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LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LE SEXE,

L’ORIENTATION SEXUELLE ET L’IDENTITÉ DE GENRE


Sous la direction de
Daniel BORRILLO & Félicien LEMAIRE

LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LE SEXE,


L’ORIENTATION SEXUELLE ET L’IDENTITÉ DE GENRE

Actes du colloque organisé les 10-12 mai 2017


à la Faculté de Droit, d’Économie et de Gestion de l’Université d’Angers dans le cadre
du projet de recherche GeDi : Genre et discriminations sexistes et homophobes, financé
par la Région Pays de la Loire
Liste des auteurs (en ordre alphabétique)

Daniel BORRILLO
Maître de conférences HDR, Chercheur associé au CNRS, CERSA
Université de Paris 2
Olivia BUI-XUAN
Professeure de droit public, Directrice du Centre de recherche Léon
Duguit (CRLD), Université d’Evry-Val-d’Essonne
Gwénaële CALVÈS
Professeure de droit public, Université de Cergy-Pontoise
Véronique CHAMPEIL-DESPLATS
Professeure de droit public, Centre de Recherche et d’Études sur les
Droits fondamentaux (CREDOF), Université de Paris-Nanterre
Emmanuel DREYER
Professeur de droit privé et sciences criminelles, Institut de Recherche
Juridique de la Sorbonne, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
A. KEMELMAJER de CARLUCCI
Professeure de droit civil, Université nationale de Cuyo, ancienne
présidente de la Cour suprême de Mendoza
Yannick LÉCUYER
Maître de conférences- HDR- de droit public, Centre Jean Bodin (CJB),
Université d’Angers, Collaborateur de la Fondation René Cassin
Félicien LEMAIRE
Professeur de droit public, Centre Jean Bodin (CJB), Université
d’Angers
Danièle LOCHAK
Professeure émérite de droit public, Centre de Recherche et d’Études
sur les Droits fondamentaux (CREDOF), Université Paris-Nanterre
Caroline MECARY
Avocate aux barreaux de Paris et du Québec
Marie MERCAT-BRUNS
Maître de conférences - HDR - de droit privé, Laboratoire
Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique (LISE-CNRS),
CNAM Paris
Roger RAUPP-RIOS
Juge Cour d’appel fédérale, Brésil
Robert WINTEMUTE
Professeur en droits de l’homme, King’s College, London

6
Sommaire

Propos introductifs ............................................................................... 9


FÉLICIEN LEMAIRE
I–
MISE EN PERSPECTIVE ET ENJEUX
Les revendications féministes et les politiques publiques
en faveur de l’égalité des sexes : entre rupture et continuité.............. 25
OLIVIA BUI-XUAN
Égalité des droits et critique de la norme familiale ............................ 45
DANIEL BORRILLO
Combattre pour l’égalité ou lutter contre les discriminations :
comment s’écrit le droit ...................................................................... 57
DANIÈLE LOCHAK
Les discriminations à raison du sexe, de l’orientation sexuelle
et de l’identité de genre en droit pénal .............................................. 77
EMMANUEL DREYER
II -
COMPARAISON DES SYSTÈMES JURIDIQUES
L’introuvable définition « européenne » de la discrimination
indirecte. L’exemple du sexe et de l’orientation sexuelle ................. 95
GWÉNAËLE CALVÈS
Le droit au changement d’identité de genre en Argentine ............... 115
AIDA KEMELMAJER DE CARLUCCI
Droit des personnes LGBTI dans le cadre du Système interaméricain
des droits de l’Homme ..................................................................... 145
ROGER RAUPP-RIOS

7
Sexisme et LGBT-phobie dans le cadre de la jurisprudence
de la CourEDH et la CJUE ............................................................... 165
ROBERT WINTEMUTE
Les stéréotypes et préjugés dans la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’Homme ................................ 199
YANNICK LÉCUYER
III -
SPÉCIFICITÉS FRANÇAISES ET SANCTION
Les usages ambivalents de l’article 6 DDHC :
le cas du genre .................................................................................. 221
VÉRONIQUE CHAMPEIL-DESPLATS
Homoparentalité et égalité de traitement en France ......................... 239
CAROLINE MECARY
Sur l’efficacité de la sanction : contentieux dans l’entreprise
sur la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle
et positionnement des juges .............................................................. 247
MARIE MERCAT-BRUNS

8
Propos introductifs

FÉLICIEN LEMAIRE
Professeur de droit public Centre Jean Bodin (CJB),
Université d’Angers

Les actes assemblés dans cet ouvrage sont issus du colloque Les
discriminations fondées sur le sexe, l’orientation sexuelle et l’identité de
genre qui s’est tenu à l’Université d’Angers du 10 au 12 mai 2017. Ces
travaux se sont inscrits dans le cadre d’un programme de recherche
ambitieux : le programme Genre et discriminations sexistes et
homophobes (GeDi) dont l’originalité a été de réunir les études sur le
genre, le sexisme et l’homophobie autour de la problématique transversale
des discriminations, en montrant la persistance des inégalités de fait dans
ces domaines et en apportant une expertise sur les modalités de
changement juridique et sociétal, les forces motrices et les freins. Porté
par la SFR Confluences de l’Université d’Angers, et dirigé par Christine
Bard, professeure en Histoire contemporaine, le programme a associé,
dans la dynamique d’une émergence collective régionale-ouverte, les trois
universités ligériennes (Université d’Angers, Université de Nantes et
Université du Mans) et des partenariats d’autres régions et d’autres pays
sur une base interdisciplinaire. Financé par la région des Pays de la Loire,
il a débuté en janvier 2014 et s’est achevé à la fin de l’année 2017.
Dès le début du programme, il a été posé le principe d’organiser en fin
de cycle une manifestation juridique dans le cadre de l’axe 4 du projet
intitulé « Normes, droit et politiques publiques ». L’objectif n’était au
départ que d’envisager la relation entre sexisme et homophobie, puis il a
semblé nécessaire d’intégrer la question de l’identité de genre pour traiter
l’ensemble des thématiques de recherche : des revendications féministes
et droits accordés aux femmes aux revendications et droits obtenus par les

9
personnes LGBT. De fait, l’objet du colloque est devenu un véritable pari
scientifique. Certes les dispositifs normatifs et les politiques publiques
associent maintenant régulièrement les termes de sexe, orientation
sexuelle et identité de genre, à travers la lutte contre les discriminations et
les violences qui leur sont liées. La loi du 30 décembre 2004 portant
création de la HALDE1 et la mise en place en 2012, au sein du ministère
des Droits des femmes, d’une « Mission contre les discriminations et
violences homophobes, lesbophobes et transphobes » participent de cette
logique. Cependant, force est de constater que la sollicitation de ces
notions n’est pas en tous points marquée par la clarté. Elle se fait rarement
dans le même mouvement réflexif, si ce n’est en mêlant les données dans
une analyse d’ensemble qui ne vient que difficilement nourrir une
prétention à la cohérence. À l’envers de cela, on observe une disparité des
normes dans les États et aussi, de manière assez contre-intuitive, une
disjonction des notions avec des différences qui paraissent même
s’accroître au fur et à mesure du développement des législations. Toutes
choses qui n’excluent pas néanmoins de voir s’il est possible de
rapprocher les différents termes étudiés, non seulement à travers la lutte
contre les discriminations, mais aussi à travers les principes d’égalité et
de dignité humaine qui leur semblent communs dans l’approche juridique,
pour essayer de dresser un panorama général.
À ce stade des évolutions juridiques, l’entreprise paraît nécessaire. Car
nul ne niera que ce qui se joue dans la période actuelle a bel et bien
quelque chose de spécifique et de commun à ces trois notions. Tout se
passe comme si elles sortaient de la nuit du droit. Ce qui semblait, il n’y a
pas si longtemps encore, ressortir uniquement de l’expérience privée – le
sexisme, l’orientation sexuelle, le genre ressenti plutôt que le genre
assigné – est maintenant saisi par le droit. Ce qui paraissait pour l’essentiel
ne relever que de questions anthropologiques et d’ordre psychologique,
sans véritablement imprimer l’ordre social et le droit, a maintenant des
conséquences de plus en plus amples sur les ordres juridiques. Au-delà
même de l’intérêt théorique que l’on peut avoir pour les transmutations
des revendications en droits2, il y a là spécifiquement pour les juristes une

1
De manière significative, le titre III de la loi est intitulé : « Renforcement de la lutte contre
les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe » (articles 20 à 22 de la loi).
2
V. utilement sur ce point le concept de relevance juridique forgé par S. Romano, in
L’ordre juridique, réimpression de la 2e édition de 1975, présentée par P. Mayer, Dalloz,
2012

10
forme d’urgence dans l’analyse, qui justifie bien un état des lieux de ces
trois notions.

Difficulté d’une approche holistique

Le constat premier d’une difficulté d’approche globale n’en demeure


pas moins. Comment pourrait-il en être autrement ? Ne serait-ce que sur
le plan terminologique, il est facile d’observer que les notions de « sexe »
et « sexualité », « sexe (biologique) » et « genre », « genre » et
« sexualité » sont communément confondues3, en tenant aussi
insuffisamment compte des différences de situations. Confusions qui sont
la conséquence d’habitudes de pensées, de croyances sociales et
culturelles qui parcourent la société et imprègnent jusqu’au législateur
français dans ses atermoiements terminologiques. En ce sens son choix de
recourir en 2012 à la notion d’« identité sexuelle » qui pouvait donner le
sentiment d’entretenir une ambiguïté, alors que la notion d’« identité de
genre » avait déjà droit de cité dans le cadre de l’Union européenne4. Dans
l’utilisation faite : « l’identité sexuelle » devait-elle être conçue comme
plus ou moins synonyme de sexe, visait-elle quelque chose d’autre ou de
plus que la simple détermination des sexes masculin et féminin ? Ou était-
il uniquement question de tenir compte de la situation faite aux personnes
transsexuelles et transgenres pour permettre la protection de leurs droits5 ?
Mais si tel était le cas : la terminologie choisie n’établissait-elle pas une
confusion dans la désignation des personnes transgenres ainsi visées, en
ramenant la transidentité à des questions morphologiques ? Alors qu’il est
essentiellement question de faire place au ressenti, à l’expérience intime
de la personne avec son genre vécu et non le genre assigné à la naissance.
Quoi qu’il en soit, on ne peut que saluer la clarification en définitive
apportée par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice au
XXIe siècle qui ajoute aux côtés des différents critères de

3
V. notamment I. Löwy et H. Rouch (Dir.), « La distinction entre sexe et genre. Une
histoire entre biologie et culture », Cahiers du genre, n° 34, 2003, 258 p.
4
Effet d’une contraction des termes ou choix délibéré ( ?), on n’oubliera pas aussi que la
notion d’identité de genre était largement contestée et très mal perçue dans la société
française et les milieux politiques, à travers les critiques liées à une « théorie du genre ».
5
V. sur ce point de manière instructive le débat dans le cadre du projet de loi sur l’égalité
entre femmes et hommes, les amendements proposés par Véronique Massonneau et les
réponses du rapport Sébastien Dénaja et de Mme la ministre Najat Vallaud-Belkacem, JO,
débats AN, 2e séance du 24 janvier 2014, p. 996-997 et 1002.

11
discriminations (cf. art. 225-1 CP), celui de l’identité de genre (renonçant
par là même au terme d’identité sexuelle).
Il ne s’agit là toutefois que d’un symptôme de la difficulté qu’il y a à
aborder de manière conjointe les trois notions. Leur appréhension globale
paraît d’autant plus compliquée qu’elles ne ressortissent pas
véritablement de la même logique. Les traitements discriminatoires liés à
chacun des critères n’ont pas en effet les mêmes causes. Les victimes
relevant de chacune des catégories ne sollicitent pas nécessairement les
mêmes droits. Loin s’en faut, les représentations dont elles sont victimes
ne sont pas identiques. Ainsi, le sentiment prégnant pour nombre de
féministes que la question de la lutte contre le sexisme est minorée,
dévalorisée par rapport à d’autres enjeux comme la lutte contre le racisme
ou contre l’homophobie ; le sentiment même, malgré le rapprochement
effectué, qu’elle est reléguée à l’arrière-plan de l’homophobie dans
certaines lois, notamment avec la loi du 16 novembre 2001 et la loi du 30
décembre 20046. Le sentiment également pour les victimes de la
transphobie d’être totalement incomprises, d’une confusion entre leur
genre intimement ressenti et leur orientation sexuelle, en déplaçant la
spécificité de leurs problématiques.
À l’aune de la quotidienneté de leurs problèmes, la réalité est que les
victimes de chacune des catégories de discriminations marquent leur
sensibilité pour des revendications différentes, et ce de manière évolutive
dans le temps : parité, égalité dans la vie professionnelle, lutte contre les
violences de genre et stéréotypes sexistes dans l’hypothèse du critère
discriminatoire du sexe7 ; droit au mariage, changements dans les droits
établis en matière de filiation, droit à la procréation et évolution des droits
en matière de succession dans l’hypothèse du critère discriminatoire de
l’orientation sexuelle ; amélioration des procédures de changement de
sexe et droit réel à un changement d’état civil dans l’hypothèse de
l’identité de genre. Là où les femmes et personnes homosexuelles ont, de
manière graduée, franchi des étapes dans la reconnaissance ou

6
V. notamment l’article « Requiem pour une loi » d’Anne Zelensky, présidente de la Ligue
du droit des femmes ; le Rapport d’activité de la délégation aux droits des femmes et
l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de 2001, Rapport d’information n°
3663, Assemblée nationale, http://www.assemblee-nationale.fr/11/rap-info/i3663.asp ;
ainsi que le Compte rendu de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des
chances entre les hommes et les femmes, AN, séance du mardi 24 mars 2015, compte
rendu n° 22, http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-delf/14-15/c1415022.asp
7
Cf. F. Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, PUF, coll. Que sais-je ?, 2018.

12
formalisation de leurs revendications et sont dans l’attente d’autres tout
aussi concrets ; les personnes intersexuées, transgenres ou
transidentitaires n’en sont qu’à la genèse de leurs revendications et
demandent à sortir de la clandestinité dans laquelle elles sont souvent
versées dans les différents ordres juridiques.
On ne s’étonnera pas en conséquence que les stratégies revendicatives
puissent être différentes. Et sans doute y a-t-il une facilité à lier dans une
seule et même analyse les divers mouvements représentatifs : féministes,
homosexuels et plus largement LGBT. La communauté d’action liée à la
lutte contre les discriminations estompe de ce point de vue les différences.
La solidarité dans les manifestations de rue ou la convergence des intérêts
dans la revendication d’une formalisation des droits ne signifie pas, faut-
il le répéter, une identité de problèmes et de recherche de leurs modalités
de règlements. En dehors même des spécificités propres aux différentes
associations dans chaque domaine8, les stratégies développées sont
fonction des droits déjà obtenus dans les différents pays et des droits à
obtenir. Elles peuvent aussi être fonction dans le temps de l’immédiateté
des problèmes à résoudre, comme ce fut le cas avec l’épidémie du sida,
en contraignant les associations LGBT à se détourner de certaines
revendications d’ordre politique ou civilisationnel visant à remettre en
cause certains piliers établis (comme la famille), pour obtenir des droits
plus en rapport direct avec le quotidien9. Elles sont plus largement
fonction de l’état global de l’opinion, de son niveau d’information, des
tensions, oppositions politiques et mouvements à l’œuvre dans chaque
société, en conséquence de la capacité ou pas à accepter des changements :
en ce qui concerne le mariage entre personnes de même sexe, l’évolution
des textes sur des questions aussi concrètes que celles du don du sang, de
la PMA ou, de façon encore plus discutée, de la GPA, les implications du
recours à la notion de genre et la reconnaissance ou pas des personnes
transgenres et intersexes. Autant de sujets qui imposent le débat, de
revendications qui, dans la demande de changements du droit, ne vont pas
sans solliciter aussi des changements dans les représentations sociales,
forcément différentes d’une société à une autre. Disons-le nettement : un

8
On ne fera pas ici la liste des désaccords existant à l’intérieur de chaque catégorie de
mouvements, plus ou moins différencialistes, plus ou moins orientés vers la recherche du
compromis légal ou plus ou moins radicaux.
9
V. en ce sens, dans cet ouvrage, la contribution de D. Borrillo, « Egalité des droits et
critique de la norme familiale ».

13
même sujet n’introduit pas réellement un même débat. Les enjeux réels
diffèrent au fond d’un État à l’autre10.

Disparité des droits étatiques et disjonction des notions

Au-delà de la France, il faut par conséquent prendre conscience de la


disparité des droits applicables aux trois discriminations, en fonction des
contextes nationaux. À l’évidence, on est loin d’un développement
standard des droits propres à ces trois critères. Ne serait-ce que dans le
cadre européen, les désaccords sont nombreux entre les États membres de
l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe dans des domaines où ces
organisations et les juges (CJUE et CourEDH) laissent aux États des
marges de manœuvre. Que ce soit en matière de dispositions relatives à la
sanction du sexisme et à la parité dans le domaine politique ; en matière
d’accès au mariage pour les couples homosexuels ; ou pour ceux qui ne
sont pas mariés, qu’il soit question d’accès à d’autres formes d’union et
d’accès à l’adoption. Ce constat, démultiplié dans le cadre de la
communauté internationale, interpelle nécessairement le juriste dans la
ligne de conduite qu’il convient de tenir sur le plan épistémologique. Des
lignes de force peuvent-elles être établies ? Des hiérarchies peuvent-elles
être effectuées entre les États ou même entre les critères, en tenant compte
de leurs effets dans les systèmes juridiques ? Des tentations surviennent
avec ces questionnements. En premier lieu, même involontairement, celle
de réduire le champ des contradictions entre les ordres juridiques, pour
faciliter une synthèse, pourtant encore à construire. En second lieu, sans
doute plus volontairement, celle d’établir une ligne de partage entre les
États supposément « en avance » et les États « en retrait », en voyant du
« progrès » dans les premiers, tandis qu’on serait enclin à ne voir que du
conservatisme dans les seconds. La ligne de conduite choisie est celle de
la plus grande réserve à l’égard de ces approches, plus d’ordre axiologique
que juridique. On forcerait beaucoup les choses en pensant qu’une
hiérarchie puisse être ainsi établie, aussi bien entre les États qu’entre les

10
A propos de la question du mariage entre personnes de même sexe par exemple, on note
que là où il n’a été question aux États-Unis que de l’institution même du mariage, en tant
que telle sacralisée, en France la question a été plutôt traitée (dans le cadre du PACS
d’abord puis effectivement du mariage) sous le biais des enjeux liés à la filiation. V. en ce
sens E. Fassin, « L’inversion de la question homosexuelle », Revue française de
psychanalyse, 2003/1, vol. 67, p. 263-284, sp. p. 284 ; C. Duvert et ali, « Les controverses
du “mariage pour tousˮ », Esprit, 2012/12, p. 82-92.

14
critères et leurs effets juridiques qui ne peuvent être lus qu’à l’aune des
contextes nationaux. Si ce n’est en tenant compte de la variation des
opinions et de la prise de conscience des problèmes dans le temps, aucune
impasse ne peut en tout cas être faite sur les données culturelles, politiques
et sociales propres aux différents États ; avec néanmoins la conviction
claire que la perspective comparatiste n’est jamais totalement neutre dans
les constats opérés. Elle contribue toujours à mieux mettre en lumière les
singularités étatiques.
Du fait de débords dans l’analyse et d’une généralisation excessive, les
chausse-trappes dans lesquelles il est possible de tomber sont au vrai
nombreuses et inclinent à se méfier des rapprochements hâtifs entre les
notions. Ce que l’esprit de système et la précipitation portent à croire, les
simples données de faits portent à le démentir. À titre d’exemple, la
tentation récurrente de voir dans les États ayant accepté le mariage pour
les couples de même sexe, un renoncement à la catégorisation sexuée,
alors que les arguments qui poussent à la réserve en la matière sont
nombreux. En toute rigueur, on peut être plus simplement enclin à voir
dans les législations un renoncement au sexe comme critère juridique
déterminant du mariage, en admettant consécutivement
l’homoparentalité. Mais qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en plaigne, rien
ne semble remettre en cause la bipolarité du féminin et du masculin. On
peut s’en convaincre dans le maintien de droits liés à cette représentation,
notamment en matière d’assistance médicale à la procréation et plus
largement en matière de filiation, principalement conditionnés dans les
États par le caractère double et sexué de l’humanité et la vision
« hétéronormative » du droit11. Par quelque bout qu’on envisage la
question, le constat est celui d’une stabilité des catégories « homme » et
« femme » dans les ordres juridiques12. Ce faisant, s’éloigne cette idée
souvent véhiculée que l’irruption de l’homosexualité dans le droit de la
famille aurait, parmi nombre d’effets, un profond impact sur la différence
des sexes, alors que cette distinction demeure l’axe principal autour

11
Pour ce qui est de l’assistance médicale à la procréation, rappelons qu’elle est en France
pour l’heure uniquement ouverte aux couples de sexes différents en application de la loi
bioéthique du 7 juillet 2011 (cf. art. L2141-2 du code de la santé publique).
12
A bien y penser, autrement que sous la forme d’une coquetterie intellectuelle, cette
représentation fondamentalement binaire du genre se fait jour y compris dans les États qui
ont choisi de renforcer les dispositions législatives relatives à l’égalité des droits entre les
femmes et les hommes, ce qu’il est convenu d’appeler la parité. Les discriminations
positives ainsi instituées ne sont en réalité – faute de mieux – qu’un avatar de cette
bipolarité que les États n’entendent nullement remettre en cause.

15
duquel s’articulent débats et lois. Pour l’heure, tout en admettant que le
droit est profondément mouvant et évolutif, le constat est en conséquence
bien plutôt celui d’un maintien de la disjonction notionnelle entre sexe et
orientation sexuelle13.
Plus loin dans l’analyse, il est même loisible de discuter le lien établi
entre la reconnaissance d’un troisième genre ou la reconnaissance de
personnes intersexuées et ce qui serait une remise en cause de la binarité
des sexes. Certes la liste des reconnaissances étatiques en la matière ne
cesse de s’allonger. L’Allemagne, l’Argentine14, l’Australie, l’Inde, la
Malaisie, la Nouvelle-Zélande, le Népal, ou encore la Suisse ont initié le
mouvement dans ce domaine ; même si les droits applicables ne sont pas
en tous points identiques15 et trouvent leur fondement dans des raisons
diverses, parfois d’ordre culturel comme en Inde. Cependant, si rapides
soient les évolutions des législations, si marquantes soient certaines
jurisprudences16, ces reconnaissances ne font pas système dans la

13
On ne songera pas en revanche à nier l’impact que cela a sur le système de filiation, et
plus encore dans l’avenir. Aux lisières de notre sujet, on constatera, de ce point de vue,
également une disjonction progressive entre sexualité et reproduction qui ne peut
cependant être uniquement mise en lien avec l’homosexualité. Les évolutions scientifiques
et les conséquences induites par ces évolutions y contribuent plus largement.
14
Cf. la contribution dans cet ouvrage d’A. Kemelmajer de Carlucci, « Le droit au
changement d’identité de genre en Argentine ».
15
En Argentine, en Australie, en Inde, en Nouvelle-Zélande, et au Népal a été admise la
création d’une troisième catégorie de l’état civil contenant sexe neutre ou autres cas. En
Allemagne, la situation a évolué. La loi du 7 mai 2013 autorisait à ne pas renseigner dans
l’acte de l’état civil le champ relatif au sexe, en le laissant vide. Le choix était ainsi laissé
par la suite aux personnes intéressées de renseigner ou pas ce champ, mais cela ne revenait
pas reconnaître un troisième sexe. Aujourd’hui, le droit applicable ouvre véritablement un
droit à la mention d’un troisième sexe. Dans une décision du 10 octobre 2017, la Cour
constitutionnelle fédérale allemande a reconnu en ce sens la possibilité pour les personnes
intersexuées de choisir un autre sexe que le sexe féminin ou masculin ; possibilité à
strictement parler et non obligation. Cf. C. Jaegle, « La reconnaissance d’un “troisième
sexe” par la Cour constitutionnelle allemande : une avancée considérable vers l’intégration
des personnes intersexes dans l’ordre juridique », La Revue des droits de l’homme, 2018,
http://journals.openedition.org/revdh/3847. Plus récemment, en octobre 2018, les Pays-
Bas ont pour leur part admis pour une personne intersexuée (Leonne Zeegers) l’absence
de mention de sexe sur son passeport à la suite d’une décision de justice. Enfin, la Suède
admet la possibilité de recourir à un pronom neutre « hen » pour déterminer une personne.
16
En ce sens les décisions remarquées de la Cour suprême de l’Inde du 15 avril 2014 et
de de la Haute Cour d’Australie du 2 avril 2014 qui consacrent un troisième genre neutre.
V. en ce sens M. Peron, « Intersexualisme, l’admission d’un troisième genre au regard des
exemples étrangers », La Revue des droits de l’homme, 2015,
http://journals.openedition.org/revdh/1652

16
communauté internationale. Elles ne ruinent pas la bipolarité établie dans
l’ensemble des États ni même ne semblent constituer un préalable à
l’élimination du sexe comme critère. La jurisprudence française illustre
cet état de fait dans une affaire relative à une personne intersexuée. Alors
que le jugement du TGI de Tours, 2e chambre civile, du 20 août 2015
visait à « prendre simplement acte de l’impossibilité de rattacher en
l’espèce l’intéressé à tel ou tel sexe [...] » et d’ordonner en conséquence la
rectification de l’acte de l’état civil en substituant la mention « sexe
neutre » ; la CA d’Orléans (chambres réunies, 22 mars 2016) et la Cour
de Cassation (1re chambre civile, 4 mai 2017, n° 16-17. 189) infirment la
décision de première instance en excluant toute possibilité de sortir du
binarisme sans que la loi le permette17. Il n’est que de lire en ce sens
l’attendu principal de la Cour de cassation : « [...] la dualité des
énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but
légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique,
dont elle constitue un élément fondateur ; que la reconnaissance par le
juge d’un “sexe neutre” aurait des répercussions profondes sur les règles
du droit français construites à partir de la binarité des sexes et
impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination ».
À l’évidence, on peut regretter le déni ainsi fait à l’identité spécifique d’un
individu18, d’autant que la décision ne s’accompagne d’aucun fondement
juridique réellement solide, notamment d’ordre constitutionnel19. Mais à
bien lire les décisions en la matière, il n’est pas certain – du point de vue
sociétal – que même les juridictions des États qui reconnaissent un
troisième genre soient si éloignées que cela de l’approche du juge français,
en ne souhaitant pas que ces reconnaissances, vues comme des
exceptions, puissent avoir un impact sur le statut des sexes féminin et
masculin, posé comme principe20. Rien donc qui ne soit de nature à

17
Précisons que l’article 57 du code civil prévoit que l’acte de naissance doit énoncer le
sexe de l’enfant, sans toutefois définir la notion de « sexe » qui se retrouve cependant dans
de nombreuses dispositions législatives sous la forme d’une dualité de sexes. La circulaire
du 10 janvier 2000 précise néanmoins que la lettre M pour masculin ou F pour féminin
doit indiquer le sexe dans l’acte de naissance.
18
V. sur ce point les remarques B. Moron-Puech sur l’arrêt de la Cour de cassation du 4
mai 2017, « Rejet du sexe neutre : une “mutilation juridiqueˮ », Rec. Dalloz, 2017, p. 1404.
19
On cherchera en vain un principe constitutionnel de binarité des sexes susceptible de
fonder l’arrêt de la Cour de cassation.
20
Cf. C. Jaegle, « La reconnaissance d’un “troisième sexe” par la Cour constitutionnelle
allemande : une avancée considérable vers l’intégration des personnes intersexes dans
l’ordre juridique », article précité.

17
révolutionner l’approche essentiellement binaire. Rien qui ne bouleverse
les paradigmes sociaux établis.
Cette mise en relation entre le droit et les structures sociales conduit
naturellement à interroger l’impact réel des changements dans le droit. On
peut certes être tenté d’y voir plus une affaire de sociologie que de droit
strict. Mais la question ne peut manquer d’être posée, du point de vue de
l’effectivité des normes et leur sanction. La norme suffit-elle réellement à
modifier la situation concrète faite aux femmes, aux homosexuels et
personnes transgenres ou transsexuelles ? Le constat est connu. On n’y
insistera guère, même s’il mérite d’être rappelé, en renvoyant à l’écart
entre le réel et le droit. Il ne suffit pas de donner des droits pour qu’ils
soient réellement appliqués. Il y a toujours un décalage entre les
changements de législations, aussi forts soient-ils, et l’opérationnalité des
droits institués, assez largement subsumés à l’effectivité du changement
des mentalités et des représentations traditionnelles sur la structuration de
la société. Malgré la formalisation juridique de nombre de revendications,
la réalité brute a encore souvent un goût amer.
Pour les femmes : le droit de vote, l’égal accès à l’éducation et aux
savoirs, la parité imposée par les textes ne suffisent pas à garantir l’égalité
professionnelle ou l’égalité de représentation politique dans la plupart des
pays, sauf dans les États qui ont entrepris de manière radicale, comme les
États scandinaves, d’imposer la parité à tous les niveaux. Sans poser une
fatalité en la matière, tout se passe comme si ce qu’une partie de la
doctrine caractérise comme une « idéologie sexiste », légitimatrice d’une
hiérarchie entre les sexes et en conséquence d’inégalités, perdurait au-delà
même des changements de droit voire des sanctions pécuniaires, comme
c’est le cas en matière de parité en France.
Pour les personnes homosexuelles, la reconnaissance de couples de
même sexe, de manière assez contradictoire, n’implique pas
nécessairement que tous les droits reconnus aux couples de sexes
différents leur soient applicables. Malgré une jurisprudence de la
CourEDH très préoccupée par la lutte contre les discriminations en ce
domaine21, cela se vérifie en particulier en matière de procréation
médicalement assistée, même si certains États ont pris le parti de réviser
21
Pour les couples de même sexe non mariés, une logique de symétrie des droits
applicables aux couples de sexes différents est néanmoins induite de la jurisprudence de
la CourEDH. V. en ce sens CourEDH, 24 juillet 2013, requête n° 40016/98, Karner c./
Autriche et plus largement la contribution de Robert Wintemute, « Sexisme et LGBT-
phobie dans la jurisprudence de la CourEDH et de la CJUE » dans cet ouvrage.

