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NOTES POUR UN CINEMA LEGER

Par Patrick Leboutte

1. Après un siècle d’existence, le cinéma a quitté son lit. Excédé par le formatage qu’elle suppose,
il a rompu les digues où l’enserrait l’industrie. Son territoire s’est élargi. Encouragé par les
nouvelles technologies numériques et libéré par les petites caméras digitales, toujours à portée de
main, d’une légèreté sans précédent, sa part la plus vivante, comme la plus inventive, se situe
désormais en dehors des circuits traditionnels (de formation, de production, de diffusion). Essor de
l’autobiographie et du journal filmé, lettres cinématographiées, travail poétique sur les archives,
affirmation de l’essai, hétérogénéité des matériaux utilisés, ciné-tracts et pamphlets, cinéma
d’ateliers : ces pratiques, naguère minoritaires ou marginales, sont aujourd’hui monnaie courante
comme autant de vaccins contre les images dominantes. Au point que leur explosion amène à
parler d’un tiers-état du cinéma : d’un cinéma certes dissipé, dispersé, mais peuplé de cinéastes
affranchis et de films sans tutelle cherchant toujours à refonder, où l’extrême diversité des usages
et des démarches révèle autant d’attitudes et de stratégies individuelles qu’il y a pratiquement de
cinéastes. On pourrait dire : un paysage d’images sauvages.

2. Miniatures, mobiles, démocratiques, maniables, enregistrant conjointement les images et les


sons consultables dans l’instant : les mini-caméras DV ont déplacé le centre de gravité du cinéma.
Sur le modèle de la prise de notes, il est à présent permis de filmer tout le temps et faire un film
n’est vraiment plus toute une histoire. D’abord filmer pour voir, par goût de la tentative, au flair ou à
l’instinct, mais aussi pour entretenir le rapport à l’outil, pour ne pas perdre la main, puis ensuite s’il
y a lieu construire le film comme il travaille, comme il advient. « Les outils existent maintenant pour
qu’un cinéma de l’intimité, de la solitude, un cinéma élaboré dans le face-à-face avec soi-même,
ait accès à un autre espace que celui du film expérimental », écrit Chris Marker. Caméra-stylo,
caméra-burin, caméra-pinceau, caméra-plume : ces termes disent les gestes d’un travail au
quotidien, comme un écrivain fait ses pages, comme un musicien compose sa partition, comme un
sculpteur dans son atelier. Le cinéaste n’est plus ce chef d’équipe oeuvrant en entreprise ;
assurant lui-même le cadre et le son, et s’il le veut le montage, occupant dorénavant tous les
postes, il est davantage artiste et artisan, accordant ses moyens à ses fins, son esthétique à son
mode d’existence. En regard de ces films d’un nouveau genre, la salle de cinéma a cessé d’être le
lieu unique de la projection. On montre aujourd’hui des films dans les galeries, dans les granges,
dans les jardins, dans les appartements. Accessible à qui veut s’en saisir, désormais le cinéma est
partout.

3. De Robert Flaherty, s’installant à peu près seul aux îles d’Aran pendant plus d’un an, avec
cuves de développement et banc de montage, filmant le jour, visionnant le soir, montant la nuit
avant de tout recommencer, à Dziga Vertov, exhibant à l’écran les viscères de l’Homme à la
caméra pour mieux en désigner le processus d’élaboration, les pionniers du cinéma documentaire
furent tous des essayistes. En titrant l’un de ses films A propos de Nice, Jean Vigo, le premier, en
fit la confession : il ne traiterait pas directement de son sujet, mais voyagerait tout autour, circulant
entre les images, dans les méandres d’une pensée vagabonde, dans un jeu perpétuel d’analogies
et d’échos, cette expérience devenant au fur et à mesure la matière même du film. Ainsi tout film
d’essai se présente-t-il comme un film au travail, se construisant chemin faisant, quand ce qui
advient parce qu’on tourne conduit à raturer ce qu’on avait préparé. Ce qui explique son rapport
expérimental au montage, lieu d’une relation physique et intime avec la réalité filmée, où il s’agit
toujours de transformer le monde en général en un monde en particulier, un monde à soi, un
monde en soi. Chris Marker et Jean-Daniel Pollet en feront leur credo quelques années plus tard,
donnant alors au genre ses lettres de noblesse.

