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Trouillard Hadot Dorrie Etudes Neoplatoniciennes
Trouillard Hadot Dorrie Etudes Neoplatoniciennes
ÉTUDES
NÉOPLATONICIENNES
LANGAGES
Première partie
LA THÉORIE DES IDÉES
Deuxième partie
LE jEU DE PARMÉNIDE
dépassement suscité par la négation soit non une sortie de soi (comme
le suggère le mauvais mot <<extase)>), mais une réflexion radicale
sur soi, c'est-à-dire sur le centre de l'âme qui coïncide avec le centre
universel.
Deuxième hypothèse (positive à conclusion affirmative) : si l'un est.
Nous revenons à notre point de départ, mais sans oublier la
première hypothèse. Au lieu de maintenir l'un dans sa pureté intran-
sigeante (l'un un), nous consentons à le mélanger à l'être, pour éprouver
cette thèse à travers ses conséquences.
L'un se trouve donc réalisé ou hypostasié. Il en résulte évidemment
que l'un reçoit tous les caractères ontologiques qu'il repoussait dans
la première hypothèse. Autant de négations dans la première hypo-
thèse, répète Proclos, autant d'affirmations dans la deuxième, et
autant d'ordres procédants, si bien que les négations sont génératrices
des affirmations. La théologie négative est la constitution d'une onto-
logie. Reconnaître l'ineffable dans la première hypothèse, c'est déter-
miner ce qu'il ne peut pas être, mais ce que doivent être ses dérivés.
Le monde intelligible est la totalité des perfections que l'Un refuse,
mais pose par le refus même. C'est parce que l'un pur n'est aucun des
caractères de l'être que l'un qui est les réunit tous. Les négations
que profèrent les esprits en se rapportant à leur origine sont pour
eux autant d'auto-constitutions.
Alors que l'Un pur n'était rien, l'introduction de l'être dans l'un
provoque une effusion indéfinie jusqu'à épuisement du possible. Il
ne peut y avoir de distinction entre le possible et le réel dans un
monde où la procession s'identifie avec l'expression.
<< ... Il suffit de considérer cet Un comme étant, de le médiatiser
grâce à l'Etre, pour qu'aussitôt (avec le déclenchement de l'élément
d'infinité qu'il recèle) il en résulte toute une série ininterrompue et
infiniment continue de combinaisons, allant des plus simples et des
plus proches de l'unité parfaite jusqu'aux plus lointaines et aux plus
compliquées. )) r
L'un et l'être de l'un n'étant pas identiques, l'un qui est n'est pas
une simplicité, mais un tout qui exige des parties. Cette pluralité
primordiale une fois admise, il nous reste à réciter, sous le registre
affirmatif, ce que nous déroulions sous le mode négatif dans la première
hypothèse.
Mais si l'un qui est est un tout composé au moins de deux parties,
chacune de ces parties étant à la fois un et être va apparaître double
à son tour, et chacune des parties de ces parties, et cela indéfiniment.
Pourtant cette dualité est elle-même un certain mode d'unité, elle
1 NrcoLAs-IsmoRE BoussouLAS: L'Eire et la composition des mixtes dans
Articles
SuR PLOTIN:
La liberté chez Plotin, dans Actes du IV• Congrès des Sociétés de philosophie
de langue française, Neuchâtel, La Baconnière, 1949, p. 353-357·
The Logic of Attribution in Plotinus, dans International Philosophical Quarterly
Ij1, 1961, p. 125-138.
Valeur critique de la mystique plotinienne, dans Revue philosophique de Louvain,
t. 59. 1961, p. 431-444·
Plotin et le moi, dans Horizons de la personne, Paris, Les Editions ouvrières,
1965. p. 59-75·
SUR PROCLOS:
• Agir par son Otre mOme >>. La causalité selon Proclus, dans Revue des sciences
religieuses, t. 32, 1958, p. 347-357.
L'intelligibilité proclusienne, dans La philosophie et ses problèmes (Mélanges
jolivet), Lyon, Vitte, 1960, p. 83-97.
Proousios et Pronoia chez Proclos, dans Revue des Etudes grecques, t. 73. 1960,
p. 8o-87.
L'Etre et l'Un, dans Les Etudes philosophiques, t. 15, 1960, p. 185-196.
Convergence des définitions de l'âme chez Proclos, dans kevue des sciences philoso-
phiques et théologiques, t. 45, 1961, p. 3-20.
Réminiscence et procession de l'âme selon Proclos, dans Revue philosophique de
Louvain, t. 6g, 1971, p. 177-189.
L'antithèse fondamentale de la procession selon Proclos, dans Archives de philoso-
phie, t. 34, 1971, p. 433-449.
Proclus, dans Encyclopedia Universalis.
SUR JAMBLIQUE ;
] amblique, dans Encyclopedia Universalis.
L':ËTRE ET L'ÉTANT
DANS LE NÉOPLATONISME
sorte l'Idée de l'Etant. C'est en participant à cet Etre-là qu'un autre Un a été
engendré auquel est accouplé l'être produit par le premier Un '·
Le <<est>> de l'Un qui <<est>> est dérivé de l'<< être>> pur. Ce dernier
est sans sujet ni attribut, il est absolu. Le <<est >>de l'Un qui<< est >>, au
contraire, est accouplé avec un sujet, avec le second Un qui reçoit
cet << est >> dérivé de l'<< être >> pur.
Il est intéressant de constater que chez Platon et chez son com-
mentateur le terme ousia désigne la troisième personne de l'indicatif
présent du verbe << être >>. Platon disait : si l'Un <<est>>, il participe
à l'ousia. Son commentateur renverse en quelque sorte la proposition :
si l'Un participe à l'ousia, c'est que le verbe <<est>> s'ajoute au sujet
<<Un>>. Mais Platon ne disait rien d'une ousia antérieure à ce sujet
<<Un>>. Notre commentateur, au contraire, imagine, pour fonder
l'attribution de <<est>> à <<Un >>, un <<est >> absolu et incoordonné.
Explicitons toute sa pensée: si Platon dit que l'Un participe à l'ousia,
c'est que le verbe <<est>> s'ajoute au sujet <<Un>> et si le verbe <<est>>
s'ajoute au sujet <<Un>>, c'est que ce verbe <<est >>, capable de s'accou-
pler à l'Un, est dérivé d'un<< est>> absolu, pur et incoordonné qui n'est
autre que le premier Un lui-même.
Deux précisions du commentateur peuvent retenir notre attention.
Tout d'abord l'être absolu est présenté comme <<agir>>. Ceci est
extrêmement important. Chez Platon, le verbe <<être>>, qu'il soit
simple copule ou affirmation d'existence 2 , n'impliquait pas l'idée d'un
agir. Chez notre commentateur, au contraire, <<être>>, c'est exercer
une activité d'être, bien plus, il semble bien que le sommet de l'agir
soit l'activité d'être, que l'agir le plus intense soit l'être. Et pourtant,
seconde précision, cet être, qui est l'agir le plus pur, est en même
temps, l'Idée de l'Etant. L'Etre est l'Idée de l'Etant, c'est-à-dire de
l'Un-qui-est, parce que, comme le montre le ~chéma que nous avons
présenté plus haut, il est la Forme transcendante qui fonde l'attribu-
est )), le verbe <<est )) définit à lui seul l'essence de l'Etant. Si l'on
prend le verbe <<est )) en lui-même, on a donc bien en quelque sorte
l'Idée de l'Etant, l'essence en soi à laquelle l'Etant participe. Mais
cette essence en soi ne peut, à ce niveau, être une essence intelligible,
elle n'est autre que le verbe<< être)) pris absolument, donc une activité
pure. Le sommet de l'abstraction c'est-à-dire de l'indétermination,
coïncide avec le sommet de l'activité. Indétermination, car l'Etre
n'indique ni sujet ni objet, tandis que l'Etant représente la première
détermination. Activité, car l'Etre est réduit à un agir pur, que ne
limite aucune formalité, ni du côté du sujet, ni du côté du prédicat.
Dans cette doctrine, il n'y a pas d'opposition entre l'essence
et l'existence, l'Etre pur n'est pas un exister pur 1 , l'Etant n'est pas
réduit à l'ordre de l'essence. L'opposition entre l'Etre et l'Etant se
situe dans l'ordre de la détermination: l'Etre est absolument indé-
terminé, donc agir absolu, l'Etant est la première détermination,
donc la première limitation de l'agir.
On comprend ainsi, dans une certaine mesure comment l'Un
absolu a pu être conçu comme Etre pur. L'Etre pur est en effet simpli-
cité absolue. Son concept, comme celui de l'Un, n'admet aucune dis-
tinction intérieure, aucun contenu distinct. D'où cette conséquence
capitale: identifié au premier Un du Parménide, l'être va devenir
inconnaissable. Alors que l'Etant était traditionnellement l'objet
propre de l'intellect 2, l'Etre échappe par sa simplicité absolue aux
prises de l'Intellect. Il y a là d'ailleurs une évolution compréhen-
sible. Aristote avait déjà dit que le verbe <<être)) n'a pas de contenu
intelligible 3. De même Dexippe 4, commentateur des Catégories
d'Aristote, affirme bien que le mot<< est)) n'ajoute rien au contenu des
notions auxquelles on l'attribue, sinon l'idée de leur existence.
A plus forte raison, donc, cette notion d'être devait se vider de
tout contenu intelligible, si on la portait au niveau suprême de
l'origine radicale, au niveau de l'indétermination absolue. C'est ainsi
que nous voyons apparaître une théologie négative de l'être.
Nous avons donc situé historiquement l'apparition de cette
théologie négative de l'être, liée à une conception de l'être comme
pure activité. Elle suppose tout d'abord la formrlation employée par
Platon au début de la seconde hypothèse du Parménide, ensuite
patum est, ut nec unum dici possit, nec solum ... infinitum, interminatum. >)
• MARIUS VrcTORINUS: Ad Gand., 14, 22 sq.
3 Cf. l'article cité p: 34, n. r, et mon article: <<Forma essendi. Interprétation
philologique et interprétation philosophique d'une formule de Boèce >), dans
Les Etudes classiques, t. 38, 1970, p. 143-156.
