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JEAN TROUILLARD- PIERRE HADOT- HEINRICH Di:iRRIE

FERNAND BRUNN:ER - MAURICE DE GANDILLAC - STANISLAS BRETON

ÉTUDES
NÉOPLATONICIENNES

LANGAGES

A LA BACONN lÈRE - NEUCHATEL


© 1973, Revue de Théologie et de Philosophie, Lausanne, Suisse
AVERTISSEMENT

La présente publication reprend les articles parus dans le numéro


II- 1973 de la Revue de Théologie et de Philosophie. Ce numéro réunit
les conférences données pendant l'année 1971-1972 à l'Université de
Neuchâtel, dans le cadre d'un des séminaires romands de philosophie,
dits de troisième cycle et groupant des participants des Universités
de Fribourg, Genève, Lausanne et Neuchâtel. Le séminaire, présidé
par M. Fernand Brunner, était consacré au néoplatonisme 1 •
Les conférences se suivent ici dans l'ordre suggéré par leur contenu
et, après chacune d'elles, on trouvera la liste des travaux de son
auteur, relatifs au néoplatonisme ou à sa sphère d'influence. Nous
remercions nos collègues étrangers de nous avoir donné l'autorisation
de publier leur texte: MM. Jean Trouillard et Stanislas Breton, de
l'Institut catholique de Paris ; M. Pierre Hadot, directeur d'Etudes à
l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris; M. Heinrich Dorrie,
professeur à l'Université de Münster; et M. Maurice de Gandillac,
professeur à l'Université de Paris-!.
Revue de Théologie
et de Philosophie
' Cf. le N° V de 1972, p. 305.
LE <<PARMÉNIDE>> DE PLATON ET SON
INTERPRÉTATION NÉOPLATONICIENNE

Le néoplatonisme succède au <<moyen platonisme)) le jour où les


platoniciens se mettent à chercher dans le Parménide le secret de la
philosophie de Platon. Ce moment, semble-t-il, c'est Plotin avec sa
théorie des 3 un 1 • Mais Plotin n'a pas composé un commentaire
systématique du Parménide. Il y a puisé une inspiration fondamentale,
mais diffuse. Porphyre, en revanche, avait rédigé un commentaire
dont il reste quelques fragments, réunis par Kroll et reconnus par
Pierre Hadot 2 • Chez Proclos nous trouvons un commentaire suivi
des deux parties du Parménide. Malheureusement il s'arrête à la fin
de la première hypothèse. Il faut le compléter à l'aide des indications
qu'il contient sur les autres hypothèses et que confirme un ouvrage
postérieur de Proclos, la Théologie platonicienne (voir le premier
volume publié aux Belles Lettres avec une copieuse introduction,
par Saffrey et Westerink). Nous avons de Damascios un commentaire
complet de la deuxième partie du Parménide, donc des neuf hypo-
thèses. Ouvrage précieux, qui manifeste une vive conscience des
problèmes que suscite l'interprétation néoplatonicienne.
Certains interprètes anciens se sont préoccupés de donner au
Parménide un sous-titre qui enchaîne ses deux parties : << des idées )),
<<de l'être)), <<des principes)), Mais les néoplatoniciens ont souligné
que le problème de l'un domine le dialogue entier, puisque les idées
y apparaissent comme des puissances d'unification. Ce qui fait dire
à Proclos : Le Parménide étudie bien les principes et tous les ordres
de l'Etre, mais en tant qu'ils sont illuminés, unifiés et déifiés par l'Un.
Car l'Un diffuse l'imité comme le soleil sa clarté. Le Parménide consi-
dère toutes choses du point de vue de l'Un. C'est pourquoi, selon Jambli-
que et Proclos, ce dialogue est le centre de la métaphysique de Platon,
de même que le Timée résume sa philosophie de la nature 3.
' Ennéades, V, I, 8.
• Cf. Porphyre et Victorinus, 2 vol., Etudes augustiniennes Ig6g.
3 Cf. PROCLOS : In Parmenidem, Cousin, 1864, 641-642.
IO JEAN TROUILLARD

La présentation du dialogue est deux fois indirecte. Céphale en


rapporte le récit tel qu'il le tient d'Antiphon, grand amateur de
chevaux, qui lui-même l'avait appris par cœur d'après la narration
de Pythodore. C'est chez celui-ci qu'aurait eu lieu jadis un entretien
entre Parménide, âgé environ de 65 ans, son disciple Zénon, ayant à
peu près 40 ans, Socrate alors tout jeune, Aristote (non le disciple de
Platon, mais celui qui devait devenir l'un des Trente), et une nom-
breuse compagnie. Entretien vraisemblable, mais non nécessairement
historique.
Parménide et Zénon d'Elée (sur la côte ouest de l'Italie entre
Naples et Reggio) sont venus à Athènes à l'occasion des grandes
Panathénées. Socrate vient les rejoindre chez Pythodore, pour entendre
de Zénon la lecture d'une œuvre de jeunesse qu'il écrivit pour défendre
la thèse de l'école d'Elée : unité et continuité de l'être. On lui vola le
manuscrit et il fut contraint de le publier.
Le dialogue va se distribuer en deux parties. La première est
la discussion de la théorie des idées qui fait suite à la lecture de
Zénon. La deuxième est la présentation de la méthode dialectique
recommandée par Parménide.

Première partie
LA THÉORIE DES IDÉES

Platon ne fait aucun exposé de l'ouvrage de Zénon. Contenait-il,


entre autres choses, les fameux arguments polémiques contre le
mouvement ? Tout de suite après sa lecture, Socrate prend la parole.
En somme, ce que tu veux démontrer, Zénon, c'est l'impossibilité
du multiple. S'il y a pluralité, les êtres sont à la fois semblables et
dissemblables, ce qui te semble absurde et ruineux pour l'hypothèse.
Tu parais d'abord dire autre chose que ton maître. Mais en réalité
Parménide soutient que le Tout est un, et toi qu'il n'est pas multiple.
Cela revient au même.
Tu as raison, Socrate, si tu regardes le contenu de mon étude. Mais
tu te méprends sur l'intention. Ce n'est pas l'ambition de la maturité,
mais l'ardeur batailleuse de la jeunesse qui l'a inspirée. Les adversaires
de Parménide essayaient de montrer que l'unité de l'être entraîne
des conséquences contradictoires. Je réplique que la pluralité de
l'être produit des corollaires encore plus absurdes. Je rends les coups
avec usure.
Soit, Zénon ; mais ton argumentation aurait été beaucoup plus
convaincante si tu avais pris soin de distinguer pluralité sensible et
pluralité intelligible. Car, que les objets empiriques soient à la fois
semblables et dissemblables, un et multiples, pleins de contrastes et
LE <<PARMÉNIDE l) DE PLATON II

d'ambiguïtés, cela n'a rien de scandaleux. On pourrait t'objecter


qu'ils sont tels parce qu'ils participent à l'idée de ressemblance et à
celle de dissemblance, à celle d'unité et à celle de multiplicité, mais
que chacune de ces idées reste pure en elle-même. Si, au contraire, tu
réussis à montrer que la ressemblance en tant que telle est dissem-
blance, que l'unité en tant que telle est multiplicité, alors tu auras
établi une thèse de grande portée. Socrate invite donc Zénon à passer
du mélange par aventure à la connexion nécessaire.
<<Que l'on commence par distinguer et mettre à part, en leur réalité
propre, les formes telles que ressemblance, dissemblance, pluralité,
unité, repos, mouvement et toutes essences pareilles; qu'on les
démontre ensuite capables entre soi de se mélanger et de se séparer,
c'est alors, Zénon, que je serais émerveillé, ravi. Ton argumentation
est conduite à mon sens avec une belle et mâle vigueur. Mais avec
combien plus de plaisir encore, je le répète, j'applaudirais à qui saurait
nous montrer les mêmes oppositions s'entrelaçant en mille manières
au sein des formes mêmes ... )) (r29 e - 130 a).
Le problème posé est donc celui de la communication des idées. Il
domine les deux parties du dialogue.
<< ... La fusion des sensibles et de l'intelligible se comprendra fina-
lement par la fusion des intelligibles les uns avec les autres. Le monde
sensible ne peut être compris que si l'on admet le mélange des idées
entre elles. Ici encore, nous voyons un lien étroit entre les deux parties
du dialogue. Il n'y aura en fin de compte plus rien qui soit à part, sauf
peut-être l'un, à la fois posé et nié par la première hypothèse, et un
néant qui peut encore moins être pensé que cet un. l> 1
Parménide intervient alors. Il félicite Socrate d'avoir posé correc-
tement le problème. Mais il va s'appliquer à lui en montrer les diffi-
cultés. Socrate admet-il une pluralité d'idées participées par les
objets sensibles et distinctes de leurs participants ? Y a-t-il une ressem-
blance pure et une ressemblance empirique qui en serait la partici-
pation ? En est-il de même pour l'un, le multiple, le beau, le bien ?
Je l'admets, répond Socrate- Mais quand Parménide passe des
objets les plus universels et les plus nobles à de plus particuliers
comme l'homme, le feu, l'eau, le cheveu, la boue, la crasse, Socrate
devient hésitant.
C'est que tu es jeune encore, conclut Parménide, et encore impar-
faitement saisi par la philosophie. Quand tu lui appartiendras totale-
ment, tu ne mépriseras rien et tu n'accorderas aucune importance
aux préjugés des hommes.
Mais, puisqu'il faut admettre des idées de toutes choses, comment
concevoir leurs relations avec les objets sensibles ?

I jEAN vVAHL: Etude sur le Parménide de Platon, Paris, 1926, p. 23.


I2 JEAN TROUILLARD

Premier problème : Comment une forme peut-elle être participée


par des objets multiples et discontinus, tout en demeurant une et
totale en elle-même ? Ne va-t-elle pas se distendre comme un voile
qui est étendu sur plusieurs individus ? Chacun n'est couvert que par
une partie du voile. Et si chaque individu ne possède qu'une partie
de la forme, comment l'unité de l'idée résistera-t-elle à ce partage ?
Peut-on partager la grandeur ou l'égalité ? Comment un objet serait-il
égal par une partie de l'égalité ?
Deuxième problème: Les objets qu'on appelle grands sont nommés
tels en tant qu'ils possèdent un caractère unique qui est la grandeur.
Mais ce caractère semble appartenir par excellence à la grandeur pure,
et il est le point commun entre celle-ci et ses participants. Voilà donc
une nouvelle idée de la grandeur, celle qui fait un lien entre la grandeur
pure et les objets grands. Mais entre ce lien, la grandeur pure et les
objets grands, ne faut-il pas un nouveau principe d'unité ou une
nouvelle idée de la grandeur ? Et ainsi de suite indéfiniment. C'est
l'argument dit <<du troisième homme l>, signalé par Aristote'· Platon
n'ignorait pas l'objection.
Celle-ci, comme la précédente, suppose que l'idée est un objet qui
fait nombre avec les objets empiriques. Dans ce cas, elle ne fait que
redoubler et multiplier sans fin le monde empirique, tout en lui
restant extérieure. Tel est le platonisme vulgaire, qui repose sur une
interprétation littérale d'une certaine imagerie, fréquente dans les
premiers dialogues. Il faut la corriger en comprenant que l'idée n'est
pas objet, mais objectivante. Elle est ce par quoi les objets sont tels.
L'idée de grandeur, dit Proclos, est un pouvoir de dépassement et
de distance •. L'idée n'est donc pas ce qu'elle réalise, sinon méta-
phoriquement et à titre causal. L'idée de grandeur n'est pas grande,
celle de triangle n'est pas triangulaire. L'idée de justice est la norme
d'une mesure irréalisable, mais qui anime et juge toutes les actions dites
justes. Nicolas de Cuse dira que l'idée est une règle et une limite idéale.
Troisième problème : Il y aurait peut-être, suggère Socrate, une
façon de concilier l'unité de l'idée et la pluralité des objets partici-
pants. L'idée serait une dans la pensée et multiple dans les objets-
Parménide répond que la pensée qui ne serait pas pensée d'une unité
réelle serait totalement vide. L'idée ne peut être un simple mode sub-
jectif, mais doit avoir une essence.
Quatrième problème: Socrate propose une autre solution. Les
idées sont des exemplaires, et les objets qui y participent sont des
copies ou des images- Dans ce cas, objecte Parménide, l'objet copie
étant semblable à son exemplaire, celui-ci se trouve semblable à son

' Met. 1, 990 b 15.


• In Parmenid., IV, 854, 12, IJ.
LE << PARMÉNIDE >) DE PLATON I3

semblable (sophisme de fausse réciproque). Tous les deux participent


donc à l'idée de semblable, et, puisque ces trois termes se ressemblent,
à une nouvelle idée de semblable, et ainsi indéfiniment. Nous retom-
bons dans l'argument du troisième homme.
Cinquième problème: Les idées n'existent que par leurs mutuelles
connexions dans leur ordre d'idées (ce que démontrera le Sophiste).
Mais les objets sensibles n'existent également que par leurs relations
réciproques sur leur plan empirique. Dès lors n'avons-nous pas deux
ordres strictement parallèles, dont chacun est bien lié en lui-même,
mais ne débouche nullement sur l'autre ? L'esclave empirique est
l'esclave d'un maître empirique, et l'idée de l'esclave est esclave de
l'idée du maître. La science de chez nous est science de la vérité de
chez nous, mais non de la vérité-essence. Seule la connaissance pure
sera capable d'atteindre les idées pures, comme le beau et le bien purs.
Mais elle ne saisira pas le beau ni le bien humains. La divinité ignorera
tout ce qui se passe chez nous, et nous ne saurons jamais rien des
choses divines.
Cette objection s'enferme dans des représentations géographiques:
monde sensible, ciel intelligible. En réalité, selon Platon, il n'y a pas
de << monde >> sensible, mais seulement une perspective qui tient toute
sa consistance des idées réalisatrices. Si celles-ci n'étaient présentes
en nous et dans les choses, nous n'aurions même pas de connaissance
empirique, et les choses seraient pur chaos.
<<De telles objections sont spécieuses, conclut Parménide, et
changer la conviction de celui qui les fait est extraordinairement
difficile. Ce serait déjà un esprit richement doué, celui à qui on pour-
rait faire comprendre qu'il y a de chaque réalité déterminée un genre
et une existence en soi et par soi. Quels dons plus merveilleux encore
il faudrait pour en faire la découverte, pour être capable de l'enseigner
à d'autres, pour en avoir auparavant éprouvé tous les détails par une
critique adéquate>> (I35 ab).
Mais, imagine, Socrate, qu'on renonce aux idées, <<on n'aura plus
alors où tourner sa pensée >>, et on dissoudra entièrement la puissance
de la dialectique. Si tu n'as pu résoudre ces problèmes, c'est que tu es
trop jeune et insuffisamment exercé (135 cd).
Platon laisse donc entendre qu'il n'ignore pas les problèmes soule-
vés par sa théorie des idées et par la présentation mythique et poétique
qu'il en a souvent donnée. Il prend ses distances vis-à-vis du plato-
nisme scolaire qui se forme déjà autour de lui. Mais s'il y a chez lui
évolution, il n'y a pas rupture. Ces problèmes pour lui sont réels, ils
ne sont nullement décisifs. Un esprit suffisamment doué les surmon-
tera en multipliant les exercices dialectiques. Platon parle d'<< exer-
cices>>, parce que d'après lui il n'y aura jamais sur ce sujet d'exposé
satisfaisant. Il faut allumer l'intuition.
JEAN TROUILLARD

Cette gymnastique dialectique que tu nous recommandes, Parmé-


nide, demande alors Socrate, en quoi consiste-t-elle au juste ?
Tu en as un modèle en Zénon, Socrate. Mais il faut pousser plus
loin l'examen. Il faut d'abord mettre en hypothèse l'existence d'une
idée et étudier ce qui en résulte. Puis il faut mettre en hypothèse
l'inexistence de cette même idée et considérer les conséquences, pour
l'idée elle-même et pour les autres termes, en eux-mêmes et dans leurs
rapports mutuels.
Exemple: S'il y a pluralité (c'était l'hypothèse de Zénon), qu'en
résulte-t-il et pour cette pluralité et pour l'un ? Pour cette pluralité
par rapport à elle-même et par rapport à l'un ? Pour l'un par rapport
à soi et par rapport aux plusieurs ? - S'il n'y a pas pluralité que
s'ensuit-il ? etc.
On fera le même examen pour l'un, la ressemblance, la dissem-
blance, le mouvement, le repos, etc.
Il s'agit, en somme, de vérifier une thèse par ses conséquences, et
ainsi de l'approfondir et d'en éprouver la fécondité. C'est donc une
analyse préparée par une synthèse, une démarche régressive usant
d'une démarche progressive. On peut y voir l'exercice le plus complet
de la dialectique platonicienne.
Méthode difficile, observe Socrate. Pourquoi Parménide ne nous
la présenterait-il pas lui-même sur une hypothèse de son choix ? Tous
les assistants joignent leurs prières à celle de Socrate, et Parménide
ne croit pas pouvoir se dérober.
<< ... Je sens en moi comme une grande crainte à songer comment
il me faudra, si vieux, traverser à la nage un si rude et si vaste océan
de discours)) (137 a). Mais il faut vous faire plaisir et <<jouer ce feu
lourd de réalité)) (rrp<l"fl-l<lTEtWill'] nmiHàv rra(ZE!V) (137 b).
Tel est le sens que suggère Proclos, puisqu'il exclut avant tout que
ce jeu soit une simple gymnastique logique <<sans âme et vide de
réalités)) (KEvl)v Twv rrpa"fi-HÎTwv) 1 • Il s'agit d'une découverte méta-
physique ouverte sur une mystique. Les raisonnements doivent
déployer les intuitions, et celles-ci doivent délivrer, à travers leurs
conflits, une coïncidence antérieure et génératrice, qui affleure dans
l'ÈEaf<pvl']ç, l'éclatement soudain du temps dé la troisième hypo-
thèse.
Ce jeu se déroule donc simultanément sur les 3 plans de l'âme. Il
est à la fois << discursif, intuitif, divinement inspiré )) (Ào"ftK6ç, voEp6ç,
ÈV9E<l<J'!1K6Ç Z),
Le discours sert de médiation à l'intuition, l'intuition à la motion
originelle.

' In Parmenid., VI, 1052, r.


• In Parmenid., VI, 1072, r6.
LE <<PARMÉNIDE>> DE PLATON 15
Que choisir comme hypothèse ? <<Ne voulez-vous pas, demande
Parménide, que je commence par moi-même et par ma propre hypo-
thèse ? >> (137 b).
Parménide s'identifie à sa propre hypothèse (l'unité de l'être)
comme s'il était le poète et le prophète de l'unité. Et curieusement,
en suivant la logique de cette position, il y décèlera des antinomies
insolubles et sera amené à la dépasser. Il proposera donc lui-même
une refonte de l' éléatisme.
<<Et l'on trouve ainsi, esquissés dans le Parménide, tous les traits
nécessaires pour la formation d'un nouveau poème digne d'un autre
Parménide, où de l'un, et même de l'au-delà de l'un, on irait vers le
multiple, dont les chants ne seraient plus séparés, mais unis, comme
sont unies les idées. >> 1

Deuxième partie
LE jEU DE PARMÉNIDE

Ce jeu ne comporte réellement qu'une seule hypothèse (l'un est-il


un ?) avec vérification négative (si l'un n'est pas un). Mais ce thème
va se détailler en neuf hypothèses, comme un centre en plusieurs
rayons. Les hypothèses ne s'enchaînent pas en ligne droite, mais au
début de chacune on repart du centre sous un nouveau point de vue.
Il n'est pas surprenant que les néoplatoniciens aient vu dans le
déroulement des hypothèses celui des ordres de la procession (puisque
chaque reprise est une manière de poser ou de nier l'un) et la révélation
de la structure du réel (chaque être se donnant la même constitution
que l'univers).
Il semble bien, en effet, qu'il ne faille pas chercher la solution
personnelle de Platon dans une hypothèse isolée, comme si les autres
étaient des impasses. Certains interprètes ont ainsi privilégié la
première hypothèse (l'Un ineffable), d'autres la deuxième (le monde
intelligible), d'autres encore la quatrième (les articulations du discours).
Mais c'est découper arbitrairement un mouvement dans un ensemble
rythmé. La signification doit être cherchée dans l'interconnexion de
toutes les parties.
Remarquons ensuite que les cinq premières hypothèses sont
positives (avec réserve pour la troisième) et les quatre dernières
négatives.

' jEAN WAHL, op. cit., p. 82.


16 JEAN TROUILLARD

Or, récapitulant les hypothèses positives, Parménide déclare :


«Ainsi donc, si l'un est, l'un est tout et il n'est rien à la fois, que
ce soit par rapport à lui-même ou par rapport aux autres>> (160 b).
Et il conclut ainsi les hypothèses négatives :
<<Donc en disant sommairement: si l'un n'est pas, rien n'est, nous
ne dirions rien d'inexact >> (166 be).
Ce qui revient à dire: Si l'un est, il se donne une condition anti-
thétique. Mais si l'un n'est pas, il n'y a plus de contradiction ni de
question, puisque tout s'évanouit.
Maintenant si nous examinons les cinq hypothèses positives, nous
voyons qu'elles forment un véritable système d'antithèses que
Damascios présente ainsi :
«Telle est dans son unité la conclusion des cinq hypothèses. Si l'un
est, il n'est rien, comme le montrent la première et la cinquième
hypothèses. Il est tout, comme le montrent la seconde et la quatrième
hypothèses. Enfin il est et n'est pas à la fois, comme le montre la
troisième, qui est le moyen terme de ce groupe de cinq.>> 1
Comme le remarque Chaignet ,, ces cinq hypothèses s'articulent
comme les strophes d'un poème pentadique. La première correspond
à la cinquième, la deuxième à la quatrième, et ces deux couples se
récapitulent en s'opposant dans la troisième, qui est la mésode ou
monade centrale.
<<Ainsi l'unité n'est pas uniquement formelle et extérieure, elle
est réelle et interne. >>
En voici la figure rythmique :
A. B. - C. - B'. A'.
1re hypothèse (positive): si l'un est un, que s'ensuit-il pour lui?
conclusion négative.
ze hypothèse (positive) : si l'un est, que s'ensuit-il pour lui ?
conclusion affirmative.
3e hypothèse (positive et négative) : si l'un est et n'est pas, que
s'ensuit-il pour lui ? Conclusion à la fois affirmative et négative.
4e hypothèse (positive): si l'un est, que seront les autres? Conclu-
sion affirmative.
se hypothèse (positive) : si l'un est, que ne seront pas les autres ?
Conclusion négative.
6e hypothèse (négative) : si l'un n'est pas, que s'ensuit-il pour
lui ? Conclusion à la fois affirmative et négative.

' Dubitationes, Ruelle II, p. 289.


• Damascius. Fragment de son commentaire sur la troisième hypothèse, Paris,
Leroux, 1897, p. q-rs.
LE (<PARMÉNIDE >> DE PLATON I7
7e hypothèse (négative) : si l'un n'est pas, que n'est-il pas ?
conclusion négative.
se hypothèse (négative) : si l'un n'est pas, que seront les autres ?
Conclusion à la fois affirmative et négative.
ge hypothèse (négative) : si l'un n'est pas, que ne seront pas les
autres ? Conclusion négative.
Selon les néoplatoniciens, chaque hypothèse positive correspond
à un ordre de réalité, sous cette réserve que la première hypothèse
aboutit au supra-réel, et la cinquième au sous-réel. Les conditions
de l'affirmation débordent l'affirmation.

rre hypothèse : négations par excès Un pur ou ineffable


ze hypothèse : affirmations exemplaires un multiple ou tout
intelligible
3e hypothèse : affirmations et négations un et multiple ou
l'âme médiatrice
4e hypothèse : affirmations réfléchies multiple unifié ou
tout empirique
se hypothèse: négations par défaut multiple pur ou
matière pure.

Première hypothèse (positive à conclusion négative) : si l'un est un.


Parménide va en dérouler les conséquences et il aboutira à un
renversement. Il démontrera finalement que, si l'un est un, il n'est
pas et n'est pas un. La position de l'unité divise cette unité et nous
jette dans la pluralité. Et au début de l'hypothèse suivante, Parmé-
nide nous dira qu'une fois engagé, ce processus de division s'étend
à l'infini. Mais c'est sous l'emprise de l'un qu'il se développe. Car avant
de se disperser, l'un devient totalité et nombre, c'est-à-dire unité
d'une pluralité. La deuxième hypothèse exige donc l'unité que la
première refuse. Si je pose l'un je le nie, mais si je le nie je le pose.
La dialectique ne peut trouver de repos ni d'un côté ni de l'autre.
<<Platon, écrit Jean Wahl, opère une dissociation de ce jugement
énoncé par les Eléates: l'Un est un. Le jugement explicite: l'Un est
un implique un jugement implicite : l'Un est. Mais ces deux jugements
sont différents; bien plus, ils se contredisent, car si l'Un est dans le
plein sens du verbe être, il n'est pas tout à fait un, puisque de la réalité
s'attache à lui ; et si l'un est un dans le plein sens du mot un, il n'est
pas complètement réel...
>> Dans la première hypothèse nous avons un jugement qui semble

analytique, mais dont nous ne pouvons faire l'analyse sans le détruire;


I8 JEAN TROUILLARD

dans la seconde un jugement synthétique dont nous ne pouvons faire


la synthèse. >> 1
Comment la première hypothèse se retourne-t-elle contre elle-
même ? Il n'était pas possible de conclure directement: si l'un est un,
l'un n'est pas un. Comme le remarque Proclos, cela serait plus comique
que convaincant 2 • Il fallait donc introduire des moyens termes entre
le point de départ et le point d'arrivée. Et que seront ces médiations,
sinon les conséquences de l'hypothèse, c'est-à-dire les conditions de
l'affirmation de l'un ou les caractères de l'être en tant qu'être : ce qu'il
faut accorder à l'un pour le réaliser ? 3
Voici ces caractères ontologiques dans l'ordre que leur donne la
première hypothèse. Ils sont 24 ou davantage si on compte leurs
subdivisions.
Si l'un est un, l'un n'est pas multiple, il n'est ni tout ni partie,
il n'a ni commencement ni milieu ni fin, il n'a aucune détermination,
il est sans figure géométrique, il n'est ni dans un autre ni en soi-
même, il n'est ni repos ni mouvement, il n'est ni même ni autre, ni
semblable ni dissemblable, ni égal ni plus grand ni plus petit, ni plus
vieux ni plus jeune, il ne participe ni au devenir ni au temps, enfin
il n'a aucune part à l'être, et par conséquent il n'est pas un.
Dans cette longue démonstration, les néoplatoniciens souligneront
que l'intériorité ou la présence à soi-même sont incompatibles avec
la simplicité. Tout être qui est en soi ou par soi ou agit sur soi est
double 4. Ces interprètes s'en souviendront pour montrer que la
Pensée de la pensée d'Aristote est une dualité, et que l'Un est au-delà
de la connaissance de soi et de la <<causa sui» 5.
Mais ils se demanderont avant tout d'après quel principe Parmé-
nide choisit et enchaîne ces propriétés ontologiques. Sans doute nous
y retrouvons les grands genres platonicens: tout, partie, détermi-
nation, repos, mouvement, même, autre, semblable, dissemblable ...
Mais nous rencontrons aussi des caractères mathématiques (grand,
petit, égal, droit, courbe) et même temporels (vieux, jeune) qui nous
semblent de moindre valeur. Evidemment le lieu et le temps feront
partie des catégories d'Aristote. Mais cette table des catégories est
empirique et destinée au monde empirique. Parménide, au contraire,
a félicité Socrate de se tourner vers les pures connexions idéales. Il
a donc l'ambition de fournir une déduction a priori. Seulement, le
Parménide de Platon doit assumer, pour le dépasser, le Parménide

I op. cit., p. 8s, 86, gr.


• In Parmenid., VII, 1241, 25.
3 In Parmenid., VI, 1086, 28; 1087, 6; VII ,1240, 15.
4 138 a; cf. PROCLOS : In Platonis Theologiam., Portus V 39, p. 334·
5 Cf. PLOTIN : Ennéades, V, J, 10; VI, 7, 41.
LE <<PARMÉNIDE)) DE PLATON I9
historique. Précisément plusieurs des caractères qui nous surprennent
sont empruntés au fameux Poème qui identifie l'Etre, l'Un et le Tout,
et le représente par une sphère sans commencement ni fin, soustraite
à la génération, à la corruption, à la division, au devenir et au temps.
D'après Proclos, Parménide déroule ces catégories selon la loi
suivante. Il procède de l'universel au particulier. En sorte que les
négations les plus fondamentales entraîneront leurs dérivés par un
enchaînement nécessaire. Jean Wahl y voit <<une sorte de sorite ))
qu'on peut ainsi retourner.
L'Un n'est pas <<puisqu'il n'est pas dans le temps, il n'est pas
dans le temps puisqu'il n'est ni plus vieux ni plus jeune que lui-même,
et il en est ainsi parce qu'il ne participe pas de la ressemblance et de
l'inégalité, jusqu'à ce que en remontant la chaîne on arrive à trouver
que la raison de tout cela réside dans le fait qu'il n'est pas multiple,
affirmation qui se rattache elle-même à la façon dont a été affirmée
l'hypothèse : si l'Un est )) (op. cit. p. 127).
Proclos donne un exemple d'un tel enchaînement dialectique en
partant de l'unité mathématique.
<< Car la monade est secrètement multiple, tout et parties, elle enve-
loppe les figures (géométriques), elle est en elle-même et dans un
autre en tant qu'elle est présente à tout ce qui procède d'elle, elle est
en repos et en mouvement, elle demeure immuable et procède à la
fois, sans jamais s'écarter d'elle-même en se multipliant, et on peut
lui accorder la similitude et tout le reste pareillement. Mais s'il est
aisé de faire ressortir que toutes ces propriétés sont dans la monade,
il faut montrer d'abord à ceux qui usent de cette comparaison que
la monade est l'imitation de l'esprit, en sorte que à plus forte raison
elles sont précontenues dans l'esprit et doivent être niées de l'Un,
justement parce qu'il est au-dessus de l'esprit et de tout être pen-
sant. )) 1
Ainsi la déduction des propriétés de la monade figure à peu près
sous forme affirmative la suite des négations dans la première hypo-
thèse.
On peut cependant objecter que l'ordre des négations n'est pas
en tous points dégressif. Proclos lui-même remarque que l'être est
l'avant-dernier terme nié (le dernier étant l'unité). Or l'être, chez les
néoplatoniciens, e.st moins universel que l'unité, mais plus que le
multiple, qui est l'objet de la première négation. D'ailleurs, dans la
deuxième hypothèse, dont les affirmations progressent également de
l'universel au particulier, l'être est posé en premier lieu et tout le
reste comme ses conséquences. Dans sa Théologie platonicienne, qui
reprend son Commentaire du Parménide, Proclos suit l'ordre de la

' In Parmenid., VI, ro84, 12-24.


20 JEAN TROUILLARD

deuxième hypothèse pour obtenir l'ordre de procession, et il met


l'être en première position.
Pourquoi Parménide s'est-il donc écarté sur ce point de l'ordre
d'universalité décroissante dans la première hypothèse ? Proclos
répond: Parce qu'il lui fallait procéder du connu à l'inconnu. Il ne
pouvait se borner à dire: si l'un est un, il n'est pas et n'est pas un.
Il devait, pour en arriver là, détailler les caractères essentiels de
l'être, montrer qu'aucun ne convient à l'un et conclure que ce qui ne
répond pas aux conditions de l'affirmation n'est pas affirmable.
Or, remarque Proclos, partir du plus connu quand il s'agit de
négations, c'est partir des plus étrangères à l'hypothèse, qui pour cette
raison sont les plus aisément admises. Dans le domaine des affirma-
tions, au contraire, c'est partir des plus apparentées à l'hypothèse,
c'est-à-dire des plus évidentes 1 •
De ce point de vue, l'affirmation de l'être devait être la première
de la deuxième hypothèse et la négation du multiple la première de
la première hypothèse. Car rien ne semble mieux convenir à l'un qui
est que l'être, et à l'un pur que le non-multiple. En outre, cette néga-
tion du multiple s'imposait spontanément à Parménide qui avait
soutenu dans son Poème que diversité et discontinuité ne sont que
des apparences. Et pour Platon, cette même négation avait l'avantage
de faire de Parménide un allié qui, en suivant la logique de sa thèse,
allait se corriger lui-même sans avoir l'air de s'en apercevoir. En
effet, si on refuse toute pluralité à l'un, il n'est plus une totalité et ne
peut plus être posé, puisqu'on ne pose que des relations. L'absolu
<<s'arrache à l'être>> et à l'affirmation.
La conclusion de la première hypothèse est donc intégralement
négative. <<De l'un il n'y a ni nom ni notion ni science ni expérience
ni opinion>> (142 a).
Ici les interprètes se séparent. Les uns entendent une négation
par défaut, les autres une négation par excès.
Les premiers soutiennent que cette première hypothèse est une
partie nulle, qu'elle aboutit à un échec ou à une impasse. Son unique
résultat serait de dissoudre une tentation, celle d'isoler les extrêmes,
l'un pur et le multiple pur.
Les seconds, parmi lesquels les néoplatoniciens, estiment que
Platon, loin de nous enfermer dans la dialectique, la retourne ici
contre elle-même, en fait une sorte de purification rationnelle destinée
à délivrer un foyer mystique, qui poindra dans la troisième hypothèse.
<<Si profonde fut chez Platon, écrit Jean Wahl, l'union du raisonne-
ment le plus souple et le plus serré, et d'une sorte de folie divine. >> a

' In Parmenid., VI, ro88-ro8g .


• op. cit., p. 21 I.
LE <<PARMÉNIDE>> DE PLATON 21

La leçon de cette hypothèse serait la relativité essentielle de l'idée.


Platon veut mettre à distance toute signification. Or il ne peut y
parvenir par la négation ordinaire qui est intérieure au discours. La
négation de la première hypothèse ne doit pas s'entendre comme une
privation, mais comme un dépassement générateur de l'alternative
possession - privation. Quand nous disons, par exemple, que la
monade n'est pas un nombre, nous ne voulons pas dire qu'elle soit
inférieure aux nombres, mais qu'elle les engendre et les détermine .1
<<Tout ce qu'on nie de l'Un procède de lui, continue Proclos. Il
faut qu'il ne soit rien de ce que sont les êtres, pour que tous procèdent
de lui. >> z
Une telle négation serait double. Elle serait négation de l'affirma-
tion, puis négation de la négation. Elle découvrirait non le rien qui
s'oppose au tout comme son absence, mais le rien du tout et du rien
lui-même. Au lieu de conduire à une rue bouchée, elle introduirait
à une avenue ouverte sur l'infini. Voici les raisons qu'on donne en
faveur de cette interprétation.
1. Gardons-nous de confondre les trois négations platoniciennes :
celle du Sophiste ou l'altérité qui est le non-être impliqué par chaque
détermination - celle du Philèbe ou l'indétermination impliquée
par le système total des déterminations - celle du Parménide qui
retranche à la fois même et autre, détermination et indétermination.
z. Seule la troisième négation découvre l'ineffable authentique.
Car l'altérité et l'indétermination sont encore au niveau de l'intelli-
gible et de la pensée. Elles ont encore un sens en tant que privations,
limites ou sujets du sens. C'est Damascios, le dernier néoplatonicien
de l'école d'Athènes au VIe siècle de notre ère, qui a décelé le plus
rigoureusement l'illusion sans cesse renaissante du langage tendant
à faire de l'un un attribut, à poser l'ineffable et le néant eux-mêmes
comme des natures cachées, à faire de l'inconnaissable une région
du connaissable 3,
3· Cette troisième négation n'est possible que portée et prévenue
par une sorte de coïncidence mystique. Mais si celle-ci est donnée, elle
s'exprime nécessairement par ce genre de négation. Il semble juste-
ment que Platon ait laissé entrevoir une telle présence. Les néoplato-
niciens en voient des signes dans l'émergence du Bien de la République,
celle du Beau dansle Banquet, la folie inspirée du Phèdre, les surpre-
nantes déclarations de la VIle Lettre, enfin l'èEa(cpvYJç de la troisième
hypothèse. Mais cette communication mystique ne saurait être
épisodique et surajoutée dans une âme platonicienne. Elle doit être
antérieure, centrale et génératrice de la pensée. Il faut donc que le
' In Parmenid., VI, ro76, 25-29.
• Ibid., 29-32.
3 Dubitationes, 1, p. ro et 56
22 JEAN TROUILLARD

dépassement suscité par la négation soit non une sortie de soi (comme
le suggère le mauvais mot <<extase)>), mais une réflexion radicale
sur soi, c'est-à-dire sur le centre de l'âme qui coïncide avec le centre
universel.
Deuxième hypothèse (positive à conclusion affirmative) : si l'un est.
Nous revenons à notre point de départ, mais sans oublier la
première hypothèse. Au lieu de maintenir l'un dans sa pureté intran-
sigeante (l'un un), nous consentons à le mélanger à l'être, pour éprouver
cette thèse à travers ses conséquences.
L'un se trouve donc réalisé ou hypostasié. Il en résulte évidemment
que l'un reçoit tous les caractères ontologiques qu'il repoussait dans
la première hypothèse. Autant de négations dans la première hypo-
thèse, répète Proclos, autant d'affirmations dans la deuxième, et
autant d'ordres procédants, si bien que les négations sont génératrices
des affirmations. La théologie négative est la constitution d'une onto-
logie. Reconnaître l'ineffable dans la première hypothèse, c'est déter-
miner ce qu'il ne peut pas être, mais ce que doivent être ses dérivés.
Le monde intelligible est la totalité des perfections que l'Un refuse,
mais pose par le refus même. C'est parce que l'un pur n'est aucun des
caractères de l'être que l'un qui est les réunit tous. Les négations
que profèrent les esprits en se rapportant à leur origine sont pour
eux autant d'auto-constitutions.
Alors que l'Un pur n'était rien, l'introduction de l'être dans l'un
provoque une effusion indéfinie jusqu'à épuisement du possible. Il
ne peut y avoir de distinction entre le possible et le réel dans un
monde où la procession s'identifie avec l'expression.
<< ... Il suffit de considérer cet Un comme étant, de le médiatiser
grâce à l'Etre, pour qu'aussitôt (avec le déclenchement de l'élément
d'infinité qu'il recèle) il en résulte toute une série ininterrompue et
infiniment continue de combinaisons, allant des plus simples et des
plus proches de l'unité parfaite jusqu'aux plus lointaines et aux plus
compliquées. )) r
L'un et l'être de l'un n'étant pas identiques, l'un qui est n'est pas
une simplicité, mais un tout qui exige des parties. Cette pluralité
primordiale une fois admise, il nous reste à réciter, sous le registre
affirmatif, ce que nous déroulions sous le mode négatif dans la première
hypothèse.
Mais si l'un qui est est un tout composé au moins de deux parties,
chacune de ces parties étant à la fois un et être va apparaître double
à son tour, et chacune des parties de ces parties, et cela indéfiniment.
Pourtant cette dualité est elle-même un certain mode d'unité, elle
1 NrcoLAs-IsmoRE BoussouLAS: L'Eire et la composition des mixtes dans

le << Philèbe >) de Platon, Paris, 1952, p. r6g.


LE <<PARMÉNIDE l) DE PLATON 23
domine sans l'annuler sa différence interne, elle possède l'unité du
nombre.
<<Par conséquent, si l'un est, il est nécessaire qu'il soit nombre ))
(144 a). Or il est impossible d'arrêter la progression de la série des
nombres. Une fois posé le 2, les nombres se déploient à l'infini. La
dualité, dira Proclos, est la matrice de toute multiplicité. C'est sans
doute la méditation de cette génération du nombre qui a mis les
néo-pythagoriciens sur le chemin d'une procession intégrale que
Platon n'a jamais nettement formulée.
L'un qui est se morcelle donc à l'infini et pourtant contient sa
propre division, puisque chaque partie est une et partie d'un tout qui
est un. La conjonction de l'un et de l'être dans cette deuxième hypo-
thèse (concernant l'un) et dans la quatrième (concernant les autres)
ne nous mène pas au chaos, mais à une suite ordonnée de mixtes. Or
cette formation des idées en système de relations et cette composition
de chacune (comme les termes du langage) seront l'objet du Sophiste
et du Philèbe.
La conclusion de la deuxième hypothèse est exactement l'inverse
de celle de la première. De cet un qui est, il y a science, opinion et
expérience. On peut le nommer et l'exprimer. Il est le domaine de la
pensée. Celle-ci est aveugle et réduite au silence devant l'Un pur
(rre hypothèse) et le multiple pur (Se hypothèse), elle se meut dans
l'entre-deux, c'est-à-dire dans le nombre. Mais l'entre-deux suppose
les extrêmes, à la fois nécessaires et irréalisables.
<<La communication des genres n'a de valeur que si le oui absolu
et le non absolu existent aux deux bouts de la chaîne. Et même, ils
prennent pour notre pensée l'apparence l'un de l'autre, ils échangent
leur lumière et leur ombre, l'un au plus haut degré de son éclat nous
éblouissant au point que nous le prenons pour une nuit, l'autre du
plus sombre degré de son obscurité rayonnant peut-être soudain de
l'éclat le plus intense. l) 1
Troisième hypothèse (positive et négative à conclusion affirmative
et négative): si l'un est et n'est pas.
Comme l'observe Damascios, nous parvenons au centre de la
dialectique du Parménide. Nous récapitulons les deux premières
hypothèses et à l'avance les deux dernières positives dans l'unité
d'une contradiction.
<<Reprenons, dit Parménide, l'examen sous une troisième forme.
Si l'un est tel que nous l'ont prouvé nos déductions, d'une part un et
multiple (2e hypothèse), d'autre part ni un ni multiple (rre hypothèse),
d'ailleurs participant au temps (fin de la 2e hypothèse), n'y a-t-il pas

' JEAN WAHL, op. cit., p. 189.


