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Présentation des réflexions de Erwin Straus sur la spatialité dans Les

formes du spatial et dans Du sens des sens.

Par Gaëtan Pegny


Présenté à l’Université de Paris 4 auprès de Mr. le Professeur Jean-François Courtine à titre de
mémoire complémentaire au mémoire de maîtrise.

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Abréviations

DS : Du sens des sens Contribution à l’étude des fondements de la psychologie de Erwin


Walter Straus.
Trad. de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand.
Editions Jérôme Million, Grenoble, 2000, pour la traduction.
En marge, les traducteurs ont noté la pagination de l’édition allemande, que je donne donc
aussi en les suivant.
(Edition originale : Vom Sinn der Sinne, Springer Verlag - Berlin -1935)

FS : Les formes du spatial


Leur signification pour la motricité et la perception de Erwin Walter Straus.
Trad. de l’allemand par Michèle Gennart
Dans Figures de la subjectivité (recueil dirigé par J.F. Courtine), Editions du CNRS, Paris, 1992).

Remarque

Ce travail aborde la pensée de E. Straus sur un plan essentiellement philosophique. Je ne


prétends pas avoir la compétence nécessaire pour trancher dans les débats qui peuvent agiter la
psychologie.

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SOMMAIRE

1. Le sentir est le propre du vivant : 6


Conséquences de cette affirmation. 6
1.1. Sentir n’est pas connaître. 6
1.1.1. La subjectivité du sentir. 6
1.1.2. La certitude sensorielle. 7
1.1.3. La théorie des hallucinations. 8
1.2. Le sujet du sentir n’est pas hors du monde (critique du sujet transcendantal). 9
1.2.1. La critique du solipcisme. 9
1.2.2. L’approche. 13
1.3. L’unité du sentir. 14
1.3.1. La critique de la conception atomiste du temps. 14
1.3.2. L’unité de l’expérience vécue. 16
1.3.3. Le phénomène du glissement. 20
1.4. Sentir et mouvement. 21

2. Espace vécu et espace géométrisé. 23


2.1. Le champ d’action. 23
2.1.1. L’espace vécu est structuré en régions. 23
2.1.2. Ici et là. 24
2.2. Intériorité et extériorité. 25
2.3. Espace du sentir et espace de la perception. 27
2.3.1. Espace géographique et espace du paysage. 27
2.3.2. Espace optique et espace acoustique. 29

3. La distance comme forme spatio-temporelle du sentir. 31


3.1. La distance. 31
3.2. L’espace vécu est inséparable du temps vécu. 34
3.2.1. L’orientation. 34
3.2.2. La musique. 36

4. Les formes de la spatialité. 37


4.1. La pluralité des formes de la spatialité. 37
4.2 La clarté. 40

Conclusion 42
Bibliographie 43

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Le dialogue entre Erwin Straus et Henri Bergson n’a pas eu lieu. La convergence de leurs thèmes de
réflexion et de leurs analyses aurait pu pourtant permettre ce que la réalité n’a pas facilité . Les deux
auteurs se rejoignent en effet dans une critique de l’objectivisme qui consiste à plaquer indûment une
certaine forme de rationalité sur toutes les expériences vécues. E. Straus reconnaît d’ailleurs une
parenté avec Bergson dans Du sens des sens :

« Comme temps accompli, le temps objectif est un passé, et il possède la rigidité caractéristique que
Bergson a reconnu au temps mesuré. »
(DS p. 414/371).

De même lorsqu’il affirme que

« Si l’on veut comprendre la sensation et le mouvement spontané, il est indispensable de redécouvrir


la temporalité du temps même. »
(DS p. 317/279),

il renvoie en note à l’Essai sur les données immédiates de la conscience du même Bergson (DS, note 34
p. 317/279). Ils se rejoignent là encore par leur commune attention à ce devenir qui est le propre de
l’expérience vécue mais que la spatialisation opérée par l’intelligence nous fait manquer :

« La séparation est l’ordre logique fondamental de l’espace. Dans l’expérience vécue toutefois, la
séparation se trouve synthétisée et ramenée à l’unité, tout en étant expériencée comme séparation dans son
intégrité. »
(DS p. 203/175).

Pourtant les deux auteurs semblent se contredire sur un point majeur : si pour Bergson l’espace ne
peut présenter que des différences quantitatives, pour Straus il n’est pas sans qualités, seul l’espace
mesurable et homogène en est dépourvu. Il s’agit donc de déterminer si cette opposition est
rédhibitoire, ou si l’analyse strausienne peut nous permettre de préciser voire d’approfondir les
formulations bergsoniennes.

Il nous faut pour cela exposer la théorie de la spatialité développée par E. Straus, en maintenant ce
souci des conséquences cliniques et pratiques qui le rapproche de Bergson, même si il précise que
comme ses investigations ne peuvent être quantifiables, elles n’ont pas les retombées pratiques que
peuvent avoir les sciences de la nature (DS p. 466/419). Cette théorie suppose une critique très
destructrice de la tradition (tout l’intérêt de Bergson pour ce qui nous concerne étant qu’il est

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partiellement en marge de cette tradition), E. Straus s’opposant à elle sur quatre points essentiels :

« Quatre points fondamentaux caractérisent la conception traditionnelle :


1.Une réification rigoureuse de l’espace que voit le percevant sans être inclus lui-même dans celui-ci.
2.La subordination de l’espace et du temps au jugement, à la pensée et à l’imagination (…)
3.La séparation totale de l’espace et du temps, en particulier tels qu’ils figurent dans la représentation.
4.L’annexion d’un concept physique voire même d’un concept géométrique élémentaire de l’espace. Les
sensations sont de fait mises en relation avec un espace objectif, homogène et coupé du futur, ce temps conçu
sur un mode atomiste est quantifiable et se développe par opposition. »
(DS p. 450/404).

Cette critique se fonde sur une réflexion portant sur le concept de sentir, réflexion dont il nous faut
partir pour comprendre comment se forme la pensée strausienne de la spatialité.

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1. Le sentir est le propre du vivant :

Conséquences de cette affirmation.

« Nos essais pour comprendre l’expérience sensorielle peuvent échouer, cela montre justement que
notre connaissance du sentir – mais non le sentir lui-même – est confuse et obscure. Notre connaissance du
sentir devient claire et distincte quand nous apprenons à le saisir tel qu’il se présente. Celui qui veut
comprendre l’expérience sensorielle ne peut pas commencer par la dédaigner. »
(DS p. 40/25).

1.1. Sentir n’est pas connaître.

« L’expérience sensorielle n’est pas une forme de connaissance. »


(DS p. 17/1).
« La théorie du sentir s’occupe de ceux qui peuvent ou ne peuvent sentir et non de ceux qui
connaissent ou sont dans l’erreur. »
(DS p. 429/385).

1.1.1. La subjectivité du sentir.

L’effort de E. Straus, pour comprendre le sentir consiste d’abord à combattre toute assimilation de
celui-ci à une forme de connaissance, et a fortiori, à une forme de connaissance trompeuse comme
c’est le cas dans le cartésianisme :

« L’interprétation du sentir comme forme de connaissance a ruiné tout intérêt pour celui-ci considéré
comme un mode propre de l’expérience même, et jamais la pensée scientifique ne lui a accordé le statut d’un
thème de recherche autonome. »
(DS p. 394/351).

Le sentir a ainsi une dimension subjective absente de la connaissance :

« Dans le sentir, toute chose est là pour moi et ce n’est que telle qu’elle est là pour moi et qu’elle est là
de quelque manière. Dans le connaître, nous atteignons l’en-soi des choses. »
(DS p.371/329).

Le savoir se caractérise par l’universalité et donc par une stabilité opposée au flux du sentir. La
perception constitue pour Straus comme pour Bergson une première objectivation de ce flux en

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éléments séparables, le monde de la perception est un monde de choses :

« Comme toute connaissance, la perception requiert un medium objectif général. Le monde de la


perception est un monde de choses avec des propriétés fixes et changeantes dans un espace et un temps objectif
et universel.
Cet espace n’est pas donné originellement. L’espace du monde de la sensation est plutôt à celui du
monde de la perception comme le paysage est à la géographie. Une telle comparaison ne rend pas tout de suite
la compréhension plus facile ; elle demande elle-même un commentaire, en particulier parce que nous sommes
enclins, sous l’influence de la peinture, à penser le paysage comme quelque chose de déjà représenté. »
(DS p. 376/335).

Notre vie de tous les jours serait pourtant impossible, si nous n’avions avec le monde que des rapports
de connaissance, puisque la communication avec nos semblables par exemple n’est pas faite que
d’échanges de connaissances :

« la compréhension des phénomènes expressifs humains est enracinée dans une communauté
fondamentale immédiate, antérieure à toute connaissance et irréductible à celle-ci. »
(DS p. 236-237/202).

1.1.2. La certitude sensorielle.

Le mode de présence du sentir n’est pas celui de la connaissance : le sentir précède tout doute, ce qui
ne signifie pas que sa certitude soit celle des mathématiques. Ainsi,

« Si nous pensons cette validité personnelle comme purement subjective, nous devons nous garder en
même temps d’interpréter le concept de la subjectivité comme si le sentir était borné au sujet ou comme s’il
était une connaissance trompeuse. Les sensations ne sont pas dans le sujet, si le sentir est subjectif, il est en
même temps en relation avec l’Autre, avec le monde, mais cette relation est propre et individuelle. C’est
pourquoi elle n’est pas une connaissance. »
(DS p. 422/378).

La réalité subjective n’est donc pas une simple inversion de la réalité objective, c’est cette dernière
qui se constitue par la négation (ne serait-ce que sous la forme du doute et de la suspension) du monde
sensible, négation qui part néanmoins du sensible et se fonde sur lui :

« Dans l’expérience sensorielle la réalité est donnée sans réflexion. L’objet est là pour moi, mais moi je
ne suis pas le sujet de connaissance, immobile et trônant majestueusement. Je ne suis que dans la mesure où
l’objet existe. Précisément parce que je n’atteins pas le pur En-soi de l’objet, je ne suis pas voué à la solitude
du solipcisme.

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On ne peut faire des jugements de réalité que là où le non-être est pensable. Mais le sujet sentant ne
sait encore rien à ce propos. Il ne connaît pas la possibilité de négation que le jugement et le concept de réalité
présupposent.
Le sentir est un vivre-avec immédiat, non conceptuel. Toute croyance commence avec ou après le
doute. Même le jugement apodictique qui exclut tout doute prend encore appui sur celui-ci en l’excluant.
L’expérience sensorielle par contre ne connaît aucun doute, elle est antérieure au doute. C’est pourquoi elle ne
se laisse pas atteindre par des raisons. »
(DS p.423/379).

Il y a donc un contact immédiat de l’homme avec la vie et le monde (ce que montre aussi Bergson),
en ce sens précis que dans le sentir il n’y a pas de “ je pense ”, pas de place pour l’aperception (DS
p.238/203). Si il y a une médiation propre au sentir, elle n’est pas la pensée rationnelle. Ceci étant
acquis, on peut mieux comprendre les hallucinations.

1.1.3. La théorie des hallucinations.

En effet si l’halluciné ne se rend pas aux raisons qu’on lui donne, c’est que

« La certitude de l’halluciné est la certitude sensorielle. Les hallucinations sont des modifications
primaires du sentir, elles ne sont pas des troubles de la perception. »
(DS p.424/380).

Séparer la perception du sentir rend ainsi possible une meilleure compréhension des hallucinations :
celles-ci ne sont pas seulement l’introduction d’images pathologiques à l’intérieur de sphères
sensorielles normales, mais

« des images morbides dans des sphères sensorielles pathologiquement altérées. »


(DS p.427/383).