18
leur position sur ce point22. Se fait jour ici la crainte d’une remise en cause
totale de la « famille traditionnelle ».
Pour les transsexuels, le droit reconnu de changement de l’état civil,
comme c’est le cas en Europe à travers les jurisprudences conjuguées de
la CourEDH et la CJUE23, n’a pas immédiatement suffi à assurer la
garantie de ce droit. Certes la condamnation de la France est à cet égard
exemplaire, dans le rejet fait par la CourEDH des procédures
discriminantes et de la stérilisation comme condition préalable au
changement d’identité24. Cependant, la marge d’appréciation laissée aux
États dans les examens médicaux reste source de difficultés et de
discriminations potentielles25.
On aurait beau jeu d’imputer les carences en la matière spécifiquement
à tel ou tel acteur dans les différents domaines (législateurs, juges), alors
qu’elles sont pour l’essentiel la conséquence d’un effet de système. Dans
de nombreux États, les législations ont évolué, même si ces évolutions en
commandent immanquablement d’autres. Les organisations
internationales s’évertuent à créer des synergies entre les États.
L’évolution des jurisprudences dans les différents systèmes juridiques est
significative de la volonté des juges de rendre opérationnels les droits

22
C’est le cas de l’Autriche en 2013 à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle
autrichienne et du Portugal en 2016 par l’effet d’une modification législative. En France,
une requête a été introduite devant la CourEDH dans l’affaire Charron et Merle-Montet
c./ France, déclarée irrecevable le 8 février 2018. Mais il n’est pas douteux que cela
reviendra devant la CourEDH. Cf. Robert Wintemute, ibid. V. également la contribution
de C. Mecary, « Homoparentalité et égalité de traitement en France ».
23
V. en ce sens les arrêts CourEDH, 11 juillet 2002, Requête 28957/95, Goodwin c/ R-U
et CJCE, 7 janvier 2004, affaire C-117/01, K.B c/ R.U.
24
Conformément à la jurisprudence de la CourEDH du 10 mars 2015, Requête 14793/08,
Y.Y c ./ Turquie , la France a en effet été condamnée pour violation de la vie privée dans
l’arrêt CourEDH, 6 avril 2017, Requêtes n° 79885/12, 52471/13, et 52596/13, A.P,
Garçon, et Nicot c./ France. Cf. Note J.-P. Vauthier et F. Vialla, Rec. Dalloz, 2017, p.
1027.
25
Anticipant sur cette jurisprudence, il est notable qu’en France la loi du 18 novembre
2016 de modernisation de la justice au XXIe siècle prévoit que les expertises médicales ne
sont plus requises pour une modification de la mention du sexe à l’état civil en précisant
dans l’article 61-5 du code civil que « Toute personne majeure ou mineure émancipée qui
démontre par une réunion suffisante des faits que la mention relative à son sexe dans l’état
civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue
peut en obtenir la modification ». La France rejoint ainsi les règles déjà posées dans le
droit argentin.

19
formulés en sanctionnant davantage les différentes atteintes26. Les
distinctions établies par les différentes instances, notamment dans le cadre
européen, entre « discrimination directe » et « discrimination indirecte »
contribuent à cet égard à faciliter le travail des juges. Mais elles ne
permettent pas néanmoins de régler tous les problèmes. Les notions et
techniques jurisprudentielles d’interprétation proposées ne s’offrent pas,
loin s’en faut, malgré les différents efforts, en antidotes et panacées
universels contre les discriminations liées au sexe, l’orientation sexuelle
et l’identité de genre27. Ces différentes impulsions, quoiqu’encore à
renforcer, sont à n’en pas douter aussi nécessaires qu’utiles ; mais elles ne
suffisent pas à elles seules. Le constat est partagé : l’éducation et
l’évolution des mentalités doivent jouer leur rôle à tous les niveaux –
auprès des individus certes, mais aussi des autorités étatiques, de leurs
agents, et des juges eux-mêmes28 – pour donner une effectivité aux
différents droits reconnus.

Débat et incertitudes sur la possibilité


de rapprochement des critères

On l’a compris : on trouvera difficilement une cohérence globale dans


les droits applicables ; et lorsqu’elle existe, comme c’est le cas pour la
bipolarité des sexes, elle est au fond plus de nature à ruiner l’unité
d’approche des trois notions qu’à la sceller. Pour le moins, ne serait-il pas
possible de chercher des cohérences ? Le lien établi autour des notions de
discrimination et d’égalité en constitue assurément une, dans la mesure où
les catégories de sexe, orientation sexuelle et identité de genre se lisent
pour l’essentiel à travers la lutte contre les discriminations et la recherche
d’égalité. La notion de discrimination, plus spécialement, phagocyte
même l’analyse, tant on semble aujourd’hui s’intéresser plus aux
discriminations et violences qui sont faites aux femmes, aux homosexuels
et aux transgenres qu’on ne s’intéresse à proprement parler aux catégories

26
V. en ce sens les contributions de R. Raupp Rios, « Droit des personnes LGBTI dans le
cadre du Système interaméricain des droits de l’homme » et Y. Lécuyer, « Les stéréotypes
et les préjugés sexistes dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme ».
27
V. en ce sens la contribution de G. Calvès, « L’introuvable définition européenne de la
discrimination indirecte. L’exemple du sexe et de l’orientation sexuelle ».
28
V. notamment la contribution précitée d’A. Kemelmajer de Carlucci, « Le droit de
changement d’identité de genre en Argentine ».

20
de personnes. Par un jeu de miroirs, on s’intéresse moins à la question du
sexe qu’à celle du sexisme, moins à l’homosexualité qu’à
l’homophobie29, moins aux transgenres qu’à la transphobie, comme on
s’intéresserait moins à la question de la race – au fond délaissée – qu’au
racisme ; les termes étant davantage définis par leurs connotations
négatives que par leurs qualités intrinsèques.
Formulées sur le terrain lexical, ces remarques s’entendent-elles
également sur le terrain juridique ? À considérer les choses rapidement,
on peut, sans le désapprouver, n’y voir qu’une facilité : un besoin de
fédérer presque immédiatement autour de l’inacceptable ou de
l’intolérable. Mais à regarder de plus près, il est peut-être plus gênant de
constater ce que ce biais peut avoir d’insuffisant, en ne discutant pas
nécessairement du fond des données, à savoir du statut juridique et de la
place réellement faite à chacune des catégories sollicitées dans la/les
société(s). On ne peut certes pas occulter la dimension stratégique et les
calculs politiques liés au choix des termes. Toutefois, en considérant les
différences de logiques qui peuvent être déployées dans les politiques
publiques et les dispositifs normatifs, il n’est pas certain qu’il faille
véritablement fondre « lutte contre les discriminations » d’un côté et
« affirmation de l’égalité » de l’autre dans une même analyse. Pour ne
prendre que cet exemple : les notions de sexe et sexisme n’ont pas la
même histoire, n’investissent pas le même rapport au droit. Là où la
notion de sexe sollicite presque immédiatement le principe d’égalité de
droits entre les sexes (en raison de la neutralité du terme qui ne tranche
pas par lui-même entre le féminin et le masculin), le sexisme met la focale
sur l’inégalité inhérente à la hiérarchie sociale et culturelle établie entre
les sexes. Sans doute, ces deux analyses constituent-elles les deux faces
d’une même médaille. Lutter contre le sexisme, c’est lutter contre les
inégalités de fait entre les sexes ; ce faisant, c’est insister sur la nécessité
qu’il y a de passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Mais le droit
s’agence-t-il véritablement ainsi, reprend-il ces formulations ? Dans une
démarche essentiellement universaliste, les législations ne s’attachent-
elles pas davantage à mettre en lumière l’égalité entre les sexes qu’à
sanctionner le sexisme30 ? Entre démarche égalitaire ou universaliste et

29
V. en ce sens D. Borrillo, L’homophobie, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2001 ; E. Fassin,
« L’inversion de la question homosexuelle », Revue française de psychanalyse, 2003/1,
vol. 67, p. 263-284.
30
Cela reste vrai, nonobstant l’intégration en France de l’outrage sexiste dans la loi n°
2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

21
démarche différencialiste, la manière dont s’écrit ici le droit n’est pas sans
conséquence dans la portée des législations, dans les choix considérés les
plus opérationnels pour faciliter les évolutions. Pour les deux autres
catégories, on ne peut manquer, pareillement, de s’interroger sur l’identité
ou pas de logique, sur leur inversion ou pas.
À l’évidence, ceci invite à une mise perspective des notions : sur le
champ lexical, mais aussi sur le plan historique et du point de vue de la
doctrine juridique pour en saisir les différents enjeux31. Mise en
perspective d’autant plus nécessaire que l’intuition de solidarité des liens
établis entre les notions à l’étude et le droit applicable en matière de
discriminations aussi bien que leurs liens avec le principe d’égalité et de
dignité humaine demande à être vérifiée ; du point de vue générique
comme du point de vue plus spécifique de la sanction pénale32. À l’abord
de ce colloque, comme pour toute manifestation scientifique, c’est donc
bien plutôt l’incertitude qui prévaut que les certitudes. À défaut de
déterminer une cohérence d’ensemble, son objet est pour le moins – dans
un état des lieux du sujet – de tenter d’apporter un peu de clarté dans le
débat, en s’appuyant sur le droit international et européen, sur le droit
comparé, et bien évidemment plus spécifiquement sur le droit français,
dans l’illustration qui est faite de l’évolution des normes et de leur
sanction33.
L’organisation de l’ouvrage rend compte de cette démarche suivie lors
des travaux. Après une mise en perspective des notions et de leurs enjeux,
celles-ci seront examinées d’un point de vue comparatiste, aussi bien à la
lumière du droit européen que du système interaméricain des droits de
l’Homme, avant d’envisager la spécificité française.

31
On renvoie ici aux contributions d’O. Bui-Xuan et D. Borrillo.
32
V. sur ce point les communications de D. Lochak, « Combattre pour l’égalité ou lutter
contre les discriminations : comment s’écrit le droit » et d’E. Dreyer, « Les discriminations
à raison du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre dans le droit pénal ».
33
V. Les contributions de V. Champeil-Desplats, « Les uasages ambivalents de l’article 6
DDHC : le cas du genre », C. Mecary, « Homoparentalité et égalité de traitement en
France » et M. Mercat-Bruns, « Sur l’efficacité de la sanction : contentieux dans
l'entreprise sur la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et positionnement des
juges ».

22
I–

MISE EN PERSPECTIVE ET ENJEUX


Les revendications féministes
et les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes :
entre rupture et continuité

OLIVIA BUI-XUAN
Professeure de droit public, Centre de recherche Léon Duguit (CRLD),
Université d’Évry-Val-d’Essonne

La question de savoir si les liens entre les revendications féministes et


les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes sont continus ou
présentent, au contraire, des éléments de rupture est assurément délicate.
Délicate, car les revendications féministes sont multiples, parfois
opposées : en la matière, il n’existe aucune unité, même si le féminisme
peut être défini comme le mouvement qui défend les droits des femmes.
Cette hétérogénéité des revendications féministes tient à la diversité
des féminismes eux-mêmes. Aujourd’hui, d’aucuns s’accordent à dire
qu’il n’existe pas un féminisme, mais des féminismes. Si on se réfère aux
différentes « vagues » de féminismes – la première vague datant de la fin
du XIXe siècle, la seconde des années 1960 – on observe que les courants
relevant de la seconde « vague » sont multiples. Les typologies en la
matière foisonnent : féminisme « égalitariste », féminisme
« différencialiste » et au sein même du féminisme égalitariste : féminisme
« libéral », féminisme « de tradition marxiste », féminisme « radical »,
féminisme « noir », féminisme « lesbien », féminisme
« environnementaliste »...
Les difficultés s’accroissent encore un peu plus lorsque, à l’intérieur
d’un même mouvement féministe, on observe des désaccords, parfois
ponctuels, parfois plus pérennes : désaccords sur la parité en politique,
désaccords sur l’interdiction du foulard islamique, désaccords sur

25
l’encadrement juridique de la prostitution1, de la pornographie2 ou de la
gestation pour autrui3...
Traiter un sujet aussi vaste exige de le délimiter plus strictement. On a
ainsi choisi de se concentrer sur les revendications portées par une
majorité d’associations féministes, autrement dit les revendications qui
font l’objet d’un consensus au moins relatif parmi les féministes. Une
autre difficulté de la recherche tient à son cadrage, aussi bien dans le
temps que dans l’espace. Aussi l’a-t-on restreint au périmètre de la France
et a-t-on opté pour une analyse des revendications féministes à partir des
années 19604, cette période marquant un « tournant »5 en la matière.
Les liens observés entre les revendications féministes et les politiques
publiques en faveur de l’égalité des sexes sont pluriels. Dans certains cas,
ils ont été assez rapidement rompus créant un décalage entre les secondes
et les premières (I). Dans d’autres cas, ces liens sont bien présents, de
véritables interactions entre les demandes des organisations féministes et
les mesures en faveur de l’égalité des sexes pouvant être identifiées (II).

I. Les décalages entre les revendications féministes


et les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes

D’importants écarts entre des revendications féministes et des


dispositifs juridiques en faveur de l’égalité des sexes peuvent être

1
Sur cette question, cf Céline Fercot, « Prostitution et racolage au prisme de l’égalité de
genre », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman, La loi & le genre.
Études critiques du droit français, CNRS Editions, 2014, pp. 279 sq ; Christine Machiels,
« Prostitution », in Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe
siècle, PUF, 2017, pp. 1173-1176.
2
Cf Marie-Anne Paveau, « Pornographie », Christine Bard, Id., pp. 1152-1155.
3
Cf notamment Esprit, 2013/10, « Les controverses du féminisme ». Pour Diane Roman,
trois courants féministes se divisent sur la question de la procréation médicalement
assistée : le féminisme libéral, le féminisme radical ou social et le féminisme culturel ou
relationnel, Diane Roman, « L’État, les femmes et leur corps. La bioéthique, nouveau
chantier du féminisme ? », Esprit, 2013/10, p. 18.
4
Sur les mouvements féministes antérieurs, cf Michèle Riot-Sarcey, Histoire du
féminisme, PUF, « Que sais-je ? », 2008 ; Christine Bard (dir.), Les féministes de la
première vague, PUR, 2015.
5
Voir Michèle Riot-Sarcey, Id., p. 93. Selon elle « c’est l’année 1965 qui marque une
évolution décisive quand, en France, les partis commencent à se mobiliser contre la
législation répressive. De nouveaux regroupements féministes tentent de repenser les
rapports hommes / femmes. »

26
observés. Pour les analyser, différentes approches sont susceptibles d’être
mobilisées, notamment l’analyse institutionnelle (A) et l’analyse des
politiques publiques (B), la première nourrissant évidemment la seconde.

A. Un « féminisme d’État » parfois déconnecté


des mouvements féministes
Par « féminisme d’État », on désigne les institutions mises en place aux
niveaux national et parfois local pour porter les droits des femmes.
Comme l’explique Sandrine Dauphin, la création de ce type d’institutions
« est liée à un effet conjoncturel, celui de la demande directe ou indirecte
de la seconde vague féministe des années 1970. Issus des mouvements
contestataires de la fin des années 1960 [...], ces groupes se caractérisent
par un activisme [...] largement relayé par les médias »6.
En France, la première institution de ce type est liée à la question du
travail des femmes. Il s’agit du Comité d’étude et de liaison des problèmes
de travail féminin, un organe consultatif qui sera transformé, en 1971, en
Comité du travail féminin. L’instauration de cette première instance
nationale visant à défendre les droits des femmes montre bien le décalage
entre les revendications féministes et leur institutionnalisation. En effet,
alors que le Comité du travail féminin défend une meilleure participation
des femmes au marché du travail et une égalité de rémunération et de
carrière entre hommes et femmes7, les principales organisations
féministes de l’époque souhaitent, pour leur part, véritablement
« transformer les rapports sociaux hommes-femmes »8, ce qui est
évidemment beaucoup plus ambitieux. Pour le Mouvement de libération
des femmes (MLF), les revendications se formulent « en termes d’accès
au droit, de problématisation du “travail domestique” et de libre
disposition du corps des femmes »9.

6
Sandrine Dauphin, L’État et les droits des femmes. Des institutions au service de
l’égalité ?, PUR, 2010, p. 9. Notre étude s’est largement nourrie de cet ouvrage
passionnant. Cf également Anne Revillard, La cause des femmes dans l’État. Une
comparaison France-Québec, PUG, 2016.
7
Sandrine Dauphin, Id., p. 16.
8
Ibid.
9
Id., p. 23. « ’’Le privé est politique’’ devient le mot d’ordre. (…) Un mouvement de
femmes résolument féministe, se revendiquant comme tel, voit le jour. Celui-ci dénonce le
système patriarcal, la domination masculine et appelle à un changement radical de
société. »

27
La disjonction observée entre l’instance qui défend les droits des
femmes et les mouvements féministes explique qu’au début des
années 1970, ceux-ci ne cherchent pas particulièrement à coopérer avec
l’État. D’ailleurs, les critiques sont vives lorsque le premier secrétariat
d’État est créé en 1974 : le secrétariat d’État à la « Condition féminine »,
expression rejetée par les féministes qui le considèrent comme « un
gadget charger d’enterrer la question des femmes sous des réformettes et
de la poudre aux yeux qui “récupère” la lutte des femmes en puisant des
idées dans leurs revendications les plus raisonnables »10. Par ailleurs, ce
secrétariat d’État ne participe ni à la loi sur l’avortement, portée par le
ministère de la Santé, ni à la loi sur le divorce par consentement mutuel,
défendue par le ministère de la Justice.
Les appellations des secrétariats d’État ou ministères suivants sont
également symptomatiques du fait que ces institutions ne portent pas les
revendications des organisations féministes de l’époque : secrétariat
d’État à la Condition féminine en 1974 (Françoise Giroud), secrétariat
d’État à l’Emploi féminin en 1976 (Nicole Pasquier), ministère délégué à
la Condition féminine en 1978 (Monique Pelletier). Le fait d’ajouter la
famille à ce ministère en 1979 n’arrange rien, les féministes cherchant à
appréhender les femmes en dehors de leur rôle de mère de famille.
On aurait pu croire que mouvements féministes et féminisme d’État
allaient davantage converger en 1981 avec le ministère des droits de la
Femme chapeauté par Yvette Roudy, laquelle est en lien avec un certain
nombre de militantes du MLF11. La méfiance des associations est
cependant bien présente « face à ce que certaines perçoivent comme une
’’récupération et une instrumentalisation’’ »12. Si, pour Yvette Roudy,
« l’intitulé du ministère correspond à un choix politique assurant ’’la
reconnaissance des revendications du mouvement des femmes’’ »13,
l’emploi du singulier et non du pluriel fait l’objet de critiques de la part
des féministes qui y voient une connotation essentialiste. Par ailleurs,
comme l’explique Sandrine Dauphin,
« la référence aux droits n’est pas non plus inspirée du Mouvement
des femmes. En effet, les mouvements de libération des femmes se
10
Françoise Picq, Libération des femmes-les années mouvement, Le Seuil, 1993, cité in
Id., p. 29.
11
Sandrine Dauphin, Id., p. 45.
12
Id., p. 41.
13
Yvette Roudy, « Un ministère pas comme les autres », Le féminisme et ses enjeux, 27
femmes parlent, EDICDG, centre fédéral FEM, 1988, cité in Sandrine Dauphin, id., p. 43.

28
distinguent des groupes pour les droits des femmes puisqu’ils ne
cherchent pas à dialoguer et influer auprès des pouvoirs publics,
mais à changer les rapports entre les hommes et les femmes »14.
Malgré tout, Yvette Roudy tentera de relayer certaines revendications
des associations féministes, au premier rang desquelles la loi antisexiste
demandée par la Ligue du droit des femmes15 et le MLF depuis les
années 1970.
On assiste à une nette rupture en 1986 lorsque le ministère aux droits
de la femme laisse la place à une simple délégation interministérielle à la
Condition féminine (Hélène Gisserot), laquelle propose des « actions
propres à promouvoir la place de la mère de famille dans la société » en
plus de « toutes mesures visant à favoriser l’insertion professionnelle des
femmes et leur accès aux différents niveaux de responsabilité »16.
Si certaines féministes critiquent le recentrage du féminisme d’État sur
le statut de mère de famille, paradoxalement, les associations féministes
semblent attendre davantage d’actions de la part des gouvernements de
gauche que de droite. Ainsi, lorsqu’en 1988 un modeste secrétariat d’État
aux droits des femmes est créé au sein du grand ministère de la Famille,
des Droits des Femmes, de la Solidarité et des Rapatriés (Georgina
Dufoix), « à l’initiative de la Ligue du droit des femmes, plusieurs
associations se regroupent et écrivent une déclaration commune, dite des
Mille et une, qui réclame la création d’un ministère des Droits des
Femmes » : selon elles, « l’amalgame des droits des femmes avec les
intérêts de la famille efface deux cents ans de transformations et de luttes
qui ont permis l’irréversible sortie des femmes de leurs ’’fonctions’’
prétendues naturelles »17. Et c’est sous la pression des associations
féministes qu’une secrétaire d’État aux droits des femmes est finalement
désignée : il s’agit de Michèle André. En 1991, Véronique Neiertz sera
nommée secrétaire d’État aux droits des femmes et à la vie quotidienne,
puis aux droits des femmes et à la consommation...
L’expérience de 1995 est par ailleurs particulièrement intéressante :
aucun ministère des droits des femmes ni même aucun secrétariat n’est

14
Ibid.
15
Cf Marie-Louise Fabre, « Pour une loi antisexiste », Le Monde, 13 juin 1974 ; Simone
de Beauvoir, « L’urgence d’une loi antisexiste », Le Monde, 19 mars 1979.
16
Article 2 du décret du 2 mai 1986 relatif aux attributions de la délégation
interministérielle à la Condition féminine, cité in Sandrine Dauphin, op. cit., p. 60.
17
Paris féministes. Bulletin d’information et de liaison, n° 65, cité in Id., p. 62.

29
créé ; le domaine des droits des femmes revient à Colette Codaccionni,
ministre de la Solidarité entre les générations, qui a par ailleurs rédigé en
1993 un rapport critiqué au regard de « ses positions conservatrices et son
opposition déclarée à l’avortement. Elle réclamait alors un ministère de
la Vie (Le Monde du 19 juillet 1995) et son ministère de la Solidarité entre
les générations est, de fait, un ministère de la Famille »18. La ministre
souhaite créer une allocation parentale de libre choix dès le premier enfant
fortement critiquée par les associations féministes qui craignent une
amplification de la répartition sexuée des rôles.
Le cabinet de Colette Codaccionni comprend par ailleurs la fille du
professeur Lejeune, président du groupe anti-avortement Laissez les vivre
et la ministre nomme une cheffe de service des droits des femmes opposée
à l’avortement. Les associations féministes craignent alors une remise en
cause de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). En protestation, la
Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la
contraception (Cadac) organise une manifestation en novembre 1995 qui
réunit plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le Collectif national
pour les droits des femmes sera créé dans la foulée, en janvier 1996.
Les relations entre les associations féministes et les institutions dédiées
aux droits des femmes sont plus apaisées entre 1997 et 2002, avec
notamment Nicole Péry qui ouvre le Conseil supérieur de l’information
sexuelle, de la régulation des naissances et de l’éducation familiale (CSIS)
à la Cadac et à l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens.
En revanche, en 2002, Nicole Ameline évince ces deux associations du
CSIS : « leurs présidentes accèdent au statut de personnalités qualifiées
avec seulement une voix consultative et sont remplacées par la
Confédération nationale des associations familiales catholiques et la
Fédération nationale des familles de France »19.
En 2007, les droits des femmes relèvent du secrétariat d’État de la
Solidarité auprès du ministre du Travail (Valérie Létard) dont les
attributions vont des droits des femmes aux personnes âgées en passant
par les personnes handicapées. À cette période, la dilution de la question
de la défense des droits des femmes au niveau gouvernemental a pour
effet d’accroître l’importance de l’Observatoire de la parité, à la faveur de
Marie-Jo Zimmermann20.

18
Id., p. 70.
19
Id., p. 99.
20
Id., p. 112.

30
Les avancées sont plus notables à partir de 2012 : un ministère de plein
exercice est chargé du droit des femmes (Najat Vallaud-Belkacem). En
juillet 2013 est également créé le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes
et les hommes où siègent des expert.e.s et des représentant.e.s
d’associations féministes. Mais en 2014, le ministère de plein exercice est
remplacé par un simple secrétariat d’État aux droits des femmes
dépendant du ministère des Affaires sociales, de la Santé et des droits des
femmes. En outre, en 2016, la défense des droits des femmes est intégrée
au ministère des familles, de l’enfance et des droits des femmes dirigé par
Laurence Rossignol, intitulé qui de nouveau provoque les critiques de
certaines associations féministes. Anne-Cécile Mailfet, ancienne porte-
parole et présidente d’Osez le féminisme a ainsi tweeté : « Ministre des
droits des femmes, de l’enfance et de la famille : manque juste les tâches
ménagères et on est bien »21.
En mai 2017, alors que le candidat Emmanuel Macron avait promis un
« ministère plein et entier des droits des femmes », c’est finalement un
secrétariat d’État auprès du Premier ministre chargé de l’égalité entre les
femmes et les hommes qui est instauré. Cette première déception chez les
associations féministes s’est accentuée à l’annonce de la baisse du budget
consacré aux droits des femmes : de 29,6 millions d’euros en 2016, il
passe alors à 20,1 millions d’euros. Mi-juillet 2017, une tribune est
rédigée par une vingtaine d’associations féministes pour alerter sur la
faiblesse des moyens consacrés à la défense des droits des femmes22.
Aussi constate-t-on que le féminisme d’État a largement été dissocié
des revendications portées par les organisations féministes. Une telle
déconnexion va se concrétiser dans le contenu des politiques publiques
qui, bien souvent, ne répond pas aux attentes des féministes.

B. Des dispositifs juridiques en deçà des attentes des féministes :


l’égalité plutôt que la lutte contre le sexisme
Dans les années 1970, des organisations féministes souhaitent une loi
antisexiste sur le modèle de la loi antiraciste du 1er juillet 197223. Or,
Françoise Giroud émet une fin de non-recevoir à cette revendication24

21
Les réactions de Caroline de Haas ou de Marie-Georges Buffet sont également très
vives.
22
Le Monde du 17 juillet 2017.
23
France, Loi relative à la lutte contre le racisme, 1er juillet 1972, n° 72-546.
24
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 29.

31
prétextant qu’elle est opposée aux lois spécifiques aux femmes. Même
s’agissant des violences exercées contre les femmes, elle dira que « la
création au profit de celles-ci d’une infraction particulière proche de celle
qui existe en faveur des enfants (...) apparaît peu souhaitable, car elle
risque d’introduire dans notre droit une discrimination nouvelle qui, bien
sûr, serait contraire au but que nous poursuivons »25.
Les associations féministes reprochent alors à Françoise Giroud de nier
la question de la domination masculine. Tout juste la secrétaire d’État
reconnaît-elle « la nécessité de requalifier le viol dans la loi et de créer
un centre pour les femmes battues en Île-de-France »26. Sous la pression
des féministes, elle finira malgré tout par demander « au ministre de la
Justice d’élargir le champ d’application de la loi du 1er juillet 1972 à la
lutte contre les discriminations sexuelles »27, demande qui ne sera
néanmoins pas suivie d’effets.
Françoise Giroud n’a cependant pas été inactive. Comme l’explique
Sandrine Dauphin, elle « a lancé le premier programme politique en
faveur de l’égalité entre les sexes à partir d’un panorama de la situation
des Françaises en mettant l’accent sur les inégalités, principalement
juridiques, existantes »28. C’est ainsi qu’elle a par exemple supprimé la
distinction de sexe pour l’accès à la fonction publique. Ses propositions
de réformes se sont toutefois concentrées sur le travail des femmes,
notamment sur le statut des femmes commerçantes, artisanes et
agricultrices.
Mais, paradoxalement, jusqu’en 1981, les revendications féministes
sont rarement portées par les institutions dédiées aux droits des femmes :
« aucune mesure n’est relative à la contraception, reléguée à la santé, de
même aux violences et à la prostitution, domaines que la secrétaire d’État
ne considère pas de son ressort »29.
Yvette Roudy se distingue très nettement de ses prédecesseures dans
la mesure où elle porte le projet de loi relatif à la lutte contre les

25
Annie de Pisan et Anne Tristan, Histoire du MLF, Calmann-Levy, 1977, p. 210, cité in
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 30.
26
Id., pp. 30-31.
27
Id., p. 31.
28
Ibid.
29
Id., p. 32.