24 JEAN TROUILLARD

nécessairement pour lui, parce qu'il est un, un moment où il participe


à l'être, et parce qu'il n'est pas, un moment où il ne participe point
à l'être)) (155 e).
La dialectique des hypothèses nous a conduits, en effet, à une
antinomie, qui maintenant se concentre dans un troisième un. Nous
disions : l'un n'est rien, puis l'un est tout. Plus exactement : si l'un
est un, l'un n'est pas un; mais s'il est multiple, il est un. Ainsi faut-il
renoncer à se fixer dans quelque hypothèse que ce soit en croyant
tenir la solution platonicienne. Il n'est possible ni de dissoudre le
conflit en supprimant une de ces données, ni de le résoudre en les
conciliant (comme certains interprètes ont prétendu le faire en usant
de la 4e hypothèse). Sans doute la pensée est-elle une sorte de compo-
sition. Mais elle retrouve l'opposition des extrêmes dès qu'elle essaie
de se fonder.
Dans la troisième hypothèse le conflit se redouble, puisque l'un
nous apparaît à la fois tout et rien, et ni tout ni rien. Or une contradic-
tion ne peut exister que dans une raison discursive ou successive. Car
la succession distingue et relie, unit et oppose les incompatibles, et
ainsi les établit dans leur incompatibilité. Ce qui implique un centre
dominateur non successif, mais en quoi il est impossible de s'enfer-
mer. C'est pourquoi les néoplatoniciens voient dans ce troisième un
l'âme raisonnable en tant que, soumise à la mobilité du discours, elle
est une dialectique vivante.
Ce fait que l'âme est la troisième reprise de l'un tend à montrer que
jamais elle n'accède à l'un par le dehors. Pour se faire âme, elle doit
partir de lui et totaliser ses exigences. Elle n'a pas d'autre centre.
Ce qui change est tout ce qu'il devient, mais aussi rien de ce qu'il
devient. S'il passe de l'immobilité au mouvement, il réunit en lui ces
extrêmes, mais il ne peut tenir l'un et l'autre en même temps, puis-
qu'il annule l'un par l'autre.
<<Un donc et multiple, naissant et périssant, est-ce que sa nais-
sance comme un n'est pas sa mort comme multiple, et sa naissance
comme multiple sa mort comme un ? )) (156 b).
Pour passer d'un état à l'autre, l'un doit traverser un point
sans épaisseur que Parménide appelle -rà ÈEaf.:pv'l<; (: l'instantané,
qu'il ne faut pas confondre avec l'instant fluent: -rà vûv). En ce
foyer il n'est plus ce qu'il a été, mais il n'est pas encore ce qu'il sera.
Car ce point, placé <<dans l'entre-deux (J.IE-raEû) du mouvement et
de l'immobilité, hors de tout temps, est justement et le point d'arri-
vée et le point de départ pour le changement du mobile qui passe
au repos, comme pour celui de l'immobile qui passe au mouvement ))
(156 de).
Tout changement implique donc une sorte de point neutre, qui
est un milieu parce qu'il est le centre originel des extrêmes que l'âme
LE <<PARMÉNIDE 1) DE PLATON

peut se donner tour à tour. Damascios y voit l'éternité profonde de


l'âme, le principe d'où part la procession et où aboutit la conversion
de l'âme à l'intérieur d'elle-même.
<<Peut-être vaut-il mieux dire que le premier un transcende tous
les êtres sous le mode négatif, que le second procède en tous sous
le mode affirmatif, enfin que le troisième un retrouve le mode négatif
pour se convertir vers ses principes. C'est pourquoi les négations
introduisent ce qu'il y a de meilleur dans son caractère. En outre, la
médiation de l'âme exige les opposés, le divisé et l'indivisible, le
temporel et l'intemporel, par conséquent aussi l'affirmation et la
négation. 1> r
Notre âme, selon ce même interprète, est l'entrelacement des
extrêmes. Elle est le rien qui se fait tout, le tout qui se résout en
rien. Elle est l'engendré qui se substantialise, l'éternel qui se tempo-
ralise, l'indivisible qui se divise.
<<Car ce que Platon tend à montrer, c'est que l'esprit peut aller
au-delà du domaine où il était enfermé jusqu'ici, que l'on peut, pour
ainsi dire, trouer le temps pour aller au-delà du temps.
L'instantané est le passage continuel de la première à la deuxième
hypothèse, et de la deuxième à la première ; il est l'unité qui enferme
les concepts contradictoires, les unit par le fait que la pensée va
incessamment de l'un à l'autre ; ce passage, comme le dit Hartmann,
doit être repos en tant que permanence logique, il doit être mouvement
en tant qu'il entre dans une infinité de relations. Et il voit dans cette
1-!ETa~oÀ~ quelque chose qui nous permet de deviner ce qu'est la
1!~9eEtç ...
Cette conception, si elle a une signification rationnelle, a en même
temps une signification mystique. 1> 2
Il fallait que l'un apparût d'abord comme le plérôme des négations,
puis comme celui des affirmations, pour se révéler la plénitude des
oppositions. Quand la dialectique cherche à se justifier, elle se retourne
contre elle-même. Elle découvre alors que l'irrationnel n'est pas un
canton du rationnel, mais plutôt que l'intelligible s'inscrit sur un fond
d'ineffable.
Finalement, le Parménide nous livre moins une théologie qu'une
philosophie de l'âme. Il déploie la structure de l'âme médiation de
l'univers. L'âme est une monade qui s'analyse en triade et en pentade.
Elle s'étend d'un extrême à l'autre, et elle remplit tout l'entre-deux
par sa tension cohésive. Et la structure de l'âme est l'exemplaire de
toute structure.

I DAMASCIOS : Dubitationes, Il, p. 266, 3-9.


2 jEAN WAHL, op. cit., p. 167, 171.
JEAN TROUILLARD

On peut donc bien dire que, si Platon a d'abord conçu l'âme à


partir de l'idée, il cherche maintenant à comprendre l'idée à travers
l'âme.
jEAN TROUILLARD

EXTRAIT DES PUBLICATIONS DE }EAN TROUILLARD

La purification plotinienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1955.


La procession plotinienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1955.
Proclos. Eléments de théologie, traduction, introduction et notes, Paris, Aubier,
1965.
Le néoplatonisme de Plotin à Damascios, contribution à l'Histoire de la philoso-
phie I de l'Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969.
L'Un et l'Ame selon Proclos, Paris, Les Belles Lettres, 1971.

Articles
SuR PLOTIN:
La liberté chez Plotin, dans Actes du IV• Congrès des Sociétés de philosophie
de langue française, Neuchâtel, La Baconnière, 1949, p. 353-357·
The Logic of Attribution in Plotinus, dans International Philosophical Quarterly
Ij1, 1961, p. 125-138.
Valeur critique de la mystique plotinienne, dans Revue philosophique de Louvain,
t. 59. 1961, p. 431-444·
Plotin et le moi, dans Horizons de la personne, Paris, Les Editions ouvrières,
1965. p. 59-75·

SUR PROCLOS:
• Agir par son Otre mOme >>. La causalité selon Proclus, dans Revue des sciences
religieuses, t. 32, 1958, p. 347-357.
L'intelligibilité proclusienne, dans La philosophie et ses problèmes (Mélanges
jolivet), Lyon, Vitte, 1960, p. 83-97.
Proousios et Pronoia chez Proclos, dans Revue des Etudes grecques, t. 73. 1960,
p. 8o-87.
L'Etre et l'Un, dans Les Etudes philosophiques, t. 15, 1960, p. 185-196.
Convergence des définitions de l'âme chez Proclos, dans kevue des sciences philoso-
phiques et théologiques, t. 45, 1961, p. 3-20.
Réminiscence et procession de l'âme selon Proclos, dans Revue philosophique de
Louvain, t. 6g, 1971, p. 177-189.
L'antithèse fondamentale de la procession selon Proclos, dans Archives de philoso-
phie, t. 34, 1971, p. 433-449.
Proclus, dans Encyclopedia Universalis.

SUR JAMBLIQUE ;
] amblique, dans Encyclopedia Universalis.
L':ËTRE ET L'ÉTANT
DANS LE NÉOPLATONISME

Dans la perspective de la philosophie de Heidegger, Jean Beaufret


a écrit les lignes suivantes au sujet de la notion d'être :

Le participe est ... grammaticalement porteur d'une remarquable ambiguïté ...


D'un côté, comme participe nominal, il va jusqu'à mettre en liberté une sorte de
substantif. Mais de l'autre, comme participe verbal, il fait retour de ce substan-
tif à la signification propre du verbe et indique dès lors moins la personnalité de
l'agent que la modalité de l'action. Vivant, par exemple, dit ainsi à la fois celui
qui vit et le fait qu'il vit, le vivre. Cette ambiguïté singulière du participe de tous
les verbes, nous la retrouvons singulièrement dans le verbe des verbes, celui dont
le dire est le dire simple de l'être. En un sens, TO Mv est le singulier de Tà È6vTcx.
Mais en un sens plus fondamental, Mv ne dit plus seulement tel étant singulier
(ens quoddam, un étant, a being, ein Seiendes), mais la singularité même de
l'Eivm (esse, être, to be, sein) dont tous les È6vTcx participent en propre, sans
qu'elle s'épuise jamais en aucun d'eux. La problématique qu'introduit la
réflexion sur le participe è6v est donc une problématique double, de sorte que
la question que posera plus tard la Métaphysique d'Aristote, ·rl TO ov, est à
double sens. S'agit-il en effet d'identifier l'étant qui mérite particulièrement
d'être appelé ainsi et qui sera dès lors le suprême Etant ? S'agit-il au contraire
d'indiquer la qualité en vertu de quoi tous les Etants, y compris le suprême
Etant, peuvent être tenus pour étants ? 1

C'est un fait que presque toute la philosophie grecque a surtout


cherché à identifier <<l'étant qui mérite particulièrement d'être
appelé ainsi et qui sera dès lors le suprême Etant)), La présente
étude voudrait pourtant décrire le moment historique où, dans
l'histoire de la pensée occidentale, l'être-infinitif a été clairement
distingué de l'être-participe, sous la forme d'une distinction entre
Elva1 et ov (transformée ensuite en une distinction entre IJncxpE1ç et
oùo(cx). Il s'agit de l'ontologie néoplatonicienne. La double problé-
matique dont parle Jean Beaufret n'y est sans doute pas supprimée,
mais elle y prend un sens nouveau.

1 J. BEAUFRET : Le poème de Parménide, Paris, 1955, p. 34-35.


28 PIERRE HADOT

Ce moment historique résulte, je dois le souligner, d'un ensemble


de contingences historiques: je ne veux pas nier qu'il y ait sous ces
contingences une plus profonde logique, mais il me semble impossible
de comprendre cette apparition de l'être-infinitif, sans la situer
historiquement.
Première contingence : la formulation employée par Platon au
début de la seconde hypothèse du Parménide :

Veux-tu donc que, faisant retour à l'hypothèse, nous la reprenions à son


origine, pour voir si, en la reprenant ainsi, des conséquences différentes nous
apparaîtront ? -Parfaitement, je le veux ! - Eh bien donc, l'Un, s'il est, nous
l'admettons, les conséquences qui pour lui en résultent, que peuvent-elles bien
être? Et il nous en faudra convenir, c'est bien entendu ? - Oui 1- Attention
donc, voilà le début. L'Un, s'il est, y a-t-il moyen que, lui, il soit et qu'à l'Etre
(oùa(cx), il n'ait point part ? - Pas moyen. - Par suite, également, l'Etre
de l'Un sera, sans être identique à l'Un ; sans quoi, celui-ci ne serait pas l'Etre
de celui-là, ni celui-là (l'Un) n'aurait point part à celui-ci et il serait équivalent
de dire que l'Un <<il est >> ou de dire que l'Un <<c'est l'Un >>. Or pour l'instant,
notre hypothèse n'est point:<< si l'Un, c'est l'Un, qu'en doit-il résulter?>>, mais
bien : <<si l'Un, il est>>; c'est bien entendu ? - Parfaitement. -Donc il y a une
autre signification dans« il est>> que dans<< un •>.- Nécessairement.- Est-ce alors
autre chose que ceci : <<l'Un a part à l'Etre •> ? N'est-ce pas cela que veut dire
en bref<< l'Un, il est •> ? -Si, tout à fait.'

Dans le poème de Parménide, la notion d'Un avait fait son appa-


rition comme prédicat de l'Etant. Dans les argumentations d'autres
Eléates, tels Mélissos et Zénon, on trouve des formules du type :
si l'Un est - il y aura telle conséquence ; si les Plusieurs sont -
il y aurait telle conséquence 2 • Il semble que, dans le Parménide,
Platon veuille montrer que le simple emploi du langage, notamment
l'emploi de phrases du type <<si l'Un est>> suffit à réfuter la conception
que les Eléates se faisaient de l'unité absolue des choses. Ne pas tenir
compte du <<est>> dans l'affirmation l'Un <<est >> Un (telle est la pre-
mière hypothèse du Parménide), c'est être conduit à l'impossibilité
de parler. L'Un ne sera même plus Un 3. La seconde hypothèse du
Parménide, celle qui nous intéresse, prend en considération le fait
de la prédication, le fait que le discours lie ensemble au moins deux
notions, ici l'Un et l'Etre. Ce paradoxe du discours, Platon cherche à
l'exprimer ici en disant que, s'il est vrai que l'Un <<est >>, il est vrai
qu'il participe de l'ousia 4. Cela veut dire, comme la suite du texte le
montre, que chaque part de l'Un est à la fois un et être et chaque

x PLATON: Parm., 142 b, trad. L. Robin (Bibliothèque de la Pléiade,


Paris, 1950).
• PARMÉNIDE, Fragm. 8, 6; MÉLissos, Fragm. 8; ZÉNON, Fragm. 3·
3 PLATON : Parm., 141 e.
4 PLATON : Parm., 142 b.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 29

partie de l'être à la fois être et un 1 • Parler d'un contenu de pensée


c'est y introduire une multiplicité, c'est engendrer le nombre. Le
genre de participation dont il est question ici est analogue à celui
que l'on trouve dans le Sophiste z, où mouvement et repos participent
à l'étant, parce que celui-ci est mêlé à eux. Il s'agit de la communion
des genres suprêmes entre eux. Notons aussi que le terme ousia
reflète dans ce passage l'ambiguïté du verbe eon, à la fois copule
et existence 3.
Seconde contingence historique: l'exégèse néoplatonicienne du
Parménide. Le premier témoignage clair que nous possédions sur ce
genre d'exégèse est celui de Plotin lui-même 4. Plotin fait correspondre
à chaque hypothèse une hypostase, un type d'unité. La première
hypothèse (l'Un, c'est l'Un) correspond à l'unité absolue, c'est-à-dire
à la première hypostase, l'Un. Si cette première hypothèse aboutit à
la conclusion qu'il est impossible de parler de l'Un, c'est parce
qu'effectivement, il est impossible de parler de l'Absolu. Toute la
théologie négative se retrouve ainsi dans la première hypothèse. La
seconde hypothèse du Parménide (l'Un est) correspond à une Unité
où commence à se manifester la Multiplicité, c'est-à-dire à l'Un-Etant
pour reprendre la terminologie de Plotin 5. Cette seconde hypostase
est pour Plotin un second Un, l'Un-Multiple, c'est-à-dire le premier
nombre, la première ousia, l'Idée d'Essence, principe de toutes les
essences, la première Intelligence, le premier Intelligible. L'ousia
n'apparaît donc qu'au second rang de la réalité, au niveau de la
seconde hypostase, et elle se fonde sur la première hypostase. Repre-
nant les réflexions aristotéliciennes 6, Plotin affirme 7 que, toujours,
l'unité fonde préalablement l'être. Qu'est-ce donc qui pourrait être,
s'il n'était un, qu'il s'agisse des amas comme le chœur, l'armée, des
objets fabriqués comme le navire, des grandeurs continues, des corps
vivants et de leurs qualités ou enfin de l'âme et de la première Essence
elle-même ? Suivant la perspective platonicienne, si chaque étant est
étant grâce à son unité, il faut supposer une Unité en soi qui ne soit
pas multipliée, mais qui soit transcendante. C'est l'Unité en soi,
correspondant à la première hypothèse, qui fonde l'Essence en soi,
correspondant à la seconde hypothèse. Cette Essence en soi, cette
première Essence, est plénitude de réalité: elle est vivante et pensante&,

1 PLATON : Parm., 142 c-e.


> PLATON : Soph., 251-252.
3 Sur l'ambiguïté du mot chez Platon, cf. M. FREDE : Prtidikation und
Existenzaussage, Gôttingen (Hypomnemata, 18), 1967.
4 PLOTIN : Enn., V, 1, 8, 24.
5 PLOTIN : Enn., VI, 6, 3, 1 sq.
6 ARISTOTE: JVJetaphys., 1054 a 10-20.
7 PLOTIN : Enn., VI, 9, 1, 1 sq.
8 PLOTIN : Enn., VI, 9, 2, 25.
30 PIERRE HADOT

conception qui peut être rapprochée de l'idée moderne de sujet et de


personne. On mesure ainsi l'étendue de l'évolution qui va de Platon
à Plotin. Aux deux hypothèses dialectiques, qui se rapportaient à un
genre, c'est-à-dire à un principe de classification des Idées, se sont
substituées deux << choses en soi >> : l'Intellect divin ou Essence pre-
mière et l'Absolu qui rend possible l'unité de cette Essence avec
elle-même.
Troisième contingence : les scrupules d'un commentateur néo-
platonicien du Parménide. Dans le fragment 5 de l'<< Anonyme de
Turin>>, dont j'ai donné l'édition en rg68 (en l'attribuant à Por-
phyre z, mais la question d'attribution n'a pas d'importance pour
notre présent propos), nous voyons le commentateur néoplatonicien
s'appliquer à l'exégèse du passage du Parménide que nous avons
cité plus haut : • << Si l'Un est, se peut-il qu'il soit et ne participe pas
à l'ousia? >> 3 Dans la perspective de l'exégèse plotinienne du Par-
ménide, la seconde hypothèse correspond à la seconde hypostase,
c'est-à-dire à l'Essence en soi ou à l'Etant en soi. Normalement
l'Un, dont il est question au niveau de la seconde hypothèse, ne
devrait pas participer à l'ousia, puisqu'il est lui-même l'ousia en soi,
la première ousia. Comment se fait-il donc, se demande le commenta-
teur, que l'Un de la seconde hypothèse soit dit<< participer à l'ousia >> ?
Pour expliquer ce paradoxe, le commentateur fait une première
remarque: Platon n'a pas placé comme sujet de la phrase le mot
<<Etant >>, mais le mot <<Un >>. Autrement dit, il a défini l'Etant comme
<<l'Un participant de l'ousia >>.4 Quel peut donc être le sens de cette
formule ? Le mot <<participer >> peut avoir deux sens. Il peut tout
d'abord avoir le sens que lui donne Platon lui-même dans le passage
du Parménide dont nous parlons en ce moment. Participer signifie
alors << être partie-avec >>, << former un tout en se mélangeant avec >>.
Il peut aussi avoir le sens que lui donne habituellement les néo-
platoniciens : participer signifiera alors << recevoir une forme qui est
le reflet d'une Forme transcendante>>. Dans les deux cas, <<être
participé >> équivaut à << être attribué >> 5. Mais dans le premier cas,
la prédication est conçue comme le mélange de deux formes qui se
trouvent, en quelque sorte, sur le même niveau ontologique; dans
le second cas, la prédication est conçue comme la participation
d'un sujet à une Forme transcendante.

1 P. HADOT: Porphyre et Victorinus, Paris, 1968, t. II, p. g8 sq., et t. 1,


p. 102-143·
• Cf. plus haut, p. 28, n. 1.
3 Parm., 142 b.
4 Cf. P. HADOT, t. Il, p. 102, ligne 9-10.
5 Sur l'équivalence entre <<être attribué •> et <<être participé •>, cf. P. HADOT :
Porphyre et Victorinus, t. 1, p. 4II, n. r.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 3I

Voyons donc le premier sens possible : la participation est le


mélange de deux formes. Platon a dit : l'Un participe de l'ousia. Cela
signifiera donc que la propriété de l'Un se mélange avec la propriété
de l'ousia, comme <<animal>> se mélange avec <<raisonnable>> dans la
définition de l'homme. L'étant en soi, dans sa réalité concrète,
est donc le Tout résultant du mélange de l'unité et de l'essentialité 1 •
Le commentateur, toutefois, n'est pas satisfait de cette explica-
tion. Car elle ne rend pas compte de l'origine de cette propriété de
l'essentialité qui vient s'ajouter à l'Un. Si l'essentialité apparaît
au niveau de la seconde hypostase, il faut bien admettre que, d'une
certaine manière, elle est déjà présente dans l'origine absolue qu'est
la première hypostase. Le commentateur présente donc une seconde
exégèse qui s'appuie cette fois sur l'autre sens du mot <<participer>>,
avec les corrections nécessaires, puisqu'il s'agit de réalités intelli-
gibles, non de sujets du monde sensible. Le second Un, qui participe
à l'ousia, n'est évidemment pas un sujet passif et matériel qui recevrait
une forme particulière. Mais d'une certaine manière il reçoit l'ousia
d'une ousia transcendante. Comment cela est-il possible, puisqu'encore
une fois, il n'y a pas d'ousia avant le second Un? Il est bien connu
en effet que, dans la pensée néoplatonicienne, le premier Un, qui
est identique au Bien de Platon, n'est ni Etant, ni ousia, ni energeia z,
L'Un ne peut donc être ousia au sens strict, mais en un sens << énig-
matique >>, dit notre commentateur. Il ne peut être ousia que selon
son mode propre et son mode propre est d'être pur agir. Selon ce
mode, l' ousia sera réduite à la pure activité d'être. C'est ainsi que nous
voyons apparaître pour la première fois dans l'histoire de la pensée
occidentale la notion d'un être-infinitif, distinct de l'être-participe
ou des substantifs désignant la substance ou l'essentialité. Ces lignes
méritent d'être citées intégralement :
Vois donc si Platon n'a pas aussi l'air de quelqu'un qui laisse entendre un
enseignement caché: car l'Un qui est au-delà de l'Essence (oùcr(aç) et de l'Etant
(oVToç) n'est ni Etant, ni Essence, ni acte, mais plutôt il agit et il est lui-même
l'agir pur, en sorte qu'il est lui-même l'Etre (-rà ETvCll), celui qui est avant
l'Etant. C'est en participant à cet Etre, que le second Un reçoit de cet Etre un
être dérivé: c'est cela «participer à l'Etant>> 3. Ainsi l'être (-rà Eivat) est
double : le premier préexiste à l'Etant, le second est celui qui est produit par
l'Un-qui-est-au-delà 4 et qui est lui-même l':Ëtre, au sens absolu, et en quelque

' Cf. P. HADOT: Porphyre et Victorinus, t. II, p. g8, ligne 5 et sq.


• Cf. ibid., p. 104, ligne 23.
3 Cf. ibid., p. 106, ligne 29 : 1-!ET~XEIV ov-roç. On s'attendrait à lire, confor-
mément à la lettre du Parménide 142 b, 1-!ETÉXEIV oùcr(aç.
4 Je modifie ici la traduction donnée, ibid., p. 107; mon ancienne traduction
était en contradiction avec la note, p. 107, n. 3, dans laquelle je signalais que
l'expression 6 ÈTtÉKEIVCl était une sorte de nom propre de l'Un, par exemple
dans PoRPHYRE : Sent., 10, p. 3. 2-3. Mommert.
32 PIERRE HADOT

sorte l'Idée de l'Etant. C'est en participant à cet Etre-là qu'un autre Un a été
engendré auquel est accouplé l'être produit par le premier Un '·

On a donc le schéma suivant :


Le << est >> ou << être >> pur Le premier Un
L'Un qui << est >> Le second Un

Le <<est>> de l'Un qui <<est>> est dérivé de l'<< être>> pur. Ce dernier
est sans sujet ni attribut, il est absolu. Le <<est >>de l'Un qui<< est >>, au
contraire, est accouplé avec un sujet, avec le second Un qui reçoit
cet << est >> dérivé de l'<< être >> pur.
Il est intéressant de constater que chez Platon et chez son com-
mentateur le terme ousia désigne la troisième personne de l'indicatif
présent du verbe << être >>. Platon disait : si l'Un <<est>>, il participe
à l'ousia. Son commentateur renverse en quelque sorte la proposition :
si l'Un participe à l'ousia, c'est que le verbe <<est>> s'ajoute au sujet
<<Un>>. Mais Platon ne disait rien d'une ousia antérieure à ce sujet
<<Un>>. Notre commentateur, au contraire, imagine, pour fonder
l'attribution de <<est>> à <<Un >>, un <<est >> absolu et incoordonné.
Explicitons toute sa pensée: si Platon dit que l'Un participe à l'ousia,
c'est que le verbe <<est>> s'ajoute au sujet <<Un>> et si le verbe <<est>>
s'ajoute au sujet <<Un>>, c'est que ce verbe <<est >>, capable de s'accou-
pler à l'Un, est dérivé d'un<< est>> absolu, pur et incoordonné qui n'est
autre que le premier Un lui-même.
Deux précisions du commentateur peuvent retenir notre attention.
Tout d'abord l'être absolu est présenté comme <<agir>>. Ceci est
extrêmement important. Chez Platon, le verbe <<être>>, qu'il soit
simple copule ou affirmation d'existence 2 , n'impliquait pas l'idée d'un
agir. Chez notre commentateur, au contraire, <<être>>, c'est exercer
une activité d'être, bien plus, il semble bien que le sommet de l'agir
soit l'activité d'être, que l'agir le plus intense soit l'être. Et pourtant,
seconde précision, cet être, qui est l'agir le plus pur, est en même
temps, l'Idée de l'Etant. L'Etre est l'Idée de l'Etant, c'est-à-dire de
l'Un-qui-est, parce que, comme le montre le ~chéma que nous avons
présenté plus haut, il est la Forme transcendante qui fonde l'attribu-

1 Cf. P. HADOT: Porphyre et Victorinus, t. II, p. 104, ligne 22 et sq.: <<"Opa

bè f!~ Kat aivt<WOf!ÉVl)J EOIKEV 6 TIMTwv; on TO Ëv TO ÉTrÉKElva oùcr(aç Ka\


ovToç 8v ~tÈv oÙK Ëcrnv oùbè oùcr(a oùbè ÈvEp"'fEta, ÈvEpyEi bè f!âÀÀov Kat aùTo TO
ÈvEpyEiv Ka9ap6v, wcrTE Kat aùTo To Elvat To trpo Toù ovToç · où f!ETacrxov TO
< ~ >V aÀÀo ÈE aÙTOÙ ËXEl ÈKKÀIV6f!EVOV TO dvat, OtrEp ÈOTt f!ETÉXElV OVTOÇ.
"QcrTE btTTov To Eivw, To f!Èv npoütrapxEl Toù iiVToç, To bè 8 Ètra"'fETal ÈK Toù ovToç
TOÙ ÈtrÉKEIVa É:voç TOÙ dval OVTOÇ TO àtr6ÀUTOV Kat wcrtrEp ibéa TOÙ OVTOÇ, où
f!ETacrxov aÀÀO Tl Êv yéyovEv, If> crûZuyov TO àtr' aÙTOÙ Ètrl<pEp6f!EVOV Elval. »
• Cf. plus haut, p. 29, n. 3·
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 33

tion de <<est)) à<< Un)). Il y a là une affirmation que Plotin lui-même


n'eût pas admise'· Il en résulte en effet que le premier Un est l'Idée du
second Un. Plotin se refusait à concevoir le rapport du premier et
du second Un selon le modèle du rapport qui existe entre l'Idée et la
forme participée qui en dérive. Toutefois, bien qu'il ne le fasse pas
explicitement, notre commentateur aurait pu répondre à cette
objection que l'Idée de l'Etant ne peut être une Idée comme les
autres, car elle est antérieure à tout contenu intelligible, puisque
précisément la première Forme, le premier contenu intelligible ne
peut être que l'Etant lui-même, c'est-à-dire le second Un. L'Idée de
l'Etant n'est qu'un <<verbe)) pur, un agir pur. <<Idée)) signifie, dans
ce contexte, fondement ontologique.
On se demandera évidemment comment une doctrine aussi
nouvelle, aussi paradoxale, a pu apparaître ? Il se peut que cette
identification entre <<être)), <<agir)) et <<un)) ait été préparée par le
traité de Plotin<< Sur la liberté et la volonté de l'Un)). Dans ce traité •,
il est dit que l'Intellect, c'est-à-dire le second Un, est libre parce
qu'en lui coïncident l'être et l'agir. Cette coïncidence, qui va dans
le sens d'une conception de l'être lui-même comme agir pur, se
retrouve au niveau de l'Un: <<Puisque ce que l'on pourrait appeler sa
substance (un6crTa<nç) est identique à ce que l'on pourrait appeler
son activité (Èvéprew) -car elles ne sont pas différentes, puisqu'elles
ne le sont même pas dans l'Intellect -, il en résulte que son activité
n'est pas plus déterminée par son être que son être n'est déterminé
par son acte. )) 3 Bien plus, il y a une sorte d'antériorité idéale de
l'acte sur l'ousia: <<Il ne faut pas craindre de poser un acte premier
sans substance, mais il faut considérer alors qu'il est, en quelque
sorte, son propre sujet.)) 4 Et Plotin parle aussi de <<production
absolue)) (àn6ÀuTov T~v no(l']crtv) 5. Plotin aurait sans doute refusé
énergiquement de dire que l'Un est <<l'agir pur qui est l'être
pur )), mais il a lui-même inauguré une direction de pensée selon
laquelle l'être vient coïncider avec l'agir, de telle manière que l'agir
soit à lui-même son propre sujet 6.
On se demandera aussi comment il a été possible d'appeler Idée
cet agir pur qu'est l'Etre. Mais, dans une perspective néoplatoni-
cienne, cela peut se concevoir. Dans la proposition <<l'Etant (L'Un)

' Cf. PLoTIN: Enn., VI, 7. I7, 4r.


• PLOTIN : Enn., VI, 8, 4, 28.
3 PLOTIN: Enn., VI, 8, 7, 47·
4 PLOTIN : Enn., VI, 8, 20, 9·
5 PLOTIN : Enn., VI, 8, 20, 6.
6 Concernant le rôle joué par Plotin dans cette transformation des concep-
tions ontologiques, cf. P. AuBENQUE: Plotin et le dépassement de l'ontologie
grecque classique, dans le recueil Le Néoplatonisme, Paris, CNRS, 1971, p. ror-
rog.
34 PIERRE HADOT

est )), le verbe <<est )) définit à lui seul l'essence de l'Etant. Si l'on
prend le verbe <<est )) en lui-même, on a donc bien en quelque sorte
l'Idée de l'Etant, l'essence en soi à laquelle l'Etant participe. Mais
cette essence en soi ne peut, à ce niveau, être une essence intelligible,
elle n'est autre que le verbe<< être)) pris absolument, donc une activité
pure. Le sommet de l'abstraction c'est-à-dire de l'indétermination,
coïncide avec le sommet de l'activité. Indétermination, car l'Etre
n'indique ni sujet ni objet, tandis que l'Etant représente la première
détermination. Activité, car l'Etre est réduit à un agir pur, que ne
limite aucune formalité, ni du côté du sujet, ni du côté du prédicat.
Dans cette doctrine, il n'y a pas d'opposition entre l'essence
et l'existence, l'Etre pur n'est pas un exister pur 1 , l'Etant n'est pas
réduit à l'ordre de l'essence. L'opposition entre l'Etre et l'Etant se
situe dans l'ordre de la détermination: l'Etre est absolument indé-
terminé, donc agir absolu, l'Etant est la première détermination,
donc la première limitation de l'agir.
On comprend ainsi, dans une certaine mesure comment l'Un
absolu a pu être conçu comme Etre pur. L'Etre pur est en effet simpli-
cité absolue. Son concept, comme celui de l'Un, n'admet aucune dis-
tinction intérieure, aucun contenu distinct. D'où cette conséquence
capitale: identifié au premier Un du Parménide, l'être va devenir
inconnaissable. Alors que l'Etant était traditionnellement l'objet
propre de l'intellect 2, l'Etre échappe par sa simplicité absolue aux
prises de l'Intellect. Il y a là d'ailleurs une évolution compréhen-
sible. Aristote avait déjà dit que le verbe <<être)) n'a pas de contenu
intelligible 3. De même Dexippe 4, commentateur des Catégories
d'Aristote, affirme bien que le mot<< est)) n'ajoute rien au contenu des
notions auxquelles on l'attribue, sinon l'idée de leur existence.
A plus forte raison, donc, cette notion d'être devait se vider de
tout contenu intelligible, si on la portait au niveau suprême de
l'origine radicale, au niveau de l'indétermination absolue. C'est ainsi
que nous voyons apparaître une théologie négative de l'être.
Nous avons donc situé historiquement l'apparition de cette
théologie négative de l'être, liée à une conception de l'être comme
pure activité. Elle suppose tout d'abord la formrlation employée par
Platon au début de la seconde hypothèse du Parménide, ensuite

1 Sur ce point, je dois corriger mes affirmations de 1961, dans ma commu-

nication : <<La distinction de l'être et de l'étant dans le De hebdomadibus de


Boèce>), au Congrès de Cologne, publiée dans Miscellanea Mediaevalia, t. II,
1963, p. 147-153·
> G. HuBER, dans son ouvrage capital: Das Sein und das Absolute, Bâle,
1955, a bien montré toute la signification historique de cette apparition d'une
théologie négative de l'Etre, tout spécialement chez Augustin.
3 ARISTOTE : De interpret., 16 b 22 sq.
4 DEXIPPE: In Categ., p. 35, 16-22, Busse.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 35

l'exégèse plotinienne du Parménide, enfin les hésitations d'un commen-


tateur néoplatonicien du Parménide cherchant à expliquer pourquoi
Platon avait dit que le second Un participait à l'ousia.
La distinction, ainsi conquise, entre l'être-infinitif et l'être-par-
ticipe trouvera peu d'écho dans le néoplatonisme postérieur, c'est-
à-dire chez Proclus et chez Damascius. On ne la retrouve d'une
manière indiscutable que chez Marius Victorinus, théologien chrétien
du IVe siècle, et chez Boèce. Pour Marius Victorinus, le premier Un,
le << Père )) de la théologie chrétienne, est agir pur et être pur (esse
purum), non déterminé et non participé, donc inconnaissable 1 •
Le second Un, le << Fils )) de la théologie chrétienne, est l'Etant, la
première essence, qui reçoit l'être du Père z. Quant à Boèce, comme
j'ai essayé de le montrer ailleurs 3, il paraît bien que l'opposition
qu'il introduit dans le De hebdomadibus, entre l'esse et le quod est,
corresponde exactement à l'opposition entre l'être et l'étant dont
nous venons de parler. L'ouvrage de Boèce a été lu et abondamment
commenté au Moyen Age. Grâce à lui, la distinction entre l'être et
l'étant, interprétée d'ailleurs de très diverses manières 4, a fait son
entrée définitive dans la pensée philosophique occidentale.
A vrai dire, le néoplatonisme postérieur, représenté avant tout
par Proclus et Damascius, a connu une distinction ontologique
assez proche de celle dont nous avons parlé, mais sous la forme d'une
opposition entre i\napE1ç et oùcrla. Cette opposition provient très
probablement de la même source que la distinction entre l'être et
l'étant. On la trouve en effet, d'une manière encore obscure, esquissée
dans ce même commentaire du Parménide dont nous avons parlé 5.
Surtout on la trouve très clairement formulée par Victorinus, qui
donne les définitions suivantes d' exsistentia et de substantia (exsis-
tentia correspondant à i\napE1ç et substantia à oùcrla) :
L'existence diffère de la substance, puisque l'existence est l'être en soi,
l'être sans addition, l'être qui n'est ni en un autre ni sujet d'un autre, mais
l'être en soi, un et seul, tandis que la substance n'a pas que l'être sans addition,
mais elle a aussi l'être-quelque chose de qualifié. Car elle est sous-jacente aux
qualités placées en elle et c'est pourquoi on l'appelle sujet 6.
1 MARIUS VICTORINUS : Adv. Ar., IV, rg, IO : <<Esse primum ita inpartici-

patum est, ut nec unum dici possit, nec solum ... infinitum, interminatum. >)
• MARIUS VrcTORINUS: Ad Gand., 14, 22 sq.
3 Cf. l'article cité p: 34, n. r, et mon article: <<Forma essendi. Interprétation
philologique et interprétation philosophique d'une formule de Boèce >), dans
Les Etudes classiques, t. 38, 1970, p. 143-156.
4 Cf. mon article <<Forma essendi >), p. 143-148.
5 Cf. P. HADOT: Porphyre et Victorinus, t. II, p. rro, ligne 15 sq.
6 MARIUS VICTORINUS : Candidi Epist., I, 2, r8 : «Multo autem magis
exsistentia a substantia differt, quoniam exsistentia ipsum esse est et solum esse
et non in alio esse aut subiectum alterius, sed unum et solum ipsum esse, subs-
tantia autem non esse solum habet, sed et quale aliquid esse. Subiacet enim in se
positis qualitatibus et idcirco dicitur subiectum. >)
PIERRE HADOT

Les philosophes définissent l'existence et l'existentialité comme le fonde-


ment initial préexistant à la chose, sans ses accidents, en sorte que n'existent
d'abord, purement et seulement, que les seules réalités qui constituent son être
pur, sans addition, en tant qu'elles sont appelées ensuite à subsister; ils définis-
sent la substance comme le sujet pris avec tous les accidents qui sont insépara-
blement inhérents à la substance'·

Si l'on compare l'opposition entre ilrrapEtç et oùo(a, avec l'oppo-


sition entre l'être et l'étant précédemment évoquée, il apparaît que
l'opposition entre ilrrapEtç et oùa(a reproduit, en quelque sorte,
à tous les degrés de la réalité, l'opposition entre l'être et l'étant qui se
situait au sommet et à l'origine des choses. L'Etre pur et absolu,
sans sujet et sans attribut, est le fondement transcendant de l'Etant,
au niveau duquel s'opère la première composition entre le sujet et
l'être. D'une manière analogue, en chaque chose, il existe tout d'abord
un << fondement initial préexistant à la chose >>, fondement qui est
<<être pur>>, <<qui n'est ni en un autre ni sujet d'un autre>>, qui n'est
qu'être pur, sans addition. Lorsque cet être pur et préexistant est
concrétisé et déterminé par les qualités et les accidents inséparables,
la chose est constituée en sa substance, il y a composition entre le
sujet et l'être. Cette opposition rappelle évidemment l'opposition
aristotélicienne entre l'être idéal de la chose et la chose elle-même 2.
Mais les notions aristotéliciennes sont ici profondément transformées.
L'être idéal de la chose devient un moment de l'autoposition par
laquelle la réalité, à partir de l'être pur, se concrétise, se qualifie et se
substantifie. Chez Victorinus, comme plus tard chez Damascius,
ce processus d'autoposition est sortie de soi dans le mouvement de la
vie et retour à soi dans le mouvement de l'intelligence. Sans entrer
dans la description de ce processus, qui nous emmènerait trop loin
hors de notre sujet, signalons le parallélisme étroit qui existe entre
les textes de Victorinus et ceux de Damascius, lorsqu'il s'agit de
formuler l'opposition entre hyparxis et ousia. Damascius écrit notam-
ment:

L'hyparxis se distingue de l'ousia, comme l'être pris isolément en lui-même


se distingue de l'être considéré en composition avec d'auttes choses ... L' hyparxis ...
représente le premier principe de chaque réalité; c'est pour ainsi dire une sorte
de fondement, de substructure placée à la base de la construction en son entier
et en toutes ses parties ... L' hyparxis est la simplicité antérieure à toutes choses,

' MARIUS VrcTORINUS: Adv. Ar., I, 30, 20: <<Et dant differentiam exsisten-
tiae et substantiae; exsistentiam quidem et exsistentialitatem praeexsistentem
subsistentiam sine accidentibus, puris et salis ipsis quae sunt in eo quod est
solum esse quod subsistent, substantiam autem subiectum cum his omnibus
quae sunt accidentia in ipsa inseparabiliter exsistentibus. >>
• ARISTOTE: Metaphys., VIII, J, 1043 b 2. Cf. P. HADOT: Porphyre et
Victorinus, t. I, p. 359 et 490.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 37

à laquelle vient se surajouter toute composition. Elle est l'Un même qui pré-
existe au-delà de toutes choses ; il est cause de toute ousia, sans être lui-même
ousia '·

En traduisant Victorinus, nous avions décalqué sur le mot


exsistentia, le mot français <<existence)). En fait cette traduction
ne va pas sans difficulté ; elle cache le problème que pose la définition
du sens exact du mot hyparxis. Damascius, dans le texte que nous
venons de citer, joue sur l'étymologie hyp-archein, en définissant
l'hyparxis comme «commencement)) ou <<principe)) placé <<sous))
la construction. Le meilleur équivalent français serait en effet le
mot <<préexistence l>, qui aurait le mérite de suggérer que l'hyparxis
est l'être antérieur à la chose-qui-est. On aura certainement remarqué
que Damascius, dans ce texte, identifie l'hyparxis à l'être pur et à
l'Un. Cela nous ramène aux concepts rencontrés à propos de la dis-
tinction de l'être et de l'étant. Mais cette identification entre hyparxis
e~ Un ne doit pas nous égarer. Dans le système complexe de Damas-
dus, l'Un dont il est ici question ne se situe pas à l'origine absolue
des choses, mais au plan de l'intelligible et il a son analogue à chaque
plan de la réalité z. En tenant compte de cette correction, nous
pouvons néanmoins retenir de ce texte, que Damascius conçoit
l'hyparxis comme l'être pur, préexistant à la concrétisation de la
substance.
L'opposition entre hyparxis et ousia se trouve également chez
Proclus, mais sans être jamais définie explicitement. Hyparxis est
très souvent employé pour désigner des réalités transcendantes et le
caractère transcendant de ces réalités. Il en est ainsi dans la propo-
sition 23 des Eléments de Théologie : <<Tout imparticipé produit à
partir de lui-même les réalités participées et toutes les substances
participées sont référables à des hyparxeis imparticipées. l> 3 Ces
hyparxeis ne sont autres que ce que Proclus appelle les hénades,
ainsi que certains textes de Proclus le laissent entendre.4 Ces hénades
sont des sortes de modalisations de l'Un premier, antérieures à
toute détermination ontologique. On en reste donc toujours à la

' DAMASC1US: Dub. et Sol., 120-121, t. I, p. 312, II, Ruelle : << TaÛTlJ
&pa btofaet Tflç oùafaç ~ lhrapElç, fj TO etvat 116vov KaS' auTo Toû &11a
TOÏÇ aÀÀOIÇ opWJ.!Évou ... ~ lhrapEtç, WÇ bi']ÀOÎ TO OVOJla, T~V rrpWTI']V àpx~v lli']ÀOÏ
Tflç urroaTaaewç ÉKaOTI']ç, o\6v Ttva SeJ.!ÉÀtov ~ oiov Ëbacpoç rrpoürroTt8Éf..levov
TfjÇ ÔÀI']Ç Kat TflÇ rraOI']Ç E'ITOIKObOJl~OEWÇ ... aÔTI'] bÉ EOTIV ~ rrpo TraVTWV arrÀ6TI']Ç 1
t) rràaa rrpoarfrveTat aûveeatç · aÔTI'] bÉ €aTtv aùTo b~rrou TO rravTwv ÉrrÉKetva
rrpoÜTrOKElJlEVOV Ëv, orrep aÏTtov JlEV rraOY]Ç oùa(aç, oÜrrw b€ oùafa. >l
• Cf. P. HADOT: Porphyre et Victorinus, t. I, p. 269.
3 Cf. E. R. DoDDS : Proclus' Elements of Theology, 2e éd., Oxford, 1963,
p. 26.
4 PROCLUS: Plat. Theo/., III, 21, p. 163, 36, Portus.
PIERRE HADOT

représentation d'une simplicité transcendante qui fonde la multi-


plicité inhérente à toute concrétisation. Cette opposition entre
hyparxis transcendante et ousia concrétisée se retrouve au niveau
de chaque âme : << Il nous faut éveiller cette hyparxis suprême de
l'âme, selon laquelle nous sommes Un. 1 )) L'hyparxis correspond ici
à la partie transcendante de l'âme, qui demeure toujours dans le
monde intelligible. C'est l'être idéal de l'âme, source transcendante et
préexistante, à partir de laquelle la réalité concrète et complexe de
l'âme se déploie. Ce sommet de l'âme, cette <<fleur)) de l'intellect 2,
sera, pour les mystiques du Moyen Age, le lieu de l'union mystique.
L'opposition entre hyparxis et ousia correspond donc, en partie,
à l'opposition entre l'être pur et l'étant. De part et d'autre, on
retrouve une structure analogue: la composition sujet-prédicat,
qui caractérise l'étant et l' ousia, se fonde dans la simplicité trans-
cendante de l'être pur. Mais, dans l'opposition hyparxis-ousia, la
notion d'être comme activité pure reste dans l'ombre. C'est surtout
le caractère idéal et transcendant de l'hyparxis qui est mis en valeur.
Dynamisme et activité se manifestent plutôt dans le passage de
l'hyparxis à l'ousia, passage qui est conçu comme un mouvement
d'autoposition.
Si nous revenons maintenant à cette double problématique de
l'étant, de l'être-participe, dont parlait Jean Beaufret dans le texte
cité au début de cette étude, nous pourrons faire les remarques
suivantes. S'il est vrai que la philosophie grecque, dans son ensemble,
s'est consacrée à la recherche du suprême Etant, il n'en est pas moins
vrai que le néoplatonisme s'est efforcé de dépasser cette quête du
suprême Etant, en décelant dans l'Etant une composition interne
qui lui interdisait d'être la simplicité première 3. Le commentateur
néoplatonicien du Parménide qui, nous l'avons vu, distingue entre
l'être et l'étant, est allé jusqu'à concevoir cette simplicité première
comme une pure activité d'être, sans sujet. Indiscutablement, il a
reconnu pour elle-même cette << qualité en vertu de quoi tous les
Etants, y compris le suprême Etant, peuvent être tenus pour étants)>4.
Il y a là un moment historique capital : découvrant pour elle-même
la pure activité d'être, la philosophie était sur le point de s'engager
dans des voies nouvelles. Mais presque aussitôt cette activité d'être,
sans sujet, a été hypostasiée, elle a été conçue comme une Idée 5 et

1 PROCLUS: In Plat. Alcib., p. 1 q, \Vesterink.

• Sur ce thème chez Proclus, cf. J. M. RisT : M ysticism and Transcendence in


Later Neoplatonism, dans Hermes, t. 92, 1964, p. 213-226, qui en montre tout
l'arrière-plan ontologique.
3 Cf. la communication de P. Aubenque, citée plus haut, p. 33, n. 6.
4 Cf. le texte de J. Beaufret, cité p. 66.
5 Cf. le texte cité p. 32, n. 1.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 39
finalement, obscurément, comme un Etant sui generis. Quoiqu'il en
soit, le néoplatonisme a marqué d'une manière définitive la problé-
matique de la philosophie. D'une part, l'être pur a été présenté par
certains néoplatoniciens comme un agir antérieur à tout contenu
intelligible, en quelque sorte un mouvement pur, d'autre part cet
être pur a été présenté dans le néoplatonisme comme la préexistence
idéale qui fonde la réalité concrète. L'être est-il idée ou mouvement?
Faut-il concevoir l'idéalité comme un agir ou au contraire réduire
l'agir pur à la simplicité immobile de l'idéalité ? C'est à cette problé-
matique que s'efforceront de répondre les philosophies modernes,
notamment celles de Hegel et de Bergson.
PIERRE HADOT.