C’est-à-dire qu’elles sont des modifications non d’une partie de notre espace perçu, mais de toute
notre temporalité et de notre spatialité, comme on peut le comprendre avec l’exemple de la
mescaline :

« Dans l’ivresse due à la mescaline, les déclarations des sujets à propos des expériences vécues laissent
clairement reconnaître que pour les hallucinés, sont altérés non seulement les objets mais aussi leur mode
d’apparition et avec ceux-ci les formes de l’espace et du temps. Mais les modifications de l’espace et du temps
ne concernant pas seulement la sphère de ce qui est objectal ou quelques objets en particulier, elles sont vécues

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– et à ce sujet les déclarations des sujets intoxiqués à la mescaline ne laissent à nouveau la place à aucun doute
– comme étant des modifications de l’existence propre des sujets dans leur communication avec le monde,
c’est-à-dire comme un mode différent d’être-dans-le-monde, que celui-ci soit la surprise, la félicité ou la
souffrance. »
(DS p. 425/380-381)

Cela ne signifie bien entendu pas que cette expérience modifiée de l’espace et du temps ait la même
validité que celle des sujets sains d’esprit :

« Personne ne s’aviserait de prétendre que ce qui est vécu dans ces circonstances correspond à l’espace
et au temps sous leur forme authentique. La psychologie a toutefois pour thème la certitude sensorielle, et c’est
pour cette raison qu’elle ne peut se satisfaire d’accepter le temps et l’espace objectif comme des données
premières et étudier des sensations d’espace et de temps à partir d’un tel postulat. »
(DS p.415/371).

On a ici la confirmation de ce qui a été avancé en introduction : le thème de la réflexion de E. Straus


est la spatialité comme rapport des êtres vivants (en particulier les hommes) à l’espace, et non
l’espace réel.

1.2. Le sujet du sentir n’est pas hors du monde (critique du sujet transcendantal).

1.2.1. La critique du solipcisme.

Qu’il existe un accès direct au monde implique de renoncer aux théories où

« Le sujet ne fait que recevoir les sensations (…) : les sensations se produisent indépendamment de la
volonté du sujet et lui sont étrangères ; elles ne sont en communication immédiate ni avec le Je, ni avec le
monde. Ce n’est en effet que dans le jugement que l’être du monde extérieur est atteint par une prise de
position liée à la volonté. Le sujet lui-même est extra-mondain. Il contemple les idées dans le corps, mais il est
lui-même impassible et étranger à tout devenir. »
(DS p.22/6-7).

Cette théorie trouve sa formulation chez Descartes qui est pour E. Straus le père spirituel des théories
psychologiques contemporaines (via Locke qui a formulé selon lui le solipcisme cartésien en un fait
psychologique : voir DS pp.30-31/15).

Avec la distinction cartésienne des substances, l’esprit est radicalement séparé du monde et le corps
se voit considéré comme un corps dans l’espace objectif, que ce soit d’ailleurs le nôtre ou celui

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d’autrui (DS p.24/8). Autant dire qu’alors le corps propre ne se distingue guère d’une scie à métaux :

« dans toutes ces conceptions, le sujet du sentir n’est pas un homme vivant. C’est là le point essentiel.
Nous arrivons ainsi, à travers toute une série de négations, à une première définition positive. Nous concevons
le sentir comme un mode de l’ “ être-vivant ” »
(DS p. 32/17).

C’est un être vivant en ceci que le monde a prise sur lui comme il a prise sur le monde, et en ceci qu’il
se modifie lui-même de par ses propres actions et celles de l’extérieur. C’est un être vivant parce qu’il
est en devenir. Ne pas le comprendre, c’est manquer le sujet du sentir avant même de commencer à
réfléchir sur ce thème (DS p. 27/12). Le sujet du sentir est en effet radicalement différent du sujet de la
connaissance :

« Dans le changement de mode de communication [avec le monde], ce qui change n’est pas seulement
la structure de l’objet et la manière dont le sujet vivant entre en relation avec lui, c’est le sujet lui-même qui est
autre, qui subit un changement quand il passe du sentir au percevoir. »
(DS p. 391/349).

Ce sujet ne saurait, comme le sujet cartésien, acquérir la certitude de sa propre existence et des choses
corporelles par le mouvement de sa propre pensée (DS p. 27/12). Il n’est pas dans une simple relation de
possession avec le monde, pas plus qu’il n’est originairement seul : le sentir est un mode de
communication avec le monde. Le sujet du sentir se modifie donc avec lui :

« Si le sentir est effectivement une communication entre le moi et le monde, le moi doit être affecté
d’une manière ou d’une autre par chaque sensation. »
(DS p.256/220).

Ce fait est plus évident dans certaines expériences comme la souffrance :

« Sentir une douleur signifie simultanément se sentir, se découvrir changé dans sa relation – plus
exactement dans sa relation corporelle – avec le monde. »
(DS p.256/220).

Mais il est propre à tous les sens, comme il l’est de toute expérience humaine :

« Le sens tactile est celui dans lequel l’expérience vécue de la mienneté s’accomplit de la façon la plus
contraignante. Mais à aucun sens ne manque complètement la relation du Je au monde. »

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(DS p.437/393).

Ainsi,

« Même dans le voir, nous n’éprouvons pas seulement le visible, mais nous nous éprouvons nous-
mêmes comme voyants. »
(DS p.437/393).

Ce qui ne signifie pas que je m’éprouve comme j’éprouve le reste du monde, mais qu’en plus de mes
sensations et de mes perceptions du monde, je m’éprouve moi-même en sentant :

« Dans l’expérience vécue de la vision, j’appréhende simultanément l’objet comme ce qui est autre, et
moi-même - encore que je m’appréhende moi-même d’une manière différente. »
(DS p.199/171).

Le sujet du sentir accompagne toujours le sujet connaissant. Il est donc impossible de dire en quoi le
sentir est intérieur ou extérieur à nous, il rayonne dans deux directions, du monde vers nous et de nous
vers le monde.

Ainsi,

« Comme tout sentir a un contenu sympathétique [sic] et qu’il est vécu comme une transformation du
rapport permanent entre le Je et le monde, il doit en même temps appartenir à “ l’espace corporel ” et à
“ l’espace extérieur’’. »
(DS pp.432-433/388-389).

Cette relation fait du présent le temps du sentir :

« Tout ce qui est senti par les sens est dans le présent, est senti maintenant, c’est-à-dire se structure
dans la relation sympathique originelle de l’être vivant en devenir, de l’expérience vécue dans laquelle on ne
peut trouver aucune primauté de la conscience de soi ou de la conscience du monde. »
(DS p.421/377).

De cela la langue garde la trace :

« Le terme “ maintenant ” ne caractérise pas paradoxalement un moment objectif et général comme tel,
mais bien chaque moment comme étant le mien. Dans une contraction remarquable, le langage rassemble dans
une seule expression “ maintenant ” le fait que l’expérience sensorielle immédiate est une relation entre le Je et
le monde, qui est mienne, qu’elle est totale mais qu’elle est aussi spécifique et limitée. »

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(DS p.294/257).

“ Ici ” et “ là-bas ” sont donc nécessairement corrélés :

« Je suis avec les autres de mon ici. Bien que mon ici se détermine avec mon là-bas, l’inverse est
également vrai, le là-bas se détermine uniquement dans une relation à l’ici, le sentir rayonne dans deux
directions. Je ne peux être avec-autrui que dans la place où je me trouve. »
(DS p.337/298).

Erwin Straus précise le sens de notre relation au monde :

« Etre présent à l’expérience sensorielle – et donc sentir sensoriellement en général – est éprouver un
être-avec qui se déploie en un sujet et en un objet. Le sujet sentant n’a pas de sensations mais en sentant, c’est
lui-même qu’il atteint d’abord. Dans l’expérience sensorielle, se déploient en même temps le devenir du sujet
et les événements du monde. Je ne deviens moi-même que dans la mesure où quelque chose se passe et il ne se
passe quelque chose (pour moi) que dans la mesure où je deviens. Le présent du sentir n’appartient ni à
l’objectivité ni à la subjectivité seule, il appartient nécessairement et toujours aux deux ensembles. Dans le
sentir, le “ Je ” et le “ monde ” se déploient simultanément pour le sujet sentant ; dans le sentir, le sujet sentant
s’éprouve soi-même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde. »
(DS p.417/372).

La série “ et, dans, avec ” n’est pas tautologique. Avec le “ et ” notre auteur rejette la priorité de la
conscience de soi comme celle du monde. Le sujet du sentir n’est pas, comme on l’a vu, un sujet
solipciste qui déduirait le monde à partir de la conscience de soi tout en le transcendant, mais n’est
pas non plus à ce point englouti par le monde qu’il ne puisse se trouver lui-même. Mais ce “ et ” n’est
pas suffisant dans la mesure où il pourrait laisser penser à une simple unité d’agrégation, il n’exclut
pas la possibilité que dans le sentir je me saisisse d’abord non par la réflexion (DS p.417/373). C’est
l’emploi de l’ “ avec ” qui permet de comprendre que l’homme et le monde forment plus qu’un
agrégat : il signifie que dans le sentir je ne m’éprouve pas moi-même et le monde par surcroît, mais
que

« L’expérience vécue du sentir se déploie dans deux directions, vers le monde et vers moi.
Sentir est éprouver sympathiquement, c’est-à-dire que dans le sentir, je vis des transformations de ma
relation au monde qui dépasse et réunit tous les mouvements particuliers individuels. »
(DS pp.417-418/373).

Comme le dit Maria Villela-Petit :

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« La leçon d’Erwin Straus est là. C’est d’avoir montré l’inséparabilité originaire du temps, de l’espace
et du mouvement. C’est d’avoir montré que dans la dimension du sentir, il n’y a pas d’immanence
pure. Je ne m’auto-affecte que parce que je suis affecté par un autre. »
(Maria Villela-Petit, “ Espace, temps et mouvement chez Erwin Straus ” dans Figures de la
subjectivité, éditions du CNRS, Paris, 1992, p.69).

Ce que Henri Maldiney appelle découvrir le ressentir dans le sentir :

« Erwin Straus met à nu dans le sentir un ressentir. Ce ressentir n’est pas un retour du moi sur lui-
même, il n’est ni réflexion ni affection de soi par soi. Un tel retour impliquerait, en effet, un moi
séparé, faisant fonction de sujet et opposé à un objet qui serait en face. » (Henri Maldiney, “ Le
dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin Straus ” (1966), dans Regard
Parole Espace, éditions l’Age d’Homme, collection “ Amers ”, p.136).

Enfin, le “ dans ” permet d’éclairer la relation sujet/objet : je suis une partie du monde et je reçois son
orientation mais je peux également aller contre l’ordre des choses, je m’oriente dans ce monde et je
peux y laisser la marque de mon action. Le “ dans ” de l’expression “ être dans le monde ” est donc lié
à ma capacité d’agir :

« Le “ dans ” dont il est question ici est toujours une dimension du champ d’action (Spielraum).
L’expérience spatiale du sentir inclut donc “ l’être-dans ”, et avec celui-ci l’orientation, le devenir et le
temps. »
(DS p.418/373).

1.2.2. L’approche.

Que le sentir soit orienté dans deux directions n’est pas sans conséquences. Que je me rapproche
d’une chose ou qu’une chose se rapproche de moi, voilà qui n’a que peu d’intérêt du seul point de vue
de la distance mesurable. Mais dans l’expérience vécue s’approcher d’un objet est une expérience
toute différente de celle dans laquelle c’est l’objet qui s’approche de moi, ce sont deux expériences
qualitativement différentes (DS pp.407-408/364). Ce qui fait d’un être un être sentant, c’est ainsi cette
possibilité d’approcher qui n’appartient ni à la sensation seule ni au seul mouvement, puisqu’un objet
n’est attractif que dans la mesure où je peux m’en approcher (DS p.279/241). Comme le dit Michèle
Gennart,

« Que l’approche soit possible, tel est précisément pour Straus l’ “ archiphénomène ” qui fonde la
constitution de l’espace et du temps de la présence sensible. »
(Michèle Gennart, “ Une phénoménologie des données hylétiques est-elle possible ? A propos de

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“ Vom Sinn der Sinne ” de Erwin Straus ”, dans Etudes phénoménologiques n°4, éditions OUSIA,
Louvain, tome 2, 1986 – semestriel – p. 34).

