temps pour découvrir ce que vous me cachiez, mais,
vous voyez, j'y suis arrivé.
— Vous saviez?
— Je l'ai su assez vite, oui. On les brûle?
— Oui. Oui, brûlons-les maintenant.
Jack sortit un briquet de sa poche et, tenant les
enveloppes du bout des doigts, il y mit le feu, ne les
lâchant que lorsqu'il n'en resta qu'un tout petit
morceau.
— Regardez, Sydney, dit-il en se tournant vers la
voiture.
Belinda et Claus avaient baissé les vitres, et ils les
regardaient avec stupéfaction. Voyant leurs
expressions, Sydney ne put s'empêcher d'éclater de rire.

Ils roulaient depuis un moment quand Sydney se


rendit compte qu'ils ne revenaient pas chez Belinda,
mais qu'ils arrivaient à l'aéroport. Devant l'aérogare,
elle regarda Jack et Claus sortir du coffre de
nombreuses valises.
Quand les valises furent alignées sur le trottoir,
Belinda embrassa Jack, Sydney et Claus, remonta en
voiture, et s'installa au volant. Un instant plus tard, la
Rolls s'éloignait.
Sydney se tourna vers Jack.
— Il nous faut pas mal de chariots, disait-il à
Claus. Une petite armada...
— Jack?
— Et assurez-vous que le vol n'est pas retardé.
— Jack ? répéta-t-elle. Il lui sourit.
— J'ai pensé qu'il valait mieux partir tout de suite,
au cas où Carlton manquerait d'humour, ce matin.
Vous êtes d'accord, n'est-ce pas?
— Oui, je comprends, murmura-t-elle, la gorge
serrée. Ce doit être mieux comme ça.
— En effet. Carlton a ses deux millions. Rachel et
Tony sont plus pauvres, mais toujours en vie. Et votre
sœur est libérée d'un maître chanteur. Quant à nous, je
crois que nous avons la meilleure part.
Baissant les yeux sur les deux valises en acier, à
leurs pieds, Sydney se sentit envahie par une immense
tristesse.
— Quatre millions de dollars chacun.
Il rit.
— Non, Sydney. La meilleure part, c'est que nous
nous sommes trouvés.
Elle leva la tête, et, pour la première fois, elle vit
dans les yeux de Jack non pas seulement du désir ou de
l'admiration, mais aussi de l'amour. Et la tristesse la
submergea. Elle secoua lentement la tête.
— Non, Jack. Non...
— Comment ça? Bien sûr que si! Nous allons
ensemble à San Miguel. Nous y serons ce soir, et...
Comme elle continuait à secouer la tête, le sourire
de Jack disparut.
— Que voulez-vous dire, Sydney?
Elle dut rassembler tout son courage pour
murmurer finalement :
— Je ne peux pas, Jack. Je suis désolée, mais je ne
peux pas partir avec vous.
— Vous ne pouvez pas... Mais si, vous le pouvez.
J'ai nos billets. Tout est arrangé.
— Je suis désolée, répéta-t-elle, désespérée.
Il la fixa un long moment de ses yeux noirs,
manifestement sans comprendre. Et soudain, il sourit.
— Je sais ce qui se passe.
Jetant un regard sur l'aéroport bruyant et animé,
autour d'eux, il haussa les épaules.
— J'avais rêvé de vous le dire dans une atmosphère
un peu plus romantique, reprit-il, mais tant pis... Je
vous aime, Sydney.
Elle sentit les larmes lui piquer les yeux. L'entendre
prononcer ces mots maintenant rendait les choses
encore plus difficiles. Elle crut que son cœur allait se
briser.
— Oh! Jack...
— Je crois que je vous ai aimée dès le premier
instant où je vous ai vue. Je n'ai jamais dit ces mots à
une autre femme. Et je ne les dis pas à la légère en ce
moment. Je vous aime, Sydney, de tout mon cœur. Je
désire plus que tout que nous ne nous quittions jamais.