32
discriminations fondées sur le sexe, dite « loi antisexiste »30. 68e
proposition du programme du candidat François Mitterrand en 1981, le
texte est directement issu des revendications du MLF et de la Ligue du
droit des femmes. Sur le modèle de la loi « antiraciste », un de ses objectifs
est de permettre aux associations de se porter partie civile devant les
tribunaux pour dénoncer des propos ou images sexistes et de prévoir « des
incriminations de délits sexistes (provocation à la haine et à la violence,
injure et diffamation) »31. Si le projet de loi est adopté en Conseil des
ministres le 3 mai 1983, il ne sera jamais débattu au Parlement. Yvette
Roudy, qui n’est absolument pas soutenue par le gouvernement, subit
alors un lynchage médiatique d’une grande violence32.
Malgré l’abandon du projet, certaines dispositions du texte, comme la
possibilité pour les associations de se porter partie civile dans les cas de
discriminations selon le sexe, seront reprises dans la loi du 26 juillet 1985
portant diverses dispositions d’ordre social33. Si ce texte interdit les
discriminations sur la base du sexe ou de la situation de famille dans le
travail et l’emploi et permet aux associations de se porter partie civile, il
reste très en deçà des revendications féministes.
Les organisations féministes semblent par ailleurs paradoxalement
plus critiques vis-à-vis des actions menées par les gouvernements de
gauche que vis-à-vis de celles menées par des gouvernements de droite,
sans doute parce que les attentes sont plus importantes s’agissant des
premiers. Ainsi, alors que la parité en politique a été mise en place sous
l’impulsion de Lionel Jospin, dans un texte publié dans Libération le 25
février 2002, Marie-Victoire Louis lui reproche de « ne pas être allé assez
loin : ne pas avoir fait voter une loi sur la parité de résultats, mais
seulement sur des candidatures, ne pas avoir donné de crédits de
fonctionnement à l’Observatoire de la parité »34. Pour elle, les actions
menées à cette époque sont essentiellement symboliques et n’ont aucune
répercussion sur le quotidien des femmes.
On peut en outre évoquer l’impuissance des politiques publiques face
à aux inégalités dans la répartition des tâches domestiques et le fait que

30
Sur la genèse de cette loi, cf Félicien Lemaire, « Le projet de loi antisexiste d’Yvette
Roudy ou de la difficulté à saisir le sexisme par le droit », Droits, 2015/1, n° 61, pp. 149-
158.
31
Cf Sandrine Dauphin, op. cit., p. 143.
32
Id., p. 56 ; Félicien Lemaire, op.cit., p. 143.
33
France, Loi portant diverses dispositions d’ordre social, 25 juillet 1985, n° 85-772.
34
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 96.

33
les revendications concernant l’image des femmes sont largement
inaudibles. Aussi des associations féministes contournent-elles les
pouvoirs publics en créant par exemple des maisons d’édition ayant
vocation à diffuser des idées féministes. Des livres scolaires et des livres
pour enfants sont alors réécrits pour déconstruire les stéréotypes de
genre35.
On observe donc de nombreux décalages entre les revendications
féministes et les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes. Ce
constat ne doit néanmoins pas laisser penser qu’il n’existe aucune relation
entre les premières et les secondes : en certains domaines, de véritables
interactions peuvent être identifiées.

II. Les interactions réciproques entre les revendications féministes


et les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes

Les interactions observées entre les revendications féministes et les


politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes sont doubles. Tout se
passe en effet comme si les unes se nourrissaient des autres : d’une part,
certaines politiques publiques en faveur des droits des femmes sont
impulsées par les associations féministes (A) et, d’autre part, par un effet
de feedback, les revendications féministes sont également alimentées par
des dispositifs juridiques en faveur de l’égalité des sexes (B).

A. Les politiques publiques en faveur de l’égalité


des sexes impulsées par les féministes
Deux types de politiques publiques semblent particulièrement avoir été
impulsées par les associations féministes : les mesures en faveur de la
contraception et de l’IVG36 et celles visant à lutter contre les violences et
le harcèlement sexuel.
La question de la contraception a d’abord été défendue, dans les
années 1950, par l’association La Maternité heureuse puis, à partir des
années 1960, par le Mouvement français pour le Planning familial. Ce

35
Andrée Michel, Le féminisme, PUF, « Que sais-je ? », 2003, p. 104.
36
Sur ces questions cf Lisa Carayon, « Interruption volontaire de grossesse et
contraception : quel accès à une liberté génésique ? », in Stéphanie Hennette-Vauchez,
Marc Pichard et Diane Roman, La loi & le genre. Études critiques du droit français, op.
cit., pp. 107 sq.

34
dernier a joué un rôle déterminant dans l’adoption de la loi Neuwirth de
196737 qui autorise la contraception. Les réticences étaient importantes
chez les parlementaires et le texte a tardé à être voté. Les freins seront
aussi présents au niveau des décrets d’application qui ne seront publiés
qu’entre 1969 et 1972, attestant d’un blocage par le ministère de la
Santé38.
La mise sur agenda du droit à l’avortement a également été initiée par
la société civile : le « Manifeste des 343 » publié dans Le Nouvel
Observateur du 5 avril 1971 et la création du Mouvement pour la liberté
de l’avortement et de la contraception en 1973 ont été décisifs. Grâce à
une forte mobilisation des associations féministes, la loi Veil du 17 janvier
197539 dépénalise l’avortement. Toutefois, pour certains féministes, le
texte ne va pas assez loin.
Une des promesses du candidat François Mitterrand concernait ainsi le
remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale. Mais là encore, des
résistances apparaissent chez les députés. En octobre 1982, une
manifestation est organisée pour rappeler au parti socialiste son
engagement électoral. Un compromis est alors trouvé : « le nombre de
centres médicaux pratiquant l’avortement est augmenté, l’État finance
l’IVG, mais pas sur les fonds de la Sécurité sociale. Une ligne budgétaire
spéciale est créée »40 et la loi du 31 décembre 198241 concernant le
remboursement partiel de l’IVG par la Sécurité sociale est adoptée.
En matière d’accès à la contraception, la mobilisation de nombreuses
associations féministes est permanente. Jamais la loi du 27 janvier 199342
qui crée le délit d’entrave à l’IVG et dépénalise l’auto-avortement n’aurait
été votée sans leur pression. De même, la manifestation organisée par le
collectif des droits des femmes, le 15 janvier 200043 a accéléré
l’élaboration de la loi du 4 juillet 200144 qui allonge le délai légal du

37
France, Loi relative à la régulation des naissances et abrogeant les articles L. 648 et L.
649 du code de la santé publique, 28 décembre 1967.
38
Jacqueline Laufer et Chantal Rogerat, « Lucien Neuwirth, la bataille de la
contraception », Travail, genre et sociétés, 2001, n° 6, p. 15.
39
France, Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse, 17 janvier 1975, n° 75-
17.
40
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 49.
41
France, Loi relative à la couverture des frais afférents à l’IVG non thérapeutique et aux
modalités de financement de cette mesure, 31 décembre 1982, n° 82-1172.
42
France, Loi portant diverses mesures d’ordre social, 27 janvier 1993, n° 93-121.
43
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 89.
44
France, Loi relative à l’IVG et à la contraception, 4 juillet 2001, n° 2001-588.

35
recours à l’IVG de dix à douze semaines et met fin à l’autorisation
parentale pour les mineures. Les mesures en faveur du droit à la
contraception et à l’avortement ont donc été impulsées par les associations
féministes, par ailleurs particulièrement vigilantes à d’éventuelles
régressions dans ce domaine.
On constate un mouvement comparable s’agissant de la politique
publique relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. Dans
les années 1970, la seconde grande action des féministes est la redéfinition
du viol45. En 1974, trois hommes avaient violé deux femmes belges et
n’avaient été condamnés que pour coups et blessures. À la suite de
l’importante mobilisation des organisations féministes, les faits avaient
finalement été requalifiés et les violeurs avaient été jugés, en 1978, devant
la Cour d’assises d’Aix-en-Provence. Dans la continuité de cette affaire,
c’est certainement grâce à la pression des associations féministes46 que la
loi du 23 décembre 198047 sera adoptée. Comme l’explique Sandrine
Dauphin, en soutenant ce texte, c’est « la première fois que le membre du
gouvernement chargé de la condition féminine joue un rôle significatif
dans l’adoption d’un changement législatif réclamé par les féministes »48.
Mais si l’article 332 du Code pénal tel qu’issu de la loi du 23 décembre
1980 élargit la catégorie des actes qualifiables de viol à « tout acte de
pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne
d’autrui, par violence, contrainte ou surprise », il reste en deçà des
revendications des mouvements féministes qui regrettent notamment que
le viol se restreigne à tout « acte de pénétration sexuelle » et ne soit pas
élargi à tout « acte sexuel »49.

45
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 38.
46
Catherine Le Magueresse explique que « la mobilisation des féministes au sujet du viol,
de sa prise en compte juridique et judiciaire, et la forte médiatisation de leurs actions lors
des procès ont été relayées par les partis politiques qui déposèrent sept propositions de
loi visant à réformer le Code pénal. », « La (dis-)qualification pénale des ’’violences
sexuelles’’ commises par des hommes à l’encontre de femmes », in Stéphanie Hennette-
Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman, La loi & le genre. Études critiques du droit
français, op. cit., p. 227.
47
France, Loi relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs, 23
décembre 1980, n° 80-1041.
48
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 39.
49
Catherine Le Magueresse, op. cit., p. 228.

36
Les associations féministes souhaitent également que le harcèlement
sexuel au travail50 soit sanctionné. En 1985, l’Association contre les
violences faites aux femmes au travail est créée. Si le rapport de Michael
Rubenstein51 est publié en 1987, la première réunion interministérielle sur
le harcèlement sexuel n’a lieu qu’en novembre 1990, sous la pression de
cette association. Un projet de loi relatif au harcèlement sexuel au travail
est finalement porté par la secrétaire d’État Véronique Neiertz. Le
traitement de la question des violences envers les femmes reste néanmoins
cantonné à la sphère professionnelle où le « harcèlement sexuel apparaît
(...) à la fois comme une discrimination à raison du sexe et une remise en
cause du principe d’égalité professionnelle »52. Le harcèlement sexuel
sera défini dans le Code pénal par la loi du 22 juillet 199253 et fera son
apparition dans le Code du travail avec la loi du 2 novembre 199254.
Cependant, comme le souligne Marie Mercat-Bruns, « le champ
d’application de ces règles qui était d’emblée genderblind, ne couvrait
pas toutes les victimes dans la sphère de l’emploi et ne visait que l’abus
d’autorité »55. Dix ans plus tard, la loi de modernisation sociale du 17
janvier 200256 introduira le harcèlement moral dans le Code du travail et
étendra le harcèlement sexuel aux rapports entre collègues. La loi du 6
août 201257 étendra, quant à elle, la définition du harcèlement sexuel.

50
Sur cette question, cf notamment Marie Mercat-Bruns, « Harcèlement sexuel au travail
en France : entre rupture et continuité », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et
Diane Roman, La loi & le genre. Études critiques du droit français, op. cit., pp. 201 sq.
51
Michael Rubenstein, La dignité des femmes dans le monde du travail, rapport sur le
problème du harcèlement sexuel dans les États membres des Communautés européennes,
Bruxelles, 1987.
52
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 63.
53
France, Loi portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des
crimes et délits contre les personnes, 22 juillet 1992, n° 92-684.
54
France, Loi relative à l’abus d’autorité en matière sexuelle dans les relations de travail
et modifiant le code du travail et le code de procédure pénale, 2 novembre 1992, n° 92-
1179. L’article L. 122-46 du code du travail disposait alors : « aucun salarié ne peut être
sanctionné ni licencié pour avoir subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement
d’un employeur, de son représentant ou de toute personne qui, abusant de l’autorité que
lui confèrent ses fonctions, a donné des ordres, proféré des menaces, imposé des
contraintes ou exercé des pressions de toute nature sur ce salarié dans le but d’obtenir
des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d’un tiers. »
55
Marie Mercat-Bruns, op. cit., p. 204.
56
France, Loi de modernisation sociale, 17 janvier 2002, n° 2002-73.
57
France, Loi relative au harcèlement sexuel, 6 août 2012, n° 2012-954. L’article L. 1153-
1 du code du travail dispose désormais : « Aucun salarié ne doit subir des faits :

37
En ce qui concerne la lutte contre les violences dans la sphère privée,
l’État s’est, dans un premier temps, essentiellement appuyé sur le secteur
associatif, en lui accordant des subventions. Dans les années 1970, de
nombreuses féministes se mobilisent pour que l’incrimination du viol
garantisse l’intégrité corporelle des femmes et pas seulement « la
protection des familles contre les grossesses illégitimes »58. Pour
l’avocate Monique Antoine, la loi réprimant le viol « est une loi de
protection non de la femme elle-même, mais du système social auquel elle
appartient »59.
Au tournant des années 1980, les pouvoirs publics commencent à
s’intéresser directement à cette question : la première campagne de
sensibilisation du public sur ce sujet est lancée en 198960 et des
commissions départementales d’actions contre les violences faites aux
femmes sont créées en 1990. Les peines pour les auteurs de violences
conjugales sont par ailleurs renforcées. Parallèlement, dans un arrêt du 5
septembre 199061, la Cour de cassation reconnaît le viol entre époux : « la
question des violences à l’encontre des femmes sort du seul contexte
militant pour s’institutionnaliser. Les violences conjugales acquièrent de
la visibilité et sont enfin considérées comme un délit »62. Il faudra
toutefois attendre une loi du 4 avril 200663 pour que le législateur
reconnaisse le viol entre époux.

1° Soit de harcèlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation


sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant
ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ;
2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave,
même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature
sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »
58
Catherine Le Magueresse, op. cit., p. 226.
59
Monique Antoine, « Relevons nos jupes, mes sœurs, nous allons combattre l’enfer »,
Actes, 1977, n° 16, p. 47, cité in Catherine Le Magueresse, Ibid.
60
Sandrine Dauphin, op. cit., pp. 63-64.
61
France, Cass. Crim, 5 septembre 1990, n° 90-83786.
62
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 64.
63
France, Loi renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou
commises contre les mineurs, 4 avril 2006, n° 2006-399. Cette loi étend également la
circonstance aggravante aux anciens conjoints, concubins et partenaires de PACS. Sur
cette question, cf Camille Viennot, « L’ambivalence du droit pénal à l’égard des ’’ex’’
violents. Étude de la circonstance aggravante des violences commises par les anciens
conjoints ou concubins », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman,
La loi & le genre. Études critiques du droit français, op. cit., pp. 261 sq.

38
Enfin, même si de nombreuses résistances ont pu être constatées
s’agissant de la mise en place d’une politique globale de lutte contre le
sexisme64, ce combat des féministes s’est progressivement concrétisé
dans les textes. On a vu qu’Yvette Roudy avait été confrontée à d’intenses
réticences. On observe un début d’évolution au début des années 2000
concernant l’encadrement des images sexistes, sous l’impulsion des
associations féministes, notamment à la suite de la publicité pour la crème
fouettée « Babette »65. En juillet 2001, un groupe d’experts rend un
rapport sur l’image des femmes dans la publicité qui préconise que la loi
du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, condamnant la provocation à
la haine raciale, soit étendue à la discrimination sexuelle. Mais, alors
même que la recommandation sur « l’image de la personne humaine »
émise en 2001 par le Bureau de la vérification de la publicité précise que
« la publicité ne doit pas réduire la personne humaine, et en particulier
la femme, à la fonction d’objet », il n’est plus question de loi antisexiste à
laquelle les publicitaires sont opposés : « l’option choisie est
l’autodiscipline par la sensibilisation »66. Il faudra attendre la loi du 9
juillet 2010 sur les violences faites aux femmes67 pour que la lutte contre
les préjugés sexistes apparaisse dans les médias68. Cependant, encore
aujourd’hui, l’auto-régulation est préférée à la sanction69.
S’agissant de la lutte globale contre le sexisme, une évolution se
dessine dans les années 2000. Tout d’abord, la loi du 30 décembre 200470

64
Pour une réflexion sur la pertinence d’une loi prohibant de manière générale le sexisme,
cf Jimmy Charruau, « Le ’’sexisme’’ : une interdiction générale qui nous manque ? »,
RDP, 2017, n° 3, pp. 765 sq.
65
Cette publicité montre une femme-tronc avec un tablier sur lequel est écrit : « Babette,
je la lie, je la fouette, et parfois je la passe à la casserole. »
66
Sandrine Dauphin, op. cit., p. 91. Cf également Juliette Gaté, « Médias : du droit comme
garant du ’’bon genre’’ de la liberté d’expression », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc
Pichard et Diane Roman, La loi & le genre. Études critiques du droit français, op. cit., p.
642.
67
France, Loi relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au
sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, 9 juillet 2010, n° 2010-
769.
68
Juliette Gaté, op. cit., p. 644.
69
Id., pp. 652 sq.
70
France, Loi portant création de la haute autorité de lutte contre les discriminations et
pour l’égalité, 30 décembre 2004, n° 2004-1486. Sur ces dispositions, cf Johan Dechepy,
« Analyse genrée des délits d’injures et diffamations publiques », in Stéphanie Hennette-
Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman, La loi & le genre. Études critiques du droit
français, op. cit., pp. 660 sq.

39
renforce « la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste
ou homophobe ». La directive européenne du 5 juillet 2006 relative à la
mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de
traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail71
consacre par ailleurs le principe de non-discrimination « sexiste » et plus
seulement « sexuelle ». Cette évolution fait suite à la reconnaissance du
caractère systémique des discriminations commises à l’encontre des
femmes et à la mise en évidence du continuum existant entre le sexisme
et les discriminations72. Annie Junter et Caroline Ressot évoquent ainsi
une « transformation de la grammaire juridique française : de la non-
discrimination sexuelle à sexiste »73. Celle-ci est consécutive à la
transposition du droit communautaire dans le droit du travail français
effectuée par la loi du 27 mai 200874.
Il faut cependant attendre la loi Rebsamen du 17 août 201575 pour que
la lutte contre le sexisme soit introduite dans le Code du travail76 et la loi
du 8 août 201677 pour qu’elle le soit dans le statut général des
fonctionnaires. Par ailleurs, depuis la loi du 22 mars 201678, les atteintes
à caractère sexiste dans les transports publics font l’objet d’un bilan
annuel. Le rapport du Conseil supérieur pour l’égalité professionnelle

71
UE, Parlement européen et Conseil, Directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à
la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre
hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte).
72
Annie Junter et Caroline Ressot, « La discrimination sexiste : les regards du droit », in
Françoise Milewski et Hélène Périvier (dir.), Les discriminations entre les femmes et les
hommes, Les Presses de SciencesPo., 2011, pp. 91-92.
73
Id., p. 94.
74
France, Loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le
domaine de la lutte contre les discriminations, 27 mai 2008, n° 2008-496.
75
France, Loi relative au dialogue social et à l’emploi, 17 août 2015, n° 2015-994.
76
Article L. 1142-2-1 du code du travail : « Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini
comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter
atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant,
humiliant ou offensant ». Cf notamment Grégoire Loiseau, « Les agissements sexistes »,
D., 2016, p. 2299.
77
France, Loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation
des parcours professionnels, 8 août 2016, n° 2016-1088. Cf notamment Sylvain Niquège,
« Un pas de plus vers l’égalité : l’interdiction des agissements sexistes dans le statut
général », AJFP, 2016, pp. 309 sq.
78
France, Loi relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes
à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de
voyageurs, 22 mars 2016, n° 2016-339.

40
entre les femmes et les hommes79, interface entre associations féministes
et pouvoirs publics, a incontestablement favorisé ces évolutions
juridiques.
Les éléments de continuité entre les revendications féministes et les
mesures en faveur de l’égalité des sexes ne sont cependant pas à sens
unique : les revendications féministes se nourrissent également des
politiques publiques80.

B. Les revendications féministes alimentées


par les politiques publiques en faveur de l’égalité des sexes
L’exemple de la parité permet d’illustrer la continuité que l’on peut
observer entre mesures en faveur de l’égalité des sexes et revendications
féministes.
Si, dans les années 1990, la question de la parité a été mise sur l’agenda
par la société civile, notamment à travers le livre Au pouvoir citoyennes !
Liberté, égalité, parité81, les féministes se sont divisées sur cette mesure.
Pour un certain nombre d’entre elles, notamment celles opposées aux
institutions, considérées comme les symboles du pouvoir patriarcal, la
question de la place des femmes dans les lieux de pouvoir n’était
absolument pas une priorité. Pour d’autres, au premier rang desquelles
Élisabeth Badinter, la parité relevait d’une logique communautariste à
laquelle elles étaient opposées ; on pouvait également entendre que la

79
CSEP, Brigitte Grésy et Marie Becker, Le sexisme dans le monde du travail. Entre déni
et réalité, Rapport n° 205-01, mars 2015. Pour les auteures du rapport, le terme de sexisme
a été forgé par analogie à celui de racisme, afin « de mettre en évidence le déséquilibre
hiérarchique qui existe entre les hommes et les femmes, et qui permet, comme le racisme
de maintenir le pouvoir dans les mains de ceux qui l'ont déjà », p. 15.
80
Louise Chappell évoque la relation « co-constitutive » entre le mouvement des femmes
et les institutions politiques, Louise Chappell, Gendering government : Feminist
engagement with the state in Australia and Canada, UBC Press, 2002, p. 4, cité in Anne
Revillard, op. cit., p. 21.
81
Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber, Anne Le Gall, Au pouvoir citoyennes !
Liberté, Egalité, Parité, Le Seuil, 1992.

41
parité était dégradante pour les femmes82 ou procédait d’un « féminisme
trop rigide »83.
Les choses semblent avoir évolué. Depuis la révision constitutionnelle
du 8 juillet 199984 et la loi du 6 juin 200085 modifiée à plusieurs reprises,
depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 200886 qui a étendu
l’objectif de parité aux responsabilités professionnelles et sociales, suivie
de la loi Copé-Zimmermann du 27 janvier 201187, la loi Sauvadet du 12
mars 201288, la loi Vallaud-Belgacem du 4 août 201489, les féministes qui
s’opposent à la parité hommes-femmes sont devenues rares90. La
politique publique continue qui a été menée en la matière depuis 1999
semble les avoir convaincues de la nécessité d’un égal partage du pouvoir
entre hommes et femmes. Cette politique publique globale relevant
initialement d’un objectif d’égalité des sexes, de lutte contre les
discriminations, semble aujourd’hui être lue comme participant de la lutte
contre le sexisme, au sens où l’on cherche à faire en sorte que les postes à
responsabilité ne soient plus réservés aux hommes, constat illustrant la
domination masculine. Aujourd’hui, les féministes semblent même

82
Pour Elisabeth Badinter, « Laissons entrer le particularisme dans la définition du
citoyen et nous vivrons une sinistre cohabitation de ghettos différents. Je ne veux pas du
communautarisme. La République repose sur l’abstraction de la règle, la généralité de la
loi, pas sur la spécificité des individus ou des communautés », « Nous ne sommes pas une
espèce à protéger », Le Nouvel Observateur, 23-29 janvier 1997, p. 59.
83
Evelyne Pisier, « Universalité contre parité », Le Monde, 8 février 1995.
84
France, Loi constitutionnelle relative à l’égalité entre les femmes et les hommes, 8 juillet
1999, n° 99-569.
85
France, Loi tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats
électoraux et fonctions électives, 7 juin 2000, n° 2000-493.
86
France, Loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, 23
juillet 2008, n° 2008-724.
87
France, Loi relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein
des conseils d’administration et de surveillance et à l’égalité professionnelle, 27 janvier
2011, n° 2011-103.
88
France, Loi relative à l’accès à l’emploi titulaire et à l’amélioration des conditions
d’emploi des agents contractuels dans la fonction publique, à la lutte contre les
discriminations et portant diverses dispositions relatives à la fonction publique, 12 mars
2012, n° 2012-347.
89
France, Loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, 4 août 2014, n° 2014-
873.
90
Pour Anne Revillard, la « nouvelle vision de l’égalité professionnelle centrée sur l’accès
des femmes aux postes de responsabilité reflète les préoccupations d’un segment du
mouvement féministe appartenant aux élites sociales, économiques et politiques », Anne
Revillard, op. cit., p. 62.

42
vouloir aller plus loin en ne se contentant pas de résultats uniquement
quantitatifs. Elles sont à l’initiative d’un renouvellement de la politique
publique paritaire visant à poursuivre le mouvement d’un point de vue
qualitatif. Ajoutant la problématique des « parois de verre » à celle du
« plafond de verre », elles regrettent qu’au sein des postes à responsabilité
les femmes restent encore largement cantonnées aux questions sociales
alors que les hommes conservent les secteurs les plus prestigieux de
l’économie et des finances. Différentes études91 relayent par ailleurs ce
constat.
De telles orientations sont également portées par des institutions qui se
situent à la périphérie des pouvoirs publics et qui sont largement
perméables aux revendications féministes, comme le Haut Conseil à
l’égalité entre les femmes et les hommes ou le Conseil supérieur de
l’égalité entre les femmes et les hommes, tous deux participant par ailleurs
au collectif « sexisme, pas notre genre ! ». Ces instances jouent un rôle
important, en ce qu’elles mettent en relation des institutionnel.le.s, des
expert.e.s et des féministes.
Il y a encore quelques années, les études sur le féminisme d’État
constataient que les « fémocrates », c’est-à-dire les féministes présent.e.s
dans les administrations (et qui offrent des relais aux associations
féministes) étaient rares en France. L’instauration de l’Observatoire de la
parité, puis la création du Haut Conseil à l’égalité entre hommes et
femmes et la réactivation du Conseil supérieur de l’égalité entre les
femmes et les hommes en 2013 semblent nuancer ce constat, de telles
institutions ayant été déterminantes non seulement dans la consolidation
de certaines politiques en faveur de l’égalité des sexes, mais plus
globalement dans l’impulsion d’une véritable politique publique de lutte
contre le sexisme.

Évry, 15 septembre 2017

91
Cf notamment Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Fanny Le Mancq,
Sophie Pochic, Anne Revillard, « Le genre des administrations. La fabrication des
inégalités de carrière entre hommes et femmes dans la haute fonction publique », RFAP,
2015, n° 153, pp. 45-68.

43
Égalité des droits et critique de la norme familiale

DANIEL BORRILLO
Maître de conférences, Chercheur associé au CNRS,
CERSA Université de Paris 2

I. Introduction

La manière dans laquelle se sont articulées les nouvelles


revendications du mouvement LGBT (lesbien, gay, bisexuel, transsexuel)
à partir de la fin des années 1980, dans les pays occidentaux, correspond
à un changement de paradigme sur la mobilisation politique. Ce
changement est dû à la fois à l’irruption du sida et à la croissante
mondialisation des années 1990, caractérisée par une sorte de
pragmatisme. C’est-à-dire, un mouvement prêt au compromis politique.
Cette transformation dans la mobilisation politique peut,
effectivement, s’expliquer en même temps par l’urgence instaurée par
l’irruption du VIH et par la fin de l’utopie révolutionnaire, fruit de la
mondialisation post-communiste. Ces situations ont entraîné des
nouvelles formes de mobilisation sociale pour des nouvelles
revendications politiques.
La reconnaissance des droits pour les personnes LGBT est le résultat
d’une intervention - aussi bien au niveau national qu’international - de
plusieurs acteurs sociaux parmi lesquels, les associations de lutte contre
le sida ont joué un rôle capital. Contrairement à l’action politique des
militants des années 1970, les combats des années 1990 et 2000 ne
s’articulent plus autour d’une opposition à la société et ses valeurs
bourgeoises, mais en fonction de l’égalité des droits1.

1
Daniel Borrillo, Homosexuels quels droits ? Présentation de Jack Lang, Dalloz, coll. « A
savoir », Paris, 2007.

45
Si les mouvements sociaux des années 1970 aspirent à la Révolution2,
ceux des années 1990 tendent à l’intégration, non pas tant pour des raisons
idéologiques que pour des contraintes pratiques. L’homosexuel cesse
d’être un sujet politique (tel qu’il fut décrit par Daniel Guérin dans son
livre Homosexualité et Révolution en 1983) et l’homosexualité n’est plus
un instrument au service de l’utopie révolutionnaire, comme le prônait
Guy Hocquenghem (Le désir Homosexuel, 1972)3, pour devenir un sujet
de droit dans le cadre d’une revendication formulée dans des termes
juridiques. De surcroit, le fait que l’OMS retire l’homosexualité de la liste
des maladies en 1990 (où elle figurait comme un trouble mental), a
surement contribué à cette démarche pragmatique. C’est, en effet,
quelques années après la démédicalisation, qu’un assuré social pourra
faire bénéficier des prestations de la sécurité sociale, en qualité d’ayant
droit, son partenaire de même sexe à condition que ce dernier se trouve à
sa charge effective, totale et permanente4.
Marie-Ange Schiltz a raison d’affirmer que « Le mouvement gay des
années 70 valorise l’expression d’un désir sexuel sans attache, le couple
est critiqué en tant que reflet d’une domination hétérosexuelle : le sexe
sans lendemain s’impose comme modèle du mode de vie homosexuel,
tandis que la relation de couple est déconsidérée... L’irruption du sida
perturbe ce mode de vie... »5
Ce changement peut effectivement être compris comme le résultat à la
fois de l’irruption de l’épidémie de sida et la judiciarisation du politique,
propre à la mondialisation des années 1990. Comme le note L. Cohen-
Tanugi, « la montée en puissance du droit dans la quasi-totalité des
registres de la vie en société constitue l’une des évolutions sociopolitiques
majeures de la France de ces vingt dernières années », ladite
judiciarisation « participait d’une mutation idéologique plus vaste : le
retour en force du libéralisme politique et économique en Europe

2
Beaucoup moins touché par le VIH, le mouvement lesbien n’a pas vécu un processus
similaire même si Les Gouines Rouges combattait avec la même ardeur le mariage et les
valeurs familiales (Christine Bard, « Gouines rouges », in Didier Eribon (dir.),
Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse, 2003, p. 227.
3
Voir également : Antoine Idier, Les vies de Guy Hocquenghem, Fayard, Paris, 2017.
4
Art. 78 Loi 93-121 du 27 janvier 1993.
5
Marie-Ange Schiltz, « Un ordinaire insolite : le couple homosexuel », Actes de la
Recherche en Sciences Sociales, Vol 125, déc. 1998, pp. 33.