Le sentir est donc une expérience d’empathie au sens très particulier où l’entend Straus, puisque cette
empathie peut signifier le désir de fuite comme celui de l’approche :

« Le sentir est donc une expérience d’empathie. Il est orienté vers les caractères physiognomiques de
ce qui est attrayant ou effarouchant. Il a les caractères de l’expérience de la “ communion ” qui se déploie dans
le mouvement réciproque de “ l’approche ” et de “ l’éloignement ”. Rien n’est plus éloigné de ma conception
que d’interpréter l’empathie du sentir d’une façon sentimentale comme étant l’expression d’une harmonie
universelle. L’empathie est le concept le plus large qui englobe à la fois les actes de séparer et de réunir, ceux
de fuir ou de suivre, l’effroi ou l’attrait qui inclut donc aussi bien le sympathique que l’antipathique. »
(DS p.242/207).

Toutes ces considérations sur ce qu’on peut appeler la “ mondanéité ” du sujet sentant (contre l’extra-
mondanéité du sujet cartésien) ne nous éloignent aucunement de la question de la spatialité, puisque

« S’il n’était pas question de sensations assignées à un sujet extra-mondain mais référées au contraire à
un sujet sentant qui vit son expérience dans son monde, les formes spatio-temporelles du sentir devraient
nécessairement être prises en considération et il serait impossible de traiter à part les qualités comme si leur
séparation par rapport aux dimensions de l’espace et du temps allaient de soi. »
(DS p.396/393).

1.3. L’unité du sentir.

« Décrire la sensation et définir sa nature, tel est le but de cette recherche. Il sera donc question du fait
même de sentir et non des sensations. »
(DS p.18/2).
« Toute expérience vécue apparaît comme une transformation dans la continuité du devenir, et comme
une confrontation incessante du Je avec le monde. »
(DS p.113/93).

1.3.1. La critique de la conception atomiste du temps.

Enfin, la critique de la conception traditionnelle du sentir est liée à une critique de la pensée
atomistique du temps, qui en fait une suite de quantités discrètes :

« La conséquence ultime de ce développement de la psychologie qui commence avec Descartes, est


l’instauration d’une conception dite atomiste du temps. Elle a été formulée par Hume (…). Selon Hume, le

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temps est une composition de moments indivisibles (…) les parties ultimes qui composent le temps sont,
comme telles, intemporelles. En elles le temps est immobile. »
(DS p.35/19-20).

Une telle pensée relève d’une spatialisation indue du temps, qui attribue à celui-ci la séparation et la
contiguïté des choses que l’on trouve dans l’espace géométrique. E. Straus a ici une pensée très
bergsonienne lorsqu’il précise que l’on ne saurait penser le temps comme on pense l’espace. On ne
comprend pas en effet ce qui pourrait séparer les expériences vécues et les quanta de temps, puisque
ce ne peut être ni l’espace ni le temps :

« Les objets réels se prêtent au dénombrement parce qu’ils sont séparés les uns les autres dans l’espace.
Celui-ci les sépare et les entoure en même temps (…). Mais qu’est-ce qui sépare les expériences vécues les
unes des autres ? Ce ne peut être l’espace. Serait-ce le temps ? Accepter une pluralité d’expériences vécues
force à admettre que les expériences particulières sont séparées les unes des autres par un intervalle de temps
vide. C’est précisément cette hypothèse que Hume n’accepte pas. Il conteste que le temps existe comme
substance et que l’expérience du temps soit indépendante des impressions sensorielles. Le temps est composé
d’ “ indivisibles parts ”, de parties de temps que l’on ne peut pas diviser davantage et qui sont données avec les
impressions sensorielles. Entre les deux il n’y a rien, et aucune expérience vécue n’occupe cet intervalle (…)
Le temps a le caractère de la contiguïté, il n’a pas celui de la continuité. »
(DS p.36/20).

Une telle conception ne peut aboutir qu’à un échec lorsqu’il faut penser le devenir des choses et le
flux de la vie affective :

« Hume avoue qu’il ne peut expliquer fondamentalement la succession temporelle parce que celle-ci
n’est ni donnée avec les impressions, ni produite par le sujet (…).
Hume, il est vrai, traite de l’association des impressions, mais il ne réussit pas à soulever le problème
de la dissociation ou de la séparation des expériences vécues antérieurement à toute association. Supposer une
pluralité d’impressions paraît par trop aller de soi, si nous considérons les impressions comme des états
d’autres organismes humains ou animaux. Alors, l’espace objectif et le temps objectif (transitoire) deviennent
le principium individuationis. »
(DS p.36/20-21).

La conception atomiste du temps est le postulat de la conception cartésienne des sensations (DS
p.37/22), qui fait de l’expérience de l’homme adulte, une série de sensations discrètes, tout comme une
maison est construite au moyen de briques isolées (DS p.30/14). Le monde de Descartes n’est un que
par la sommation des parties adjacentes (DS p. 315/278) et il n’y existe aucune liaison interne entre les
parties constitutives pas plus que de lieux qualitativement différents. Le sentir est éparpillé en
sensations multiples et assimilées à des perceptions :

15
« Elles [les sensations] sont seulement momentanées ; mais le temps est composé de moments, c’est
pourquoi les sensations ressemblent, dans leur majorité, à une foule de perceptions séparées les unes des autres.
Cette interprétation est à l’origine de la théorie des éléments en psychologie.
En tant qu’elles traitent des principes, toutes les théories de la psychologie des sensations des dix-
neuvième et vingtième siècle, sont préfigurées dans la philosophie cartésienne, et ce de façon littérale et non
selon la perspective interprétative que nous pourrions adopter à l’égard de celle-ci. »
(DS p.24/8-9).

Le problème étant comme on l’a vu celui de l’enchaînement des expériences vécues (DS p.36/21),
puisque la séparation des sensations est donnée avec le morcellement du temps en points discrets (DS
p.37/21). Il s’agit pour le régler de se libérer des cadres de pensée que nous impose le temps objectif .
Celui-ci n’est pas une donnée originelle de l’expérience vécue, mais un concept destiné à l’usage et au
fonctionnement des sciences de la nature (DS p.37/21). Ainsi, si la théorie d’une structure atomiste du
temps remporte un tel succès, c’est parce qu’elle est celle qui rencontre le mieux les exigences des
sciences naturelles fondées sur les mathématiques (DS p.38/22). Cet empiètement du temps mesurable
sur le temps vécu est abusif et n’est pas appuyé par une démarche rationnelle comme le laissent croire
ses apparences de scientificité, mais sur la théologie (ibid). Mais il est toujours réitéré dans la mesure
où il est porté par l’espoir de quantifier et donc de maîtriser ce qui ne peut l’être :

« Seul le discontinu peut être exactement mesuré et compté. De plus, on peut parfaitement comprendre
chaque moment particulier, qui a été créé, fini et limité, parce que chacun peut être entièrement dominé du
regard. On reconnaît toujours un événement comme un fait achevé et complet, comme un incident qui a déjà
fini d’exister. »
(DS p.38/23).

E. Straus pas plus que Bergson ne critique les mathématiques ou les sciences physiques en elles-
mêmes, mais l’application arbitraire de la mesure et du quantitatif à ce qui ne peut être mesuré et
quantifié. Il ne s’agit pas pour ces auteurs de repousser l’objectivité au nom de la subjectivité
individuelle, mais de critiquer l’objectivisme pour découvrir l’objectivité propre à la psychologie.
Comme le dit Georges Thinès :

« Le but poursuivi par la philosophie phénoménologique n’est autre que d’établir, à tout ordre de
connaissance, les conditions d’une authentique objectivité, celles qui sont conformes à l’objet visé
( …). Or, ceci ne pouvait être convenablement compris dès lors que l’on restait fidèle à l’idée d’un
modèle qualifié d’objectif du fait qu’il était pensé, non pas en termes d’adéquation à l’objet
scientifique visé, mais en conformité avec un domaine scientifique hétérogène pragmatiquement
choisi. »

16
(Georges Thinès, “ Erwin Straus et la phénoménologie dans Vom Sinn der Sinne ”, dans Figures de la
subjectivité, éditions du CNRS, Paris, 1992, p.9).

Si Du sens des sens est une Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, c’est donc en
tant qu’il constitue une réflexion sur la méthode, ou plutôt une critique de l’introduction en
psychologie des méthodes liées à l’espace et au temps quantifiables, comme ceux de la physique : E.
Straus traite, lui, du temps et de l’espace vécus.

1.3.2. L’unité de l’expérience vécue.

Contre l’éparpillement des sensations, E. Straus rappelle donc qu’il existe dans le sentir au moins une
relation constante, celle que le sujet entretient avec le monde :

« La diversité des événements vécus, les impressions au pluriel, trouvent leur délimitation dans la
relation continue du “ Je ” avec le monde, relation de l’Individu qui s’éprouve dans son monde comme un
devenir (…) ils sont les événements vécus d’un être en devenir et non d’un sujet qui se contente d’enregistrer. »
(DS p.37/21).

Le processus de discrimination qui nous permet de saisir les “ sensations ” va donc du général au
particulier :

« Le monde n’est pas composé pour nous d’impressions isolées et de moments singuliers, car la
relation je-monde envahit la durée entière de notre existence individuelle, c’est donc dégressivement que nous
atteignons les moments individuels en particularisant cette relation. »
(DS pp. 368-369/327).

Au sein du devenir de l’expérience pathique, nous maintenons une certaine personnalité, il convient
de ne pas négliger le fait biologique fondamental qu’est la “ structure monadique ” des individus (DS
p.33/17). Ou plutôt, chaque individu a une certaine manière de changer sa relation au monde : l’emploi
du vocabulaire leibnizien a peut être pour but de signifier que le sujet du sentir est doué d’une
certaine personnalité, mais que cette personnalité ne l’empêche pas de changer puisqu’elle se définit
elle-même comme un changement constant (comme chez Bergson), comme une altération régulière.
Ainsi,

« Les sensations sont des transformations des relations continues entre le Je et le monde, elles sont des
phénomènes du devenir vécu. Il ne peut donc exister aucune sensation particulière et aucune sensation statique,
celles-ci ne sont que le produit de la pensée. »
(DS p.433/389).

17
On est ici au plus près de l’inspiration bergsonienne : la pensée crée des stases illusoires au sein d’un
devenir ininterrompu. Erwin Straus propose une précision de vocabulaire afin de ne pas tomber dans
ce piège :

« En vue de caractériser au départ le sentir comme un mode de l’être vivant, nous avons choisi de
substituer au substantif “ les sensations ” l’infinitif employé substantivement “ le sentir ” pour désigner que le
fait même de vivre l’expérience que nous appelons le sentir, possède le caractère intrinsèque d’un devenir,
c’est-à-dire une structure temporelle définie, laquelle ne coïncide toutefois pas avec le sentir total.
Peut-être nos intentions apparaîtront elles plus clairement sur le plan sémantique si nous remplaçons
“ sentir ” (Empfinden), mot quelque peu usé, par son synonyme partiel “ épreuve ” (Spüren) : “ Eprouver ” a
deux sens : il désigne aussi bien une recherche active qu’une prise de conscience passive et dans la seconde
acception “ Eprouver ” au sens d’ “ endurer ”, il exprime précisément la signification temporelle du sentir. ”
(DS p.33/17-18).

Le sentir est un flux, unique et en changement constant comme les monades, ce qui explique qu’on
ne puisse parler de sensations si on s’exprime rigoureusement :

« Si le sentir n’est ni une connaissance ni un événement mécanique mais un mode de l’être-vivant, il


doit être compris comme une catégorie du devenir . Celui-ci implique changement, métamorphose (tout devenir
est un devenir autre), direction et continuité en font partie. Mais la possibilité de comprendre le sentir comme
devenir est déjà menacée dès que l’on parle des événements vécus au pluriel. »
(DS p.34/19).