4. Entre deux longs métrages, Pier Paolo Pasolini n’arrêtait pas de tourner. Avec une équipe
réduite, il réalisait des appunti, ensemble de notes au croisement du carnet intime et du journal de
voyage, de l’essai philosophique et du repérage filmé. Dans le même esprit, Robert Kramer
concevait seul ce qu’il appelait ses « entremets », courtes méditations cinématographiques à
propos de l’état du monde comme il l’éprouvait. Tout au long de l’Histoire, de très grands
cinéastes, pourtant actifs dans l’industrie et reconnus par elle, ont choisi d’en sortir. Il y eut d’abord
Roberto Rossellini, puis Orson Welles, et depuis quinze ans d’importantes figures du cinéma
d’auteur : Chris Marker, Jean-Luc Godard, Alain Cavalier, Agnès Varda, Abbas Kiarostami. A
l’exemple de Jean Rouch ou de Boris Lehman, d’autres, pour être plus à l’aise, ont tout
simplement préféré ne jamais y entrer, assurance qu’ils se donnaient de pouvoir filmer tous les
jours et d’être cinéastes à temps plein. Tous ont partagé le même souci d’un cinéma vécu
différemment, hors des lourdeurs du système, en quête d’un geste artistique spécifique où non
seulement rien ne serait jamais joué d’avance, mais où le rapport au monde se révélerait puis se
préciserait au cœur de l’acte cinématographique lui-même, dans le présent du tournage et du
montage, dans la disponibilité à leurs aléas. Cette histoire-là, artistique et technique, reste à
écrire : elle est celle du cinéma léger, d’un cinéma humble et dépouillé, envisagé dans son plus
simple appareil, offrant une ascendance aux films qui prédominent aujourd’hui.

5. 1967-1974, Besançon-Sochaux : une poignée de techniciens du cinéma, d’un côté, une


vingtaine d’ouvriers franc-comtois, de l’autre, choisissent de s’associer librement sous le nom de
groupes Medvedkine et de consacrer du temps, de l’énergie, de la réflexion, à faire des films
ensemble. Chris Marker fut celui qui mit le feu aux poudres, allumant la mèche comme on allume
un réverbère. Ensuite, le coup partit tout seul : caméra et nagra circulèrent de proche en proche,
de main en main, sans découpage ni feuille de route, servant d’abord à faire passer des idées, des
visages, des colères, des chimères, raccordant bouts des uns aux bouts des autres dans le même
espace commun. Un cauchemar de producteur, mais un pur précipité de cinéma, libre de droit,
propriété de tous. A l’arrivée, on note quinze films, parmi les plus beaux du monde, ciné-journal
d’une classe ouvrière se mettant à l’école du cinéma pour rendre compte par elle-même de ses
conditions d’existence, trouvant dans la joie de faire et la beauté du geste l’origine et la raison des
choses. A ceux qui n’y croyaient pas, s’étonnant que tout le monde puisse faire du cinéma, ils
répondaient que la technique se maîtrise vite, surtout quand on est ouvrier, le reste tenant en
quelques questions : « Quel film ? Avec qui ? Pour qui ? Pourquoi ? De quel point de vue et pour
quelle expression de soi ? » Aux groupes Medvedkine on doit cette évidence : le cinéma n’est pas
un métier, mais une pratique, un art d’aimer.

6. Filmer sa famille, filmer les siens : cette activité resta longtemps confinée dans la sphère privée.
Elle prédomine aujourd’hui dans le cinéma documentaire. Ce qui était de l’ordre de l’intime, voire
du secret, peut à présent être divulgué comme la formulation d’une expérience partageable.
Nathalie Combe et Yann Sinic, Naomi Kawase, Joseph Morder, Claudio Pazienza, David Perlov,
Anri Sala, Olivier Smolders, Gaëlle Vu : entre pudeur et impudeur, violence et douceur, travail sur
les archives et jeu sur les codes de la représentation, s’il arrive encore que l’on filme le bonheur de
ses propres enfants (Eric Bullot, Eric Pauwels), ce qui traverse les œuvres est plus régulièrement
la douleur ou le trouble d’être soi même fille ou fils d’une histoire, héritier d’un passé familial qui
justement ne passe pas. Interroger ses parents - quitte à les mettre en scène – ou se rapprocher
des aïeux : le besoin d’en savoir plus quant à ses propres origines, la question de la transmission,
l’expression d’une inquiétude dans un monde sans repères stables est aussi ce qui fonde un désir
de cinéma comme moyen de faire lien. Roberto Rossellini (Voyage en Italie), Jean Eustache
(Numéro zéro) ou Johan van der Keuken (Last Words/My Sister Joke) avaient depuis longtemps
ouvert ce chemin.