Le cœur lourd de chagrin, elle le regarda dans les
yeux en silence, avant de se détourner.
— Je ne peux pas vous suivre, Jack. Pas
maintenant. Pas encore.
Il eut l'air incrédule, comme assommé.
— Pourquoi? Vous éprouvez les mêmes sentiments
que moi, Sydney. Vous aussi, vous...
— Je vous en prie, Jack, supplia-t-elle. Est-ce que
vous ne comprenez pas? J'ai changé. Quand je vous ai
rencontré, j'avais peur de tout, je n'avais aucune
confiance en moi. Mais j'ai changé. Je ne suis plus
cette fille persuadée d'être définitivement laide et trop
grosse. Pour la première fois de ma vie, j'ai appris à
m'aimer. Grâce à vous, Jack. C'est vous qui me l'avez
appris. Près de vous, je me suis sentie belle ett il faut
que je sache si je peux le sentir loin de vous.
Jack baissa les yeux, et elle vit sa pomme d'Adam
monter et descendre, comme s'il luttait pour contenir
une émotion trop forte.
— Vous comprenez ? demanda-t-elle d'une petite
voix brisée. Vous comprenez que je dois me le prouver
à moi-même pour être sûre que c'est vrai ?
Quand il la regarda de nouveau, il avait pâli et ses
yeux étaient pleins de tristesse.
— Non, je ne comprends pas, avoua-t-il. Je ne
comprends pas pourquoi il vous est impossible de venir
avec moi. Pourquoi ne pouvez-vous être heureuse avec
moi?
— Parce que je dois découvrir d'abord si je peux
être heureuse toute seule, si je suis capable de bonheur,
dit-elle avec des larmes dans la voix. Essayez de
comprendre, Jack.
— Non, je ne peux pas. Je suis un idiot. J'ai cru que
vous viviez le même miracle que moi, que vous
m'aimiez. Je me suis trompé.
— Non, Jack, ce n'est pas ça. J'ai besoin de temps
pour...
— Pour quoi? l'interrompit-il avec un sourire amer.
Pour vous convaincre que vous pouvez continuer à être
seule parce que c'est plus sécurisant que de nous
donner une chance?
— Non, je...
— Moi, je n'ai pas peur de miser sur vous. Sur
nous. Donnez-moi encore une chance, Sydney. Une
seule.
— Je n'ai besoin que d'un peu de temps, je... Il lui
prit le bras, le serra à lui faire mal.
— Venez avec moi, implora-t-il. Maintenant.
— Non, Jack.
Brusquement, il la lâcha, se pencha pour prendre
l'une des valises en acier et un sac de voyage en cuir.
Les bagages au bout des bras, il la regarda, ses yeux
noirs encore assombris par la souffrance.
— Je pars, Sydney.
Elle le fixa en silence.
— Vous êtes décidée à laisser passer la chance, à
perdre? ajouta-t-il.
Sydney secoua la tête, en larmes, incapable de
parler.
Il redressa les épaules, le visage dur et pâle comme
un linge.
— Très bien. Si vous changez d'avis, vous savez où
me trouver.
Et sans lui laisser le temps de réagir, il s'éloigna
dans la foule.
Une vague de douleur déferla et se fracassa en elle.
Elle fit un pas en avant, leva la main.
— Jack! appela-t-elle.
Mais sa voix n'était qu'un murmure, et, déjà, il
franchissait les portes de l'aéroport et disparaissait.
12

Assis dans un transat, sous la véranda de l'ancien


manoir du gouverneur, Jack contemplait le coucher du
soleil sur l'Atlantique, comme il l'avait déjà fait si
souvent. Mais le sentiment de paix qu'il éprouvait
naguère à la tombée de la nuit le fuyait encore une fois.
Il avait toujours aimé le calme, la douceur et le mystère
de la nuit. Désormais, ses nuits étaient hantées.