46
occidentale après une longue période de domination marxiste et jacobine
sur les esprits »6.
Ce triomphe des démocraties libérales a renforcé la place des
institutions européennes telles que la Cour Européenne des droits de
l’Homme (CourEDH), le Conseil de l’Europe et le Parlement européen
qui ont joué un rôle capital pour l’intégration juridique des homosexuels
et des familles homoparentales7.
En outre, le VIH à fait émerger l’existence du couple gay confronté à
l’absence de statut juridique ce qui provoquait un certain nombre
d’exclusions (hôpital, sécurité sociale, logement, funérailles,
successions...) auxquelles il fallait trouver une solution d’autant plus
urgente que la justice française avait refusé la qualité de concubin aux
partenaires de même sexe8. En 1996, le virus avait tué plus de trente mil
personnes en France et ces principales victimes se trouvaient dépourvues
de statut juridique permettant de protéger leur vie de couple.
Par ailleurs, l’une des principales conséquences de la fin du
communisme et la nouvelle mondialisation a été une progressive
prééminence de la place du droit dans les revendications politiques. À la
différence du militantisme des années 1970 (comme le Front Homosexuel
d’Action Révolutionnaire) qui souhaitait « l’anéantissement de ce

6
L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, PUF, Paris, 2016 (3eme édition).
7
Par la résolution du 8 février 1994 (qui fait suite au rapport dit Claudia Roth), le
Parlement européen demande clairement aux États membres de mettre fin à « l'interdiction
faite aux couples homosexuels de se marier ou de bénéficier de dispositions juridiques
équivalentes », recommande de « leur garantir l'ensemble des droits et des avantages du
mariage, ainsi qu'autoriser l'enregistrement des partenariats » et de supprimer « toute
restriction au droit des lesbiennes et des homosexuels d'être parents ou bien d'adopter ou
d'élever des enfants ».
8
Dans deux décisions du 11 juin 1989, la chambre sociale de la Cour de cassation a refusé
la qualité de concubin au compagnon d’un steward d’Air France pour l’obtention d’un
billet à tarif réduit. Dans le second arrêt, la Cour a considéré que, en se référant à la notion
de « vie maritale », la loi portant généralisation de la sécurité sociale avait entendu limiter
les effets de droit, au regard des assurances maladie et maternité, à la situation de fait
consistant dans la vie commune de deux personnes ayant décidé de vivre comme des
époux sans pour autant s'unir par le mariage, ce qui ne peut concerner qu'un couple
constitué d'un homme et d'une femme. Plus tard, les juges insisteront sur le caractère
hétérosexuel de l’union libre lorsque le 17 décembre 1997, la troisième chambre civile de
la Cour de cassation a statué que les couples de même sexe ne pouvaient pas être
considérés comme des concubins en matière de transfert du droit de bail.

47
monde »9, les associations LGBT en temps de sida revendiquent une
démarche bien plus utilitariste afin de régler les problèmes de la vie
quotidienne des personnes séropositives10.
De surcroit, les associations de lutte contre le sida étaient associées aux
politiques publiques de santé et elles avaient appris à négocier avec les
autorités publiques. Cette fluidité permettait l’émergence de solutions
pratiques suppléant l’absence de statut du couple de même sexe sous la
forme de conventions spécifiques inspirées du modèle danois (partenaire
enregistré) ce qui a mené en France à l’adoption du PACS11 en 1999.
On serait ainsi passé du « bonheur dans le ghetto » au « bonheur
domestique », pour reprendre le titre d’un célèbre article de Philippe
Adam12. En effet, comme le note le sociologue, dans les années 1990, « on
a assisté à l’émergence d’un nouveau type d’expérience homosexuelle
caractérisée par un fort engagement dans le couple (...) surtout chez les
gays qui n’ont pas été influencés par les idéaux des années 1970, c’est-à-
dire parmi les hommes qui ont découvert leur sexualité dans un contexte
marqué à la fois par l’épidémie de sida (...) et par une plus grande
tolérance à l’égard de l’homosexualité... »13

9
« Malheureusement, jusqu’en mai 68, le camp de la révolution était celui de l’ordre
moral, hérité de Staline. Tout y était gris, puritain, lamentable. [...] Mais soudain, ce coup
de tonnerre : l’explosion de Mai, la joie de vivre, de se battre ! [...] Danser, rire, faire la
fête ! [...] Alors, devant cette situation nouvelle, nous homosexuels révoltés – et certains
d’entre nous étaient déjà politisés – nous avons découvert que notre homosexualité – dans
la mesure où nous saurions l’affirmer envers et contre tout – nous amènerait à devenir
d’authentiques révolutionnaires, parce que nous mettrons ainsi en question tout ce qui est
interdit dans la civilisation euro-américaine. [...] N’en doutez pas : nous souhaitons
l’anéantissement de ce monde. Rien de moins. [...] La liberté de tous, par tous, pour tous,
s’annonce » (FHAR, 1971, 42-43).
10
Michael Sibalis, « L’arrivée de la libération gay en France. Le Front Homosexuel
d’Action Révolutionnaire (FHAR) », Genre, Sexualité et Société n° 3, 2010.
11
Pour une histoire politique du Pacs, voir : Borrillo, D. et Lascoumes, P., Amoures égales
? Le Pacs, les homosexuels et la gauche, La Découverte, coll. « Sur le vif », Paris, 2002.
12
Philippe Adam, “Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ? Enquête sur
l’évolution des expériences homosexuelles”, Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 128, 1999.
13
Ph. Adam, idem p. 62

48
II. Dans l’égalité

À partir de cette conception plus pragmatique du combat politique14,


la manière dans laquelle s’est articulée la revendication des droits peut
être qualifiée d’assimilationnisme « progressif », c’est-à-dire qu’il ne
s’agissait pas tant de contester l’ordre social, mais plutôt de tenter de s’y
insérer pour des raisons pratiques comme l’accès à la sécurité sociale, le
transfert du bail pour le partenaire survivant, la régularisation des couples
binationaux, les droits successoraux...
Cet assimiliasionisme n’est pourtant pas nouveau, il avait commencé
dans les années 1950 avec le mouvement Arcadie15, plus tard on le
retrouve dans les stratégies politiques pour la dépénalisation de
l’homosexualité dans les années 1970 et il s’est, par la suite, consolidé
avec la revendication des droits familiaux et parentaux pour les couples
de même sexe.
La dépénalisation de la sodomie avait eu lieu en France avec la
Révolution Française, mais il a fallu atteindre l’année 1962 pour qu’en
Occident, plus particulièrement dans l’Illinois, la loi mette fin à cette
criminalisation. Vont suivre en 1967, le Royaume-Uni et en 1969
14
Pour une conception plus nuancée de cette explication voir : Lerch Arnaud, « Normes
amoureuses et pratiques relationnelles dans les couples gays. Héritage et inventivité ? »,
Informations sociales, 2007/8 (n° 144), p. 108-117. URL : https://www.cairn.info/revue-
informations-sociales-2007-8-page-108.htm
15
Son fondateur, A. Baudry, écrivait en 1957 dans la revue Arcadie : « les homophiles ne
sont pas des prostitués, des vicieux, des individus maniérés et excentriques… [ils sont]
dans tous les milieux spirituels, professionnels, politiques, culturels… Nous ne demandons
pas de régime à part pour les homophiles… C’est pourquoi nous leur demandons de ne
pas se singulariser, et que nous condamnerons des originalités pernicieuses ». Mais
l’intégrationnisme d’Arcadie s’arrêtait au mariage gay. En 1962, un article de la revue
déclarait : « le couple homophile doit-il “singer” le couple normal ? À mon avis
certainement non. Le couple normal est essentiellement social, il a des us et coutumes qu’il
doit respecter et qui ne sont pas notre affaire. Et s’il nous revient de créer des traditions,
des règles de vie, qui permettent aux homophiles de se stabiliser, et de s’intégrer dans un
ordre, cela doit être fait en tenant compte de ce qu’est l’homophilie… Ainsi je trouve pour
le moins cocasse l’idée de certains rêveurs, qui voudraient qu’un lien légal, officiel, unisse
les amis décidés de vivre ensemble. L’amitié homophile est une chose qui se bâtit jour
après jour, et qui, comme je l’ai dit plus haut, n’a pas à se fonder sur des considérations
d’intérêt ou sur des convenances… Il me semble que dans le couple homosexuel doit
régner une plus grande liberté, un moindre assujettissement de l’un des éléments à
l’autre » (cité par Jackson, Julian. « Arcadie : sens et enjeux de « l'homophilie » en France,
1954-1982 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. no 53-4, no. 4, 2006, pp.
150-174).

49
l’Allemagne de l’Ouest, mais ce n’est qu’en 2003 que la Cour suprême
des États-Unis considère contraire à la constitution ladite pénalisation
(vingt-deux ans après la CourEDH : Dudgeon c. Royaume-Uni).
Si l’égalisation de l’âge du consentement entre relations
hétérosexuelles et homosexuelles avait eu lieu en France en 1982, il a fallu
attendre plusieurs années pour que la CourEDH considère la différence
d’âge pour les rapports homosexuels contraire à la convention (L. et V. c.
Autriche et S.L. c. Autriche, 9 janvier 2003)16
Ce n’est qu’en 1999 que la CourEDH décide que la révocation de
l’armée en raison de l’homosexualité constitue une violation à la vie
privée et une discrimination17. Cette même année, les juges de Strasbourg
vont conclure à la violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée)
combiné avec l’article 14 (interdiction des discriminations) lorsqu’une
juridiction nationale fait perdre l’autorité parentale à un homme en raison
de son homosexualité18.
C’est surtout au niveau des revendications familiales que nous
constatons une stratégie d’intégration progressive dans le droit commun
d’abord par les tentatives d’assimiler l’union homosexuelle au
concubinage19 puis aux différentes formes d’union civile. Plus tard, ce
sera autour du droit au mariage et à la filiation homoparentale.
Les pays scandinaves font figure de pionniers dans la reconnaissance
des couples de même sexe. Le Danemark a commencé par une loi du 7
juin 1989 créant une institution parallèle au mariage, le « partenariat

16
Les requérants furent condamnés pénalement pour avoir eu des relations homosexuelles
avec des jeunes hommes de 14 à 18 ans. La loi autrichienne incriminait les relations
sexuelles entre des hommes adultes et des jeunes hommes âgés de 14 à 18 ans, mais pas
celles entre des hommes adultes et des jeunes filles de 14 à 18 ans. La Cour a conclu à la
violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 (droit
au respect de la vie privée) de la Convention. Elle n’a vu aucune justification suffisante
pour la différence de traitement litigieuse. Voir également : Woditschka et Wilfing c.
Autriche, arrêt du 21 octobre 2004 ; Ladner c. Autriche, arrêt du 3 février 2005 ; Wolfmeyer
c. Autriche, arrêt du 26 mai 2005 ; H.G. et G.B. c. Autriche (nos 11084/02 et 15306/02),
arrêt du 2 juin 2005 ; R. H. c. Autriche (n° 7336/03), arrêt du 19 janvier 2006 ; E.B. et
autres c. Autriche (nos 31913/07, 38357/07, 48098/07, 48777/07 et 48779/07), arrêt du 7
novembre 2013. B.B. c. Royaume-Uni (no 53760/00) 10 février 2004
17
CourEDH, Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni et Smith et Grady c. Royaume-Uni,
27 septembre 1999. Confirmé par les arrêts Perkins et R. c. Royaume Uni et Beck, Copp
et Bazeley c. Royaume-Uni, 22 octobre 2002
18
CourEDH, Salgueiro Da Silva Mouta c. Portugal, 21 décembre 1999.
19
La cour constitutionnelle hongroise reconnait le concubinage en 1996.

50
enregistré » qui donne pratiquement les mêmes droits qu’aux époux, mais
qui n’octroie pas de droits en matière de filiation. Suivent la Norvège en
1993 puis la Suède un an plus tard. L’Islande ne fait pas exception à la
règle, en 1996, mais elle va plus loin permettant le transfert de l’autorité
parentale sur l’enfant au partenaire survivant en cas de décès du parent
biologique. La Belgique adopte la loi sur la cohabitation légale en 1998,
pratiquement au même moment que des différentes régions espagnoles
commencent à reconnaitre les « Unions stables » (Catalogne 1998,
Aragon 1999, Navarre 2000, Valence 2001...) puis viendront d’autres
pays à son tour comme l’Allemagne en 2001, la Finlande en 2003... Outre
Atlantique, la Californie reconnait le Domestic Partnership pour les
couples de même sexe depuis 2005. Cette même année, entrera en vigueur
la Loi sur le Civil Partnership qui ouvre l’union civile aux couples
homosexuels au Royaume-Uni. Deux ans plus tard ce sera, à son tour, la
Suisse avec la Loi fédérale sur le partenariat enregistré entre personnes du
même sexe (Eingetragene Partnerschaft), entrée en vigueur le 1er janvier
2007 après avoir été approuvée en référendum en 2005.
Toutes ces lois sur l’union civile, ont constitué l’antichambre pour la
reconnaissance du droit au mariage à commencer par les Pays-Bas en
2001. Aujourd’hui vingt-cinq pays disposent d’une législation rendant
accessible le mariage aux couples de même sexe, dont deux États sur une
partie de leur territoire seulement : Afrique du Sud (2006), Argentine
(2010) Australie (2017), Belgique (2003), Brésil (2013), Canada (2005),
Colombie (2016), Danemark (2012), Espagne (2005), États-Unis (2015),
Finlande (2017), France (2013), Islande (2010), Irlande (2015),
Luxembourg (2015), Malte (2017), Mexique (2010), Norvège (2009),
Nouvelle-Zélande (2013), Pays-Bas (2001), Portugal (2010), Royaume-
Uni (2014), Suède (2009) et Uruguay (2013). La plupart de ces pays ont
également légalisé l’adoption par les couples homosexuels mariés.
Le 6 novembre 2012, aux États-Unis, l’État de Washington, le Maine
et le Maryland ont autorisé le mariage gay lors de référendums organisés
parallèlement à l’élection présidentielle américaine ; le mariage
homosexuel était déjà reconnu dans six autres États américains
(Connecticut, Iowa, Massachusetts, New Hampshire, New York et le
District de Columbia de la capitale, Washington). La Cour suprême des
États-Unis décide, en juin 2015, par l’arrêt Obergefell v. Hodges
qu’interdire le mariage aux couples de même sexe est contraire à la
Constitution, légalisant ainsi le mariage homosexuel dans l’ensemble du
pays.

51
Toutefois, les Bermudes adoptent en décembre 2017 une loi
rétablissant l’interdiction du mariage homosexuel quelques mois
seulement après son autorisation par la Cour suprême.
À l’exception de l’Espagne qui en introduisant le mariage pour les
couples de même sexe dans la loi a également modifié le contenu de
l’institution surtout en matière de divorce, dans les autres pays
l’intégration s’est effectuée dans des législations anciennes. Le cas
argentin est paradigmatique : les couples de même sexe adhérent à une
institution du XIXe siècle qui avait été très peu modifiée20.
D’une manière générale, la stratégie assimilationniste a impliqué une
intégration du couple de même sexe dans le dispositif patriarcal et
hétéronormatif du ius nubendi. Désormais, en France, les couples
homosexuels mariés seront tenus de respecter le devoir de fidélité de
l’article 212 du Code civil, tout comme le devoir de communauté de vie
de l’article 215, ce qu’implique une communauté de toit (avoir un
domicile commun) et une communauté de lit (entretenir de rapports
sexuels). Le devoir de secours, de nature patrimoniale, et celui
d’assistance, de nature morale (art. 212), seront dorénavant exigés aussi
pour les couples de même sexe. Le mariage crée l’alliance de deux
familles (lien unissant l’un des époux aux parents de l’autre) et produit un
certain nombre d’effets juridiques, notamment les obligations
alimentaires entre membres de la belle famille (art. 206 du Code civil).
Les contributions aux charges du mariage et l’obligation de nourrir,
entretenir et élever leurs enfants (art. 203) s’élargiront à tous les couples,
indépendamment du sexe des partenaires ainsi que la solidarité pour les
dettes relatives à l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants (art.
220). La rupture ne peut s’effectuer que par la procédure du divorce, dans
lequel la faute continue à jouer un rôle majeur en France. Ainsi, tous les
dispositifs les plus familialistes et conservateurs, tels que la fidélité, la
faute, l’obligation alimentaire envers la belle famille, les régimes
matrimoniaux, la réserve héréditaire... s’appliquent désormais aux
couples de même sexe.
Ce même processus intégrationniste voit le jour au niveau de la
filiation sans que l’accès aux droits ne soit accompagné d’une réflexion
critique sur les conséquences de l’assimilation à des dispositifs juridiques

20
La situation a radicalement changé avec l’entrée en vigueur du nouveau code civil et
commercial en 2015.

52
anciens, comme la présomption de paternité (reconnue pour les couples
de même sexe notamment en Espagne).
Le même processus a eu lieu par rapport à d’autres droits individuels
comme l’accès à l’armée ou aux églises21. Le mariage religieux est
désormais possible au Danemark, en Suède et en Norvège (Église
Luthérienne). Le 21 mai 2016, L’Église presbytérienne d’Écosse a adopté
une motion accordant l’ordination d’hommes et de femmes mariés avec
une personne du même sexe. L’Église luthérienne américaine avait fait de
même en 2009. La fédération des églises protestantes de France autorise
la bénédiction des couples pacsés ou mariés.
Contrairement aux analyses de Lissa Duggan, en Europe la
normalisation de l’homosexualité, (ce qu’elle appelle
l’homonormativité)22 n’apparait pas tant comme la volonté d’assimilation
des homosexuel(l)es à la société de consommation, mais comme l’accès
à l’égalité de droits, suite aux conséquences tragiques de l’épidémie à
VIH. Ce n’est pas tant le capitalisme international que la manière
égalitaire d’organiser la lutte politique qui produit l’uniformisation.

III. Au-delà de l’égalité

Comme nous l’avons souligné lors de la présentation du colloque


organisé à l’EHESS23 en 2013 : La mobilisation nécessaire en faveur du
mariage pour tous, pour résister au retour en force des résistances
conservatrices à l’égalité des droits, ne doit pas faire oublier qu’il se joue
autre chose dans les revendications autour du mariage et de la filiation : la
critique des normes – soit non seulement la remise en cause de
l’hétérosexisme, mais aussi, plus largement, de toute naturalisation de
l’ordre social, et en l’occurrence sexuel. Avec le vote de la loi, il devient
possible de revenir sur le chemin parcouru, du Pacte civil de solidarité au
« mariage pour tous », sans s’arrêter au seul exemple français, puisque
cette histoire s’inscrit dans une évolution plus générale, en particulier en
Europe, en Amérique du Nord et du Sud. Toutefois, il est temps également

21
More Or Less Together: Levels of legal consequences of marriage, cohabitation and
registered partnerships for different-sex and same-sex partners: A comparative study of
nine European countries. Documents de travail n° 125, Ined, 2005. 192 p.
22
Lisa Duggan, The Twilight of Equality ? Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack
on Democracy, Boston, Beacon Press, 2003.
23
Au-delà du mariage. De l’égalité des droits à la critique des normes, 08/04/2013.

53
de penser à nouveaux frais, soit de sortir du cadre des discussions
imposées par la confrontation politique et par les projets juridiques, afin
d’interroger les évidences qui organisent le lien conjugal et familial.
D’abord, l’ouverture du mariage nous invite à réfléchir sur ce qui le
constitue : dans quelle mesure doit-il aujourd’hui être défini par la
sexualité, à la fois obligatoire et exclusive, ou encore par la cohabitation,
ou sinon par quel autre critère ? Les attaques homophobes contre la
polygamie ne doivent pas davantage occulter une interrogation sur le
polyamour : la conjugalité renvoie-t-elle nécessairement au couple ? Ou
faut-il élargir la reconnaissance des liens sociaux, amoureux et affectifs,
dans leur multiplicité et leur complexité ? Ensuite, si l’accès au mariage
ouvre bien l’accès à l’adoption, l’articulation entre mariage et filiation
s’impose-t-elle encore, ou bien au contraire conviendrait-il de les
découpler ? Faut-il étendre la présomption de paternité aux couples de
même sexe, ou bien au contraire y renoncer pour tous ? En outre,
l’adoption ne devrait-elle pas, à l’instar de l’Assistance médicale à la
procréation, s’ouvrir aux couples non mariés, et à l’inverse, l’AMP aux
demandes à titre individuel en se calquant sur l’adoption ? Enfin, si l’on
dissocie du lien conjugal la filiation, sur quels principes celle-ci sera-t-elle
fondée ? Les arguments psychologiques valorisant l’accès aux origines ne
risquent-ils pas de servir à légitimer une conception biologisante de la
filiation, d’autant plus que cette exigence concernerait seulement des
filiations jugées problématiques (AMP et adoption, sans même parler de
la Gestation pour autrui), car non « naturelles » ? Et pour l’arracher à tout
biologisme, faut-il fonder la filiation sur l’engagement ? L’enjeu est
d’autant plus important que celle-ci permet de définir pour le droit la
nationalité autant que la famille. Telles sont les questions qu’il faut poser
aujourd’hui : l’égalité des droits ne doit pas mettre fin à la politisation de
la sexualité – au risque de retomber, sous couvert de modernité, dans un
conservatisme qui naturalise le lien social et sexuel.

IV. Conclusion

Penser au-delà de l’égalité implique de revenir sur les conquêtes


juridiques nécessaires et importantes, en portant un regard critique sur les
institutions qui ont assimilé les individus et les couples de même sexe.
Ce regard critique met de manifeste la continuité de ce que Monique
Wittig appelait la pensée straight c’est-à-dire un fonctionnement social

54
basé sur la répartition binaire des individus en classes de sexe.
L’assimilation des homosexuels dans les institutions (mariage, armée,
église, patrimoine, famille...) n’a pas mis en question les injonctions
classiques à la monogamie, à la procréation, à la conservation
patrimoniale... Comment échapper à cet effet de destin qui conduit, selon
Bourdieu, à appliquer et à accepter les catégories dominantes en se
laissant neutraliser par celles-ci.
Le prix à payer pour l’égalité a été celui de rentrer dans le rangement
du bon conjoint, du bon soldat, du bon parent... L’ordre conjugal, l’ordre
procréatif, l’ordre militaire sont restés intactes malgré l’intégration des
homosexuels. Aller au-delà de l’égalité c’est rendre universel le point de
vue minoritaire, comme le propose Didier Eribon, « de ne pas se laisser
enfermer dans l’égalité des droits, mais plutôt d’imaginer les formes
juridiques nouvelles qu’il serait souhaitable de créer dès lors que l’on se
donne pour tâche d’accueillir la multiplicité infinie des choix individuels
et des modes de vie »24.

24
Didier Eribon, Contre l’égalité et autres chroniques, Paris, Ed. Cartouches, 2008, p.
144.

55
Combattre pour l’égalité ou lutter
contre les discriminations :
comment s’écrit le droit

DANIÈLE LOCHAK
Professeure émérite de droit public, Centre de Recherche
et d’Études sur les Droits fondamentaux (CREDOF),
Université Paris-Nanterre

Combattre pour l’égalité ou lutter contre les discriminations, est-ce


équivalent ? La question peut paraître saugrenue, puisque la lutte contre
les discriminations s’inscrit à l’évidence dans un combat général pour
l’égalité. Elle fait sens, pourtant, si l’on se rappelle que pour lutter
efficacement contre les discriminations on est parfois contraint de rompre
avec l’égalité formelle.
Au-delà de la banalité de ce double constat, la question, posée dans le
contexte français, est sous-tendue par un implicite : la culture politico-
juridique française, attachée par tradition à l’universalité et à l’abstraction
de la norme, serait plus encline à promouvoir globalement l’égalité – et
mieux outillée pour le faire – qu’à lutter contre les discriminations qui
frappent certaines parties de la population ; et ceci se refléterait dans la
façon dont on écrit la loi.
On sait la très grande réticence qu’a manifestée le législateur, en
France, à l’égard de toute politique qui s’apparenterait à une forme, même
atténuée, de « discrimination positive ». S’il n’a pas hésité à prendre des
mesures préférentielles pour lutter contre les inégalités résultant d’un état
contingent – l’âge, les ressources, la situation de famille, l’état de santé...
–, l’idée d’accorder des priorités ou des avantages aux membres de
groupes objectivement défavorisés en prenant en compte des critères
comme l’origine ethnique, la couleur de la peau ou même le sexe a

57
toujours été considérée avec suspicion, et même hostilité, comme portant
atteinte aux principes fondateurs de l’universalisme républicain.
L’objectif, ici, n’est pas de rendre compte des spécificités de la
politique de lutte contre les discriminations « à la française », mais de
vérifier la pertinence de l’hypothèse sous-jacente à la formulation de la
question posée : selon qu’on privilégie le combat pour l’égalité ou la lutte
contre les discriminations, la loi ne s’écrit pas de la même façon. Nous
rappellerons préalablement comment s’articulent les concepts d’égalité et
de (non-)discrimination, et nous nous demanderons en guise de
conclusion si, s’agissant de la catégorie juridique du sexe qui est au cœur
de nos débats, le combat pour l’égalité a besoin de la conserver ou suppose
au contraire sa suppression.

I. Égalité et discrimination : quelle articulation ?

La discrimination, en droit, est une distinction ou une différence de


traitement illégitime : illégitime parce qu’arbitraire, et interdite
puisqu’illégitime. Pour le sens commun, il y a discrimination dès l’instant
où l’on traite des personnes ou des groupes de façon différente, a fortiori
inégalitaire. Mais, d’un point de vue juridique, un comportement ou un
acte ne constitue une discrimination que s’il tombe sous le coup d’une
règle ou d’un principe qui le prohibe. Cette prohibition peut revêtir des
formes variables, de sorte que l’on se trouve face à deux conceptions
possibles de la discrimination qui cohabitent dans les textes et la
jurisprudence, l’une extensive, l’autre plus restrictive.
Selon une conception extensive, la discrimination est assimilée à la
violation du principe d’égalité, qui elle-même suppose une différence de
traitement non justifiée. Dès lors, en effet, qu’on a renoncé à l’idée que
« la loi doit être la même pour tous », le principe d’égalité se lit comme
un principe de non-discrimination : il n’oblige pas à traiter tout le monde
de la même façon, mais interdit d’opérer entre les individus ou les groupes
des différences de traitement arbitraires qui ne trouvent pas de
justification « objective et raisonnable » dans une différence de situation
ou dans l’intérêt général. C’est ainsi que raisonnent, notamment, le
Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, ou encore la Cour européenne
des droits de l’homme.
Selon une conception plus restrictive, la discrimination réside dans le
traitement défavorable infligé à des personnes ou des groupes considérés

58
comme particulièrement vulnérables en raison d’une caractéristique
particulière (le sexe, la race ou l’origine ethnique, le handicap,
l’orientation sexuelle, etc.). Cette conception, qui a fait son apparition en
France avec la loi du 1er juillet 1972 pénalisant la discrimination
« raciale », s’est développée ensuite dans le cadre de la politique générale
de lutte contre les discriminations, notamment sous l’influence du droit
communautaire. On la trouve dans le Code pénal et le code du travail ainsi
que dans les directives prises sur le fondement de l’article 19 du Traité sur
le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). On peut qualifier cette
conception de « restrictive » parce que la protection apportée par la
législation antidiscriminatoire n’est pas universelle : elle ne joue que pour
les catégories qu’elle énumère1 et dans les domaines ou pour les activités
expressément mentionnées2.
Pour autant, les deux conceptions sont loin de s’opposer radicalement.
Un lien existe toujours entre égalité et discrimination : dans le premier
cas, la violation du principe d’égalité est constitutive d’une
discrimination ; dans le second, la prohibition des discriminations a pour
objectif de sanctionner des comportements anti-égalitaires favorisés par
la vulnérabilité de ceux ou celles qui en sont victimes. C’est ainsi qu’on a
pu dire, à propos de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, même
avant l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam, que l’égalité avait une

1
Même si la liste des critères prohibés tend à s’allonger indéfiniment. Ils sont par exemple
énumérés à l’article 1er de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation
au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, modifiée
en dernier lieu par la loi du 28 février 2017. La discrimination est définie comme la
situation dans laquelle une personne est traitée de façon défavorable en raison « de son
sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique, de la
particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son
auteur, de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son
état de santé, de sa perte d'autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques,
de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses
opinions politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s'exprimer dans une langue
autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée,
à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ».
2
Les directives européennes interdisent la discrimination en matière d’emploi et de
conditions de travail, d’accès à la formation professionnelle, de protection sociale et
d’avantage sociaux, d’accès à des biens et services ou de fourniture de biens et services, y
compris le logement, en matière d’éducation. Le code pénal énumère la fourniture de biens
et services, l’entrave à une activité économique et le domaine de l’emploi incluant les
sanctions et le licenciement. La loi du 27 mai 2008 modifiée cite l’emploi, la protection
sociale, la santé, les avantages sociaux, l'éducation, l'accès aux biens et services ou la
fourniture de biens et services.

59
dimension axiologique et la non-discrimination un caractère
instrumental : c’est en contrôlant l’absence de discrimination que la Cour
concourt à assurer le principe d’égalité3. Et toutes les directives prises
depuis 2000 dans ce domaine comportent dans leur intitulé une référence
à la « mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement ».
Mais ce qui caractérise la politique de lutte contre les discriminations
– et là les deux conceptions de la discrimination se séparent à nouveau –
c’est qu’elle admet, et parfois impose, au-delà de la prohibition,
l’adoption de mesures « positives » visant à compenser les handicaps qui
entravent les chances des personnes appartenant aux catégories ciblées
comme vulnérables. Ces mesures préférentielles ne sont pas antinomiques
avec la prétention des droits à l’universalité puisqu’elles visent justement
à les rendre effectifs pour tous. Conférant des droits spécifiques à
certaines catégories de personnes, elles rompent néanmoins avec la
formulation universaliste de la règle de droit qui garantit l’égalité de
traitement. Et la subtilité de la jurisprudence de la Cour de justice de
l’Union européenne en matière de discrimination fondée sur le sexe
atteste la difficulté d’articuler deux principes potentiellement
contradictoires : l’égalité de traitement, ou égalité juridique, qui suppose
que la loi soit aveugle au genre, et l’égalité des chances, qui débouche
inéluctablement à la fois sur la prise en compte du genre et la rupture avec
l’égalité en droit4.