4 Cf. mon article <<Forma essendi >), p. 143-148.
5 Cf. P. HADOT: Porphyre et Victorinus, t. II, p. rro, ligne 15 sq.
6 MARIUS VICTORINUS : Candidi Epist., I, 2, r8 : «Multo autem magis
exsistentia a substantia differt, quoniam exsistentia ipsum esse est et solum esse
et non in alio esse aut subiectum alterius, sed unum et solum ipsum esse, subs-
tantia autem non esse solum habet, sed et quale aliquid esse. Subiacet enim in se
positis qualitatibus et idcirco dicitur subiectum. >)
PIERRE HADOT
' MARIUS VrcTORINUS: Adv. Ar., I, 30, 20: <<Et dant differentiam exsisten-
tiae et substantiae; exsistentiam quidem et exsistentialitatem praeexsistentem
subsistentiam sine accidentibus, puris et salis ipsis quae sunt in eo quod est
solum esse quod subsistent, substantiam autem subiectum cum his omnibus
quae sunt accidentia in ipsa inseparabiliter exsistentibus. >>
• ARISTOTE: Metaphys., VIII, J, 1043 b 2. Cf. P. HADOT: Porphyre et
Victorinus, t. I, p. 359 et 490.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 37
à laquelle vient se surajouter toute composition. Elle est l'Un même qui pré-
existe au-delà de toutes choses ; il est cause de toute ousia, sans être lui-même
ousia '·
' DAMASC1US: Dub. et Sol., 120-121, t. I, p. 312, II, Ruelle : << TaÛTlJ
&pa btofaet Tflç oùafaç ~ lhrapElç, fj TO etvat 116vov KaS' auTo Toû &11a
TOÏÇ aÀÀOIÇ opWJ.!Évou ... ~ lhrapEtç, WÇ bi']ÀOÎ TO OVOJla, T~V rrpWTI']V àpx~v lli']ÀOÏ
Tflç urroaTaaewç ÉKaOTI']ç, o\6v Ttva SeJ.!ÉÀtov ~ oiov Ëbacpoç rrpoürroTt8Éf..levov
TfjÇ ÔÀI']Ç Kat TflÇ rraOI']Ç E'ITOIKObOJl~OEWÇ ... aÔTI'] bÉ EOTIV ~ rrpo TraVTWV arrÀ6TI']Ç 1
t) rràaa rrpoarfrveTat aûveeatç · aÔTI'] bÉ €aTtv aùTo b~rrou TO rravTwv ÉrrÉKetva
rrpoÜTrOKElJlEVOV Ëv, orrep aÏTtov JlEV rraOY]Ç oùa(aç, oÜrrw b€ oùafa. >l
• Cf. P. HADOT: Porphyre et Victorinus, t. I, p. 269.
3 Cf. E. R. DoDDS : Proclus' Elements of Theology, 2e éd., Oxford, 1963,
p. 26.
4 PROCLUS: Plat. Theo/., III, 21, p. 163, 36, Portus.
PIERRE HADOT
I. Livres
MARIUS VICTORINUS : Traités théologiques sur la Trinité, texte établi par Paul
Henry, introduction, traduction et notes par P. Hadot, Paris (Sources chré-
tiennes 68-69), 1960, rr6o p.
Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Plon, 1963, 190 p.
MARIUS VrcTORINUS : Christlicher Platonismus, Die theologische Schriften des
Marius Victorinus, übersetzt von Pierre Hadot und Ursula Brenke, einge-
leitet und erHiutert von Pierre Hadot, Zürich-Stuttgart (Artemis Verlag),
196], 464 p.
Porphyre et Victorinus, I-II, Paris (Les études augustiniennes), 1968, 677 p.
Marius Victorinus: Recherches sur sa vie et ses œuvres, Paris (Les études
augustiniennes), 1971, 424 p.
Marii Victorini Opera, pars I, Opera theologica recensuerunt Paulus Henry et
Petrus Hadot, Wien (CSEL, t. LXXXIII), 1971.
eux. Mais, sous les autres rapports, il faut dire - et on l'a souvent
dit - que l'âme est tout. Cette affirmation peut paraître étonnante.
Un platonicien en donnerait tout de suite une explication qui ne nous
étonnerait pas moins. Il dirait qu'au-dessous de l'âme, il n'y a rien:
il n'y a que la matière sans formes ni qualités, car la matière ne com-
mence à être qu'en recevant la forme et la qualité, ce qui n'est possible
que par l'âme. L'âme est donc la raison et la cause de l'existence de
tout ce qui est. Bien plus: c'est l'âme qui existe dans l'être particulier
dont elle a produit l'existence.
2. Voilà qui est sans doute obscur, mais j'use, comme je l'ai dit,
du langage des platoniciens. Le platonisme était un système clos, et
de tels systèmes produisent presque toujours un langage qui n'est
clair et compréhensible que pour les initiés. Pour ceux qui ne la par-
tagent pas, une doctrine devient vite un ésotérisme auquel ils n'ont
pas accès : on pourrait en citer des exemples très modernes. En tout
cas, les platoniciens ont élevé autour d'eux, sans le vouloir, une bar-
rière de langage assez haute.
Pour faire comprendre la systématisation que le platonisme a
apportée au problème de l'âme 1 , je choisis d'employer la méthode
historique, car le système platonicien ne s'explique plus par lui-
même. Les adversaires de la méthode historique devraient au moins
en accepter la défense suivante, la plus modeste qui soit : en retraçant
la genèse et les étapes historiques d'un système devenu trop compli-
qué, on arrive aisément à le débrouiller, à le démêler et finalement à
le comprendre. Un peu d'histoire sera donc utile pour démolir cette
barrière du langage, qui, autrement, demeurerait insurmontable.
Les penseurs de la Grèce primitive admettaient que c'est l'âme
qui est la cause de la vie. On avait la certitude qu'un mourant rend
son âme- sa ljJUX~ -avec son dernier souffle. Les peintres, en parti-
culier ceux des vases attiques, représentaient une toute petite figure,
un ei'bwÀov, qui abandonnait le mourant par la bouche. Cette concep-
tion présente une grande ressemblance avec les thèses fondamentales
de la psychologie moderne selon laquelle 1) l'âme est en principe
individuelle, 2) l'âme est la somme des fonctions biologiques.
La première thèse -l'individualité de l'âme - Platon l'altérera
de façon profonde. La deuxième n'a pas, chez les penseurs primitifs,
le même sens que pour nous. Qu'est-ce en effet que la vie ? Pour la
• Xénocrate déjà n'admettait pas que la création ait eu lieu dans le temps ;
selon lui, Platon aurait présenté la création comme un processus historique
pour des raisons didactiques. Cette opinion était partagée par la plupart des
platonisants. Seul Aristote la ridiculisait et demandait qu'on prît le Timée au
sens littéral. Cette interprétation prévalut pendant la première phase du moyen
platonisme ; elle fut partagée par Cicéron et par Philon d'Alexandrie. Plus
tard, la majorité des platonisants se prononça en faveur de la thèse opposée, et
il n'y eut plus que Plutarque de Chéronée et certains Pères de l'Eglise, comme
Eusèbe, pour soutenir la thèse de la création temporelle.
3 Etait-ce vraiment un <<acte >> ? Les platoniciens de l'époque précédente
auraient préféré remplacer ce mot par celui d'<• énergie>>. Voir la note précé-
dente. ~
HEINRICH DORRIE
' J'ai essayé de démêler les divers courants de la discussion acharnée que
provoquait ce problème dans: Kaiserzeitliche Kontroversen zur Lehre von der
Seelenwanderung, Hermès, 85, 1957, p. 414-435·
50 HEINRICH DORRIE
' On notera que Porphyre avait été tenté par le suicide. Plotin devina ce
qui se passait dans l'âme de son disciple préféré et parvint à le retirer du gouffre,
Il fut assez sage aussi pour lui proposer de se séparer de lui quelque temps.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 53
seule fois, il laisse entendre 1 que l'attachement de l'âme au corps
est un amour perverti et corrompu: l'âme a quitté l'amour chaste
qui la liait au Père et s'est laissée séduire par l'attrait de la chair;
liée à la chair, elle mène une vie de prostituée. Voilà Porphyre pré-
curseur de Freud: tous les rapports que l'âme entretient avec le
corps, tous ses actes inconscients, sont pure sexualité ; c'est la raison
pour laquelle cette vie apparaît à Porphyre comme tout à fait hon-
teuse. Il est permis de supposer que l'hostilité que Porphyre éprouve
à l'égard du corps s'explique par son refus, sa forte négation de la
sexualité 2 • Si l'on voulait en appeler encore une fois à Freud, on
pourrait supposer que Porphyre souffrait d'une névrose qui l'aurait
contraint à cette attitude. Mais laissons cela ...
En tout cas, aux yeux de Porphyre, il faut réparer, si c'est pos-
sible, la faute primordiale, la séparation, f.!EPH1f.!6ç. Car c'est cette
séparation qui a mis en échec l'axiome de l'identité de toutes les
âmes avec l'Ame universelle. Chaque émotion, chaque passion accen-
tue la séparation : nous voilà isolés par les impressions et dans les
impressions que nous subissons. Mais les mathématiques, et plus
encore la philosophie, rapprochent les individus, annulent les limites
de l'individualité et éloignent l'âme des préoccupations viles et hon-
teuses. Celui qui réussit à réduire les limites qui l'empêchent de
connaître l'unanimité qui règne dans le domaine de la philosophie 3
pourra espérer la réintégration de son âme dans l'Ame universelle,
après la mort de l'individu. Mais si l'expiation de ses fautes et sa
purification ne sont pas achevées, il pourra espérer au moins que la
place qu'il occupera dans la vie future lui permettra de pratiquer la
philosophie. Ce qu'il doit craindre, c'est que la vie suivante l'éloigne
de la philosophie. Certes, son âme ne descendra ni dans un corps
d'âne 4 ni dans celui d'une autre bête, mais le mal est déjà assez
grand d'être condamné à mener la vie d'un homme dont le caractère
est celui d'un âne 1 • Car cet homme n'aura guère accès à la philoso-
phie et il sera livré, sans possibilité de résistance, aux passions et
particulièrement à la concupiscence.
Sur la base de ces réflexions, Porphyre a établi de nombreuses
règles pour le salut (crwTI']pfa) de l'âme, afin d'empêcher l'âme de des-
cendre, et de l'aider à monter vers le Père. En donnant ces conseils
pour le salut de l'âme, Porphyre prétend, preuve à l'appui, ne rien
dire de nouveau. Les dieux eux-mêmes, bienfaiteurs du genre humain,
ont toujours exigé certains rites et certaines pratiques sacrées, parmi
lesquels ceux des mystères, ayant pour but de conduire les hommes à
leur salut et à leur réintégration dans l'Un et dans le Tout. En consé-
quence, Porphyre, dont les connaissances littéraires étaient admira-
blement étendues, identifie les étapes que l'âme doit parcourir aux
degrés des mystères 2, empruntant ainsi une terminologie sacrée. Il
souligne en même temps que le chemin qui conduira l'âme au salut
est connu de l'humanité depuis longtemps. Il est hostile à toute révé-
lation nouvelle qui ne saurait être digne de confiance: s'il y a révé-
lation, elle est aussi éternelle que le Logos lui-même. Ni la théorie de
l'âme ni l'expérience pratique n'ont pu être inventées à une date
récente ; au contraire, la philosophie mystique a été enseignée de
tout temps, mais on en a voilé le contenu rationnel par des symboles
pour détourner la curiosité des foules. Les rares témoignages conservés
permettent de constater qu'il existait à ce propos deux points de vue
se complétant : a) Certains, dont Posidonius, soutenaient que les
cultes, les rites et la philosophie elle-même étaient inspirés par le
Logos ; cette opinion, appuyée sur des faits historiques et ethnolo-
giques, paraissait justifier certaines pratiques auxquelles invitaient
d'autres auteurs. b) Ceux-ci de leur côté affirmaient que l'invitation
à l'enthousiasme était en accord avec la doctrine de Platon 3, avec
la tradition philosophique et religieuse et avec le Logos lui-même qui
Dans son livre Sur l'âme - 1TEpl ljJUXfiç -Jamblique a exposé les
aspects traditionnels de la doctrine de l'âme. Une bonne partie de
cet ouvrage est conservée dans l'anthologie de Stobée. Nous ignorons
si Jamblique aboutissait à des conclusions qui apportaient des thèses
nouvelles, mais c'est peu probable. Cet ouvrage est en premier lieu
une doxographie. Jamblique, qui semble un traditionaliste, a retracé
l'état contemporain de la discussion, et grâce à cela son livre est bien
utile.