7. Laissant la stricte captation du monde aux caméras de surveillance et aux médias télévisés, de
nombreux cinéastes ont changé d’attitude face aux réalités qu’ils entendent exprimer. Leur projet
s’est précisé : non plus seulement filmer le monde, mais se filmer dans le monde en tant que sujet
filmant, attester de leur présence par une incarnation physique à l’image (faire entendre sa voix,
tenir soi même la caméra, apparaître devant l’objectif comme partenaire et acteur, non comme
simple observateur). Jean Rouch, Boris Lehman, Pierre Perrault, Jean-Luc Godard, Robert
Kramer, Johan van der Keuken, Denis Gheerbrant, Alain Cavalier furent en ce sens des
précurseurs. A leur exemple, le geste documentaire comporte désormais une implication
personnelle clairement revendiquée. La mise en scène, la mise en jeu, de l’acte
cinématographique comme prise de risque et participation des cinéastes à ce qu’ils filment
parachève la mutation du cinéma documentaire observée depuis quelques années, le révélant
pour ce qu’il est : une forme de moins en moins déguisée de l’autobiographie. Filmer le réel, c’est
aussi choisir de se laisser travailler par lui, donner à voir les traces cinématographiques de ce
travail et finalement se raconter. Filmer un rapport au monde, c’est aussi assumer la part de fiction
qui est en soi.

VIATIQUES

« J’ai toujours essayé de faire des films parce que ça m’amusait. Mon principal objectif était ma
propre joie, et une joie qui existe pendant la fabrication. Ce qui existe, c’est de faire : la joie du
travail, la joie de fabriquer un objet, la joie pour un sculpteur de pousser la terre glaise avec son
pouce, de tailler la pierre avec un marteau, ou pour un peintre de deviner les rapports qu’il y a
entre un bleu et un rouge, et d’exprimer un petit morceau d’éternité avec ce rapport, n’est-ce pas,
mais c’est pendant qu’on fait que ça compte… »
(Jean Renoir, entretien avec Jean Eustache et Jacques Rivette pour « Cinéastes de notre temps
»)

« Il m’est arrivé d’entendre parler de découpage. Le dictionnaire le dit qu’il y va de volaille, de


gâteau ou de viande et il nous conseille d’aller y voir à débitage, dépeçage, équarrissage. Et puis il
en arrive à nous parler de théâtre et de cinéma. Mais je vois très bien un producteur exigeant d’un
auteur qu’il procède d’abord à l’équarrissage de son projet. Après, si les morceaux en sont bons et
bien ajustés, ne restera plus qu’à faire courir le cheval en espérant qu’il la remportera, la palme
d’or. Et pourquoi pas ? Ca arrive. »
(Fernand Deligny, « Camérer », in Caméra/Stylo, n°4, 1981)

« J’ai toujours été réfractaire à ce mot de scénario, au mot et à la chose qui sont, m’a-t-on dit, une
pratique indispensable. Je n’en crois rien et, pratique pour pratique, nous parlerons de canevas. Il
faut que le canevas soit grossier, clair et, surtout, n’oubliez pas les trous. S’il n’y a pas de trous, où
voulez-vous que les images se posent, par où voulez-vous qu’elles arrivent ? »
(Fernand Deligny, in Les fossiles ont la vie dure, inédit)

« Ce qui manque le plus aux cinéastes, c’est la possibilité de travailler en continu, d’essayer, de
chercher, de faire un laboratoire dans sa cuisine. J’ai toujours pensé que le métier de cinéaste
devait être autre chose qu’une succession d’attentes et d’espoirs, de projets rêvés et souvent
différés, de batailles interminables pour les mener à bien avec le risque en fin de compte d’arriver
épuisé au moment de pouvoir enfin les réaliser. Pour moi,la vidéo numérique offre la possibilité de
l’esquisse, de l’instantané, de l’improvisé, du travail quotidien. Et surtout la possibilité d’accumuler
de la matière, de la travailler tout de suite, de réfléchir en tournant et non plus durant ces longs
mois, parfois des années, qui précèdent le bouclage financier d’un projet. »
(Giovanni Cioni, cinéaste belge, in L’image, le monde, n°1, 1999)

« Une fois que tu as mis les yeux derrière la caméra, tu n’es plus le même homme, ton regard a
changé. Apprendre à démonter, puis remonter la caméra en un minimum de temps, comme on le
faisait à l’armée avec nos fusils, voilà ce que nous voulions. Après, tout est allé très vite : on m’a
foutu la caméra sur l’épaule, j’ai fait la mise au point et le coup est parti tout seul. »
(Georges Binetruy, membre du groupe Medvedkine de Besançon, in L’image, le monde, n°3,
automne 2002)

« Il est temps que je détruise l’erreur fondamentale qui a été commise à mon égard : je ne suis pas
un cinéaste. Même si je possède dans ce domaine une espèce d’habileté, le cinéma n’est pas mon
métier. Mon métier est celui qu’il faut apprendre quotidiennement et qu’on n’en finit jamais de
décrire : c’est le métier d’homme. Et qu’est-ce qu’un homme ? C’est un être debout qui se hausse
sur la pointe des pieds pour apercevoir l’univers ».
(Roberto Rossellini, in Fragments d’une autobiographie)

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