Depuis des semaines, il ne dormait plus dans son
lit. Le désir de sentir Sydney près de lui, entre ces
draps, le tenaillait trop douloureusement. Il vivait dans
le grand salon sombre du rez-de-chaussée, à moitié
restauré et seulement meublé d'un canapé, et dans la
véranda où, la nuit, l'immensité du ciel apaisait un peu
cette terrible souffrance qui lui rongeait le cœur en
permanence.
Comme les dernières lueurs orange du soleil
disparaissaient, Jack soupira, se leva et rentra dans la
maison avec l'intention de rejoindre Claus dans la
cuisine et de manger quelque chose. En entrant dans la
pièce, il changea d'avis. Quelques minutes plus tard, un
whisky soda à la main, il revenait sous la véranda, et se
rasseyait dans le transat.
Dire qu'il n'y avait pas si longtemps, cette île et
cette maison représentaient son salut, son refuge, le
seul endroit sur terre où il se sentait en paix...
Comment connaître la paix, aujourd'hui, alors que
Sydney était à l'autre bout du monde?
Il but une gorgée de whisky, et posa le verre à ses
pieds, sur le carrelage de grès rouge rénové depuis peu.
Six semaines plus tôt, il savait exactement ce qu'il
voulait, et où il allait.
Et puis, il avait rencontré Sydney.
Sans qu'il ait prévu cette bifurcation sur sa route,
sans qu'il se doute de ce qui l'attendait, c'était arrivé
brusquement. Tout ce qui avait compté pour lui, la
construction de son centre, la capacité de se prouver à
lui-même qu'il pouvait réussir sa vie, semblait réduit à
néant depuis qu'il avait perdu Sydney.
S'il avait su combien ce serait insupportable,
l'aurait-il quittée à l'aéroport de Las Vegas?
Tout à coup, les lampes de la véranda s'allumèrent.
Ebloui, Jack ferma les yeux.
— Monsieur Ames? dit Claus d'une voix inquiète.
Jack ouvrit les yeux, et, se protégeant le visage d'une
main, il regarda Claus.
— Oui? Qu'y a-t-il?
— J'ai préparé le dîner. Un beau rôti de faisan.
Vous aimez le faisan.
— Merci, Claus, répliqua Jack en se tournant vers
l'océan. Peut-être plus tard. Si vous pouviez m'apporter
un autre whisky avec du soda...
— Non, ce n'est pas raisonnable.
— S'il vous plaît, Claus, je ne suis pas d'humeur à
discuter, fit-il en commençant à se lever. Je suis
parfaitement capable...
Claus posa une de ses énormes mains sur la
poitrine de Jack, et l'obligea à se rasseoir. Surpris par
un geste aussi inhabituel, Jack leva les yeux vers Claus.
— Ce n'est pas un verre qu'il vous faut. Pourquoi
ne pas l'appeler? Ou aller la chercher?
— Vous connaissez la réponse aussi bien que moi.
Elle viendra quand elle sera prête.
— On a parfois besoin de persuasion pour se
décider.
Un instant, Jack envisagea d'enlever Sydney et de
l'amener ici de force. Il l'imagina dans ses bras, en train
de se débattre et de crier. « Comme un homme de
Neandertal... », pensa-t-il. Et fixant l'horizon, il secoua
la tête.
— Non, Claus. Si elle vient, ce sera parce qu'elle le
voudra. Je ne peux pas la forcer. Elle doit prendre elle-
même la décision.
— Et si elle ne le fait pas ?
— Elle viendra. J'en suis certain.
Sydney entra dans la salle à manger. Vêtue d'un
peignoir et les pieds nus, ses longs cheveux flottaient
sur ses épaules.
— Qu'y a-t-il pour le petit déjeuner? demanda-t-
elle. Assis à la table, sa sœur et son beau-frère
échangèrent un regard.
— C'est le déjeuner, dit Sheila. Tu as encore
manqué le petit déjeuner.
— Ah! oui?