Dire que le sentir est une expérience pré-scientifique du devenir (DS pp.38-39/23) et que

« La dimension temporelle du devenir et du “ devenir-avec ” est inséparable du sentir. »


(DS p.411/367-368)

n’exclut pas toute forme de spatialité du sentir, mais rejette ce que Bergson appelle la multiplicité de
juxtaposition qui caractérise l’espace “ objectif ”. L’unité que nous percevons dans notre expérience
ne provient pas d’une rétrospection : si nous remarquons qu’un morceau de musique se termine
prématurément, c’est que

« nous entendons déjà l’unité dans l’anticipation de ce qui va suivre. Du point de vue physique, une
brusque interruption d’une mélodie est équivalente à la fin d’un morceau à laquelle on s’attendait, mais il n’en
va pas de même pour l’auditeur. Nous remarquons l’incomplétude, c’est-à-dire que nous vivons l’unité comme
un tout qui se déroule dans le temps ; en d’autres termes, nous organisons notre expérience vécue comme un
devenir et non comme une simple constatation. »

18
(DS p.79/62).

De même avec le discours humain :

« Nous entendons déjà la symphonie au moment où on l’exécute. Dès le premier accord nous la
percevons comme une unité qui s’accomplit. Et de la même manière nous comprenons aussi dès le premier mot
n’importe qu’elle phrase dite ou imprimée, comme un tout qui va vers son achèvement, ce qui est précisément
perturbé dans certaines formes de dyslexie. Mais nous ne pouvons saisir la phrase comme un tout qui s’achève
que si nous éprouvons ce qui nous est donné à chaque instant comme incomplet. Cette appréhension n’est à
nouveau possible parce qu’individus vivants en devenir, nous nous éprouvons nous-mêmes comme êtres en
devenir. »
(DS p.79/62).

C’est dans le présent que je vis cette relation au monde comme devenir (DS p.295/257). C’est dire que
sentir suppose toujours être à une frontière :

« Je n’atteins une frontière comme telle que si je peux la dépasser et pénétrer derrière elle. Une
propriété de toutes les sensations est que celles-ci sont des frontières que je peux dépasser dans toutes les
directions. La continuité de mon devenir et de la structure spatio-temporelle de mon monde se fonde dans le
rapport de totalité. Dans tout ce qui s’offre à mes sens, je suis à une frontière particulière, mais je ne suis pas à
la terminaison du monde. »
(DS p.295/257-258).

Le monde a en effet un caractère inépuisable, ce qui se donne est déjà dépassé vers un ailleurs sur
lequel il ouvre. Comme le dirait Merleau-Ponty, l’horizon du monde recule à mesure que mon regard
avance, le rapport de totalité tient à cette liaison de l’expérience vécue : parce que je suis spécifique je
suis pourvu de frontières dont j’essaie de sortir, le monde n’est pas une étendue lisse mais s’éprouve
comme résistance (ibid.). E.Straus emploie ici le terme de frontière en un sens à la fois spatial et
temporel (ce que ne saurait faire Bergson), parce que notre expérience vécue n’est ni temporelle ni
spatiale mais spatio-temporelle (ce qui explique que nous nous soyons attardés sur la temporalité), la
continuité de la temporalité est aussi celle de l’espace vécu. C’est cette continuité qui se perd dans
l’expérience du vertige, où le continuum spatial paraît entièrement désintégré parce que rien ne relie
plus l’ici au là (DS p.307/270). De même dans les phobies :

« C’est l’illimité qui, en dehors de toute réflexion, s’impose au phobique à la simple vue de la distance.
Dans cette illimitation, toute localisation fixe et définie s’abolit. Il n’y a plus d’ici relié à un là par un chemin
quelconque. Le chemin a disparu et, avec lui, toute possibilité de se-mouvoir. »
(DS p.307/270).

19
Dans les états non pathologiques

« séjourner quelque part signifie toujours être orienté vers un là, vers un ailleurs, même aux moments
où la tentation de s’établir est la plus forte. »
(DS p.310/273).

C’est lorsque nous sommes dans un état sain et éveillés que nous vivons ce continuum de l’expérience
vécue, à l’opposé du temps du rêve qui est un « temps sans durée » (DS p.325/286) dont les différents
moments sont sans lien entre eux :

« Dans la distinction de l’état vigile et du rêve, je saisis par conséquent la temporalité organisée de
mon existence. Je remarque que je passe à chaque instant d’une phase à une autre, je me saisis comme
devenir. »
(DS p.324/285).

Cette cohérence de la temporalité à l’état de veille n’est pas sans conséquence pour la spatialité. L’état
de veille se caractérise en effet aussi par l’unité des sensations et des mouvements (DS p.319/280) que
permet l’unité de mon expérience même : c’et parce que je ressens le lien entre cet ici où j’ai soif et ce
là où se trouve l’eau que je peux associer sentir et mouvement dans un geste de préhension. Ainsi

« l’espace du sentir correspond à la forme originelle de l’expérience primaire d’un devenir. »


(DS p.409/366).

Ce fait apparaît plus clairement dans l’analyse du glissement.

1.3.3. Le phénomène du glissement.

Associer sentir et devenir implique de critiquer les réifications opérées par l’usage habituel du
langage des sensations. Par l’analyse du glissement on peut comprendre que les sensations ne sont pas
dans les choses mais produites par nos mouvements, tout sentir implique un certain glissement dans la
mesure où il ne s’arrête pas :

« Les sensations sont des indicateurs de direction, à travers lesquels nous glissons dans le mouvement ;
ce qui est senti nous le laissons derrière nous. Ce n’est pas le toucher qui nous donne la qualité tactile mais bien

20
l’acte de toucher. Dans le sentir, nous glissons au-delà, dans le percevoir nous sommes arrêtés. Il faut séparer le
toucher de l’acte de toucher de la même manière qu’entendre d’écouter et voir de regarder. »
(DS p.481/387).

C’est la perception qui procède aux objectivations qui font que des qualités comme lisse et rugueux,
dur et mou, raide et élastique deviennent des propriétés de choses. Les perceptions sont les produits
d’un mouvement qu’elles ne contiennent plus (DS p.430/385-386). Si les sensations de glisse sont
agréables, c’est que nous y retrouvons la continuité du sentir et donc de l’espace vécu :

« L’acte de glisser nous donne l’espace, l’étendue et c’est pourquoi les mouvements de glissade sont
d’habitude agréables. Ils augmentent l’expérience de puissance et donnent une impression consciente de liberté
vitale. »
(DS p.430/386).

Si le phénomène du glissement la rend plus évidente, la continuité du devenir n’est absente d’aucune
expérience humaine, pas même du caractère ferme :

« Alors que dans l’acte de glisser, chaque moment doit être confirmé par le moment suivant, quand
nous marchons sur la terre ferme, chaque pas possède la possibilité de continuer ou de s’arrêter. Le caractère
ferme, comme sécurité, libère le futur pour moi. Ferme est le sol sur lequel je peux poursuivre ma route. Le
caractère ferme n’est donc pas perceptible dans une relation du Je au monde qui ne serait que momentanée et
inscrite dans un temps atomistique ; il reste en relation avec mon devenir et avec mes potentialités. Si le futur
m’est fermé, par exemple dans la dépression, cela peut m’apparaître comme si je flottais au-dessus du sol ou
comme si le sol se dérobait sous mes pieds. C’est la même chose qui arrive chez le malade anxieux au moment
où il est saisi par l’angoisse. Parce qu’il ne réussit pas son échange avec le monde, parce qu’il ne peut pas se
tenir lui-même, il perd tout repos au milieu des circonstances changeantes. Car il n’existe plus de fermeté en lui
et plus rien n’est ferme autour de lui. »
(DS pp. 431-432/387).

Une telle analyse nous montre encore une fois que notre rapport à l’espace n’est pas simplement
objectif et quantifiable, il comporte également une dimension significative (elle-même en rapport
avec notre temporalité) qui renvoie autant à mon être qu’au monde, ce que Erwin Straus résume en
disant que dans le monde je ne suis pas simplement posé mais situé :

« En nous situant dans l’environnement, nous n’établissons pas avec lui un rapport purement spatial
[au sens géométrique], nous ne nous plaçons pas seulement dans une position particulière (situs). Le caractère
historico-temporel permet de distinguer la situation du simple rapport spatial de position. Sont dites
significatives les situations dans lesquelles des transformations affectent la confrontation incessante du moi
avec le monde, dans lesquelles des événements se produisent, c’est-à-dire dans lesquelles nous nous
approprions de nouvelles parties du monde, que ce soit dans la sphère utile ou dans la sphère spirituelle. »

21
(DS pp.106-107/87).

1.4. Sentir et mouvement.

« Seul un être dont la structure offre à celui-ci la possibilité du mouvement peut être un être sentant. »
(DS p.279/243).

Il va de soi qu’une théorie du sentir qui insiste sur le devenir qui lui est propre lie sensation et
mouvement :

« on ne peut traiter séparément sensation et théorie du mouvement. »


(DS p.235/200-201).

L’exemple de la danse nous permet de saisir ce lien : si les tentatives de “ danse absolue ”, c’est-à-
dire sans le moindre accompagnement musical, ont été un échec, c’est sans doute qu’

« Une connexion d’essence doit donc manifestement lier le mouvement dansant à la musique et à la
structure spatiale que cette dernière engendre ; il s’agit là d’une liaison qu’on ne peut supprimer
arbitrairement. »
(FS p.15).

L’unité du sentir et du se-mouvoir est donc ici évidente mais elle ne se limite pas au seul lien de la
danse et de la musique, elle précède l’art, l’apprentissage :

« La musique et les mouvements d’une marche ou d’une danse sont unis entre eux de façon
intermodale, et il n’existe aucune sorte d’associations particulières qui garantissent la connexion entre le son et
le rythme car le mouvement suit immédiatement la musique. Bien avant que le jeune enfant ait appris des pas
de danse conventionnels, il danse en rond, sautille aux mouvements d’une polka et est entraîné par la musique
d’une marche dans les rangs qui défilent. L’art chorégraphique n’est possible qu’au titre de modelage
spécifique de cette unité générale qui préexiste aux impressions sensorielles et aux mouvements. Les figures
chorégraphiques peuvent être aussi belles que l’on voudra, il n’en reste pas moins que ce qui constitue leur
caractère d’invention esthétique et ce qui peut être découvert et appris est toujours particulier, c’est l’unité
originelle de la musique et du mouvement et celle-ci est antérieure à toute esthétique, à toute invention et à tout
apprentissage. »
(DS p.277/239/240).

Cette unité originelle fonde l’apprentissage des coordinations entre les mouvements et le sentir : si cet
apprentissage de la coordination des sens et des mouvements est possible, c’est qu’un lien originel
existe qui apparaît dans la danse mais qui est aussi la condition de toutes les autres coordinations.

22
Ainsi :

« J’ai dit plus haut qu’un mouvement gracieux porte en lui-même sa mesure et sa délimitation, mais ce
n’est que partiellement vrai, car loin d’être isolés, les mouvements se réfèrent au monde environnant.
Apprendre à se mouvoir signifie apprendre des distributions et des césures, c’est-à-dire sélectionner une
direction parmi toutes les directions possibles et passer de l’indétermination provisoire à un parcours bien
défini. Apprendre à se mouvoir signifie donc accéder à la structure ordonnée des sensations, à ce qui se révèle
dans le sentir, à l’ordonnance du mouvement et à la coordination possible du mouvement et du sentir. Mais une
telle coordination n’est en aucune manière une intégration tardive d’éléments séparés. La coordination
individuelle est accomplie de fait parce que les mouvements peuvent être déterminés en soi dès l’origine. »
(DS p.308/271).

Ainsi, s’il n’y a pas de sentir sans mouvements dans l’espace, il n’est pas non plus de sentir qui ne
suscite des mouvements dans l’espace.

2. Espace vécu et espace géométrisé.

2.1. Le champ d’action.

Un des efforts majeurs de Erwin Straus est de tenter de nous faire comprendre que certaines notions
que l’on croit purement géométriques (distance, espace, direction, mouvement, orientation…) sont en
fait liées à notre existence d’êtres vivants et donc sentants.