PUBLICATIONS DE PIERRE HADOT

I. Livres
MARIUS VICTORINUS : Traités théologiques sur la Trinité, texte établi par Paul
Henry, introduction, traduction et notes par P. Hadot, Paris (Sources chré-
tiennes 68-69), 1960, rr6o p.
Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Plon, 1963, 190 p.
MARIUS VrcTORINUS : Christlicher Platonismus, Die theologische Schriften des
Marius Victorinus, übersetzt von Pierre Hadot und Ursula Brenke, einge-
leitet und erHiutert von Pierre Hadot, Zürich-Stuttgart (Artemis Verlag),
196], 464 p.
Porphyre et Victorinus, I-II, Paris (Les études augustiniennes), 1968, 677 p.
Marius Victorinus: Recherches sur sa vie et ses œuvres, Paris (Les études
augustiniennes), 1971, 424 p.
Marii Victorini Opera, pars I, Opera theologica recensuerunt Paulus Henry et
Petrus Hadot, Wien (CSEL, t. LXXXIII), 1971.

II. Articles d'encyclopédies


Platina, dans I Protagonisti, vol. 3, Compagnia Edizioni Internazionali, Milano,
1969, p. z8r-3o8.
Fürstenspiegel, dans Reallexikon für Antike und Christentum, p. 555-632.
La filosofia elenistica e cristiana dal sec. IV al sec. VI compreso, dans Storia uni-
versale della Fitosofia, Milano, Vallardi (sous presse).
Casus, causa sui, conversio, dans Historisches Wiirterbuch der Philosophie, Basel-
Stuttgart, 1971.
Conversion, gnosticisme, littérature latine chrétienne, origénisme, patristique,
théologie négative, dans Encyctopaedia Universalis.
PIERRE HADOT

III. Articles de revues


a) Histoire de la philosophie moderne et contemporaine
Epistrophe et M etanoia dans l'histoire de la philosophie, dans A etes du X I• Congrès
international de philosophie, Bruxelles, 1953, XIII, p. 31-36.
Hérésie et philosophie, dans Anais, Congrès international de philosophie de Sao
Paulo (aoftt 1954), 1956, t. I, p. 163-168.
La philosophie comme hérésie trinitaire, dans Revue d'histoire et de philosophie
religieuse, 37, 1957, p. 236-251.
Heidegger et Plotin, dans Critique, t. 145, 1959, p. 539-556.
Wittgenstein, philosophe du langage, I-II, dans Critique, t. 149-150, 1959,
p. 866-881 et 972-983.
Réflexions sur les limites du langage à propos du << Tractatus logico-philosophicus 1>
de Wittgenstein, dans Revue de métaphysique et de morale, t. 63, 1959, p. 469-
484.
jeux de langage et philosophie dans Revue de métaphysique et de mora.le, t. 64,
1960, p. 330-343.
L'apport du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident, dans Eranos
]ahrbuch, t. 37. 1968, p. 91-132.
L'homme <<plante céleste 1>, dans Actes du XI• Congrès des sociétés de philosophie
de langue française, Montpellier, 1961, p. 79-83.
Philosophie, exégèse et contre-sens, dans Akten des XIV. Internationalen Kon-
gresses für Philosophie, Wien, 2-9 sept. 1968, t. I, p. 333-339.

b) Histoire de la philosophie ancienne


~ Typus 1>. Stoïcisme et monarchianisme au IV• siècle, dans Recherches de théologie
ancienne et médiévale, t. 18, 1951, p. 177-187.
Marius Victorinus et Alcuin, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du
Moyen Age, t. 21, 1954, p. 5-19.
~ Cancellatus respectus 1>. L'usage du chiasme en logique, dans Archivum latinitatis
medii aevi, t. 24, 1954. p. 277-282.
<<De lectis non lecta conponere 1> (!V/arius Victorinus, Adv. Ar. II, 7). Raisonne-
ment théologique et raisonnement juridique, dans Studia Patristica, t. I,
Berlin, 1957, p. 209-220.
Platon et Plotin dans trois sermons de saint Ambroise, dans Revue des Etudes
latines, t. 34, 1956, p. 202-220.
L'entretien d'Origène avec Héraclide et le commentaire de saint Ambroise sur
l'évangile de saint Luc, dans Vigiliae christianae, t. 13, 1959, p. 204-234 (en
collaboration avec H.-Ch. Puech).
Un fragment du commentaire perdu de Boèce sur les Catégories d'Aristote
dans le Codex Bernensis 363, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Age, t. 26, 1959, p. II-27.
Les hymnes de Victorinus et les hymnes << Adesto 1> et<< Miserere 1> d'Alcuin, dans
Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, t. 27, 1960, p. 7-16.
Etre, vie et pensée chez Plotin et avant Plotin, dans Entretiens sur l'Antiquité clas-
sique, t. V, Fondation Hardt, Vandœuvres-Genève, 1960, p. 107-157.
L'ÊTRE ET L'ÉTANT DANS LE NÉOPLATONISME 4I
Citations de Porphyre chez saint Augustin, dans Revue des études augustiniennes,
t. 6, 1960, p. 205-244.
Fragments d'un commentaire de Porphyre sur le Parménide, dans Revue des études
grecques, t. 74, 1961, p. 410-438.
L'image de la trinité dans l'âme chez Viclorinus et chez saint Augustin, dans
Studia patristica, t. VI, Berlin, 1962, p. 409-442.
La distinction de l'être el de l'étant dans le <<De hebdomadibus >> de Boèce, dans
Miscellanea Mediaevalia, t. II, Berlin, 1963, p. 147-153·
La métaphysique de Porphyre, dans Entretiens sur l'Antiquité classique, t. XII,
Vandœuvres-Genève, 1966, p. 127-163.
La notion de<< cas>> chez les Stoïciens, dans Actes du XIII• Congrès des sociétés de
philosophie de langue française, Genève, 1966, p. ro9-II2.
Numerus inteltigibilis infinite crescit. La notion de nombre infini dans la lettre III
de saint Augustin, dans Divinilas, t. II, 1967, p. r8r-r92.
Patristique latine, dans Problèmes et méthodes d'histoire des religions, Ecole pra-
tique des Hautes Etudes, 5" Section, Paris, 1968, p. 2rr-2r9.
Zur Vorgeschichte des BegriOs « Existenz >>. YTIAPXEIN bei den Stoikern, dans
Archiv für BegriOsgeschichte, t. 13, 1969, p. II5-127.
<<Forma essendi >>. Interprétation philologique et interprétation philosophique d'une
formule de Boèce, dans Les études classiques, t. 38, 1970, p. 143-156.
Introduction au recueil Le Néoplatonisme, Colloques internationaux du CNRS,
Editions du Centre national de la recherche scientifique, Paris, 1971, p. r-3.
L'harmonie des philosophies de Plotin et d'Aristote selon Porphyre dans le com-
mentaire de Dexippe sur les Catégories, dans Plotino e il neoplatonismo in
oriente e in occidente, Roma (Accademia dei Lincei), 1972 (sous presse).
La fin du paganisme, dans Histoire des religions, t. II (Encyclopédie de la
Pléiade), Paris, 1972 (sous presse).
LA DOCTRINE DE L'ÂME
DANS LE NÉOPLATONISME
DE PLOTIN A PROCLUS

A r. Si un ordinateur électronique nous indiquait avec précision


le thème qui, chez les néoplatoniciens, occupe le plus grand nombre
de pages et de mots, il nous signalerait un terme qui lui est peu
familier sans doute: l'âme. Cette comparaison quantitative nous
ferait connaître l'ampleur considérable de la discussion relative à
l'âme, à la \IJUX~. avant et après Plotin.
II est vrai que, dans la théorie platonicienne, l'âme ne joue jamais
le rôle principal. Les mots << Etre >>, <<Essence >>, << Intelligence >>, dési-
gnent le point culminant de tous les systèmes platoniciens et, depuis
Plotin, on se demande en outre s'il y a un X, une divinité u1TEpoucrwç,
un hyperétant au-delà de l'Etre et de l'Intelligence. Dans ces hauteurs
de la métaphysique, au-dessus du cosmos et du monde sensible, il n'y
a pas lieu de faire appel à l'âme. Du reste, nous ne connaissons aucun
philosophe qui ait tenté d'attribuer à l'âme des fonctions qui s'éten-
draient au-delà du monde ; une telle tentative eût été hérétique. On
a reproché à Plutarque d'être tombé dans cette erreur: selon cer-
tains critiques sévères, il aurait commis une confusion dans ce
domaine. Nous n'oserons pas trancher ce débat, mais nous pouvons
remarquer que la limite que l'âme ne surpassera jamais a été bien
fixée: l'âme n'a rien à faire avec l'hypostase qui est au-dessus d'elle.
Dans son traité contre les gnostiques, Plotin a souligné à plusieurs
reprises le fait que les hypostases ne se mêlent pas et ne se recouvrent
pas. Telle est l'unique limite que l'on puisse indiquer: l'Ame, deuxième
hypostase après l'Un et I'Etre 1 , ne peut nullement fOe confondre avec

' On a pris l'habitude de parler des trois hypostases néoplatoniciennes :


l'Un, l'Etre et l'Ame. Mais cette terminologie méconnaît le fait essentiel; l'Un
se réalise intégralement d'abord dans l'Etre, ensuite, à travers l'Etre, dans
l'Ame. Porphyre (Sent. 33) use de la terminologie correcte quand il signale les
deux hypostases parfaites dans lesquelles l'Un se reproduit totalement, tandis
qu'au-dessous de l'Ame, et à travers elle, il existe, pour un temps seulement,
un nombre infini d'hypostases incomplètes. L'Un se manifeste dans chaque
unité, par exemple dans le mot, le nombre, la ligne, l'individu. Mais ces mani-
festations imparfaites- U1T0<1Tfl<1Etç àTEÀEîç- ne font qu'exister; elles ne sont
pas. Il est vrai qu'il y a trois degrés au-delà du monde ; mais il n'y a que deux
hypostases, l'Un étant au-delà de la réalisation.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 43

eux. Mais, sous les autres rapports, il faut dire - et on l'a souvent
dit - que l'âme est tout. Cette affirmation peut paraître étonnante.
Un platonicien en donnerait tout de suite une explication qui ne nous
étonnerait pas moins. Il dirait qu'au-dessous de l'âme, il n'y a rien:
il n'y a que la matière sans formes ni qualités, car la matière ne com-
mence à être qu'en recevant la forme et la qualité, ce qui n'est possible
que par l'âme. L'âme est donc la raison et la cause de l'existence de
tout ce qui est. Bien plus: c'est l'âme qui existe dans l'être particulier
dont elle a produit l'existence.
2. Voilà qui est sans doute obscur, mais j'use, comme je l'ai dit,
du langage des platoniciens. Le platonisme était un système clos, et
de tels systèmes produisent presque toujours un langage qui n'est
clair et compréhensible que pour les initiés. Pour ceux qui ne la par-
tagent pas, une doctrine devient vite un ésotérisme auquel ils n'ont
pas accès : on pourrait en citer des exemples très modernes. En tout
cas, les platoniciens ont élevé autour d'eux, sans le vouloir, une bar-
rière de langage assez haute.
Pour faire comprendre la systématisation que le platonisme a
apportée au problème de l'âme 1 , je choisis d'employer la méthode
historique, car le système platonicien ne s'explique plus par lui-
même. Les adversaires de la méthode historique devraient au moins
en accepter la défense suivante, la plus modeste qui soit : en retraçant
la genèse et les étapes historiques d'un système devenu trop compli-
qué, on arrive aisément à le débrouiller, à le démêler et finalement à
le comprendre. Un peu d'histoire sera donc utile pour démolir cette
barrière du langage, qui, autrement, demeurerait insurmontable.
Les penseurs de la Grèce primitive admettaient que c'est l'âme
qui est la cause de la vie. On avait la certitude qu'un mourant rend
son âme- sa ljJUX~ -avec son dernier souffle. Les peintres, en parti-
culier ceux des vases attiques, représentaient une toute petite figure,
un ei'bwÀov, qui abandonnait le mourant par la bouche. Cette concep-
tion présente une grande ressemblance avec les thèses fondamentales
de la psychologie moderne selon laquelle 1) l'âme est en principe
individuelle, 2) l'âme est la somme des fonctions biologiques.
La première thèse -l'individualité de l'âme - Platon l'altérera
de façon profonde. La deuxième n'a pas, chez les penseurs primitifs,
le même sens que pour nous. Qu'est-ce en effet que la vie ? Pour la

' A l'époque du moyen platonisme déjà, c'est-à-dire du I•r au III• siècle,


on s'est efforcé d'une manière remarquable d'aboutir à cette systématisation.
La solution proposée par Plutarque de Chéronée a été longtemps l'objet des
discussions. Mais comme dans plusieurs autres domaines, ce furent Plotin et
Porphyre qui trouvèrent les formules longtemps recherchées. Le problème de
savoir quelle est la fonction de l'âme dans l'univers avait préoccupé tous les
platonisants avant leur époque.
44 HEINRICH DÔRRIE

médecine moderne, la vie est définie par les processus biologiques


observables dans les plantes, dans les animaux et chez l'homme.
Mais cette définition biologique ne correspond pas à la façon dont on
se représentait la vie dans l'antiquité. La définition des anciens était
beaucoup plus simple : on attribuait la qualité de vivant à tout être
capable d'effectuer des mouvements spontanés.
On admettait donc une opposition rigoureuse entre les mouve-
ments provoqués de façon mécanique et les mouvements spontanés.
Seuls les €1-1'1'uxa possédaient la spontanéité. Il fallait donc poser
l'existence d'une puissance motrice universelle 1 qui déclenche les
mouvements spontanés, et chercher l'àpx~ Ktv~oewç, c'est-à-dire la
puissance ou la force capable de se mettre soi-même en mouvement :
-ro au-ro KtvoOv. Cela permet de mieux comprendre le passage fonda-
mental du Phèdre (245 C) sur l'être qui se meut lui-même. C'est
pourquoi on n'attribuait aux plantes ni vie ni âme: on ne reconnais-
sait pas les signes de la vie dans la croissance des végétaux, dans les
fleurs et les fruits. C'est la biologie moderne qui a découvert que la
cellule vivante est la base de toute vie organique. Les anciens étaient
loin de savoir cela. Mais, en conformité avec leur définition de la vie,
ils admettaient une autre catégorie d'êtres vivants: les astres, dont
le mouvement régulier, harmonieux et spontané n'est pas provoqué
ou déclenché par une cause extérieure. Nous venons de franchir une
première étape en reconnaissant que l'âme- ou les âmes- se réa-
lisent à divers niveaux, au niveau terrestre et au niveau céleste.

3· Deuxième étape : il y a une parenté entre toutes les âmes,


pourvu que le Logos les remplisse. Qu'est-ce que le Logos ? Ce
n'est pas seulement la raison au sens théorique, c'est en même temps le
pouvoir actif de répandre le Logos, de rationaliser ce qui n'est pas
encore raisonnable. Bergson a parlé d'élan vital; on pourrait tra-
duire le mot Logos par élan rationnel. Le Logos n'est pas quelque
chose qu'on possède, c'est quelque chose qu'il faut réaliser. On
observe ici une relation étroite entre le platonisme et le stoïcisme :
malgré les différences qui séparent les deux systèmes, leurs adeptes
s'accordaient pour affirmer que le Logos était' un principe actif,
positif et créateur.

1 On n'a jamais admis une pluralité de puissances motrices; c'est un fait


qui n'a pas été suffisamment étudié. Le polythéisme, qui finit par attribuer à
chaque divinité une puissance propre, n'a pas influencé les recherches sur la
cause du mouvement. Il est vrai qu'on admet d'ordinaire une pluralité de
démons, ce qui constitue un reflet remarquable du polythéisme ; mais on ima-
gine toujours une cause unique du mouvement, racine commune de tous les
-mouvements, exerçant un pouvoir général et absolu.
L'ÂME DANS LE NÉO PLATONISME 45
4· C'est Platon qui a mis en évidence la thèse que toutes les âmes
raisonnables ou logiques (l.. ortKal ljJuxal) sont apparentées et semblables.
Il en a donné deux preuves bien différentes. La première est d'ordre
épistémologique : sur le plan des mathématiques, l'individualité dis-
paraît; chacun doit reconnaître que les règles de l'arithmétique et de
la géométrie sont vraies et immuables ; tous les hommes y accèdent
de la même façon. Même un esclave qui ignore les lettres et les mathé-
matiques, comprend, explique et démontre le théorème de Pythagore,
comme l'expérience dont Platon fait état dans le Ménon le fait voir.
Platon en conclut que les mathématiques, et avec elles tous les
autres objets qu'on peut appréhender par le Logos, existent non pas
dans l'imagination individuelle de celui qui les comprend, mais au-delà
de l'individualité. Leur existence est telle que chaque âme indivi-
duelle peut en participer, et plus elle en participe, plus elle augmente
sa puissance logique. Le Logos est actif et chaque âme qui en parti-
cipe devient semblable à lui : 6~-totoü-rm. On parle beaucoup aujour-
d'hui de la participation. Voilà la solution proposée par Platon.
5. Platon exige donc que chacun réalise la parenté innée qu'il
possède avec le Logos. D'un autre côté, Platon montre, dans le
Timée x, comment et par quelle voie le Logos descend dans le monde
sensible: c'est la preuve physique. Le Démiurge, le Créateur, a crééz
l'âme de l'univers. Par cet acte 3, il réalise son intention dans le
monde, et en même temps, on peut le dire, il se réalise lui-même dans
le monde. Le créateur étant bon, son intention, son -rÉÀoç est de
réaliser dans ce monde le bien, l'harmonie, la vertu. Mais ne pouvant
créer que des êtres éternels comme lui-même, il confie à des dieux
subalternes la tâche de créer des êtres dont la durée de vie soit limitée.
Ces dieux, fils du Démiurge, créent donc les hommes, êtres mortels,
et implantent en chacun d'eux une particule de l'Ame universelle.
En mourant, l'homme rendra son âme à l'Ame universelle. Cette
double création doit être considérée évidemment comme une méta-
phore grandiose et on a eu raison de classer le récit du Timée parmi

1 Cf. 27 C - 34 A. Ce passage deviendra le noyau du platonisme.

• Xénocrate déjà n'admettait pas que la création ait eu lieu dans le temps ;
selon lui, Platon aurait présenté la création comme un processus historique
pour des raisons didactiques. Cette opinion était partagée par la plupart des
platonisants. Seul Aristote la ridiculisait et demandait qu'on prît le Timée au
sens littéral. Cette interprétation prévalut pendant la première phase du moyen
platonisme ; elle fut partagée par Cicéron et par Philon d'Alexandrie. Plus
tard, la majorité des platonisants se prononça en faveur de la thèse opposée, et
il n'y eut plus que Plutarque de Chéronée et certains Pères de l'Eglise, comme
Eusèbe, pour soutenir la thèse de la création temporelle.
3 Etait-ce vraiment un <<acte >> ? Les platoniciens de l'époque précédente
auraient préféré remplacer ce mot par celui d'<• énergie>>. Voir la note précé-
dente. ~
HEINRICH DORRIE

les mythes. Mais ce mythe permet d'interpréter de façon precise


l'opinion de Platon: en principe, l'âme n'est ni individuelle ni ter-
restre. Nous avons tort de ne la concevoir qu'à travers ses manifesta-
tions dans le monde sensible. Son vrai caractère, son essence véri-
table, se révèle seulement quand elle abandonne le corps qu'elle a
vivifié.
6. Nous venons de constater que l'âme se réalise sur deux plans.
Le plan terrestre, c'est le séjour de l'âme dans le corps, la réalisation
individuelle et particulière. Mais quand l'âme rejoint son point de
départ, l'Ame du monde, elle se réalise au plan céleste, dans l'universa-
lité. Bref, la doctrine de Platon prépare déjà la thèse de la double
existence de l'âme, ou mieux de son double séjour, ce que Jamblique
appellera plus tard la bmÀfi KaTéu1Taotç. C'est une expression précise,
peut-être empruntée au théâtre : le régisseur assigne à chaque membre
du chœur la place où il jouera son rôle. L'homme en tant qu'individu
n'a qu'une seule place pour exercer son activité ; l'âme en a deux.
B I. Cela dit, la barrière élevée par le langage platonicien semble
déjà moins infranchissable et les paroles un peu choquantes de tout
à l'heure prennent un sens. En effet, l'âme universelle contient tout
l'univers en soi: la matière ne se réalisant jamais par elle-même,
c'est l'âme qui réalise tout en conférant sens, ordre et harmonie à la
création. On comprend ainsi qu'au-dessous de l'âme il n'est rien,
puisque, selon les platoniciens, la matière n'est jamais quelque chose
et qu'au-dessous de l'âme il n'y a pas d'autre plan de réalisation.
La théorie platonicienne conduit nécessairement à reconnaître que
seule l'âme est capable de se réaliser. Elle seule est active ; elle seule
est source de mouvement, 'lHJ'f~ Ktv~crewç. On ne saurait imaginer un
autre principe, au-dessous de l'âme, qui soit capable d'une quel-
conque réalisation. Aux deux axiomes que nous venons de formuler,
il faut donc ajouter une précision supplémentaire: pour exercer ses
activités, l'âme peut bien occuper deux places (btnÀfi KaTacrTacrtç), mais
il est impossible qu'il y ait pour elle d'autres places et d'autres genres
d'activité. Je propose d'appeler cette loi le dogme de l'exclusion; il
exige qu'aucune solution ou proposition suppl~mentaire ne puisse
être admise. On en trouve l'expression admirablement serrée dans les
Sentences de Porphyre : le nombre des réalisations parfaites est limité
à deux (unocrTacretç TÉÀewt 1 ). Ces deux principes ou mieux ces deux
hypostases parfaites sont l'Intelligence et l'Ame. Les réalisations
imparfaites sont limitées elles aussi, non quant à leur nombre, mais
quant à leurs modalités : ce sont uniquement les âmes individuelles
ou particulières (J.IeptKal lJiuxaf), qui réalisent en partie et incomplète-

' Cf. p. 42, note 1.


L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 47
ment ce qui est préformé et préexiste dans l'Arne universelle. Celle-ci
embrasse tout, ce qui s'est réalisé dans le passé et ce qui se réalisera
dans l'avenir.

2. Les observations que je viens de faire ne se rapportent pas


seulement à la doctrine de Platon : la plupart des platoniciens, Plotin
y compris et son école, partageaient ces opinions et leurs conséquences.
De ce point de vue, le platonisme était stable: on s'appuyait sur la
thèse énoncée dans le Timée 1 , en la combinant avec le passage fon-
damental du Phèdre z. On était convaincu aussi que la définition de
l'âme, proposée par Xénocrate, énonçait la même théorie. Selon ce
dernier, l'âme serait un nombre qui se meut soi-même, c'est-à-dire
une harmonie arithmétique et en même temps un principe de mou-
vement.
Cette doctrine de l'âme est bien différente de la conception chré-
tienne qui met l'accent sur l'individualité de l'âme. Il est vrai qu'Ori-
gène admettait encore la palingénésie, c'est-à-dire le fait qu'une âme
s'incarne successivement en plusieurs corps. Mais cette doctrine fut
bientôt abandonnée : la métempsychose était incompatible avec la
responsabilité individuelle ; de plus, la rédemption impliquait que
c'était l'âme individuelle qui méritait d'être sauvée. Platoniciens et
chrétiens semblaient s'accorder sur l'immortalité de l'âme. Mais ils
n'étaient d'accord que sur le mot. Selon les platoniciens, en effet,
l'âme est essentiellement supra-individuelle et c'est pourquoi elle est
immortelle: après la mort, elle subsiste dans l'Arne universelle. Pour
eux, ce serait pur blasphème de s'imaginer que l'individualité survive
à l'individu. Le christianisme, au contraire, regarde l'âme comme
individuelle et n'admet pas l'existence d'une Arne universelle: dans
la damnation et dans la grâce, les âmes conservent leur individualité
et continuent à représenter l'homme qui était jadis vivant. Voilà
donc deux interprétations bien différentes du terme <<immortalité>>.
La divergence entre les deux doctrines ne concerne pas la question
de l'immortalité en soi, mais la modalité de celle-ci : la survivance
est-elle individuelle ou non ?
Pourquoi les problèmes relatifs à l'âme soulèvent-ils un tel inté-
rêt ? Cela provient, à mon avis, de quatre causes principales:

• Cf. p. 45, note r.


• Dans le récit mythique du Phèdre, 248 A et suiv., Platon laisse entrevoir
la double fonction des âmes individuelles selon les deux endroits qui leur sont
familiers : ou bien l'âme accompagne les dieux quand ils font leur tour circu-
laire du ciel ; ou bien, à cause de sa faiblesse, elle descend dans le monde sen-
sible. L'âme déchue doit illuminer ce monde par la philosophie qui lui est
innée ; si elle accomplit ce devoir, elle mérite de regagner sa vraie nature. Ce
passage est la source de toute eschatologie platonicienne.
HEINRICH DÔRRIE

1) L'âme étant le principe du mouvement, en général comme en


particulier, elle renferme toute causalité, qu'il s'agisse d'une action
universelle ou d'une action particulière. Etant donné les deux places
qu'elle occupe, l'inférieure et la supérieure, l'âme est en même temps
un phénomène physique et un phénomène métaphysique. Toute
recherche relative à la causalité doit aboutir à l'âme qui a provoqué
ou déclenché tout événement et tout phénomène.
2) La deuxième cause de cet intérêt est d'ordre méthodologique.
La méditation du philosophe va de bas en haut, tandis que la causa-
lité ontologique descend des degrés supérieurs au niveau inférieur.
La démarche du philosophe ressemble donc à une montée ou, mieux,
à une ascension. Autrement dit : tout acte de connaissance a besoin
de l'intermédiaire de l'âme. L'âme n'est pas autonome : l'Intelligence
se reproduit en elle. Il a donc semblé de bonne méthode d'aller dans
la direction contraire, de partir des observations que l'on faisait sur
l'âme pour acquérir des connaissance sur l'Intelligible et sur le
domaine du voüç. Telle est la méthode préférée de Plotin qui insiste
sur de nombreux détails tirés de la psychologie, de la physique, de
l'optique et de diverses autres sciences, pour éclairer la nature de
l'Intelligible reproduit et représenté dans chacun des phénomènes
causés par l'âme.
3) La troisième cause, qui était la plus importante pour Por-
phyre, était presque d'ordre pastoral; elle était aussi en partie d'ordre
apologétique. Il fallait rassurer ceux qui craignaient pour le salut de
leur âme '· Il existait en effet, en marge du platonisme, quantité de
croyances, mi-naïves, mi-superstitieuses, qui suggéraient par exemple
que l'âme d'un homme pouvait s'incarner dans une bête ou, pis
encore, qu'elle pouvait s'anéantir totalement. Plotin lui-même
n'avait pas acquis de certitude entière au sujet de la métempsychose,
dont il ne parle qu'en passant : sa doctrine à ce propos n'est pas
homogène et semble avoir varié. Son disciple Porphyre éprouvait de
grands doutes en cette matière. En rédigeant son livre sur le retour
de l'âme, il n'avait pas seulement l'intention de réconforter ses lec-
teurs, mais aussi de se débarrasser par autosuggestion des doutes qui
l'accablaient parfois.
4) La quatrième cause, étroitement liée à la troisième, est d'ordre
mystique. Plotin en est le vivant exemple : il a éprouvé plusieurs fois
l'union mystique ; ses disciples en furent témoins et il a décrit à

' L'ouvrage de Porphyre traitant de la rédemption de l'âme serait entiè-


rement perdu- on n'en connaît même pas son titre grec- si saint Augustin
n'en citait pas de nombreux passages dans La Cité de Dieu, sous le titre : De
regressu animae. Ces citations ont été réunies par J. BmEz : La vie de Porphyre,
Gand- Leipzig, 1913.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 49

plusieurs reprises le miracle et la joie qu'était pour lui l'union avec


le premier principe.
C r. Avec le mysticisme, un nouvel élément apparaît dans le pla-
tonisme. Chez Plotin, il ne joue pas encore de rôle théorique, mais
ses disciples, Porphyre et surtout Jamblique, lui attribueront une
importance de premier plan. Il faut souligner que la théorie anté-
rieure ne s'accordait pas avec ce nouvel élément qui s'introduisait
brusquement dans les pratiques des platonisants. Certaines hésita-
tions de Porphyre, certaines conclusions assez hardies de Jamblique,
s'expliquent par le fait que les réalités mystiques ne figuraient pas
parmi les réalités logiques qu'on prenait en considération antérieu-
rement.
La difficulté était la suivante. On avait abandonné radicalement
l'opinion ancienne selon laquelle l'âme peut être transformée par le
bien ou par le mal. En effet, si le mal peut pénétrer l'âme, celle-ci
perd son caractère d'être logique. L'un exclut l'autre. Telle est la
raison pour laquelle Porphyre refusait d'admettre qu'un homme
mauvais pût renaître sous la forme d'un âne: son âme aurait perdu
sa qualité d'être logique'· Comme le Logos - y compris le Logos
contenu dans l'âme - ne subit pas de changement et qu'il est tou-
jours identique à lui-même, la valeur de l'âme ne peut se dégrader.
L'âme ne subit pas d'influence extérieure, elle est èmaa~ç. Mais que
se produit-il dans l'âme au moment de l'union mystique ? Evidem-
ment, l'âme subit quelque chose. Elle ne subit pas d'émotion, au
sens habituel de ce terme: ce n'est pas un mx9oç qui la touche. Mais
en se débarrassant de tout ce qui est accidentel, de tout ce qui ne lui
appartient pas, elle acquiert la faculté de se réunir au principe
suprême ; en un certain sens, elle connaît une amélioration.
Voilà ce qui contredit au rigorisme de Porphyre. S'il était vrai
que l'accidentel ne touche pas l'âme, celle-ci ne gagnerait rien en
déposant ce qui est accidentel et ne perdrait rien en se plongeant
dans les voluptés de la vie du siècle. Porphyre qui avait prétendu que
l'âme était juxtaposée au corps et qu'il n'y avait nul mélange du
logique avec le matériel, devait maintenant revenir sur sa décision.
Evidemment, il fallait attribuer plus d'attention à ce qu'on avait
considéré comme accidentel auparavant; il fallait bien admettre que
l'accidentel pouvait faciliter ou empêcher la montée de l'âme et son
union avec le premier principe.
En un mot, on avait d'abord envisagé d'une manière théorique
l'espoir que l'âme, après de nombreuses épreuves, regagne sa patrie

' J'ai essayé de démêler les divers courants de la discussion acharnée que
provoquait ce problème dans: Kaiserzeitliche Kontroversen zur Lehre von der
Seelenwanderung, Hermès, 85, 1957, p. 414-435·
50 HEINRICH DORRIE

éternelle. C'est ainsi que Plutarque avait retracé, de préférence dans


ses mythes, le sort de l'âme une fois séparée du corps. Mais, tout à
coup, on se trouvait en face d'expériences vécues; tout à coup, on
apprenait qu'il y avait une réalité mystique. Les spéculations anté-
rieures paraissaient confirmées par les expériences mystiques de
Plotin, et on ne s'étonne pas que les disciples du philosophe n'en
aient été fort impressionnés. En tout cas, les expériences mystiques
de Plotin inaugurent un nouveau tournant de la doctrine de l'âme.
2. Plotin lui-même n'a guère développé sur le plan de la théorie
ce qu'il avait vécu. Il se contentait de cultiver la théorie tradition-
nelle de l'âme. Sa propre contribution consiste dans une exactitude
et une précision plus grandes. Il défendait et justifiait en premier
lieu la doctrine de l'exclusion: rien ne peut exister en dehors des
hypostases parfaites. Il est impossible d'attribuer aux Idées une
existence à part x, et il est impossible de concéder aux gnostiques
l'existence d'une hypostase mauvaise, d'une âme mauvaise qui gâte
ce que l'âme véritable fait de bien 2.
Mais l'exemple de l'union mystique donné par Plotin était très
important, et pour ses disciples il fut décisif. Profondément imbus
de la théorie néoplatonicienne, ils en tirèrent les conclusions qui
s'imposaient. Ces conclusions étaient d'autant plus convaincantes
qu'elles s'appuyaient sur certains passages de Platon lui-même. Bien
que ce dernier n'envisage pas l'union mystique, il parle, en termes
qu'on peut rapprocher du langage mystique, de la ada ).lav(a, de
l'enthousiasme que le philosophe éprouve à la vue de la vérité. Plotin
lui-même n'a pas hésité à identifier son expérience mystique avec la
6Ewpla de Platon.
Plotin avait éprouvé que son âme devenait de plus en plus légère,
qu'elle quittait son corps et s'élevait au niveau des Intelligibles après
avoir déposé tout ce qui est pesant et incompatible avec le lieu
sublime qu'elle atteignait. Tout à coup, l'âme perdait son individua-
lité ; il n'y avait plus ni extérieur ni intérieur ; l'âme s'unissait avec
le premier principe, elle devenait identique à l'Un et se dérobait à
toute relation avec d'autres êtres.
C'était évidemment le bonheur complet. Et quoique l'âme dût
bientôt redescendre et reprendre ses fonctions normales, on était
' PoRPHYRE, dans La vie de Plotin, chap. 17-18, communique à ses lecteurs
des détails bien intéressants. D'abord élève de Longin, Porphyre était pénétré
de la théorie des platoniciens d'Athènes, opposée à celle de Plotin. Plotin
chargea son disciple préféré, Amélios, d'instruire Porphyre du parti choisi par
Plotin. Porphyre ne fut admis parmi les disciples initiés qu'après avoir formel-
lement abjuré les erreurs athéniennes et avoir reconnu la doctrine de l'exclu-
sivité en toute sa rigueur.
• Parmi les Ennéades de PLOTIN, le traité II, 9 est destiné tout spéciale-
ment à réfuter les erreurs des gnostiques.
L'ÂME DANS LE NÉO PLATONISME 51
conduit aux conclusions importantes que voici. Si l'âme pouvait
atteindre quelquefois l'union avec le premier principe, c'est qu'elle
avait aussi la possibilité de s'unir totalement et pour toujours avec
l'Un. Il n'était pas seulement question d'approcher de cet enthou-
siasme pendant la vie. Comme toute action et toute passion trans-
forment l'âme, ces expériences mystiques devaient faciliter ou peut-
être même garantir la montée future. Il fallait donc des exercices
afin d'ôter tout ce qui pouvait peser sur l'âme. Plotin avait indiqué
lui-même que le premier pas vers l'union mystique consistait dans
la purification totale '· Ses disciples, et Porphyre le premier, com-
prenaient fort bien ce que cela signifiait. La théorie, il est vrai,
excluait que l'âme raisonnable assumât une responsabilité quel-
conque dans les activités peut-être mauvaises commises par l'in-
dividu. Mais, d'autre part, on ne pouvait nier qu'il y eût des
malfaiteurs. Leur âme demeurerait-elle impunie ? Porphyre lui-
même, qui défendait la thèse que l'âme raisonnable n'entrait
point en relation avec l'irrationnel, &>.orov, devait avouer que Platon
avait envisagé la punition des âmes coupables. Elles s'incarneront
dans des animaux et, dans cet état, elles n'auront plus accès à la
philosophie, ce qui est la pire des punitions. Or, Porphyre affaiblissait
cette menace avec un empressement qui semble caractéristique.
Tout en reconnaissant la légitimité du texte de Platon, il soutenait
pourtant qu'un homme indigne ne renaîtrait point sous la forme d'un
âne, mais sous celle d'un homme ressemblant à un âne. En tout cas,
une justice transcendante réservait, dans la vie future, la place méri-
tée par chacun. Par une vie méritoire, on pouvait se rapprocher de
l'Un et de l'Intelligible ; par une vie semblable à celle des bêtes, on
pouvait s'en éloigner. Il fallait donc prendre ses précautions pour ne
point manquer le but qu'on s'assignait, celui d'obtenir, dans la vie
future, une place plus proche du Bien intelligible. Tout ce que je
viens d'exposer peut se résumer dans le mot : of.1o(wo1ç, assimilation,
la ëvw01ç, l'union, l'identité, étant le degré extrême de cette assimila-
tion.
Au risque de me répéter, j'exposerai brièvement les convictions
et les doutes de Porphyre au sujet de l'âme dans cette vie et dans
l'au-delà,,
Considérons d'abord ses convictions. Toute âme douée de Logos,
donc toute âme humaine, est identique à l'Ame du monde. Il ne s'agit
pas d'une participation : l'Ame du monde ne distribue pas une seule
goutte de son essence aux âmes individuelles ; toute idée de distri-
1 JEAN TROUILLARD (La purification plotinienne, thèse complémentaire,
Paris, 1959) a mis magistralement en relief la doctrine de Plotin sur ce point.
• Les théories et les pratiques de Porphyre concernant l'âme ont été l'objet
de ma contribution au XII• entretien de la Fondation Hardt, septembre 1965.
52 HEINRICH DORRIE

bution, de partage, est réfutée avec vigueur. L'Ame du monde ne se


partage pas: là où elle est présente, elle l'est entièrement. La preuve
de cet axiome est simple: on ne rencontre jamais d'individu qui
connaisse seulement une partie des nombres, par exemple les nombres
impairs ou les nombres divisibles par trois. Le fait que les nombres
sont présents entièrement et sans exception à chaque individu rai-
sonnable est la preuve que l'Ame du monde - qui est nombre - ne
se dissout ni ne se partage. Cela étant, aucune âme humaine ne sau-
rait jamais être anéantie; identique à l'Ame du monde, elle ne court
pas le risque de perdre son existence. Plotin était persuadé de cet
axiome et Porphyre l'a développé et confirmé à plusieurs reprises.
Mais Porphyre avait un caractère sensible, une humeur instable'·
Malgré le dogme de l'impossibilité pour l'âme de perdre l'existence,
il ne réussit jamais à supprimer ses doutes à ce sujet et, disons-le,
son angoisse. Ce sentiment, qui ne s'appuyait sur aucune preuve,
était irrationnel. La déduction néoplatonicienne menait toujours au
même résultat: ce qui est raisonnable ne peut être détruit, parce que
le Logos est éternel. Que de fois Porphyre s'est répété ce message
salutaire ! En vain.
Voici donc ses doutes. Ils ont une origine presque gnostique :
l'âme humaine doit son existence séparée à une sorte de péché ori-
ginel. Pourquoi n'est-elle pas restée au sein du Père - c'est-à-dire
de l'Ame du monde ? Jamblique a conservé dans son livre nep\ 4JUXfJç
une doxographie riche et variée sur le thème mp\ -rwv Ka-raywywv Èvep-
"fJ']f.uhwv: la question de savoir pourquoi l'âme a été expulsée de la
place qu'elle occupait anciennement auprès du Père est posée à une
douzaine de philosophes, et la plupart répondent qu'elle a commis
quelque chose de terrible. L'obligation pour l'âme d'entrer dans un
corps- dans la prison de l'âme - constitue la juste punition de ce
péché originel. Porphyre commence sa biographie de Plotin en remar-
quant que son maître semblait éprouver de la honte à être emprisonné
dans son corps. On peut douter que ce trait soit vrai de Plotin, mais
il est vrai en tout cas de Porphyre, qui dévoile sa pensée quand il dit :
être dans la chair, être collé à ce chétif cadavre, c'est la pire des
condamnations. Fait digne de remarque, une attitude pessimiste, que
l'on retrouve dans la gnose, est en lutte ici avec l'optimisme platoni-
cien selon lequel ce monde est le meilleur possible et pour qui aucun
être raisonnable ne peut périr.
Porphyre ne s'est pas prononcé sur la nature du crime qui a
conduit l'âme individuelle à se séparer de l'Ame universelle. Une

' On notera que Porphyre avait été tenté par le suicide. Plotin devina ce
qui se passait dans l'âme de son disciple préféré et parvint à le retirer du gouffre,
Il fut assez sage aussi pour lui proposer de se séparer de lui quelque temps.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 53
seule fois, il laisse entendre 1 que l'attachement de l'âme au corps
est un amour perverti et corrompu: l'âme a quitté l'amour chaste
qui la liait au Père et s'est laissée séduire par l'attrait de la chair;
liée à la chair, elle mène une vie de prostituée. Voilà Porphyre pré-
curseur de Freud: tous les rapports que l'âme entretient avec le
corps, tous ses actes inconscients, sont pure sexualité ; c'est la raison
pour laquelle cette vie apparaît à Porphyre comme tout à fait hon-
teuse. Il est permis de supposer que l'hostilité que Porphyre éprouve
à l'égard du corps s'explique par son refus, sa forte négation de la
sexualité 2 • Si l'on voulait en appeler encore une fois à Freud, on
pourrait supposer que Porphyre souffrait d'une névrose qui l'aurait
contraint à cette attitude. Mais laissons cela ...
En tout cas, aux yeux de Porphyre, il faut réparer, si c'est pos-
sible, la faute primordiale, la séparation, f.!EPH1f.!6ç. Car c'est cette
séparation qui a mis en échec l'axiome de l'identité de toutes les
âmes avec l'Ame universelle. Chaque émotion, chaque passion accen-
tue la séparation : nous voilà isolés par les impressions et dans les
impressions que nous subissons. Mais les mathématiques, et plus
encore la philosophie, rapprochent les individus, annulent les limites
de l'individualité et éloignent l'âme des préoccupations viles et hon-
teuses. Celui qui réussit à réduire les limites qui l'empêchent de
connaître l'unanimité qui règne dans le domaine de la philosophie 3
pourra espérer la réintégration de son âme dans l'Ame universelle,
après la mort de l'individu. Mais si l'expiation de ses fautes et sa
purification ne sont pas achevées, il pourra espérer au moins que la
place qu'il occupera dans la vie future lui permettra de pratiquer la
philosophie. Ce qu'il doit craindre, c'est que la vie suivante l'éloigne
de la philosophie. Certes, son âme ne descendra ni dans un corps
d'âne 4 ni dans celui d'une autre bête, mais le mal est déjà assez
grand d'être condamné à mener la vie d'un homme dont le caractère