3
Rémy Hernu, Principe d’égalité et principe de non-discrimination dans la jurisprudence
de la Cour de justice des Communautés européennes, LGDJ 2003.
4
Amenée à interpréter la directive 76/207/CE du 9 février 1976 qui incitait à prendre « des
mesures visant à promouvoir l’égalité des chances entre hommes et femmes, en particulier
en remédiant aux inégalités de fait qui affectent les chances des femmes », la Cour a posé
en principe que les dispositions autorisant des mesures préférentielles en faveur des
femmes devaient être interprétées strictement, en tant que dérogations au principe de
l’égalité de traitement. Les mesures positives ne doivent donc pas garantir une priorité
absolue et inconditionnelle aux femmes lors d’une nomination ou d’une promotion, et
l’objectif d’égalité des chances ne doit pas se muer en un objectif d’égalité substantielle
ou d’égalité de résultat. Voir notamment : CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, aff. C-450/93 ;
CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, aff. C-409/95 ; CJCE, 28 mars 2000, Badeck, aff.
C-158/97.

60
II. L’écriture de la loi : de l’universalité abstraite
à la désignation ciblée

En fonction de leur formulation, on peut classer les textes sur un


continuum allant de la proclamation abstraite d’un principe d’égalité à la
désignation très concrète des catégories vulnérables à protéger :
l’indifférenciation (tous, nul, quiconque...) ; la dénomination symétrique
(les hommes et les femmes, les couples de même sexe ou de sexe
différent...) ; la mise en exergue d’une source de vulnérabilité abstraite (le
sexe, la race, l’orientation sexuelle, l’origine ethnique...) ; la désignation
explicite des plus faibles ou des plus menacés, enfin (les femmes, les
homosexuels...).

A. L’indifférenciation
L’application indifférenciée de la même règle à tous, garantie formelle
du principe d’égalité, trouve dans les textes deux traductions opposées :
la formulation englobante ou au contraire l’invisibilisation.
1. La formulation englobante affiche clairement la volonté
d’universalité. On la trouve dans la Déclaration des droits de l’Homme,
dans beaucoup de constitutions contemporaines et dans les conventions
internationales généralistes relatives aux droits de l’Homme. Ces textes
proclament solennellement que les droits qu’ils énoncent valent pour
« tous » ou pour « tous les êtres humains », pour « toute personne » ou
« tout individu », pour « chacun » ou « quiconque » ou encore que « nul »
ne peut en être privé. Il arrive toutefois que, dans un même texte, cette
approche universaliste soit « mixée » ou combinée avec d’autres, comme
on le verra plus loin.
2. L’invisibilisation consiste à gommer toute référence à des
différences de situation ou d’appartenance en procédant le cas échéant à
l’effacement des distinctions qui pouvaient préalablement exister dans les
textes. En effet, si, pour garantir l’égalité, la loi doit faire abstraction des
différences, les progrès de l’égalité doivent se traduire logiquement par
l’invisibilité ou l’invisibilisation des groupes et leur intégration dans la
formulation universaliste de la règle de droit.
L’exemple emblématique en est fourni par l’effacement des marques
du genre dans le Code civil. La sexuation des normes a été pendant
longtemps le reflet de l’assignation aux hommes et aux femmes de rôles
sociaux distincts et hiérarchisés, la prise en compte du genre par le droit

61
servant pour l’essentiel à organiser l’infériorité juridique des femmes. La
corrélation est particulièrement nette dans la sphère des relations privées :
le Code civil de 1804, qui institutionnalise l’organisation patriarcale
fondée sur la supériorité masculine, énonce ainsi, par exemple, que « le
mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari » ou que
le mari est le « chef de famille » et qu’il est seul titulaire de la « puissance
paternelle ».
La marche vers l’égalité des droits au sein du couple, la suppression
des prérogatives et privilèges des maris, ont donc été de pair avec une
reformulation universaliste des normes qui a abouti à l’invisibilisation
progressive des femmes et d’une façon générale de la différence des sexes
dans le Code civil. À l’issue de cette longue et lente évolution, seule
subsiste la mention des droits et obligations des « époux » sur une base
symétrique et égalitaire : l’égalité des droits se reflète dans la formulation
des normes, désormais aveugles au genre.
Dans un certain nombre d’hypothèses, en revanche, pour garantir une
application identique de la règle de droit à tous les individus concrets par-
delà leurs différences et les protéger contre les discriminations, il est
nécessaire de désigner ceux que l’on veut ainsi protéger et donc de
rompre, de façon plus ou moins manifeste et à des degrés divers, avec la
formulation universaliste de la règle.

B. La nécessité de nommer (1) :


la désignation symétrique
Il y a d’abord des cas où l’on ne peut se contenter d’une formulation
indifférenciée et où il est nécessaire de rompre avec elle, parce que
l’apparente universalité de la norme a servi à « couvrir » des exclusions
implicites : ainsi des femmes, exclues de la jouissance des droits civiques
en dépit de l’affirmation par la Déclaration des droits de l’Homme et du
Citoyen du droit de tous les citoyens à concourir à la formation de la loi,
ou encore des couples de même sexe, exclus des différentes formes de
conjugalité de droit commun sur la seule base d’une norme hétérosexuelle
implicite. Il a donc fallu, pour mettre fin à ces discriminations, affirmer
explicitement l’égalité entre les hommes et les femmes, d’un côté, entre
les couples de même sexe et de sexe différent, de l’autre.
a). La reconnaissance des droits civiques aux femmes
Contrairement à ce qui était le cas dans le Code civil, où les femmes
étaient bel et bien nommées pour être enfermées dans leur condition

62
d’infériorité, leur exclusion des droits civiques, dès la Révolution, s’est
opérée à l’abri d’une norme – la Déclaration des droits de l’Homme –
formellement universelle. De même si, dans le champ de la fonction
publique, en l’absence d’un statut général, le sort des femmes est resté
longtemps dans le vague, rien n’interdisait en tous cas de les recruter. En
19365, le Conseil d’État a reconnu officiellement leur « aptitude légale »
à occuper des emplois dans l’administration, tout en laissant à l’exécutif
la possibilité de les exclure pour des « raisons de service ».
La réintégration des femmes dans le « droit commun » a donc supposé
de les nommer : soit directement, lorsque le Préambule de la Constitution
de 1946 proclame que « les femmes ont, dans tous les domaines, des droits
égaux à ceux des hommes » ; soit indirectement, comme le font la
Constitution de 1946 puis celle de 1958 qui disposent, en des termes
voisins, que « sont électeurs [...] tous les nationaux français majeurs, des
deux sexes ». Le même choix rédactionnel a prévalu pour l’accès à la
fonction publique : le statut de 1946 énonce que, pour son application,
« aucune distinction [...] n’est faite entre les deux sexes »... sous réserve
des dispositions spéciales qu’il prévoit. Treize ans plus tard, le statut de
1959 réitère dans les mêmes termes le principe d’égalité des sexes, en
restreignant le champ des dérogations possibles. Ce mode de désignation
symétrique a l’avantage de mettre fin à l’exclusion des femmes tout en
évitant de les nommer expressément et donc en préservant une
formulation universaliste de la règle de droit.
Reste que, pour assurer aux femmes une égalité avec les hommes qui
ne soit pas seulement formelle, il a fallu se résoudre à faire un pas de plus
et à les désigner explicitement dans le cadre de politiques plus proactives.
On y reviendra plus loin.
b). La réintégration des homosexuels dans la conjugalité
de droit commun
Dans le silence des textes, seule la prégnance d’une norme
hétérosexuelle implicite a conduit à exclure les couples de même sexe non
seulement du mariage, mais aussi du concubinage. Il a donc fallu
l’intervention du législateur pour réintégrer ces couples dans la
conjugalité de droit commun.
S’agissant du concubinage, la Cour de cassation avait refusé de re-
connaître que deux personnes de même sexe pouvaient mener une « vie

5
CE, Ass., 3 juillet 1936, Dlle Bobard.

63
maritale » ou vivre en « union libre », et donc d’accorder au couple
homosexuel les droits reconnus au couple hétérosexuel non marié : la
« vie maritale », au sens de la législation, avait-elle jugé, visait seulement
« la situation de fait consistant dans la vie commune de deux personnes
ayant décidé de vivre comme des époux sans pour autant s’unir par le
mariage, ce qui ne peut concerner qu’un couple constitué d’un homme et
d’une femme »6. La loi du 15 décembre 1999, en même temps qu’elle a
créé le pacs, a donc introduit dans le Code civil un article 515-8 qui définit
le concubinage en ces termes : « Le concubinage est une union de fait,
caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et
de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou de même sexe,
qui vivent en couple ».
S’agissant du mariage, le code civil, formellement, n’interdisait pas le
mariage entre personnes de même sexe : depuis que les réformes
successives avaient supprimé la dissymétrie des rapports au sein du
couple, il faisait systématiquement référence aux “époux” et
exceptionnellement, de façon sexuée, au mari et à la femme7. Les juges
ne se sont pas résolus pour autant à considérer que deux personnes de
même sexe pouvaient convoler. La cour d’appel de Bordeaux, saisie de la
validité du mariage de Bègles8, s’en était tenue à l’affirmation que « le
mariage est une institution visant à l’union de deux personnes de sexe
différent, leur permettant de fonder une famille appelée légitime, la notion
sexuée de mari et femme [étant] l’écho de la notion sexuée de père et
mère »9. Et la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi, se contentant de
rappeler à son tour que « selon la loi française, le mariage est l’union d’un
homme et d’une femme ». Elle avait ajouté, pour répondre aux requérants
qui avaient invoqué la violation de l’article 14 de la Convention combiné
avec l’article 12 (discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans
l’accès au droit de se marier), que la loi française ne contrevenait par là à

6
Cass. soc. 11 juillet 1989. Et toujours dans le même sens, pourtant près de dix ans plus
tard : Cass. civ. 17 décembre 1997.
7
L’article 75 dispose toutefois que le maire reçoit de chaque partie « la déclaration qu’elles
veulent se prendre pour mari et femme », ce que les juges n’ont pas manqué de mettre en
avant.
8
Noël Mamère, en tant que maire de cette petite ville, avait accepté en juin 2004 de
célébrer un mariage entre deux hommes, provoquant immédiatement de la part du
ministère public la saisine du tribunal de grande instance, qui avait prononcé la nullité du
mariage.
9
CA Bordeaux, 19 avril 2005.

64
aucune disposition de la Convention européenne des droits de l’Homme10.
La loi du 17 mai 2013 a donc introduit dans le Code civil un article 143
qui dit désormais explicitement que « Le mariage est contracté par deux
personnes de sexe différent ou de même sexe. »
La même formulation avait été précédemment adoptée pour définir le
pacs : « Un pacte civil de solidarité est un contrat conclu par deux
personnes physiques majeures, de sexe différent ou de même sexe, pour
organiser leur vie commune » (art. 515-12 du Code civil). Mais cette
formulation n’allait pas de soi, non plus que le choix qui la sous-tend : le
choix de ne pas faire du pacs une institution réservée aux homosexuels,
contrairement à ce qui était le cas dans les pays qui l’avaient précédée
dans cette voie. Le « partenariat » institué dans les pays scandinaves – au
Danemark dès 1989, en Norvège en 1993, en Suède en 1994 – avait les
mêmes effets légaux que le mariage, à l’exception du droit d’adopter des
enfants, mais il était réservé aux couples homosexuels. Si l’égalité des
droits était mieux assurée, le dispositif n’était pas universel avec d’un côté
le mariage pour les hétérosexuels, et le partenariat pour les homosexuels,
de l’autre11.
À l’inverse, tous les dispositifs qui, en France, ont été proposés afin de
conférer un statut juridique plus protecteur aux couples – depuis le « con-
trat d’union civile » jusqu’au « pacte civil de solidarité », en passant par
le « contrat d’union sociale » et le « contrat d’union civile et sociale » –
concernaient, indistinctement, les couples de même sexe ou de sexe
différent. Évitant d’enfermer le couple homosexuel dans un statut à part,
ils s’efforçaient donc de respecter l’exigence d’universalité. Le décret
d’application de la loi de 1999 avait même prohibé initialement tout
traitement statistique, même anonyme, effectué sur la base du sexe des
personnes ayant conclu un pacs : théoriquement justifiée par la protection
de la vie privée, cette prohibition avait aussi pour effet – sinon pour objet
– de renforcer son image d’institution universelle12. Et si on avait pu
penser, à l’époque, que cette universalité était purement formelle, l’intérêt
10
Cass. 1e civ., 13 mars 2007, 05-16.627.
11
Par la suite, les pays qui ont instauré un dispositif similaire ont opté soit pour une
solution de type scandinave, soit, comme la Belgique et les Pays-Bas, pour un dispositif
« universaliste ».
12
Revenant sur la prohibition posée en 1999, la loi du 6 août 2004 a au contraire prévu
l’établissement par les tribunaux d’instance de statistiques semestrielles relatives au
nombre de pactes civils de solidarité conclus dans leur ressort, en distinguant les pactes
conclus entre des personnes de sexe différent, entre des personnes de sexe féminin et entre
des personnes de sexe masculin.

65
de ce statut hybride risquant d’être limité pour les couples hétérosexuels,
la suite a démenti cette prévision : le dispositif a été plébiscité par ces
derniers, puisque plus de 95 % des couples pacsés sont des couples de
sexe différent.
Reste que le pacs, tout universel qu’il soit, n’est pas le mariage, et que
c’est seulement en ouvrant le mariage à tous que l’on a réellement satisfait
à l’exigence d’universalité.
c) Un cas paradoxal : la formulation symétrique
pour promouvoir des actions positives
Paradoxalement, la formulation symétrique est parfois utilisée dans les
textes qui autorisent ou encouragent les actions positives : par exemple,
on ne désigne pas expressément les femmes, alors que les avantages dont
il est question, destinés à compenser des handicaps, leur sont bien
destinés. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit
ainsi que : « pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes
et femmes dans la vie professionnelle, le principe d’égalité de traitement
n’empêche pas un État membre de maintenir ou d’adopter des mesures
prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une
activité professionnelle par le sexe sous représenté ou à prévenir ou
compenser des désavantages dans la carrière professionnelle » (art. 157,
4° TFUE). Puisqu’on parle de « faciliter » l’exercice d’une activité
professionnelle, l’objectif est bien d’écarter les difficultés rencontrées par
les femmes, et non pas simplement de rééquilibrer le ratio hommes-
femmes dans certaines professions – rééquilibrage qui peut aussi
concerner les professions où les hommes sont sous-représentés
(infirmiers, instituteurs, etc.). C’est du reste la précision qu’apporte la
Déclaration n° 28 annexée au traité d’Amsterdam : « lorsqu’ils adoptent
les mesures visées à l’article 119, paragraphe 4, du Traité instituant la
Communauté européenne [devenu l’article 157 du TFUE], les États
membres devraient viser avant tout à améliorer la situation des femmes
dans la vie professionnelle »13.
Dans le même sens, on relève que la mise en place de la parité, en
France, présentée comme le type même d’une action positive, voire (de

13
À son tour, la directive « refonte » 2006/54/CE du 5 juillet 2006, dans son considérant
n° 22 rappelle : « Étant donné la situation actuelle et compte tenu de la déclaration n° 28
annexée au traité d'Amsterdam, les États membres devraient viser avant tout à améliorer
la situation des femmes dans la vie professionnelle ». Ce qui va sans dire va encore mieux
en le disant…

66
façon à notre sens contestable) d’une discrimination positive, s’est faite
sous le couvert d’une formulation symétrique : formellement, la parité ne
fait pas un sort spécial aux femmes puisque le législateur est seulement
invité par la Constitution à favoriser « l’égal accès des femmes et des
hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ». Mais le
paradoxe, ici, s’explique aisément : ce mode de rédaction est un hommage
que le vice (la catégorisation des citoyens en « hommes » et « femmes »)
rend à la vertu (l’universalisme abstrait). C’est une façon d’atténuer
l’impact de la transgression, de convaincre et de se convaincre que
l’introduction du genre ne trahit pas les principes républicains.

C. La nécessité de nommer (2) :


l’énonciation de critères de vulnérabilité
On s’écarte encore un peu plus de la formulation abstraite du principe
d’égalité avec un mode d’énonciation catégoriel mettant en exergue la
vulnérabilité de certains groupes. Là encore, l’objectif est universaliste :
garantir l’effectivité véritable des droits proclamés sur une base d’égalité ;
mais le mode de rédaction ne l’est pas puisqu’il consiste à énumérer des
catégories de personnes considérées comme particulièrement exposées à
la discrimination. Ces personnes sont toutefois désignées ici par une
caractéristique abstraite correspondant au « critère » prohibé – le sexe,
la race ou l’origine, la religion, l’orientation ou l’identité sexuelle, l’âge...
– sans que soient directement nommés les femmes, les noirs ou les
Arabes, les juifs ou les musulmans, les homosexuels ou les transgenres,
les jeunes ou les vieux.
On rencontre ce mode d’énonciation dans deux contextes assez
différents : soit en complément d’une formulation universaliste, soit pour
assurer une protection spécifique aux victimes potentielles de
discriminations.
1. Dans le premier cas, le fait de nommer vise en quelque sorte à
conforter l’exigence d’universalité des droits. L’article 2.1 de la
Déclaration universelle de 1948 rappelle ainsi que : « chacun peut se
prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la
présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de
couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute
autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou
de toute autre situation ». Les deux Pactes de 1966 sont rédigés sur le
même modèle : les États s’engagent à respecter et à garantir les droits

67
reconnus « sans distinction aucune, notamment de [suit la même
énumération] ». L’article 14 de la Convention européenne des droits de
l’Homme dispose de même que « la jouissance des droits et des libertés
reconnus dans la présente Convention doit être assurée sans distinction
aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la
religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine
nationale ou sociale, l’appartement à une minorité nationale, la fortune, la
naissance ou toute autre situation ».
Mais cette énumération – qui d’ailleurs ne se veut pas exhaustive,
comme l’indiquent les termes « ...ou de toute autre situation » ou
« notamment » – n’implique pas une protection exclusive ni même
spécifique des catégories ainsi désignées. Ces dispositions sont
interprétées comme l’expression d’un principe général d’égalité et le juge,
quand il est saisi sur leur fondement, évalue la légitimité des différences
de traitement à l’aune d’un critère uniforme : l’existence ou non d’une
justification objective et raisonnable, quel que soit le critère ou la
caractéristique qui fonde la différence de traitement critiquée. Autrement
dit, le juge raisonne de la même façon que si cette énumération n’existait
pas. Elle n’a d’autre fonction que de renforcer l’idée d’universalité.
2. On retrouve aussi le mode d’énonciation catégoriel dans un contexte
très différent, où il répond à la nécessité de mieux protéger les victimes
potentielles de discrimination. La législation mise en place dans le cadre
de la politique de lutte contre les discriminations s’éloigne en effet de la
formulation universaliste canonique considérée traditionnellement
comme la mieux à même de garantir l’égalité. Ce qu’on perd en
généralité, on entend le regagner en effectivité, d’autant que la prohibition
des comportements discriminatoires s’accompagne de dispositifs
sanctionnateurs allant bien au-delà du simple constat, souvent platonique,
de la violation du principe d’égalité.
C’est la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme qui a introduit pour la
première fois dans le Code pénal des dispositions réprimant les
comportements discriminatoires lorsqu’ils sont fondés sur « l’origine »
d’une personne ou sur son appartenance ou sa non-appartenance à « une
ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». La loi du 11
juillet 1975 a ajouté à la liste des critères prohibés le sexe et la situation
de famille, et cette liste a encore été allongée au fil des réformes,
témoignant de l’intensification de la lutte contre les discriminations et de

68
l’extension de son champ d’application14, tandis qu’un dispositif parallèle
était incorporé au Code du travail15. En interdisant la prise en compte par
les employeurs, les logeurs, les commerçants ou l’administration des
caractéristiques énumérées, on vise à garantir le « droit à l’indifférence ».
Il y a néanmoins quelque paradoxe à ce que cette garantie passe justement
par la prise en considération de l’appartenance des individus à une
catégorie ou un groupe et que, pour pouvoir se réclamer de la protection
prévue par les textes, on ait besoin de faire valoir qu’on a été victime d’une
discrimination en tant que femme, noir, arabe, juif, musulman,
homosexuel, etc.
Le droit européen s’est développé sur un modèle analogue. À l’origine,
le Traité de Rome proscrivait les discriminations fondées sur la
nationalité, d’un côté, imposait le principe de l’égalité de rémunération
entre hommes et femmes, très vite étendu à l’ensemble des conditions de
travail et d’accès à l’emploi, de l’autre. Le Traité d’Amsterdam a intégré
dans les compétences de l’Union européenne la lutte contre toutes les
formes de discrimination et prévu que le Conseil pourrait prendre « les
mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur
le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un
handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle » (art. 19 TFUE). Sur ce

14
Art. 225-1 du Code pénal dans sa rédaction issue de la loi du 18 novembre 2016 :
« Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur
le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse,
de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation
économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de
résidence, de leur état de santé, de leur perte d'autonomie, de leur handicap, de leurs
caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité
de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur
capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur
non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une
religion déterminée ».
15
Art. L. 1132-1 du code du travail : « Aucune personne ne peut […] faire l'objet d'une
mesure discriminatoire, directe ou indirecte, […] en raison de son origine, de son sexe, de
ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation
de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière
vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de
son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation
ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou
mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de
famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état
de santé, de sa perte d'autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s'exprimer dans une
langue autre que le français ».

69
fondement, cinq directives ont été adoptées qui proscrivent
respectivement : les discriminations fondées sur la race ou l’origine
ethnique ; les discriminations en matière d’emploi et de travail fondées
sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation
sexuelle ; les discriminations entre hommes et femmes en matière
d’emploi et de travail ainsi que dans l’accès aux biens et services et la
fourniture de biens et services16.
À partir du moment où la lutte contre les discriminations inclut
l’éventualité d’actions positives, on est conduit à désigner plus
concrètement les groupes sur lesquels seront ciblées les mesures
spéciales.

D. La désignation explicite des groupes cibles


La désignation des groupes cibles paraît relativement aisée s’agissant
des femmes, même si des effets pervers peuvent en découler ; elle s’avère
plus délicate dans les autres hypothèses.
a) Les femmes
La législation européenne oscille entre une rédaction symétrique : « les
hommes et les femmes », « chaque sexe » et une formulation plus
directement axée sur la protection des femmes contre les discriminations.
On retrouve celle-ci non seulement lorsqu’il s’agit de tenir compte de la
grossesse et de la maternité, mais aussi lorsque sont envisagées « des
mesures visant à promouvoir l’égalité des chances entre hommes et
femmes, en particulier en remédiant aux inégalités de fait qui affectent les
chances des femmes ».
Le Code du travail français, qui transpose sur ce point les directives,
rappelle en des termes voisins que l’interdiction des discriminations

16
Directive 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de
l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique ;
directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur
de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail [les critères concernés sont :
religion ou convictions, handicap, âge ou orientation sexuelle] ; directive 2002/73/CE du
23 septembre 2002 modifiant la directive 76/207/CEE relative à la mise en œuvre de
l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la
formation et à la promotion professionnelle ; directive 2004/113/CE du 13 décembre 2004
mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes
dans l’accès à des biens et services et dans la fourniture de biens et services ; directive
2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre de l’égalité de chances et de
l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte).

70
fondées sur le sexe ne fait pas obstacle « à l’intervention de mesures
temporaires prises au seul bénéfice des femmes visant à établir l’égalité
des chances entre les femmes et les hommes, en particulier en remédiant
aux inégalités de fait qui affectent les chances des femmes » (art. L. 1142-
4). Les entreprises ont l’obligation de produire un rapport annuel sur la
situation comparée des hommes et des femmes en matière d’emploi et de
formation, comportant des indicateurs chiffrés, et sont selon les cas
incitées à adopter ou tenues d’adopter des plans d’égalité professionnelle
contenant des mesures de rattrapage provisoires en faveur des femmes.
La Convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes a opté pour une focalisation explicite
sur le sort des femmes, mais la question a fait débat et un des points de
désaccord au cours des négociations a porté justement sur la question de
savoir si le texte devait traiter uniquement de la discrimination à l’égard
des femmes ou de l’ensemble des discriminations fondées sur le sexe17. À
l’appui de la première option était mise en avant la spécificité de la
domination masculine et de l’infériorisation des femmes ; leur situation
dans la société, leur double rôle au foyer et au travail et dans la maternité
impliquaient l’adoption de mesures qui leur sont spécialement destinées.
En face, on plaidait au contraire pour une convention asexuée, insistant
sur le fait que toute forme de discrimination fondée sur le sexe doit être
éliminée, quelles qu’en soient ses victimes et pointant que des mesures
spéciales de protection des femmes n’avaient bien souvent servi qu’à
rabaisser leur condition, à perpétuer les discriminations et à écarter les
hommes de leurs responsabilités familiales. Finalement, le choix a été fait
d’une convention catégorielle tout en circonscrivant le champ des
mesures sexospécifiques, de crainte qu’elles ne renforcent l’image d’une
femme naturellement faible : les mesures spéciales concernant la
grossesse et la maternité ont été encadrées afin d’éviter qu’elles ne
renforcent les stéréotypes ; et si la convention autorise les États à prendre
des « mesures temporaires spéciales visant à accélérer l’instauration d’une
égalité de fait entre les hommes et les femmes », c’est à la condition
expresse qu’elles soient abrogées une fois les objectifs atteints.

17
Sophie Grosbon, « Splendeur et misère de la convention sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination à l’égard des femmes », in D. Roman (dir.), La convention pour
l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, Pedone, 2014, spéc. pp. 26-27

71
b) Qui d’autre ?
Ce modèle est-il transposable à d’autres catégories que les femmes ?
Peut-on imaginer des actions positives ciblant spécifiquement des
personnes ou des groupes en fonction, par exemple, de la couleur de leur
peau ou de leur religion, ou encore les homosexuels ?
Concernant ces derniers, on peut, comme on l’a rappelé plus haut, citer
l’exemple des « partenariats enregistrés » qui ont été mis en place, dans
plusieurs pays, exclusivement pour les couples de même sexe. Mais il n’y
en a guère d’autres.
La directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 dite « emploi » prévoit
que, « pour assurer la pleine égalité dans la vie professionnelle, le principe
de l’égalité de traitement n’empêche pas un État membre de maintenir ou
d’adopter de mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des
désavantages liés à [la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou
l’orientation sexuelle] » (art. 7). On voit bien comment le handicap ou
l’âge peut donner lieu à des mesures spécifiques, mais on a plus de mal à
imaginer en quoi elles pourraient consister concernant l’orientation
sexuelle ou la religion. À moins de considérer comme des actions
positives certains « accommodements raisonnables » (pour utiliser la
terminologie canadienne), tel le droit accordé aux salariés de ne pas
travailler les jours de fête religieuse ou celui de porter un foulard ou un
turban, ce qui est à notre sens discutable.
La directive 2000/43/CE du 29 juin 2000 dite « race » est rédigée dans
les mêmes termes : « Pour assurer la pleine égalité dans la pratique, le
principe de l’égalité de traitement n’empêche pas un État membre de
maintenir ou d’adopter des mesures spécifiques destinées à prévenir ou à
compenser des désavantages liés à la race ou à l’origine ethnique » (art.
5). Concrètement, les actions positives de ce type impliquent de pouvoir
disposer de données statistiques permettant d’évaluer la discrimination –
et en particulier la discrimination indirecte – liée à la « race » ou à l’origine
ethnique. Certains pays européens, à l’instar des États-Unis, comme le
Royaume-Uni et, jusqu’en 2004, les Pays-Bas, se sont dotés d’outils
statistiques reposant sur des nomenclatures qui intègrent des données
comme la race, l’origine nationale, la couleur de la peau ou la religion. Le
but est d’évaluer l’impact des pratiques des entreprises ou des institutions
publiques sur les individus en fonction de leur appartenance à tel ou tel
groupe et, dans le cas où il apparaît que ces pratiques désavantagent les

72
personnes appartenant à l’un de ces groupes, de prendre les mesures
propres à rétablir l’égalité.
Mais si la chose n’est donc pas infaisable techniquement, on sait les
très vives controverses qu’a provoquées en France la question des
statistiques ethniques et la résistance qu’on continue à opposer sur ce
terrain aux pressions exercées par les instances européennes (ainsi
d’ailleurs que par le Comité des Nations unies pour l’élimination de la
discrimination raciale). L’attachement à un modèle républicain qui entend
rester « aveugle » aux origines reste le principal obstacle à leur mise en
place, plus encore que les difficultés objectives propres au recueil, à la
mise en mémoire et au traitement de données particulièrement sensibles.

III. Le sexe : une catégorie juridique pertinente... ou inutile ?

Si la « race », comme catégorie juridique, sent le soufre, il n’en va pas


de même a priori du sexe. Sa pertinence est pourtant contestée au regard
de l’exigence d’universalité. La question a été mise en exergue à
l’occasion du débat sur la parité. Émerge aujourd’hui, dans le cadre de la
défense des droits des personnes transgenre et intersexe, une
revendication plus radicale, tendant à la suppression du sexe comme
catégorie pertinente de l’état civil.