2.1.1. L’espace vécu est structuré en régions.

Ainsi l’espace vécu n’est pas centré autour d’un point indifférent (comme celui où se rejoignent les
abscisses et les ordonnées), mais autour de notre corps :

« Dans ma corporéité je me trouve au centre du monde qui s’offre dans la dimension de la proximité et
de l’éloignement. Les distances, et la distance comme telle (…) sont relatives à un être mobile qui, partant de
son propre centre, changeant de localisation et parcourant l’espace, ne peut atteindre que ce qui est saisissable à
proximité et s’il continue à marcher, ce qui est éloigné. Contrairement au mouvement physique de la lumière,
nous voyons l’espace visible structuré en régions qui paraissent plus proches ou plus éloignées, à l’être mobile
que nous sommes. »
(DS p.330/291).

Notre espace vécu est en effet fonction de notre champ d’action, c’est-à-dire de l’étendue sur laquelle
nous pouvons agir. Cette étendue n’est pas homogène ni isomorphe puisqu’en elle se trouvent des

23
régions où mon action rencontre une plus grande résistance, d’autres où sont situées de manière
accessible mes ressources, certaines où je rencontre des aides pour mon action… Ainsi,

« La mobilité des animaux correspond entièrement à leur espace non homogène, un espace rempli des
réserves les plus variées. Si tout ce qui est nécessaire à leur sustentation était distribué de manière uniforme, la
mobilité dans un tel espace homogène serait dépourvue de sens ( …). La mobilité animale et humaine est
relative à l’espace terrestre, c’est-à-dire à un espace dans lequel se trouvent la nourriture et la boisson, les
congénères et les partenaires sexuels, de même que les éléments de danger et de protection, le tout distribué de
façon variable. L’espace dans lequel s’exerce le mouvement animal n’est pas simplement et exclusivement un
champ de gravitation, c’est un champ d’action nanti de sa configuration isomorphique. Ce champ est divisé en
régions, de valeurs ou, si l’on préfère, en sections qui se présentent comme accueillantes ou amicales, ou au
contraire comme inhospitalières ou hostiles. »
(DS pp.275-276/238).

L’espace vécu est ainsi polarisé en lieux répulsifs et attractifs. Que le monde soit ainsi polarisé
explique que le mouvement puisse être orienté, c’est-à-dire effectué afin de s’approcher ou de
s’éloigner d’une région :

« Le mouvement animal possède un caractère intentionnel primaire, il est par sa nature même orienté
vers un but. C’est pourquoi il se présente sous la forme de la recherche active ou de la fuite, de l’attaque ou de
la défense, et non comme une simple translation d’un point du champ à un autre. »
(DS p.276/238).

Il semble en effet que danser pour le plaisir de danser soit le propre de l’homme.

Cette polarisation de l’espace nous permet de comprendre comment se lient spatialité et signification :

« C’est précisément parce que dans notre monde une chose peut être pour nous moins importante,
moins proche, moins accessible qu’une autre qu’elle peut être pour nous le signe d’une autre. Elle ne sert à rien
de mieux qu’à indiquer quelque chose au-delà d’elle-même, qu’à être signe pour un autre dans son propre
néant. »
(DS p.187/199).

2.1.2. Ici et là.

Ce qu’on nomme ici ou là ne sont pas de simples points dans un espace géométrique, déterminés par
abscisses et ordonnées, mais ce sont l’expression de l’organisation de notre champ d’action en
fonction de la région du champ où je suis et de celle vers laquelle je me dirige :

24
« L’ici, d’où toute locomotion procède, est une détermination organisée du champ d’action. Il ne peut
exister d’ici que pour un être doué de mouvement. Dans tout mouvement, et particulièrement dans la
locomotion, la gravité doit être surmontée, encore que jamais de façon totale. En progressant contre la gravité,
nous sommes toujours en relation avec le là, mais restons pourtant toujours maintenus ici. L’ici est le
mouvement contenu (verhaltene), c’est l’endroit où je me tiens (…), où j’effectue ma station, mon arrêt (…) »
(DS p.312/275).

Ce rôle de la gravité, si capital puisque c’est à elle que s’adapte notre station debout, fait qu’il reste un
point de référence qui soit le même pour tous les hommes : la terre. En effet,

« Nous ne faisons pas l’expérience de notre propre mouvement comme d’un changement de position
relativement à un ordre spatial pensé comme stationnaire, mais plutôt à une action opposée à la force de
gravitation de la terre sur laquelle nous nous déplaçons. C’est la terre qui nous apparaît en elle-même
invariablement immobile. L’espace terrestre se manifeste donc à nous comme un espace absolu à l’intérieur
duquel les choses prennent, conservent ou modifient des positions absolues, ce qui revient à dire que les choses
peuvent être saisies au repos ou en mouvement. »
(DS p.354/313-314)

Parce que nous ne pouvons mettre le mouvement de la terre en contraste avec un système fixe de
coordonnées, celle-ci nous paraît immobile puisque nous sommes englobés avec elle dans un
mouvement uniforme. Cette illusion d’immobilité peut être corrigée par la pensée, mais cela ne
change rien à l’espace vécu :

Une réflexion ultérieure peut nous amener à critiquer l’expérience originelle de cet “ espace inclusif ”
mais elle ne peut négliger celle-ci (…). La pensée critique essaie de corriger le caractère égocentrique et
anthropocentrique de cette expérience originelle, mais celui-là même qui articule la critique reste un homme
avec son expérience humaine et c’est cette dernière qui constitue le point de départ de ces corrections
ultérieures. »
(DS pp.354-355/314).

Le spationaute est ainsi le seul pour lequel le mouvement de la terre est une évidence, une certitude
sensible, lui seul vient nuancer l’affirmation de Straus, encore universellement valable en 1935.

2.2. Intériorité et extériorité.

« L’être mien du corps n’est pas un donné, un signe distinctif qui n’est découvert qu’après avoir
observé l’objet et en avoir eu l’expérience. Je ne peux éprouver mon corps comme mien et moi-même dans
mon existence corporelle, que dans la relation du Je au monde, dans une délimitation vis-à-vis de l’altérité,
c’est-à-dire dans un rapport avec elle et dans la séparation d’avec elle. »
(DS p.437/392-393).

25
L’intériorité et l’extériorité elles-mêmes sont des phénomènes du champ d’action (DS p.285/247), ce ne
sont pas des éléments séparables et indépendants ni des relations purement spatiales. Quelque soit la
distance parcourue en voiture, les passagers restent à l’intérieur et l’environnement dans lequel ils
évoluent à l’extérieur : c’est dire que la relation de l’intérieur à l’extérieur ne se réduit pas à une pure
relation de proximité, mais est une relation à la totalité du monde (DS p.287/249). Dedans et dehors ont
à voir avec l’action empêchée ou possible :

« Les frontières sont relatives au système d’action de la personne qu’elles entourent. L’homme dont les
formes de mouvements n’incluent pas le flottement vers le haut est “ à l’intérieur ” lorsqu’il est emprisonné
dans un fossé profond dont les parois glissantes l’empêchent de grimper. »
(DS p.288/250).

Est donc à l’intérieur ce qui est séparé de l’action possible de l’extérieur,

« L’intérieur et l’extérieur sont donc séparés par une limite définie par la possibilité de l’action. »
(DS p.288/251).

La polarité intérieur-extérieur est essentiellement une limitation et une structuration de la relation du


Je au monde, comme le prouvent les situations où les êtres humains cessent de vivre leur corps
comme le leur, parce qu’il limite leur action, est cause de souffrance voire une menace de mort :

« à partir du moment précis où dans la maladie et la douleur je fais l’expérience de mon corps
objectivé, celui-ci devient quelque chose d’extérieur à moi et dont je suis moi-même exclu. Ce passage à
l’extériorité est tellement vrai que je peux décider de sacrifier un doigt, un bras ou mon appendice pour me
sauver. Au même moment mon corps devient pour moi une prison dans laquelle je suis enfermé comme je
pourrais l’être dans une cellule. Mon corps étant devenu un objet pour moi, la frontière entre l’intérieur et
l’extérieur peut être tracée de façon à séparer l’organisme de son milieu. »
(DS p.290/252).

Il y a ainsi une certaine ambiguïté du corps, puisqu’il relève à la fois, comme corps propre, du plus
intime du sujet, et qu’en même temps il est pleinement un élément du monde :

« Le corps est le médiateur entre le Je et le monde, il n’appartient pleinement ni à l’ “ intérieur ” ni à


l’ “ extérieur ”. Bien que je sois certain d’éprouver de la douleur dans mon corps, cette expérience comporte
pour moi une étrange ambiguïté. Je souffre dans mon corps et pourtant je suis moi-même exclu de l’organe
souffrant, je sens la déficience et par là-même je suis séparé du monde. Dans ce cas encore le caractère de
médiation du corps se révèle et l’on voit clairement que dedans et dehors représentent une articulation de la
relation du Je au monde. La séparation de l’intérieur d’avec l’extérieur se réfère à mon monde mais ne sépare

26
pas le monde du Je pas plus qu’elle ne sépare certaines choses d’avec d’autres choses ni l’espace d’avec
l’espace. »
(DS p. 290/292).

De telles considérations empêchent de parler de l’intériorité comme d’une propriété spatiale


séparable, elle n’a de sens qu’en fonction du point de vue où on se trouve (DS p.291/253-254).

27
2.3. Espace du sentir et espace de la perception.

2.3.1. Espace géographique et espace du paysage.

E. Straus oppose l’espace connu à l’espace ressenti :

« L’espace du sentir est à l’espace de la perception comme le paysage est à la géographie. »


(DS p.378/335).

Alors que dans le paysage, nous sommes entourés d’un horizon, celui-ci est absent de l’espace
géographique. Dans le premier je me déplace sans voir plus loin que ce que m’apporte ce qui est
visible avant l’horizon. Dans le second, je sais où je vais, l’espace géographique est sans mystère :

« Dans le paysage nous ne parvenons jamais qu’à nous déplacer d’un endroit à un autre et chaque
endroit est déterminé uniquement par son rapport aux lieux adjacents à l’intérieur du cercle de la visibilité.
Nous quittons une partie de l’espace pour atteindre une autre partie de l’espace, le lieu où nous nous trouvons
n’embrasse jamais la totalité. Mais l’espace géographique est un espace fermé, et, en tant que tel, il est
transparent dans toute sa structure. Chaque lieu dans cet espace est déterminé par sa situation dans l’ensemble,
et finalement par sa relation au point zéro de cet espace découpé selon un système de coordonnées. L’espace
géographique est systématisé. »
(DS p.378/335).

C’est parce qu’il est fermé (qu’il ne présente pas l’aspect inépuisable du monde où nous nous
perdons) que l’espace peut être systématisé, et inversement. Il s’agit d’asseoir une volonté de maîtrise,
dans les voyages modernes nous “ sautons en quelque sorte les espaces ” (DS p.380/337) et suivons le
plus souvent le plan :

« Pendant un voyage qui a été minutieusement préparé pour qu’on mette le mieux possible à profit le
temps mis à notre disposition, le paysage ne peut surgir que comme une gêne. »
(DS p. 380/338).

La vie quotidienne se fait entre l’espace géographique (l’expression est un peu injuste si on songe que
les géographes aujourd’hui s’intéressent au moins autant aux représentations culturelles de l’espace
qu’à la géographie physique) et le pur paysage. E. Straus précise qu’on ne saurait vivre dans la
nostalgie du paysage, car

28
« Le monde humain de la perception se situe entre le paysage et la physique. Cela a toujours été
nécessaire, dans le passé comme dans le présent, dans les époques reculées comme à l’époque moderne. Ce
serait mal interpréter le monde humain que de le comprendre comme un pur paysage. Parce qu’il est voisin des
deux, il se situe entre les deux, il reste ambigu par lui-même et non seulement pour l’observateur. »
(DS p.381/338).