Sydney s'assit entre eux, jeta un coup d'œil au
rosbif froid devant elle, et sentit son estomac se
retourner.
— Il est temps que je parte, déclara Ambrose.
Il se leva, embrassa sa femme sur la joue, et posa la
main un bref instant sur l'épaule de Sydney avant de
sortir.
— Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? demanda
Sydney en prenant une carotte et quelques tiges de
céleri dans un plat.
— Nous allons chez le coiffeur, non ?
— Ah ! oui, c'est vrai.
— Syd..., commença Sheila d'un ton hésitant,
qu'est-ce que tu as? Depuis que tu as gagné tout cet
argent et démissionné de ton travail, tu t'ennuies. Tu
n'as pas pris une seule photo depuis ton arrivée.
— Tu veux dire que je m'incruste?
— Non. Pas du tout. Je suis si heureuse que tu sois
là ! Mais tu ne vas pas bien, je le vois. Que se passe-t-
il?
— Oh ! rien. Je suis belle et riche maintenant.
Comment pourrais-je aller mal ?
— Pourquoi fais-tu toujours ça, Sydney?
— Quoi?
— Tu dis que tout va bien, quand tout le monde
sait que c'est faux. Tu te crois toujours obligée d'être la
plus forte, celle qui n'a jamais de problèmes.
Stupéfaite, Sydney ne sut que répondre.
— Tu ne me dis jamais rien, continua Sheila. Tu ne
me laisses jamais t'aider.
— Comment ça ? Je te laisse choisir une nouvelle
coiffure pour moi, non ?
— Tu vois, tu recommences. Tu es...
condescendante, cynique. Tu ne prends rien au sérieux.
Depuis toujours, j'attends que tu me confies un
problème, que tu me demandes de t'aider... rien qu'une
fois. Mais tu ne le feras jamais. Tu es tellement...
solide.
— Oh ! non. Je ne veux dépendre que de moi-
même, c'est tout.
— Mais enfin, pourquoi?
— Parce que, assura Sydney avec un léger
haussement d'épaules. Si je me laisse tomber, la seule
personne à blâmer sera moi-même.
— Alors, tu ne vas compter que sur toi toute ta vie?
Mais personne ne peut se suffire à soi-même ! Et au
cas où tu ne le saurais pas, ce n'est pas une faiblesse
d'avoir besoin des autres.
Sheila se leva brusquement, jeta sa serviette sur la
table, et se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle se
retourna vers Sydney, et ajouta :
— Je t'aime, Syd, et j'ai besoin de toi. Et j'espère
que lui aussi, quel qu'il soit. Mais tu es trop têtue pour
te rendre compte que c'est normal d'avoir toi-même
besoin de quelqu'un. Tu as été blessée? Ça arrive à tout
le monde. Mais toi, tu ne donnerais jamais à quiconque
une seconde chance.
Sydney écouta le bruit des pas de sa sœur qui
s'éloignait. Puis, baissant les yeux, elle vit que ses
mains tremblaient. Elle resta longtemps immobile,
assise à la table. Finalement, elle se leva, grimpa
rapidement l'escalier jusqu'à la chambre de Sheila et,
pour la première fois de sa vie, elle se confia à sa sœur.
Elle vida son cœur.

Sydney avait mis le tailleur blanc gansé de rouge,


celui qu'elle portait quand Jack lui avait demandé de se
regarder attentivement dans le miroir. Nerveusement,
elle se lissa de nouveau les cheveux de la main, et sortit
une petite glace de son sac pour vérifier le maquillage
de ses yeux et son rouge à lèvres.
Le taxi dans lequel elle était assise était ouvert à
tout vent; il n'avait pas de vitres, pas de portières non
plus. Une jolie frange jaune ornait le toit, et le
chauffeur était aimable et bavard.