Mais à travers ses autres écrits et à travers les activités de ses
disciples, un tout autre Jamblique se révèle, le théurge et le magicien.
Dans son livre De mysteriis Aegyptiorum, il nous fait entrevoir les
relations qu'il y a entre la théorie platonicienne et ces pratiques. Au
départ, Porphyre et Jamblique ne sont nullement en désaccord : ils
conviennent tous les deux que le but à atteindre était l'union mys-
tique. Par conséquent, l'âme doit se débarrasser de toute pesanteur,
afin de pouvoir monter vers sa patrie céleste. Mais l'espace qui sépare
le ciel, où réside l'Ame de l'univers, et la terre n'est point vide.
D'autres âmes y descendent et y montent ; il s'y trouve des démons
et des dieux. A-t-on le droit de prier des êtres supérieurs d'aider
l'âme désireuse de monter, et peut-être de forcer ces êtres à inter-
venir ? Peut-on se servir de cette aide pour porter l'âme à un niveau
cosmique qu'elle n'est pas capable d'atteindre par ses propres forces ?
Le danger qu'il y a à poser ces questions n'échappe à personne:
admettre l'aide de la magie, c'est dévaloriser la philosophie. Le mauvais
philosophe pourrait quand même gagner le ciel, pourvu qu'il par-
vienne à s'assurer l'aide d'un démon puissant. La doctrine selon
laquelle seul le Logos est susceptible de rapprocher l'âme de son but,
qui est de réintégrer l'Ame du monde, n'est plus convaincante. On
glisse tout à coup vers une magie superstitieuse qui risque de se
substituer à la philosophie et au zèle de ceux qui s'adonnent au
Logos.
Porphyre lui aussi était persuadé qu'il était possible de pratiquer
la magie, mais il déconseillait pourtant de s'en servir. Ses deux argu-
ments principaux étaient les suivants. Les dieux dépassent la portée
de toute pratique magique. Quant aux démons,, il est dangereux de
s'adresser à eux; on les connaît trop peu; il y a parmi eux des démons
méchants qui prennent plaisir à tromper une âme humaine. Il est
étonnant d'observer que ce ne sont point des arguments de caractère
général que Porphyre fait valoir ; le philosophe relève seulement les
risques qui sont à craindre. Nous constatons ainsi une fois de plus
que le désir eschatologique, le désir de garantir la montée de l'âme,
était tellement puissant à cette époque, que Porphyre lui aussi mettait
de côté les scrupules philosophiques qui s'imposaient. Pour lui aussi,
toute voie était légitime, pourvu qu'on ne courût pas de risque.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 57
Jamblique, de son côté, défend avec ardeur les pratiques permet-
tant de se procurer le secours d'un ou de plusieurs démons. C'est
précisément dans son livre De mysteriis Aegyptiorum qu'il répond à
Porphyre. Chaque âme, dit-il, a besoin de l'influence puissante d'une
âme plus forte qu'elle. Il renvoie à toute une hiérarchie de héros, de
démons, d'archontes; il mentionne même les dieux, qui sans doute
ne peuvent être forcés à agir, mais qui éprouvent peut-être l'envie
d'aider l'âme humaine qui a su se faire remarquer d'eux.
Tout cela n'est pas nouveau: on a pratiqué la magie pendant toute
l'antiquité; Théocrite et Horace en sont les témoins célèbres. Mais
Jamblique le premier montra que la philosophie officielle reconnais-
sait la magie comme légitime. Jamblique, qui n'a apporté qu'une
faible contribution à la théorie, a enrichi considérablement la pra-
tique dans l'ordre de la magie. Il avait suffi de deux générations pour
transformer et pervertir l'expérience mystique de Plotin dans la
pratique magique exercée par Jamblique et ses élèves. Parmi eux, il
y en eut de célèbres, comme le futur empereur Julien qui s'adonnait
à cette discipline. L'école de Jamblique, il est vrai, s'éteignit une
cinquantaine d'années plus tard. N'insistons pas sur l'échec drama-
tique de l'empereur Julien qui avait appuyé avec énergie les idées de
Jamblique, mais soulignons le fait que Théodose réprima avec vigueur
ce qui restait du paganisme vivant. D'une part, ceux qui croyaient à
la magie ne parvenaient à aucun résultat pratique ; après une phase
qui avait suscité beaucoup d'espoirs, ils retombaient dans une période
de léthargie causée par des désillusions trop nombreuses. D'autre
part, il devenait dangereux de pratiquer la magie ; le droit romain
la considérait comme un délit criminel et l'empereur n'hésitait pas à
activer la justice à ce propos.
Les philosophes retournèrent dans leurs écoles que ne menaçaient
pas encore les mesures des empereurs devenus chrétiens. J'attribue
ce retour à la théorie en premier lieu aux événements politiques qui
durent étouffer les pratiques conseillées par Jamblique. D'ailleurs le
platonisme disparut rapidement des autres villes : seules survécurent
les écoles d'Alexandrie et d'Athènes. Dans le public, le platonisme
ne jouait presque plus aucun rôle :il ne pouvait plus offrir une religion
pour tous et redevint scolaire et scolastique.
D. Proclus fut le dernier à embrasser tout l'héritage du passé. Il
ne sacrifia rien de ce qui faisait partie de cet héritage ; il y mit de
l'ordre. Il sut coordonner et subdiviser les données de la tradition.
En conséquence, nous devons à Proclus un abrégé de la doctrine de
l'âme qui pourra servir d'épilogue au thème traité ici. Selon Proclus,
tout l'espace qui s'étend de la périphérie supérieure du ciel à la terre
doit être considéré comme le domaine de l'âme. L'âme prise en général
est l'hypostase intermédiaire entre le voüç et le monde corporel. Or
sB HEINRICH DORRIE
ce qui est vrai pour la première hypostase, le voOç, l'est aussi pour la
seconde: ce qui a été produit reste dans le principe qui l'a produit
(M€v€t). L'univers qui a été produit par l'Ame, reste dans l'Ame. Il
peut en procéder en partie (rrp6o1>oç), mais il retournera vers le prin-
cipe qui l'a créé.
Pour Proclus, cet espace, domaine de l'âme, est divisé en trois
parties selon les trois genres d'êtres animés qui l'habitent : 1) les
dieux qui participent totalement à l'Ame du monde; 2) les démons
dont la participation est plus restreinte ; 3) les hommes, dont la par-
ticipation est plus restreinte encore. Voici de quelle manière Proclus
a tenu compte des hésitations de Porphyre : en soi toutes les âmes
sont égales, mais elles diffèrent selon leur faculté de participer à l'Ame
universelle; la purification philosophique augmentera l'ampleur de
cette participation. Les trois domaines, celui des dieux, des démons
et des hommes, se subdivisent eux-mêmes en trois. Ainsi Proclus
répartit dans les trois classes divines tous les dieux dont la mytholo-
gie grecque avait fait mention et qui avaient été l'objet de culte.
Parmi les démons, Proclus distingue les anges, les démons proprement
dits et les héros. Chaque classe d'êtres démoniaques est subordonnée
à une classe de dieux. Ceux-ci font parvenir leurs oracles et leurs
ordres aux hommes par l'intermédiaire de la classe qui leur corres-
pond, celle des anges, des démons ou des héros. Il est admirable que
Proclus ait su mettre de l'ordre dans ce pandémonium que Jamblique
avait introduit dans la philosophie.
Proclus explique en même temps les expériences mystiques qui
avaient troublé Porphyre. Seul le semblable peut être connu par le
semblable. Il faut donc admettre que tous les objets que l'âme con-
naîtra ou peut connaître préexistent en elle; ce n'est là du reste que
la réciproque de la proposition que j'ai citée plus haut 1 • Mais l'Un
qui est au-delà de toute connaissance ne fait pas partie des objets de
la connaissance. L'âme qui s'unira un jour avec l'Un doit cependant
s'y préparer en un certain sens. Elle ne possède pas l'Un en elle,
comme elle a tous les objets qu'elle connaîtra, mais elle est pourvue
d'une énergie spéciale qui la portera un jour à l'union mystique. Une
certaine natbda, qui comprend la purification, lui servira à développer
cette énergie relative à l'Un. Nous observons par là encore une fois
comment Proclus tient compte des théories de Jamblique. Mais il est
évident que cette énergie qui permettra un jour de saisir l'Un ne
peut pas s'accroître par les pratiques recommandées par Jamblique.
Grâce à Proclus, le platonisme est sorti définitivement du terrain
dangereux où Jamblique l'avait conduit. HEINRICH DôRRIE.
1 Cf. p. 43: <<L'âme est tout>> etles explications qui suivent, et aussi p. 46:
e L'univers engendré par l'âme reste dans l'âme. &
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 59
C) Plotin
Compte rendu de G. HuBER: Das Sein und das Absolute, Base!, 1955, dans
Gnomon, t. 28, 1956, p. 419-426.
Plotin. Philosoph und Theologe. Antrittsvorlesung Münster. I7. 2. r962, dans
Die Welt als Geschichte, t. 213, 1963, p. 1-12.
Compte rendu de Platini opera, t. II, edd. P. Henry et H. R. Schwyzer, Paris-
Bruxelles, 1964, dans Gnomon, t. 36, 1964, p. 461-469.
Der Konig. Ein platonisches Schlüsselwort, von Plotin mit neuem Sinn erfüllt,
dans Revue internationale de philosophie, t. 24, 1960, p. 217-235.
Plotino - tradizionalista o innovatore ? Conferenza in occasione del Convegno
Memoriale dedicato a Plotino, Roma, Accademia dei Lincei, parution
imminente.
D) Porphyre
Kontroversen um die Seelenwanderung im Kaiserzeitlichen Platonismus, dans
Hermes, t. 85, 1957, p. 414-435.
Porphyrios' Symmikta Zetemata. Ilwe Stellung in System und Geschichte des
Neuplatonismus, nebst einem Kommentar zu den Fragmenten, München,
1959 (Zetemata 20).