1 Cette allusion se trouve chez Némésius d'Emèse (de nat. hominis J,


éd. Matthaei, p. 135): les relations de l'âme au corps sont les mêmes que celles
d'une fille séduite à son amant : ÜJcrTCep ÈpWO"Y]Ç TCpoç TOV Èpwf.!Evov.
• Dans la lettre à sa femme Marcella (ch. 12), Porphyre observe que le
commencement de tous les maux, c'est le regard jeté sur l'autre sexe : TO
~ÀÉmtv TCpoç TO 9f]Àu. La séduction commence donc par le premier regard jeté
sur une jeune fille et cette séduction mènera presque nécessairement à la pro-
création d'enfants : ceux qui se livrent à l'amour obligent d'autres âmes à
s'incarner, tandis que les célibataires contribuent à l'interruption du cercle
vicieux qui va d'une naissance à l'autre. Les platonisants vivaient effective-
ment comme des moines et les communautés pythagoriciennes servirent de
modèle, à plusieurs égards, à cette vie monastique.
3 Le beau rêve : tous les philosophes fraternellement d'accord 1
4 Qu'on laisse ici quelques lignes en blanc pour les lecteurs qui voudraient
constater, à propos d'un collègue avec lequel ils sont en désaccord, qu'il y a
des exceptions ...
54 HEINRICH DORRIE

est celui d'un âne 1 • Car cet homme n'aura guère accès à la philoso-
phie et il sera livré, sans possibilité de résistance, aux passions et
particulièrement à la concupiscence.
Sur la base de ces réflexions, Porphyre a établi de nombreuses
règles pour le salut (crwTI']pfa) de l'âme, afin d'empêcher l'âme de des-
cendre, et de l'aider à monter vers le Père. En donnant ces conseils
pour le salut de l'âme, Porphyre prétend, preuve à l'appui, ne rien
dire de nouveau. Les dieux eux-mêmes, bienfaiteurs du genre humain,
ont toujours exigé certains rites et certaines pratiques sacrées, parmi
lesquels ceux des mystères, ayant pour but de conduire les hommes à
leur salut et à leur réintégration dans l'Un et dans le Tout. En consé-
quence, Porphyre, dont les connaissances littéraires étaient admira-
blement étendues, identifie les étapes que l'âme doit parcourir aux
degrés des mystères 2, empruntant ainsi une terminologie sacrée. Il
souligne en même temps que le chemin qui conduira l'âme au salut
est connu de l'humanité depuis longtemps. Il est hostile à toute révé-
lation nouvelle qui ne saurait être digne de confiance: s'il y a révé-
lation, elle est aussi éternelle que le Logos lui-même. Ni la théorie de
l'âme ni l'expérience pratique n'ont pu être inventées à une date
récente ; au contraire, la philosophie mystique a été enseignée de
tout temps, mais on en a voilé le contenu rationnel par des symboles
pour détourner la curiosité des foules. Les rares témoignages conservés
permettent de constater qu'il existait à ce propos deux points de vue
se complétant : a) Certains, dont Posidonius, soutenaient que les
cultes, les rites et la philosophie elle-même étaient inspirés par le
Logos ; cette opinion, appuyée sur des faits historiques et ethnolo-
giques, paraissait justifier certaines pratiques auxquelles invitaient
d'autres auteurs. b) Ceux-ci de leur côté affirmaient que l'invitation
à l'enthousiasme était en accord avec la doctrine de Platon 3, avec
la tradition philosophique et religieuse et avec le Logos lui-même qui

1 Cf. p. 49· Les vicissitudes d'un homme transformé en âne intéressaient

beaucoup de lecteurs; que l'on songe à l'épitomé de ce roman grec intitulé


Lucius ou l'âne et aux Métamorphoses d'Apulée en latin. Ce n'est pas par hasard
si cet auteur donne à son récit un dénouement mystiquç : la déesse Isis rend
la figure humaine au pauvre héros et lui donne en même temps l'illumination
spirituelle par ses mystères.
• Dans son traité De Isaac vel anima, qui était à l'origine une homélie,
saint Ambroise s'est servi du modèle fourni par Porphyre: on y distingue nette-
ment les cinq étapes envisagées par le philosophe. Cf. ma contribution : Das
fünffach gestufte Mysterium, aux Mélanges en l'honneur de Th. Klauser : Mut-
lus, 1964, p. 79-92.
3 On soutenait aisément cette thèse en renvoyant les platonisants au Phèdre
(245 A), où Platon fait l'éloge de la eefa J.lav(a, au Banquet (210 A), où Socrate
est initié aux grands mystères avec l'aide de Diotime, prêtresse d'Apollon, ou
à la VII• Lettre où il est question du feu qui éclate soudain en illuminant tout
de sa lumière.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 55

les aurait inspirées. On était donc suffisamment à l'abri du reproche,


toujours à craindre, d'avoir voulu introduire quelque chose de nouveau.
Déjà Plutarque avait établi un parallélisme entre la philosophie
et les pratiques des cultes. Selon lui, le Logos avait laissé sa trace
dans les coutumes sacrées, dans les ÀE'f6~-tEva Kal bpW~-tEva, c'est-à-dire
dans le rituel. Le savant, le philosophe, sait redécouvrir le Logos caché.
Porphyre dépasse ce parallélisme en soutenant l'identité de la philo-
sophie et de la religion.
Ces deux penseurs sont pénétrés de théologie mystique ; ils consi-
dèrent toute science comme une révélation divine et admettent que
les poètes et les sages anciens ont caché la philosophie mystique dans
leurs écrits et leurs déclarations. Que l'on prenne par exemple le petit
écrit intitulé De vita et poesi Homeri, dû à quelqu'un de l'entourage
de Porphyre ou peut-être à Porphyre lui-même : l'auteur de ce traité
cite des centaines de vers pour prouver qu'Homère connaissait et
évoquait toute la doctrine néoplatonicienne, y compris la métaphy-
sique, les hypostases, etc. Bref, le platonisme postplotinien portait à
son achèvement une conception universelle et moniste se résumant
dans cette formule : il n'y a que la théologie. Tout détail du monde
présent et tout détail du passé confessent et professent la primauté
de la théologie. Seuls les aveugles peuvent nier l'évidence qui se livre
aux voyants.
Cette doctrine, d'ailleurs, a trompé beaucoup de savants. A
l'époque de l'humanisme et plus encore à l'époque du romantisme, il
y eut des lettrés et des philologues pour soutenir que tous les auteurs,
tous les bons auteurs de l'antiquité, étaient imbus d'une théologie
cachée et mystique. Certains cherchaient même à opposer cette théo-
logie originaire et révélée par le Logos lui-même à la théologie per-
vertie de l'Eglise. Il faut remarquer en effet que toute l'apologie de
Porphyre contre le christianisme a ressurgi dans les théories de
Creuzer et de Bachofen.
3· Les relations entre Jamblique et Porphyre sont caractérisées
par le sentiment de rivalité qu'éprouvait Jamblique et qu'il n'a
jamais caché. Quand on lit Jamblique, on observe que sa contribution
à la théologie platonicienne développée par Plotin et par Porphyre
est presque nulle. Jamblique a fait son possible pour changer la
terminologie, pour soutenir que Porphyre se trompait ou demeurait
indécis, tandis que lui, Jamblique, apportait la bonne solution. Il est
vrai que Porphyre se contredit parfois ; nous venons de montrer, à
propos d'un cas particulier, pour quelle raison il est revenu sur sa
première opinion. Mais quoi qu'il en soit, la polémique souvent assez
malveillante que Jamblique a entreprise contre Porphyre, n'est point
justifiée. Il est évident que Jamblique cache par cette animosité les
nombreux emprunts qu'il a faits à Porphyre.
HEINRICH DÔRRIE

Dans son livre Sur l'âme - 1TEpl ljJUXfiç -Jamblique a exposé les
aspects traditionnels de la doctrine de l'âme. Une bonne partie de
cet ouvrage est conservée dans l'anthologie de Stobée. Nous ignorons
si Jamblique aboutissait à des conclusions qui apportaient des thèses
nouvelles, mais c'est peu probable. Cet ouvrage est en premier lieu
une doxographie. Jamblique, qui semble un traditionaliste, a retracé
l'état contemporain de la discussion, et grâce à cela son livre est bien
utile.
Mais à travers ses autres écrits et à travers les activités de ses
disciples, un tout autre Jamblique se révèle, le théurge et le magicien.
Dans son livre De mysteriis Aegyptiorum, il nous fait entrevoir les
relations qu'il y a entre la théorie platonicienne et ces pratiques. Au
départ, Porphyre et Jamblique ne sont nullement en désaccord : ils
conviennent tous les deux que le but à atteindre était l'union mys-
tique. Par conséquent, l'âme doit se débarrasser de toute pesanteur,
afin de pouvoir monter vers sa patrie céleste. Mais l'espace qui sépare
le ciel, où réside l'Ame de l'univers, et la terre n'est point vide.
D'autres âmes y descendent et y montent ; il s'y trouve des démons
et des dieux. A-t-on le droit de prier des êtres supérieurs d'aider
l'âme désireuse de monter, et peut-être de forcer ces êtres à inter-
venir ? Peut-on se servir de cette aide pour porter l'âme à un niveau
cosmique qu'elle n'est pas capable d'atteindre par ses propres forces ?
Le danger qu'il y a à poser ces questions n'échappe à personne:
admettre l'aide de la magie, c'est dévaloriser la philosophie. Le mauvais
philosophe pourrait quand même gagner le ciel, pourvu qu'il par-
vienne à s'assurer l'aide d'un démon puissant. La doctrine selon
laquelle seul le Logos est susceptible de rapprocher l'âme de son but,
qui est de réintégrer l'Ame du monde, n'est plus convaincante. On
glisse tout à coup vers une magie superstitieuse qui risque de se
substituer à la philosophie et au zèle de ceux qui s'adonnent au
Logos.
Porphyre lui aussi était persuadé qu'il était possible de pratiquer
la magie, mais il déconseillait pourtant de s'en servir. Ses deux argu-
ments principaux étaient les suivants. Les dieux dépassent la portée
de toute pratique magique. Quant aux démons,, il est dangereux de
s'adresser à eux; on les connaît trop peu; il y a parmi eux des démons
méchants qui prennent plaisir à tromper une âme humaine. Il est
étonnant d'observer que ce ne sont point des arguments de caractère
général que Porphyre fait valoir ; le philosophe relève seulement les
risques qui sont à craindre. Nous constatons ainsi une fois de plus
que le désir eschatologique, le désir de garantir la montée de l'âme,
était tellement puissant à cette époque, que Porphyre lui aussi mettait
de côté les scrupules philosophiques qui s'imposaient. Pour lui aussi,
toute voie était légitime, pourvu qu'on ne courût pas de risque.
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 57
Jamblique, de son côté, défend avec ardeur les pratiques permet-
tant de se procurer le secours d'un ou de plusieurs démons. C'est
précisément dans son livre De mysteriis Aegyptiorum qu'il répond à
Porphyre. Chaque âme, dit-il, a besoin de l'influence puissante d'une
âme plus forte qu'elle. Il renvoie à toute une hiérarchie de héros, de
démons, d'archontes; il mentionne même les dieux, qui sans doute
ne peuvent être forcés à agir, mais qui éprouvent peut-être l'envie
d'aider l'âme humaine qui a su se faire remarquer d'eux.
Tout cela n'est pas nouveau: on a pratiqué la magie pendant toute
l'antiquité; Théocrite et Horace en sont les témoins célèbres. Mais
Jamblique le premier montra que la philosophie officielle reconnais-
sait la magie comme légitime. Jamblique, qui n'a apporté qu'une
faible contribution à la théorie, a enrichi considérablement la pra-
tique dans l'ordre de la magie. Il avait suffi de deux générations pour
transformer et pervertir l'expérience mystique de Plotin dans la
pratique magique exercée par Jamblique et ses élèves. Parmi eux, il
y en eut de célèbres, comme le futur empereur Julien qui s'adonnait
à cette discipline. L'école de Jamblique, il est vrai, s'éteignit une
cinquantaine d'années plus tard. N'insistons pas sur l'échec drama-
tique de l'empereur Julien qui avait appuyé avec énergie les idées de
Jamblique, mais soulignons le fait que Théodose réprima avec vigueur
ce qui restait du paganisme vivant. D'une part, ceux qui croyaient à
la magie ne parvenaient à aucun résultat pratique ; après une phase
qui avait suscité beaucoup d'espoirs, ils retombaient dans une période
de léthargie causée par des désillusions trop nombreuses. D'autre
part, il devenait dangereux de pratiquer la magie ; le droit romain
la considérait comme un délit criminel et l'empereur n'hésitait pas à
activer la justice à ce propos.
Les philosophes retournèrent dans leurs écoles que ne menaçaient
pas encore les mesures des empereurs devenus chrétiens. J'attribue
ce retour à la théorie en premier lieu aux événements politiques qui
durent étouffer les pratiques conseillées par Jamblique. D'ailleurs le
platonisme disparut rapidement des autres villes : seules survécurent
les écoles d'Alexandrie et d'Athènes. Dans le public, le platonisme
ne jouait presque plus aucun rôle :il ne pouvait plus offrir une religion
pour tous et redevint scolaire et scolastique.
D. Proclus fut le dernier à embrasser tout l'héritage du passé. Il
ne sacrifia rien de ce qui faisait partie de cet héritage ; il y mit de
l'ordre. Il sut coordonner et subdiviser les données de la tradition.
En conséquence, nous devons à Proclus un abrégé de la doctrine de
l'âme qui pourra servir d'épilogue au thème traité ici. Selon Proclus,
tout l'espace qui s'étend de la périphérie supérieure du ciel à la terre
doit être considéré comme le domaine de l'âme. L'âme prise en général
est l'hypostase intermédiaire entre le voüç et le monde corporel. Or
sB HEINRICH DORRIE

ce qui est vrai pour la première hypostase, le voOç, l'est aussi pour la
seconde: ce qui a été produit reste dans le principe qui l'a produit
(M€v€t). L'univers qui a été produit par l'Ame, reste dans l'Ame. Il
peut en procéder en partie (rrp6o1>oç), mais il retournera vers le prin-
cipe qui l'a créé.
Pour Proclus, cet espace, domaine de l'âme, est divisé en trois
parties selon les trois genres d'êtres animés qui l'habitent : 1) les
dieux qui participent totalement à l'Ame du monde; 2) les démons
dont la participation est plus restreinte ; 3) les hommes, dont la par-
ticipation est plus restreinte encore. Voici de quelle manière Proclus
a tenu compte des hésitations de Porphyre : en soi toutes les âmes
sont égales, mais elles diffèrent selon leur faculté de participer à l'Ame
universelle; la purification philosophique augmentera l'ampleur de
cette participation. Les trois domaines, celui des dieux, des démons
et des hommes, se subdivisent eux-mêmes en trois. Ainsi Proclus
répartit dans les trois classes divines tous les dieux dont la mytholo-
gie grecque avait fait mention et qui avaient été l'objet de culte.
Parmi les démons, Proclus distingue les anges, les démons proprement
dits et les héros. Chaque classe d'êtres démoniaques est subordonnée
à une classe de dieux. Ceux-ci font parvenir leurs oracles et leurs
ordres aux hommes par l'intermédiaire de la classe qui leur corres-
pond, celle des anges, des démons ou des héros. Il est admirable que
Proclus ait su mettre de l'ordre dans ce pandémonium que Jamblique
avait introduit dans la philosophie.
Proclus explique en même temps les expériences mystiques qui
avaient troublé Porphyre. Seul le semblable peut être connu par le
semblable. Il faut donc admettre que tous les objets que l'âme con-
naîtra ou peut connaître préexistent en elle; ce n'est là du reste que
la réciproque de la proposition que j'ai citée plus haut 1 • Mais l'Un
qui est au-delà de toute connaissance ne fait pas partie des objets de
la connaissance. L'âme qui s'unira un jour avec l'Un doit cependant
s'y préparer en un certain sens. Elle ne possède pas l'Un en elle,
comme elle a tous les objets qu'elle connaîtra, mais elle est pourvue
d'une énergie spéciale qui la portera un jour à l'union mystique. Une
certaine natbda, qui comprend la purification, lui servira à développer
cette énergie relative à l'Un. Nous observons par là encore une fois
comment Proclus tient compte des théories de Jamblique. Mais il est
évident que cette énergie qui permettra un jour de saisir l'Un ne
peut pas s'accroître par les pratiques recommandées par Jamblique.
Grâce à Proclus, le platonisme est sorti définitivement du terrain
dangereux où Jamblique l'avait conduit. HEINRICH DôRRIE.

1 Cf. p. 43: <<L'âme est tout>> etles explications qui suivent, et aussi p. 46:
e L'univers engendré par l'âme reste dans l'âme. &
L'ÂME DANS LE NÉOPLATONISME 59

EXTRAIT DES PUBLICATIONS DE HEINRICH DôRRIE

A) Sur le milieu intellectuel dte platonisme

Zum Ursprung der neuplatonischen Hypostasenlehre, dans Hermes, t. 82, I954,


p. 33I-342.
Hypostasis, Wort- und Bedeutungsgeschichte, dans Nachrichten der Akad. der
Wissensch. zu Gottingen, I955, 3, p. 55-93.
Compte rendu de A. J. FESTUGIÈRE: La révélation d'Hermès Trismégiste, dans
Gott. Gel. Anz., t. 207, I955, p. 230-242.
Compte rendu de Ph. MERLAN: From Platonism to Neoplatonism, La Haye,
I953, dans Philosophische Rundschau, t. 3, I955, p. I4-25.
Die Frage nach dem Transzendenten im Mittelplatonismus, dans Entretiens de
la Fondation Hardt, 5, I957, Genève, I959, p. I9I-242.
Compte rendu de C. ANDRESEN : Logos und Nomos, dans Gnomon, t. 29, I957,
p. 185-196.
Emanation. Ein unphilosophisches Wort im sptitantiken Denken, dans Parusia.
Festschrijt für ]oh. Hirschberger, Frankfurt, 1965, p. II9-I4I.
Die Platonische Theologie des J(elsos in ihrer A useinandersetzung mit der christ-
lichen Theologie auf Grund von Origenes, c. Celsum 7, 42 tf., dans Nachr.
Akad. Wiss. Gott., 1967, 2, p. 23-55.
Compte rendu d'E. von IvANKA, Plato christianus, Einsiedeln, 1964, dans
Theologische Revue, t. 64, I968, p. 3I9-321.
Prttpositionen und M etaphysik. Wechselwirkung zweier Prinzipienreihen, dans
Museum Helveticum, t. 26, 1969, Sonderheft für W. Theiler, p. 217-228.
Die Epiphanias-Predigt des Gregor von Nazianz (hom. 39) und ihre geistes-
geschichtliche Bedeutung, dans Kyriakon. Festschrijt für ]oh. Quasten,
Münster, I970, p. 409-423.
Z um Problem der A mbivalenz in der antiken Literatur, dans A ntike und A bend-
land, t. 16, I970, p. 85-92.
Symbolik und Allegorese im sptitantiken Denken, dans ]ahrbuch für Frühmittel-
alter-Forschung, t. 2, 1970, p. 3-16.
Der Platonismus der J(aiserzeit. Ein Forschungsbericht, dans Studien zum z.
jahrh. n. Chr. Festschrijt]. Vogt, 1970, 70 p. mss.
Die Erneuerung des Platonismus im r. ]ahrh. v. Chr., dans Le néoplatonisme,
Paris, 1971, p. I7-33·
Was ist << sptttantiker Platonismus » ? dans Theologische Rundschau, t. 36, 197I,
p. 285-302.
Divers aspects de la cosmologie de 70 av. J.-C. à zo ap. ].-C., dans Revue de
théologie et de philosophie, I972, p. 400-412.
Une exégèse néoplatonicienne du prologue de l'Evangile de saint jean [Amélius
chez Eusèbe, Prép. év. II, I9, r-4], dans Epektasis. Mélanges patristiques
offerts au Cardinal jean Daniélou, Paris, 1972, p. 75-87.
6o HEINRICH DORRIE

B) Sur certains platoniciens


Der Platoniker Eudoros von Alexandria, dans Hermes, t. 79, 1944, p. 25-35.
Ammonios, der Lehrer Plotins, dans Hermes, t. 83, 1955, p. 439-477.
Article Xenocrates dans PAULY-WrssowA, Real-Enzyklopadie des klass. Altertums,
vol. IX A 2, 1962, p. 15I!-1528.
Article Albinos, ibid., Suppl. 12, 1970, p. 14-22.
Die Stellung Plutarchs im Platonismus seiner Zeit, dans Philomathes. Festschrift
für Ph. Merlan, La Haye, 1971, p. 36-56. Texte français dans les Actes du
VIII• Congrès de l'Association G. Budé, Paris, 1969, p. 519-533.

C) Plotin
Compte rendu de G. HuBER: Das Sein und das Absolute, Base!, 1955, dans
Gnomon, t. 28, 1956, p. 419-426.
Plotin. Philosoph und Theologe. Antrittsvorlesung Münster. I7. 2. r962, dans
Die Welt als Geschichte, t. 213, 1963, p. 1-12.
Compte rendu de Platini opera, t. II, edd. P. Henry et H. R. Schwyzer, Paris-
Bruxelles, 1964, dans Gnomon, t. 36, 1964, p. 461-469.
Der Konig. Ein platonisches Schlüsselwort, von Plotin mit neuem Sinn erfüllt,
dans Revue internationale de philosophie, t. 24, 1960, p. 217-235.
Plotino - tradizionalista o innovatore ? Conferenza in occasione del Convegno
Memoriale dedicato a Plotino, Roma, Accademia dei Lincei, parution
imminente.

D) Porphyre
Kontroversen um die Seelenwanderung im Kaiserzeitlichen Platonismus, dans
Hermes, t. 85, 1957, p. 414-435.
Porphyrios' Symmikta Zetemata. Ilwe Stellung in System und Geschichte des
Neuplatonismus, nebst einem Kommentar zu den Fragmenten, München,
1959 (Zetemata 20).
Porphyrios als Mittler zwischen Plotin und Augustin, dans Antike und Orient
im Mittelalter, Berlin, 1962, p. 26-47 (Miscellanea Mediaevalia I) = Plato-
nismus in der Philosophie des 1Vlittelalters, Wege der Forschung, Meisenheim/
Glan, 1969, p. 410-439 (Wege der Forschung 197).
Das füntfach gestufte M ysterium. Der A ufstieg der Seele bei Porphyrios und A mbro-
sius, dans Mullus, Festschrift für Th. Klauser, ]ahrbuch für Antike und
Christentum, Erg. Band 1, 1964, p. 79-92.
Die Schultradition im Mittelplatonismus und Porphyrios, dans Entretiens de la
Fondation Hardt 12, 1965, Genève, 1966, p. 1-25.
Die Lehre von der Seele (bei Porphyrios), ibid., p. 165-191.

Plusieurs articles qui mériteraient une place dans cette bibliographie sont
sous presse. Ils sont destinés notamment aux Mélanges Blatt, aux Mélanges von
lvanka, et aux Mélanges Waszink.
Un choix opéré parmi les publications de H. Dërrie relatives au platonisme
paraîtra en 1974 sous le titre : Platonica minora.
LE PREMIER TRAITÉ DE LA
CINQUIÈME <<ENNÉADE >> :
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>

Ce traité figure parmi les vingt et un premiers écrits de Plotin.


On trouve avant lui, dans la liste de Porphyre, quatre traités sur
l'âme r , un sur l'Intelligence • et deux sur l'Un 3, auxquels s'ajoutent
deux textes sur des questions disputées: le Beau et le Destin 4. Si
l'on admet que la liste de Porphyre est chronologique, la rédaction
de V, r a été précédée par la composition de quelques-uns des traités
plotiniens les plus célèbres et les plus importants, tels le traité sur le
Beau (I, 6), celui qui est consacré à la descente de l'âme (IV, 8) ou
celui qui porte le titre: <<Du Bien ou de l'Un>> (VI, g). Le premier
traité de la cinquième Ennéade n'est donc pas l'œuvre d'un écrivain
débutant ni surtout d'un penseur novice ; on sait que Plotin a com-
mencé à écrire après l'âge de cinquante ans. D'autres textes du maître,
même antérieurs, sont plus explicites ou d'une éloquence plus large,
mais il y en a peu, dans toute l'œuvre plotinienne, qui soient plus
synthétiques :en une quinzaine de pages, l'auteur présente la structure
de son système et l'intention qui l'anime. Bouillet considère ce traité
comme << le plus parfait et le plus important de Plotin sous le rapport
du fond comme sous celui de la forme >> 5. Sans aller aussi loin que lui,
nous accordons cependant à ce texte une valeur exemplaire.
Le plan du traité est le suivant. Plotin se demande en commençant
d'où vient que les âmes ont oublié Dieu leur père; il répond en évo-
quant la descente des âmes dans les corps et conclut le premier
chapitre en relevant la nécessité d'un discours anagogique, destiné à
rappeler aux âmes leur race et leur dignité. Les chapitres suivants
constituent ce discours. Dans le deuxième, Plotin présente le rôle
cosmique de l'âme; dans le troisième, il s'élève de l'âme à l'Intelli-

I IV, 7 ; IV, 2 ; IV, 8 ; IV, g.


• V, g.
3 V, 4; VI, g.
4 I, 6 ; III, I.
5 Les Ennéades de Plotin, t. III, Paris, r86r, p. 569.
62 FERNAND BRUNNER

gence, et dans le quatrième, il traite de l'Intelligible ou de l'Archétype


du monde sensible. L'Intelligence multiple le conduit ensuite à l'Un
qui lui est antérieur (chapitre S) ; il se demande comment le multiple
naît de l'Un (chapitre 6) et comment l'Intelligence peut venir d'un
principe auquel elle ne ressemble pas (chapitre 7). Dans les chapitres
suivants (8 et g), le philosophe compare sa doctrine des trois hypo-
stases aux philosophies antérieures. Enfin, dans les chapitres finaux
(ro à 12), il tire la leçon de ce qui précède dans la perspective de
l'enquête sur l'âme ouverte au chapitre premier; il retrouve la
question posée au début et y répond en connaissance de cause et d'une
manière capable d'éveiller les âmes à elles-mêmes. Ce traité s'inscrit
donc dans une perspective parénétique, tout en présentant de façon
systématique la psychologie, l'ontologie et l'hénologie de l'auteur.
Nous allons tenter d'expliquer, les uns après les autres, les chapitres
dont il se compose.

CHAPITRE I

On y peut distinguer : r) la question initiale (lignes 1-3) et la


réponse qui la suit ; 2) la conclusion (l. 22-35) 1 • Dans ce texte difficile,
il arrive que chaque mot pose un problème.
r. L'oubli de Dieu père
<<Oubli>> évoque le thème platonicien de la réminiscence. De fait,
la naissance, chez Plotin, affecte le statut de l'âme, qui doit s'efforcer
d'annuler les conséquences négatives de sa venue ici-bas. <<Père>>: il
n'est pas rare, à l'époque hellénistique, que ce mot soit associé à
Dieu: le Corpus Hermeticum et les Oracles Chaldaïques en sont témoins.
Platon déjà avait parlé du<< père du tout>> à propos du Démiurge z, et
les stoïciens donnaient couramment à Dieu le nom de père. Plotin use
aussi du mot <<patrie>>: <<Notre patrie est le lieu d'où nous venons,
et notre père est là-haut. >> 3
<<Fragments venus de là-haut et entièrement à lui (au Dieu père),
les âmes s'ignorent elles-mêmes et l'ignorent>> (l. 2-3). Dans ce passage,
J.!oipa ne doit pas suggérer de division corporelle : Plotin veut dire
1 Nous citons l'édition répandue d'EMILE BRÉHIER: Ennéades, Paris, 1924-

1938, sept volumes, et quelquefois la traduction du même auteur. Nous suivons


le texte d'HENRY et SCHWYZER : Platini opera, t. II, Paris, Bruxelles, 1959, et
nous utilisons les traductions de V. CrLENTO : Enneadi, vol. III, r et 2, Bari,
1949, de R. HARDER : Plotins Schriften, t. 1, Hambourg, 1956, et de ST.
MACKENNA : The Enneads, 3" éd., Londres, 1962. Nous n'indiquerons pas les
endroits où nous nous écartons de la traduction de Bréhier ; malgré les mérites
qu'elle conserve, cette traduction ne suffit plus aujourd'hui. Quant aux études
sur Plotin, nous mentionnerons quelques-unes des plus récentes.
• Timée, 28 C.
3 1, 6 (1), 8. Le chiffre entre parenthèses indique le rang du traité dans
l'ordre chronologique.
<·DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >)

que l'âme est issue du monde spirituel divin. <<L'âme, écrit-il, cet être
divin, issu des régions supérieures, vient à l'intérieur d'un corps : elle
qui est la dernière des divinités, vient ici, etc. >> 1 L'ignorance de soi
rappelle un autre thème platonicien, celui de la connaissance de soi,
auquel le néoplatonisme entier restera fidèle 2 • Elle est naturellement
associée à l'ignorance du père, car l'ignorance d'une chose, comme sa
connaissance, est liée à l'ignorance ou à la connaissance de sa cause.
La question ainsi posée au début du traité - comment les âmes
ont-elles oublié Dieu leur père ? -implique l'essentiel de l'anthropo-
logie et de la philosophie de Plotin. En effet, l'auteur des Ennéades
ne pense pas que nous soyons tout entiers dans l'expérience que nous
faisons de notre corps. D'abord, nous participons à la vie, qui s'étend
jusqu'aux astres et qui, nous le verrons, est supérieure au corps.
Ensuite, nous sommes en rapport avec le système supra-individuel des
Idées et avec l'Intelligence qui le pense. Enfin, une disposition à la
fois rationnelle et mystique engage Plotin à admettre que nous nous
enracinons encore au-delà. L'homme n'est pas borné à son corps, mais
ouvert à la vie cosmique, à l'Intelligence universelle et à la transcen-
dance de l'Un ou Dieu. Contrairement aux animaux sans raison,
l'homme connaît son lien avec le corps. Beaucoup se contentent de
cette pensée et de l'expérience de ce lien. Plotin voit dans cette atti-
tude un manque de lucidité vis-à-vis de soi, une cécité à expliquer.
<<Le principe du mal pour elles, écrit-il ensuite, c'est l'audace, la
naissance, la première altérité et la volonté d'être à elles-mêmes>>
(l. 3-5). Comme on le voit, le drame des âmes ne se situe pas sur le plan
du simple savoir: leur déchéance, décrite d'abord en termes intellec-
tuels - << ignorance >> et << ignorer >> reviendront 5 fois en ro lignes -
n'en intéresse pas moins la volonté. L'âme commet une faute 3 autant
qu'une erreur.
L'usage du mot<< audace>> s'inscrit dans une tradition: on l'observe
chez les pythagoriciens pour désigner la dyade qui est la première à se
séparer de l'unité 4, et dans le gnosticisme à propos de l'action du
Démiurge s. Plotin se sert du mot à différents niveaux hypostatiques 6

1 IV, 8 (6), 5·

• Cf. PIERRE CouRCELLE : Le << connais-toi toi-même >> chez les néoplatoni-
ciens grecs dans Le néoplatonisme, Paris, 1971, p. 153 et suiv.
3 Le mot est utilisé par exemple en IV, 8 (6), 5, ligne 16.
4 Références dans l'édition Henry-Schwyzer. Cf. A.-]. FESTUGIÈRE : La
révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, p. 83.
5 Cf. H.-CH. PuEcH dans la discussion de la conférence BALADI dans Le
néoplatonisme, Paris, 1971, p. 98.
6 Cf. N. BALADI : La pensée de Plotin, Paris, 1970. L'auteur voit dans ce
mot l'indication d'une rupture, d'une initiative, d'une contingence, aux diffé-
rents stades de l'émanation. A. H. ARMSTRONG traite de la notion d'audace dans
The Cambridge History of Later Greek and Early Medieval Philosophy, Cambridge,
1967, p. 242 et suiv.
FERNAND BRUNNER

et il admet des degrés dans l'audace: <<Lorsque l'âme vient dans la


plante, écrit-il, c'est une partie d'elle-même qui est dans la plante,
c'est sa partie la plus audacieuse. >> 1
La <<naissance>> (rÉvHnç) désigne l'ordre temporel de la généra-
tion: <<La semence des âmes dans le devenir>> (Eiç "fÉvEotv), lit-on
dans un traité contemporain~. L'âme en soi, l'Ame universelle, est
au-dessus de la génération ; au contraire, l'âme humaine, tout en
demeurant, par sa partie supérieure, avec l'Ame universelle, descend
dans un corps particulier.
<<La première altérité>> (éTEp6nJç). Ce mot est courant chez
Plotin pour qui il désigne d'ailleurs un genre premier, comme nous le
verrons au chapitre 4· Mais il est ici assez énigmatique. En V, 9 (g),
8, on apprend que les êtres incorporels sont séparés non par le lieu,
mais par la différence et l'altérité. Ici aussi il s'agit d'une séparation,
d'un éloignement, d'un écart, qui se situe dans la sphère de l'incorporel,
mais par rapport à quoi ? Par rapport à Dieu sans doute 3 ; mais aussi,
plus immédiatement, par rapport à l'Ame universelle. Il s'agit
probablement d'un écart qui est voulu par l'âme particulière et qui
constitue le premier moment de l'<< apostasie>> postérieure 4.
<<La volonté d'être à elles-mêmes>> constitue le quatrième principe
du mal pour les âmes. Il est clairement de nature morale et c'est lui
que la suite du texte développe. Nos âmes, qui appartenaient au
monde du divin, s'en sont éloignées pour devenir leurs propres maîtres
(To ~OUÀ1]9f\vat llÈ ÈaUTÛ!V Eivat, Tt+J Il~ aÙTEEOUOlljJ ... ~<J9Ei<Jal, 1. s-6). La
nuance de désobéissance et de révolte qu'on observe dans les doctrines
chrétiennes de la chute n'est guère présente ici: les âmes ne
se retournent pas contre leur origine; elles s'en détournent pour
mener une vie autonome. Plotin évoque d'une manière très
suggestive la joie des âmes devenues indépendantes, et leur course à
l'opposé de Dieu. L'automotricité devient pour elles le pouvoir de
mener une vie propre, loin de leur origine. Elles en arrivent ainsi à un
éloignement tel, qu'elles n'ont plus conscience de leur point de départ.
Voilà déjà la réponse à la question posée dans la première phrase du
chapitre. En écho aussi à ce passage où il s'agissait du Dieu père,
Plotin ajoute : <<Comme des enfants arrachés à' leur père et élevés

1 V, 2 (II), 2.

• IV, 8 (6), 5·
3 Cf. IV, 7 (2), 13, lignes 15-16: 6pf.!1J9Eïoa f.!Èv èmo Twv rrpwTwv.
4 Jamblique, dans Stobée, cite la première altérité de Plotin à côté d'autres
:raisons de la descente des âmes - la fuite loin de Dieu (Empédocle), une
démence ou une déviation (les Gnostiques), le jugement erroné du libre arbitre
(Albinus), etc. - e t il oppose ces raisons au type d'explication qui consiste à
lier le mal à l'âme à partir de l'extérieur. Cf. A.-J. FESTUGIÈRE: Révélation,
t. III, p. 209-21 r.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>

longtemps loin de lui, s'ignorent eux-mêmes et ignorent leur père >>


(1. 8-10) 1 • Cette comparaison, comme l'analyse que l'auteur fait
ensuite du comportement des âmes, est d'une vérité humaine frap-
pante. En vertu du principe selon lequel << poursuivre et admirer une
chose, c'est pour l'être qui l'admire et la poursuit se reconnaître
inférieur à elle>> (1. IJ-Ig), Plotin établit que les âmes, qui admirent
les choses périssables et d'une dignité inférieure à elles, se placent
plus bas que les choses périssables. Comment, dans ces conditions, les
âmes se souviendraient-elles << de la nature et de la puissance de Dieu >>
(1. 21) ?
Le chapitre I nous fait donc le récit de l'illusion où les âmes
s'enfoncent. Audace, naissance, différence, volonté propre, le principe
multiforme du mal va de pair avec l'estime de soi. Mais les âmes ne
savent pas qu'en se détournant de leur origine, elles se détournent
d'elles-mêmes. Elles ne savent pas que leur autonomie va se convertir
en asservissement et leur estime de soi en mépris de soi. La séduction
de l'expérience corporelle est pour elles l'illusion de Narcisse 2 • C'est
quand elles sont sans corps que les âmes sont maîtresses d'elles-
mêmes 3.
La question de la descente des âmes est une des plus considérables
et des plus délicates du système de Plotin. Le philosophe en a traité
plus longuement en IV, 8 (6) et a dégagé à cet endroit les deux aspects
qu'elle comporte: au chapitre 4, il use de termes qui annoncent V, I, I
pour décrire le changement par lequel les âmes quittent l'Ame
universelle et passent de l'univers à ses parties dans l'intention
d'<< être à elles-mêmes>>. Il en résulte pour elles fragmentation, isole-
ment, affaiblissement, etc. Mais dès la fin de ce chapitre, il adopte
un autre langage: les âmes ne descendent plus dans les corps parti-
culiers à la suite d'une faute qu'elles auraient commise, mais en vertu
d'une loi éternelle de la nature et pour accomplir la mission qui leur
est confiée; l'âme vient au-devant des besoins d'un autre; c'est Dieu
qui l'envoie 4. Plotin a beau nous dire au début du chapitre 5 que ces
deux langages ne sont pas incompatibles, nous avons de la peine à
comprendre comment le principe du mal pour les âmes est en même
temps le principe du bien pour les corps, et comment les âmes, par
ordre de Dieu, peuvent commettre la faute de s'éloigner de Dieu.
Ce problème difficile s'éclaire quelque peu à la lumière des remarques
suivantes. ·

1 Cf. VI, 9 (9), 7, sub finem.


a Cf. I, 6 (r), 8; V, 8 (31), 2.
3 Cf. III, I (3), 8 et 9·
4 Cf. IV, 8 (6), 5·
66 FERNAND BRUNNER

1. La descente des âmes, que Plotin aime à décrire comme une


erreur et une faute, n'entraîne pas la perdition totale de l'âme, car
l'âme ne descend pas tout entière : <<Il y a en elle quelque chose qui
reste toujours dans l'intelligible. )) z
2. La philosophie peut affranchir l'âme de sa dissipation partielle
dans l'extériorité et la multiplicité, et la ramener à elle-même.
3· L'âme est alors dans un corps sans être à lui 2. Elle est comme
l'Ame universelle qui exerce sa providence sur le corps universel sans
en être affectée d'aucune manière 3. Si donc le bien des corps est acquis
au prix du mal des âmes, ce mal n'est ni total ni définitif.
4· Il y a plus. La descente des âmes dans les corps particuliers leur
fait acquérir une expérience et une maturité qu'elles ne pouvaient
posséder autrement: <<Car l'épreuve du mal constitue une connais-
sance plus exacte du bien chez les êtres dont la puissance est trop
faible pour connaître le mal de science certaine avant de l'avoir
éprouvé. )) 4
5· Il suit de là que le mal ne réside pas dans le monde sensible
et le corps comme tels - la lutte de Plotin contre les Gnostiques sur
ce point en porte témoignage 5 - mais dans la modalité de notre
relation au monde sensible et au corps. Alors que l'Ame universelle
agit sur le monde sans audace 6, c'est-à-dire sans quitter sa perfection,
l'âme humaine quitte le point de vue supérieur et total de l'Ame
universelle, s'isole, se plonge avec ardeur dans un corps et y trouve sa
jouissance 7.
6. Ce comportement des âmes est sans doute la condition de
l'existence des corps particuliers; il est donc voulu par Dieu. Mais
Dieu veut le mal des âmes non pas au sens où il pourrait vouloir
leur bien et choisirait cependant leur mal. Car il appartient à la
nature des âmes de désirer les corps et à la nature de la matière
d'attirer les âmes. Dieu ne contraint pas les âmes quand il les envoie.
Il les laisse faire. Ou plutôt ce langage anthropomorphique désigne

' IV, 8 (6), 8.


z Cf. VI, 4 (22), 16 ; III, 6 (26), 5·
3 Cf. IV, 8 (6), 2.
4 IV, 8 (6), 7, !. 15-17.
5 Dans l'ouvrage de D. RoLOFF, qui a pour titre: Plotin, Die Gross-Schrift, III,
8- V, 8- V, 5- II, 9, Berlin, 1970, on trouve le premier commentaire continu
et détaillé de traités de Plotin, dont celui qui est dirigé contre les gnostiques.
6 Cf. II, 9 (33). II, !. 22.
7 Dans son bel ouvrage : Plotinus, The Road to Reality, Cambridge, 1967,
J. M. RisT a consacré un chapitre à la question de la descente de l'âme: p. rr2
à 129, en particulier p. 127 : There is nothing wrong with the material world per
se ; it is the best of all possible material worlds ... The fault lies not in the creation
of the world, but in the attitude of the individual soul.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>

un effet de l'ordre cosmique: la chute des âmes est l'aspect subjectif


de la dégradation hypostatique générale.
La descente des âmes est-elle donc la conséquence d'une faute ou
au contraire un service cosmique ? L'un et l'autre. Les âmes s'isolent,
mais elles donnent la vie aux corps ; leur illusion est compensée par
le rôle qu'elles jouent dans le monde sensible. Mieux que cela, leur
erreur est pour elles une leçon. Il semble donc que l'optimisme domine
malgré tout dans cette doctrine, comme ce sera le cas plus nettement
encore chez Proclus.
La venue des âmes dans les corps soulève non seulement la question
du mal, mais encore celle de la liberté: nous avons relevé à la ligne 5
le mot aùTEEou01ov. Il faut considérer ces deux questions ensemble.
De même en effet que l'ordre universel comprend la faute des âmes
et l'utilise, de même il comprend et utilise l'imperfection du choix
humain. Le parallélisme se poursuit : comme les âmes se libèrent du
mal en retournant vers leur origine, ainsi le choix aveugle devient
liberté quand les âmes se réunissent à l'intelligible et au divin '·

2. Conclusion
Ayant décrit la chute des âmes, Plotin se demande comment
retourner les âmes déchues dans la direction contraire et les faire
remonter<< jusqu'au terme suprême, l'Un et le Premier>> (l. 24-25). Il
note qu'il faut pour cela deux À6rot, invitant, l'un à mépriser les
objets de l'admiration actuelle de l'âme, et l'autre à reconnaître <<la
race et la dignité de l'âme>> (l. 27-28). Le philosophe choisit le deuxième
discours qui, traitant de la grandeur de l'âme, montrera en même
temps si l'âme est capable de s'élever aux choses divines, <<si elle a
la faculté (buvaJ.uç) de mener une telle enquête, l'œil qu'il faut pour
cette vision, et si elle est bien destinée à cette recherche >> (l. 32-33).
Ainsi la psychologie est en même temps doctrine des fins dernières et
théorie de la connaissance: Plotin se propose d'établir que l'Erkennt-
nisvermogen de l'âme humaine est apte à trouver le divin qui est son
origine et sa fin.
Ce chapitre, et avec lui le traité tout entier, s'inscrit dans une
perspective à la fois scientifique et anagogique, comme nous le disions
en commençant. Plotin ne pense pas pour construire un château de
concepts, mais pour s'éveiller lui-même et éveiller les autres au salut.
La théorie est chez lui intrinsèquement pratique, c'est-à-dire décou-
verte et transformation intérieures.

r Il faut recommander aussi le chapitre de ] . M. Rist sur le libre arbitre de


l'homme, op. cit., p. IJO-IJ8. Cf. CHRISTIAN PARMA: Pronoia und Providentia.
Der Vorsehungsbegritf Plotins und Augustins, Leiden, 1971; ANDREAS GRAESER,
Plotinus and the Stoics, Leiden, 1972, p. 112 et suiv.
68 FERNAND BRUNNER

CHAPITRE 2

On peut relever le plan suivant :


r) Plotin présente l'âme comme source de vie et de mouvement
dans l'univers (1. r-g) ; 2) il attire l'attention, en deux temps, sur la
manière d'opérer propre à l'âme (1. 10-40) ; 3) il conclut (1. 40-51).

r. L'âme comme source de vie et de mouvement

Pour éveiller les âmes à l'idée de leur grandeur, Plotin les invite
à méditer le rôle cosmique qu'elles ont toutes. C'est à <<toute âme>>,
écrit-il selon l'expression du Phèdre (245 C), qu'il est revenu de créer
et de faire vivre; son action porte sur les animaux célestes eux-mêmes
(que les astres soient animés, c'est une thèse déjà platonicienne 1 et
commune à l'époque hellénistique). Plotin use d'un style marquant
l'insistance et l'emphase: il ne se contente pas de mentionner les
astres en général ; il cite le soleil en particulier et aussi le vaste ciel ;
et quatre fois il reprend le mot aù-rl) pour souligner que c'est elle,
l'âme, qui est l'auteur de toutes ces merveilles, qui y introduit l'ordre
et le mouvement. A quoi il ajoute que l'âme diffère par nature des
êtres sur lesquels elle agit et qu'elle a plus de prix qu'eux, puisque leur
vie et leur mort dépendent de sa présence ou de son absence, tandis
qu'elle est toujours présente à elle-même 2 •
Il n'est pas nécessaire de commenter l'association de l'âme avec
la vie 3 : elle est donnée par la langue elle-même, puisque le mot ljJUXll
désigne le souffle de la vie, et que, de Platon à Proclus, l'âme a tou-
jours été considérée comme ayant la vie en elle-même et par elle-même.
Il est plus utile de relever que Plotin n'admet pas de différence
d'essence entre les âmes individuelles et l'Ame universelle. Dans la
liste de Porphyre, le traité sur la question de savoir si toutes les âmes
n'en forment qu'une (IV, g), précède de peu notre texte de la cin-
quième Ennéade. Plotin y établit à ce propos que << le même réside
dans le multiple>> (-r6 aù-rà oùv èv rroÀÀoiç) 4. L'Ame universelle est donc
présente dans toutes les âmes particulières. L'eur descente dans
les différents corps n'a pas affecté leur appartenance foncière à l'Ame
unique dont elles procèdent.
Un autre trait à souligner est la transcendance de l'âme par rapport
au corps qu'elle anime. Cette thèse est caractéristique du platonisme

• Cf. Lois, Bgg B.