L’homme ne parvient à son monde qu’en niant celui de la sensation (DS p.388/345-346), mais notre
auteur déplore qu’il soit rare que l’homme garde le juste milieu (DS p.381/338) comme l’atteste la
nostalgie contemporaine du paysage, due à son effacement (DS p.380/337-338). On a ainsi des
pathologies différentes en fonction de l’enfermement dans un type d’espace ou dans l’autre :

« Le mélancolique sait ce que signifie perdre le contact avec le paysage. Nous ne possédons le paysage
qu’en nous développant avec lui. Le déprimé figé dans le temps est éloigné du paysage, il voit le monde de
haut, comme s’il se plaçait dans la perspective des oiseaux, il le voit comme sur une carte géographique, il
plane au-dessus du sol. Là, un homme poursuit son travail, là une femme à ses fourneaux prépare le repas ; tout
cela lui apparaît comme s’il s’agissait d’une maison de poupées, avec cette différence que non seulement le
malade jette un regard sur toute cette activité, sans le sourire et la supériorité de l’adulte qui regarde la cuisine
d’une maison de poupées, mais éprouve un désir ardent et torturant pour les petites choses de la vie
quotidienne, et même un désir de douleur corporelle qui pourrait lui rendre le sentiment de ce monde. »
(DS p.388/346).

A l’inverse, les schizophrènes demeurent dans le paysage, quoique leur paysage devienne étranger à
l’expérience sympathique à mesure qu’ils s’enferment dans la stupeur du délire (DS p.428/384).

Si ces analyses se défendent fort bien, on comprend beaucoup moins bien comment Erwin Straus
peut faire des tziganes l’exemple de créatures infra-humaines et ne sortant donc pas du paysage. Des
phrases comme :

« Le tzigane - comme l’oiseau - ne connaît que l’abandon à un ton particulier, une progression tantôt
passionnée, tantôt hésitante d’un point de repos au suivant, une effusion rapsodique, une pause enivrante. Les
tziganes font de la musique mais ils ne créent pas la musique. »
(sic. DS p.384/432)

sont inacceptables. On comprend d’autant moins comment Erwin Straus peut ravaler une production
humaine au rang “ des simples sons de la nature - comme le chant des oiseaux ou la musique
tzigane ” (ibid.) que son travail se présente comme une revalorisation de la dimension humaine que
mépriserait l’objectivisme. Mais laissons notre auteur à ses contradictions.

2.3.2. Espace optique et espace acoustique.

29
Le contraste de l’espace géographique (espace du perçu, de la connaissance) et de l’espace du paysage
(espace du sentir) peut se retrouver ailleurs, comme l’a d’ailleurs fait E. Straus :

« Le contraste que j’essaie de mettre en évidence en opposant la géographie au paysage, je l’ai décrit
ailleurs, à propos de la différence entre l’espace optique et l’espace acoustique, entre l’espace de la danse et
celui du mouvement dirigé (…). Ce sont toutes des variations sur le même thème. »
(DS pp. 383-384/341).

C’est dans Les formes de la spatialité que Straus a abordé la différence de l’espace de la danse et de
l’espace optique :

« L’espace optique est l’espace du mouvement finalisé, qui est dirigé et mesuré ; l’espace acoustique
est l’espace de la danse. Danse et mouvement finalisé ne sont pas à comprendre comme des combinaisons
différentes d’éléments moteurs identiques ; ils se distinguent comme des formes fondamentales du mouvement
en général, qui se rapportent à deux modes différents du spatial. » (FS p.31)

On a en effet d’un côté l’espace finalisé par les buts de l’agent, comme lorsque l’on traverse une rue
pour se rendre au travail, et de l’autre celui de la danse qui elle ne se rapporte pas à une direction (FS
p.34), les mouvements dansants emplissent l’espace (FS p.31) au lieu de se contenter de le traverser. La
danse relève toute entière de la dimension pathique de notre rapport au monde, l’accroissement de la
mobilité du tronc faisant passer au second rang les fonctions relatives à la connaissance (FS pp.36-37) :

« La suspension de la tension sujet-objet qui s’accomplit pleinement dans l’extase n’est donc pas la
finalité de la danse ; elle fonde bien plutôt dès le début le vécu inhérent à cette dernière. »
(FS p.41).

L’espace sonore ne permet pas en effet au sujet de rester sur son quant-à-soi comme le sujet qui
regarde et pense n’être pas affecté par ce qu’il regarde :

« Le pouvoir étonnant du son lui vient du fait qu’il peut être dissocié de sa source et qu’en
conséquence de cette séparation, l’événement sonore et l’audition se produisent simultanément. Nous pouvons
fuir une chose visible dans la distance, mais ce que nous entendons, qu’il s’agisse d’un son ou d’un mot, a déjà
pris possession de nous ; lorsque nous entendons, nous avons déjà entendu. Nous n’avons aucun pouvoir sur le
son, le mot, la voix ou “ les voix ”. Le son est objectif et pourtant ce n’est pas un objet, ce n’est pas une pragma
dont on peut se saisir. »
(DS p.446/402).

La distinction des deux formes de spatialité est encore plus évidente si on étudie les cas cliniques :
30
« A vrai dire, nous ne sommes pas du tout si éloignés de la clinique qu’il n’y paraît. Il n’est pas bien
difficile d’apercevoir la relation que les phobies entretiennent avec les qualités symboliques de l’espace, les
perversions et les psychopathies avec la distinction du pathique et du gnosique, et la catatonie avec le
mouvement présentiel. Nous verrons combien cette connexion est effectivement étroite si nous nous
remémorons pleinement les fois où nous avons rencontré des patients atteints d’encéphalite qui ne parvenaient
qu’à grand peine à faire marche avant alors qu’avec incomparablement plus d’aisance, ils pouvaient faire
marche arrière ou même danser. »
(FS p.46)

31
3. La distance comme forme spatio-temporelle du sentir.

3.1. La distance.

« La distance n’est pas sentie, c’est plutôt le sentir qui révèle la distance. »
(DS p.454/408).

Ce qu’on a appelé l’espace objectif, l’espace de la géographie ou celui de la physique n’existe


pourtant pas dans les choses, il n’a rien d’une réalité physique. C’est en fait l’espace déjà connu, que
nous plaquons sur le monde :

« L’espace objectif n’est qu’un espace connu (…). L’espace objectif n’a apparemment pas de
dimension vers l’arrière. Il n’est pas l’espace dans lequel je suis, dans lequel je m’oriente comme être en
devenir, dans lequel je me meus. Les choses se trouvent corporellement devant moi, mais je ne suis pas devant
elles. »
(DS p.421/376).

L’espace dans lequel vivent les hommes (comme d’ailleurs tous les vivants) est nécessairement en
trois dimensions :

« Cette distinction entre la saisie primaire de la surface et l’acquisition ultérieure de la profondeur a


indubitablement été déterminée par l’abstraction géométrique. Sans doute pouvons-nous penser la surface
comme une pure forme bidimensionnelle, mais pouvons-nous aussi voir une surface comme telle, c’est-à-dire
sans aucune profondeur ? L’hypothèse d’une vision originelle limitée à la perception de la surface ne peut être
établie qu’au prix du présupposé supplémentaire selon lequel dans la perception spatiale les données objectives
sont saisies dans une conscience extra-mondaine. »
(DS p.406/362-363).

Que sauter sur le côté ou vers l’arrière soit un événement ordinaire de la vie des hommes prouve que
l’espace continue à exister au-delà de ce qui est vu,

« La direction du mouvement transcende le visible et s’oriente vers l’invisible. C’est vers cet invisible
que nous nous déplaçons lorsque nous sautons en arrière. Mais il doit aussi être possible de se diriger vers
l’avant au-delà de l’objet visible ; en d’autres termes, ce qui est vu circonscrit l’espace, mais l’espace est
affecté d’une profondeur qui atteint l’invisible au-delà du visible. »
(DS p.409/365)

La profondeur dont il est ici question n’est pas mesurable géométriquement, elle dépend de mon

32
champ d’action :

« Dans le phénomène de distance, je dispose des choses telles qu’elle sont pour moi-même, c’est-à-dire
exclusivement dans ma perspective propre. Dans l’impression de profondeur je détermine la relation spatiale
des choses par rapport à moi et ma relation par rapport à elles. »
(DS p.410/366).

Ce “ pour-moi ” appartient au contenu de l’expérience vécue de la profondeur et n’est pas le produit


d’une réflexion ou d’une distorsion :

« Je me vis dans l’espace. L’espace visuel ne devient pas un espace subjectif à partir du moment où
interviennent des distorsions, ce n’est pas seulement une image déformée de l’ordre de l’espace objectif, il est
subjectif parce que dans cet espace particulier je fais l’expérience vécue de moi-même ici et des choses là.
Cette chaise qui se trouve là et le mur au dehors sont toujours devant moi dans une certaine direction. La
direction est inséparable de la profondeur. »
(DS p.410/367).

La thèse de Straus est que

« La distance (die Ferne) est la forme spatio-temporelle du sentir. »


(DS p.451/405).

Le terme de distance ici désigne la polarité du proche et de l’éloigné, et cette polarité est le propre de
tous les sens, même de ceux dont on a l’habitude de penser qu’ils sont les sens du contact immédiat :

« tandis que ma main est en train de prendre contact avec l’objet en glissant sur sa surface, je maintiens
un échange continu qui se caractérise par une approche à partir du vide et retourne à celui-ci ; en l’absence de
telles oscillations phasiques du mouvement tactile je resterais immobile en un point invariable (…). Ainsi donc,
dans chaque impression tactile l’autre, c’est-à-dire la distance comme vide, s’est donné concurremment à
l’objet qui se détache de celui-ci. »
(DS p. 453/407).

La distance est la forme spatio-temporelle du sentir parce que le sentir, comme relation du Je et du
monde, est un rapport avec ce qui est autre que le sujet sentant (même si l’existence du sujet ne
précède pas cet autre), il ne saurait donc y avoir d’indistinction :

« le proche et l’éloigné définissent l’autre, c’est-à-dire l’altérité que je ne possède pas encore, à
laquelle je ne suis pas encore arrivé, ou encore l’autre que je n’ai plus, l’autre où je ne suis plus. Le moment
temporel de ce qui n’est pas encore ou de ce qui n’est plus appartient essentiellement et inséparablement à la

33
proximité et à l’éloignement. »
(DS p.454/408).

34
On comprend dès lors que la forme spatio-temporelle soit aussi celle du mouvement vivant :

« la distance n’est pas simplement la forme spatio-temporelle du sentir, c’est également la forme
spatio-temporelle du mouvement vivant. Ce n’est que dans la mesure où je suis orienté vers le monde et que je
tends dans le désir vers ce que je ne possède pas et qu’en outre je me modifie moi-même en désirant l’autre,
que le proche et l’éloigné existent pour moi. C’est parce que je peux m’approcher de quelque chose que je peux
faire l’expérience de la proximité et de l’éloignement. La troisième dimension, la profondeur spatiale, n’est
donc pas un pur phénomène optique. Le sujet qui voit est un être doué de mouvement et ce n’est qu’à un tel
sujet que l’espace se révèle dans l’articulation de régions de distancéité (Abstaendigkeit).
La distance est donc relative à un être en devenir et animé par le désir. »
(DS pp. 454-455/408).

C’est bien pourquoi

« La distance n’est pas sentie, c’est plutôt le sentir qui révèle la distance. Aucune distance n’existe en
l’absence d’un sujet sentant et mouvant et aucun ordre du sentir n’est concevable en l’absence de la distance. »
(DS p.454/408).

Le terme d’un acte relevant du pathique n’est donc pas une connaissance mais la satisfaction d’un
désir :

« Dans le toucher cognitif, nous pouvons atteindre un résultat, un but et arriver au terme du toucher.
Néanmoins, dans tous les cas où le toucher, dans la communication originelle du sentir, exprime le désir de la
proximité et de la réunion, le terme du toucher et de la saisie ne sera atteint que lorsque le désir même aura été
satisfait. La distance n’est pas maîtrisée et c’est pour cette raison que la caresse est un mouvement illimité
d’approche. »
(DS p.454/407-408).