Porphyrios als Mittler zwischen Plotin und Augustin, dans Antike und Orient
im Mittelalter, Berlin, 1962, p. 26-47 (Miscellanea Mediaevalia I) = Plato-
nismus in der Philosophie des 1Vlittelalters, Wege der Forschung, Meisenheim/
Glan, 1969, p. 410-439 (Wege der Forschung 197).
Das füntfach gestufte M ysterium. Der A ufstieg der Seele bei Porphyrios und A mbro-
sius, dans Mullus, Festschrift für Th. Klauser, ]ahrbuch für Antike und
Christentum, Erg. Band 1, 1964, p. 79-92.
Die Schultradition im Mittelplatonismus und Porphyrios, dans Entretiens de la
Fondation Hardt 12, 1965, Genève, 1966, p. 1-25.
Die Lehre von der Seele (bei Porphyrios), ibid., p. 165-191.
Plusieurs articles qui mériteraient une place dans cette bibliographie sont
sous presse. Ils sont destinés notamment aux Mélanges Blatt, aux Mélanges von
lvanka, et aux Mélanges Waszink.
Un choix opéré parmi les publications de H. Dërrie relatives au platonisme
paraîtra en 1974 sous le titre : Platonica minora.
LE PREMIER TRAITÉ DE LA
CINQUIÈME <<ENNÉADE >> :
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>
CHAPITRE I
que l'âme est issue du monde spirituel divin. <<L'âme, écrit-il, cet être
divin, issu des régions supérieures, vient à l'intérieur d'un corps : elle
qui est la dernière des divinités, vient ici, etc. >> 1 L'ignorance de soi
rappelle un autre thème platonicien, celui de la connaissance de soi,
auquel le néoplatonisme entier restera fidèle 2 • Elle est naturellement
associée à l'ignorance du père, car l'ignorance d'une chose, comme sa
connaissance, est liée à l'ignorance ou à la connaissance de sa cause.
La question ainsi posée au début du traité - comment les âmes
ont-elles oublié Dieu leur père ? -implique l'essentiel de l'anthropo-
logie et de la philosophie de Plotin. En effet, l'auteur des Ennéades
ne pense pas que nous soyons tout entiers dans l'expérience que nous
faisons de notre corps. D'abord, nous participons à la vie, qui s'étend
jusqu'aux astres et qui, nous le verrons, est supérieure au corps.
Ensuite, nous sommes en rapport avec le système supra-individuel des
Idées et avec l'Intelligence qui le pense. Enfin, une disposition à la
fois rationnelle et mystique engage Plotin à admettre que nous nous
enracinons encore au-delà. L'homme n'est pas borné à son corps, mais
ouvert à la vie cosmique, à l'Intelligence universelle et à la transcen-
dance de l'Un ou Dieu. Contrairement aux animaux sans raison,
l'homme connaît son lien avec le corps. Beaucoup se contentent de
cette pensée et de l'expérience de ce lien. Plotin voit dans cette atti-
tude un manque de lucidité vis-à-vis de soi, une cécité à expliquer.
<<Le principe du mal pour elles, écrit-il ensuite, c'est l'audace, la
naissance, la première altérité et la volonté d'être à elles-mêmes>>
(l. 3-5). Comme on le voit, le drame des âmes ne se situe pas sur le plan
du simple savoir: leur déchéance, décrite d'abord en termes intellec-
tuels - << ignorance >> et << ignorer >> reviendront 5 fois en ro lignes -
n'en intéresse pas moins la volonté. L'âme commet une faute 3 autant
qu'une erreur.
L'usage du mot<< audace>> s'inscrit dans une tradition: on l'observe
chez les pythagoriciens pour désigner la dyade qui est la première à se
séparer de l'unité 4, et dans le gnosticisme à propos de l'action du
Démiurge s. Plotin se sert du mot à différents niveaux hypostatiques 6
1 IV, 8 (6), 5·
• Cf. PIERRE CouRCELLE : Le << connais-toi toi-même >> chez les néoplatoni-
ciens grecs dans Le néoplatonisme, Paris, 1971, p. 153 et suiv.
3 Le mot est utilisé par exemple en IV, 8 (6), 5, ligne 16.
4 Références dans l'édition Henry-Schwyzer. Cf. A.-]. FESTUGIÈRE : La
révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, p. 83.
5 Cf. H.-CH. PuEcH dans la discussion de la conférence BALADI dans Le
néoplatonisme, Paris, 1971, p. 98.
6 Cf. N. BALADI : La pensée de Plotin, Paris, 1970. L'auteur voit dans ce
mot l'indication d'une rupture, d'une initiative, d'une contingence, aux diffé-
rents stades de l'émanation. A. H. ARMSTRONG traite de la notion d'audace dans
The Cambridge History of Later Greek and Early Medieval Philosophy, Cambridge,
1967, p. 242 et suiv.
FERNAND BRUNNER
1 V, 2 (II), 2.
• IV, 8 (6), 5·
3 Cf. IV, 7 (2), 13, lignes 15-16: 6pf.!1J9Eïoa f.!Èv èmo Twv rrpwTwv.
4 Jamblique, dans Stobée, cite la première altérité de Plotin à côté d'autres
:raisons de la descente des âmes - la fuite loin de Dieu (Empédocle), une
démence ou une déviation (les Gnostiques), le jugement erroné du libre arbitre
(Albinus), etc. - e t il oppose ces raisons au type d'explication qui consiste à
lier le mal à l'âme à partir de l'extérieur. Cf. A.-J. FESTUGIÈRE: Révélation,
t. III, p. 209-21 r.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>
2. Conclusion
Ayant décrit la chute des âmes, Plotin se demande comment
retourner les âmes déchues dans la direction contraire et les faire
remonter<< jusqu'au terme suprême, l'Un et le Premier>> (l. 24-25). Il
note qu'il faut pour cela deux À6rot, invitant, l'un à mépriser les
objets de l'admiration actuelle de l'âme, et l'autre à reconnaître <<la
race et la dignité de l'âme>> (l. 27-28). Le philosophe choisit le deuxième
discours qui, traitant de la grandeur de l'âme, montrera en même
temps si l'âme est capable de s'élever aux choses divines, <<si elle a
la faculté (buvaJ.uç) de mener une telle enquête, l'œil qu'il faut pour
cette vision, et si elle est bien destinée à cette recherche >> (l. 32-33).
Ainsi la psychologie est en même temps doctrine des fins dernières et
théorie de la connaissance: Plotin se propose d'établir que l'Erkennt-
nisvermogen de l'âme humaine est apte à trouver le divin qui est son
origine et sa fin.
Ce chapitre, et avec lui le traité tout entier, s'inscrit dans une
perspective à la fois scientifique et anagogique, comme nous le disions
en commençant. Plotin ne pense pas pour construire un château de
concepts, mais pour s'éveiller lui-même et éveiller les autres au salut.
La théorie est chez lui intrinsèquement pratique, c'est-à-dire décou-
verte et transformation intérieures.
CHAPITRE 2
Pour éveiller les âmes à l'idée de leur grandeur, Plotin les invite
à méditer le rôle cosmique qu'elles ont toutes. C'est à <<toute âme>>,
écrit-il selon l'expression du Phèdre (245 C), qu'il est revenu de créer
et de faire vivre; son action porte sur les animaux célestes eux-mêmes
(que les astres soient animés, c'est une thèse déjà platonicienne 1 et
commune à l'époque hellénistique). Plotin use d'un style marquant
l'insistance et l'emphase: il ne se contente pas de mentionner les
astres en général ; il cite le soleil en particulier et aussi le vaste ciel ;
et quatre fois il reprend le mot aù-rl) pour souligner que c'est elle,
l'âme, qui est l'auteur de toutes ces merveilles, qui y introduit l'ordre
et le mouvement. A quoi il ajoute que l'âme diffère par nature des
êtres sur lesquels elle agit et qu'elle a plus de prix qu'eux, puisque leur
vie et leur mort dépendent de sa présence ou de son absence, tandis
qu'elle est toujours présente à elle-même 2 •
Il n'est pas nécessaire de commenter l'association de l'âme avec
la vie 3 : elle est donnée par la langue elle-même, puisque le mot ljJUXll
désigne le souffle de la vie, et que, de Platon à Proclus, l'âme a tou-
jours été considérée comme ayant la vie en elle-même et par elle-même.
Il est plus utile de relever que Plotin n'admet pas de différence
d'essence entre les âmes individuelles et l'Ame universelle. Dans la
liste de Porphyre, le traité sur la question de savoir si toutes les âmes
n'en forment qu'une (IV, g), précède de peu notre texte de la cin-
quième Ennéade. Plotin y établit à ce propos que << le même réside
dans le multiple>> (-r6 aù-rà oùv èv rroÀÀoiç) 4. L'Ame universelle est donc
présente dans toutes les âmes particulières. L'eur descente dans
les différents corps n'a pas affecté leur appartenance foncière à l'Ame
unique dont elles procèdent.
Un autre trait à souligner est la transcendance de l'âme par rapport
au corps qu'elle anime. Cette thèse est caractéristique du platonisme
l'Ame, le ciel ou l'univers <<n'est que corps mort, objet de haine pour
les dieux, comme on l'a dit>> '· Si donc le ciel est l'être admirable qu'il
est, c'est à l'Ame qu'ille doit.
Deuxième considération destinée à faire connaître la puissance et
la nature de l'Ame: l'Ame enveloppe le ciel et le conduit en vertu
d'une omniprésence dont le corps est incapable. En effet, l'Ame, pour
donner la vie à l'univers entier, est tout entière partout 2 , tandis que
le corps se divise selon les lieux et ne peut être tout entier au même
endroit. En lui donnant une vie unique, l'Ame unifie la multitude des
parties du ciel et fait du cosmos un dieu {9E6ç). Cette appellation
s'explique, puisque le cosmos participe de la divinité de l'Ame dans
l'être, la vie et le mouvement qu'elle lui donne; comme il manifeste la
divinité à son niveau, on peut le nommer un dieu. De son côté, l'âme
omniprésente et une ressemble <<au père que l'a engendrée>>, c'est-à-
dire à l'hypostase qui lui est supérieure et peut-être à l'Un lui-même 3.
3· Conclusion
On peut admettre que commence ici la conclusion du chapitre 2,
dans laquelle Plotin tire la leçon des observations précédentes. Selon
son procédé habituel, il développe la pensée qu'il vient d'exprimer:
<<Le soleil aussi est un dieu parce qu'il est animé, les astres aussi, et
s'il y a en nous du divin, c'est pour la même raison>> (1. 40-42). L'Ame
est divinisante; sans elle il n'y a que du cadavre-fumier, selon le mot
d'Héraclite et c'est elle «qui fait que les dieux sont des dieux>>. Eh
bien! notre âme est de cette race-là- voilà l'enseignement que Plotin
veut inculquer à ses disciples - à condition de la prendre pure de
toute adjonction.