A. Promouvoir l’universalité par la prise en compte


de la dimension sexuée de l’humanité ?
La conquête de l’égalité dans la sphère politique s’est réalisée, en
France, par la promotion du citoyen abstrait, détaché de tout
particularisme. L’idée de catégoriser les citoyens en hommes et femmes
a donc été violemment combattue parce qu’elle rompait avec la
conception française d’une citoyenneté transcendant les appartenances de
sexe, de classe ou de groupe, et le paritarisme a été accusé d’introduire
dans la constitution un ferment mortel pour le modèle républicain.
La parité peut toutefois se justifier dans une perspective universaliste
puisqu’elle vise à permettre aux femmes d’exercer effectivement leurs
droits, confortant ainsi la dimension universelle de la citoyenneté.
Appréhendée comme un moyen de rétablir l’égalité et non comme une fin
en soi, elle est assimilable à une action positive, essentiellement
temporaire, à laquelle on peut et même on doit renoncer une fois le

73
« rattrapage » effectué, sans s’attacher à ce qu’hommes et femmes soient
en nombre strictement égal dans les instances de pouvoir. Les promotrices
de la parité ont toutefois raisonné autrement, en faisant valoir que
l’individu abstrait devait être repensé comme étant sexué : l’humanité
étant composée de deux moitiés, masculine et féminine, elle s’incarne
dans des hommes et des femmes et les deux sexes doivent pour cette
raison être représentés à égalité au niveau politique.

B. Promouvoir l’universalité par la suppression


du sexe comme catégorie juridique ?
Peut-on imaginer, à l’inverse, que les normes juridiques – à
commencer par l’état civil – puissent devenir radicalement indifférentes
au sexe ? La question est posée aujourd’hui, en lien avec les
revendications des personnes intersexe ou transgenre, mais elle a une
portée théorique plus générale.
A priori, si le droit distingue les sujets de droit en fonction du sexe,
c’est parce qu’il tient compte d’une réalité biologique fondamentale :
l’existence des hommes et des femmes. Mais le fait qu’il y ait deux sexes
biologiques – à supposer même qu’il n’y en ait que deux, ce que contredit
l’existence des personnes intersexe18, n’implique pas nécessairement d’en
faire des catégories juridiques.
Les catégories juridiques entretiennent avec les catégories de
l’expérience courante un rapport variable : la part respective du « donné »
et du « construit » dans leur constitution est très inégale, depuis celles qui
sont intégralement construites par et pour le droit (telle l’hypothèque)
jusqu’à celles qui, collant étroitement au réel, se bornent à formaliser des
situations qui ont une existence empirique, comme le mariage, ou qui
appartiennent au champ de l’évidence, comme, justement, la distinction
homme/femme. Mais même lorsque les catégories du droit paraissent
n’être qu’un reflet fidèle de la réalité empiriquement observable, il y a
toujours, à l’origine de leur formation, un choix du législateur qui décide
d’attacher des conséquences juridiques à telle ou telle donnée du réel.
Et la transformation d’une notion en catégorie juridique n’est jamais
neutre. D’abord parce que cette transformation, qui consiste à introduire

18
Cette dualité n’est pas remise en cause en revanche par l’existence de personnes
transgenres.

74
la notion en question dans le corpus normatif et à lui faire produire des
conséquences juridiques répond à certains objectifs, allant des plus
pragmatiques aux plus idéologiques. Ensuite parce que cette
transformation produit à son tour des effets non seulement pratiques, mais
symboliques.
Lorsque le droit assigne aux individus une identité sexuée – homme ou
femme –, il ne fait en apparence qu’entériner un fait de nature. Pourtant,
c’est le droit et non la nature qui, en divisant les sujets de droit en
« hommes » et « femmes », institutionnalise la différence des sexes ; c’est
le droit qui décide de faire découler des conséquences de l’appartenance
à l’un ou l’autre sexe, de faire de cette distinction un critère pertinent pour
conférer droits et obligations. En résumé, ce n’est pas parce que les
hommes et les femmes existent comme catégories biologiques, sociales
ou anthropologiques qu’ils doivent nécessairement exister comme
catégories juridiques : la division juridique des sexes ne va pas de soi.
Il n’y a donc pas d’obstacle théorique à ce qu’on décide de se passer
du sexe comme élément pertinent de l’état civil. Le paradoxe, c’est que
cette revendication surgit au moment même où l’on assiste parallèlement
à un mouvement de « resexualisation » des normes juridiques, destiné à
donner son plein effet à la lutte contre les discriminations.
Le droit n’a décidément pas fini d’être tiraillé entre le combat pour
l’égalité et la lutte contre les discriminations.

75
Les discriminations à raison du sexe,
de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre
en droit pénal

EMMANUEL DREYER
Professeur de droit privé et sciences criminelles, Institut de Recherche
Juridique
de la Sorbonne, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cette étude est présentée dans le cadre d’un colloque ayant pour thème
« les discriminations fondées sur le sexe, l’orientation sexuelle et
l’identité de genre ». Les organisateurs se sont adressés à moi en qualité
de pénaliste avec l’espoir que j’aurais peut-être quelque chose à dire sur
ce triptyque qui évoque les Dalton : les groupes de victimes potentielles y
sont classés par taille (grands, moyens, petits). Or, en premier lieu, ma
qualité de pénaliste m’impose de rappeler une chose : la discrimination
n’est pas une infraction. La discrimination est une distinction faite entre
les personnes à raison de mobiles spécifiques (C. pén., art. 225-1), trois
d’entre eux sont évoqués ici, mais il en existe d’autres. Cette distinction
n’est punissable qu’à partir du moment où elle procède de comportements
particuliers. En effet, le Code pénal incrimine certaines pratiques qui, à
l’instar du refus de contracter ou de l’entrave à l’exercice d’une activité
économique, sont parfaitement légitimes, sauf lorsqu’elles sont commises
à raison d’un trait de caractère propre à la ou aux victimes (C. pén., art.
225-2). En d’autres termes, ces comportements anodins deviennent
punissables lorsqu’ils procèdent d’une décision prise à l’encontre d’une
personne ou d’un groupe de personnes identifiées notamment par leur
sexe, orientation sexuelle ou identité de genre1. Le principe est donc celui

1
En d’autres termes, pour le pénaliste, la discrimination est le résultat d’un comportement
discriminatoire : c’est le résultat redouté par le législateur lorsqu’il incrimine, à l’article

77
de la liberté de discriminer ; dans certaines hypothèses seulement, le
comportement en cause cesse d’être anodin pour devenir punissable. Il
faudra se demander pourquoi le choix d’opérer des distinctions,
notamment à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap,
n’est pas toujours répréhensible. Par ailleurs, aux pratiques anodines
érigées en infraction lorsqu’elles sont commises avec un mobile
discriminatoire, le droit pénal ajoute deux types de comportements qui
entraînent une répression aggravée lorsqu’ils reposent sur une
justification illégitime : il s’agit de certains propos diffamatoires,
injurieux, provoquants dont la publication constitue autant d’infractions
autonomes lorsqu’elle repose sur un mobile sexiste, homophobe ou
identitaire (L. 29 juill. 1881, art. 32, al. 3. - art. 33, al. 4. – art. 24, al. 8) ;
il s’agit également des crimes ou délits de droit commun dont la
répression peut désormais être aggravée lorsqu’ils sont commis avec un
mobile comparable (C. pén., art. 132-77). À la différence des
comportements précédents, ces délits de presse et infractions de droit
commun n’ont plus rien de banal ; ils sont intrinsèquement répréhensibles,
indépendamment du mobile qui a poussé leur auteur à agir2. Mais ils
semblent encore plus graves compte tenu de ce mobile. Il conviendra
d’expliquer pourquoi la prise en compte du sexe, de l’orientation sexuelle
ou de l’identité de genre de la victime justifie un durcissement de la
répression.
En revanche, je ne m’intéresserai pas au point de savoir si le droit pénal
est lui-même intrinsèquement discriminatoire. On peut le soutenir en
partant du constat que la plupart des auteurs d’infractions sont des
hommes et qu’à l’égard de certaines catégories d’infractions, notamment
les infractions sexuelles, la plupart des victimes sont des femmes. Il
existerait donc, dans la nature, une inégalité devant le crime que le droit
pénal tenterait de compenser... hypocritement ! Car une telle répression

225-2, C. pén., certaines pratiques. On comprend alors sa définition large : il s’agit moins
d’identifier une action ou une abstention que la différence de traitement injustifiée qui en
résulte entre personnes.
2
Sous réserve d’une hypothèse particulière : celle d’une diffamation, injure ou provocation
discriminatoire envers un groupe de personnes : les infractions de presse visent en principe
une personne donnée ; l’atteinte à l’honneur ou à la sécurité d’un groupe résultant d’un
propos n’est donc théoriquement pas punissable. Elle ne l’est que sur prévision de la loi :
l’illicéité pénale d’un tel propos tient alors au mobile de celui qui l’a tenu et publié.
Toutefois, la portée d’une telle exception doit être atténuée car, là encore, le mobile
discriminatoire ne suffit pas à justifier la répression. Le propos motivé par ce mobile doit
encore prendre la forme d’une diffamation, injure ou provocation.

78
ne serait pas toujours satisfaisante. D’aucuns dénoncent des mécanismes
répressifs qui parce qu’ils protègent la personne mise en cause - présumée
innocente – et nuisent à sa victime - à qui le doute ne profite pas - donnent
l’impression de favoriser un sexe au détriment de l’autre. La non-
rétroactivité de la loi pénale nouvelle, qui empêche la sanction des auteurs
d’actes de harcèlement sexuel après abrogation puis rétablissement de ce
délit, constituerait ainsi une règle sexiste, comme l’exigence d’une riposte
immédiate dans la légitime défense qui empêche la justification du
meurtre commis par une femme tirant dans le dos de son mari en dehors
de toute agression. Cependant, un tel jugement de valeur dépasse mes
compétences. Il appartient au sociologue et non au juriste de se prononcer
sur le point de savoir s’il existe une mauvaise protection des femmes
organisée par le droit pénal lui-même. Formellement au moins, c’est
plutôt le contraire. Le droit pénal contemporain est marqué par la
promotion des victimes et, parmi elles, notamment les femmes3.
En toute hypothèse, le sujet qui m’est imparti commande moins de
réfléchir sur les actes incriminés que de s’interroger sur les motivations
de leurs auteurs qui rendent ces actes punissables ou permettent d’élever
la répression. Il n’y a guère de difficulté à saisir ce que l’on entend par
discrimination à raison du sexe, dans la mesure où il s’agit d’une
différence de traitement imposée sur la base d’une donnée biologique
conduisant à attribuer de manière objective la qualité d’homme ou de
femme. La situation est moins claire s’agissant des discriminations à
raison de l’orientation sexuelle, mais on considérera qu’il s’agit de
différences de traitement imposées à raison de la sexualité d’autrui :
hétérosexualité, homosexualité ou bisexualité. La question de savoir si la
pédophilie et la zoophilie peuvent être protégées à ce titre ne se pose pas,
car toute discrimination à raison de ces perversions sexuelles là serait
nécessairement déclarée justifiée par l’ordre de la loi permettant de
sanctionner de tels comportements. En revanche, subsiste une incertitude
quant au sens à donner à la discrimination à raison de l’identité de genre.
La signification d’une telle pratique n’a pas été clarifiée par l’abandon de
la référence à l’identité sexuelle ou par l’affirmation selon laquelle
l’identité de genre ne renvoie pas à une orientation sexuelle particulière4.

3
L’acmé de ce phénomène étant sans doute à trouver dans la loi n°2010-769 du 9 juillet
2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des
couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants.
4
La transsexualité ne correspond pas à l’orientation sexuelle puisqu’elle ne se définit pas
comme une préférence sexuelle pour des partenaires de même sexe ou d’un sexe opposé :

79
En effet, il y a deux façons de comprendre cette identité, compte tenu des
origines psychanalytiques puis sociologiques du terme. Dans un premier
sens, elle renvoie au sentiment d’appartenance à un sexe qui n’est pas
nécessairement le sexe biologique de l’intéressé. Dans un second sens,
elle renvoie à des caractéristiques que la société attache à un sexe même
si elles ne sont pas revendiquées par la personne intéressée (partant de
l’idée qu’il n’existe pas une essence de ce qui est masculin et féminin).
L’identité de genre pose donc des problèmes différents suivant que l’on
prend en compte le cas de l’individu qui, né homme, se croit en réalité
femme (ou l’inverse), et le cas de l’individu qui, né homme ou femme,
assume pleinement ce statut, mais refuse les attributs que la société y
attache : l’amour du rose pour les garçons et du bleu pour les filles, par
exemple. Dans les deux cas, se pose un problème d’identité, mais les
données du problème ne sont pas les mêmes : ce n’est pas la même chose
de vouloir appartenir à l’autre sexe et d’en adopter les codes (voire de
recourir à la chirurgie à cette fin) et de refuser les codes du sexe auquel on
appartient (sans nécessairement revendiquer ceux de l’autre). La loi
n’exclut aucune de ces deux conceptions au risque de brouiller le message
qu’elle délivre. Refusant de distinguer là où la loi ne distingue pas, le
pénaliste considérera que toute discrimination à raison du genre mérite
d’être punie. Le silence du législateur ne sera pas envisagé comme la
preuve de son incurie, mais comme la preuve de sa volonté de lutter
largement contre les discriminations.
Pourtant, même circonscrit de la sorte, notre sujet pose difficulté. Il
interroge doublement : pourquoi rapprocher discriminations à raison du
sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre ? Pourquoi ne pas
envisager d’autres formes de discrimination ? En d’autres termes, il
convient de se demander s’il existe une unité dans cet ensemble et si les
règles qui lui sont applicables paraissent satisfaisantes. Les organisateurs
du colloque ont déjà expliqué leur démarche, mais leurs réponses ne
suffisent pas à épuiser toutes les interrogations. J’aimerais donc reprendre
ces deux questions sous l’angle pénal qui m’est le plus familier afin
d’essayer de comprendre quelque chose à une répression trop peu
efficace. Envisageons, en premier lieu :

le « trans » change de sexe, ou souhaite le faire, afin de se retrouver en accord avec lui-
même. Il s’agit moins d’une question de sexualité que d’identité.

80
I. Le rapprochement du sexe, de l’orientation sexuelle
et de l’identité de genre dans la lutte contre les discriminations

Le rapprochement du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de


genre paraît s’imposer en législation pénale. Il existe pourtant de forts
arguments pour le contester. Ils méritent d’être eux aussi évoqués avant
de conclure qu’il est effectivement pertinent d’envisager ensemble les
discriminations à raison du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité
de genre.

A. La justification du rapprochement
Il n’est pas aberrant de rapprocher le sexe, l’orientation sexuelle et
l’identité de genre. Ces critères sont utilisés ensemble à l’article 132-77
du Code pénal incriminant les crimes et délits commis envers autrui « à
raison de son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou
supposée ». Cette rédaction datant d’une loi n° 2017-86 du 27 janvier
2017, on soulignera même la grande perspicacité des organisateurs du
colloque qui, bien avant la modification du Code, avaient su dans quel
sens il évoluerait ! L’intérêt de cette loi de janvier 2017 n’est pas
seulement d’avoir remplacé la référence à l’identité sexuelle par une
référence à l’identité de genre, il est aussi d’avoir ajouté le motif sexiste
aux motifs homophobes ou identitaires déjà pris en compte (depuis,
respectivement 2003 et 2012). Une telle démarche est conforme à celle
qui prévalut, en droit de la presse, lorsqu’une loi n° 2004-1386 du 30
décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte contre les
discriminations ajouta aux diffamations, injures et provocations racistes
ou sectaires, des diffamations, injures et provocations commises à raison
du sexe et de l’orientation sexuelle des victimes, puis de leur identité
sexuelle transformée en 2017 en identité de genre. Il existe donc une
cohérence dans tout cela dont on trouve la trace dans l’ancien Code pénal
dont les articles 416 et 416-1 incriminent, depuis une loi n° 72-546 du 1er
juillet 1972, différentes pratiques commises « à raison de l’origine de [la
victime], de son sexe, de ses mœurs, de sa situation de famille, de son état
de santé, de son handicap ou de son appartenance ou de sa non-
appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion
déterminée ». Le sexe est, avec la race, un des tout premiers critères de
discrimination envisagés par le Code pénal. Sous couvert de mœurs,
situation de famille, état de santé ou handicap, on aurait sans doute pu
atteindre également les discriminations à raison de l’orientation sexuelle

81
ou de l’identité de genre, si une réelle volonté de sanctionner de tels
comportements avait existé. Par principe, on ne saurait donc contester le
rapprochement ainsi fait.
Pourtant, quelques objections peuvent être formulées. Même si elles
ne sont pas décisives, elles méritent d’être discutées. Envisageons d’autre
part :

B. La contestation du rapprochement

En effet, le constat opéré en étudiant la seule législation suscite des


réserves. Il n’est pas sûr qu’en pratique la discrimination à raison du sexe
ait grand-chose à voir avec la discrimination à raison de l’orientation
sexuelle ou de l’identité de genre. L’incrimination des discriminations à
raison du sexe dans le Code pénal sert essentiellement à réprimer des
discriminations commises dans l’entreprise. Elle fait ainsi doublon avec
la sanction des atteintes à l’égalité professionnelle entre les femmes et les
hommes déjà incriminées dans le Code du travail, mais moins sévèrement
réprimées (art. L. 1146-1 : 1 an d’emprisonnement et 3.750 euros
d’amende au lieu de 3 ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende).
Or, dans cette perspective, c’est le constat objectif d’une différence de
traitement entre les sexes qui est pris en compte et qui justifie seul la
répression. Il suffit d’établir une rupture d’égalité. Il en va a priori
différemment s’agissant des discriminations à raison de l’orientation
sexuelle ou de l’identité de genre. Sans doute parce que la préférence
sexuelle d’autrui ou le genre qu’il revendique sont d’appréciation plus
délicate, la répression semble reposer alors sur un autre fondement. Il ne
suffit plus de constater que la personne homosexuelle, ou la personne dont
le genre ne correspond pas au sexe, est traitée différemment des autres.
Ces différences de traitement importent moins que l’atteinte à la dignité
des intéressés qu’elles induisent, car il semble en découler un
déclassement : l’auteur des faits ne reconnaît pas comme semblable à lui
la personne avec laquelle il refuse de contracter ou dont il empêche
l’activité économique. Sanctionner la discrimination à raison du sexe et
sanctionner la discrimination à raison de l’orientation sexuelle ou de
l’identité de genre n’aurait donc pas la même justification. Dans le
premier cas, on reproche à une femme d’être ce qu’elle est :
potentiellement, une mère, donc une personne en droit d’obtenir un congé
maternité et des absences pour s’occuper de ses enfants. Dans le second

82
cas, on reproche à l’homosexuel ou au transsexuel d’être ce qu’il n’est
pas : une personne hétérosexuelle sans problème d’identité. Dans le
premier cas, il n’y a sans doute qu’une atteinte au principe d’égalité ; dans
le second cas, l’atteinte semble plus profonde, car elle affecte la dignité
des intéressés. À l’appui de ce raisonnement, on pourrait ajouter que les
femmes et les homosexuels, les transsexuels ou les individus transgenres
ne semblent pas dans la même situation : il est difficile à une personne de
masquer son sexe alors que son orientation sexuelle ou son identité de
genre peuvent être dissimulées. Je ne suis pas en train de dire qu’il suffit
aux homosexuels et aux « trans » de vivre cachés pour échapper aux
discriminations ; je rappelle seulement que l’appartenance à un sexe
constitue un élément de l’état civil alors que l’appartenance à un genre ou
l’inclinaison sexuelle relèvent de la vie privée. Cette différence de
situation aussi pourrait justifier une différence de traitement. D’autant
plus que les femmes constituent un groupe social infiniment plus
nombreux que les homosexuels ou les personnes en quête d’identité. D’où
la référence initiale aux Dalton pour évoquer des groupes de tailles très
différentes. L’importance du groupe des femmes dans la société pourrait
aller jusqu’à remettre en cause le principe même de discriminations à leur
égard5. En toute hypothèse, se pose la question de savoir s’il est bien
légitime d’utiliser les mêmes outils pour défendre un groupe
potentiellement majoritaire et des minorités ?
En réalité, ces objections sont trop générales pour être décisives.
D’abord, parce que l’on peut tenter d’expliciter les raisons pour lesquelles
une femme est moins bien traitée dans la relation de travail qu’un homme :
liées à la maternité, ces raisons laissent entendre que la femme serait
davantage prisonnière de sa réalité biologique que l’homme, bref qu’elle
serait moins développée, physiquement, et pourquoi pas mentalement ?
C’est l’idée qu’il existerait un sexe « faible » par opposition à un sexe fort
et dominant. Le traitement longtemps appliqué à ce sexe faible, sous
couvert de protection (par exemple, incapacité de la femme mariée
supprimée par une loi du 13 juillet 1965 seulement), revient à la déclasser
5
Sur la planète, les femmes s’avèrent un peu moins nombreuses que les hommes mais la
différence reste minime : 49,6% de femmes contre 50,4% d’hommes selon l’Ined. La
proportion s’inverse en France : fin 2016, l’Insee dénombrait 33 420 551 femmes pour
31 439 348 hommes. En France, les femmes seraient donc majoritaires, notamment parce
qu’elles vivent plus longtemps que les hommes. Voilà qui donne à la question de la
discrimination à raison du sexe un caractère particulier. Les différences de traitement qui
subsistent, et qu’il faut déplorer, relèvent alors moins de l’idée de discrimination que de
celle d’apartheid, un petit groupe imposant sa loi à un plus grand !

83
elle aussi et donc à porter atteinte à sa dignité. D’ailleurs, le sexe est l’un
des premiers mobiles pris en compte par le Code pénal dans un chapitre
intitulé « Des atteintes à la dignité de la personne ». Pour le législateur, il
ne serait donc pas douteux que les discriminations faites aux femmes
portent atteinte à leur dignité. Néanmoins, cette interprétation du Code
pénal n’apparaît pas décisive, car la sanction des pratiques
discriminatoires incriminées à l’article 225-2 de ce Code n’est pas
subordonnée à la preuve d’une atteinte à la dignité de la ou des victimes.
Et, cela est vrai non seulement pour les discriminations à raison du sexe,
mais aussi pour les discriminations à raison de l’orientation sexuelle ou
de l’identité de genre. En d’autres termes, l’objection qui vient d’être
formulée ne permet pas de contester le rapprochement entre les trois
termes de notre sujet, elle la renforce, mais sur un fondement différent. En
effet, il n’est pas davantage pertinent d’affirmer que toute discrimination
à raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre entraîne une
atteinte à la dignité des intéressés. Sur le fondement de l’article 225-2, C.
pén., cette preuve n’est pas plus exigée que dans l’hypothèse précédente.
Pire, elle contredirait l’objectif poursuivi. Car l’idée de déclassement
inhérente aux discriminations perçues comme entrainant des atteintes à la
dignité impliquerait de considérer par exemple qu’il existe, d’une part,
une sexualité dominante (hétérosexualité), supposant une attraction
envers le sexe opposé et, d’autre part, une sexualité marginale, supposant
une attraction envers le même sexe. Or, le législateur s’est bien gardé
d’introduire une quelconque hiérarchie entre les sexualités. A priori, il les
prend toutes en compte dans la lutte contre les discriminations. La même
analyse peut être menée au sujet de la revendication d’un genre particulier.
Le législateur se garde bien de prendre parti sur la façon dont l’identité se
construit. Sa neutralité laisse entendre qu’il souhaite voir punie toute
rupture d’égalité, sans qu’il soit besoin d’établir une condition
supplémentaire relevant du procès d’intention. Pour peu que l’on accepte
de renoncer à un lien indéfectible entre lutte contre les discriminations et
atteinte à la dignité, le rapprochement du sexe, de l’orientation sexuelle et
de l’identité de genre semble justifié de plus belle.
Cela ne veut pas dire que la dignité ne joue aucun rôle dans la lutte
contre les discriminations. Cela signifie seulement qu’elle n’est pas
décisive sur le fondement des articles 225-1 et -2 du Code pénal. En
revanche, elle peut être prise en compte à d’autres titres, aussi bien lorsque
le mobile de l’agent tient au sexe qu’à l’orientation sexuelle ou à l’identité
de genre de sa victime. En effet, l’observation précédente ne concerne

84
qu’une partie des discriminations punissables. Le lien entre discrimination
et atteintes à la dignité réapparaît lorsque l’on envisage la sanction des
diffamations, injures et provocations. Comment justifier qu’une atteinte à
l’honneur ou une expression de haine soit spécialement incriminée
lorsqu’elle vise une ou plusieurs personnes à raison de leur sexe,
notamment ? Exemple : « les femmes au volant, la mort au tournant » !
Une telle affirmation suppose la conviction chez son auteur que les
femmes, parce qu’elles sont femmes donc inférieures, ne peuvent
conduire en toute sécurité. Prétendre qu’elles ont moins conscience du
danger que les hommes, ce n’est plus porter atteinte à l’égalité civile, c’est
porter atteinte à la dignité des femmes en tant que personnes humaines. Il
en va de la même façon pour les raisons avancées afin de justifier le refus
du mariage homosexuel ou le refus de l’adoption par des personnes
transsexuelles. Dès lors que ces raisons sont attentatoires à l’honneur des
intéressés, voire susceptibles de provoquer à leur encontre une réaction de
rejet, on peut considérer qu’il y a atteinte à leur dignité, car l’auteur du
propos s’appuie sur un critère parfaitement illégitime pour leur refuser ce
qui semble essentiel à tout être humain, à savoir la possibilité de fonder
une famille. Il ne s’agit plus alors de sanctionner le refus d’appliquer la
loi de la même façon à des personnes se trouvant dans des situations
identiques. Un objectif supplémentaire est bien poursuivi par la
répression. Le même raisonnement peut être mené au sujet de la
circonstance aggravant la répression d’une infraction commise à raison du
sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre. On pourrait penser
qu’un tel surcroît de répression tient à la situation de faiblesse dans
laquelle se trouve la femme, l’homosexuel ou le transsexuel. La
supériorité naturelle de l’hétérosexuel sans problème d’identité serait
avalisée par le droit qui apporterait sa protection à ceux qui courent moins
vite, sont moins intelligents, moins capables de se défendre. À lui seul, un
tel raisonnement paraît choquant et doit être refusé, mais on ajoutera qu’il
peut d’autant moins être tenu que des besoins spécifiques de protection
sont déjà largement pris en compte par le droit pénal. Par exemple, en
matière de violences, la répression est aggravée à raison de la minorité de
la victime ou de la particulière vulnérabilité qui est la sienne (C. pén., art.
222-8, 1° et 2°). Cela n’empêche pas le législateur d’élever aussi la
sanction des violences lorsqu’elles ont été commises à raison du sexe, de
l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre de la victime. Il ne s’agit
plus, alors, de compenser une situation de faiblesse. Il s’agit de punir
l’acte de violence justifié par le sexe d’autrui, son orientation sexuelle ou
identité de genre. Il s’agit de réagir plus sévèrement face à un

85
comportement qui, niant la souffrance d’autrui, finit par le traiter comme
un animal ou une chose. Il s’agit de défendre la dignité d’autrui au-delà
de son intégrité physique.
L’intérêt protégé ne permet donc pas de distinguer entre les mobiles
discriminatoires ; il permet tout au plus de distinguer entre les formes de
discrimination. Suivant les cas, l’égalité ou la dignité justifient la
répression. Mais, dans tous les cas, cette justification est commune aux
discriminations à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’identité
de genre. Le rapprochement entre ces trois motifs s’avère donc logique.
Reste à savoir s’il est suffisant. N’existe-t-il pas des failles dans la lutte
contre ces discriminations ?