• Cf. Phèdre, 245 C. Ennéades, IV, 7 (2), 3 et g.
3 Cf. IV, 7 (2), rr.
4 IV, 9 (8), 5, lignes 6-7.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >) 6g

et du néoplatonisme - antique et médiéval - et va de pair avec la


conception propre au platonisme du rôle de l'âme vis-à-vis du corps:
l'âme commande au corps, se sert de lui, le meut de l'extérieur 1 • Au
lieu de former un seul être avec lui, comme dans l'aristotélisme, l'âme
agit sur le corps comme sur autre chose qu'elle 2 •

2. Comment l'âme opère


Une nouvelle méditation va nous faire découvrir comment l'âme
communique la vie à l'univers, et nous donnera d'elle une idée plus
complète. Plotin procède en deux temps, de la ligne ro à la ligne 27
d'abord, et ensuite de la ligne 27 à la ligne 40.
Pour qu'elle puisse contempler la grande âme, l'Ame universelle,
il invite l'âme individuelle, qui ne doit pas se mépriser puisqu'elle
participe de la nature de la première, à quitter les illusions et les
séductions qui trompent les hommes et à s'installer dans un état de
repos 3. Il se livre ensuite à une expérience imaginaire. Il suppose que
le calme de l'âme se transmet non seulement à son corps, mais aussi à
l'univers environnant. Ici de nouveau le style est remarquable :
l'idée d'univers est développée par la mention de la terre, de la mer,
de l'air, du ciel lui-même, avec répétition du mot-clé ~ouxoç : <<En
repos la terre, en repos aussi la mer et l'air et le ciel lui-même, meilleur
qu'eux tous>> 4 (l. r6-r7). Dans cet univers immobile, le philosophe
imagine la venue de l'Ame de tout côté et du dehors 5, et il la compare
à la pénétration - quatre verbes composés du préfixe Eio - d'une
eau et d'une lumière dans ce corps immense. La métaphore de l'illu-
mination se précise d'une manière splendide: <<Comme les rayons du
soleil, éclairant un nuage obscur, le font briller et lui confèrent l'ap-
parence de l'or, ainsi l'Ame pénétrant le corps du ciel lui a donné la
vie, lui a donné l'immortalité et l'a éveillé de son immobilité>> (l. 20-
23)·
Les lignes suivantes mentionnent le résultat de cette intervention
de l'Ame: le mouvement éternel du ciel, conduit avec intelligence 5,
et la transformation de l'univers en un <<animal heureux>> 6, Avant

1 Cf. Phédon, 94 B; Alcibiade I, 130 A; Lois, 895 C-896 C. Voir PROCLUS:

Eléments de théologie, prop. 20, début de la démonstration.


> Pour la critique ct' Aristote, voir IV, 7 (2), 8 5.
3 Le repos, le calme, l'absence d'agitation sont les conditions de la sagesse
et de la contemplation. Cf. I, 4 (46), 12; VI, 9 (9), 11. L'immobilité, nous le
verrons, est un des caractères de l'intelligence.
4 BoUILLET, t. III, p. 6, note l'imitation de ce passage par Augustin et
par Proclus. Sur oùpavoç Ùf!dvwv, voir les notes critiques de Cilento et de
Harder.
5 Cf. Timée, 36 E.
6 Cf. ibid., 34 B.
70 FERNAND BRUNNER

l'Ame, le ciel ou l'univers <<n'est que corps mort, objet de haine pour
les dieux, comme on l'a dit>> '· Si donc le ciel est l'être admirable qu'il
est, c'est à l'Ame qu'ille doit.
Deuxième considération destinée à faire connaître la puissance et
la nature de l'Ame: l'Ame enveloppe le ciel et le conduit en vertu
d'une omniprésence dont le corps est incapable. En effet, l'Ame, pour
donner la vie à l'univers entier, est tout entière partout 2 , tandis que
le corps se divise selon les lieux et ne peut être tout entier au même
endroit. En lui donnant une vie unique, l'Ame unifie la multitude des
parties du ciel et fait du cosmos un dieu {9E6ç). Cette appellation
s'explique, puisque le cosmos participe de la divinité de l'Ame dans
l'être, la vie et le mouvement qu'elle lui donne; comme il manifeste la
divinité à son niveau, on peut le nommer un dieu. De son côté, l'âme
omniprésente et une ressemble <<au père que l'a engendrée>>, c'est-à-
dire à l'hypostase qui lui est supérieure et peut-être à l'Un lui-même 3.
3· Conclusion
On peut admettre que commence ici la conclusion du chapitre 2,
dans laquelle Plotin tire la leçon des observations précédentes. Selon
son procédé habituel, il développe la pensée qu'il vient d'exprimer:
<<Le soleil aussi est un dieu parce qu'il est animé, les astres aussi, et
s'il y a en nous du divin, c'est pour la même raison>> (1. 40-42). L'Ame
est divinisante; sans elle il n'y a que du cadavre-fumier, selon le mot
d'Héraclite et c'est elle «qui fait que les dieux sont des dieux>>. Eh
bien! notre âme est de cette race-là- voilà l'enseignement que Plotin
veut inculquer à ses disciples - à condition de la prendre pure de
toute adjonction.
On rencontre ainsi le thème de la purification et du dépouillement.
Nous devons nous défaire de ce corps qui s'est ajouté à nous à la
naissance, et des passions qui s'y rapportent. << Le corps est le vêtement
de l'âme>>, avait déjà dit Platon 4. En règle universelle, le néoplato-
nisme a considéré tout surcroît comme une diminution, tout ce qui
s'ajoute à une hypostase comme une perte de pureté. C'est un mode
de pensée bien platonicien : seul le Beau en soi, seul l'Egal en soi,
sans adjonction d'autre chose, sont le Beau et l'Egal véritables.
Notre âme est donc plus précieuse que tout ce qui est corps. Plotin
souligne encore une fois, à la fin du chapitre, l'impuissance du corps
sans l'âme, l'impuissance des éléments et même du feu - qui ne
contient pas en soi la raison de son pouvoir de brûler - et termine par

' Cf. HoMÈRE: Iliade XX, 65.


• Thème fréquent. Cf. IV, 7 (2), 5; IV, 2 (4) ; IV, 9 (8), 1 ; VI, 4 (22), 4; etc.
3 BouiLLET, t. III, p. 6, cite encore l'assimilation que fait saint Cyrille,
dans son Contre Julien, de l'Ame plotinienne au Saint-Esprit.
4 Cf. Gorgias, 523 C.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES •> 7I
ce trait brillant : << Si donc nous recherchons les êtres parce qu'ils sont
animés, pourquoi nous oublier et rechercher un autre être que nous ?
Si tu estimes l'âme qui est en un autre, estime-toi donc toi-même. •>
Concluons comme tout à l'heure : cette cosmologie va de pair avec
une éthique. Connaître l'âme dans l'univers, c'est s'élever au-dessus
des passions nées du soin d'un corps particulier et s'unir à l'Ame
universelle qui, sans en être émue, meut le cosmos entier.

CHAPITRE 3

Avec le suivant, ce chapitre concerne l'Intelligence. II n'est pas


nécessaire d'y distinguer des parties ; il suffit de signaler la phrase de
liaison dans laquelle Plotin nous invite à monter de cette chose divine
qu'est l'Ame à Dieu lui-même. Le discours anagogique se fait plus
pressant : l'âme divine doit savoir qu'elle peut atteindre Dieu et qu'il
n'est pas loin. Ainsi l'exige la conscience religieuse et le système lui-
même. Car au-dessus de l'Ame, il n'y a que l'Intelligence comme inter-
médiaire entre elle et Dieu. C'est donc l'Intelligence qu'il faut consi-
dérer maintenant, ((après quoi et de quoi vient l'âme)) (1. s-6), car si
noble qu'elle soit, l'âme n'est encore qu'<< une image de l'Intelligence •>
(1. 7) '·
En effet, l'âme humaine n'est pas seulement vie, elle est encore
pensée. Tout à l'heure, Plotin l'engageait à prendre conscience de son
rôle cosmique au sein de l'Ame universelle. Maintenant, il l'invite à se
saisir dans ses fonctions intellectuelles et à percevoir sa dépendance à
cet égard par rapport à une instance supérieure à l'Ame universelle,
à savoir l'Intelligence. Pour définir le rapport qu'il y a entre l'âme
et l'Intelligence, le philosophe recourt à un langage multiforme qu'on
peut analyser et commenter comme suit.
r. L'âme est une image (e!Kwv) de l'Intelligence (1. 7). Ce mot
implique l'idée d'une relation immédiate, à la fois de similitude et de
dissimilitude. On n'a pas l'expérience de cette relation de l'âme à
l'Intelligence sans une purification préalable 2.
2. L'âme est le verbe (À6roç) de l'Intelligence, <<comme la parole
exprimée est l'image de la parole intérieure à l'âme •> (1. 7-8). Cette
distinction du verbe intérieur et du verbe exprimé est d'origine

' A la ligne 4, il faut corriger le texte de Bréhier et lire : Aaf!~ave -ro{vuv -ro
-roO aeiou -rm~-rou 6e16-repov : << Considère donc ce qui est plus divin que ce
divin qu'est l'âme. •>
• Cf. V, 3 (2o), g.
72 FERNAND BRUNNER

stoïcienne 1 • L'âme est donc comme l'expression de la pensée, et


l'Intelligence comme son intériorité silencieuse •.
3. L'âme est l'énergie (èvÉp"feta) de l'Intelligence. En effet, le
verbe exprimé est associé, dans notre texte, à l'acte, l'activité ou
l'énergie de l'Intelligence, qu'elle projette en une autre hypostase
pour lui donner la vie. Voilà qui exprime le caractère dynamique du
rapport de l'Intelligence à l'âme: l'Intelligence manifeste son activité
et sa vie en dehors d'elle-même, et l'âme est cette énergie extériorisée
tout entière (1. 8-9).
4· La chaleur peut encore faire comprendre le rapport de l'Intel-
ligence à l'âme, car elle se situe à deux niveaux, comme le modèle et
l'image, comme le verbe : elle est la chaleur intrinsèque du feu et la
chaleur rayonnée autour de lui (1. 10). En un sens, l'énergie spirituelle
ne s'écoule pas en dehors de l'hypostase supérieure, mais demeure en
elle, tandis que se constitue l'hypostase inférieure 3. Il faut souligner
ce verbe I!Évetv, <<demeurer)) (1. II), parce qu'il désigne un aspect
fondamental de tout néoplatonisme, qu'il soit grec, arabe ou juif,
et parce qu'il jouera un rôle important chez Proclus 4.
s. Le rapport de l'âme à l'Intelligence est comparé encore au
rapport de la fille à son père qui la nourrit. L'âme est en effet de même
nature que l'Intelligence :elle est voepa (1. 12) ; mais elle est inférieure
à l'Intelligence, comme il est normal qu'un enfant le soit par rapport
à son père 5, parce que l'intelligence de l'âme consiste en raisonne-
ments et que sa perfection ('re;\e(wcnç) lui vient de l'Intelligence en soi.
6. Ce perfectionnement de l'âme par l'Intelligence est une actualisa-
tion (1. rs-r6). L'âme intellective passe de la puissance à l'acte, contrai-
rement à l'Intelligence qui est toujours en acte.
7· Le regard que l'âme jette sur l'Intelligence est le symbole de la
dépendance de l'âme qui ne tire l'intelligible ni du sensible ni de son
propre fond, mais de l'hypostase qui lui est supérieure immédiate-
ment : <<L'hypostase de l'âme vient de l'Intelligence et son logos est en
acte (èv èvep"fEt!f) quand l'Intelligence est l'objet de son regard l)

r Référence dans l'édition Henry-Schwyzer, t. II, p. 265.


2Passage parallèle remarquable dans 1, 2 (rg), 3 sub finem.
3 Il ne semble pas nécessaire d'opposer le cas des hypostases sur ce point à
celui de la chaleur du feu, comme le font plusieurs traducteurs : celle-ci ne
s'écoule pas non plus.
4 Cf. le commentaire de E. R. DoDDS : The Elements of Theology, 2 6 édi-
tion, Oxford, rg63, p. 220-22r; jEAN TROUILLARD: L'Un et l'Ame selon Proclos,
Paris, I972, ch. III, p. gr et suiv.
5 Cf. V, 9 (5), 4: <<Comme des pères qui élèvent jusqu'à l'âge adulte leurs
enfants nés imparfaits. >l
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 73
(1. rs-r6). Plotin précise que c'est en elle que l'âme pense et agit
quand elle regarde l'Intelligence. L'être spirituel se fait lui-même
ce qu'il est, sous l'influence pourtant d'un être supérieur - ainsi
l'auto-constitution proclusienne ne laissera pas de requérir une trans-
cendance 1 • Passer à l'acte sous l'influence d'un être en acte, comme
le fait l'âme, c'est subir; mais il faut distinguer avec Plotin ce subir
qui provoque un agir spirituel, du subir de la sensation qui est pur
m18oç {1. rg).
Il est intéressant de noter que le regard peut être dirigé de bas en
haut - il est alors comme ici le signe de la dépendance - ou de haut
en bas - et c'est au contraire le regard créateur. Plotin privilégie
le premier symbolisme, le second étant réservé aux doctrines qui
personnifient les principes supérieurs plus que ne le fait l'auteur des
Ennéades.
8. L'âme comme réceptacle {bEXO~Evov) et matière {ilÀl'J) est
opposée à l'Intelligence conçue comme forme {Elboç) et appelée de
nouveau <<père)) (1. 20-24). L'Intelligence est présente à l'âme sans
qu'il y ait d'intermédiaires entre elles, étant sa forme, et elle lui
communique sa nature. L'âme est en effet <<belle, intellectuelle et
simple comme l'Intelligence)), quoique à un moindre degré qu'elle.
En conclusion du chapitre, Plotin souligne la supériorité de l'Intel-
ligence qui rend l'âme <<plus divine)) en lui donnant la pensée.
On le voit, le philosophe recourt soit à un langage technique
inspiré d'Aristote soit à un symbolisme physique, biologique ou
psychologique qui n'est pas rare en milieu hellénistique. Dira-t-on
que ce symbolisme dénote un recul de la rationalité par rapport à
l'époque classique ? Ce n'est pas notre avis. Les images ne constituent
pas ici un hommage au sensible ; elles ne sont pas destinées non plus
à fleurir le style et il ne faut pas croire qu'elles disent à leur manière
ce qu'on pourrait dire autrement : il s'agit d'un procédé dont le
philosophe ne peut se passer pour exprimer le rapport du supérieur
à l'inférieur. Les images disent mieux que les concepts la relation
dynamique qu'il y a entre les hypostases, la procession et pourtant la
manence, la ressemblance et la différence. Et surtout, elles offrent
tout cela à la fois à une intuition intellectuelle qui est fondamentale et
qui pourra ensuite; dans la mesure du possible et imparfaitement, se
développer en raisonnements. Loin d'être inférieure au concept,
l'image est ici d'une efficacité supérieure, de sorte que l'image des
rapports de l'Intelligence et de l'âme élève l'âme au-dessus d'elle-
même jusqu'à l'Intelligence.

r Cf. Eléments de théologie, prop. g-ro et 40 et suiv., introduction, traduc-


tion et notes par Jean Trouillard, Paris, 1965, p. 66-67 et 87 et suiv.
74 FERNAND BRUNNER

Le chapitre 3 nous fait donc monter vers Dieu par cet intermé-
diaire entre Dieu et nous qu'est l'Intelligence. Redisons-le pour n'y
plus revenir, l'Intelligence est une hypostase supérieure à l'âme et
non une faculté de l'âme. Par ses facultés propres, l'âme donne au
monde vie et mouvement. Par-dessus le marché, elle a la connaissance,
fonction nouvelle qui s'explique par la présence au-dessus d'elle d'une
hypostase dont le propre est de connaître et dont elle participe. Cette
doctrine résulte d'une application du procédé de pensée illustré par
Platon : à la vie correspond le principe de la vie, à la connaissance le
principe de la connaissance. On peut en penser ce qu'on voudra; ce
procédé a en tout cas l'intérêt de servir la vie spirituelle, puisqu'il
invite l'homme à dépasser son expérience ordinaire du savoir dans
l'idée d'une Intelligence dont la nôtre n'est qu'un reflet 1 •

CHAPITRE 4

Le chapitre 3 a présenté l'Intelligence dans sa fonction de principe


par rapport à l'âme. Le chapitre 4 va s'attarder sur la nature de
l'Intelligence considérée comme une avec l'Intelligible, c'est-à-dire
avec l'Archétype du sensible. Les lignes I à 34 sont consacrées à la
description de l'Intelligence-Archétype ; de la ligne 34 à la ligne 43,
Plotin énumère les Intelligibles premiers.

r. L'Intelligence-Archétype
Le philosophe commence en nous proposant une autre manière de
considérer la supériorité de l'Intelligence. En effet, comme Archétype,
l'Intelligence est comparée cette fois non pas à l'âme, mais au sensible.
Bréhier remarque heureusement que le recueillement intérieur auquel
nous a conduits le chapitre 3 va de pair avec la contemplation des
choses sensibles ; le chapitre 4 << montre que cette région de l'Intel-
ligence, où l'âme s'est retirée, n'existe (comme l'indique le Timée)
qu'à titre de modèle du monde sensible, contenant, dans sa vérité,
sa perfection, son immutabilité, son éternité, tout ce que le monde
sensible nous manifeste. La vie intérieure, qui fait que l'âme se
retrouve elle-même, est donc inséparable du mouvement par lequel

1 Les aristotéliciens ne pardonnent pas au platonisme de poser l'identité du

connaître et de l'être. Ainsi, certains critiques pensent la doctrine de Plotin


selon la norme que constitue pour eux l'enseignement d'un autre maitre. De là
les paradoxes et les confusions qu'ils se plaisent à découvrir dans les Ennéades.
On trouve un exemple de cette méthode dans l'ouvrage, d'ailleurs intéressant,
de CHRISTIAN RuTTEN : Les catégories du monde sensible dans les << Ennéades >> de
Plotin, Paris, rg6r.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 75
elle découvre la nature et l'essence de l'univers.)) r Le monde sensible,
rapporté à l'âme dans le chapitre 2, l'est maintenant à l'Intelligence,
et de même qu'il s'agit une seconde fois de l'Intelligence, il s'agit
une seconde fois du monde sensible.
Plotin évoque d'abord les merveilles du cosmos un peu comme au
début du chapitre 2 : sa grandeur, sa beauté, son ordre, son mouve-
ment éternel, les dieux et les êtres divers qu'il contient. Le verbe
9ctu1JaZ:w que nous rencontrons ici, figurait déjà au chapitre r, mais
pour désigner l'admiration sotte de l'âme qui ne remonte pas des
charmes du sensible à leur cause. Le sensible est ambigu : si nous le
prenons en lui-même, il nous déprime ; si nous le prenons dans son
rapport à sa source, l'Ame universelle et l'Intelligence, il nous élève.
En remontant du monde sensible à la cause de sa vie et de son
mouvement, on atteint l'Ame universelle; mais en remontant du
monde sensible au modèle et à la réalité véritable (-ro àÀ119tvumpov,
1. 6) de toutes les merveilles sensibles, on atteint l'Intelligence qui,
nous l'avons vu, est la cause de l'Ame. L'admiration que Plotin
manifeste pour la variété des êtres sensibles se reporte donc à un degré
supérieur sur leur Archétype. Avec ce divin modèle, la théorie aristo-
télicienne de la causalité est dépassée, mais l'idéalisme platonicien
aussi, car, en l'Archétype, <<tous les intelligibles ont la connaissance
interne d'eux-mêmes)) (1. 6-7).
Comme l'écrivait Vacherot au siècle dernier, <<les idées ne sont ni
les principes abstraits de la pensée, ni des êtres supérieurs et extérieurs
à l'intelligence; c'est le fond même de l'intelligence)) 2 • Préparée par
le moyen platonisme, la doctrine de Plotin associe les Idées à une
Intelligence de même rang, qui les pense et se pense en elles toutes et
en chacune d'elles. Ainsi le monde intelligible n'est plus seulement,
comme chez Platon, un ensemble d'Idées entre lesquelles existent des
relations déterminées, mais encore un ensemble d'être pensants, qui
sont placés ici mythiquement sous la présidence de l'Intelligence sans
mélange - c'est-à-dire sans contact avec le sensible - et de la
Sagesse sans commune mesure avec la nôtre, et qui sont autant de
vues particulières que l'Intelligence peut prendre sur elle-même.
Comme dans le cas du Dieu d'Aristote, l'Intelligence plotinienne est
son propre objet, mais elle se multiplie elle-même organiquement
selon la multitude des Idées platoniciennes qu'elle contient.
Il est donc naturel d'associer la Vie à l'Intelligence et à la Sagesse
(1. g), non pas la vie biologique dont il s'agissait au chapitre 2, mais
la vie de la pensée, qui a le mouvement en commun avec la première
et que gouverne Cronos dont le nom veut dire <<satiété)) et <<intel-

I P. 9·
z Histoire critique de l'Ecole d'Alexandrie, t. I, Paris, 1846, p. 373·
FERNAND BRUNNER

ligence >> '· Plotin usait d'un symbolisme spatial en nous demandant
d'apercevoir là-bas (èKeî, 1. 6) les Intelligibles doués de pensée. Le
voici qui recourt à un symbolisme temporel quand il nous invite à
concevoir la vie des Intelligibles comme le temps de l'âge d'or. Mais
bien entendu, au sens propre, il ne s'agit ni d'espace ni de temps,
puisque l'Intelligible se situe en dehors de l'un et de l'autre.
La suite de la première partie du chapitre découle de ce début et
n'apporte rien de nouveau. Elle constitue cependant un développe-
ment éloquent et puissant, dont il importe de relever, au moins d'une
manière sommaire, les divers moments.
I. Le terme de <<satiété>>, qu'on retrouve par exemple en V, 9
(5), 8, exprime l'absence de besoin et la plénitude. Il est commenté
aux lignes suivantes (ro et II) par la quadruple répétition du mot
<<tout>>: l'Archétype <<enveloppe tout ce qui est immortel, toute
intelligence, tout dieu, toute âme>>. L'âme est en lui comme en son
principe.
2. A l'idée de plénitude se rattache immédiatement celle d'im-
mobilité éternelle, car le plein n'a pas à combler de manque ; il n'a
pas à changer de nature, de place, de dimensions (1. 12-14).
A noter que l'immobilité dont il est question ici n'est pas celle du
corps (ch. 2), quoiqu'elle soit désignée par le même mot :l'immobilité
propre à la plénitude n'a rien de commun avec l'immobilité qui requiert
un moteur. Les Idées platoniciennes, le Dieu d'Aristote, sont immobiles
aussi au premier sens.
3· La plénitude, c'est la perfection dans le tout et dans les parties.
En vertu de l'homogénéité du parfait, il n'y a rien en lui qui ne pense.
4· Autre conséquence de la plénitude : la pensée s'y exerce non
pas dans la recherche, mais dans la possession. Ce trait du Dieu
d'Aristote est fondamental pour l'Intelligence plotinienne <<qui est
tout>> • et qui, par conséquent, est pure intériorité 3.
S· Le bonheur inné en découle encore.

1 Kop6ç et v6oç. Cf. Cratyle 396 B et infra, ch. 7· - Sur l'originalité de


la conception plotinienne du monde intelligible par rapport au moyen plato-
nisme et sur l'influence stoïcienne qui s'est peut-être exercée sur l'auteur des
Ennéades, voir les pages de A. H. ARMSTRONG dans The Cambridge History of
Later Greek and Early Medieval Philosophy, p. 245-248; ANDREAS GRAESER :
Plotinus and the Stoics, Leiden, 1972, p. 20-22. Sur le chapitre que nous expli-
quons, on peut lire GR1GORIOS PH. KosTARAS : Der BegriU des Lebens bei Plotin,
Hambourg, 1969, p. 87 et suiv.
• Infra, 1. 21.
3 Cf. V, 9 (5}, 7·
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >> 77

6. L'éternité aussi, car seul le présent du verbe convient à ce qui


demeure le même, s'aimant comme il est. Contrairement à l'Intelli-
gence, l'âme ne possède pas tous les objets de la pensée; elle les
considère successivement, un seul à la fois. C'est pourquoi elle agit
dans le temps -imitation de l'éternité - enveloppée par lui 1 •
7· Plotin insiste pour terminer sur les rapports de l'Intelligence
et de l'Etant, c'est-à-dire, en bonne doctrine platonicienne, de l'Idée
(1. 25-33). L'Intelligence et l'Etant se conditionnent l'un l'autre: pas
d'Etant sans que l'Intelligence le porte en elle, et pas d'Intelligence
sans que l'Etant en soit l'objet (1. 27-28). Cette position ne se confond
pas avec l'idéalisme si l'on entend par là la réduction de l'être à la
pensée, car chez Plotin l'être est le contenu de la pensée et la fait
exister: <<L'Etant, par le fait d'être pensé, donne à l'Intelligence le
penser et l'être>> (1. 27-28) •. Malgré leur distinction, l'Intelligence et
l'Etant ne font qu'un. Pourquoi cette solution à une question disputée
dans l'école platonicienne ? En V, 3 (49), 5, par exemple, le philosophe
donne la réponse suivante: <<L'acte de contemplation doit être iden-
tique à l'objet contemplé et l'intelligence à l'intelligible, sinon il n'y
aurait pas de vérité ; au lieu de posséder les étants, on ne posséderait
qu'une empreinte, qui est différente des étants et qui n'est pas la
vérité.>>
A l'exposé que nous trouvons ici sur la nature de l'Intelligence, il
ne manque guère que l'étude des rapports de l'Intelligence avec les
éléments qui la constituent. Rappelons, d'après V, 9 (5) et les traités
postérieurs à V, I, que s'il n'y a rien dans l'Intelligence qui ne pense
et si toute Idée est Intelligence, il suit que toute Idée est Idée du tout,
c'est-à-dire point de vue sur le tout : <<Chacune des parties de l'Intel-
ligence possède l'univers des êtres et elle est tous les êtres ; sinon
l'Intelligence aurait une partie qui ne serait pas Intelligence. >> 3 Plus
précisément, l'Intelligence comme tout pense le tout actuellement,
tandis que comme partie, elle ne pense actuellement que cette partie
et pense le tout en puissance 4. Il est naturel, et d'ailleurs commun,
de citer là Proclus et Leibniz. << Si chacun des esprits, écrit Proclus, est
tous les êtres selon un point de vue (Ka9'ev mivTa), et si ce point de

• Les âmes sont plongées dans le temps par leurs affections et leurs actions,
non par leur essence. Cf. IV, 4 (28), 15.
• On trouve déjà de riches explications sur l'Intelligence et l'Intelligible
dans V, 9 (5). L'évolution de la doctrine chez Proclus est intéressante à noter:
cf. DoDDS, Commentaire sur les Eléments de théologie, p. 252-253 et 285-287. -
Pour comparer les doctrines de Plotin et de Proclus avec l'idéalisme allemand,
voir WERNER BEIERWALTES: Platonismus und Idealismus, Francfort, 1972.
3 III, 8 (3o), 8.
4 Cf. VI, 2 (43), 20-22.
FERNAND BRUNNER

vue n'est rien d'autre que le tout considéré de façon partielle, le tout
est donc en chacun de ces esprits de façon partielle en tant qu'il est
déterminé par la prédominance d'un point de vue partiel sur tous les
autres.)) I

2. Les Intelligibles premiers


La constatation qu'il ne peut y avoir de pensée sans altérité et
identité - pensée et objet pensé étant deux et un - conduit Plotin
à l'énumération des rrpwTa, des choses premières l : Intelligence, Etant,
Altérité, Identité, Mouvement et Repos (1. 33-36). Ces Intelligibles
premiers sont aussi les principes (àpxa!) dont proviennent les autres
choses (1. 42-43), puisque la priorité logique est en même temps une
antériorité ontologique.
Plotin justifie comme suit, semble-t-il, la mention des quatre
derniers rrpwTa : l'Altérité se rapporte à la différence pensant-pensé
(sans cette différence, c'est l'unité et le silence) et à la différence des
choses pensées entre elles ; l'Identité est celle de chaque objet de
pensée avec lui-même, et l'identité commune de tous les objets de
pensée dans l'être et dans la pensée malgré leur différence 3 ; le
Mouvement est l'acte de connaître et d'être connu, et le Repos,
l'identité de cet acte avec lui-même. De ces choses premières, ajoute
Plotin, dérivent le Nombre et la Quantité comme la Qualité 4.
La doctrine des genres de l'être n'est pas un accident chez Plotin,
puisqu'il lui accorde une telle place dans la VIe Ennéade. Elle n'en est
pas moins une doctrine d'école et un héritage obligé que le philosophe
aménage à sa façon. Plusieurs critiques ont noté qu'à la dialectique
platonicienne et à l'étude de la prédication, Plotin substitue la vision
unitive des différents aspects de l'Intelligence-Etant qui est à la fois
Altérité et Identité, Mouvement et Repos 5. Le tout de ces <<genres))
requiert une cause supra-générique dans laquelle sa diversité se
résorbe. Il va en être question dans les chapitres suivants; l'auteur
y a déjà fait allusion à la ligne 29.
La transcendance de l'Intelligence par rapport à l'âme est donc
établie : nous avons vu, au chapitre 3, que l'Intel~igence engendre et
perfectionne l'âme, et dans le présent chapitre que l'Intelligence est à
la fois l'être véritable et la connaissance véritable.

' Eléments de théologie, prop. IBo, trad. J. Trouillard, Paris, I965, p. I69.
• Ce mot désigne parfois n'importe quelle Idée. Cf. V, 9 (5), 5·
3 Le texte n'est pas facile. Consulter les notes critiques de Cilento et de
Harder.
4 Cf. VI, 2 (45), I3 et 21.
5 Cf. VI, 2 (43), IS. Consulter E. BRÉHIER, notice de VI, 2, p. 37; P. HADOT :
Porphyre et Victorinus, Paris, I968, p. 2I4 et suiv. Cf. ci-dessus, p. ISO, note I.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 79

CHAPITRE 5

Bréhier écrit que les trois chapitres qui viennent maintenant sont
parmi les plus difficiles des Ennéades, tant à cause de la corruption du
texte qu'à cause du langage dont use Plotin 1 •
Les questions sur lesquelles s'ouvre le chapitre 5 déclenchent
une dernière fois le mouvement d'ascension qui se dessine depuis le
début du traité z. Il s'agit de dépasser le <<dieu multiple)) qu'est
l'Intelligence, pour s'élever à celui qui l'a engendrée, au simple, à la
cause de l'être de l'Intelligence et de sa multiplicité, qui est l'origine
du nombre. (Au chapitre 3, l'âme était appelée<< simple comme l'Intel-
ligence)) (1. 23) ; mais l'âme et l'Intelligence, bien que non corporelles,
sont encore complexes par rapport à l'Un.) Donc l'âme, <<devenue
comme une avec l'Intelligence )) (1. 3) pose des questions (ZrrrEî) sur
la cause de l'Intelligence. Il s'agit d'une enquête : l'âme raisonne et
cherche à comprendre, mais, suspendue à l'Intelligence, elle prépare
par sa recherche l'union proprement dite avec l'Intelligence et même
avec la cause de celle-ci.
Pour expliquer le texte aride qui suit, faut-il supposer une brisure
dans le développement, une interpolation, comme le fait Bréhier ?
Peut-être pas 3.
Plotin se livre à une réflexion sur la nature et l'origine du nombre,
qui s'inspire du dernier enseignement de Platon tel qu'Aristote le
rapporte : le nombre, que l'un précède, provient de la détermination
par lui de la dyade indéterminée (ù6pwTov, 1. 8). Dans le Philèbe,
Platon avait déjà proposé un schéma analogue en faisant de la
Limite et de l'Infini les éléments de toutes choses, et l'on sait la
fortune de cette dernière antithèse chez Proclus.
Plotin précise qu'il prend le nombre comme oùcr{a, c'est-à-dire
comme essence ou comme être intelligible, et il ajoute que l'âme aussi
est nombre (thèse ancienne à l'Académie). Car les choses premières
(Tà npwTa), dit-il, ne sont ni des masses ni des grandeurs, et ce n'est
pas dans l'ordre du sensible que réside ce qui fait le prix de la réalité.
Dans le cas de la semence, ce n'est pas l'humidité, mais l'invisible:
le nombre et la raison (Ào"foç).
Après cet exemple, le maître revient sur la nature du nombre et
de la dyade intelligible ; ils sont << raisons (Àorm) et intelligence)),

' Cf. la notice relative au présent traité, p. 10.


• La phrase de transition n'est pas ponctuée dans l'édition Henry-Schwyzer
comme dans celle de Bréhier. Il y a d'autres divergences entre les deux éditions
dans ce chapitre et dans les suivants, et nous renvoyons ici comme ailleurs aux
notes de Cilento et de Harder.
3 Cf. HARDER, p. 490·
Bo FERNAND BRUNNER

écrit-il. La suite immédiate nous fait comprendre qu'en eux, l'Intel-


ligence se décompose en ses aspects formel et matériel. Le maître
note en effet que la dyade indéterminée est support, tandis que le
nombre, issu d'elle et de l'Un, est forme. Il nous propose donc un
symbolisme arithmétique destiné à expliquer la multiplicité qui
caractérise l'Intelligence.
La suite se lit et se comprend différemment selon les éditeurs 1 :
l'Intelligence (?) est informée par les Idées qui viennent en elle ; d'une
certaine façon, elle est informée par l'Un, et d'une autre façon par
elle-même. Comme la vision en acte, ajoute Plotin; car l'intellection
est vision en acte, les deux- ce qui vient de l'objet et ce qui vient
du sujet (?) - ne faisant qu'un. Nous retrouverons au chapitre 7 ce
double aspect de l'information de l'Intelligence; nous avons déjà
rencontré ce trait à propos de l'âme dont les actes s'effectuent sous
l'action de l'Intelligence (chapitre 3). Le phénomène de la vision se
situe encore dans la même perspective : on y observe << une forme
provenant de deux choses 1> 2 (le sentant et le senti).
Malgré ses obscurités, dues à l'état du texte et à la concision du
style, ce chapitre formule un enseignement net : les Idées multiples,
ou l'aspect formel de l'Intelligence, sont des Nombres qui procèdent
de la dyade indéfinie, ou de l'aspect matériel de l'Intelligence, et de
l'Un. Nous sommes donc bien en train de nous élever de l'Intelligence,
encore composée, au simple absolu qui est l'Un.
Une question demeure en suspens : quel est le rapport de la doctrine
des Idées conçues comme Nombres avec la théorie des genres premiers,
exposée dans le chapitre précédent ? Le nombre, tout à l'heure, était
présenté comme postérieur aux genres premiers, mais dans le présent
chapitre sur les nombres, il n'est plus question des genres premiers. Le
lien entre ces deux aspects de l'héritage platonicien semble insuffisam-
ment élaboré. Proclus ira plus loin en établissant des correspondances
entre les genres d'une part et les principes du nombre d'autre part 3.

CHAPITRE 6

Le chapitre s'ouvre sur une série de questions dominées par celle-ci :


comment del'Unlamultiplicitépeut-ellenaître? La réponse commence
à la ligne 8. Une sorte de conclusion sur les rapports de l'Un, de
l'Intelligence et de l'âme achève le chapitre à partir de la ligne 30.

1 Si, à la ligne r6, on accepte de corriger ~Kao-roç en ÉKO<JTOU, ce qui


est informé, ce n'est pas l'Intelligence ou le support, mais quelque autre chose
sur quoi les traducteurs ne s'accordent pas.
• Cf. VI, r (42), g. Cf. III, 8 (30), II, début.
3 Cf. JEAN TROUILLARD: L'Un et l'Ame selon Proclos, p. 72.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 8r

r. Comment de l'Un vient le multiple


En liaison directe avec la fin du chapitre précédent, Plotin s'inter-
roge d'abord sur l'Intelligence et sa vision. Il se déclare sûr de l'exis-
tence de l'Intelligence et de l'Un, mais il demeure hanté par le pro-
blème traditionnel de la naissance du multiple à partir de l'Un.
<<Comment l'Un n'est-il pas resté en lui-même ? )) demande-t-il (1. 6-7).
La question n'intéresse pas seulement la raison objective et la
curiosité, puisqu'elle porte sur les réalités divines les plus élevées.
Aussi le ton de Plotin se fait-il solennel et l'invocation de Dieu trouve
ici naturellement sa place 1 • Le philosophe précise que cette invocation
n'est pas de bouche, mais de cœur, car<< c'est de cette façon que nous
pouvons diriger notre prière seuls vers le seul)) (1. rr). On retrouve
ici la célèbre formule sur laquelle se terminent les Ennéades dans
l'édition de Porphyre: <puy~ f!6vou TTpàç f!6vov (VI, 9 (g), rr). Le
fait qu'elle se présente au pluriel: f!6vouç 1rpàç f!6vov, n'est peut-être
pas sans signification: Plotin ne s'enferme pas dans une expérience
solitaire comme on le dit parfois •. <<Aller seul vers le seul)) signifie
pour lui y aller l'âme seule, sans le cortège des passions corporelles et
dépouillé de ce qui est étranger à Dieu - car le semblable est connu
par le semblable 3 - et non point sans la compagnie des autres hommes.
Ceux qui ont passé par le même dépouillement s'unissent dans l'expé-
rience de l'accès à Dieu: toute âme dans l'Ame ne fait qu'un avec les
autres âmes, de même toute intelligence dans l'Intelligence. << Aller
seul vers le seul )) signifie encore rencontrer Dieu sans intermédiaire,
dans l'unité et l'amour 4.
Plotin demeure au même niveau de solennité quand il évoque
ensuite le sanctuaire qui est réservé au dieu, et les parties du temple,
extérieures au sanctuaire et abritant des statues 5. La métaphore et
sa signification sont admirablement fondues. Le lecteur imagine qu'il
atteint l'enceinte du sanctuaire et qu'il aperçoit les statues qui se
dressent à cet endroit, tandis qu'il laisse derrière lui le sanctuaire
lui-même. Il sait cependant qu'il est question des hypostases divines 6

1 Cf. PLATON: Timée, 27 C; Philèbe, 25 B. On trouve dans l'ouvrage déjà

cité de J. M. RIST : Plotinus, The Road to Reality, un chapitre sur la prière chez
Plotin, p. 199 et suiv.
• Cf. HILDA GRAEF : Histoire de la mystique, Paris, 1972, p. 32.
3 Cf. VI, 9 (9), II, ligne 32.
4 Voir la fin du chapitre 6.
5 Chez Henry et Schwyzer, ÈKEtvou n'est pas rattaché à 9EctT~v qui
précède, mais à ovToç et à f!ÉVOVTOÇ qui suivent. - Sur les àyaÀf!ctTct on
peut lire EuGÉNIE DE KEYSER: La signification de l'art dans les Ennéades de
Plotin, Louvain, 1955, ch. V, p. 53 et suivantes. Sur la comparaison du sanc-
tuaire, on trouve un passage semblable chez PROCLUS : Théologie platonicienne,
I, 3, éd. Saffrey et Westerink, Paris, 1968, p. 16.
6 Ailleurs, les statues représentent les Intelligibles : << Tous les êtres là-bas
sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes>) (V, 8 (31), 4).
82 FERNAND BRUNNER

et d'abord de l'Intelligence. Il se représente celle-ci comme la première


statue à apparaître (1. 14-15) tandis qu'à l'intérieur du sanctuaire,
derrière lui, c'est Dieu lui-même qu'il laisse et qui <<demeure dans la
tranquillité au-delà de tout>> (1. 12-13). En un glissé parfait, les hypo-
stases métaphysiques se substituent aux données de la religion positive.
Cette comparaison tirée des parties du temple apparaît plus d'une
fois dans les Ennéades : le dieu du sanctuaire est toujours le symbole
de l'Un ou du Bien, dont l'Intelligence est le <<vestibule>> 1 • Il faut
signaler à ce sujet deux textes antérieurs à notre traité. Dans le
premier, les conditions d'accès au Bien sont illustrées par la purifica-
tion et par le dépouillement du vêtement qu'impose la montée vers
le sanctuaire (Tà a·fla Twv \epwv) 2. Et dans le second, nous apprenons
qu'en entrant dans le sanctuaire (&buTov), on laisse derrière soi les
statues du temple (va6ç), qu'on reverra les premières à la sortie
-spectacle de second ordre. Mais à l'intérieur du sanctuaire, demande
Plotin, était-ce déjà un spectacle ? Non, puisqu'il ne s'agissait ni de
statues ni d'images, mais de Lui (aùT6) 3. Ces comparaisons révèlent
un homme qui a fréquenté les temples et les prend au sérieux. Le mot
célèbre que rapporte Porphyre dans sa Vie de Plotin, paragraphe 10,
demeure énigmatique, mais il ne doit pas, en tout cas, nous faire
creuser entre le philosophe et la religion le fossé du rationalisme ou de
l'anticléricalisme.
A la question de savoir co mm en t le rn ulti ple naît de 1'Un et comment
l'Un n'est pas resté en lui-même, Plotin répond donc en évoquant
l'expérience religieuse du passage de l'unité invisible de la divinité dans
le sanctuaire à sa manifestation plurielle dans les statues extérieures.
Le fidèle découvre et éprouve que la divinité ne reste pas dans son
unité secrète, et le philosophe refait cette expérience avec lui dans
<<le sanctuaire invisible>> de l'âme 4.
Mais le philosophe cherche aussi à comprendre, et Plotin s'y essaie
dans les termes suivants. L'Un, qui n'a rien vers quoi il puisse se
mouvoir, est immobile. Si une chose devient après lui, ce devenir
s'opère par la conversion de cette chose vers lui 5. Sur quoi Plotin
précise lui-même qu'il emploie le mot <<devenir» pour désigner, en
dehors du temps, un rapport d'ordre et de causalité.
Le philosophe établit encore que l'Un produit sans se mouvoir:
car, dans le cas contraire, l'effet de l'Un ne viendrait pas au second

1 V, 9 (5), 2.
• Cf. 1, 6 (r), 7-8. Voir la fin de notre commentaire du chapitre 2.
3 Cf. VI, 9 (9). II.
4 Ibid., r. 30.
5 Si on lit auT6 à la ligne r8, le sens est le suivant: <<Ce devenir s'opère sans
que l'Un cesse d'être tourné vers lui-même. & J. M. RIST: Plolinus, p. 267-268,
est favorable à cette lecture.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>

rang après lui, mais au troisième, après le mouvement 1 • Donc l'Un


produit sans mouvement 2 , et par là il faut entendre aussi qu'il
produit sans inclination ni volonté 3 (1. 22-27).
Suivent plusieurs comparaisons qui rappellent celles que nous
avons rencontrées au chapitre 3 à propos des rapports de l'Intelligence
et de l'âme. Mais l'accent était mis, dans ce dernier chapitre, sur le
rapport de modèle à image, de forme à chose informée, tandis qu'ici
l'idée dominante est celle de la manence : les comparaisons sont desti-
nées à faire comprendre que l'Un produit en demeurant sans mouve-
ment.
L'Un produit comme le soleil rayonne; le soleil en effet reste
inchangé malgré la diffusion de la lumière autour de lui. (L'image
s'applique aussi à la naissance de l'âme à partir de l'Intelligence.) 4
Point n'est besoin de s'appesantir, comme le font certains commenta-
teurs, sur l'insuffisance de la physique de Plotin. Il suffit de remarquer
que selon les apparences, il en est bien comme dit le philosophe - le
soleil demeure inchangé malgré son rayonnement - de sorte que ce
symbolisme est en un sens indépendant de l'histoire des sciences.
Plotin généralise ensuite en disant que tout être, tant qu'il demeure,
produit, de son essence, une réalité subordonnée et dépendant de sa
puissance, image de l'archétype qu'il est (1. 30-34). Ce court passage
renferme une quantité de termes et d'idées importants: MÉvetv
oùcrla, Mvajltç (pouvoir actif), eiKwv, àpXÉTurroç; il contient l'idée de
nécessité ; des prépositions y marquent le rayonnement autour
du principe et le mouvement vers l'extérieur: l'effet y est assimilé à
un don, etc.
Plotin fournit comme exemple de cette production le réchauffe-
ment et le refroidissement qui accompagnent le feu et la neige. Il avait
déjà dit, au chapitre 3, que la chaleur du feu se dédouble en celle qui
est avec lui et celle qu'il fournit (1. ro). Il se contente de signaler ici
que ni le feu ni la neige ne sont sans effet. Pour mieux comprendre sa
pensée, citons un texte antérieur à V, r, (ro) : <<Dans le feu, il y a
une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient
de la première, lorsqu'il exerce l'activité inhérente à son essence, tout
en demeurant en lui-même. >> 5 Le maître donne ensuite un peu plus

' Cf. PROCLUS : Eléments de théologie, prop. 26 et 27 et le commentaire de


DoDDS, p. 214 et 215 de son édition.
• On pense ici au thème proclusien de <<l'agir par son être même >l. Cf.
J. TROUILLARD : << Agir par son être même o. La causalité selon Proclus dans
<<Revue des sciences religieuses>>, 1958, p. 347-357.
3 Sur la volonté de l'Un, affirmée dans la VI• Ennéade et niée ici, voir le
chapitre de J. M. RIST: Plotinus, consacré à l'émanation et à la nécessité,
p. 66 et suiv.
4 Cf. V, 3 (49), 9·
5 v. 4 (7). 2.
FERNAND BRUNNER

d'importance à l'exemple des objets odorants: tant qu'ils existent,


dit-il en substance, quelque chose émane autour d'eux. Puis il revient
au principe général énoncé plus haut, en lui donnant sa forme biolo-
gique: <<Tous les êtres arrivés à l'état parfait engendrent)) (1. 37-38) '·
Dodds, qui rencontre la même thèse chez Proclus, note que le
panzoïsme de Plotin s'étend aux réalités cosmiques, mais que la
reproduction cosmique s'effectue en dehors du temps et de telle sorte
que le produit est inférieur au producteur z. C'est dire qu'il ne s'agit
plus de zoologie, mais d'une transposition radicale du phénomène
sensible dont la pensée ne retient qu'une chose, le fait de ne pas rester
seul ou la puissance de produire un autre être.
On s'indigne souvent, et depuis longtemps, de cette conception
nécessitariste de l'action divine: l'absence d'inclination, de volonté
et de mouvement en Dieu est soulignée par les exemples empruntés à
la physique et à la biologie. Comment peut-on réduire l'action divine
à l'action infra-humaine ? Ceux qui posent cette question ne com-
prennent pas que Plotin, au contraire, veut élever l'action divine
au-dessus de l'action humaine, laquelle implique la délibération et la
décision, c'est-à-dire l'ignorance et la recherche. Ce n'est donc pas
l'homme qui peut fournir au philosophe le symbole de la production
divine ; il la trouve paradoxalement au-dessous de l'homme, dans les
choses sensibles, en vertu d'une inversion qui n'est pas rare en matière
de symbolisme. Il ne prend pas les choses sensibles en elles-mêmes,
dans leur spécificité d'êtres inférieurs à l'homme et a fortiori à Dieu;
il les prend dans ce qu'elles peuvent signifier : les corps agissent aveu-
glément; mais dans l'absence de délibération qu'on note en eux, le
philosophe peut lire le symbole de l'action spirituelle la plus haute,
de celle qui n'a pas besoin de se chercher et qui s'exerce sans que
l'agent en soit affecté.