On rencontre ainsi le thème de la purification et du dépouillement.
Nous devons nous défaire de ce corps qui s'est ajouté à nous à la
naissance, et des passions qui s'y rapportent. << Le corps est le vêtement
de l'âme>>, avait déjà dit Platon 4. En règle universelle, le néoplato-
nisme a considéré tout surcroît comme une diminution, tout ce qui
s'ajoute à une hypostase comme une perte de pureté. C'est un mode
de pensée bien platonicien : seul le Beau en soi, seul l'Egal en soi,
sans adjonction d'autre chose, sont le Beau et l'Egal véritables.
Notre âme est donc plus précieuse que tout ce qui est corps. Plotin
souligne encore une fois, à la fin du chapitre, l'impuissance du corps
sans l'âme, l'impuissance des éléments et même du feu - qui ne
contient pas en soi la raison de son pouvoir de brûler - et termine par
CHAPITRE 3
' A la ligne 4, il faut corriger le texte de Bréhier et lire : Aaf!~ave -ro{vuv -ro
-roO aeiou -rm~-rou 6e16-repov : << Considère donc ce qui est plus divin que ce
divin qu'est l'âme. •>
• Cf. V, 3 (2o), g.
72 FERNAND BRUNNER
Le chapitre 3 nous fait donc monter vers Dieu par cet intermé-
diaire entre Dieu et nous qu'est l'Intelligence. Redisons-le pour n'y
plus revenir, l'Intelligence est une hypostase supérieure à l'âme et
non une faculté de l'âme. Par ses facultés propres, l'âme donne au
monde vie et mouvement. Par-dessus le marché, elle a la connaissance,
fonction nouvelle qui s'explique par la présence au-dessus d'elle d'une
hypostase dont le propre est de connaître et dont elle participe. Cette
doctrine résulte d'une application du procédé de pensée illustré par
Platon : à la vie correspond le principe de la vie, à la connaissance le
principe de la connaissance. On peut en penser ce qu'on voudra; ce
procédé a en tout cas l'intérêt de servir la vie spirituelle, puisqu'il
invite l'homme à dépasser son expérience ordinaire du savoir dans
l'idée d'une Intelligence dont la nôtre n'est qu'un reflet 1 •
CHAPITRE 4
r. L'Intelligence-Archétype
Le philosophe commence en nous proposant une autre manière de
considérer la supériorité de l'Intelligence. En effet, comme Archétype,
l'Intelligence est comparée cette fois non pas à l'âme, mais au sensible.
Bréhier remarque heureusement que le recueillement intérieur auquel
nous a conduits le chapitre 3 va de pair avec la contemplation des
choses sensibles ; le chapitre 4 << montre que cette région de l'Intel-
ligence, où l'âme s'est retirée, n'existe (comme l'indique le Timée)
qu'à titre de modèle du monde sensible, contenant, dans sa vérité,
sa perfection, son immutabilité, son éternité, tout ce que le monde
sensible nous manifeste. La vie intérieure, qui fait que l'âme se
retrouve elle-même, est donc inséparable du mouvement par lequel
I P. 9·
z Histoire critique de l'Ecole d'Alexandrie, t. I, Paris, 1846, p. 373·
FERNAND BRUNNER
ligence >> '· Plotin usait d'un symbolisme spatial en nous demandant
d'apercevoir là-bas (èKeî, 1. 6) les Intelligibles doués de pensée. Le
voici qui recourt à un symbolisme temporel quand il nous invite à
concevoir la vie des Intelligibles comme le temps de l'âge d'or. Mais
bien entendu, au sens propre, il ne s'agit ni d'espace ni de temps,
puisque l'Intelligible se situe en dehors de l'un et de l'autre.
La suite de la première partie du chapitre découle de ce début et
n'apporte rien de nouveau. Elle constitue cependant un développe-
ment éloquent et puissant, dont il importe de relever, au moins d'une
manière sommaire, les divers moments.
I. Le terme de <<satiété>>, qu'on retrouve par exemple en V, 9
(5), 8, exprime l'absence de besoin et la plénitude. Il est commenté
aux lignes suivantes (ro et II) par la quadruple répétition du mot
<<tout>>: l'Archétype <<enveloppe tout ce qui est immortel, toute
intelligence, tout dieu, toute âme>>. L'âme est en lui comme en son
principe.
2. A l'idée de plénitude se rattache immédiatement celle d'im-
mobilité éternelle, car le plein n'a pas à combler de manque ; il n'a
pas à changer de nature, de place, de dimensions (1. 12-14).
A noter que l'immobilité dont il est question ici n'est pas celle du
corps (ch. 2), quoiqu'elle soit désignée par le même mot :l'immobilité
propre à la plénitude n'a rien de commun avec l'immobilité qui requiert
un moteur. Les Idées platoniciennes, le Dieu d'Aristote, sont immobiles
aussi au premier sens.
3· La plénitude, c'est la perfection dans le tout et dans les parties.
En vertu de l'homogénéité du parfait, il n'y a rien en lui qui ne pense.
4· Autre conséquence de la plénitude : la pensée s'y exerce non
pas dans la recherche, mais dans la possession. Ce trait du Dieu
d'Aristote est fondamental pour l'Intelligence plotinienne <<qui est
tout>> • et qui, par conséquent, est pure intériorité 3.
S· Le bonheur inné en découle encore.
• Les âmes sont plongées dans le temps par leurs affections et leurs actions,
non par leur essence. Cf. IV, 4 (28), 15.
• On trouve déjà de riches explications sur l'Intelligence et l'Intelligible
dans V, 9 (5). L'évolution de la doctrine chez Proclus est intéressante à noter:
cf. DoDDS, Commentaire sur les Eléments de théologie, p. 252-253 et 285-287. -
Pour comparer les doctrines de Plotin et de Proclus avec l'idéalisme allemand,
voir WERNER BEIERWALTES: Platonismus und Idealismus, Francfort, 1972.
3 III, 8 (3o), 8.
4 Cf. VI, 2 (43), 20-22.
FERNAND BRUNNER
vue n'est rien d'autre que le tout considéré de façon partielle, le tout
est donc en chacun de ces esprits de façon partielle en tant qu'il est
déterminé par la prédominance d'un point de vue partiel sur tous les
autres.)) I
' Eléments de théologie, prop. IBo, trad. J. Trouillard, Paris, I965, p. I69.
• Ce mot désigne parfois n'importe quelle Idée. Cf. V, 9 (5), 5·
3 Le texte n'est pas facile. Consulter les notes critiques de Cilento et de
Harder.
4 Cf. VI, 2 (45), I3 et 21.
5 Cf. VI, 2 (43), IS. Consulter E. BRÉHIER, notice de VI, 2, p. 37; P. HADOT :
Porphyre et Victorinus, Paris, I968, p. 2I4 et suiv. Cf. ci-dessus, p. ISO, note I.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 79
CHAPITRE 5
Bréhier écrit que les trois chapitres qui viennent maintenant sont
parmi les plus difficiles des Ennéades, tant à cause de la corruption du
texte qu'à cause du langage dont use Plotin 1 •
Les questions sur lesquelles s'ouvre le chapitre 5 déclenchent
une dernière fois le mouvement d'ascension qui se dessine depuis le
début du traité z. Il s'agit de dépasser le <<dieu multiple)) qu'est
l'Intelligence, pour s'élever à celui qui l'a engendrée, au simple, à la
cause de l'être de l'Intelligence et de sa multiplicité, qui est l'origine
du nombre. (Au chapitre 3, l'âme était appelée<< simple comme l'Intel-
ligence)) (1. 23) ; mais l'âme et l'Intelligence, bien que non corporelles,
sont encore complexes par rapport à l'Un.) Donc l'âme, <<devenue
comme une avec l'Intelligence )) (1. 3) pose des questions (ZrrrEî) sur
la cause de l'Intelligence. Il s'agit d'une enquête : l'âme raisonne et
cherche à comprendre, mais, suspendue à l'Intelligence, elle prépare
par sa recherche l'union proprement dite avec l'Intelligence et même
avec la cause de celle-ci.
Pour expliquer le texte aride qui suit, faut-il supposer une brisure
dans le développement, une interpolation, comme le fait Bréhier ?
Peut-être pas 3.
Plotin se livre à une réflexion sur la nature et l'origine du nombre,
qui s'inspire du dernier enseignement de Platon tel qu'Aristote le
rapporte : le nombre, que l'un précède, provient de la détermination
par lui de la dyade indéterminée (ù6pwTov, 1. 8). Dans le Philèbe,
Platon avait déjà proposé un schéma analogue en faisant de la
Limite et de l'Infini les éléments de toutes choses, et l'on sait la
fortune de cette dernière antithèse chez Proclus.
Plotin précise qu'il prend le nombre comme oùcr{a, c'est-à-dire
comme essence ou comme être intelligible, et il ajoute que l'âme aussi
est nombre (thèse ancienne à l'Académie). Car les choses premières
(Tà npwTa), dit-il, ne sont ni des masses ni des grandeurs, et ce n'est
pas dans l'ordre du sensible que réside ce qui fait le prix de la réalité.
Dans le cas de la semence, ce n'est pas l'humidité, mais l'invisible:
le nombre et la raison (Ào"foç).
Après cet exemple, le maître revient sur la nature du nombre et
de la dyade intelligible ; ils sont << raisons (Àorm) et intelligence)),
CHAPITRE 6
cité de J. M. RIST : Plotinus, The Road to Reality, un chapitre sur la prière chez
Plotin, p. 199 et suiv.
• Cf. HILDA GRAEF : Histoire de la mystique, Paris, 1972, p. 32.
3 Cf. VI, 9 (9), II, ligne 32.
4 Voir la fin du chapitre 6.
5 Chez Henry et Schwyzer, ÈKEtvou n'est pas rattaché à 9EctT~v qui
précède, mais à ovToç et à f!ÉVOVTOÇ qui suivent. - Sur les àyaÀf!ctTct on
peut lire EuGÉNIE DE KEYSER: La signification de l'art dans les Ennéades de
Plotin, Louvain, 1955, ch. V, p. 53 et suivantes. Sur la comparaison du sanc-
tuaire, on trouve un passage semblable chez PROCLUS : Théologie platonicienne,
I, 3, éd. Saffrey et Westerink, Paris, 1968, p. 16.
6 Ailleurs, les statues représentent les Intelligibles : << Tous les êtres là-bas
sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes>) (V, 8 (31), 4).
82 FERNAND BRUNNER
1 V, 9 (5), 2.
• Cf. 1, 6 (r), 7-8. Voir la fin de notre commentaire du chapitre 2.
3 Cf. VI, 9 (9). II.
4 Ibid., r. 30.
5 Si on lit auT6 à la ligne r8, le sens est le suivant: <<Ce devenir s'opère sans
que l'Un cesse d'être tourné vers lui-même. & J. M. RIST: Plolinus, p. 267-268,
est favorable à cette lecture.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>
CHAPITRE 7
Plotin n'a pas fini de traiter ici des rapports de l'Un et du Multiple.