Secouée sur son siège, elle admirait, émerveillée, la
beauté de l'île. De grands palmiers longeaient la route
cahoteuse, et, où qu'elle regarde, elle voyait d'énormes
fleurs tropicales et des oiseaux aux couleurs
merveilleuses. Ils avaient quitté le petit port aux
maisons blanches et ils grimpaient dans les collines.
Bientôt, dans un virage, le chauffeur lui indiqua, au
loin, l'ancien manoir du gouverneur. Bâti à flanc de
colline, dominant l'océan scintillant, avec des murs
d'un blanc éclatant au soleil, il était magnifique. Elle ne
l'aperçut qu'un court instant, car, très vite, le taxi
s'engagea dans la jungle.
Sydney avait l'impression qu'ils n'arriveraient
jamais. Mais quand le taxi entra dans le jardin, elle fut
étonnée qu'ils aient mis aussi peu de temps, et craignit
soudain de ne pas être prête. Qu'allait-il lui dire?
Serait-il heureux de la voir ? Serait-il plutôt
désagréablement surpris, et le cacherait-il sous un
masque de fausse amabilité, qui la détruirait ?
Elle descendit du taxi et regarda autour d'elle tandis
que le chauffeur déchargeait les valises. Puis elle le
paya et, comme la voiture s'éloignait, elle hésita un
moment devant les deux lourdes portes de bois
magnifiquement sculptées, grandes ouvertes sur le
jardin.
Laissant ses valises sur les dalles de pierre, elle
s'avança et jeta un coup d'œil à l'intérieur. La pièce
était immense, haute de plafond, déserte, et jonchée de
matériaux de construction. Passant entre les planches et
les tas de pierres taillées, Sydney traversa la salle
jusqu'à une porte-fenêtre.
Elle le trouva dans la véranda. Appuyé sur la
balustrade de pierre blanche, il contemplait l'océan d'un
air pensif. Il ne l'avait pas entendue arriver.
Embarrassée, elle resta un moment debout sur le seuil
avant de s'approcher de lui.
— Il paraît que vous allez bientôt engager des
serveuses, dit-elle.
Il se retourna et, le voyant si pâle, elle crut un
instant qu'il avait un malaise. Il se cramponna à la
balustrade, derrière lui.
Sydney retint son souffle, tandis qu'il la fixait de
ses yeux noirs comme s'il avait une hallucination.
— Vous êtes venue, murmura-t-il finalement.
— Oui, je suis venue, dit-elle tout bas. Subitement,
le visage de Jack s'éclaira, son expression s'adoucit. Il
la rejoignit, la serra contre lui à la broyer.
— Vous êtes venue, répéta-t-il. Dieu merci. Je le
savais, je vous attendais.
— Vous me connaissez mieux que je ne me
connais moi-même, Jack.
La prenant par les bras, il la tint devant lui, la
buvant des yeux, comme s'il ne pouvait croire qu'elle
était réellement là.
— C'est pour de bon? demanda-t-il. Vous êtes
venue pour rester ici ?
— Peut-être. Cela signifie-t-il que vous
m'embauchez?
— Vous embaucher ? dit-il avec du rire dans les
yeux. Mais nous n'ouvrons pas avant trois mois.
— Il n'y a rien d'autre que je puisse faire? Un autre
emploi ?
— Oh ! si. Il y en a un qui est libre depuis pas mal
de temps. Il vous attendait.
— Temporaire?
— Permanent et à plein temps. Vous pensez que ça
pourrait vous intéresser?
Sydney crut que son cœur allait exploser de
bonheur.
— Oui, oh ! oui !
L'emprisonnant dans le cercle de ses bras, Jack
s'empara de ses lèvres en un long baiser ardent.
— Vous êtes ma chance, murmura-t-il contre ses
lèvres. La chance de ma vie... Je l'ai su dès le premier
instant.
— Et nous avons gagné une fortune, dit-elle,
malicieuse.
— Non, Sydney, assura-t-il sur le même ton, pas
une fortune en dollars, mais le plus fabuleux des
trésors... Tout l'amour du monde.

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