II. Les failles dans la lutte contre les discriminations à raison


du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre

Deux failles peuvent être identifiées. La première tient au fait qu’un


sort particulier semble réservé à ces trois motifs de discrimination qui sont
isolés des autres dans la lutte contre toute attitude ségrégationniste. Or, il
n’est pas sûr qu’il soit pertinent de procéder ainsi. Par ailleurs, une autre
difficulté tient au fait que la discrimination à raison de tels motifs n’est
punissable que dans les hypothèses où la loi le prévoit. Or, ne pas donner
à la sanction des discriminations à raison du sexe, de l’orientation sexuelle
ou de l’identité de genre une portée générale fragilise les raisons pour
lesquelles on punit lorsque la loi le permet. Si ce dernier reproche est
commun à toutes les formes de discriminations, il n’en doit pas moins être
envisagé ici aussi. Évoquons, d’une part :

A. L’exclusion des autres motifs


Le choix des motifs de discrimination faisant l’objet de notre recherche
interpelle à un double titre. En premier lieu, on relèvera qu’un autre motif
est étroitement lié à ceux tenant au sexe, à l’orientation sexuelle et à
l’identité de genre : il s’agit du handicap. On peut s’étonner qu’il ait été
oublié. En second lieu, on doit se demander s’il est - plus généralement -
légitime d’envisager ces trois motifs de discrimination isolés de tous les
autres.
D’abord, l’absence de référence au handicap surprend, car le
législateur de 2004 a lié cette question à celle des discriminations à raison

86
du sexe et de l’orientation sexuelle lorsqu’il a créé de nouvelles
incriminations de diffamation, injure et provocation. La trilogie de la loi
du 20 décembre 2004 n’est pas exactement celle qui nous occupe
aujourd’hui. La référence au handicap subsiste aux articles 24, 32 et 33 de
la loi du 29 juillet 1881. Elle n’a pas été gommée par la référence à
l’identité de genre. En 2016, le législateur s’est contenté d’ajouter à la
discrimination à raison de l’orientation sexuelle une discrimination à
raison de l’identité sexuelle en partant de l’idée que les deux ne peuvent
être confondues et cette référence à l’identité sexuelle a été transformée
en une référence à l’identité de genre en 2017 dans le cadre d’une
modification essentiellement terminologique. Bref, le trio d’origine a
ainsi été transformé en quatuor. Les frères Dalton, comme les trois
mousquetaires, sont en réalité quatre. Mais ce lien avec le handicap a
disparu dans le programme de notre colloque et il n’apparaît pas dans la
circonstance aggravante de l’article 132-77, C. pén. Alors pourquoi cette
exclusion ? Il est possible que la démarche, quelles que soient ses
justifications, tienne à l’embarras que chacun éprouve à voir traitées de la
même façon ces différentes formes de discrimination6. La discrimination
à raison du sexe est-elle de même nature que la discrimination à raison du
handicap ? Femmes et trisomiques, même combat ? Une orientation
sexuelle particulière ou la revendication d’un genre ne correspondant pas
au sexe biologique de l’intéressé seraient-elles équivalentes à une
déficience physique ou intellectuelle ? Il y a deux façons de répondre à
ces questions dérangeantes. La première revient à tourner en dérision la
cause des femmes, des homosexuels ou des personnes en quête d’identité
en soulignant que les difficultés qu’elles rencontrent dans la vie sociale
n’ont pas grand-chose à voir avec celles rencontrées par ceux qui, de
naissance ou par accident, sont victimes de handicaps. Une autre façon de
réagir à ces objections consiste à dénoncer le tort qu’une telle
comparaison fait aux handicapés. N’est-ce pas une façon de nier leur
souffrance que de les assimiler à des personnes dont la seule difficulté
dans la vie est de s’assumer femme, homosexuel ou en quête d’identité ?
Aucune de ces deux attitudes n’apparaît satisfaisante. C’est sans doute
pour cela qu’il est préférable de ne pas lier ces deux questions. Mais, ce

6
Embarras que trahit l’intitulé du Titre III de la loi n°2004-1386 du 30 déc. 2004 :
« Renforcement de la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou
homophobe ». Le motif discriminatoire tiré du handicap d’autrui, introduit lors de la
discussion parlementaire, n’a pas été ajouté ici.

87
faisant, on renonce à envisager le problème sous le même angle que le
législateur lorsqu’il a créé la Halde, devenue Défenseur des droits7.
Sachant qu’il y a plus. En effet, en dehors du handicap, il existe bien
d’autres motifs de discrimination. Il y en a de très anciens qui ne sont pas
sans rapport avec ceux qui nous intéressent aujourd’hui : chacun sait que
la lutte contre les discriminations trouve son origine dans la lutte contre le
racisme8. Pour les infractions de presse, comme pour la circonstance
aggravant la sanction des infractions de droit commun, les dispositions
permettant de lutter contre le racisme ont servi de modèle aux dispositions
permettant de lutter contre le sexisme et l’homophobie. En calquant ces
dispositions les unes sur les autres, le législateur semble avoir admis qu’il
existe des liens entre l’exaltation d’une race, l’assujettissement des
femmes dans un rôle reproducteur et la lutte contre l’homosexualité ou la
transsexualité perçues comme des perversions menaçant l’avenir d’un
peuple, si ce n’est celui de l’humanité ! Mettant ces critères sur le même
plan, le législateur cherche à atteindre des formes semblables de
criminalité. Le sociologue, si ce n’est le juriste, pourrait trouver avantage
à rapprocher ces différentes formes de discrimination pour en faire
ressortir le dénominateur commun. Mais les motifs racistes ne sont pas les
seuls qui auraient pu être rapprochés de ceux tirés du sexe, de l’orientation
sexuelle ou de l’identité de genre. L’article 225-1 du Code pénal en cite
beaucoup d’autres, par exemple : la grossesse ou la particulière
vulnérabilité résultant de la situation économique des victimes (laquelle
viserait notamment les femmes). Il en existe même de plus récents (liés
au patronyme, à la perte d’autonomie ou aux difficultés à s’exprimer en
français). Ce n’est donc pas l’actualité du thème qui peut expliquer un tel
choix. Une sélection est apparue nécessaire compte tenu de la diversité
des motifs envisagés qui sème le doute sur l’idée même de discrimination.
On finit par ne plus savoir pourquoi on punit lorsque l’on punit de la même
façon un licenciement justifié par l’âge, le lieu de résidence, les opinions
politiques ou les activités syndicales d’autrui. Quel lien faire entre ces

7
Si l’on veut bien admettre la filiation entre la Halde et ce dernier (L. n°2011-334 du 29
mars 2011, art. 22).
8
Que l’on peut faire remonter à un décret-loi du 21 avril 1939, dit « Marchandeau », du
nom du garde des Sceaux qui en prit l’initiative. Il s’agissait de réagir contre la propagande
nazie déferlant sur la France à la veille de la Seconde Guerre mondiale. On incrimina alors
la diffamation et l’injure « commises envers un groupe de personnes appartenant par leur
origine à une race ou à une religion déterminée, lorsqu’elles auront eu pour but d’exciter
à la haine entre les citoyens ou habitants ». Ce texte, suspendu pendant l’Occupation, fut
rétabli à la Libération et resta en vigueur pendant une trentaine d’années.

88
discriminations-là et celles tenant au sexe, à l’orientation sexuelle et à
l’identité de genre ? Admettre qu’il existe en toute hypothèse une rupture
d’égalité ne suffit plus à convaincre. Notamment, on peine à imaginer que
les discriminations à raison de l’exercice d’un droit ou d’une liberté soient
de même nature que les discriminations objet de notre réflexion. Le
législateur gagnerait à distinguer suivant que la discrimination est la
conséquence d’un choix de la victime ou d’une caractéristique à laquelle
elle ne peut échapper. L’hétérogénéité de l’article 225-1 finit par nuire à
l’objectif qu’il poursuit. Le fait que les motifs de discrimination aggravant
la répression des délits de presse et des infractions de droit commun soient
beaucoup moins nombreux confirme qu’il y a là une part d’excès affectant
la lisibilité de la répression.
Il n’était donc pas aberrant de concentrer l’analyse sur trois motifs de
discrimination seulement. Mais ce premier constat ne peut en occulter un
second. On l’a dit : la discrimination n’est pas une infraction. Elle n’est
punissable qu’à partir du moment où elle se manifeste à l’occasion de
comportements particuliers. Il faut s’en souvenir et se demander alors si,
au regard du but légitime de protection contre les discriminations à raison
du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, il est légitime
de sélectionner les comportements appelant une sanction pénale.

B. La sélection des comportements discriminatoires


En effet, une réflexion mérite d’être engagée sur le périmètre des
discriminations punissables. J’ai rappelé en introduction que le droit pénal
est un droit discontinu. Cela signifie qu’il ne formule pas de prohibitions
générales dont le respect s’imposerait sous la menace d’une peine. Il se
contente d’incriminer les comportements qui troublent le plus gravement
l’ordre public et que les autres branches du droit ne peuvent correctement
sanctionner. Mais les refus de contracter, un licenciement ou des sanctions
disciplinaires, voire l’entrave mise à l’exercice d’une activité
économique, incriminés à l’article 225-2 du Code pénal lorsqu’ils sont
commis dans une logique discriminatoire, illustrent-ils cette réalité ? Est-
ce plus grave que de révoquer un legs fait à autrui après avoir découvert
son homosexualité, que de refuser de serrer la main d’autrui compte tenu
de son sexe ou de refuser de le renseigner à raison de son identité de
genre ? L’absence d’évidence en la matière finit par remettre en cause la
légitimité même de ces sanctions, un peu comme l’absence
d’incrimination des propos sexistes ou homophobes lorsqu’ils sont tenus
à titre confidentiels finit par remettre en cause la légitimité de la sanction

89
de ces mêmes propos lorsqu’ils sont rendus publics9. L’intérêt protégé est le
même en toute hypothèse. S’il est si important, comment expliquer qu’il ne
soit pas toujours défendu ? La question s’est posée au sujet de la circonstance
aggravant les infractions de droit commun. Circonstance aggravante
spéciale à l’origine, elle ne pouvait être relevée en toute hypothèse. Elle fut
transformée en circonstance quasiment générale par la loi du 27 janvier 2017
déjà évoquée10. Désormais, l’aggravation de la répression lorsqu’un crime
ou un délit est commis notamment avec un mobile sexiste ou homophobe
ne peut plus être contestée sous prétexte qu’une infraction, équivalente, mais
non visée par le législateur, ne fait pas l’objet d’une sanction aggravée dans
les mêmes circonstances. La question se pose de savoir si, de la même façon,
il ne faudrait pas étendre la répression à toute pratique discriminatoire.
D’aucuns ne manqueront pas de dénoncer une incrimination trop large,
fondée sur un élément subjectif difficile à apprécier. Mais il n’est pas sûr
qu’il en résulterait une extension du champ de la répression : pour l’essentiel,
en pratique, elle continuerait à s’appliquer dans les hypothèses actuellement
visées par le Code11. Le bénéfice de la réforme consisterait principalement
à neutraliser le raisonnement a contrario laissant entendre que ces
hypothèses sont exceptionnelles. Ce qui permettrait de dégager le principe
selon lequel on ne peut impunément discriminer autrui.
En toute hypothèse, quelque chose semble sûr. L’ensemble de ces
interrogations témoigne d’une difficulté à admettre le principe d’une
sanction pénale des discriminations en général. Dans ces conditions, on ne
peut s’étonner de l’inefficacité de la répression. Pour être efficace, elle
devrait reposer sur une véritable adhésion. Or, il ne semble pas exister de
réprobation sociale suffisante ; pire, on peut se demander si - dans certains

9
Ou communiqués de façon non-publique (C. pén., art. R 624-4, R. 624-3 et R. 625-7), à
un nombre déterminé de personnes liées entre elles par une communauté d’intérêt –
hypothèse à ne pas confondre avec celle d’une transmission entre deux personnes à titre
confidentiel qui échappe à toute sanction comme étant couverte par le secret des
correspondances.
10
Seuls sont en cause les crimes et les délits (non les contraventions). Par ailleurs cette
aggravation ne s’applique pas aux infractions qui comportent déjà une prise en compte du
sexe de la victime, de son orientation sexuelle ou identité de genre (C. pén., art. 132-77,
al. 9).
11
Ce raisonnement n’est pas sans rappeler celui qui a accompagné l’élargissement de
l’incrimination d’abus de confiance dans le Code actuel : la liste de contrats en vertu
desquels la remise devait être intervenue a été supprimée sans qu’il en résulte une
explosion du nombre des poursuites. De même, ici, la liberté individuelle ne serait pas
nécessairement menacée par l’abandon de l’énumération des actes à l’occasion desquels
une discrimination peut être relevée.

90
cas - le recours au droit pénal ne se justifie pas pour la créer. Un
comportement n’est pas incriminé parce qu’il est illégitime ; on l’incrimine
pour qu’il le devienne, pour convaincre qu’il doit être réprouvé. C’est la
fonction prétendument pédagogique du droit pénal qui consiste à renverser
l’ordre des priorités en accordant à la loi des propriétés magiques, une
aptitude à transformer les comportements qui n’a jamais été démontrée. Tant
qu’un consensus ne sera pas dégagé sur l’évidence du trouble à l’ordre
public né de la différence de traitement entre hommes et des femmes dans
une même entreprise, ou né d’un refus de service opposé à une personne
revendiquant un genre différent de celui que lui assigne son sexe biologique,
la répression sera vouée à l’échec12. Pire : elle paraîtra illégitime et injuste à
ceux qui n’en partagent pas les raisons. Le recours au droit pénal ne saurait
donc être prioritaire dans la lutte contre les discriminations. Peu importe que
nous ne soyons pas entièrement responsables d’une telle évolution. En effet,
la difficulté tient à l’internationalisation du droit qui perturbe les règles
normales de production des normes : pour transposer la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
du 21 décembre 1965, le législateur français a recouru à la sanction avant
même d’avoir défini le principe de non-discrimination. Il s’est contenté
d’une conception très floue de l’égalité pour admettre que les atteintes
portées à ce principe méritent une peine. La réflexion à ce sujet n’a pas été
suffisante. Or, c’est la même idée qui justifie la pénalisation des atteintes à
raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre : le consensus au
niveau international (Résolutions ONU 17/19 du 14 juill. 2011, 27/32 du 26
sept. 2014 et 33/02 du 15 juill. 2016) ou européen (jurisprudence de la
CourEDH) pour prohiber ce type de discriminations s’est aussitôt traduit par
des incriminations en droit interne. Néanmoins, si les droits fondamentaux,
en ce qu’ils révèlent les valeurs auxquelles une société est attachée, peuvent
jouer un rôle pédagogique et servir de repère, il n’en va pas de même des
incriminations. L’éducation implique une acceptation qui ne peut venir que
de la compréhension, non de la répression. L’efficacité de celle-ci suppose
que la règle violée ait été intériorisée. C’est là un préalable qui, par définition
même, échappe au droit pénal.

12
En ce sens, les obligations faites aux éditeurs de services de télévision par l’article 20-1
A de la loi du 30 septembre 1986 de lutter contre les préjugés sexistes semblent beaucoup
plus efficaces que les incriminations précitées (V., aussi, la délibération n°2015-2 du 4
février 2015 du CSA relative au respect des droits des femmes.

91
II-

COMPARAISON DES SYSTÈMES JURIDIQUES


L’introuvable définition « européenne »
de la discrimination indirecte.
L’exemple du sexe et de l’orientation sexuelle

GWÉNAËLE CALVÈS
Professeure de droit public, Université de Cergy-Pontoise

Sous la plume de nombreux auteurs, la notion de discrimination


indirecte apparaît comme une entité dotée d’une essence immuable.
Identique à elle-même d’un ordre juridique à l’autre (elle aurait été
« empruntée » par la Cour de Justice des Communautés européennes à la
Cour Suprême des États-Unis, avant d’être « adoptée » par la Cour
européenne des droits de l’homme), elle s’appliquerait ne varietur à tous
les motifs de discrimination prohibés, dans tous les domaines concernés
par l’interdiction de discriminer. Une et une seule définition de la
discrimination indirecte prévaudrait à l’échelle de notre continent.
Quel est son contenu ? La question, paradoxalement, divise. Certains
affirment que la spécificité de cette forme de discrimination gît dans son
caractère non intentionnel. D’autres estiment qu’elle se caractérise plutôt
par son lien nécessaire avec la « preuve statistique »1. Elle est identifiée
tantôt au disparate impact du droit états-unien (en dépit des nombreuses
différences qui séparent ce mécanisme de ses cousins européens), tantôt
au refus – que le juge doit sanctionner - de traiter différemment des
situations différentes.

1
Deux affirmations qui, pour être très répandues, n’en sont pas moins fausses. En réalité,
dans les trois systèmes juridiques précités - droit fédéral du travail aux États-Unis, droit du
marché et droit social de l’Union européenne et droit européen des droits de l’homme –
les « discriminations indirectes » sanctionnées par les juges sont le plus souvent
intentionnelles, et peuvent parfaitement être caractérisées (en Europe) sans le moindre
recours à l’outil statistique.

95
Ces différentes conceptions s’accordent sur un point : une
discrimination indirecte ne peut pas être repérée sans une analyse du
contexte social dans lequel une règle a vocation à s’appliquer. Elle
s’appréhende à partir des effets produits par une norme ou une pratique,
indépendamment de toute mention explicite d’un motif dont le droit de la
non-discrimination énonce qu’il ne peut pas constituer le fondement
d’une différence de traitement. Seul un détour par le « monde réel »
permet de montrer que le critère prohibé, indétectable à première vue,
détermine de facto la portée de la règle – portée différenciée selon que ses
destinataires peuvent être caractérisés, ou non, à partir du critère protégé.
Caractérisés, ou non : l’analyse est binaire, car la notion de discrimination
indirecte invite à comparer les effets d’une norme ou d’une pratique sur
la situation de deux groupes clairement identifiés, et nettement distincts
l’un de l’autre.
À cet égard, les motifs du sexe et de l’orientation sexuelle offrent un
excellent point d’observation pour examiner la mobilisation, par la Cour
de justice de l’Union européenne et par la Cour européenne des droits de
l’homme, du concept de discrimination indirecte. Le critère du sexe – dans
la vision simplifiée ici retenue2 – renvoie à une dichotomie
femme/homme. Celui de l’orientation sexuelle, dans le pan du
contentieux européen que nous avons choisi d’analyser, désigne deux
types de couples : ceux qui sont formés de personnes de même sexe, et
ceux qui unissent deux personnes de sexe opposé. Confrontées à une règle
de droit interne qui ne distingue pas expressément entre les femmes et les
hommes, ou entre les couples homo- et hétérosexuels, à quelles conditions
les Cours de Luxembourg et de Strasbourg acceptent-elles de s’engager
dans la recherche d’une discrimination « indirecte » ?
Dans des ordres juridiques où le principe de non-discrimination n’a pas
du tout la même fonction, on pouvait s’attendre à d’importantes disparités.
Mais le traitement contentieux des discriminations fondées sur le sexe
révèle une divergence de fond dans l’appréhension du concept même de
discrimination indirecte : d’une Cour à l’autre, on peut parler d’un concept

2
Adoptée pour les besoins de la démonstration, cette vision simplifiée ne rend pas justice
à la jurisprudence des deux Cours européennes, qui admettent l’une et l’autre que la réalité
saisie par le critère juridique du sexe est davantage celle d’un continuum que d’une
alternative tranchée. Sur ce point, v. par exemple le bilan, déjà un peu ancien, publié sous
l’égide de la Commission européenne, Les personnes trans et intersexuées. La
discrimination fondée sur le sexe, l’identité de genre et l’expression de genre,
Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2012.

96
à double visage (I). Beaucoup plus récente et nettement moins fournie, la
jurisprudence européenne relative aux discriminations alléguées par les
couples de même sexe permet, quant à elle, de mettre en évidence le
caractère foncièrement téléologique du recours au concept de
discrimination indirecte (II).

I- La discrimination indirecte en droit européen,


un concept à double visage

Contrairement aux différences de traitement directement fondées sur


un motif protégé (c’est-à-dire a priori suspect, voire prohibé), les
différences de traitement qualifiées d’indirectes résultent de l’application
d’une règle formulée de façon neutre. Deux cas de figure doivent être ici
distingués. Dans une première configuration, la règle litigieuse institue
une différence de traitement entre deux catégories de destinataires, mais
en retenant un critère autre que le critère protégé. Le fondement de la
distinction est « en apparence neutre », selon la formule en vigueur dans
le droit dérivé de l’Union européenne. Dans une seconde configuration,
aucune différence de traitement n’est, de prime abord, décelable. La règle
prévoit un traitement qui s’appliquera également à tous, de façon
indifférenciée. Elle ne semble introduire aucune distinction entre ses
destinataires.
Ces deux situations dessinent deux figures très différentes de la
discrimination indirecte : celle d’une différentiation de facto
discriminatoire (A) ; celle d’une assimilation de facto discriminatoire (B).

A. La figure de la différenciation de facto discriminatoire


Dès la fin des années 19603, la Cour de justice des Communautés
européennes a décidé de transposer au domaine de la libre circulation des
travailleurs le concept d’entrave, classiquement appliqué en droit du
commerce international et particulièrement développé, dans le cadre de la
construction communautaire, par l’interdiction des mesures dites « d’effet
équivalent » - effet « équivalent », car elles produisent des effets
similaires à une restriction quantitative des échanges commerciaux entre

3
CJCE, Salvatore Ugliola, 15 octobre 1969, aff. C-15/69.

97
États-membres4. Depuis lors, il est acquis que « les règles de l’égalité de
traitement [...] prohibent non seulement les discriminations ostensibles,
fondées sur la nationalité [des travailleurs], mais encore toutes formes
dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de
distinction, aboutissent en fait au même résultat »5. La question de savoir
si l’État-membre a délibérément cherché à entraver la libre circulation des
marchandises ou des travailleurs est bien entendu indifférente : seuls
comptent les effets, sur le marché, de la règle ou de la pratique nationale.
Cette conception de la discrimination indirecte s’est ensuite déplacée
vers le droit social communautaire, en se déployant d’abord sur le terrain
de l’égalité de rémunération entre travailleurs masculins et féminins (art.
119 TCE et directive 75/117 du 10 février 1975) puis, au fil des directives
adoptées entre 1976 et 2006, dans tous les domaines où s’applique le
principe de l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes. En
passant du critère de la nationalité à celui du sexe, la logique inhérente au
concept de discrimination indirecte est restée la même : l’emploi d’un
critère de distinction autre que le critère prohibé fait naître une
présomption de discrimination indirecte lorsque son application produit,
grosso modo, les mêmes effets que si le critère prohibé avait lui-même été
retenu pour fonder une différence de traitement. L’exportation vers le
champ de l’égalité entre les sexes s’est toutefois accompagnée d’une
importante inflexion méthodologique, puisqu’un critère simplement
« susceptible » de produire une discrimination indirecte en raison de la
nationalité devait, s’agissant du sexe, affecter réellement « une proportion
nettement plus élevée » de membres de l’un ou l’autre sexe. L’effet devait
être à la fois avéré et important (sur le second point, l’exigence s’est
progressivement atténuée, puisqu’en l’état actuel du droit dérivé, une
situation de discrimination indirecte à raison du sexe est définie
comme « [une] situation dans laquelle une disposition, un critère ou une

4
« Constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative toute mesure
susceptible d’entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le
commerce entre États-membres » (CJCE, Dassonville, 11 juillet 1974, aff. C-8/47, pt 5,
souligné par nous).
5
CJCE, Sotgiu, 12 février 1974, aff. 152/73, pt 11. Sur ces évolutions, v. Pierre Garrone :
« La discrimination indirecte en droit communautaire : vers une théorie générale », Revue
trimestrielle de droit européen, vol. 30 (3), juillet-sept. 1994, pp. 425-449 et Olivier de
Schutter, « le concept de discrimination dans la jurisprudence de la Cour de Justice des
communautés européennes (égalité de traitement et liberté de circulation) » in
Emmanuelle Bribosia et al., (dir.), Union européenne et nationalités. Le principe de non-
discrimination et ses limites, Bruylant, 1999.

98
pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des
personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins
que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement
justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient
appropriés et nécessaires »6).
La Cour de Justice a ainsi admis qu’un certain nombre de critères
« apparemment neutres » peuvent constituer, dans un contexte donné,
l’équivalent fonctionnel du critère du sexe. Le fait de travailler à mi-
temps, par exemple, compte tenu « des difficultés que rencontrent les
travailleurs féminins pour pouvoir travailler à plein temps »7 ; la
flexibilité horaire, dans la mesure où « les travailleurs féminins, en raison
des tâches ménagères et familiales dont elles ont souvent la
responsabilité, peuvent, moins aisément que les travailleurs masculins,
organiser leur temps de travail de façon souple »8 ; le type d’emploi
occupé, lorsqu’il est massivement « féminin » ou « masculin »9, ou encore
l’ancienneté dans l’entreprise, les femmes connaissant, plus souvent que
les hommes, des interruptions de carrière10.
Il est clair que si ces critères apparemment neutres permettent
d’atteindre surtout des femmes (dans les cas de discrimination indirecte
délibérée) ou se trouvent atteindre surtout des femmes (dans les cas de
discrimination indirecte involontaire), c’est parce que les déséquilibres
repérables sur le marché du travail ont pour origine des inégalités
structurelles entre les hommes et les femmes, en termes notamment de
partage des tâches domestiques. Le concept de discrimination indirecte
est ainsi souvent salué comme exprimant un souci d’égalité réelle, et non
plus seulement formelle.
La limite, toutefois, à la vertu égalisatrice dont il est porteur, tient à ce
que sa mise en œuvre est étroitement dépendante de l’analyse des
justifications apportées par l’employeur ou l’État-membre. Une
présomption de discrimination indirecte peut en effet être combattue, et le
cas échéant renversée, lorsqu’il est démontré que la mesure querellée

6
Directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à la mise en oeuvre du principe de
l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière
d’emploi et de travail (« Directive Refonte »), art. 2 § 1 b). Souligné par nous.
7
CJCE, 13 mai 1986, Bilka Kaufhaus, aff. C-170/84, pt 29.
8
CJCE, 17 octobre 1989, Danfoss, aff. C-109/88, § 21.
9
CJCE 27 octobre 1997, Enderby, aff. C-127/92.
10
CJCE, gde ch., 3 octobre 2006, Cadman, aff. C-17/05.

99
poursuit un but légitime, et que la différence de traitement est
proportionnée au but recherché.
Or la Cour de Luxembourg, lorsqu’elle analyse des normes
d’entreprise, des dispositions issues de conventions collectives, ou des
clauses contractuelles, admet très largement les justifications tirées des
nécessités de la gestion de l’entreprise (lutte contre l’absentéisme, désir
de recruter les meilleurs candidats, volonté de rendre plus flexible
l’organisation du travail...), et se range assez volontiers aux arguments qui
invoquent l’état du marché du travail, ou la situation économique dans un
secteur donné. Elle se montre encore plus indulgente lorsque les
discriminations indirectes résultent non pas de normes privées, mais de
dispositions législatives qui s’inscrivent dans le cadre de la politique
sociale des États-membres. Elle laisse souvent aux juridictions nationales
le soin d’évaluer la légitimité de la justification invoquée, ainsi que la
proportionnalité de la mesure retenue11.
Il n’en reste pas moins que le droit de l’Union se donne pour ambition
d’éradiquer toute prise en compte du genre entre les travailleurs de sexe
féminin et les travailleurs de sexe masculin. L’idéal qu’il poursuit est celui
d’un lieu de travail « genderneutral »12. Rien ne doit distinguer les
travailleurs des deux sexes, sauf dans trois hypothèses strictement
encadrées : lorsque le sexe constitue « une condition véritable et
déterminante » pour l’exercice d’un emploi ou d’une fonction, lorsqu’il
s’agit de protéger la femme enceinte ou relevant de couches, ou pour
« assurer concrètement une pleine égalité entre les hommes et les femmes
dans la vie professionnelle »13.
En dehors de ces hypothèses, les femmes sont des travailleurs comme
les autres. Dans cette approche de type foncièrement assimilationniste, la
comparabilité de leur situation avec celles des hommes, affirmée au point
de départ du raisonnement, se retrouve également au point d’arrivée : la

11
Sur ces deux aspects du contrôle, v. Christa Tobler, Limites et potentiel du concept de
discrimination indirecte, Luxembourg, Office des publications officielles des
Communautés européennes, 2009, pp. 36-40.
12
Sur ce point, v. Tamara K. Hervey, « Thirty Years of EU Sex Equality Law : Looking
backwards, Looking forwards », Maastricht Journal of European and Comparative law,
vol. 12, 2005, pp. 307-325. Pour le domaine des biens et services, où prévaut la même
philosophie, on se permet de renvoyer à Gwénaële Calvès, « La discrimination statistique
devant la Cour de Justice de l’Union européenne : première condamnation », Revue de
droit sanitaire et social, juillet-août 2011, pp. 645-659.
13
« Directive Refonte », préc., respectivement art. 14, art. 28 §1 et art. 3.

100
discrimination indirecte est une différenciation de facto discriminatoire,
entre deux situations qui ne devraient pas faire l’objet d’un traitement
différent.

B. La figure de l’assimilation de facto discriminatoire


La Cour européenne des droits de l’homme inscrit son approche de la
discrimination indirecte à raison du sexe dans un tout autre registre que la
Cour de Justice.
Depuis 1985, elle affirme que « seules des considérations très fortes
peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence
de traitement fondée sur le sexe »14. Cela signifie qu’elle vérifie, lorsque
les hommes et les femmes sont placés dans des situations analogues ou
comparables au regard de l’objectif poursuivi par une règle de droit
interne, la légitimité du but allégué par l’État, et qu’elle s’assure que la
différence de traitement litigieuse entretient avec ledit but un « rapport
raisonnable de proportionnalité ». L’étendue de la marge d’appréciation
reconnue aux États à chaque stade du raisonnement (évaluation de la
différence de situation, caractérisation du but légitime et détermination de
la proportionnalité des moyens employés) varie selon le domaine et le
contexte. Cette marge tend à se réduire, mais le contrôle opéré par la Cour
de Strasbourg sur les différences de traitement entre les hommes et les
femmes – qui couvre des champs bien plus vastes qu’en droit de l’Union
– demeure, dans l’ensemble, moins exigeant à l’égard des États que celui
du juge de Luxembourg15.
S’agissant plus précisément du recours à la notion de discrimination
indirecte, la différence d’approche entre les deux Cours est tout à fait
remarquable. La définition retenue à Luxembourg, qui s’organise autour
de l’idée de « critère neutre, équivalent fonctionnel d’un critère protégé »,
joue à Strasbourg un rôle quasi-nul.
Deux décisions seulement portent la marque d’un raisonnement en
termes d’« équivalent fonctionnel ». La première est une décision

14
CourEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabale et Balkandali c. Royaume-Uni, req. n°
9214/80, 9473/81 et 9474/81.
15
Pour une comparaison terme à terme, dans les domaines qui relèvent à la fois du droit
de la Convention et du droit de l’Union, v. l’étude de Suzanne D. Burri, « Towards more
Synergy in the Interpretation of the Prohibition of Sex Discrimination in European Law ?
A Comparison of Legal Contexts and some Case Law of the EU and ECHR », Utrecht
Law Review, vol. 9, n°1, 2013, pp. 80-103.