Il médite encore sur la notion d'image (EIKwv), propre à caractériser
l'Intelligence dans sa relation à l'Un, et pose la question suivante :
l'engendré doit ressembler à l'engendreur, l'Intelligence à l'Un. Mais
l'Un n'est pas intelligence. Comment donc engendre-t-il l'Intelligence ?
Ainsi le problème de la génération de l'Intelligence se pose de nouveau.
La réponse est donnée de la ligne 5 à la ligne 32. Puis Plotin recourt à
un symbolisme mythologique qui l'amène à préciser le statut de
l'Intelligence et de l'âme. Avec ce chapitre, on atteint un point cul-
minant dans l'exposé, mais aussi, il faut le dire, un sommet dans les
difficultés.
' Après oùo(av, à la ligne 13, commence une nouvelle phrase, et yevvàv
doit être remplacé par yoüv.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES>> Bg
qui, elle aussi, est sans forme. Bien entendu, l'indétermination de l'Un
est suffisance suprême, tandis que celle de l'Intelligence est besogneuse
par rapport à l'Un, mais une analogie n'en demeure pas moins entre
elles. D'ailleurs, juste avant les lignes 28 à 32 et comme si ce passage
relatif à l'auto-constitution de l'Intelligence fournissait l'explication
de son jugement, Plotin écrit que l'Intelligence est digne du plus pur,
c'est-à-dire de l'Un, et digne de naître du seul premier principe.
En lisant le chapitre 5, nous avons deviné déjà que l'Intelligence
est d'abord indéterminée (à6ptaToç, l. 8 et 14) 1 , mais Plotin a décrit
en d'autres traités d'une manière plus complète les deux moments de
l'apparition de l'Intelligence. En V, 4 (7), 2, la pensée (v61']0'lç) est
d'abord indéfinie (à6ptcrToç) et ne devient intelligence (voüç) qu'après
sa détermination : << Ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée,
en pensant au générateur dont elle est née (car elle n'a pas d'autre
objet) devient intelligence)) (l. 24-26). En V, 2 (rr), r, ce qui naît de
l'Un se retourne vers lui, est fécondé par lui et devient Intelligence ;
son arrêt (crTaO'lç) par rapport à l'Un le constitue comme étant
(èiv), et son regard jeté sur lui, comme Intelligence (voüç). En V, 3
(49), II, l'Intelligence va vers l'Un comme une vision qui ne voit pas
encore ; puis elle devient Intelligence et s'en va, possédant l'Un
qu'elle a rendu multiple. Ainsi la puissance de tout est à tout dans une
relation de transcendance et de négation, mais elle produit le réceptacle
du tout, qui, sous la motion de l'Un, devient le tout par auto-actuali-
sation z.
On voit la portée considérable du chapitre 7· Même si l'on n'abuse
pas de la mention que Plotin y fait peut-être de la conscience de l'Un,
pour y voir je ne sais quelle initiative de la première hypostase à
l'origine de l'émanation, il reste des questions de taille: celle de la
ressemblance et de la dissemblance entre les deux premières hypo-
stases et celle de l'auto-constitution de l'Intelligence. Le rapport de
l'Un à l'Intelligence comporte deux exigences: r) la ressemblance:
l'Un est archétype; il a l'essence en commun avec l'Intelligence,
quoique sous un mode supérieur; 2) la transcendance: l'Un n'est pas
intelligence, et l'essence ne s'y rencontre pas. (Les exigences de res-
1 Le mot à6pt0"TOÇ apparaît aussi dans le chapitre 7 à propos de l'âme
2. Symbolisme mythologique
L'allusion à Rhéa q1,1e nous venons de rencontrer n'est pas mysté-
rieuse: ce nom, rapproché de p~w, couler, désigne le monde de la
matière 3. Plotin veut donc elire que, dans l'Intelligence, les Intelli-
CHAPITRES 8 ET 9
Pour être plus bref, nous n'analyserons pas les deux chapitres
<<historiee-critiques >> dans lesquels Plotin cherche à montrer que sa
doctrine plonge des racines profondes dans la philosophie antérieure.
Contentons-nous de relever que le philosophe ne vise pas l'originalité,
mais la fidélité: il considère comme un avantage d'être en mesure de
dire que son enseignement n'est pas nouveau et qu'il n'apporte que le
développement et l'explication de la pensée grecque antérieure r. Il
n'en reste pas moins que Plotin opère un choix dans le passé, privilé-
giant Pythagore, Parménide et Platon et conduisant sans ménagement
une critique d'Aristote.
Le chapitre 8 fournit l'énumération des sources platoniciennes des
hypostases, et, à propos de Parménide, donne la liste des trois sortes
d'unités que Platon distingue dans le dialogue qui porte le nom du
grand Présocratique: le premier un est l'un au sens propre z, le
principe 3, unum ante omnia 4 ; le second un, que Platon nomme <<un
multiple>> (ev TiaÀM), est le tout participant de l'un 5, unum quod
est omnia 6 ; le troisième un enfin est << un et multiple >> (ev Kal rroHa) :
l'un, cette fois, ne triomphe pas de la multiplicité, mais compose avec
elle (unum et omnia). Ces formules de Platon seront reprises, après
Plotin, par les commentateurs du Parménide.
CHAPITRE IO
I. L'homme intérieur
Le philosophe résume d'abord les résultats acquis en énumérant les
degrés de la réalité à partir d'en haut : il y a d'abord <<l'Un au-delà
de l'Etant >> - suit une réserve sur notre pouvoir de démonstration
2. La nature de l'âme
Il suit que l'âme est <<quelque chose de divin>> (1. ro-n) ; dernière
des réalités divines, c'est par elle que nous communiquons avec les
sphères supérieures. La fin du chapitre, c'est-à-dire la plus grande
partie, est consacrée à l'âme, différente du sensible, de même nature
que l'Ame universelle, parfaite quand elle possède l'intelligence -
c'est-à-dire le raisonnement, en vertu de l'Intelligence - exerçant
une activité indépendante du corps, pure, séparée, non mêlée au
corps, située dans l'intelligible antérieur à elle 3.
Le mot n8É1.1evoç provoque encore une explication touchant le
sens des termes dont on use ici: l'âme n'a pas de lieu à proprement
parler, étant incorporelle par nature 4. Quand Platon, dans le Timée 5,
situe l'Ame du monde en dehors du monde, il veut dire que l'Ame,
pour une part, est restée dans l'intelligible (1. 23) 6 ; ce qu'il laisse
entendre aussi de notre âme 7. Chez Platon encore, <<se séparer du
' 589 A; cf. Alcibiade I, 130 C.
• Cf. VI, 9 (9), 7 : <<Dieu n'est extérieur à aucun être; il est en tous les êtres,
mais ils ne le savent pas. •>
3 'Ev TlfJ rrpump VOl]TlfJ (1. 17). Nous comprenons avec Cilento: nella sfera
più alta dello Spirito. Cf. 1. 23.
4 Sur les lignes 19 à 21, voir HARDER, t. III, p. 507.
5 Cf. 36 E.
6 Cf. 1. 17.
7 Cf. HARDER, t. III, p. 507-508.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 95
corps)) ne signifie pas <<occuper un autre lieu que lui))- il y a déjà
une séparation physique entre l'âme et le corps - mais <<se séparer
moralement )), en refusant toute inclination vers le corps, << même en
imagination)), Le chapitre se termine sur l'évocation de cette sépara-
tion : l'âme remonte vers le haut en entraînant cette partie de soi qui
s'est installée ici-bas et qui est le <<démiurge du corps)) (1. 29-30).
Est-ce à dire que, selon Plotin, la remontée de l'âme vers elle-même
et vers son origine entraîne la mort du corps ? Non. L'âme du sage
prend soin de son corps sans être affectée par cette fonction : << La
séparation, lit-on en V, 6 (z6), 5, c'est l'état de l'âme qui n'est plus
dans un corps au point d'être à lui.))
Cette doctrine ne trahit pas non plus un mépris pour le corps,
comme on le croit souvent, mais elle prône l'indépendance à son
égard x. C'est peut-être ce point de vue, s'il y parvient, qui rend
l'homme capable d'admirer le corps, puisque, délivré de l'aveuglement
des passions, il voit dans le corps la faculté qu'il a de rappeler l'Ame,
l'Intelligence et Dieu, dont lui viennent le mouvement, les formes et
l'unité.
CHAPITRE II
CHAPITRE !2
I "Qonep KCÙ '1'0 KÉVTpOV È<p' ÉaUTOÛ ÈO'l'IV 1 ËXEl bÈ Kat ËKaoTOV TÛIV Èv Tlfl
KÛKÀljJ Ol']f.!Eîov èv aÙTlf!, Kat al rpaf.!!Jat TO Ïb10v npoo<pÉpouOI npoç TOûTo. Les
traducteurs ne comprennent pas tous ce passage de la même façon. Voici, par
exemple, la traduction de Harder: Sa wie auch der Kreismittelpunkt für sich
ist und doch feder Radius des Kreises einen Punkt in fenem liegen hat zu dem
dann die Linien das Individuelle hinzufügen.
• Cf. 1, 4 (46), r6.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 97
La Source de Vie, Livre III, par Ibn Gabirol (Avicembron), traduction, introduc-
tion et notes, Paris, Vrin, I950.
Platonisme et aristotélisme. La critique d'Ibn Gabirol par saint Thomas d'Aquin,
Louvain, Paris, Nauwelaerts, I965 (Chaire Cardinal Mercier, I963, 2).
Maître Eckhart, Paris, Seghers, I969 (Philosophes de tous les temps, 59).
II
Notre projet n'est pas ici d'envisager dans son ensemble la relation
de Bergson au plotinisme, ni l'influence des Ennéades sur la genèse
de sa pensée. A cet égard les indications du philosophe lui-même
restent assez vagues. De l'Evolution créatrice aux Deux sources, elles
évoquent à la fois une atmosphère de << mysticité >>, plus <<sobre >>
que celle de Platon, et un attachement foncier de Plotin à ce que
Bergson appelle la <<métaphysique naturelle de l'esprit humain>>,
celle qui sacrifierait le <<devenir>>, la <<durée créatrice>> à l'<< éternité
d'immobilité >> du Premier Moteur aristotélicien, rendant ainsi plus
malaisée l'atteinte d'un authentique mysticisme comme libre inven-
tion capable de faire éclater les cadres figés de la religion institution-
nelle et de la morale close. On trouvera sans doute que ces formules
rendent une justice insuffisante à l'élan spirituel qui anime l'œuvre
de Plotin et dont l'influence, directe ou médiatisée, a pesé en partie
sur les traditions islamique et chrétienne. Mais les auditeurs de ses
cours au Collège de France savent que Bergson décelait dans les
Ennéades plus d'une intuition positive concernant la conscience et
la vie, ainsi que la réhabilitation de l'infini au cœur même de l'Un.