L’analyse de la caresse développée par Emmanuel Levinas est ici anticipée, même si les deux auteurs
abordent ce thème dans un contexte différent – à moins que Levinas n’ait connu Vom Sinn der Sinne
avant de développer ses propres réflexions, auquel cas on pourrait parler non de ressemblance mais
d’influence, ce qui n’est historiquement pas impossible.

35
Là encore Erwin Straus parvient à retrouver les différences qualitatives que l’objectivisme veut
éliminer de l’espace :

« il existe une différence qualitative entre le proche et l’éloigné, qui exclut l’addition, la soustraction
ou la multiplication. Trois proximités ne peuvent pas s’additionner pour former un éloignement, pas plus qu’un
espace éloigné n’en contient un autre à la façon dont une extension spatiale d’une certaine grandeur en contient
d’autres plus petites. »
(DS p.455/409).

3.2. L’espace vécu est inséparable du temps vécu.

3.2.1. L’orientation.

Tous les objets du sentir ont un horizon temporel, comme on l’a vu, puisqu’ils transcendent le présent
dans la direction du futur (DS p.279/241) dans un continuel devenir. Ils ont en même temps une certaine
spatialité. Ces deux dimensions du sentir sont inséparables l’une de l’autre dans l’expérience vécue :

« dans le saut, comme dans tout mouvement vivant, le but se trouve devant nous comme quelque chose
situé dans le futur. La simultanéité dans laquelle, à ce moment présent, le point de départ, le but et l’espace
intermédiaire se développent devant moi, n’empêche nullement que le but se trouve devant moi dans le futur.
Le là de la distance est un point non seulement spatialement mais aussi temporellement éloigné. Il s’ouvre
donc dans l’expérience sensorielle une nouvelle dimension de temporalité dans la mesure même où cette
distance a le caractère du futur. »
(DS pp. 457-458/411).

Cette forme temporelle qui surgit dans l’expérience sensorielle et dans le mouvement vivant ne peut
être caractérisée par la succession/juxtaposition que critiquent Bergson comme Erwin Straus :

« Il s’agit plutôt d’un aspect essentiel de l’expérience sensorielle en vertu duquel le futur se situe
phénoménalement et intuitivement devant elle. C’est pourquoi nous pouvons dire que la distance est la forme
spatio-temporelle du sentir. »
(DS p.458/411).

Le phénomène de l’orientation est incompréhensible si on ne le considère pas comme un phénomène


spatio-temporel. Les expressions comme “ par là ”, “ vers là ” ou “ de…à ” sont vides de sens sinon
(DS p.461/414). La séparation de l’espace et du temps tient à l’objectivation. On a ici la possibilité de

36
préciser une formulation bergsonienne ; l’objectivation n’est pas la réduction du temps à l’espace
géométrique de la juxtaposition, mais la séparation de la spatio-temporalité vécue en un espace et un
temps détachés l’un de l’autre,

« Dans la transition du sentir au percevoir la distance subit une décomposition, le temps et l’espace
sont séparés l’un de l’autre, et nous ne possédons plus cet espace et ce temps pour nous-mêmes. »
(DS p.458/412).

La transition est faite lors de la communication :

« Dans la communication spatio-temporelle immédiate, j’indique un endroit particulier dans l’espace


et je désigne celui-ci en utilisant le mot “ là ” ; ce mot nomme une localisation particulière située dans l’espace
universel objectif. Néanmoins, une parole n’est compréhensible pour l’autre que s’il comprend lui-même le
geste par lequel je désigne l’endroit en question. En indiquant quelque chose par le geste, nous effectuons la
transition d’un ordre spatio-temporel à un autre ordre dans lequel l’espace a été séparé du temps. C’est pour
cette raison qu’un animal, un chien par exemple, est incapable de comprendre la signification d’un geste de
pointage alors qu’il saisit fort bien la direction d’un geste de lancement. »
(DS p.461/415)

La communication de l’orientation implique en effet une universalisation qui dégage celle-ci de la


particularité du sentir. Cette universalisation s’opère notamment par la bipolarisation droite gauche :

« Des malades atteints de certains troubles des fonctions gnosiques [de la connaissance] peuvent
éventuellement se diriger vers la gauche ou vers la droite en réponse à certains stimuli tout en étant incapables
de distinguer entre la droite et la gauche. Pour reconnaître la droite de la gauche et pour les organiser en repères
locaux dans l’espace, il est indispensable que nous les dégagions de la particularité subjective et momentanée
du sentir et que nous établissions une séparation entre le temps et l’espace. Il ne suffit donc pas que nous nous
dirigions vers quelque chose, il faut encore que nous réifiions ces actes d’orientation pour qu’ils deviennent des
directions. »
(DS p.461/415).

S’orienter à droite ou à gauche est en effet un acte particulier mais différencier entre la droite et la
gauche pour en faire des repères d’orientation ne peut être accompli que si j’ai conscience de la
totalité des directions possibles et donc que si je ne suis plus dans le seul sentir :

« L’orientation vers la droite ou la gauche est toujours un acte momentané et particulier, mais je ne
puis différencier la gauche de la droite en tant que repères d’orientation à propos d’un objet ou

37
par rapport à mon corps propre, que dans la mesure où je domine simultanément du regard la diversité et
l’opposition mutuelle des directions.
(DS p.461/415).

La bipolarité droite/gauche a donc un rôle ambigu, puisqu’elle tient à la fois d’un point de vue
subjectif et de l’objectivité, c’est une organisation anthropologique de l’espace géométrique :

« La droite et la gauche sont toujours relatives à la direction principale suivie par un individu et la
distinction que l’on peut établir entre elles dépend à la fois du point de vue de l’observateur et de cette direction
même. Pour indiquer la situation d’un bâtiment à quelqu’un, je puis dire : “ l’Université se trouve sur le côté
gauche de la rue principale en venant de la gare ”. Cette façon d’organiser l’espace géographique est
anthropologique et non géométrique. Les indications que nous utilisons pour définir la gauche et la droite
montrent en outre que nous nous insérons dans un espace objectif universel, que nous avons articulé en
première instance à partir de nous-mêmes, mais cette articulation même se trouve objectivée, au moins en
intention. La gauche et la droite deviennent de cette manière des repères spatiaux quasi objectifs des choses, et
c’est sur les choses mêmes que nous les détectons à la façon d’attributs réels. »
(DS p.462/415).

3.2.2. La musique.

L’inséparabilité de l’espace et du temps vécu apparaît dans un autre phénomène étudié par Erwin
Straus, à savoir dans la musique. Celle-ci ne nous donne pas le temps pur et délivré de l’espace, au
contraire le son a par essence un caractère spatial :

« Les écarts temporels ne confèrent donc pas aux sons et aux bruits un caractère spatial qu’ils ne
posséderaient pas originairement ; ce n’est pas le caractère spatial en général mais seulement la direction
déterminée qui en dépend. Si un son doit pouvoir être situé dans une direction déterminée, il faut
qu’originairement déjà il s’offre comme spatial. »
(FS p.17).

L’écoute musicale n’implique pas l’enfermement de la conscience en elle-même, elle est ouverture à
ce qui se donne à l’extérieur. Si Beethoven a pu continuer à composer malgré la surdité, c’est grâce à
l’acquis de longues années d’écoute, la tentative d’enfermer l’expérience du temps dans le monde
intérieur échoue face à l’expérience de la musique. Nous ne pouvons entendre la musique que comme
venant du dehors, même si elle retentit en même temps au plus profond de nous-mêmes. L’écoute
musicale illustre donc parfaitement le fait que le sentir est à la fois et identiquement présence à soi et
au monde.

38
4. Les formes de la spatialité.

« La relation du Je au monde est unique, les formes de cette relation sont multiples. C’est
pourquoi chacune ne peut m’être accessible que dans un aspect partiel. »

(DS p. 273/237).

4.1. La pluralité des formes de la spatialité.

La conception traditionnelle critiquée par E. Straus pratique une assimilation de toutes les formes
spatiales à l’espace euclidien dont l’espace visible est celui qui se rapproche le plus : la forme de la
spatialité privilégiée par elle sera donc celle de la vision, au point que certains tenants de la tradition
vont jusqu’à refuser toute dimension spatiale au sens tactile et à priver les aveugles de toute
expérience de la spatialité (sic. DS, pp. 398 à 404). C’est à ce type d’inconséquences que l’on parvient en
subordonnant le sentir au connaître, ce contre quoi notre auteur lutte en analysant le type de spatialité
propre à chaque sens.

Les sens se différencient en fonction de leur dimension plus ou moins pathique ou gnosique : le
regard objective ce qui est vu, ce qui est moins le cas du tact (DS p.436/391). A chaque sens correspond
une forme particulière de spatialité (DS p. 349/212), l’enfant brûlé sait fort bien que toucher et voir
n’impliquent pas le même contact avec le monde : les diverses formes de la spatialité sont donc autant
de formes de vie différentes.

Straus oppose notamment entendre et voir : là où le son « homogénéise l’espace » (FS p.19), dans
l’espace optique les chose se détachent les unes des autres par des limite tranchées,

« le contour domine l’articulation de cet espace. »


(FS p.27).

39
Selon leur dimension plus ou moins gnosique ou pathique, les sens permettent ainsi une plus ou moins
grande maîtrise, ce qui ressort fort bien de la sociologie des sens esquissée par E. Straus (DS
p.440/395). Les relations sociales sont en effet des distances au sens strausien, et notre auteur n’a pas
de peine à montrer l’association des formes de spatialité avec les formes de socialité. Ainsi les
souverains ne peuvent danser autre chose que des danses rigides et guerrières, le prince ne saurait
perdre le contrôle qu’il exerce sur lui-même et sur les autres en s’abandonnant à la danse :

« Le danseur de menuet sent la force homogénéisante de la musique mais ne s’y abandonne pas
totalement. »
(FS p.42).

La danse suppose en effet un mouvement non orienté et finalisé (FS p.39). C’est d’ailleurs pour cela
qu’il est plus facile de danser en arrière que de marcher en arrière : le mouvement dansant se déroule
dans un espace autrement structuré que le mouvement finalisé (FS p.43). On règne au contraire sur des
espaces normalisés, sur l’espace historique où les hommes vont quelque part et qui laisse de ce fait la
possibilité de la prédiction. On ne règne pas sur le présent de la danse (FS p.44). Alors que les
souverains rêvent de n’entretenir avec le monde que des rapports de maîtrise et de connaissance, la
danse relève toute entière du sentir et ne calcule rien :

« Lorsque nous tournoyons dans la danse, nous nous mouvons d’emblée dans un espace qui est
complètement modifié par rapport à l’espace finalisé, mais cette modification de la structure spatiale
s’accomplit seulement dans un vivre participatif et pathique, et non dans un acte gnosique de pensée,
d’intuition et de représentation – ce qui, bien compris, signifie : le vivre présentiel se réalise dans le
mouvement et n’est pas seulement provoqué par le mouvement. »
(FS p.41).

C’est la volonté de maîtrise qui a permis la survalorisation de la vision dans l’histoire de la


philosophie et de la psychologie :

« Le contour, la délimitation rigoureuse, la contiguïté des choses – tel est le facteur prépondérant qui a
motivé la tentative, si souvent réitérée dans l’histoire de la philosophie et de la psychologie, de remplacer le
concept par la représentation. En revanche, à maintes époques, le moment décisif des arts plastiques fut
précisément constitué par la tentative de surmonter les rapports de contiguïté e d’extériorité qui, dans l’espace
optique, articulent le monde des choses. »
(FS p.28).

Dans l’estompe des contours des paysages de Rembrandt on aurait ainsi une tentative des arts visuels

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de s’affranchir de la tendance dominante de la spatialité visuelle à l’objectivation , qui n’est donc
qu’une tendance même si elle est de loin la plus forte (ibid.). Comme le signale Henri Maldiney,
l’autonomisation de la couleur par rapport au dessin est aussi un moyen de libérer l’espace visuel de
la contiguïté :

« La couleur “ gloire des choses ”, alors que le dessin, dit Claudel, donne le sens, possède tous les
pouvoirs du son, dès lors qu’elle n’est plus descriptive d’objets mais constitutive d’espace. »
(Henri Maldiney, « Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin
Straus » (1966), dans Regard Parole Espace, éditions l’Age d’Homme, p.142).