2. Les rapports de l'Un, de l'Intelligence et de l'âme


Faut-il s'étonner que les mêmes images, qui étaient employées
pour exprimer le rapport de l'Intelligence à l'âme, soient encore
valables de l'Un à l'Intelligence ? Peut-être pas. ([n même type de
causalité traverse l'univers plotinien de bout en bout. Il n'en reste
pas moins que les niveaux hypostatiques se distinguent et c'est à la
description de cette hiérarchie qu'est consacrée la fin du chapitre 6,
que nous situons assez arbitrairement à partir de la ligne 39·
Au principe concernant la fécondité du parfait, Plotin avait ajouté
un corollaire : un parfait éternel produit un être éternel, quoique
inférieur à lui (1. 38-39). Peut-être pensait-il au soleil et à la lumière.

1 On songe ici à l'exemple du père, donné au chapitre 3, 1. 14 et 21.


• Cf. El. théol., prop. 25 et le commentaire de DoDDS, p. 212-213.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES ))

Appliquant cette règle au cas du plus parfait- c'est-à-dire à l'Un-


il déclare que rien ne vient de lui qui ne soit le plus grand après lui.
Cet effet de l'Un est l'Intelligence, réalité seconde, qui regarde l'Un
et ne dépend que de lui, tandis que lui est l'absolu (1. 40-42).
Une relation analogue s'établit entre l'Intelligence et ce qui vient
après elle. L'Intelligence vient de plus fort qu'elle, mais elle-même est
plus forte que toutes choses. Verbe, énergie, image, regard, tous ces
termes conviennent aux deux niveaux de la relation des hypostases
entre elles : l'âme est le verbe de l'Intelligence, comme celle-ci est le
verbe de l'Un r - désigné une fois de plus par le pronom démonstratif
ÈKeivoç ; et, images toutes les deux, elles regardent vers leur supé-
rieur pour être ce qu'elles sont. L'identité de fonction n'entraîne pas
l'identité ontologique: le logos qu'est l'âme est obscur (à11ubp6ç) par
rapport au logos qu'est l'Intelligence. Nous retrouvons donc le langage
du chapitre 3, avec en plus une intéressante correspondance entre les
notions d'image et de regard (1. 46-47) -dans les deux cas, il s'agit
en effet d'un phénomène de réception - et l'importante affirmation
que le regard de l'Intelligence vers l'Un la fait exister comme Intel-
ligence (1. 47-48), ce qui peut s'étendre au cas de l'âme par rapport
à l'Intelligence 2,
Pour finir, Plotin souligne l'immédiateté de la relation entre les
hypostases, en particulier entre l'Intelligence et l'Un : rien ne les
sépare, l'une vient après l'autre, elles sont seules face à face ; il
attribue à l'inférieur à l'égard du supérieur le désir et l'amour qu'il y a
entre l'engendré et l'engendreur, puis il note que le rapport est étroit
entre les deux hypostases supérieures surtout, puisque l'Un est <<le
meilleur)) : l'Intelligence est nécessairement avec l'Un (ouveonv
aùTt+J), séparée de lui par le seul fait de leur altérité 3.
Le regard vers le haut, le désir et l'amour qui se portent vers lui,
évoquent le thème si important plus tard dans le néoplatonisme de la
conversion de l'inférieur vers le supérieur. La conversion est destinée
à compenser, sans le détruire, l'écart que creuse la procession. Cet
écart, bien entendu, n'est pas spatial. Il est une différence intelligible
qui est en même temps une différence ontologique et, ne l'oublions pas,
une différence d'état spirituel: les hypostases sont des objets de con-
naissance, elles sont des principes cosmiques et elles sont des expé-
riences intérieures.

' Sur l'Intelligence comme verbe de l'Un, voir J. M. RIST : Plotinus,


p. 84-85; A. GRAESER: Plotinus and the Stoics, p. 35·
2 Cf. W. THEILER: Das Unbeslimmle, Unbegrenzle bei Plotin dans la <• Revue
internationale de philosophie>), 1970, fasc. 2, p. 295.
3 Cf. ch. 3, l. 21-22, où l'on rencontre une expression analogue à propos de
l'Intelligence et de l'âme : oùbèv yixp llETaEù ~ TO ÉTÉpotç elvat. << Il n'y a rien
entre elles, sauf le fait qu'elles ne sont pas un seul et même être.>)
86 FERNAND BRUNNER

Ainsi, dès la fin du chapitre 6, la hiérarchie des hypostases est


clairement affirmée. De l'âme dont il est question dans le Phédon,
nous nous sommes élevés, au début du traité, à l'Ame universelle du
Timée et des Lois, puis de là à l'Intelligence qui tient à la fois du monde
intelligible platonicien et du Dieu d'Aristote, enfin à l'Un, qui est aussi
le Bien et qui apparaît principalement dans le Parménide et la Répu-
blique. Les éléments de cette construction sont donnés avant Plotin
et ils subsisteront après lui dans l'école platonicienne, même si, dès
le temps de Plotin, d'autres courants se font jour concernant les
rapports de l'Un et du Multiple, de l'Intelligence et de l'Intelligible 1 •
L'Intelligence, pour Plotin, est inférieure à l'Un en vertu de la dualité
du sujet et de l'objet, et de la différence qu'implique toute intelligi-
bilité comme toute pensée. L'Intelligence n'est donc ni la réalité
suprême ni la cause ultime, et il faut encore, au-dessus de l'Ame qui
meut le monde et de l'Intelligence qui le pense, l'Un qui en quelque
manière ne meut ni ne pense. Principe caché, Pensée qui le manifeste
et Vie qui le répand, le rapprochement qui a été fait des trois hypo-
stases avec la Trinité chrétienne n'est pas superficiel, encore qu'il
demeure une interprétation bienveillante ...

CHAPITRE 7

Plotin n'a pas fini de traiter ici des rapports de l'Un et du Multiple.
Il médite encore sur la notion d'image (EIKwv), propre à caractériser
l'Intelligence dans sa relation à l'Un, et pose la question suivante :
l'engendré doit ressembler à l'engendreur, l'Intelligence à l'Un. Mais
l'Un n'est pas intelligence. Comment donc engendre-t-il l'Intelligence ?
Ainsi le problème de la génération de l'Intelligence se pose de nouveau.
La réponse est donnée de la ligne 5 à la ligne 32. Puis Plotin recourt à
un symbolisme mythologique qui l'amène à préciser le statut de
l'Intelligence et de l'âme. Avec ce chapitre, on atteint un point cul-
minant dans l'exposé, mais aussi, il faut le dire, un sommet dans les
difficultés.

I. Comment l'Un, qui n'est pas intelligence, peut-il engendrer l'Intel-


ligence?
A partir de la ligne 5,le texte n'est pas sûr. D'abord, s'agit-il d'une
conversion vers soi (mh6) ou d'une conversion vers Lui (aùT6) ?
Dans le premier cas, l'Intelligence naît du regard de l'Un sur soi, et
dans le second, du regard qu'elle jette sur l'Un. Nous préférons, avec

1 Cf. A. H. ARMSTRONG : The Cambridge History of Later Greek and Earty

Medieval Philosophy, p. 265 et suiv.


<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >>

Theiler, la seconde solution pour laquelle on peut évoquer nombre de


passages parallèles 1 •
Ensuite, on rencontre un endroit corrompu. On peut y lire que
<<ce qui perçoit autre chose est ou bien sensation ou bien intelligence>>~;
y deviner l'utilisation de la ligne (droite) et du cercle comme symboles
de la sensation et de l'intelligence 3, le refus d'attribuer à l'Un la
divisibilité qui convient au cercle, et la distinction entre l'unité de
l'Intelligence et celle de la première hypostase qui est puissance de tout
(bûva,.nç 1râvTwv 1. 9-10). Les notions de divisibilité et d'indivisibilité
réapparaîtront plus loin (1. 17-18), et on peut comprendre comme suit
l'antithèse des deux unités :l'unité de l'Intelligence est aussi pluralité 4,
tandis que l'Un n'est pas pluralité, mais puissance de la pluralité.
Disons tout de suite qu'il faut entendre par là une puissance produc-
trice et non une puissance à réaliser. L'absolu plotinien ne s'actualise
pas dans ses productions; il est l'acte antérieur à toute actualisation 5.
Le texte demeure difficile sur plus de dix lignes encore. Il nous
apprend que l'Intelligence regarde ce dont l'Un est la puissance, comme
en se divisant à partir de cette puissance 6. La phrase qui suit pose un
problème curieux : on ne voit pas clairement quels sont les sujets de
ses deux verbes ËXEI et bUvaTat (1. 12 et 13). Ce peut être l'Un dans
les deux cas; s'il en est ainsi, la première hypostase a comme une
conscience de son pouvoir de produire l'essence (interprétation de
Cilento et de Harder). Ce peut être aussi l'Intelligence dans les deux
cas, comme Bréhier et MacKenna le pensent. Enfin, on peut admettre
que c'est l'Intelligence qui possède comme une conscience, et l'Un
qui peut produire l'essence (interprétation de Rist) 7. De bons argu-
ments militent en faveur de ces trois solutions. Nous préférons la
première, parce qu'un texte de la même époque attribue aussi à l'Un
une sorte de consciences, que les mots bÛvafHÇ et bÛvaTat (1. 12 et
13) conviennent plutôt à l'Un qu'à l'Intelligence dans ce contexte
où l'on nous dit que l'Un est Mva).ltç 1râVTwv, et parce que, si l'Un
a comme une conscience de la multiplicité dont il est la puissance, une

' Cf. W. THEILER: Das Unbestimmte, Unbegrenzte bei Plotin, p. 296, et la


note de Rist déjà citée à propos de 5, r, 6, 1. r8, Plotinus, p. 267-268.
> Harder, qui lit auTo à la ligne 6, comprend le passage comme suit : Nun,
in dem Gerichtetsein auf sich selbst erblickte es sich selbst, und dies Erblicken ist
der Geist (Denken). Denn das was dies Autfassen tatigt, ist etwas anderes als
Wahrnehmung oder Geist. -.Voilà un bon exemple des divergences d'interpré-
tation auxquelles ces chapitres peuvent donner lieu.
3 Cf. Timée, 43-44 ; Lois, 8g8 A.
4 Cf. infra, ch. 8, 1. 25.
s Cf. III, 8 (30), ro; J. M. RIST: Plotinus, p. 75-76.
6 Autre interprétation chez Cilento et chez Harder.
7 op. cit., p. 45-47·
s IV, 4 (7), 2.
88 FERNAND BRUNNER

comparaison intéressante s'institue naturellement entre lui et l'Intel-


ligence qui, elle, connaît la multiplicité en l'explicitant en elle en
vertu de l'Un. Plotin continue x en effet comme suit : <<L'Intelligence
détermine son être par la puissance de l'Un; et parce que l'essence est
comme une partie de ce qui appartient à l'Un, l'Intelligence reçoit sa
force de l'Un et accède à la perfection de l'essence par l'Un et grâce à
l'Un>> (l. 13-17).
A partir de la ligne 17, le philosophe insiste sur la division que
connaît l'Intelligence issue de l'indivisibilité de l'Un et sur le passage
du supra-essentiel et du supra-formel à l'essentiel et au formel. Dans
sa transcendance, l'Un n'est ni vivre ni penser ni aucune chose, tandis
que l'Intelligence au contraire est le domaine de la limite (opoç),
parce qu'elle est celui de l'essence. L'étant exige la limite et le repos
ou l'arrêt (o-ramç) :<<Le repos pour les Intelligibles, c'est la définition
(6ptOJ.loç) et la forme, qui leur donne aussi l'existence>> (urr6o-raotç,
l. 25-26). Il faut entendre sans doute l'existence en acte, obtenue à
la suite de la détermination de l'existence (elvm) dont il était question
à la ligne 14.
On peut dire que, de la ligne ro à la ligne 17, Plotin notait une
nuance de ressemblance entre l'Un et l'Intelligence malgré leur dif-
férence. << Puissance de tout>> signifiait en quelque manière possession
de tout et conscience de tout : l'essence n'était-elle pas comme une
partie de ce qui est à l'Un ? Entre l'Un et l'Intelligence apparaissait
une distinction de statut ou de modalité, puisqu'il y avait dans l'Un,
à l'état de cause et d'indivision, ce qui était dans l'Intelligence comme
effet divisé. A partir de la ligne IJ, le même rapport de l'indivisé au
divisé est interprété autrement : au lieu d'être la transposition du
divisé, l'indivisé en est la négation; l'Un n'est pas le vivre, le penser
et toutes les choses qui se distinguent dans l'Intelligence. <<Tout vient
de l'Un, écrit Plotin, parce qu'il n'est contenu en aucune forme>>
(l. rg-2o). <<Il n'est rien de ce qui est dans l'Intelligence, mais c'est de
lui que tout vient>> (l. 21-22). Dire que l'Un est la puissance de tout,
ce n'est plus soutenir que son effet est comme une partie de ce qui est
à lui, mais que l'Un n'est rien de ce dont il est la puissance.
La découverte de ces deux aspects de la relati6n de l'Intelligence
à l'Un permet sans doute de répondre à la question posée au début du
chapitre: s'il faut que l'Intelligence ressemble à sa cause, comment
peut-il se faire que l'Un ne soit pas intelligence ? En effet, la ressem-
blance qu'il y a entre l'Un et l'Intelligence du fait que l'Un a comme
une conscience de ce qu'il peut produire et parce qu'il contient en
quelque manière son effet, ne laisse pas d'aller de pair avec la trans-

' Après oùo(av, à la ligne 13, commence une nouvelle phrase, et yevvàv
doit être remplacé par yoüv.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES>> Bg

cendance de l'Un, car la première hypostase ne pense pas comme pense


la deuxième :sous leur forme séparée et divisée, les essences que contient
l'Intelligence n'existent pas dans l'Un. La connaissance intellectuelle
a pour caractères propres la distinction du sujet et de l'objet, la
détermination et la différence dans l'objet, etc. ; ces caractères ne
sauraient se retrouver dans l'Un. Il est donc vrai à la fois que l'Intel-
ligence ressemble à l'Un comme l'image ressemble au modèle et que
l'Un n'est pas intelligence.
Le chapitre 7 nous apporte encore un autre enseignement. Même
si l'on admet que c'est l'Un et non l'Intelligence qui produit l'essence
(1. 13), il reste qu'à la ligne suivante, c'est bien l'Intelligence qui
détermine son être (6p(Z:et) par la puissance de l'Un. Le philosophe
nous donne donc à entendre que c'est l'Intelligence qui se constitue
comme essence, mais qu'elle le fait sous la motion de l'Un qui est la
puissance de l'essence. On comprend ainsi sans peine que tout vient
de l'Un, alors que rien n'est en lui: l'Un, qui est la puissance de tout,
est au-dessus de l' oùcrîa ; c'est au niveau de l'Intelligence et du fait
de l'Intelligence que l'où cria apparaît grâce à la force que l'Intel-
ligence reçoit de l'Un. Aux lignes 28 à 32, Plotin enseigne expressis
verbis l'auto-constitution de l'Intelligence : <<Une fois engendrée,
écrit-il, elle engendre avec elle tous les étants, toute la beauté des
Idées, tous les dieux intelligibles. Mais, pleine des étants qu'elle a
engendrés, elle les engloutit en quelque sorte en les retenant en elle-
même et les empêche de tomber dans la matière et de croître auprès
de Rhéa. >> De l'hypostase suprême, l'Intelligence ne naît donc pas
parfaite, pleine des Idées qui sont pour elle autant de formes et qu'on
ne trouve pas dans l'Un. L'Intelligence naît de l'Un comme faculté
d'intelligence et c'est elle qui se fait intelligence en acte en produisant,
sous la dépendance de l'Un, la multitude des Idées.
Nous avons remarqué déjà trois fois ce phénomène d'auto-consti-
tution sous la motion d'un principe supérieur : au chapitre 5 quand
nous apprenions que l'hypostase de l'âme vient de l'Intelligence, mais
que son verbe est en acte quand elle regarde l'Intelligence (1. 15-r6) ;
au chapitre 5 quand Plotin nous disait qu'en un sens l'Intelligence
s'informe elle-même (1. r8) ; enfin, au chapitre 6, quand nous lisions
que <<l'âme, image de l'Intelligence, doit regarder vers l'Intelligence,
et de même l'Intelligence vers l'Un, afin d'être intelligence>> (1. 47-48).
On tient là sans doute une autre manière d'affirmer la ressem-
blance entre l'Un et l'Intelligence : l'Un, qui n'est pas Intelligence,
n'engendre pas l'Intelligence, mais le pouvoir de le devenir; l'Un
produit quelque chose qui n'est pas Intelligence non plus, mais qui le
deviendra lui-même en se tournant vers l'Un, c'est-à-dire en explici-
tant dans la détermination et la multiplicité une richesse inanalysable
au niveau de l'Un. L'Un qui est sans forme engendre une Intelligence
go FERNAND BRUNNER

qui, elle aussi, est sans forme. Bien entendu, l'indétermination de l'Un
est suffisance suprême, tandis que celle de l'Intelligence est besogneuse
par rapport à l'Un, mais une analogie n'en demeure pas moins entre
elles. D'ailleurs, juste avant les lignes 28 à 32 et comme si ce passage
relatif à l'auto-constitution de l'Intelligence fournissait l'explication
de son jugement, Plotin écrit que l'Intelligence est digne du plus pur,
c'est-à-dire de l'Un, et digne de naître du seul premier principe.
En lisant le chapitre 5, nous avons deviné déjà que l'Intelligence
est d'abord indéterminée (à6ptaToç, l. 8 et 14) 1 , mais Plotin a décrit
en d'autres traités d'une manière plus complète les deux moments de
l'apparition de l'Intelligence. En V, 4 (7), 2, la pensée (v61']0'lç) est
d'abord indéfinie (à6ptcrToç) et ne devient intelligence (voüç) qu'après
sa détermination : << Ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée,
en pensant au générateur dont elle est née (car elle n'a pas d'autre
objet) devient intelligence)) (l. 24-26). En V, 2 (rr), r, ce qui naît de
l'Un se retourne vers lui, est fécondé par lui et devient Intelligence ;
son arrêt (crTaO'lç) par rapport à l'Un le constitue comme étant
(èiv), et son regard jeté sur lui, comme Intelligence (voüç). En V, 3
(49), II, l'Intelligence va vers l'Un comme une vision qui ne voit pas
encore ; puis elle devient Intelligence et s'en va, possédant l'Un
qu'elle a rendu multiple. Ainsi la puissance de tout est à tout dans une
relation de transcendance et de négation, mais elle produit le réceptacle
du tout, qui, sous la motion de l'Un, devient le tout par auto-actuali-
sation z.
On voit la portée considérable du chapitre 7· Même si l'on n'abuse
pas de la mention que Plotin y fait peut-être de la conscience de l'Un,
pour y voir je ne sais quelle initiative de la première hypostase à
l'origine de l'émanation, il reste des questions de taille: celle de la
ressemblance et de la dissemblance entre les deux premières hypo-
stases et celle de l'auto-constitution de l'Intelligence. Le rapport de
l'Un à l'Intelligence comporte deux exigences: r) la ressemblance:
l'Un est archétype; il a l'essence en commun avec l'Intelligence,
quoique sous un mode supérieur; 2) la transcendance: l'Un n'est pas
intelligence, et l'essence ne s'y rencontre pas. (Les exigences de res-
1 Le mot à6pt0"TOÇ apparaît aussi dans le chapitre 7 à propos de l'âme

dans son rapport à l'Intelligence (1. 40). L'auto-constitution de l'âme et celle de


l'Intelligence sont du même type, mais celle de l'Intelligence a une signification
particulière, puisqu'elle représente le passage de l'indéterminé et de l'unité au
déterminé et au multiple.
• Sur l'auto-constitution, voir par exemple J. TROUILLARD: La procession
plotinienne, Paris, 1951, p. 2 ; A. H. ARMSTRONG: The Cambridge History of
Later Greek and Early Medieval Philosophy, p. 241-242; PIERRE HADOT: L'ap-
port du néoplatonisme à la philosophie de la nature en Occident dans << Eranos-
Jahrbuch 1), XXXVII/1968, Zurich, 1970, p. 126; HANS BUCHNER: Plotins
Moglichkeitslehre, Munich et Salzbourg, 1970, en particulier le chapitre 2, p. 43
et suiv.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >> gr

semblance et de dissemblance se retrouvent dans le cas du rapport de


l'Intelligence avec l'Ame, mais la transcendance n'y prend pas le
caractère d'un dépassement de la forme.) La transcendance de l'Un
explique la doctrine de l'auto-constitution de l'Intelligence, car l'Un
ne pouvant donner ce qu'il n'a pas, le fait produire par son effet. L'Un
a la puissance de produire le tout, et l'Intelligence, celle de le devenir.
La production du tout par l'Un est indirecte, puisqu'elle a lieu par
l'intermédiaire de l'Intelligence. Sous ce rapport, l'Un et l'Intelli-
gence ont donc un trait commun : la privation de tout ; dans le cas
de l'Un, par dépassement, et dans le cas de l'Intelligence, par indi-
gence première.
Il ne faut pas oublier cependant qu'à proprement parler, l'Intel-
ligence n'est telle qu'après son auto-constitution et l'action de l'Un
sur elle. De ce point de vue, la ressemblance de l'Un et de l'Intelli-
gence se situe au niveau de l'Intelligence parfaite, déterminée et
habitée par les Idées: c'est de cette façon que la comparaison s'établit
entre eux en V, 4 (7), 2, 1. 26-27 ou en III, 8 (30). Dans ce dernier
texte, nous apprenons que la forme que possède l'Intelligence dérive
du Bien et la rend semblable à lui: cette forme est, dans l'Intelligence,
la trace du Bien et permet de remonter à l'Archétype de l'Intelligence.
Ressemblance qui n'empêche pas le philosophe d'achever ce chapitre,
et avec lui le traité III, 8, en soulignant la transcendance du Bien;
il écrit deux fois que le Bien, qui n'a besoin de rien, n'est pas intel-
ligence: il n'est ni voùç ni K6poç, étant antérieur à l'un et à l'autre.
Quel que soit le fondement de la ressemblance entre l'Intelligence
et l'Un, le thème de la transcendance de l'Un demeure donc constant
chez Plotin et constitue le modèle des doctrines de la transcendance
divine qui se sont succédé dans l'histoire, même si ces doctrines ne
s'accompagnaient pas toujours de la théorie de l'auto-constitution des
effets spirituels de Dieu. Quant au thème de la création universelle,!
impliqué dans la notion de <<puissance de tout >>, il rapproche aussi le
néoplatonisme des religions du Livre - même si celles-ci n'ont pas
toujours entendu comme le néoplatonisme la création de tout par
Dieu z - et l'éloigne de l'aristotélisme et peut-être du platonisme du
Timée.

2. Symbolisme mythologique
L'allusion à Rhéa q1,1e nous venons de rencontrer n'est pas mysté-
rieuse: ce nom, rapproché de p~w, couler, désigne le monde de la
matière 3. Plotin veut donc elire que, dans l'Intelligence, les Intelli-

' Cf. J. l\L RrsT: Plotin us, p. u8-rr9.


• Cf. G. ScHOLEM : SchOpfung aus Nichts und Selbstverschrankung Gattes,
dans « Eranos-Jahrbuch >>, 1956, Zurich, 1957, p. 87-94.
3 Cf. Cratyle, 402 A.
FERNAND BRUNNER

gibles demeurent dans leur perfection et sans contamination avec le


domaine de la génération naturelle. La formule dont usait le maître
- l'Intelligence << engloutit )) les Idées - faisait songer à Cronos,
nommé en effet à la ligne 33, comme Zeus à la ligne 34 1 • Complétée
par V, 8 (31), 12-13 et III, 5 (so) 2, la correspondance établie par
Plotin entre la généalogie des dieux et celle des hypostases est la
suivante:
Ouranos désigne l'Un
Cronos, l'Intelligence
Zeus, l'Ame.

Cronos conserve en soi la plénitude des intelligibles qu'il engendre.


Zeus échappe à cet engloutissement : il symbolise l'Ame engendrée
par l'Intelligence comme une hypostase inférieure. C'est l'Ame qui
élèvera ses enfants auprès de Rhéa en étendant son action jusqu'à la
matière.
On sait que la période hellénistique a plus de compréhension que
Platon pour la mythologie z. Ce souci d'assimiler la religion s'accentue
tout au long de l'histoire du néoplatonisme et se double d'un mouve-
ment d'assimilation de la philosophie à la religion.
A la fin du chapitre, à partir de la ligne 37, Plotin reprend plusieurs
des idées que nous connaissons déjà, à propos des rapports de l'Intel-
ligence et de l'âme: l'être parfait doit engendrer; l'être engendré doit
être inférieur à son engendreur ; il en est une image (eïbwÀov), il est
indéterminé (à6ptcrToç), sa détermination est une information, etc.
Puis viennent des images connues aussi : le verbe, le mouvement
autour, la lumière, la trace- terme qui apparaît pour la première fois
dans ce traité.
Le logos du voüç est la discursivité (To btuvooullevov) qui est une
hypostase, continue Plotin. Cette hypostase a deux faces : d'un
côté, elle participe à l'Intelligence pour penser ; de l'autre, <<elle
touche à ce qui vient après elle, ou plutôt elle engendre elle aussi des
êtres qui lui sont nécessairement inférieurs ... Avec l'âme se terminent
les choses divines. ))
Cette situation intermédiaire de l'âme est typique, puisqu'elle
signifie que l'âme n'est pas vouée à l'information d'un corps. Elle se
conservera dans le néoplatonisme postérieur, aussi bien sémitique que
grec et latin.

1 Au chapitre 4 de notre traité, on trouve déjà une allusion à Cronos, l. 9·

• Cf. J. PÉPIN: Mythe et allégorie, Paris, 1958, p. 190 et suiv.: «Plotin et


les mythes >).
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES >> 93

CHAPITRES 8 ET 9
Pour être plus bref, nous n'analyserons pas les deux chapitres
<<historiee-critiques >> dans lesquels Plotin cherche à montrer que sa
doctrine plonge des racines profondes dans la philosophie antérieure.
Contentons-nous de relever que le philosophe ne vise pas l'originalité,
mais la fidélité: il considère comme un avantage d'être en mesure de
dire que son enseignement n'est pas nouveau et qu'il n'apporte que le
développement et l'explication de la pensée grecque antérieure r. Il
n'en reste pas moins que Plotin opère un choix dans le passé, privilé-
giant Pythagore, Parménide et Platon et conduisant sans ménagement
une critique d'Aristote.
Le chapitre 8 fournit l'énumération des sources platoniciennes des
hypostases, et, à propos de Parménide, donne la liste des trois sortes
d'unités que Platon distingue dans le dialogue qui porte le nom du
grand Présocratique: le premier un est l'un au sens propre z, le
principe 3, unum ante omnia 4 ; le second un, que Platon nomme <<un
multiple>> (ev TiaÀM), est le tout participant de l'un 5, unum quod
est omnia 6 ; le troisième un enfin est << un et multiple >> (ev Kal rroHa) :
l'un, cette fois, ne triomphe pas de la multiplicité, mais compose avec
elle (unum et omnia). Ces formules de Platon seront reprises, après
Plotin, par les commentateurs du Parménide.

CHAPITRE IO

Dans les trois derniers chapitres du traité, Plotin revient à l'âme


pour enseigner que sont en elle les hypostases dont il a été question
précédemment: l'Ame universelle (ch. 10), l'Intelligence et l'Un
(ch. II), et pour conclure l'ensemble du traité (ch. 12). Le chapitre IO
peut se diviser en deux parties: jusqu'à la ligne 10, l'auteur parle de
l'homme intérieur ; de la ligne 10 à la fin, il traite de la nature de
l'âme.

I. L'homme intérieur
Le philosophe résume d'abord les résultats acquis en énumérant les
degrés de la réalité à partir d'en haut : il y a d'abord <<l'Un au-delà
de l'Etant >> - suit une réserve sur notre pouvoir de démonstration

• Cf. le commentaire de HARDER : Plotins Schriften, Bd 1, p. 489-490.


• Kupn{mpov. Cf. V, 3 (49), 15 : Ëv OVTWÇ Kal ÙÀl']9wç Ëv.
3 V, 3 (49), 15.
4 CuowoRTH, cité par BouiLLET, t. III, p. 20.
s V, 3 (49), rs.
6 CUDWORTH : loc. cit.
94 FERNAND BRUNNER

en ces matières - puis immédiatement après lui <<l'Etant et l'Intel-


ligence>>, et enfin l'Ame. Plotin ajoute alors : <<Comme les trois
(principes) susdits existent dans la nature, il faut penser qu'ils existent
aussi en nous>> (1. 5). Dans la nature, c'est-à-dire dans la réalité: ce
qui est dans la nature est aussi en tout être naturel.
L'auteur précise ce qu'il faut entendre par <<en nous >> : il ne
s'agit pas d'une présence dans notre être sensible, puisque les hypo-
stases sont séparées du sensible; les hypostases habitent en ce qui est
extérieur à notre être sensible. << Extérieur >> suggère à son tour une
correction : pas plus que les termes temporels employés au chapitre 6,
ces termes relatifs à l'espace ne doivent être pris à la lettre. <<Extérieur
au corps>> veut dire <<étranger au corps>>. Et Plotin d'évoquer
<<l'homme intérieur>> dont il est question dans la République 1 •
L'intériorité est un thème fondamental en néoplatonisme : les
hypostases sont intérieures à l'âme d'une intériorité symbolique et non
spatiale, comme l'âme est intérieure au corps. Aller de l'extérieur à
l'intérieur dans l'ordre du symbole, c'est aller de notre être corporel
à notre être psychique, puis de celui-ci à son fondement intelligible et
au principe premier. Si nous faisons partie de la réalité, c'est que notre
corps est habité par l'âme, et celle-ci par les principes cosmiques z.

2. La nature de l'âme
Il suit que l'âme est <<quelque chose de divin>> (1. ro-n) ; dernière
des réalités divines, c'est par elle que nous communiquons avec les
sphères supérieures. La fin du chapitre, c'est-à-dire la plus grande
partie, est consacrée à l'âme, différente du sensible, de même nature
que l'Ame universelle, parfaite quand elle possède l'intelligence -
c'est-à-dire le raisonnement, en vertu de l'Intelligence - exerçant
une activité indépendante du corps, pure, séparée, non mêlée au
corps, située dans l'intelligible antérieur à elle 3.
Le mot n8É1.1evoç provoque encore une explication touchant le
sens des termes dont on use ici: l'âme n'a pas de lieu à proprement
parler, étant incorporelle par nature 4. Quand Platon, dans le Timée 5,
situe l'Ame du monde en dehors du monde, il veut dire que l'Ame,
pour une part, est restée dans l'intelligible (1. 23) 6 ; ce qu'il laisse
entendre aussi de notre âme 7. Chez Platon encore, <<se séparer du
' 589 A; cf. Alcibiade I, 130 C.
• Cf. VI, 9 (9), 7 : <<Dieu n'est extérieur à aucun être; il est en tous les êtres,
mais ils ne le savent pas. •>
3 'Ev TlfJ rrpump VOl]TlfJ (1. 17). Nous comprenons avec Cilento: nella sfera
più alta dello Spirito. Cf. 1. 23.
4 Sur les lignes 19 à 21, voir HARDER, t. III, p. 507.
5 Cf. 36 E.
6 Cf. 1. 17.
7 Cf. HARDER, t. III, p. 507-508.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 95
corps)) ne signifie pas <<occuper un autre lieu que lui))- il y a déjà
une séparation physique entre l'âme et le corps - mais <<se séparer
moralement )), en refusant toute inclination vers le corps, << même en
imagination)), Le chapitre se termine sur l'évocation de cette sépara-
tion : l'âme remonte vers le haut en entraînant cette partie de soi qui
s'est installée ici-bas et qui est le <<démiurge du corps)) (1. 29-30).
Est-ce à dire que, selon Plotin, la remontée de l'âme vers elle-même
et vers son origine entraîne la mort du corps ? Non. L'âme du sage
prend soin de son corps sans être affectée par cette fonction : << La
séparation, lit-on en V, 6 (z6), 5, c'est l'état de l'âme qui n'est plus
dans un corps au point d'être à lui.))
Cette doctrine ne trahit pas non plus un mépris pour le corps,
comme on le croit souvent, mais elle prône l'indépendance à son
égard x. C'est peut-être ce point de vue, s'il y parvient, qui rend
l'homme capable d'admirer le corps, puisque, délivré de l'aveuglement
des passions, il voit dans le corps la faculté qu'il a de rappeler l'Ame,
l'Intelligence et Dieu, dont lui viennent le mouvement, les formes et
l'unité.

CHAPITRE II

Plotin montre maintenant que l'âme qui raisonne a en soi les


hypostases supérieures. En effet, le jugement qu'elle porte sur le
juste ou sur le beau dans les choses suppose l'existence d'un Juste et
d'un Beau stables qui lui servent de critères. De plus, nos jugements
sur le juste et le beau sont intermittents ; il y a donc en nous une
intelligence qui possède toujours le Juste et le Beau.
Ces deux observations se retrouvent chez saint Augustin pour
qui notre âme changeante ne saurait être le support de l'immuable
Idée. Mais pour le Père de l'Eglise, ce support est Dieu, tandis que
Plotin ajoute encore le principe ou la cause (ui·du) de l'Intelligence,
et c'est ce principe qu'il appelle Dieu (1. 7).
La suite du chapitre concerne la relation de ce Dieu à chacun de
nous : Dieu ne se divise pas, puisqu'il demeure en lui-même : étranger
à l'espace, il apparaît quand même comme un autre lui-même (oiov
aÀÀov uùT6v) en tous ceux qui sont capables de le recevoir.
Plotin aborde donc ici, à son niveau le plus élevé, la question de
la participation. Il enseigne que la pluralité participe de Dieu, pen-
dant que Dieu demeure un et transcendant. Dieu est présent partout,
alors qu'il ne cesse d'être en lui-même z. Ce paradoxe de la participa-
tion, que Platon a cerné dans le Parménide, donnera lieu à des dévelop-

' Sur l'attitude de Plotin à l'égard du corps, lire A. H. ARMSTRONG : The


Cambridge History, p. 229.
• Cf. IV, 9 (8), 5·
g6 FERNAND BRUNNER

pements doctrinaux chez Jamblique et chez Proclus: en toute réalité


transcendante, il faudra distinguer l'aspect d'imparticipation, c'est-
à-dire de permanence en soi, et l'aspect de participation, c'est-à-dire
de communication de soi. Plotin, qui d'ailleurs n'use pas ici du mot
<< participation )), propose un exemple : dans un cercle, le centre reste
en lui-même, alors que tous les points de la circonférence le contiennent
et que tous les rayons se terminent à lui (1. 10-12) '· Le philosophe
conclut qu'il y a en nous un centre de cette sorte, << que nous touchons,
auquel nous sommes unis et suspendus )). Pour trouver notre fonde-
ment en lui, il suffit de nous tourner vers lui (ouvveûe1v ÈKei). Ce
verbe rappelle le mot veüo1ç employé au chapitre précédent, ligne 26,
quand l'auteur condamnait l'inclination pour le corps. L'âme, en effet,
est située dans une position intermédiaire, entre le corps d'un côté
et l'Intelligence de l'autre, comme le chapitre 7, vers la fin, nous l'a
appris. Mais ici l'âme, vers le haut, se rapporte non seulement à
l'Intelligence, mais encore au principe et à la cause de l'Intelligence,
l'Un ou Dieu, qui est en elle, puisque l'Intelligence y est aussi.

CHAPITRE !2

Le traité arrive maintenant à son terme, et Plotin peut reprendre


la question sur laquelle s'ouvre le chapitre r. Ille fait sous la forme
suivante : comment se peut-il que nous ne percevions pas les hypo-
stases qui sont en nous et que nous exercions si peu, ou même pas du
tout, les activités qui leur correspondent ? La réponse qu'il donne
ici recouvre celle qu'il avançait au chapitre I, mais alors qu'il évoquait
la descente des âmes dans les corps et l'aveuglement qui s'ensuit,
maintenant il invite l'âme à revenir vers le haut en se détournant des
corps, <<à moins de nécessité)) z. Le philosophe a rappelé à l'âme sa
vraie nature et son origine; il lui a montré les relations qu'elle entre-
tient avec les hypostases divines: elle sait qu'elle est de même nature
que l'Ame universelle et qu'il lui est possible de rechercher l'Intel-
ligence et Dieu, parce qu'elle est faite pour se tourner vers eux et pour
s'unir à eux. ,
De la ligne 3 à la ligne 13, Plotin indique comment nous pouvons
percevoir les activités qui sont en nous ; à partir de la ligne 13, il
termine sur une comparaison.

I "Qonep KCÙ '1'0 KÉVTpOV È<p' ÉaUTOÛ ÈO'l'IV 1 ËXEl bÈ Kat ËKaoTOV TÛIV Èv Tlfl
KÛKÀljJ Ol']f.!Eîov èv aÙTlf!, Kat al rpaf.!!Jat TO Ïb10v npoo<pÉpouOI npoç TOûTo. Les
traducteurs ne comprennent pas tous ce passage de la même façon. Voici, par
exemple, la traduction de Harder: Sa wie auch der Kreismittelpunkt für sich
ist und doch feder Radius des Kreises einen Punkt in fenem liegen hat zu dem
dann die Linien das Individuelle hinzufügen.
• Cf. 1, 4 (46), r6.
<<DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPIELLES )) 97

L'activité des hypostases en nous ne cesse point, explique-t-il,


mais nous pouvons très bien ne rien savoir d'elle. Car ce qui se passe
dans une partie de l'âme peut échapper à l'âme entière, c'est-à-dire
au <<nous)) ou au <<je)) percevant. L'être conscient en nous, c'est
l'âme totale et non sa partie'· Autrement dit, l'intériorité profonde
de l'âme échappe à l'âme tant que celle-ci ne s'est pas reconnue en cette
partie supérieure d'elle-même, où vivent les hypostases suprêmes.
Pour que l'âme ait conscience de l'activité continuelle des hypostases
en elle, il faut qu'elle se tourne vers l'intérieur en un mouvement
d'attention transformante 2.
Plotin illustre cette recherche par l'image émouvante d'un homme
qui écoute et dont l'oreille trie entre les sons qui l'entourent pour
découvrir la voix qu'il désire entendre. Nous retrouvons dans cette
comparaison la simplicité psychologique et la vérité humaine que nous
observions à propos d'une comparaison du chapitre r ; mais la voix
que cet homme attend n'est pas de ce monde: elle est au-delà de tous
les sons possibles. Ainsi l'expérience humaine se continue dans l'expé-
rience métaphysique: au-delà de l'audition sensible, mais à l'exemple
de celle-ci, l'âme se tient pure et prête pour l'audition des <<voix d'en
haut)),
Le traité ne s'achève pas sur un concept ni sur un raisonnement,
mais sur cette note de sensibilité humaine et religieuse. Le plotinisme,
dans lequel on n'a voulu voir souvent qu'une théologie impersonnelle,
révèle ici sa vraie dimension. Sans doute les voix d'en haut ne nous
appellent-elles pas à proprement parler : il leur suffit de se faire
entendre pour exercer leur attrait. Mais l'attrait est une forme d'appel.
L'Un plotinien est le Bien, objet de l'appétit spirituel, source première
et fin dernière. L'Un nous appelle sans doute d'une manière imperson-
nelle par le seul attrait de sa perfection. Mais l'impersonnalité de l'Un
est le symbole de la transcendance du divin par rapport à l'homme et
le fondement de la phase finale de la vie religieuse personnelle, celle
du dépouillement. Ces voix, qui ne parlent à aucun être, parlent à
l'âme avec plus de force que celles qui s'adresseraient à elle; ces voix
ne s'adressent pas à l'homme, afin que l'homme dépasse l'homme 3.
I Cf. IV, 8 (6), 8; IV, 9 (8), 2.
• Cf. PIERRE HADOT: Plotin ou la simplicité du regard, Paris, 1963, p. 28-33 ;
]. M. RIST: Plotinus, p. 146-150; A. H. ARMSTRONG: The Cambridge History,
p. 223-226.
3 Sur la nature de l'union mystique chez Plotin, voir J. M. RisT, loc. cil.,
ch. 16, p. 213 et suiv. ; A. H. ARMSTRONG: The Cambridge History, p. 262-263 ;
JosEPH MoREAU: Plotin ou la gloire de la philosophie antique, Paris, 1970,
p. 195 et suiv. La question est de savoir si l'âme, finalement, ne fait plus qu'un
avec les hypostases suprêmes ou si elle se distingue encore des principes dont
elle a reconnu l'être et l'opération en elle. Rist pense qu'il s'agit d'union et non
pas d'unité, Armstrong, qu'il s'agit d'un mysticisme théiste et non pas moniste,
et Moreau, que l'âme<< n'est pas déliée de sa radicale dépendance>).
g8 FERNAND BRUNNER

Il est vrai, certes, que Plotin a cherché, dans la théorie, le salut


que le néoplatonisme a cherché plus tard dans la théurgie. Mais cette
théorie tient déjà de la théurgie dans la mesure où elle use de toutes
les ressources de la pensée -le raisonnement et l'image- pour mettre
l'âme en rapport avec le divin et obtenir sa transformation en lui.
Ce faisant, l'homme n'attend pas son salut de soi: il ne fait que se
mettre en état d'écoute. Le salut lui vient des Voix qui se font entendre.
FERNAND BRUNNER

EXTRAIT DES PUBLICATIONS DE F. BRUNNER

La Source de Vie, Livre III, par Ibn Gabirol (Avicembron), traduction, introduc-
tion et notes, Paris, Vrin, I950.
Platonisme et aristotélisme. La critique d'Ibn Gabirol par saint Thomas d'Aquin,
Louvain, Paris, Nauwelaerts, I965 (Chaire Cardinal Mercier, I963, 2).
Maître Eckhart, Paris, Seghers, I969 (Philosophes de tous les temps, 59).