Bien que son testament interdise, on le sait, toute publication des
textes que le philosophe n'avait pas lui-même destinés explicitement
à l'imprimerie, pour un séminaire privé comme celui auquel nos amis
de Suisse romande nous font l'honneur de nous convier il ne nous
semble pas indécent de relire avec eux des notes prises autrefois par
Désiré Roustan aux leçons de Bergson sur la théorie plotinienne de
l'âme et que conserve la Bibliothèque Victor-Cousin, étant bien entendu
que ces références ici n'ont que valeur indicative, et qu'il faut toujours
tenir compte du caractère déformant et incomplet de toute << repor-
tation >>.
Au début de son cours, Bergson met en lumière l'usage plotinien
des À6yot <1TrEPilCXTtKo(, définis comme << plus que des choses >> et
cependant <<moins que des idées>>, puisqu'ils <<travaillent >> et produi-
IOO MAURICE DE GANDILLAC
S'il est vrai que Bergson, plus sensibilisé à l'autre face du plotinis-
me (celle qui fait de lui <<la dernière philosophie grecque)>), insiste
davantage sur l'<< adossement )) de la temporalité à un bloc immobile
d'éternel, il corrige pourtant cette image par celle - chez lui si
familière - du cône : vers le sommet les << idées pures )), à la base les
;1.6yo1 crnepf..1anKoL Il suffirait de redoubler le cône en inversant son
symétrique pour retrouver la figure de Nicolas de Cues dans le De
confecturis: deux pyramides entrecroisées ayant pour sommet Etre
et Néant. Figure en somme assez plotinienne, car l'Acte-Puissance
des Ennéades annonce le Possest cusain et ne se peut donc manifester
que par et dans l'aliud. Mais l'aversion de Plotin pour les gnoses
interdit à Bergson toute inflexion unilatérale de son exégèse vers le
dualisme ; le cône unique qu'il suggère demeure ouvert et ne conduit
qu'à l'asymptotisme d'une lumière peu à peu affaiblie. Et il est sûr
que le mal ici n'a qu'une <<quasi-existence)) (otov t'm6cr-rao1ç), mais
ontologiquement plus dense reste l'altérité, donnée dès le départ au
niveau de la matière intelligible, et ne devenant une sorte de faux-pas
qu'avec la naissance du temps et le début de la nof1']01ç (III, 7 et 8).
Pour rendre justice à cette ambiguïté de l' &mtpov, Bergson parlait,
semble-t-il, dans son cours de <<deux infinis)), l'un qui serait <<plus
qu'être)) et l'autre <<moins qu'être)), entre lesquels se trouve en
quelque sorte <<tendue la chaîne des existences)>. C'est bien rencontrer
finalement la figure chère au cardinal de Cues, mais ne faudrait-il pas
renoncer alors au mythe de l'éternité comme bloc inerte ?
De toute manière, ce qui importe surtout à Bergson (d'après les
leçons recueillies par Parodi) est l'action du Noûs, à travers la Psychè,
comme descente d'âmes individualisées dans des corps organiques
produites à leur usage par les ;1.6yot crnEpl-lanKof. Cette vision <<vitaliste)>
néglige quelque peu les textes où Plotin, pour justifier l'universelle
oul-lnâ9eta d'un K60"1-1oç -r~Àewç 1 , évoque les <<merveilles)) que produisent
les << énergies des plantes )), mais aussi les << natures des pierres ))
(IV, 4, 35), - et ici le mot <pU01ç, qui désigne en général l'âme
végétative, s'applique dans la même phrase aux minéraux eux-
mêmes, bien distingués des pierres mortes, pur matériau de la
maison, car <<l'univers ne vivrait pas si tout en lui n'était vivant))
(IV, 4, 36). Si centrale que soit l'image d'une Ame fascinée par les
corps, c'est dans un mouvement unique- dispersion mais tout autant
expression - qu'âmes et choses se multiplient par le dynamisme
même d'une eewp(a qui se fait nofl']O"tç.
1 Dans un de ses traités les plus anciens (IV, 8), gêné visiblement par les
formules orphico-platoniciennes sur le corps <<tombeau >) ou <<prison>), Plotin
s'efforce de les atténuer en soulignant l'immanence du Noûs à tous les degrés
d'un «monde parfait>).
102 MAURICE DE GANDILLAC
Faut-il croire pour autant que ce type de causalité reste << uni-
latéral)) puisque l'effet a besoin de la cause, et non l'inverse ? Angelus
Silesius ne sera pas si loin du plotinisme le plus essentiel lorsqu'il
dira, hors même de toute référence à l'Incarnation, que Dieu a besoin
non seulement de l'homme mais même de la mouche ? Le traité VI, 8
refuse l'hypothèse d'un Ev infécond, d'un Bien qui se suffirait à
soi-même sans se diffuser ; il affirme le caractère inséparable de
l'Etvat et de l'ÈvEp"fEiv, cet acte toujours recommencé d'un <<se faire
à partir de soi-même et de rien)) 1 , production aussi nécessaire
que libre d'un Noûs qui, contemplant cet être et ce faire, ne peut ni
ne veut que se multiplier et prolonger par le medium de l'Ame. Du
fait même que le fleuve, encore qu'il reste en soi, ne cesse de couler,
que la lumière, sans perdre son énergie, constamment s'irradie, ainsi,
avant de se répandre en foisonnement de ÀÔ"fot orrEp!JanKol, l'alté-
rité s'affirme au cœur du Noûs sous la forme paradoxale de la <<ma-
tière intelligible )) (II, 4, 5). A la limite le Dieu d'Aristote se conce-
vrait sans monde (et son interprétation théologique dans le cadre de
la création ex nihilo renvoie toujours, malgré les arguties augusti-
niennes, à l'idée d'un <<avant )) de l'acte créateur, ou du <<retrait))
tel que l'imaginent les kabbalistes) : l'émanation plotinienne est
contenue, au contraire, indivisiblement, de façon continue, dans
l'inévitable métaphore de la source infinie.
On ne prétend pas pour autant que cause et effet soient << symé-
triques)) (ou univoques), car le supérieur ne produit jamais que de
l'inférieur, tandis que les retombées de son acte-puissance, remontant
à leur cause, se perfectionnent de telle sorte que l' àvarwr~ prend plus
de valeur que la rrpôoboç (elle n'est possible elle-même cependant que
par le dynamisme de la descente; sinon l'on retrouverait le pur
dualisme des gnostiques; l'âme singulière n'échapperait à un monde
illusoire ou méchant qu'en tant que parcelle de lumière emprisonnée
dans les ténèbres, et il n'y aurait plus alors de vraie causalité, ni
même de labeur et de combat, mais éternelle préexistence et juxta-
position de deux principes absolument hétérogènes, gouttes impéné-
trables glissant l'une sur l'autre au sein d'une mythologie fantasma-
tique). C'est cette partielle dissymétrie que - sans en méconnaître
assurément les sources platoniciennes - Bergson fait dériver pour
une part de ce qu'il appelle une << expérience psychologique )), celle
de l'<< extase)) par laquelle le mystique <<sent)) que <<l'éveil existe
pour le rêve, non le rêve pour l'éveil)>. Ainsi l'ascension serait tout
pour l'être d'en bas, la chute ne serait rien pour l'être d'en haut,
exégèse que justifient assurément plus d'un texte, mais qui dévalorise
la continuité 6Ewp(a-rro(l']o1ç telle que l'a si bien soulignée Amou. Et par
En quel sens peut-on parler encore d'une véritable << synergie >> entre
<< nature et << morale >> ? Bergson transpose le problème en termes qui
sont ceux de son temps, mais qu'il pense éclairer par la distinction
porphyrienne entre deux types de génération, l'une qui fait sortir
d'une substance une autre substance homogène (et c'est ainsi que
pourrait s'entendre, à un niveau d'interprétation assez pauvrement
chosiste, le passage du Noûs à la Psychè), l'autre qui procède par
composition et conviendrait mieux à signifier la formation naturelle
des corps (à condition toutefois d'y voir bien autre chose que de purs
agrégats). Ces deux modes se retrouveraient dans la genèse du vivant,
tout ensemble <<mécaniste>> (par combinaison d'éléments physico-
chimiques) et <<animiste>> (sous l'effet d'un principe extérieur pro-
prement téléonomique). Certes Plotin ne saurait admettre à l'état
pur aucun de ces deux schémas, mais Bergson le soupçonne de les
avoir inconsciemment combinés, car ni la matière seule ni l'âme ne
peuvent séparément constituer l'animal, et il faut à l'élan vital la
rencontre d'un organisme<< aspirant à la vie>>. <<Tout se passe comme
si les forces supérieures étaient là, guettant le moment où les forces
inférieures auraient esquissé la forme à recevoir >>.
On ne discutera point dans leur littéralité des formules que le
professeur a lancées, ou que ses auditeurs ont cru saisir sans toujours
discerner ce qui se présentait comme lecture de Plotin et comme
méditation bergsonienne autour de ce vieux texte. Il est clair que
rien ne ressemble dans le néoplatonisme à une évolution réelle des
formes et des espèces, même chez Augustin qui fera des six jours de
la Genèse le cadre d'un développement diachronique de raisons
séminales. Mais surtout c'est bien d'une Ame unique que procèdent,
en quantité d'ailleurs finie, les logoi qui façonnent les corps corres-
pondant à sa propre dissémination, sans qu'on puisse parler de véri-
table << rencontre >> entre formes rectrices et matières en attente, ni
de conflit proprement dit, sinon dans le partage ambigu de la troisième
hypostase entre une oublieuse dissipation et un recueillement unitif.
<<A la fois une et multiple>>, cette Ame demeure <<entière>> en tout
ce qu'elle anime (IV, 2, 1 /a; III, 4, 3 et 6), car sa vie (z:w~) est
donnée dès l'origine et ne surgit point par émergen~e à l'intersection
de deux puissances hétérogènes. Sous ses formes les plus élémen-
taires, dans <<la plus infime des choses d'ici-bas>>, elle n'est que <<la
trace des choses de là-haut>> (III, 4, r).
Certes les âmes individuelles possèdent une liberté propre par
laquelle elles se font en quelque sorte leur destinée dans l'univers.
En VI, 7, 5 sq. Plotin parle de l'homme comme d'un logos singulier,
èvÉpy€ta poiétique qui, sans être tout à fait âme, a besoin d'âme
pour que s'effectue son Èv€pyoüv. Mais à ce niveau on ne peut plus
évoquer la <<nature>> au sens où paraissait l'entendre Bergson, car le
LE PLOTIN DE BERGSON IOJ
aio6ytTtK6v; ~ TO aioellTIKov TÙJv ÈKEl aio6ytTÙJv Ka\ wç ÈKEl Ta aia6l')n1. fl.1o Ka\
o{JTWÇ at!16UVETat T~V at!161']T~V ap,uov(av), J'état même du texte souligne un
paradoxe qui a choqué les copistes. Les manuscrits conservés portent << TÙJV
ÈKEÏ àvmo6llTWV >1, mais la suite immédiate justifie Volkmann cie rétablir <• TÙJV
ÈKEi ala61']TÙJV >1, correction indiquée cl 'ailleurs sur le Mecliceus A où des points
ablatifs semblent biffer le préfixe à v.