Les sons offrent en effet la possibilité d’une relation purement acoustique (DS p. 443/399), un mode de
présence qui n’arrive néanmoins à sa pure expression que dans les tons de la musique (FS p.19). Si le
son est vécu comme le produit d’une activité en train de s’accomplir (contrairement à la couleur sur
une surface) c’est bien parce qu’il est de son essence de se délier de la source sonore (FS p.20). Ainsi

« La couleur est attachée à l’objet, tandis que le son peut être séparé de sa source. En tant
qu’expression, en tant que mode de communication, les sons sont toujours référés à leur source de la même
façon que le mot est référé au locuteur. Néanmoins, les sons peuvent également être reliés entre eux par une
relation purement acoustique, vu qu’ils peuvent être fusionnés en accords. Nous voyons les musiciens, nous
entendons la symphonie. Un regard jeté sur l’orchestre nous montre immédiatement tous les musiciens, chacun
faisant à son pupitre les mouvements qui lui sont imposés par la partition et la nature de son instrument ; les
musiciens sont donc séparés dans l’espace, mais ils produisent tous les sons qui, sous la forme d’accords,
constituent une unité symphonique. Les bruits naturels, pour leur part, ne sont pas nécessairement reliés les uns
aux autres, ils se succèdent, émergent au hasard et brisent le silence, comme la lumière troue l’obscurité. Ce
n’est qu’en musique que s’établit dans la structure mélodique et dans les thèmes d’accompagnement une
relation de type figure fond. »
(DS p.443/398/399).

Si cette possibilité qui se réalise dans l’espace acoustique peut être réalisée avec les autres formes de
spatialité, comme l’illustrent les tentatives faites par les peintres pour sortir de la contiguïté de
l’espace optique, on peut accepter la réflexion de Henri Maldiney (qui va contre la lettre immédiate
du texte mais non contre son esprit) lorsqu’il avance que le pouvoir de la musique peut se retrouver
dans tous autres arts, visuels compris :

« En fait, ce qui constitue la plénitude de l’espace c’est, plus que le son lui-même, la musique, c’est-à-
dire le rythme. Tout ce que E.Straus dit explicitement des rapports de la musique et de la danse peut
s’étendre, d’après ses propres principes, à tous les autres arts. Tout art est indissolublement musique et
danse. Van Gogh, Gauguin, Kandinsky ont parlé du moment musical de la peinture. Ils désignent par
là avant tout le rythme coloré. Mais couleur et forme sont inséparables. Leur accord varie selon les
styles. Mais dans tous les styles elles ont un principe de concordance. Ce que nous appelons forme, et

41
qui peut être un flux indépendant de tout contour (Rubens, Rembrandt et naturellement tout un versant
de l’art après l’impressionnisme), est le moment chorégraphique de la peinture. La peinture est faite
constitutionnellement de la concordance intérieure de ces deux moments. Et si précisément notre
accord avec l’œuvre d’art est fondé dans la concordance de l’œuvre mue elle-même, c’est parce que, en
résonance avec elle, notre réceptivité et notre activité sont l’une remplie et l’autre induite par ces deux
moments. “ Nous nous mouvons en sentant. Nous sentons en nous mouvant." »
(Henri Maldiney, “ Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin
Straus ” (1966), dans Regard Parole Espace, éditions l’Age d’Homme, p.142).

4.2 La clarté.

Il convient donc de nuancer ce qu’une lecture trop rapide de Straus aurait pu laisser supposer :
l’espace optique peut être libéré de la contiguïté, et l’espace auditif n’est pas toujours celui de la
musique. Le toucher du chirurgien, pour employer un exemple que Straus n’utilise pas, peut être très
objectivant. Ainsi,

« Si l’on se représente les diverses modalités comme disposées autour du sens tactile considéré comme
leur centre naturel, on peut dire que c’est l’objectif qui prédomine à une extrémité du spectre et le passif à
l’autre extrémité. »
(DS p.441/396).

Le terme de spectre indique ici une certaine continuité des sens, tous peuvent avoir certaines
propriétés de l’espace optique/géométrique ou de l’espace de la danse :

« Aucune des modalités ne joue dans une clé unique. Mais dans chacune d’entre elles le thème
fondamental “ moi et l’autre ” varie selon des modes spécifiques, en sorte que dans le visible c’est la constance
qui prédomine, dans l’auditif c’est l’actualité, dans le tactile c’est la réciprocité, dans les domaines olfactifs et
gustatifs c’est le physionomique, et dans la douleur c’est la relation de pouvoir. »
(DS p. 447/402).

On peut dire que dans l’espace sonore il y a une tendance à l’homogénéisation, et dans l’espace visuel
une tendance à la séparation et à l’objectivation, le sentir n’est pas éclaté au point qu’il soit
impossible d’y trouver une unité, comme pourrait le laisser croire l’éparpillement des spécialités
médicales traitant des organes des sens :

« Lumière, son, etc. sont des modifications, des éléments de l’espèce appelée sens. »
(Novalis cité par Erwin Straus, DS p.248/212).

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Si la diversité des sens se remarque facilement, leur cohésion est moins évidente à saisir, et ce parce
que les combinaisons entre les divers modalités ne se font pas n’importe comment : nous saisissons le
visible mais ne touchons pas les sons, nous sentons la chaleur du bain mais ne voyons pas la
chaleur… (DS p.264/227).

La question des synesthésies est donc déterminante, et E. Straus retrouve la spatialité dans un concept
qu’une analyse trop rapide rangerait parmi l’appareillage conceptuel de la physique, celui de clarté.
La clarté peut en effet se retrouver dans toutes les modalités sensorielles, elle ne s’identifie en rien
avec le degré de luminosité :

« La clarté est liée à l’espace. Un éclairement d’une intensité donnée paraît dur dans un local étroit et
clair dans une pièce spacieuse. La clarté n’est pas un donné purement objectif. »
(DS p. 259/223).

La clarté est donc une relation du monde à nous. Si on peut la rencontrer dans toutes les expériences
sensorielles c’est donc qu’elle relève d’un élément commun à tous les modes de communication avec
le monde. Or ce qui est commun à tous, c’est que

« Notre liberté vitale dans notre relation au monde peut être contrecarrée ou déclenchée de façon
similaire dans les différents domaines de l’activité sensorielle. »
(DS p.259/223).

La clarté est donc ce qui dans le monde facilite notre relation à lui :

« Tout ce qui est clair, spacieux, frais et alerte – l’allegro du langage musical – exerce sur nous un effet
libérateur. Les odeurs claires sont légères, fugitives et la clarté augmente à mesure qu’elle s’allège et se raréfie.
Au contraire, tout ce qui est sale et visqueux, adhère à nous et réduit notre liberté vitale. Un vent printanier
ouvre devant nous la vaste étendue du monde, mais la tempête violente qui se déchaîne sur nos têtes et nous
cloue au sol ne possède ni l’ampleur ni la clarté d’une brise légère. »
(ibid.).

Elle n’a donc rien de quantifiable, et dépend de la relation entre les sens :

« La clarté (Helle) ne se confond donc pas avec l’éclairement (Helligkeit), elle possède un optimum et
ne croît pas parallèlement à l’augmentation de celui-ci. C’est pourquoi le matin est plus clair que le midi, bien
qu’à midi le soleil soit au zénith. On pourrait demander à un nombre quelconque de sujets expérimentaux ce
qui, de la fraîcheur d’une nuit d’été ou de la chaleur torride d’un midi estival, leur donne l’impression la plus

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agréable de clarté ; ils seraient, je pense, unanimes à déclarer que la première est plus claire en dépit de
l’obscurité nocturne. Un changement de communication dans un domaine sensoriel modifie la communication
comme telle dans tous les autres et avec elle le contenu d’objets des perceptions. »
(DS p.260/223).

Il est donc trop limité de dire seulement que les formes du spatial changent avec les modes de la
communication sensorielle : c’est toute notre spatialité qui dépend de l’interaction de nos sens et se
modifie quand des changements adviennent dans un domaine du sentir.

On peut donc sans peine rapprocher la démarche bergsonienne et celle de Straus : tous deux ont pour
objectif commun la mise en évidence des inconséquences de l’objectivisme, et une redécouverte du
qualitatif là où il avait été oublié et où toujours, il tend à être oublié. Straus est sans doute allé plus
loin que Bergson dans ses réflexions sur la spatialité, et permet de préciser le sens de la spatialisation
du temps : celle-ci ne signifie pas que tout espace s’identifie avec l’espace euclidien, l’espace vécu
n’est pas sans qualités (encore qu’il faille sans doute nuancer notre vision de Bergson : dans l’Essai
sur les données immédiates de la conscience il fait de la faculté de percevoir un espace sans qualités
une propriété de l’homme, mais « l’espace n’est pas aussi homogène pour l’animal que pour nous » :
lire Henri Bergson, Oeuvres, aux PUF, p.65/72).

Cette insistance sur le qualitatif nous permet avec Straus de découvrir dans ses réflexions une utilité
qui ne soit pas une utilité au sens comptable mais au sens de ce qui aide l’homme à vivre, et non les
budgets à augmenter :

« La connaissance vers laquelle elles tendent n’a pas pour but d’instaurer une maîtrise du monde, mais
plutôt de le délivrer et de transformer un monde muet en un monde qui nous parle en un nombre infini de lieux.
La plénitude et la diversité du monde dans lequel nous vivons, doivent nous devenir perceptibles partout où
nous n’avons jusqu’à présent rencontré que le silence. »
(DS p. 466/419).

C’est en ce sens que les réflexions de Erwin Straus peuvent constituer le pendant anthropologique du
travail effectué en amont sur le devenir : il s’agit par la pensée de se défaire des illusions de maîtrise
développées par la pensée, ou plutôt par une certaine forme de la pensée qui ressurgit toujours et qui

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tente sans cesse de réduire l’hétérogène et le qualitatif au mesurable et donc au contrôlable.

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BIBLIOGRAPHIE

1. Œuvres de Erwin Straus.

¬ Du sens des sens (abréviation : DS) Contribution à l’étude des fondements de la psychologie Traduction
de l’allemand en français par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand (Editions Jérôme Million, Grenoble,
2000 pour la traduction) * Edition originale : Vom Sinn der Sinne (Springer Verlag –
Berlin 1935)

¬ Les formes du spatial (abrév : FS) Leur signification pour la motricité et la perception Traduit de
l’allemand par Michèle Gennart * Edition originale : « Die Formen des Räumlichen » in Nervenartz, 3ème
année, Cahier 11, p.142 à 178 (Berlin, 1930, Julius Springer éd.)

2. Etudes.

¬ GENNART, Michèle : « Une phénoménologie des données hylétiques est-elle possible ? A propos de « Vom
Sinn der Sinne » de Erwin Straus », in Etudes phénoménologiques, n°4 (semestriel ; tome 2), éditions
OUSIA, pp.19 à 46.

¬ MALDINEY, Henri : « Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin


Straus », in Regard Parole Espace, éd. l’Age d’Homme (collection "Amers ”), Lausanne, 1973, pp.124 à
146. [une réflexion sur l’esthétique à partir de Erwin Straus aux grands mérites intellectuels].

¬ THINES, Georges : « Erwin Straus : le credo de la psychologie objective. Commentaire par Georges
Thinès », in Etudes phénoménologiques, n°4 (semestriel ; tome 2), éditions OUSIA, p.3 sqq.
ÿ « Erwin Straus et la phénoménologie dans Vom Sinn der Sinne », in Figures de la subjectivité,
éditions du CNRS, Paris, 1992, pp.9 à 14. [deux études sans grande portée pour notre sujet].

¬ VILLELA-PETIT, Maria : « Espace, temps, mouvement chez Erwin Straus », in Figures de la


subjectivité, éditions du CNRS, Paris, 1992, pp.51 à 69. [une présentation et une mise en perspective très
claire des théories d’Erwin Straus].

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