II

Le conflit des tendances platoniciennes et aristotéliciennes au moyen âge, dans


Revue de théologie et de philosophie, 1955, p. I79-I92.
La doctrine de la matière chez Avicébron, dans Revue de théologie et de philosophie,
I956, p. 26I-279·
Etudes sur le sens et la structure des systèmes réalistes. Ibn Gabirol. L'Ecole de
Chartres, dans Cahiers de civilisation médiévale, t. 1, I958, p. 295-3I7.
Creatio numerorum rerum est creatio, dans Mélanges René Crozet, Poitiers, Société
d'Etudes médiévales, I969, t. II, p. 7I9-725.
Deus forma essendi, dans Entretiens sur la Renaissance du zz• siècle, Paris, La
Haye, Mouton, Ig68, p. Bs-u6.
Maître Eckhart philosophe, dans Filosofia, t. 29, suppl. au fasc. IV, Ig68, p. 653-
662.
Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif, dans Revue de théologie et de philosophie,
I970, p. I-II. :
L'analogie chez Maître Eckhart, dans Freiburger Zeitschrift für Philosophie und
Theologie, t. I6, I969, p. 333-349·
Sur la philosophie d'Ibn Gabirol. A propos d'un ouvrage récent, dans Revue des
Etudes juives, t. I28, I969, p. 3I7-337·
Théorie et pratique dans l'évolution de la pensée occidentale, dans Revue de théologie
et de philosophie, I97I, p. I72-I8o.
Histoire de la philosophie et philosophie, dans Revue de théologie et de philosophie,
I972, p. 305-3I9.
Création et émanation. Fragment de philosophie comparée, à paraître dans Studia
philosophica.
LE PLOTIN DE BERGSON

Notre projet n'est pas ici d'envisager dans son ensemble la relation
de Bergson au plotinisme, ni l'influence des Ennéades sur la genèse
de sa pensée. A cet égard les indications du philosophe lui-même
restent assez vagues. De l'Evolution créatrice aux Deux sources, elles
évoquent à la fois une atmosphère de << mysticité >>, plus <<sobre >>
que celle de Platon, et un attachement foncier de Plotin à ce que
Bergson appelle la <<métaphysique naturelle de l'esprit humain>>,
celle qui sacrifierait le <<devenir>>, la <<durée créatrice>> à l'<< éternité
d'immobilité >> du Premier Moteur aristotélicien, rendant ainsi plus
malaisée l'atteinte d'un authentique mysticisme comme libre inven-
tion capable de faire éclater les cadres figés de la religion institution-
nelle et de la morale close. On trouvera sans doute que ces formules
rendent une justice insuffisante à l'élan spirituel qui anime l'œuvre
de Plotin et dont l'influence, directe ou médiatisée, a pesé en partie
sur les traditions islamique et chrétienne. Mais les auditeurs de ses
cours au Collège de France savent que Bergson décelait dans les
Ennéades plus d'une intuition positive concernant la conscience et
la vie, ainsi que la réhabilitation de l'infini au cœur même de l'Un.
Bien que son testament interdise, on le sait, toute publication des
textes que le philosophe n'avait pas lui-même destinés explicitement
à l'imprimerie, pour un séminaire privé comme celui auquel nos amis
de Suisse romande nous font l'honneur de nous convier il ne nous
semble pas indécent de relire avec eux des notes prises autrefois par
Désiré Roustan aux leçons de Bergson sur la théorie plotinienne de
l'âme et que conserve la Bibliothèque Victor-Cousin, étant bien entendu
que ces références ici n'ont que valeur indicative, et qu'il faut toujours
tenir compte du caractère déformant et incomplet de toute << repor-
tation >>.
Au début de son cours, Bergson met en lumière l'usage plotinien
des À6yot <1TrEPilCXTtKo(, définis comme << plus que des choses >> et
cependant <<moins que des idées>>, puisqu'ils <<travaillent >> et produi-
IOO MAURICE DE GANDILLAC

sent de la vie. A la fois individualités singulières (donc : séparation,


incomplétude, combat) et néanmoins concertantes par le renvoi magi-
que à une véritable CJUf!'ltvota, transcription vitaliste du Logos
universel de type platonicien (illustrée ici par une théorie de la
perception comme immédiat contact et sorte d'identification à dis-
tance). Mais Plotin renvoie-t-il au primat originaire de l'Idée immo-
bile, exclusive de tout labeur ? Bergson n'en doute pas, et sa lecture
du plotinisme, comme le confirment certaines phrases des œuvres
imprimées, sous-estime les textes sans équivoque où, discutant
Aristote, Plotin refuse de poser un voüç réellement xwptcrT6ç, séparé
de l'âme et de la vie (V, g, 3). S'il est vrai qu'en VI, 7, 12 il semble
suggérer l'existence, <<là-haut)), d'une sorte de cosmos rassemblant
sur un mode unitaire toute la variété mobile des existants spatio-
temporels, il s'agit moins pour lui d'un univers abstrait de possibles
que de la source active de laquelle procède la dispersion propre à la
troisième hypostase (ce qui est <<chute)) au sens du Phèdre, inatten-
tion de l'Ame cosmique, séduction et même humeur brouillonne -
le 1rOÀU1tp<l"ff!WV de III, J,II, -n'implique, en effet, aucune rupture
avec le dynamisme des hypostases contemplatives; cette <<faiblesse))
laisse seulement déferler le flot des étants qui, si déchus soient-ils,
reçoivent forme de la <<puissance)) première) '·
Que l'Idée pour Plotin soit bien <<existence)) (et <<opération)>) est
peu contestable si l'on se réfère, par exemple, à V, g, 7: <<A prétendre
que les formes soient des pensées, entendant de la sorte qu'une fois
pensée telle chose est venue à l'être, on fait erreur. Car il faut qu'avant
cette pensée existe d'abord ce qui est pensé; sinon, comment cela
serait-il pensé ? )) Quand il affirme que <<du début à la fin tout est
plein de formes)) (V, 8, 7), il entend souligner justement la chaîne
continue qui lie le Noûs comme pensée de soi aux formes pullulantes,
certes pour lui en nombre fini (V, 7, 3), mais indéfiniment reviviscen-
tes, jusqu'aux extrêmes confins d'une matière qui ne cesse elle-même
d'aspirer à la forme. Sans doute cette immanence dynamique n'exclut
en rien le paradoxe de l'en soi, mais l'oxymoron ici privilégie l'aspect
munificent de l'Un (qui, <<tout en demeurant en lui-même, répand ses
dons)), c'est-à-dire cette <<large vie)) dont chaque part est toujours
<<autre par la différence, mais de telle sorte que ce qui précède jamais
ne périsse par ce qui suit)), V, 2, 2) et cette infinité du Noûs, à la fois
<<un et multiple)), possédant des <<espaces intérieurs et des puissances
et des pensées)) (VI, 7, 14).
' Cf. Enn., V, 2, r : «L'Un est tout et n'est rien [ ... ]. Ce qu'il engendre se
retourne vers lui et, fécondé par lui, semblable de quelque manière à lui, pro-
duit des semblables, répandant une puissance multiple. 1) C'est le niveau du
Nofts, mais à son tour, et de façon analogue, la Psychè produit le sensible et le
v~va?~ << sa,ns que rien soit séparé ni coupé•) (oùbÈ:v bi:: TOÜ 1rpo aÙToü à1t~PTYJTctl
OUb ct'ITOTETIJYJTctl).
LE PLOTIN DE BERGSON IOI

S'il est vrai que Bergson, plus sensibilisé à l'autre face du plotinis-
me (celle qui fait de lui <<la dernière philosophie grecque)>), insiste
davantage sur l'<< adossement )) de la temporalité à un bloc immobile
d'éternel, il corrige pourtant cette image par celle - chez lui si
familière - du cône : vers le sommet les << idées pures )), à la base les
;1.6yo1 crnepf..1anKoL Il suffirait de redoubler le cône en inversant son
symétrique pour retrouver la figure de Nicolas de Cues dans le De
confecturis: deux pyramides entrecroisées ayant pour sommet Etre
et Néant. Figure en somme assez plotinienne, car l'Acte-Puissance
des Ennéades annonce le Possest cusain et ne se peut donc manifester
que par et dans l'aliud. Mais l'aversion de Plotin pour les gnoses
interdit à Bergson toute inflexion unilatérale de son exégèse vers le
dualisme ; le cône unique qu'il suggère demeure ouvert et ne conduit
qu'à l'asymptotisme d'une lumière peu à peu affaiblie. Et il est sûr
que le mal ici n'a qu'une <<quasi-existence)) (otov t'm6cr-rao1ç), mais
ontologiquement plus dense reste l'altérité, donnée dès le départ au
niveau de la matière intelligible, et ne devenant une sorte de faux-pas
qu'avec la naissance du temps et le début de la nof1']01ç (III, 7 et 8).
Pour rendre justice à cette ambiguïté de l' &mtpov, Bergson parlait,
semble-t-il, dans son cours de <<deux infinis)), l'un qui serait <<plus
qu'être)) et l'autre <<moins qu'être)), entre lesquels se trouve en
quelque sorte <<tendue la chaîne des existences)>. C'est bien rencontrer
finalement la figure chère au cardinal de Cues, mais ne faudrait-il pas
renoncer alors au mythe de l'éternité comme bloc inerte ?
De toute manière, ce qui importe surtout à Bergson (d'après les
leçons recueillies par Parodi) est l'action du Noûs, à travers la Psychè,
comme descente d'âmes individualisées dans des corps organiques
produites à leur usage par les ;1.6yot crnEpl-lanKof. Cette vision <<vitaliste)>
néglige quelque peu les textes où Plotin, pour justifier l'universelle
oul-lnâ9eta d'un K60"1-1oç -r~Àewç 1 , évoque les <<merveilles)) que produisent
les << énergies des plantes )), mais aussi les << natures des pierres ))
(IV, 4, 35), - et ici le mot <pU01ç, qui désigne en général l'âme
végétative, s'applique dans la même phrase aux minéraux eux-
mêmes, bien distingués des pierres mortes, pur matériau de la
maison, car <<l'univers ne vivrait pas si tout en lui n'était vivant))
(IV, 4, 36). Si centrale que soit l'image d'une Ame fascinée par les
corps, c'est dans un mouvement unique- dispersion mais tout autant
expression - qu'âmes et choses se multiplient par le dynamisme
même d'une eewp(a qui se fait nofl']O"tç.

1 Dans un de ses traités les plus anciens (IV, 8), gêné visiblement par les
formules orphico-platoniciennes sur le corps <<tombeau >) ou <<prison>), Plotin
s'efforce de les atténuer en soulignant l'immanence du Noûs à tous les degrés
d'un «monde parfait>).
102 MAURICE DE GANDILLAC

Certes l'hypothèse abyssale de l'Un totalement indicible, substitué


à des figures plus rassurantes, paradigme idéal ou pensée de la pensée,
l'exténuation faussement symétrique d'une matière s'exténuant aux
confins de la pure néantité recèlent le double péril (contradictoire ?)
d'un vrai monisme acosmique ou d'une transcription idéaliste du
pansomatisme stoïcien, mais est-il vrai, comme le suggère Bergson,
que pour y échapper, pour donner pleine valeur au <<passage )) de la
contemplation à l'action, de l'intemporel au temporel, Plotin ait
recouru à un mode << psychologique )) ? Depuis Husserl cette épithète
est fort dévalorisée. Dans la perspective des cours bergsoniens, elle
se charge par surcroît d'effluves hartmanniens. L'<< affaiblissement de
la pensée)) que signifierait alors le passage <<de l'intelligible au sensi-
ble )) évoque pour Bergson l'exégèse de la rrp6oboç plotinienne
dans Zur Geschichte und Begründung des Pessimismus : débordant
hors de lui-même de manière <<inconsciente)), l'Un serait ainsi la
source du malheur. Certes Bergson décèle chez Plotin un authentique
<< amour de la vie )), mais il retient de Hartmann le thème d'une
effluence aveugle et paraît faire peu de cas des textes où l'œuvre pro-
ductrice de l'Ame se dit en termes de<< savoir)) et de<< vouloir)) (par
ex., III, 7, g). En revanche, il semble privilégier le moment de l'<< éveil)),
celui où l'âme individuelle échappe à l'assoupissement que lui impose
le corps ; définissant comme <<psychologique )) cette << expérience
vécue )) par laquelle le mystique se libère de ce qui lui est << étranger ))
pour se fixer au-delà de toute altérité, fût-elle<< intelligible)) (IV, 8, 1),
il souligne à bon droit que cette découverte de soi n'est possible qu'<< au
delà des idées )), mais en même temps la référence plotinienne à une
<<admirable beauté)) (dont d'autres traités, comme IV, 8, 1, indiquent
sans ambages le rôle métaphorique, le KaÀÀoç n'étant jamais que
dignitaire second, au seuil d'une plus haute contemplation) lui suggère
l'hypothèse d'une << sympathie )) intuitive entre << notre âme et le reste
du réel)), sorte de connaissance intropathique du monde qui n'est
aucunement étrangère à Plotin mais se situe fort en deçà de l'Erlebnis
évoqué dans le soliloque de IV, 8, 1 (rroÀÀaKtç È"fetpôMevoç eiç ÈMau-rov ••• ).
Des glissements analogues sont perceptibles dans les leçons consa-
crées à l'Ame du monde. Non seulement Bergson; comme << préam-
bule)) à une <<psychologie individuelle)) (qui lui importe plus qu'à
Plotin) croit y apercevoir une <<psychologie de l'univers )) annoncia-
trice des descriptions de l'élan vital, mais il porte au crédit des
Ennéades le pressentiment de certaines méthodes << modernes )) qui,
avant de considérer la conscience <<proprement dite)), s'attachent
d'abord aux <<conditions de la vie)). En situant l'Ame universelle
au centre même de son système - et en la << démythologisant )), -
le << dernier des philosophes grecs )) aurait senti, mieux que tous ses
prédécesseurs, ce que Bergson appelle<< l'unité de la nature)) (désignée
LE PLOTIN DE BERGSON !03

unilatéralement par les <<finalistes>> comme <<développement d'une


idée>> et par leurs adversaires comme <<déroulement d'une théorie
mécanique>>). Il aurait ainsi suggéré, en termes encore poétiques et
souvent ambigus, la << collaboration >> entre un ensemble de préalables
physiques et l'aventure du vivant dans son corps propre. C'est là sans
doute ce qu'avaient entrevu les pythagoriciens en parlant d'un monde
vivant qui serait nombre, les stoïciens aussi avec l'image du feu
artiste ; mais la troisième hypostase plotinienne touche mieux au
réel, car elle permet de saisir comment <<l'idée devient force>> (on
reconnaît le langage de Fouillée!), comment elle s'affirme en << tra-
vaillant>> contre une <<résistance>> qui est en même temps sa propre
exténuation.
Si le thème de la <<lutte>> est présent chez Plotin (en V, g, ro il
parle d'une matière qui <<a échoué>>: ~ÀYJÇ à-ruxoÙOYJÇ n<leoç), celui
de l'harmonie est plus central, et Bergson le reconnaît, faisant leur
place aux images du monde comme danseur ou comme ensemble de
théorèmes ; il souligne pourtant les <<ratés>> qui jalonnent le processus
de production (sans être jamais de vrais hasards puisque tout finale-
ment concourt au bien global, même les actes insensés des méchants
et l'effondrement de la maison sur l'innocent (IV, 3, r6)). Doit-on
parler ici d'une<< déduction du temps et de l'espace>> comme semblent
le suggérer les notes du cours bergsonien, à partir de l'expérience
d'une Ame étirant les ÀO'fOt imparfaits en moments et en lieux, sortes
de << sièges >> successivement offerts et dérobés à son désir ? Certes
espace et temps offrent un aspect de perpétuelle mendicité, car Eros
est le fils de Penia, mais on ne trouve rien dans le cosmos plotinien
qui n'ait part à l'idée, car Paros but le nectar des dieux aux jardins
d'Aphrodite (III, 5, 6-7). C'est pourquoi toute grandeur renvoie au
Grand lui-même ; sans ce vêtement de plénitude formelle, elle
ne serait que baudruche dégonflée, pure et simple illusion (III, 6,
IJ-!8).
Bergson a fort bien vu ce double aspect de la Psychè, mais moins
clairement peut-être la coincidentia oppositorum qui sous-tend plus
d'une fois la dialectique plotinienne. Il souligne à bon droit que, loin
de juxtaposer l'ici et le là-haut, les Ennéades révèlent d'un monde à
l'autre un <<passage>> qui suppose la transposition <<psychologique>>
et << métaphysique >> des mythes platoniciens. Mais cette traduction
elle-même a pour effet de << détemporaliser >> l'expansion et de rendre
problématique une sorte de << causalité à cheval sur le temps et
l'éternité>>, où l'effet semble trouver son champ de développement dans
les fantasmes du xp6voç, tandis que la cause demeure ancrée à un
pur aiwv. C'est ce que Bergson appelle <<dérivation>> et qui ressemble-
rait au rapport chez Aristote entre premier moteur et ciel si l'effluence
ne s'y substituait ici à la simple attraction.
104 MAURICE DE GANDILLAC

Faut-il croire pour autant que ce type de causalité reste << uni-
latéral)) puisque l'effet a besoin de la cause, et non l'inverse ? Angelus
Silesius ne sera pas si loin du plotinisme le plus essentiel lorsqu'il
dira, hors même de toute référence à l'Incarnation, que Dieu a besoin
non seulement de l'homme mais même de la mouche ? Le traité VI, 8
refuse l'hypothèse d'un Ev infécond, d'un Bien qui se suffirait à
soi-même sans se diffuser ; il affirme le caractère inséparable de
l'Etvat et de l'ÈvEp"fEiv, cet acte toujours recommencé d'un <<se faire
à partir de soi-même et de rien)) 1 , production aussi nécessaire
que libre d'un Noûs qui, contemplant cet être et ce faire, ne peut ni
ne veut que se multiplier et prolonger par le medium de l'Ame. Du
fait même que le fleuve, encore qu'il reste en soi, ne cesse de couler,
que la lumière, sans perdre son énergie, constamment s'irradie, ainsi,
avant de se répandre en foisonnement de ÀÔ"fot orrEp!JanKol, l'alté-
rité s'affirme au cœur du Noûs sous la forme paradoxale de la <<ma-
tière intelligible )) (II, 4, 5). A la limite le Dieu d'Aristote se conce-
vrait sans monde (et son interprétation théologique dans le cadre de
la création ex nihilo renvoie toujours, malgré les arguties augusti-
niennes, à l'idée d'un <<avant )) de l'acte créateur, ou du <<retrait))
tel que l'imaginent les kabbalistes) : l'émanation plotinienne est
contenue, au contraire, indivisiblement, de façon continue, dans
l'inévitable métaphore de la source infinie.
On ne prétend pas pour autant que cause et effet soient << symé-
triques)) (ou univoques), car le supérieur ne produit jamais que de
l'inférieur, tandis que les retombées de son acte-puissance, remontant
à leur cause, se perfectionnent de telle sorte que l' àvarwr~ prend plus
de valeur que la rrpôoboç (elle n'est possible elle-même cependant que
par le dynamisme de la descente; sinon l'on retrouverait le pur
dualisme des gnostiques; l'âme singulière n'échapperait à un monde
illusoire ou méchant qu'en tant que parcelle de lumière emprisonnée
dans les ténèbres, et il n'y aurait plus alors de vraie causalité, ni
même de labeur et de combat, mais éternelle préexistence et juxta-
position de deux principes absolument hétérogènes, gouttes impéné-
trables glissant l'une sur l'autre au sein d'une mythologie fantasma-
tique). C'est cette partielle dissymétrie que - sans en méconnaître
assurément les sources platoniciennes - Bergson fait dériver pour
une part de ce qu'il appelle une << expérience psychologique )), celle
de l'<< extase)) par laquelle le mystique <<sent)) que <<l'éveil existe
pour le rêve, non le rêve pour l'éveil)>. Ainsi l'ascension serait tout
pour l'être d'en bas, la chute ne serait rien pour l'être d'en haut,
exégèse que justifient assurément plus d'un texte, mais qui dévalorise
la continuité 6Ewp(a-rro(l']o1ç telle que l'a si bien soulignée Amou. Et par

' AùTo rrotEi Kal éauToù Kal oùbEv6ç, VI, 8, 7·


LE PLOTIN DE BERGSON ros
là s'expliquerait le rôle central, que Bergson jugeait trop méconnu,
des traités VI, r, 2 et 3 sur <<les genres de l'étant>> : toutes tirées de
l'expérience sensible, les catégories aristotéliciennes- singulièrement
celles du faire et du subir- restent inaptes à désigner l'effet, mysti-
quement <<senti>>, de ce qui n'est cause que <<pour nous>>, non <<pour
lui >>. Mais on hésite à suivre la suggestion selon laquelle il y aurait là
comme l'amorce d'une analyse << subjectivante >> de ces catégories,
et même l'<< indice de quelque chose qui annonce la philosophie
critique >>.
Plus significatives encore d'un type d'exégèse lié aux problémati-
ques d'une époque, les notes sur la philosophie plotinienne de la<< vie>>
suggèrent, semble-t-il, au moins l'amorce d'une solution au problème
de ce qui passait alors pour la relation du <<physique>> au << morah.
Mais Bergson ne la décèle qu'en infléchissant le sens de la c:pu01ç
qui chez Plotin, on l'a rappelé, désigne en général la forme la plus
élémentaire du ~(oç. Lorsqu'il évoque le rôle de la <<nature>> dans
les Ennéades, l'interprète ici désigne surtout les À6y01 orrep~-tœnKol,
considérés comme causes << physiques >> des corps organiques et
les offrant pour ainsi dire en guise d'instruments au choix
<<moral>> de la Psychè. Ainsi se définirait, à l'une de ces <<inter-
sections >> dont raffolait le bergsonisme, le << lieu de rencontre >>
entre deux opérations, celle de la raison séminale qui <<esquisse>> la
figure somatique, celle de la sélection éthique qui <<achève>> l'ébau-
che et engage son destin dans le compagnonnage d'un corps singulier.
Par une analogie de pertinence assez douteuse, le travail de la Psychè
est ici comparé au discernement de qui dans un amas fortuit de
nuages décèle quelque image signifiante, ou à travers les fils entre-
lacés d'une tapisserie lit le tracé d'un hexagone. Mais, si l'on retient
le premier exemple, n'est-ce pas le projet de l'homme, ses expériences
et ses pulsions qui trouvent un signe en fait absent, retenant d'un tout
confus ce qui est, comme dit Bergson, «le plus conforme>> à l'<< imagina-
tion>> du découvreur ? Quant au canevas du tapissier, s'il est vrai
qu'il contient dès l'origine l'image géométrique, seule la réminiscence
d'un eTboç permet de reconnaître la <<bonne forme >>, dissimulée dans
l'arabesque mais offerte d'avance. Au-delà des métaphores peut-être
déformées par la reportation, on peut retenir ici l'idée du corps prenant
valeur et structure sous quelque influx psychique, sans oublier cepen-
dant que pour Plotin cet ajustement psychosomatique ne joue qu'un
rôle provisoire, en deçà de la triple dialectique ascendante décrite
en I, 3 et précisée tout au long des Ennéades'·
' On se rappelle l'image de la lyre dont s'aide le jeune chanteur pour sou-
tenir sa voix. Sans mépriser cet instrument devenu inutile, l'âme qui «lui a
donné d'elle-même sans se donner à lui >> ne craint pas finalement de rompre
avec lui toute <<communauté>> (I, 4, 16).
ro6 MAURICE DE GANDILLAC

En quel sens peut-on parler encore d'une véritable << synergie >> entre
<< nature et << morale >> ? Bergson transpose le problème en termes qui
sont ceux de son temps, mais qu'il pense éclairer par la distinction
porphyrienne entre deux types de génération, l'une qui fait sortir
d'une substance une autre substance homogène (et c'est ainsi que
pourrait s'entendre, à un niveau d'interprétation assez pauvrement
chosiste, le passage du Noûs à la Psychè), l'autre qui procède par
composition et conviendrait mieux à signifier la formation naturelle
des corps (à condition toutefois d'y voir bien autre chose que de purs
agrégats). Ces deux modes se retrouveraient dans la genèse du vivant,
tout ensemble <<mécaniste>> (par combinaison d'éléments physico-
chimiques) et <<animiste>> (sous l'effet d'un principe extérieur pro-
prement téléonomique). Certes Plotin ne saurait admettre à l'état
pur aucun de ces deux schémas, mais Bergson le soupçonne de les
avoir inconsciemment combinés, car ni la matière seule ni l'âme ne
peuvent séparément constituer l'animal, et il faut à l'élan vital la
rencontre d'un organisme<< aspirant à la vie>>. <<Tout se passe comme
si les forces supérieures étaient là, guettant le moment où les forces
inférieures auraient esquissé la forme à recevoir >>.
On ne discutera point dans leur littéralité des formules que le
professeur a lancées, ou que ses auditeurs ont cru saisir sans toujours
discerner ce qui se présentait comme lecture de Plotin et comme
méditation bergsonienne autour de ce vieux texte. Il est clair que
rien ne ressemble dans le néoplatonisme à une évolution réelle des
formes et des espèces, même chez Augustin qui fera des six jours de
la Genèse le cadre d'un développement diachronique de raisons
séminales. Mais surtout c'est bien d'une Ame unique que procèdent,
en quantité d'ailleurs finie, les logoi qui façonnent les corps corres-
pondant à sa propre dissémination, sans qu'on puisse parler de véri-
table << rencontre >> entre formes rectrices et matières en attente, ni
de conflit proprement dit, sinon dans le partage ambigu de la troisième
hypostase entre une oublieuse dissipation et un recueillement unitif.
<<A la fois une et multiple>>, cette Ame demeure <<entière>> en tout
ce qu'elle anime (IV, 2, 1 /a; III, 4, 3 et 6), car sa vie (z:w~) est
donnée dès l'origine et ne surgit point par émergen~e à l'intersection
de deux puissances hétérogènes. Sous ses formes les plus élémen-
taires, dans <<la plus infime des choses d'ici-bas>>, elle n'est que <<la
trace des choses de là-haut>> (III, 4, r).
Certes les âmes individuelles possèdent une liberté propre par
laquelle elles se font en quelque sorte leur destinée dans l'univers.
En VI, 7, 5 sq. Plotin parle de l'homme comme d'un logos singulier,
èvÉpy€ta poiétique qui, sans être tout à fait âme, a besoin d'âme
pour que s'effectue son Èv€pyoüv. Mais à ce niveau on ne peut plus
évoquer la <<nature>> au sens où paraissait l'entendre Bergson, car le
LE PLOTIN DE BERGSON IOJ

minéral et même le végétatif semblent éliminés de cette perspective


où l'homme est central, et où l'animal n'apparaît que comme la
forme multiple de ses déchéances. Et pourtant le << sensible 1> se trouve
curieusement réhabilité, mais dans une sorte de transposition idéale
qui exclut la véritable synergie requise, nous semble-t-il, par l'exégèse
bergsonienne. Plotin, en effet, prête à l'Ame cosmique un alo6ytTtK6v
capable d'àVT(Àyt\jltç; rompant avec une lecture superficielle du
xwpto!l6ç platonicien, substituant, dit Bréhier, une <<sublimation 1>
à un << retranchement 1>, il suppose la préexistence d'un univers supé-
rieur, où des <<intellections amoindries 1> seraient pour ainsi dire des
<<sensations claires 1> (VI, 7, 7). Ainsi les logoi qui se dispersent en
corps vivants ne ressemblent aucunement à un faisceau de forces
mécaniques, mais se réfèrent à cette <<harmonie sensible 1>, déjà pré-
sente <<là-haut 1> 1, et sans laquelle Plotin serait mal à l'aise pour
reprocher aux gnostiques leur mépris de la vie et leur méconnaissance
d'un cosmos qu'il définit lui-même comme KaÀov 1Tofrt!la (III, 2, 9 ;
VI, 7, 29).
Usant ici d'un langage plus leibnizien que plotinien, Bergson
voyait, semble-t-il, dans l'âme individualisée telle que la décrivent
les Ennéades, une puissance qui, se voulant autonome, produit à son
usage <<le corps particulier qui exprime son point de vue 1>. C'est, en
effet, une lecture possible des textes qui soulignent à la fois l'aspect
<<moral 1> de la dispersion morcelante (audace, égoïsme, déchéance) et
sa face en quelque sorte <<physique 1>, comme multiplicité et juxta-
position de perspectives complémentaires. Parmi les couleurs qui
constituent le blanc, chaque individu, disait Bergson, choisit à son
gré l'une ou l'autre, sa seule faute étant d'exclure les autres rais du
spectre z. De cette faiblesse résulterait alors le phénomène de la
<<conscience 1>, qui implique extériorité à soi-même, insuffisance et
conflit,- non point l'<< épiphénomène 1> des<< matérialistes modernes 1>
qui surajoute une vaine phosphorescence à une réalité elite << infé-
rieure 1> 3, mais plutôt une manière d'« ombre 1) que<< l'Idée projette au
dessous d'elle-même 1> en se faisant action et devenir.

1 Aux premières lignes de VI, 7, 6, (ITwç oùv Èv TlJ KpEinovt f\jJUXJJi TO

aio6ytTtK6v; ~ TO aioellTIKov TÙJv ÈKEl aio6ytTÙJv Ka\ wç ÈKEl Ta aia6l')n1. fl.1o Ka\
o{JTWÇ at!16UVETat T~V at!161']T~V ap,uov(av), J'état même du texte souligne un
paradoxe qui a choqué les copistes. Les manuscrits conservés portent << TÙJV
ÈKEÏ àvmo6llTWV >1, mais la suite immédiate justifie Volkmann cie rétablir <• TÙJV
ÈKEi ala61']TÙJV >1, correction indiquée cl 'ailleurs sur le Mecliceus A où des points
ablatifs semblent biffer le préfixe à v.
2 L'image est signifiante, mais d'autant plus paradoxale que, pour Plotin,

le blanc est le modèle même elu simple et de l'indivisible (1, 6, 1) ; les couleurs
résultent du contact cie la matière qui obscurcit progressivement la pure lumière
solaire (IV, 5, 7 et VI, 3, I8-Ig).
3 << Inférieure >1 pour Bergson, non pour les épiphénoménistes qu'il évoque
dans son cours.
roB MAURICE DE GANDILLAC

Certes aucun terme plotinien (pas même cruvafcr9'1<Jtç) ne corres-


pond, Bergson le dit et le redit, à ce qu'il entend lui-même par
<<conscience >>. Mais en qualifiant d'<< inconsciente>> l'activité foncière
de l'Ame universelle il sous-estime le rôle de cette àVTfÀI'JIJIIÇ qui,
comme on vient de le rappeler, désigne la forme éminente de saisie
<<esthétique>> suggérée en VI, 7· Ce n'est point par pure inattention,
et sans aucune transparence à soi, que l'âme humaine, lorsqu'elle
<<vient en telle matière>>, c'est-à-dire dans le corps qui correspond à
sa propre disposition 1 , peut y produire, non sans doute un véritable
elboç, mais une ~-topcpft déterminée, - soit celle de << l'homme meil-
leur >>, doué de << sensations plus claires >> (par conséquent d'une con-
science << antileptique >>), soit, le plus souvent, des outils inférieurs et
partiels, humains ou animaux (VI, 7, 5-6). Loin de surgir de ses seules
impuissances, cette saisie consciente va s'affaiblissant à mesure que
la ~-topcp~, devenant plus partielle, s'éloigne de ce que Platon appelle
le <<Grand Vivant>>. Dans l'ordre <<médian>> où se situe l'homme
et auquel la Providence ne cesse de la ramener par les moyens variés
de l'art et de la justice (III, 2, g), il subit assurément la fascination
du divers, l'attirance du <<séparé>>; jamais du moins il ne tranchera
de façon radicale ses liens avec le Noüs; et c'est par eux, nous semble-
t-il, que, lorsqu'il œuvre ici-bas selon la << nécessité >>, il se veut et se
sait en accord avec l'ensemble du cosmos.
Ces simples remarques ne visent pas à critiquer l'enseignement de
Bergson, déjà précieux et suggestif à travers des notes fragmentaires,
mais plutôt à souligner davantage certaines perspectives du texte
plotinien que sans doute d'autres cours du Collège ont mieux mises
en valeur.
MAURICE DE GANDILLAC

r P. 74 du tome VI, 2 de l'édition des Belles-Lettres, la traduction Bréhier


risque d'induire en grave erreur, car on y lit : <<par les dispositions qu'elle pos-
sède dans le corps>>. Simple lapsus typographique puisque le texte porte <<aveu
TOÜ <JWIAUTOÇ >> ; c'est bien <<sans>> le corps, en vertu de sa situation singu-
lière au sein des oscillations propres à la Psychè-hypostase, que l'âme indivi-
duelle choisit son mode d'incarnation.

EXTRAIT DES PUBLICATIONS DE MAURICE DE GANDILLAC

Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l'Aréopagite, traduction, préface et notes,


Paris, Aubier, 1943·
De johannes Tauler à Heinrich Seuse, dans Les Etudes germaniques, t. s. 19SO,
p. 241-2S6.
La Hiérarchie céleste par Denys l'Aréopagite, traduction et notes, Paris, Cerf,
19s8, 2° éd. 1970 (Sources chrétiennes, sB).
LE PLOTIN DE BERGSON 109

La sagesse de Plotin, Paris, Hachette, 1952, 2e éd., Paris, Vrin, 1966.


Valeur du temps dans la pédagogie spirituelle de Jean Tauler, Montréal, Paris,
1956 (Conférence Albert-le-Grand, 1955).
Astres, anges et génies chez Marsile Ficin, dans Umanesimo e esoterismo, Padova,
Cedam, 1960 (Archivio di filosofia, 1960, 2-3), p. 85-109.
Compte rendu de J. Pépin: Mythe et Allégorie, dans Revue philosophique, t. 150,
1960, p. 241-249; t. 151, 1961, p. 51-67; t. 152, 1962, p. 53-67.
La <<dialectique>> de Maître Eckhart, dans La mystique rhénane, Colloque de
Strasbourg, r6-rg mai rg6I, Paris, 1963, p. 59-94.
Compte rendu de J. Pépin: Théologie cosmique, dans Revue des Etudes latines,
t. 43, 1966, p. 143-151.
Le monde et l'homme dans les écrits pseudo-hermétiques, dans W eltaspekte der
Philosophie. Rudolph Berlin ger zum z6. Oktober, hrsg. von W. Beierwaltes
u. W. Schrader, Amsterdam, 1972, p. 83-roo.
Marsile Ficin, Joachim de Flore, Plotin, dans Encyclopaedia Universalis.
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME

Lorsqu'on médite sur la signification et la portée historique du


néoplatonisme (entendant par là ce qu'il représente dans le destin
historique de l'Occident), on ne peut pas ne pas être frappé, en dépit
de l'air de famille qui unit les néoplatoniciens, par la diversité des
tempéraments philosophiques qui en ont actualisé l'essence. J'en-
tends ici << essence )), non au sens de traits distinctifs ou de notes carac-
téristiques, mais au sens d'une puissance qui se développe, en sa
logique interne, sous la régulation d'une loi, dans l'unité organique
de sa manifestation. Plus profondément encore, cette essence serait
le royaume, la maison qu'on habite, où l'on dresse sa tente parce
qu'il fait bon y demeurer.
Plotin, Proclus, Damascius, pour ne retenir ici que les plus signi-
ficatifs, seraient des moments, une trinité de moments et de per-
sonnes qui ont développé chacun pour sa part, sous la figure d'une
initiative originale, d'une audace singulière, le concept de néoplato-
nisme. Ces moments d'un devenir articulent un concept qui se déploie
en stades ou en phases. L'histoire serait donc la révélation d'une
logique. Une telle manière de voir suscite aussitôt, par ses résonances
hégéliennes, la protestation de l'historien. L'historien raconte l'his-
toire et ses conditionnements. Il situe, et laisse chacun à la contin-
gence de sa singularité. La prétendue nécessité logique ne serait donc
qu'une contingence qui s'ignore.
Rétrospectivement, rien n'empêche sans doute de lire sous la
succession un en-deçà du chronologique. Rien n'interdit d'inventer
pour les besoins de la cause une loi des trois états. Nous parlerions
ainsi des trois états ou des trois phases du néoplatonisme : stade
intuitif, stade logico-formel, stade aporétique. A chacune de ces
épithètes correspondrait une figure qui l'illustrerait : Plotin l'intuitif,
Proclus le logicien, Damascius l'aporétique. Le Moyen Age accolait
ainsi au nom de ses docteurs un adjectif qualificatif ! Il suffirait
d'ajouter que ces phases s'enchaînent nécessairement pour que,
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME III

l'historicité relayant l'histoire, le post hoc se transforme en propter


hoc. Nous aurions rationalisé les faits. En les rationalisant, nous les
aurions peut-être évacués.Je ne veux point atténuer la force de l'ob-
jection que je me pose. Je me dis cependant que la fortune sourit
parfois aux audacieux. C'est pourquoi je propose l'hypothèse des
trois stades du néoplatonisme comme une loi de développement qui
déploie l'essence du néoplatonisme. J'ajouterai simplement que cette
hypothèse m'est partiellement suggérée par un thème, indéfiniment
récurrent dans le néoplatonisme: je veux dire le thème d'un rythme
ontologique signifié par les trois termes: Monè, Proodos, Epistrophè.
Ce rythme ontologique, par un abus de langage dont je m'excuse, je
l'ai assimilé, en vertu d'une lointaine réminiscence mathématique,
à un quasi-groupe d'opérations. Je distinguerai, en liaison avec la
terminologie néoplatonicienne, une opération identique, une opéra-
tion transitive ou processive, une opération inverse ou conversive.
Si l'on tient compte de ce rythme, traduit dans un quasi-groupe
d'opérations, on pourrait dire que le néoplatonisme, considéré dans
chacune de ses figures les plus marquantes, est la mise en œuvre de
l'une ou l'autre de ces opérations fondamentales. La loi des trois états
ne serait plus alors un schème extérieur, appliqué mécaniquement à
une matière hétérogène. C'est le néoplatonisme lui-même qui devien-
drait passible d'une loi qui figure, au titre d'élément essentiel, dans son
propre discours. Son ontogénie spéculative justifierait, rétrospective-
ment, la lecture de son histoire. Concrètement, Plotin représente, au
titre de dominante, l'opération identique, cette Monè, que J. Trouil-
lard traduit assez heureusement par le terme de << manence l>. Proclus,
par son souci de développement et de mise en forme des éléments du
néoplatonisme, actualiserait l'opération discursive ou processive.
Damascius l'intrépide, quand il se retourne sur le néoplatonisme
pour le mettre à l'épreuve de ses apories, incarnerait l'opération
inverse, réflexive et critique.
Je m'inspirerai de cette hypothèse dans la présentation de cette
image, approchée et contestable, du néoplatonisme.

l. PLOTIN OU LE MYSTÈRE DU <<DEMEURER l)