2 L'image est signifiante, mais d'autant plus paradoxale que, pour Plotin,
le blanc est le modèle même elu simple et de l'indivisible (1, 6, 1) ; les couleurs
résultent du contact cie la matière qui obscurcit progressivement la pure lumière
solaire (IV, 5, 7 et VI, 3, I8-Ig).
3 << Inférieure >1 pour Bergson, non pour les épiphénoménistes qu'il évoque
dans son cours.
roB MAURICE DE GANDILLAC
autant dire qu'il est le n'importe quoi puisque tout peut arriver et
que le hasard n'a pas de loi. Dans le second cas, il est fonction d'une
sorte de fatalité sans rime ni raison :il n'est pas maître de son essence.
En réalité l'une et l'autre solution, si contraires soient-elles, abou-
tissent au même résultat. Hasard et nécessité destituent de tout sens
ce que nous appelons liberté. Si bien que, en finale, trois solutions
s'esquissent dans le régime d'interrogation auquel l'âme soumet le
principe : hasard, nécessité, liberté et maîtrise de soi, maîtrise et puis-
sance capable de se faire ce qu'elle est.
Le plus remarquable dans cette longue discussion que Plotin
entreprend ce ne sont pas, si admirables soient-elles, les pages sur le
hasard, sur la nécessité et sur le juste vouloir. C'est le retentissement
sur le philosophe de ces questions dont lui-même sentait si bien
l'impertinence, au double sens du terme. Impertinence blasphéma-
toire ; mais aussi impertinence logique, car le plus clair de la réponse
globale consiste justement à montrer que les questions posées, et les
solutions envisagées, si diamétralement opposées qu'elles soient, pro-
viennent d'une même source, d'un même régime<< rationnel>> qui n'a
aucune possibilité d'application dans la <<sphère de l'origine >>. 1 En
termes modernes, nous traduirions ainsi la réponse de Plotin: toutes
les propositions contraires, qu'on échafaude au sujet du principe, ne
sont, à vrai dire, ni vraies ni fausses. Elles sont en deçà même du
contradictoire. Elles sont strictement non-sensées ; aussi non-sensées
que le seraient les deux propositions : le cercle (du géomètre) est vert;
le cercle n'est pas vert.
Pourquoi, cependant, Plotin ne s'en tient-il pas à cette réponse,
la seule qui soit pertinente ? Après avoir si bien compris que le prin-
cipe n'a que faire de nos sphères ontologiques, puisqu'il est au-delà
de l'être, pourquoi reste-t-il si manifestement ému par ces imperti-
nences des << téméraires >> ? Une simple question posée par le philo-
sophe (ibid. II, 1-2) nous paraît éclairante: <<Une chose qui n'existe
pas ? Qu'est-ce donc ? >>L'au-delà de l'être est aussi bien néant d'es-
sence que d'existence. Pourquoi donc refaire au sujet du principe un
De ente et essentia qui ne lui convient pas ? La première réaction eût
été la bonne: <<Il faut nous en aller en silence, et, dans l'embarras où
nous ont mis ces discours, ne plus rien chercher ni demander >> (ibid.
II, 2-3). <<Toute recherche, en effet, va jusqu'à un principe et s'y
arrête>> (ibid., II, 3-4). L'analyse même de la question montre que
toutes les questions imaginables sont ici hors circuit, car elles portent
ou bien sur l'essence, ou bien sur la qualité ou bien sur l'existence et
sur le pourquoi (ibid., II, 5 ss.). Il n'y a ni essence, ni existence, ni
pourquoi, ni qualité du Principe. Il est sans << pour-quoi >> comme il est
' Il serait intéressant de comparer antinomie plotinienne et antinomie
kantienne.
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME II7
sans détermination. Et pourtant, en dépit de la justesse de ses consi-
dérations, Plotin esquisse une réponse, une réponse à l'égard de
laquelle il ne sera pas moins critique, mais qu'il s'est cru obligé de
fournir. Le Premier ne se doit qu'à lui-même ce qu'il est : <<il se fait
lui-même ce qu'il est )) ; en ce sens il est souveraine liberté, << cause
de soi)), <<maître de soi)), se donnant tout ce qu'il est (cf. ibid., r4,
38-43), et conséquemment <<il est soi de soi et par soi)).
Si Plotin a risqué cette réponse, ce n'est pas seulement pour mieux
répondre que les autres à des questions qui seraient, en dernière
analyse, de pseudo-questions. C'est parce que, nous semble-t-il, le
principe sans principe doit procéder dans notre discours humain ;
parce qu'il doit, autant que faire se peut, trouver en lui un <<lieu))
qui soit, malgré l'infirmité du langage, le moins indigne de lui. Certes,
il y a bien des langages. La poésie, l'incantation, la liturgie doivent
dire ce qui est au-dessus de tout nom. Mais la métaphysique elle-
même, qui est sous le signe de l'être, doit, autant qu'elle peut, accueillir
ce qu'elle ne peut contenir. Elle ne doit pas seulement redresser les
déviations manifestes. Il faut qu'elle dise, le moins mal et sans se
faire illusion, cette réfraction de l'au-delà de l'être dans l'être. Et
c'est pourquoi l'expression <<cause de soi)), qui résume tout ce déve-
loppement, n'est pas seulement un trait de lumière qui me paraît
avoir cheminé à travers toute l'histoire de la pensée occidentale;
mais aussi un hommage, l'hommage d'une piété interrogative et
balbutiante, à celui qui brise notre langage et nos discours. Ce n'est
point, une fois encore, que Plotin se fasse illusion sur ce nom <<cause
de soi )) qui serait peut-être le plus beau des noms divins. Il est trop
perspicace, trop cohérent et trop <<pieux)) à l'égard du mystère qu'il
évoque et qu'il invoque, pour donner une valeur de détermination
intrinsèque à cette dénomination. Sa prudence et sa piété sont telles
qu'il affecte d'un comme si (cf. ibid., r6, r3) les expressions les plus
purifiées. Ce langage en <<quasi)), que reprendra, dans un autre
contexte, Husserl, est ici de rigueur. Et ce <<quasi)) est à la fois
l'hommage infirme que l'esprit ne peut refuser et l'indice d'une
rigueur désertique qu'impose, au plus profond de l'âme (car le prin-
cipe est au-dedans), le centre en lequel sa joie demeure. Ainsi la
<< manence )) du demeurer s'exprime-t-elle dans l'austérité du désert
et dans ce langage qui fête, dans la conscience de son infirmité, celui
<<qui se fait ce qu'il est)), bien qu'il soit, au-delà de l'être et de nos
raisons, ce pur <<fleurir qui fleurit pour fleurir)) 1 •
' Je voudrais rappeler en passant que cette idée de la cause de soi, dont il
faudrait suivre le cheminement à travers la métaphysique occidentale, a trouvé
un écho et plus qu'un écho dans le livre du philosophe suisse CHARLES SEGRÉ-
TAN : Philosophie de la liberté. On sait que cette philosophie de la liberté n'a
pas été sans influence sur la pensée française. Qu'il me suffise de renvoyer aux
dernières pages de !'Essai d'O. HAMELIN.
n8 STANISLAS BRETON
B. Hénologie et Ontologie
rien qui soit plus grand que lui )), Il faudrait donc affirmer que la
partie est égale au tout. Mais si la partie (l'élément dans le cas) est
aussi grande que le tout, on ne pourra «former un tout)) (ce que pré-
supposait pourtant le négateur).
Cette démonstration peut nous laisser, à certains égards, perplexe,
nous qui croyons savoir que dans les ensembles dits infinis <<le tout
n'est pas nécessairement plus grand que la partie)). Mais si au-delà de
l'argumentation formelle, on regarde à ce qui se dit dans et à travers
le texte, on s'aperçoit que ce que Proclus nous signifie c'est, en réalité,
l'impossibilité de penser une multiplicité comme pure multiplicité.
Penser le multiple c'est nécessairement l'unifier, comme le diront
équivalemment plus tard Thomas d'Aquin et Kant. L'hénologie
s'ouvre sur un axiome d'unité, qu'on doit lire de deux manières:
sous la forme d'une loi ontologique et sous la forme d'une règle de
pensée.
Mais il y a plus. Proclus semble, dans ce théorème, se livrer à une
expérience de pensée-limite: tenter de penser le multiple pur, la dis-
persion pure. Peut-être dans cette expérience de pensée rejoindrions-
nous non seulement le rêve dont parle Bergson à propos de la genèse
de la matière, mais aussi une sorte de prédilection moderne pour le
différentiel, le multiple qu'aucun principe d'unité ne saurait << colo-
niser)), A ce titre, ce théorème où s'affirme ce que j'ai appelé le pos-
tulat hénologique, présente un grand intérêt.
Reste le second problème: pourquoi ce primat de l'un sur l'être ?
On sait que Plotin avait déjà dit que l'être est la trace de l'Un. Mais
on se demandera aussitôt pourquoi ce privilège de l'Un ? Il est vrai
que Plotin n'est pas victime de sa terminologie. N'empêche qu'il
affectionne un certain langage. Ce langage se comprend dans une
perspective de spiritualité. Métaphysique et spiritualité, on l'a sou-
vent fait remarquer, ne se dissocient pas dans le néo-platonisme. Or
la spiritualité néo-platonicienne est essentiellement simplification: on
a parlé à ce propos de la <<simplicité du regard )), Mais le regard est
déjà de trop : toute vision, toute intuition se mêle, plus ou moins
subtilement, au multiple ; et de surcroît, elle laisse l'impression du
spectacle extérieur. C'est pourquoi la métaphore visuelle est souvent
relayée par la métaphore tactile ou celle de l'odeur qui se répand. La
simplification, en tant qu'elle se réfère à l'origine, doit être à la fois
dépassement du multiple et dépassement de la forme. Or l'être est
simultanément forme et multiplicité. Il y a liaison essentielle dans
l'être, entre la forme et la multiplicité. La forme, par sa détermina-
tion, appelle une autre forme. En style spinoziste, nous dirions que
toute détermination appelle l'infini et le système des déterminations.
L'être, au sens fort, c'est-à-dire au niveau du NOUS, est donc plu-
ralité unifiée dans une totalité. L'être n'est ce qu'il est que par un
122 STANISLAS BRETON
mais c'est pour retrouver l'un à travers le tout, et à travers l'un, l'au-delà de
l'un.
124 STANISLAS BRETON
B. L'antinomie du principe