Je ne puis songer à réduire en quelques lignes une pensée aussi


complexe que celle de Plotin. Je choisirai dans sa surabondance
quelques thèmes que j'ai privilégiés. Je renvoie une fois pour toutes à
Ennéade VI, 7, 36-42 et à Ennéade VI, 8. Ces deux traités sont fort
différents. Le second nous fournit un modèle de <<piété interroga-
tive 1>; le premier nous dit ce que ne peut être le Bien pour l'âme qui
repose en lui. Si bien que dans cette Monè par quoi je voudrais corn-
II2 STANISLAS BRETON

prendre Plotin, je distinguerai deux moments, liés essentiellement


l'un à l'autre: un moment de contact bienheureux, puis un mouve-
ment, d'apparence inquiet, qui insinue dans la quiétude la pointe de
l'interrogation radicale.
A. Le << demeurer 1>
Ce terme <<demeurer 1>, le Menein des Grecs, nous renvoie à un
contexte double, tout au moins pour nous qui avons pratiqué soit
le langage des modernes soit celui du moyen âge latin. << Demeurer
en soi 1>, <<être en soi 1>, c'est la terminologie de la substance, qui
aboutira peut-être au langage de la conscience, de l'intériorité au sens
d'une philosophie de la conscience. Langage qui est menacé de l'anti-
nomie entre le Même et l'Autre, lorsque se posera dans son acuité le
problème de la Transcendance. Ce n'est pas dans cette direction qu'il
faut tenter de comprendre le néoplatonisme, et Plotin en particulier.
Le <<soi 1> ne saurait jamais être en conflit avec l'Un ou le Bien, qui
transcende pourtant toutes les déterminations de l'être, parce que
l'être du soi, si je puis dire, est essentiellement <<appartenance,> <<à
ce qui n'est pas 1>. Pour faire image, disons qu'il n'est <<soi 1> que dans
son <<chez soi 1>. C'est dire que le langage des modernes, quand il
insiste sur l'affinité de l'<< être 1> et de l'<< habiter 1>, est plus apte peut-
être à nous mettre sur la bonne voie. Nous pourrions alors risquer la
proposition suivante: le demeurer est le fond même de l'être de
l'esprit (Nous). Si le Nous ne peut habiter en lui-même, s'il ne peut
reposer en lui-même, c'est qu'il est déjà sous le règne de la division,
d'une distance ( diastema) intérieure, comme si l'intervalle qui le
définit (car toute pensée exige différence, altérité, multiplicité) l'em-
pêchait de rejoindre son équilibre. La corrélation de l'être et du
penser, qui serait ici l'équivalent, mais sur un mode plus profond, du
principe moderne d'intentionnalité, doit être surmonté comme une
déchirure. L'être, et le penser qui est penser de l'être, est cette pre-
mière déchirure. Et c'est pourquoi si l'être est habiter nous ne pou-
vons habiter l'être. Demeurer, ce sera nécessairement demeurer en
ce qui ne saurait être dit être. C'est donc le Menein, en son sens le plus
profond comme être du penser, qui conduit Plotin à ce que j'appellerai
volontiers la première critique radicale de la métaphysique, telle
qu'elle fut le plus souvent entendue. La critique de l'être et du penser
ne signifie pas qu'on les déprécie. Plotin qualifie l'un et l'autre de
divin. Mais le divin, s'il déborde la figure du dieu et des dieux (car
dieu, finalement, est toujours au pluriel), n'est pas encore cette racine,
cet élément, ce sol en lesquels on demeure. Ce dépassement du noé-
tique, cette transgression peuvent apparaître, il est vrai, comme un
acte de transcendance, comme un effort désespéré pour sortir de la
condition humaine. Et l'on évoquerait le héros qui succombe à sa
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME IIJ
folle entreprise. Mais ce serait une erreur, nous semble-t-il, d'interpré-
ter ces pages où Plotin (cf. VI, 40, 24-29) parle d'une sorte de<< méta-
base)) comme une volonté héroïque d'escalader le ciel. Lisons tout
d'abord le texte: <<Montant donc de cette essence et de cette pensée,
il (c'est-à-dire le Nous) n'ira ni vers l'essence ni vers la pensée, mais,
au-delà de l'essence et de la pensée, (il ira) vers quelque chose de
merveilleux, qui n'a en lui ni essence ni pensée, mais qui est lui-même
le désert en lui-même (eremon) n'ayant pas besoin de ce qui procède
de lui.))
La métaphore de la montée, de l'Oberstieg, a pu être considérée
comme indicative de l'essence de la métaphysique. Critique de la
métaphysique de l'être, Plotin aurait-il donc été vaincu par l'essence
même de la métaphysique ? Mais, si nous pouvions, anachronique-
ment, le faire répondre à notre objection, il aurait remarqué aussitôt
qu'il ne s'agit pas de s'élever de l'être vers un super-être qui intégre-
rait toutes les déterminations, qui serait en ce sens <<le vrai c'est-à-
dire le tout )) ; il ne s'agit pas davantage, procédant à l'inverse,
d'assurer à l'être et à la métaphysique l'apodicticité d'une causa sui.
Il s'agit précisément, qu'on monte ou qu'on descende, de mettre en
question et le tout et le fondement comme causa sui. Tout cela, tous
ces mots que la métaphysique épèle, sont encore trop humains, trop
noétiques. C'est pourquoi il faut les dépasser non pour leur substituer
quelque chose qui serait au-dessus mais, bien au contraire, pour les
destituer de tout prestige; et pour ramener, réduire (au sens de
l'analysis, qui deviendra la resolutio ou reductio du Moyen Age), leur
impure et prestigieuse richesse vers la pauvreté du désert. Ce à quoi
nous invite ce cheminement, cette métabase, c'est en somme à une
conversion, par un refus de ce qui est riche, vers la pauvreté ou le
dénuement. On n'habite pas la plénitude mais le désert. Ce que Plotin
nous demande, c'est de renoncer à l'abondance et à la surabondance
de l'addition, en quoi se sont complues les métaphysiques. <<Donc il
faut abandonner tout le reste, quand on arrive à la nature la meilleure,
puisqu'elle n'a pas besoin d'aide. Tout ce que tu ajoutes, la diminue
parce qu'elle n'a besoin de rien)) (VI, 7, 41, I4-IJ).
Ce merveilleux désert, c'est donc en lui que le Nous repose, qu'il
habite, parce qu'il sait d'un savoir qui n'est pas connaissance, mais
qui est l'extrême pointe de la pensée (cette Epaphè ou contact dont
parle Plotin et qui déborde l'intuition, cf. ibid., 39, 19-20), que là est
sa demeure. Il ne faut pas du reste nous laisser égarer par les néces-
sités du langage. On parle comme on peut. Et, dans le cas présent,
nous sommes à la limite du possible. Pour dire cette chose très simple
qu'est le Menein, nous devons le compliquer, figurer des mouvements,
des directions. Mais en réalité, nous ne monterions pas vers notre
demeure si nous n'y étions déjà. C'est la paix des sommets qui corn-
II4 STANISLAS BRETON

mande l'apparent itinéraire du Nous. Nous retrouvons ici la vérité


profonde, non cosmologique, du principe selon lequel tout mouvement
s'enracine en un immobile. Si bien qu'il est également juste de dire
de manière paradoxale: C'est parce que nous y sommes déjà que nous y
allons; C'est pour y être que nous y allons. Cela signifie une chose très
difficile à penser, mais dont il nous faut tenir et soutenir la difficulté.
Il faut en effet tenir à la fois et que l'être du Nous, par ce mystérieux
point de tangence qui l'enracine en l'Un, est déjà là; et aussi que la
multiciplicité, qui le constitue dans sa différence, crée la nécessité
d'un itinéraire qui nous y re-conduit. Telle est la condition noétique ;
telle est la condition de l'homme : être ce en quoi l'on demeure, mais
sur le mode de ne l'être pas.
Si nous devions projeter dans la complexité du discours ce qui se
cache dans ce M enein ontologique, tel que nous avons tenté de le
suggérer, peut-être nous faudrait-il expliciter cette expérience cons-
tituante de la manière suivante :
a) l'être qu'est le Nous n'est et ne s'apparaît comme être que sur
fond d'un a-noétique ou d'un amorphe qui le fonde et à partir de quoi
il se fera ce qu'il est ;
b) l'être, en ce sens, le Nous (et tout ce qui en dérive) est comme
le mode, la détermination limitante et aussi pluralisante du désert
absolu;
c) toutes les déterminations, et ce que nous appelons richesse, ne
sont à vrai dire que diminution; l'addition nie le <<néant incréé 1> ou
le Nihil per excellentiam dont parlera Scot Erigène;
d) l'être est ainsi enveloppé dans ce meden, qui devient l'éden de
l'âme;
e) ce qu'on a appelé théologie négative n'est donc pas un simple
exercice dialectique. Dans ces négations ou ces hymnes à la nuit,
l'âme essaie de dire ce en quoi elle demeure. C'est en ce demeurer
qu'elle puise la force de <<re-non-cer 1>, c'est-à-dire de dire non à tout
ce qui la définit, la circonscrit et l'emprisonne;
f) la force du négatif, la négation, qu'elle soit P,ratique ou théo-
rique, s'alimente, en dernière analyse, à ce Rien, q'ue les néo-plato-
niciens méditeront dans leurs commentaires du Parménide platoni-
cien, tout particulièrement de la première hypothèse ;
g) mais le plus étonnant peut-être est ceci : toutes les négations
qui préservent l'origine de toute retombée ontologique, doivent se
convertir en affirmations, en déterminations constituantes par les-
quelles l'être-penser se fait et se dit ce qu'il est ;
h) la générosité de l'Origine, comme ce en quoi l'on demeure,
consiste justement en cette possibilité de retourner toutes les négations
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME II5

en positions. C'est parce qu'elle n'est rien, et que, à strictement parler


elle ne donne rien (puisqu'elle n'est et n'a rien), que l'être peut devenir
le tout et se donner tout ce qu'il est ;
i) l'être qui habite le désert est la fleur improbable qui, par une
audace sans raison, fleurit de ce désert absolu.
B. La manence et la piété interrogative
L'origine en laquelle on demeure n'est et ne peut être sous le
signe de la distance. Damascius en particulier rappellera, indéfini-
ment que, la distance, dont nous avons fait la transcendance, n'est
pas de mise dans le discours sur ce qu'il n'ose plus appeler Principe.
C'est nous qui sommes à distance, mais lui, à strictement parler, n'est
pas loin de nous. Toute distance, appliquée à l'origine, n'est que la
projection humaine de cette distance intérieure par laquelle, nonobs-
tant le point de tangence inamissible et originel, ce qui procède
s'écarte de sa source. Il faut donc tenir compte de cet écart, de cette
altérité qui nous fait autres que le principe sans que, pour autant, le
Principe soit autre que nous. Or cette distance, sans créer à propre-
ment parler une incertitude, est l'espace d'un questionnement, dans
et par lequel<< l'au-delà de l'être>>, projeté dans la région du noétique
et du dianoétique, devient passible d'un conflit, d'une antinomie qui
déchire l'intelligence. Ce conflit Plotin l'a connu. Et c'est ce qui
donne à Ennéade VI, 8 ce ton dramatique si original et si insolite.
Penser l'au-delà de l'être nous condamne, en effet, du fait même du
jeu de la pensée, à l'exiler dans une région où les contraires ont lieu.
Nous sommes dès lors contraint de le soumettre aux lois et aux moda-
lités de l'être. L'être devient la surface de projection de l'Un. Ainsi
exilée dans notre région de ressemblance, l'Origine subit un étrange
destin. En effet, en vertu du vieil adage selon lequel << tout ce qui est
reçu est reçu selon le mode du récepteur>>, il est inévitable que l'<< au-
delà de l'être>>, dans la mesure où il peut et doit procéder dans les
filets du penser et du discours humains, soit travesti et comme
inverti par cette << méta-phore >>. En gros, nous pourrions dire que le
<<principe>> sera soumis au principe de raison. Il faudra, après l'avoir
fait chuter dans le régime de l'essence et de l'existence, qu'il <<rende
raison de son existence>>. Il faut <<qu'il ait reçu l'existence soit d'un
autre soit de lui-même>> (cf. ibid. II, 37-38). On devine déjà laques-
tion, mais sous sa forme radicale : << Pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien ? >> S'il a reçu d'un autre l'existence, nous sommes
condamnés à la régression infinie, et le principe se perd dans le report
indéfini des principes. Mais s'il n'a pas reçu l'existence, s'il n'est ni par
soi ni par un autre, il s'ensuit ou bien qu'il est pur hasard ou bien
qu'il est nécessité pure. Dans le premier cas, le principe est une sorte
d'accident primordial, quant à son essence et quant à sa nature :
II6 STANISLAS BRETON

autant dire qu'il est le n'importe quoi puisque tout peut arriver et
que le hasard n'a pas de loi. Dans le second cas, il est fonction d'une
sorte de fatalité sans rime ni raison :il n'est pas maître de son essence.
En réalité l'une et l'autre solution, si contraires soient-elles, abou-
tissent au même résultat. Hasard et nécessité destituent de tout sens
ce que nous appelons liberté. Si bien que, en finale, trois solutions
s'esquissent dans le régime d'interrogation auquel l'âme soumet le
principe : hasard, nécessité, liberté et maîtrise de soi, maîtrise et puis-
sance capable de se faire ce qu'elle est.
Le plus remarquable dans cette longue discussion que Plotin
entreprend ce ne sont pas, si admirables soient-elles, les pages sur le
hasard, sur la nécessité et sur le juste vouloir. C'est le retentissement
sur le philosophe de ces questions dont lui-même sentait si bien
l'impertinence, au double sens du terme. Impertinence blasphéma-
toire ; mais aussi impertinence logique, car le plus clair de la réponse
globale consiste justement à montrer que les questions posées, et les
solutions envisagées, si diamétralement opposées qu'elles soient, pro-
viennent d'une même source, d'un même régime<< rationnel>> qui n'a
aucune possibilité d'application dans la <<sphère de l'origine >>. 1 En
termes modernes, nous traduirions ainsi la réponse de Plotin: toutes
les propositions contraires, qu'on échafaude au sujet du principe, ne
sont, à vrai dire, ni vraies ni fausses. Elles sont en deçà même du
contradictoire. Elles sont strictement non-sensées ; aussi non-sensées
que le seraient les deux propositions : le cercle (du géomètre) est vert;
le cercle n'est pas vert.
Pourquoi, cependant, Plotin ne s'en tient-il pas à cette réponse,
la seule qui soit pertinente ? Après avoir si bien compris que le prin-
cipe n'a que faire de nos sphères ontologiques, puisqu'il est au-delà
de l'être, pourquoi reste-t-il si manifestement ému par ces imperti-
nences des << téméraires >> ? Une simple question posée par le philo-
sophe (ibid. II, 1-2) nous paraît éclairante: <<Une chose qui n'existe
pas ? Qu'est-ce donc ? >>L'au-delà de l'être est aussi bien néant d'es-
sence que d'existence. Pourquoi donc refaire au sujet du principe un
De ente et essentia qui ne lui convient pas ? La première réaction eût
été la bonne: <<Il faut nous en aller en silence, et, dans l'embarras où
nous ont mis ces discours, ne plus rien chercher ni demander >> (ibid.
II, 2-3). <<Toute recherche, en effet, va jusqu'à un principe et s'y
arrête>> (ibid., II, 3-4). L'analyse même de la question montre que
toutes les questions imaginables sont ici hors circuit, car elles portent
ou bien sur l'essence, ou bien sur la qualité ou bien sur l'existence et
sur le pourquoi (ibid., II, 5 ss.). Il n'y a ni essence, ni existence, ni
pourquoi, ni qualité du Principe. Il est sans << pour-quoi >> comme il est
' Il serait intéressant de comparer antinomie plotinienne et antinomie
kantienne.
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME II7
sans détermination. Et pourtant, en dépit de la justesse de ses consi-
dérations, Plotin esquisse une réponse, une réponse à l'égard de
laquelle il ne sera pas moins critique, mais qu'il s'est cru obligé de
fournir. Le Premier ne se doit qu'à lui-même ce qu'il est : <<il se fait
lui-même ce qu'il est )) ; en ce sens il est souveraine liberté, << cause
de soi)), <<maître de soi)), se donnant tout ce qu'il est (cf. ibid., r4,
38-43), et conséquemment <<il est soi de soi et par soi)).
Si Plotin a risqué cette réponse, ce n'est pas seulement pour mieux
répondre que les autres à des questions qui seraient, en dernière
analyse, de pseudo-questions. C'est parce que, nous semble-t-il, le
principe sans principe doit procéder dans notre discours humain ;
parce qu'il doit, autant que faire se peut, trouver en lui un <<lieu))
qui soit, malgré l'infirmité du langage, le moins indigne de lui. Certes,
il y a bien des langages. La poésie, l'incantation, la liturgie doivent
dire ce qui est au-dessus de tout nom. Mais la métaphysique elle-
même, qui est sous le signe de l'être, doit, autant qu'elle peut, accueillir
ce qu'elle ne peut contenir. Elle ne doit pas seulement redresser les
déviations manifestes. Il faut qu'elle dise, le moins mal et sans se
faire illusion, cette réfraction de l'au-delà de l'être dans l'être. Et
c'est pourquoi l'expression <<cause de soi)), qui résume tout ce déve-
loppement, n'est pas seulement un trait de lumière qui me paraît
avoir cheminé à travers toute l'histoire de la pensée occidentale;
mais aussi un hommage, l'hommage d'une piété interrogative et
balbutiante, à celui qui brise notre langage et nos discours. Ce n'est
point, une fois encore, que Plotin se fasse illusion sur ce nom <<cause
de soi )) qui serait peut-être le plus beau des noms divins. Il est trop
perspicace, trop cohérent et trop <<pieux)) à l'égard du mystère qu'il
évoque et qu'il invoque, pour donner une valeur de détermination
intrinsèque à cette dénomination. Sa prudence et sa piété sont telles
qu'il affecte d'un comme si (cf. ibid., r6, r3) les expressions les plus
purifiées. Ce langage en <<quasi)), que reprendra, dans un autre
contexte, Husserl, est ici de rigueur. Et ce <<quasi)) est à la fois
l'hommage infirme que l'esprit ne peut refuser et l'indice d'une
rigueur désertique qu'impose, au plus profond de l'âme (car le prin-
cipe est au-dedans), le centre en lequel sa joie demeure. Ainsi la
<< manence )) du demeurer s'exprime-t-elle dans l'austérité du désert
et dans ce langage qui fête, dans la conscience de son infirmité, celui
<<qui se fait ce qu'il est)), bien qu'il soit, au-delà de l'être et de nos
raisons, ce pur <<fleurir qui fleurit pour fleurir)) 1 •
' Je voudrais rappeler en passant que cette idée de la cause de soi, dont il
faudrait suivre le cheminement à travers la métaphysique occidentale, a trouvé
un écho et plus qu'un écho dans le livre du philosophe suisse CHARLES SEGRÉ-
TAN : Philosophie de la liberté. On sait que cette philosophie de la liberté n'a
pas été sans influence sur la pensée française. Qu'il me suffise de renvoyer aux
dernières pages de !'Essai d'O. HAMELIN.
n8 STANISLAS BRETON

II. PROCLUS : LA PROCESSION DISCURSIVE

Le passage de Plotin à Proclus peut apparaître comme un dépay-


sement, bien que, pour l'essentiel, les deux hommes habitent le
même paysage métaphysique. Le style n'est plus le même. Il semble
que nous ayons quitté le maitre pour le professeur. Professeur, Proclus
l'est sans aucun doute; et certains regretteront de ne trouver chez
lui ni le souffle des Ennéades ni la mobilité inquiète de Damascius.
Mais on aurait tort, sacrifiant à une impression d'ensemble, d'oublier
l'originalité de ce moment discursif par lequel le néo-platonisme
accède à sa conscience axiomatique. Les intuitions plotiniennes
appelaient une mise en forme; et l'on pourrait à cet égard, comme je
l'ai suggéré ailleurs, surprendre une analogie significative entre le
rapport de Leibniz à Descartes et celui de Proclus à Plotin. Quoi qu'il
en soit de cette suggestion, Proclus a l'immense mérite d'avoir fourni
dans son Elementatio theologica une thématisation du néoplatonisme,
dont on aurait tort de penser qu'elle se réduit soit à un traité, soit,
pis encore, à une sorte de manuel ou de scolastique scolaire. Il s'agit
bien plutôt d'une reprise du ,néoplatonisme dans un effort spéculatif,
dont on ne voit, dans l'Occident, qu'un équivalent : l'Ethique de
Spinoza. Entre Spinoza et Proclus les ressemblances sont multiples.
A certains égards, Spinoza parait être plus rigoureux, plus fidèle à
Euclide, qui est le modèle des Eléments de Théologie, dont Proclus
avait écrit un commentaire. En effet, Spinoza procède par définitions,
axiomes, postulats, corollaires, scholions, etc. Proclus, lui, énonce le
théorème et le démontre, sans aucune allusion à la nécessité des
définitions ou des axiomes préalables. Mais cette observation, si juste
soit-elle, doit être complétée par une autre observation. Proclus est
parfois plus exigeant pour la démonstration que Spinoza lui-même.
Il est soucieux de dénombrer les hypothèses possibles, avant de choisir
la seule qui s'impose (cf. El. th., prop. 35). Il argumente avec sobriété,
mais avec le souci manifeste de ne laisser dans l'ombre aucun point
obscur. Il explicite, il déroule en extension l'intensité qui se cache
dans les principes dont vit le néoplatonisme. n s'impose de le struc-
turer. Cette structure du néoplatonisme, il l'a sans doute explicitée
dans ses commentaires. Mais c'est dans Eléments de théologie que la
thématisation atteint le maximum de lumière sous la forme du théo-
rème, théorème qui est à la fois, de par la différence de ses aspects,
axiome et proposition démontrable. Je me limiterai à cet ouvrage,
qui me paraît si instructif à la fois pour sa contribution à l'édifica-
tion de la métaphysique occidentale, et par la différence qu'il souligne
entre l'hénologie qu'il développe et l'ontologie traditionnelle.
ACTUALITÉ DU N:ÉOPLATONISME II9
A. Eléments de théologie et de métaphysique occidentale

Le titre de l'ouvrage confirmerait ceux qui pensent, à bon droit,


que dans toute métaphysique l'élément ontologique a toujours été lié
à l'élément théologique. Au lieu d'onto-théologie, il suffirait de parler
ici d'héno-théologie, quitte à nous expliquer sur la primauté de l'un
à l'égard de l'être et sur la signification de cette primauté.
Les Eléments de théologie ont été le premier modèle des ontologies.
On pourrait affirmer peut-être que la mathesis universalis, dont
rêvera le xvne siècle, et qui aura son apogée scolastique dans l'œuvre
de Wolf, a eu pour ancêtre l'ouvrage de Proclus, dans la mesure où
l'on y retrouve, confluant dans un même courant, la triple exigence
logique, ontologique, géométrique qui avait jusque là existé, pour
ainsi dire, à l'état séparé. Je ne voudrais pas cependant trop rappro-
cher Proclus de ses avatars occidentaux. Car rien n'annonce chez lui
cette exténuation de l'être ou de l'un dans cette étrange notion de
<<possible)) ou de <<non-contradictoire)) qui justifiera d'une part,
l'existence leibnizienne d'un lieu des <<possibles)>, et la réduction de
l'ontologie d'autre part, à une logique formelle et formalisée. Hegel
reconnaît sa dette à l'égard de Proclus. Et il est très frappant à cet
égard de voir comment Hegel, lecteur de Proclus et assez méfiant à
l'égard du mysticisme de Plotin, réagit devant les œuvres du Dia-
doque. Le néo-platonisme de Proclus représente pour lui un moment
essentiel dans le mouvement de l'esprit vers lui-même; une conver-
sion de l'idée platonicienne en sujet proprement dit ; une amorce de
la dialectique de l'esprit r. Les Eléments de théologie ont ainsi nourri
non seulement les ontologies générales, ou les métaphysiques spé-
ciales qui ont épousé partiellement les grandes divisions en lesquelles
se distribue l' Elementatio z, mais aussi et surtout ces métaphysiques,
telles celle de Hegel, plus soucieuses du concret, de l'universel concret,
du concept en tant que subjectivité et mouvement.

B. Hénologie et Ontologie

Cette ressemblance des Eléments à ce qui est venu par la suite ne


doit pas cependa~t nous masquer l'originalité d'un ouvrage qui ne
s'inscrit pas, à la différence des ontologies, sous le primat de l'être.
Pour marquer cette différence, on parlera d'hénologie plutôt que

' Je renvoie, sur ce point, aux notations précieuses de W. BEIERWALTES:


Proklos, Klostermann, Frankfurt, 1965, p. 4 ss.
• L'Elementatio se distribue sur deux parties qu'on pourrait respectivement
intituler : hénologie fondamentale ; hénologie spéciale (hénadologie, noologie,
psychologie, somatologie).
120 STANISLAS BRETON

d'ontologie. Effectivement, ce qui étonnerait un lecteur scolastique,


lorsqu'il ouvre les Eléments, c'est cet ensemble de théorèmes, du pre-
mier au sixième, qui ne parlent que de l'un et de sa domination. Ce
n'est pas un hasard si l'incipit de l'ouvrage est en fait le<< commence-
ment par l'un 1>. Tout commencement, on l'a remarqué à propos de
différentes œuvres, est en quelque sorte un coup de dé. Or ce coup de
dé, ce premier coup de dé ferait mentir le poète. Ce premier coup de dé
abolit le hasard. Proclus commence par l'un comme Spinoza commence
par la causa sui. Et si différents que soient les contextes, dans l'un et
l'autre cas, c'est le congé donné au hasard, au multiple pur. Je me
limiterai, en raison de son exemplarité, au premier théorème qui
énonce: Toute pluralité participe de quelque manière à l'un. J'ai tenté,
dans un autre travail, de formaliser, en m'inspirant de rudiments de
logique moderne, ce premier théorème qui devrait aujourd'hui plus
rigoureusement s'énoncer comme suit :
Pour tout x (ou: quel que soit x), si x est plural, x est participant à
l'un d'une manière ou de l'autre,> (symboliquement : << Ux · ax ::::>
(bx V ex) l>).
Nous avons ici une implication formelle. Implication formelle qui
signifie dans le cas présent que la connexion porte sur deux détermi-
nations et que, loin de se réduire à une simple juxtaposition ou
coexistence dans un même sujet, elle sous-entend une liaison entre
les deux par une raison ou <<parce que 1>. Cette raison ou <<parce que 1>
peut se lire du reste en deux sens selon que l'on suit l'ordre de connais-
sance : <<C'est parce que x est (connu) comme pluralité qu'il est
(connu) comme participant à l'un 1>; ou que l'on suit l'ordre ontolo-
gique (qui renverse le premier) : <<C'est parce que x est participant à
l'un que x est une pluralité. 1>
Ce premier théorème présuppose en certain nombre de termes
extra-logiques non définis (et peut-être non définissables), tels<< étant 1>,
<<l'un 1>, << est composé de 1>, <<pluralité 1>, etc. On accorde ou doit
accorder au départ quelques-uns de ces non-définis : sans quoi il n'y
aurait plus de discours possible. Ceci dit, l'essentiel de l'argumenta-
tion consiste dans une réduction à l'absurde. Cette réduction, je laisse
ici les détails techniques, a pour but de montrer que 'le négateur de la
proposition liminaire affirme l'impossible. Si la pluralité, quelle
qu'elle soit, ne participe pas à l'un de quelque manière, ni sa totalité
ne sera une ni les éléments (multiples) qui forment cette multiplicité
ne seront un. Si les éléments ne sont pas un, ou bien ils ne sont rien
du tout, ou bien ils sont quelque chose (à savoir multiple). Mais si
chacun n'est rien, le tout ainsi formé sera également rien. Il reste
donc que chacun soit multiple. Mais s'il est multiple, chacun sera
formé d'une infinité d'infinis. Et ainsi de suite. Mais cela est impos-
sible, car <<si le tout est plus grand que la partie, l'infini ne souffre
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME I2I

rien qui soit plus grand que lui )), Il faudrait donc affirmer que la
partie est égale au tout. Mais si la partie (l'élément dans le cas) est
aussi grande que le tout, on ne pourra «former un tout)) (ce que pré-
supposait pourtant le négateur).
Cette démonstration peut nous laisser, à certains égards, perplexe,
nous qui croyons savoir que dans les ensembles dits infinis <<le tout
n'est pas nécessairement plus grand que la partie)). Mais si au-delà de
l'argumentation formelle, on regarde à ce qui se dit dans et à travers
le texte, on s'aperçoit que ce que Proclus nous signifie c'est, en réalité,
l'impossibilité de penser une multiplicité comme pure multiplicité.
Penser le multiple c'est nécessairement l'unifier, comme le diront
équivalemment plus tard Thomas d'Aquin et Kant. L'hénologie
s'ouvre sur un axiome d'unité, qu'on doit lire de deux manières:
sous la forme d'une loi ontologique et sous la forme d'une règle de
pensée.
Mais il y a plus. Proclus semble, dans ce théorème, se livrer à une
expérience de pensée-limite: tenter de penser le multiple pur, la dis-
persion pure. Peut-être dans cette expérience de pensée rejoindrions-
nous non seulement le rêve dont parle Bergson à propos de la genèse
de la matière, mais aussi une sorte de prédilection moderne pour le
différentiel, le multiple qu'aucun principe d'unité ne saurait << colo-
niser)), A ce titre, ce théorème où s'affirme ce que j'ai appelé le pos-
tulat hénologique, présente un grand intérêt.
Reste le second problème: pourquoi ce primat de l'un sur l'être ?
On sait que Plotin avait déjà dit que l'être est la trace de l'Un. Mais
on se demandera aussitôt pourquoi ce privilège de l'Un ? Il est vrai
que Plotin n'est pas victime de sa terminologie. N'empêche qu'il
affectionne un certain langage. Ce langage se comprend dans une
perspective de spiritualité. Métaphysique et spiritualité, on l'a sou-
vent fait remarquer, ne se dissocient pas dans le néo-platonisme. Or
la spiritualité néo-platonicienne est essentiellement simplification: on
a parlé à ce propos de la <<simplicité du regard )), Mais le regard est
déjà de trop : toute vision, toute intuition se mêle, plus ou moins
subtilement, au multiple ; et de surcroît, elle laisse l'impression du
spectacle extérieur. C'est pourquoi la métaphore visuelle est souvent
relayée par la métaphore tactile ou celle de l'odeur qui se répand. La
simplification, en tant qu'elle se réfère à l'origine, doit être à la fois
dépassement du multiple et dépassement de la forme. Or l'être est
simultanément forme et multiplicité. Il y a liaison essentielle dans
l'être, entre la forme et la multiplicité. La forme, par sa détermina-
tion, appelle une autre forme. En style spinoziste, nous dirions que
toute détermination appelle l'infini et le système des déterminations.
L'être, au sens fort, c'est-à-dire au niveau du NOUS, est donc plu-
ralité unifiée dans une totalité. L'être n'est ce qu'il est que par un
122 STANISLAS BRETON

principe d'unité 1 • Et c'est peut-être ce que nous dit le plus profondé-


ment le premier théorème des Eléments. Il insinue à sa manière que
l'être est la trace de l'un. Mais ceci nous invite à de nouvelles réflexions.
Je me contente de les énoncer sous forme de questions : Dans quelle
mesure une métaphysique est-elle commandée par une spiritualité
ou si l'on veut par un <<élément mystique>> ? Et que signifie cette
apparente intrusion du mystique dans le métaphysique ?
Dans une autre perspective, qui nous rapproche de nos préoccu-
pations contemporaines, je voudrais formuler une autre question:
Dans quelle mesure l'être, dont Heidegger semble avoir été obsédé,
tend aujourd'hui à se rapprocher, et peut-être aussi à s'éloigner, de
cet << espace >> hénologique dont le néoplatonisme a, pour une part
essentielle, contribué à imposer l'inéluctable présence ? Si l' Elemen-
tatio avait pu nous aider à poser et à élaborer ces questions qui me
paraissent capitales, le Lycien aurait bien mérité notre gratitude. Son
œuvre, sans vouloir la moderniser à tout prix, serait aujourd'hui
encore un ferment de pensée.

III. DAMASCIUS : LE RÈGNE DE L'APORÉTIQUE

Ce penseur, qui clôt la série des grands, et qui accomplit à sa


manière le destin du néoplatonisme, je l'ai <<spécifié>>, si je puis dire,
par l'opération inverse, réflexive et critique qui serait la troisième de
mon quasi-groupe d'opérations. A la rigueur, l'opération inverse ne
fait rien, elle n'ajoute aucun élément, conceptuel ou autre, à la confi-
guration générale du système. Elle revient sur ce <<qui a été fait >>,
mais pour marquer autre chose qu'un simple retour au point d'ori-
gine. L'opération inverse met à l'épreuve un prétendu acquis qui
n'est jamais acquis. Elle signifie qu'il n'y a pas de système; ou, plus
exactement, qu'aucun système ne peut se reposer sur son apodicticité.
Commentateur du Parménide, et il le reste, me semble-t-il, tout au
long de ses Dubitationes et Solutiones, Damascius a apporté lui aussi
sa contribution à la mise en forme du mystérieux dialogue. Mais cette
mise en forme n'est jamais purement et simplement une << systéma-
tisation>>. Si le néoplatonisme, comme on l'a dit, <<se construit
comme un système en déroulant le jeu dialectique du Parménide» 2,

x Il faudrait rapprocher de ce premier théorème de l'Elementatio l'axiome


scolastique Ens et unum convertuntur, en accentuant surtout les différences :
dans un cas, l'être est le dérivé ou la trace de l'un ; dans l'autre, c'est l'un qui
est propriété de l'être.
• J. TROUILLARD: art. Néo-platonisme, in Encyclopaedia Universalis,
p. 682.
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME 123

il faut alors aussitôt ajouter que le caractère essentiellement aporé-


tique de ce dialogue confère au système néoplatonicien un trait apo-
rétique qui ne saurait lui être accidentel. L'école, comme école, a pu
techniquement se particulariser par cette référence parménidienne.
Mais la technique est constamment inspirée par une autocritique. Le
système devient pour lui-même le problème indéfiniment reposé qu'il
ne saurait conclure. Le mouvement aporétique le traverse en sa tota-
lité. C'est par là que le néoplatonisme, à la différence des systèmes
qui n'ont pas connu, de l'intérieur, leur propre autocritique, nous
paraît si exemplaire de la démarche philosophique.
Nous essaierons, nous limitant à ce que nous avons lu des Dubita-
tiones et Solutiones, d'en dégager deux thèmes: la réflexion sur le
tout ; l'antinomie du principe.
A. La fascination du tout
Pour comprendre la modernité de ces premières pages de l'ou-
vrage, on pourra se reporter à la thèse d'E. Levinas: Totalité et Infini.
<< Est-ce que ce qui est dit l'unique principe de toutes choses est
au-delà de toutes choses ; ou bien est-il quelque chose du tout, comme
la cime de tout ce qui procède de lui ? Dirons-nous encore que les
choses que nous appelons<< tout)) sont avec lui (co-existent avec lui),
ou bien qu'elles sont après lui et de lui (dérivant de lui) ? Si l'on dit
cela, comment y aurait-il quelque chose en dehors de tout ; car ce qui
est le tout simple (ou absolu), c'est précisément ce à quoi ne fait
défaut aucun, quel qu'il soit. Or le principe fait défaut au tout ; donc
ce qui est après le principe, mais en dehors du principe, n'est pas pure-
ment et simplement tout)) (I, par. I, 4-ro). (Je me permets de modifier
sur quelques points la traduction Chaignet, I, p. r.) r
Ce départ, qui est une question et une <<énorme)) question, est le
commencement aporétique de l'ouvrage. Il nous plonge aussitôt dans
tous les débats de la métaphysique. On songe au célèbre : Das W ahre
ist das Ganze de Hegel. Or cette vérité, c'est justement ce qu'il faut
tout d'abord mettre en question. Il y a là sans doute une part de
procédé. Mais plus profondément, ce que l'esprit éprouve dans cette
aporétique qui, on le verra mieux, n'épargne rien, absolument rien, ce
n'est pas tant une sorte de prurit dialectique, dont les sophistes et les
sceptiques avaient donné des exemples; c'est une sorte de passion
de l'intelligence qui ne peut se laisser dominer par aucune évidence
quelle qu'elle soit, <<parce qu'elle se sent du mouvement pour aller
au-delà)). La fascination du tout est peut-être l'évidence philoso-
phique la plus courante. Et cette évidence, c'est une tentation dont
1 Damascius part du tout, comme Proclus dans l'Elementatio part de l'un;

mais c'est pour retrouver l'un à travers le tout, et à travers l'un, l'au-delà de
l'un.
124 STANISLAS BRETON

Damascius démasque le piège. Mais tout d'abord il faut lui donner


toute sa force. Le tout évoque l'image du cercle limité et fini en lui-
même. Qu'est-ce qui pourrait lui être étranger ? De plus, le principe
est co-ordonné avec ce qui procède de lui: il forme donc une totalité
avec ses effets. Et cette totalité est <<sans principe et sans cause))
(I, p. 2, 5-10). On ne peut donc sortir du tout. Il faut cependant y
regarder de plus près. Le tout évoque une certaine pluralité et une
certaine distinction. Mais, et nous retrouvons ici la dialectique kan-
tienne de la quantité, il n'est de pluralité et de totalité distincte que
par un principe d'unité. Le tout, en tant que distinct, se précède lui-
même dans un principe d'unité qui l'englobe (littéralement qui l'ab-
sorbe ou qui le boit, ibid., p. 3, 1-2). C'est parce qu'il est le lien du
tout, qu'il doit être plus simple que lui ; et qu'il est donc << l'un avant
le tout)). <<Notre âme devine ainsi qu'il y a de ce tout, de quelque
manière qu'on le conçoive, un principe qui est au-delà de tout et qui
n'est pas coordonnable au tout)) (I, p. 4, par. 2, 6-7). Mais alors, s'il
en est bien ainsi, il ne faudra plus lui accorder les dénominations cou-
tumières : Principe, cause, premier, avant-les-autres, etc. Encore
moins lui donnera-t-on le nom de tout. On ne pourra ni le nommer ni
le penser. Car tout nom est << circonscriptif )) ; et toute pensée, de
quelque nature qu'elle soit, nous renvoie à quelque chose de déter-
miné, c'est-à-dire à quelque chose qui fait partie du tout.

B. L'antinomie du principe

Mais si nous suivons cette ligne de pensée, n'allons-nous pas


déboucher sur le rien ? La seule chose que nous montrons dans nos
discours c'est, finalement, notre <<inconnaissance et notre aphasie à
son égard)) (I, par. 7, 15-20). L'un, qui était le nom retenu par Plotin,
n'est pas encore assez radical. Car l'un est toujours corrélatif du
plusieurs. Et si nous voulons sinon penser, du moins, deviner ce qui
passe toute pensée, nous devrons bousculer ce dernier nom. Que nous
reste-t-il ? Par un jeu de mots que nous ne pouvons traduire (le
<<pas un)) équivalent dans le grec au <<rien)>), l'au-delà de l'un,
<<lequel un est le dernier connaissable,> (I, p. 13, par. 7, 16), est préci-
sément le rien. Mais il y a deux espèces de rien. Le premier est néant
d'être; le second est néant de l'un lui-même que l'on disait au-delà
de l'être et néant d'être. Encore convient-il de se rappeler, pour mieux
comprendre ce <<néant d'un 1>, qu'il y a deux sortes d'un : l'un par
défaut, celui de la matière à la frontière de la hiérarchie ontologique ;
et l'un par excès (ibid., p. 13. par. 7, 25 ss.), par-delà l'être et l'intel-
ligible. Il faut donc, pour accéder si peu que ce soit à cette région
irrespirable, transcender et l'être et l'un dans le double néant de l'être et
de l'un.
ACTUALITÉ DU NÉOPLATONISME I25

En somme, ce à quoi nous sommes conviés c'est la rupture de


toutes les corrélations. Le rapport, qui sévit dans tous les couples
ontologiques : un-plusieurs ; principe-principié ; cause-causé est sous
le signe de l'indigence. Certes, une vieille et vénérable tradition pré-
cisait que la cause suprême n'avait pas besoin de ses effets. C'est
pourquoi elle n'était point touchée par ses productions. Damascius ne
l'ignore pas. Et cependant il n'est point satisfait de cette réponse et
de la distinction entre relations réelles et relations de raison. Je
voudrais citer, sur ce point, en m'efforçant de le rendre au mieux, un
texte significatif. Ce passage vise l'un en tant qu'il est principe, l'un
qui semble pourtant sans aucun besoin ni des autres ni de lui-même,
qui est donc <<le plus sans besoin >>. <<Parce qu'il est seulement lui-
même (et lui seul), il est ce qui est le plus sans besoin ; en tant qu'il
est le plus sans besoin, il est le principe premier et la racine << indé-
clinable>> de tous les principes. Toutefois, en tant qu'il est de quelque
manière que ce soit, principe et cause première de tout, principe pré-
supposé à tout et désirable à tous, par là même il apparaît être en
quelque sorte besogneux de cela même avec quoi il est en rapport (vers
quoi il est) 1 • Il a, s'il est permis de parler ainsi, une trace, si haute et
sublime soit-elle, du besoin, de même que, à l'inverse, la matière
présente le dernier reflet comme imperceptible de ce qui est sans
besoin, en tant qu'elle est quelque chose d'un>> (I, p. 26, par. IJ,
g-rs). Ce qui se fait jour ici c'est une pensée, souvent développée par
Damascius, et qu'il exprime, au début du paragraphe 9 sous la forme
d'un axiome: <<Disons que ce qui par nature n'a absolument besoin
de rien est avant ce qui est besogneux.>> L'un manifeste quelque
besoin, puisqu'il est, d'une certaine manière, en rapport avec le
<< plusieurs >> qui procède de lui. Ce qui semble indiquer que toute
création, si subtile que soit la manière de le masquer, comporte une
sorte d'imperfection, un minimum d'indigence. L'aporie serait alors
la suivante: en tant qu'un il est sans besoins; en tant que principe
il a besoin de ce qu'il produit : tout principe, dirions-nous, est prin-
cipe de quelque chose, et cela de par sa nature de principe. Par là
donc, il a des besoins et il est sans besoins. C'est dire que le principe
est aussi les autres ; que l'un est aussi ce qu'il n'est pas, et cela indivi-
siblement, bien qu'on puisse distinguer les deux aspects. <<Il nous
faudra donc chercher quelque autre principe qui n'aura de besoin à
aucun degré et sous aucun rapport. Il sera tel qu'il ne sera pas vrai
de dire qu'il est principe, ni de lui donner le nom le plus vénérable
qui paraisse pouvoir lui être donné, à savoir : ce qui est le plus sans
besoin. Car ceci signifie encore la supériorité au-dessus de et la sépara-
tion du besogneux (ce qui est encore, ajouterai-je, une forme de

• Les soulignements sont de nous.


126 STANISLAS BRETON

relation. Note du traducteur.) Et nous ne jugeons pas davantage digne


de l'appeler l'absolument séparé de toutes choses; mais (plutôt il fau-
drait le dire) l'absolument incirconscriptible par le NOUS et ce qui
doit être tu absolument ; ce serait là, au plus juste, en tant qu'objet
de nos recherches, l'axiome et la dignité de notre pensée, et encore
sous la condition de ne pas exprimer cette pensée, pour lui préférer
(à cette expression) l'amour du silence ; silence par lequel cette
inconnaissance sans aucune prise (ou machinerie) est une vénération>>
(I, p. 25-26, par. 13; 24 ss. J'ai retouché la traduction de Chaignet).
Certes, on peut distinguer les deux espèces de rien : le rien supé-
rieur à l'un, et le rien qui est au-dessous. Et je veux bien croire qu'il y
a deux manières de marcher dans le vide, l'une menant à l'ineffable,
l'autre au rien pur et simple (cf. ibid., p. 6, par. 4, 23-25). Mais cette
différence donne beaucoup à penser. Et Damascius lui-même a pu
se demander, à un certain moment de ses considérations, s'il n'était
pas pris de vertige. Tous ces discours, et ces noms et ces verbes ne
révèlent finalement que nos tourments intérieurs. Ce sont les noms
de nos <<enfantements>> (cf. ibid., par. 4, p. 7, 3-5).
Damascius l'intrépide a poussé à fond l'aporie du principe et la
méditation sur ce que j'ai appelé le théorème de limitation absolue
du langage-objet. Cette méditation sur le langage, sur ses possibilités
et ses impossibilités, est aussi bien une critique de toute métaphy-
sique. Le néo-platonisme a eu le mérite de savoir pourquoi toute phi-
losophie a nécessairement ses limites. Et son destin historique, tel que
j'ai essayé, à mes risques et périls, de l'articuler dans un groupe
d'opérations, me paraît être, dans la conjoncture présente, un de ces
lieux privilégiés qui révèlent au mieux ce qui nous reste à penser.
STANISLAS BRETON.

EXTRAIT DES PUBLICATIONS DE STANISLAS BRETON

L'esse in et l'esse ad dans la métaphysique de la relation, Rome, 1951.


La Passion du Christ et les philosophies, Teramo, Eco, 1954.
Conscience et Intentionnalité, Paris-Lyon, Vitte, 1956.
Approches phénoménologiques de l'idée d'être, Paris-Lyon, Vitte, 1959.
Situation de la philosophie contemporaine, Paris-Lyon, Vitt~, 1959.
Essence et existence, Paris, P. U. F., 1962.
Le problème de l'être spirituel dans la philosophie de N. Hartmann, Paris-Lyon,
Vitte, 1962.
Mystique de la Passion, Etude sur la doctrine spirituelle de saint Paul de la Croix,
Tournai, Desclée, 1962.
Saint Thomas d'Aquin, Paris, Seghers, 1965.
Philosophie et mathématiques chez Proclus, Paris, Beauchesne, 1969.
Du Principe, Paris, Aubier-Cerf-Delachaux et Niestlé-Desclée de Brouwer, 1971.
Foi et raison logique, Paris, Seuil, 1971.
Ame spinoziste, âme néoplatonicienne, à paraître dans Revue philosophique de
Louvain.
TABLE DES MATIÈRES

jEAN TROUILLARD: Le <<Parménide 1> de Platon et son inter-


prétation néoplatonicienne . . . . . . . . . . . . 9

PIERRE HADOT: L'être et l'étant dans le néoplatonisme . 27

HEINRICH DôRRIE: La doctrine de l'âme dans le néoplatonisme


de Plotin à Proclus . . . . . . . . . . . . . . 42

FERNAND BRUNNER : Le premier traité de la cinquième


<<Ennéade 1> : <<Des trois hypostases principielles 1> 6r

MAURICE DE GANDILLAC : Le Plotin de Bergson 99

STANISLAS BRETON : Actualité du néoplatonisme rro

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