101
d’irrecevabilité, rendue en 2005 dans l’affaire Hoogendijk16. Était en
cause une réglementation néerlandaise qui subordonnait l’octroi d’une
prestation d’incapacité de travail à la condition d’avoir perçu, au cours de
l’année précédent le début de l’incapacité, un certain niveau de revenu.
De manière inédite dans sa jurisprudence relative à l’égalité entre les
sexes, la Cour européenne a admis qu’une telle condition, « bien que
formulée de façon neutre », « touche en fait un pourcentage nettement
plus élevé de femmes que d’hommes », pour en déduire qu’il incombait au
gouvernement néerlandais de « démontrer que ceci est le résultat de
facteurs objectifs qui ne sont pas liés à une discrimination fondée sur le
sexe » (démonstration, en l’espèce, jugée satisfaisante). Or il se trouve que
le dispositif soumis à l’examen de la Cour avait déjà été analysé, à deux
reprises, par la Cour de Justice des Communautés européennes, qui y avait
décelé une discrimination indirecte insusceptible d’être justifiée par des
considérations d’ordre budgétaire17, mais admissible si l’État invoquait, à
son soutien, un objectif de politique sociale18. Saisi de la même question,
le juge de Strasbourg pouvait difficilement éviter d’adopter le prisme
retenu à Luxembourg, fut-ce « au prix d’entorses aux principes qui
régissent normalement sa propre jurisprudence »19. Plus de dix ans après
cette affaire Hoogendijk, un arrêt Di Trizio a, lui aussi, adopté une
approche en termes de « critère neutre, équivalent fonctionnel d’un critère
protégé »20. Mais aucun autre exemple ne peut être relevé dans la
jurisprudence de la Cour.
Comment expliquer un désintérêt aussi manifeste à l’égard de la
discrimination indirecte telle qu’on la conçoit sur le plateau du
Kirchberg ? Il est possible que, dans un système où les motifs de

16
CourEDH, 6 janvier 2005, Hoogendijck c. Pays-Bas, req. n°58641/00. La Cour avait
déjà été invitée, en 2003, à statuer sur une « discrimination indirecte » au sens du droit de
l’Union – à propos, déjà, du droit social néerlandais – mais elle avait rendu deux décisions
d’irrecevabilité qui se bornaient à faire état du moyen soulevé, sans l’examiner.
17
CJCE, 24 février 1994, Rocks, aff. C-343/92.
18
CJCE, 1er février 1996, Posthuma-Van Damme, aff. C-280/94.
19
Denis Martin, « Strasbourg, Luxembourg et la discrimination : influences croisées ou
jurisprudences sous influence ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2007, p. 116.
20
CourEDH, 2 février 2016, Di Trizio c. Suisse, req. n° 7186/09. Le critère litigieux, dans
cette affaire, était celui des « activités de ménage et de prise en charge des enfants »,
combiné par les autorités suisses avec celui de l’activité rémunérée pour calculer des taux
d’invalidité. Constatant que cette méthode de calcul « mixte » affecte avant tout les
femmes, la Cour a appliqué le mode de contrôle qui s’impose lorsque sont en cause des
différences de traitement fondées sur le sexe (« seules des considérations très fortes
peuvent amener à [les] estimer compatible[s] avec la Convention »).

102
discrimination prohibés font l’objet d’une liste non limitative, l’approche
développée pour l’application du droit dérivé de l’Union européenne –
fondé, lui, sur des énumérations strictement exhaustives – ne présente pas
la même utilité. Les analyses développées par la CJUE dans le contexte
de l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne tendent, selon nous, à confirmer cette hypothèse. On peut
aussi avancer que la Cour européenne des droits de l’homme préfère
inscrire sa vision de l’égalité entre les sexes dans un cadre conceptuel plus
ample, pour sanctionner des discriminations systémiques, qui ne sont pas
imputables à un critère ou une pratique « apparemment neutres », mais
résultent d’une série de causes indépendantes les uns des autres21, ou des
discriminations institutionnelles, au sens popularisé en Europe par le
rapport MacPherson de 1999, qui caractérisait cette forme de
discrimination comme l’échec collectif d’une organisation à satisfaire les
besoins de certaines catégories d’usagers, en raison d’une d’indifférence
à leur situation, ou d’une forme de mépris à leur égard22. La Cour déploie
ainsi, depuis l’arrêt de grande chambre Konstantin Markin du 22 mars
2012, une grande énergie dans la traque de stéréotypes de genre. La
référence au principe de non-discrimination est alors mise au service d’un
projet de transformation sociale ouvertement assumé23.
Mais surtout, la discrimination indirecte au sens du droit de l’Union se
trouve concurrencée, à Strasbourg, par une autre conception, formalisée
en 2000 par le célèbre arrêt Thlimmenos c. Grèce. La discrimination
indirecte naît ici de l’indifférenciation de la règle, lorsque les situations

21
CourEDH, 20 juin 2006, Zarb Adami c. Malte, req. n° 17209/02. Les facteurs disparates
qui concourent à exempter très largement les femmes de l’obligation de siéger dans des
jurys criminels forment une « situation de fait » suffisante pour caractériser une
discrimination à l’égard des hommes (art. 14 combiné à l’art. 4 §3 d) de la Convention).
22
CourEDH, 9 juin 2009, Opuz c. Turquie, req. n° 33401/02, qui qualifie de
« discriminatoire », à raison du sexe, l’effet produit sur la situation de la requérante par la
passivité des pouvoirs publics face aux violences domestiques, qui elles-mêmes, comme
le souligne la Cour en citant une résolution de la Commission des droits de l’homme de
l’ONU, « s’inscrivent dans le contexte […] de la condition d’infériorité réservée à la
femme dans la société ». De nombreux autres constats de violation ont suivi l’arrêt Opuz
(v. en dernier lieu, Talpis c. Italie, 2 mars 2017, req. 41237/14 et Balsan c. Roumanie, 23
mai 2017, req. n° 49645/09)
23
En ce sens, v. l’opinion concurrente du juge Motoc dans l’affaire Caravalho Pinto de
Sousa Morais c. Portugal du 25 juillet 2017, req. n° 17484/15. La Cour de Justice se
montre, elle aussi, attentive à la question des stéréotypes de genre, mais elle est bridée par
un cadre analytique qui impose un raisonnement comparatif hommes/femmes « toutes
choses égales par ailleurs ».

103
qu’elle vise sont « sensiblement différentes » et que l’État, « sans
justification objective et raisonnable », a omis de leur appliquer un
traitement différent24. Dans l’affaire Thlimmenos, la Cour avait estimé
que la Grèce n’apportait aucune justification objective et raisonnable à
l’interdiction d’exercer la profession d’expert-comptable, opposée de
manière indifférenciée à toutes les personnes convaincues d’avoir commis
un crime. En effet, M. Thlimmenos, Témoin de Jéhovah condamné pour
avoir refusé de porter l’uniforme, ne se trouve pas du tout dans la même
situation, au regard du but poursuivi par la loi (écarter les candidats d’une
moralité douteuse) qu’une personne condamnée pour escroquerie.
L’assimilation des deux types de situation emporte violation de la
Convention.
Cette conception de la discrimination indirecte comme assimilation
discriminatoire de deux situations sensiblement différentes n’est pas
inconnue en droit de l’Union. La Cour de Justice, depuis 1963, la
caractérise comme une discrimination matérielle25. Mais comme celle-ci
peut apparaître sous une forme directe aussi bien qu’indirecte, elle n’est
nullement superposable au mécanisme de la discrimination indirecte. Par
ailleurs, si les discriminations matérielles sont sanctionnées dans le
domaine de la libre circulation des marchandises, elles sont totalement
absentes du contentieux de l’égalité entre les sexes26.

24
CourEDH, gde ch., 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce, req. n° 34369/97, § 44 (violation
de l’art. 14 combiné avec l’art. 9). La Cour peut également qualifier de « discriminatoire »
une pratique ou une règle indifférenciée qui produit, en tant que telle, des effets
désavantageux sur les membres d’une catégorie donnée. Cette figure de la discrimination
indirecte a été explorée par la Cour dans son arrêt Hugh Jordan c. Royaume-Uni du 4 mai
2001 (req. n° 24746/94). Elle se distingue de la configuration Thlimmenos en ceci que les
effets discriminatoires découlent du contenu même de la règle ou de la pratique : on ne
peut y remédier par l’adjonction d’une dérogation, d’un traitement spécifique, ou d’un
accommodement raisonnable.
25
CJCE, 17 juillet 1963, Italie c. Commission, aff. C-13/63. « Une mesure étatique
s’appliquant sans distinction aux produits nationaux et aux produits importés peut être
constitutive d’une discrimination matérielle si, en fait, la situation particulière des produits
importé aurait justifié un traitement différent de celui réservé aux produits nationaux »
(Michel Waelbroeck, « Mesures d’effet équivalent, discrimination formelle et matérielle
dans la jurisprudence de la Cour de Justice », Liber amicorum Frédéric Dumon, Kluwer,
1983, vol. 2, p. 1136).
26
Les très rares arrêts qui imposent de tenir compte d’une différence objective entre les
femmes et les hommes ne mobilisent ni la notion de discrimination matérielle, ni celle de
discrimination indirecte. V., par exemple, CJCE, 1er juillet 1986, Gisela Rummler c. Dato-
Druck GmbH, aff. C-237/85 : « La directive 75/117 du Conseil, du 10 février 1975 […]
ne s’oppose pas à ce qu’un système de classification professionnelle utilise, pour

104
À Strasbourg, il serait excessif d’affirmer que la jurisprudence
Thlimmenos a connu un développement considérable. Elle a contribué à
élargir la définition de la discrimination fondée sur le handicap,
qui englobe désormais le refus de procéder à des aménagements
raisonnables pour tenir compte des effets d’une règle d’application
générale sur les personnes en situation en situation de handicap27. Elle
donne par ailleurs une coloration très particulière aux quelques arrêts qui
transposent dans l’ordre conventionnel, en dehors du contentieux de
l’égalité hommes/femmes, la définition de la discrimination indirecte en
vigueur dans le droit dérivé de l’Union européenne. Cette ligne
jurisprudentielle, composée d’arrêts relatifs à la scolarisation d’enfants
dits « roms », en République tchèque, en Grèce, en Croatie et en
Hongrie28, excède le cadre de notre propos. On relèvera toutefois que la
Cour, tout en se référant aux directives communautaires, reste en réalité
fidèle à sa propre conception de la discrimination indirecte. Ainsi les
requérants, dans l’affaire DH c. République tchèque, ne se plaçaient pas
une configuration Thlimmenos (ils « n’allèguent pas qu’ils se trouvaient
dans une situation différente de celle des enfants non roms, appelant un
traitement différent, ni ne reprochent à l’État défendeur de ne pas avoir

déterminer le niveau de rémunération, le critère de l’effort ou de la fatigue musculaire ou


celui du degré de pénibilité physique du travail, si, compte tenu de la nature des tâches, le
travail à accomplir exige effectivement un certain développement de force physique, à
condition que, par la prise en considération d’autres critères, il parvienne à exclure, dans
son ensemble, toute discrimination fondée sur le sexe […] Le fait de se baser sur des
valeurs correspondant aux performances moyennes des travailleurs d’un seul sexe, pour
déterminer dans quelle mesure un travail exige un effort ou occasionne une fatigue ou est
physiquement pénible, constitue une forme de discrimination fondée sur le sexe, interdite
par la directive » (souligné par nous).
27
CourEDH, 23 février 2016, Çam c. Turquie, req. n° 51500/08. Dans le domaine du
handicap, la Cour de Justice a elle aussi considéré qu’une disposition d’application
générale relative aux absences pour cause de maladie était « susceptible de désavantager »
les travailleurs handicapés, et donc de constituer une discrimination indirecte, dès lors
qu’ « en comparaison avec un travailleur valide, un travailleur handicapé est exposé au
risque supplémentaire d’une maladie liée à son handicap ». Elle a invité le législateur
national à s’assurer que la disposition en cause n’a pas « omis de tenir compte d’éléments
pertinents » relatifs à la situation des travailleurs handicapés (CJUE, 11 avril 2013, HK
Danmark, aff. C- 335/11 et C-337/11).
28
CourEDH, gde ch, 13 novembre 2007, DH et autres c. République tchèque, req. n°
57325/00 ; Sampanis et autres c. Grèce, 5 juin 2008, req. n° 32526/05 ; CourEDH, gde
ch., 16 mars 2010, Oršuš et autres c. Croatie, req. n° 15766/03 ; CourEDH, 11 décembre
2010, Sampani et autres c. Grèce, req. n° 59608/09 ; CourEDH, 29 janvier 2013, Horvath
et Kiss c. Hongrie, req. n° 11146/11 ; CourEDH, 30 mai 2013, Lavida et autres c. Grèce,
req. n° 7973/10.

105
adopté des mesures positives visant à corriger des inégalités ou
différences factuelles »). Et pourtant la Cour y est revenue, puisque le
constat de violation auquel elle aboutit est essentiellement fondé sur le fait
que « le processus de scolarisation des enfants roms n’a pas été entouré
de garanties permettant de s’assurer que [...] l’État a tenu compte des
besoins spécifiques de ces enfants découlant de leur position
défavorisée »29.
Différenciation de facto discriminatoire ou assimilation de facto
discriminatoire : la notion de discrimination indirecte relève, en Europe,
de deux cadres analytiques distincts. Mais le raisonnement juridictionnel
reste toujours très libre de s’en affranchir, comme le montre avec éclat le
contentieux de la discrimination indirecte à raison de l’orientation
sexuelle.

II- L’usage téléologique du concept de discrimination indirecte

Le critère de l’orientation sexuelle, saisi à partir de la situation


conjugale des individus, offre un terrain idéal pour mettre à l’épreuve la
notion de discrimination indirecte, dans chacune de ses deux
configurations. Dans les contextes nationaux où le mariage est réservé aux
couples hétérosexuels, la distinction entre couples mariés et couples non
mariés semble en effet taillée sur mesure pour une application du
mécanisme en vigueur dans le droit dérivé de l’Union européenne : le
critère « être marié » forme un équivalent fonctionnel particulièrement
efficace du motif de l’orientation sexuelle, puisqu’il permet d’atteindre les
couples de même sexe non pas « grosso modo », mais dans leur totalité.
Sur l’autre versant du concept de discrimination indirecte, la situation
conjugale se prête fort bien à la mise en œuvre d’un raisonnement de
type Thlimmenos. Lorsque tous les couples non mariés sont traités de
manière indifférenciée, il semble en effet possible de déceler une
assimilation discriminatoire de deux situations « sensiblement
différentes » : celle des couples hétérosexuels qui ont choisi de ne pas se
marier, et celle des couples homosexuels qui, eux, ne disposent pas d’une
telle liberté de choix.

29
CourEDH, DH et autres c. République tchèque, préc., respectivement aux § 183 et 207.
Souligné par nous.

106
L’analyse de la jurisprudence réserve toutefois un certain nombre de
surprises.

A. La Cour de justice de l’Union européenne


La discrimination indirecte fondée sur l’orientation sexuelle,
sanctionnée uniquement dans le domaine du travail et de l’emploi (lato
sensu), est définie, dans le droit dérivé de l’Union européenne, en des
termes très proches de ceux qui permettent de caractériser une
discrimination indirecte à raison du sexe. Est retenue la même logique de
« critère neutre, équivalent fonctionnel d’un critère protégé », et le même
registre de justification. Seules diffèrent les conditions de création d’une
présomption de discrimination indirecte30.
Or la Cour de Luxembourg, plusieurs fois invitée à qualifier de
discrimination indirecte une différence de traitement opérée entre couples
mariés et couples non mariés, s’y est systématiquement refusée.
Dans les deux premières affaires qui lui ont été soumises, la grande
chambre a indiqué aux juridictions allemandes qu’elles devaient analyser
en termes de discrimination directe fondée sur l’orientation sexuelle des
dispositions qui réservaient le bénéfice de certaines prestations sociales
au survivant d’un couple marié dans le premier cas31, aux salariés mariés
dans le second cas32 : si les couples mariés et les couples unis par un
« partenariat de vie » se trouvent, d’après l’analyse du juge national, dans
une situation comparable au regard de la prestation litigieuse, la
discrimination directe sera constituée.
Très succinctement motivés, ces deux arrêts ont déconcerté un grand
nombre d’observateurs.

30
Une discrimination indirecte fondée sur l’orientation sexuelle « se produit lorsqu’une
disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un
désavantage particulier pour des personnes [d’une orientation sexuelle donnée] par
rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique
ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet
objectif ne soient appropriés et nécessaires » (Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000
portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi
et de travail, art. 2 §2, souligné par nous).
31
CJUE, gde ch, 1er avril 2008, Tadao Maruko c. Versorgungsanstalt der deustchen
Bühnen, aff. C-267/06.
32
CJUE, gde ch, 10 mai 2011, Jürgen Römer c. Freie und Hansestadt Hamburg, aff. C-
147/08.

107
Il est certes possible, en droit de l’Union, de requalifier en
discrimination directe une différence de traitement qui n’est pas
explicitement fondée sur un critère protégé. L’opération de
requalification peut ainsi être décidée lorsqu’une règle fondée sur un
critère « apparemment neutre » affecte exclusivement les personnes
porteuses du trait protégé, même si elle ne les affecte pas toutes.
L’exemple célèbre, dans le contentieux de l’égalité entre les sexes,
concerne l’état de grossesse, qui ne concerne évidemment pas toutes les
femmes, ne serait-ce que pour des raisons d’âge, mais qui ne concerne
qu’elles : « un refus d’engagement pour cause de grossesse ne peut être
opposé qu’aux femmes et constitue dès lors une discrimination directe
fondée sur le sexe »33. C’est peut-être une considération de ce type qui a
conduit la Cour, dans les affaires allemandes, à requalifier en
discrimination directe le traitement défavorable réservé aux couples unis
par un « partenariat de vie ». En effet, tous les couples homosexuels, en
Allemagne, ne sont pas engagés dans cette forme d’union, mais eux seuls
peuvent l’être puisque cette forme d’union leur est réservée. Une règle qui
désavantage les partenaires de vie ne lèse pas tous les couples
homosexuels, mais les couples qu’elle lèse sont exclusivement
homosexuels.
Le problème est que ce raisonnement ne permet pas de comprendre la
qualification retenue dans une affaire qui concernait non plus
l’Allemagne, mais la France : l’affaire Frédéric Hay c. Crédit Agricole de
Charente-Maritime et des Deux-Sèvres34. En effet le Pacs, en France,
n’est pas réservé aux couples de même sexe, et l’immense majorité des
couples pacsés, de fait, sont des couples hétérosexuels. Le ressort de la
requalification décidée par la Cour est donc nécessairement le symétrique
33
CJCE, 8 novembre 1990, Johanna Pacifica Dekker c. VJV Centrum, aff. C-177/88, §
12. Dans le même sens, v. CJCE, 10 mars 2005, Nikoludi c. Organismos Tilipikinion
Ellados AE, aff. C- 196/06.
34
CJUE, 12 décembre 2013, Frédéric Hay c. Crédit agricole de Charente-Maritime et des
Deux-Sèvres, aff. C-267/12 (une convention collective n’ouvrant droit à certains avantages
qu’aux salariés mariés, alors que le mariage n’est légalement possible qu’entre personnes
de sexe différent, crée une discrimination directe fondée sur l’orientation sexuelle à
l’encontre des travailleurs salariés homosexuels titulaires d’un PACS qui se trouvent dans
une situation comparable). Le même refus de raisonner en termes de discrimination
indirecte se retrouve dans CJUE, 24 novembre 2016, David L. Parris c. Trinity College
Dublin, aff. C-443/15 (une réglementation nationale n’est pas susceptible d’instituer une
discrimination fondée sur l’effet combiné de l’orientation sexuelle et de l’âge lorsqu’elle
n’est constitutive d’une discrimination ni en raison de l’orientation sexuelle ni en raison
de l’âge, isolément considérés).

108
exact du précédent : une règle neutre est directement discriminatoire
lorsqu’elle affecte la totalité des personnes porteuses du trait protégé,
même si elle ne les affecte pas exclusivement. Cette figure, à notre
connaissance, ne s’est jamais présentée dans le contentieux
communautaire de l’égalité entre les sexes. L’arrêt Frédéric Hay introduit
ainsi une variante dans la jurisprudence de la Cour relative aux
discriminations indirectes requalifiées en discriminations directes.
Comment comprendre le choix entre l’une ou l’autre de ces
qualifications ?
Il peut s’expliquer par l’intensité du contrôle que le juge entend exercer
sur la règle disputée35. Dans le système des directives, le régime de
justification varie, comme on sait, selon le chef de discrimination, mais,
pour tous les motifs, l’exigence est plus forte lorsque la discrimination est
qualifiée de « directe ». Plus forte, l’exigence de justification est aussi
mieux encadrée par les textes, qui énumèrent exhaustivement les cas où
une discrimination directe pourra être jugée admissible, alors qu’une
présomption de discrimination indirecte peut être levée par l’invocation
de n’importe quel « objectif légitime » (sans spécification de contenu),
sous réserve que les moyens pour réaliser cet objectif soient appropriés et
nécessaires. Si donc une différence de traitement entre couples mariés et
couples unis par un partenariat de vie ou un Pacs constitue une
discrimination indirecte, la Cour est nécessairement entrainée vers
l’analyse de la légitimité des choix opérés par un État membre en matière
d’état-civil et des prestations qui en dépendent, analyse pour le moins
délicate, qui semble en outre échapper à sa compétence36. Si en revanche
la qualification de discrimination directe est retenue, la Cour sera fondée
à vérifier que l’objectif avancé par l’État membre relève bien des
hypothèses énoncées par la directive, à savoir, en l’occurrence, « le
maintien de la sécurité publique, la défense de l’ordre et la prévention des
infractions pénales », ou « la protection des droits et libertés d’autrui ». Sa
conclusion est acquise d’avance.
Indépendamment de ces considérations de stratégie jurisprudentielle,
il est possible que le non-recours au concept de discrimination indirecte
dans le contentieux qui nous occupe révèle les limites inhérentes à l’idée

35
Pour le contentieux communautaire de l’égalité entre les sexes, comp. CJCE, Dekker,
préc. et CJCE, 9 décembre 2000, Julia Schnorbus c. Land Hessen, aff. C-79/99.
36
Directive 2000/78, préc., cons. 22. En ce sens, arrêt Maruko, préc., point 59 et arrêt
Parris, préc., point 57.

109
même de « critère neutre, équivalent fonctionnel d’un critère prohibé ».
Un tel critère, on l’a compris, ne peut pas être repéré « sur la base
d’analyses purement juridiques »37. Pour l’identifier, il faut se tourner
vers le monde réel : on y découvre, par exemple, que les femmes sont en
général plus petites que les hommes, ce qui permet de saisir le critère de
la taille comme un proxy du sexe38. Il en va de même pour les nombreux
proxies qui recoupent la distinction hommes/femmes en raison d’une
distribution inégalitaire des rôles sociaux39. En l’état actuel de ces
inégalités, il est assez facile d’atteindre les femmes (ou les hommes) sans
les nommer. Mais quid des couples homosexuels ? En quoi diffèrent-ils,
sociologiquement, des autres couples ? Le critère « famille nombreuse »
permet sans doute, aujourd’hui, de les atteindre plus particulièrement,
mais rien ne dit que cette situation perdurera. Quant au critère du statut
matrimonial, sa capacité à les exclure s’épuise avec l’extension, en
Europe, du droit au « mariage pour tous ».

B. La Cour européenne des droits de l’homme


Contrairement à la Cour de Luxembourg, la Cour de Strasbourg
accepte de caractériser comme indirectement discriminatoire une règle de
droit défavorable aux couples de même sexe. Il s’agit, conformément à
l’appréhension du concept de discrimination indirecte qui prévaut dans le
système de la Convention, de règles indifférenciées qui auraient dû tenir
compte de la situation spécifique des couples homosexuels. Mais le choix
d’une telle grille de lecture n’a rien de mécanique, comme le montre la
comparaison entre deux arrêts rendus, la même année, par deux sections
différentes de la Cour.
Le premier, rendu par la 1re section, est l’arrêt Taddeucci et McCall c.
Italie40. Il a pu être salué comme « une véritable révolution »41, parce qu’il
37
CJCE, 8 avril 1976, Defrenne II, aff. C-43/75, point 21.
38
CJUE, 18 octobre 2017, Ypourgos Esoterikon c. Maria-Eleni Kalliri, aff. C-409/16.
39
V. les exemples donnés, supra, p.99.
40
CourEDH, 1ère section, 30 juin 2016, Taddeucci et McCall c. Italie, req. n° 51362/09.
41
Hugues Fulchiron, « L’arrêt Taddeucci et McCall c. Italie et les discriminations
indirectes entre couples homosexuels et hétérosexuels : avis de tempête ? », Rec. Dalloz,
2016, p. 2102. Il convient toutefois de noter qu’une discrimination indirecte avait déjà été
caractérisée par la Cour, sur le versant « droit au respect de la vie privée » de l’article 8,
dans une affaire qui présentait une ressemblance assez frappante avec le cas Thlimmenos
(CourEDH, 1ère section, 7 novembre 2013, E.B. et autres contre Autriche, req. n°
31913/07, 38357/07, 48098/07, 48777/07 et 48779/07 - le casier judiciaire d’un individu
peut faire état d’une condamnation prononcée pour des faits qui ne sont plus incriminés

110
constate une violation de l’article 14 combiné à l’article 8, dans sa
composante « droit au respect de la vie familiale ».
La Cour était appelée à analyser une disposition du droit italien qui
subordonnait l’octroi d’un permis de séjour mention « vie familiale »,
pour les ressortissants d’États tiers à l’Union européenne, au fait d’être
marié à un Italien, ou à un résident étranger légalement établi en Italie.
Elle aurait pu analyser une telle exigence comme instituant une différence
de traitement entre couples mariés et couples non mariés. Cela l’aurait
amenée à examiner la pertinence du critère retenu par les autorités
italiennes dans le cadre d’une politique de gestion des flux migratoires, et
il est vraisemblable – compte tenu notamment de la marge d’appréciation
reconnue aux États dans ce domaine – qu’elle se serait inclinée devant
leur choix. Mais les juges de la 1re section ont décidé de décentrer la
perspective, et d’envisager la règle litigieuse sous l’angle de l’identité de
traitement entre couples non mariés, tous exclus du droit au séjour, qu’ils
soient composés de personnes de même sexe ou de sexe différent. Avec
ce nouveau prisme, la contrainte de justification qui pèse sur l’État se
déplace : il devra dire pourquoi il s’abstient de traiter différemment des
situations qui apparaissent comme « sensiblement différentes », dès lors
que les couples de même sexe n’ont pas, en Italie, la possibilité de se
marier. Peut-il avancer une « justification objective et raisonnable » à
l’application de la même règle aux couples hétérosexuels (qui ont choisi
de ne pas se marier) et aux couples de même sexe (exclus du droit au
mariage) ? La justification par « la protection de la famille traditionnelle »,
que la Cour européenne admet dans certains contextes, échoue ici à la
convaincre. Elle identifie donc, dans l’affaire Taddeucci, une
discrimination indirecte, au sens d’une assimilation discriminatoire de
situations sensiblement différentes42.

par le code pénal, mais le législateur doit introduire une exception à cette règle générale
lorsque le délit – de relations homosexuelles masculines avec un mineur de 15 ans – a été
abrogé à la suite d’une déclaration d’inconstitutionnalité fondée sur le principe d’égalité
entre les hommes et les femmes).
42
« Sans justification objective et raisonnable, l’État italien a omis de traiter [les couples
homosexuels] différemment des couples hétérosexuels et de tenir compte de la capacité de
ces derniers d’obtenir une reconnaissance légale de leur relation, et donc de satisfaire aux
exigences du droit interne aux fins de l’octroi du permis de séjour de famille, une
possibilité dont les requérants ne jouissaient pas » (Taddeucci et McCall, préc., § 94 – la
Cour renvoie ici au § 44 de l’arrêt Thlimmenos cité supra).

111
Or ce n’est pas du tout ainsi qu’avait raisonné la 3e section de la Cour,
dans un arrêt rendu quelques mois plus tôt.
Était en cause, dans l’affaire Aldeguer Tomas c. Espagne43, une
distinction entre époux survivants, admis à bénéficier d’une pension de
réversion après la mort de leur conjoint, et concubins survivants, tous
exclus du bénéfice de cette prestation. La catégorie des concubins
survivants regroupait, comme partout, des couples qui ont choisi de ne pas
se marier d’une part, des couples contraints à demeurer dans une situation
de concubinage d’autre part. Mais la particularité de la situation nationale
espagnole est que l’on trouve, dans cette seconde catégorie, à la fois des
couples de même sexe, qui jusqu’en 2005 n’avaient pas accès à
l’institution du mariage, et des couples de sexe opposé, lorsque l’un ou
l’autre des deux partenaires, voire les deux, étaient retenus par les liens
d’une précédente union, impossible à dissoudre du fait de l’interdiction
du divorce. Or en 1981, lorsqu’il a autorisé le divorce et donc le
remariage, le législateur espagnol a décidé d’effacer les conséquences
dommageables de l’état antérieur du droit, en posant que le concubin
survivant de ces unions de fait aurait droit à la pension de réversion,
comme si le mariage avait pu avoir lieu. Par contraste, en 2005, l’octroi
rétroactif de la qualité de veuf a été refusé au concubin survivant des
couples de même sexe. Le requérant soutenait que cette abstention du
législateur était constitutive d’une discrimination, au sens de traitement
différent imposé, sans justification objective et raisonnable, à des
personnes se trouvant dans une situation analogue.
La Cour a donc recherché si le concubin survivant d’un couple
homosexuel était placé dans une situation analogue, en 2005, à celle du
concubin survivant d’un couple hétérosexuel en 1981. Elle répond par la
négative. Les situations sont différentes au plan juridique (absence de
droit au mariage dans le premier cas, empêchement d’exercer son droit au
mariage dans le second), mais, surtout, les situations sont empiriquement
différentes : les disparités de revenus entre les membres des couples
homosexuels formés avant 2005 ne sont en rien comparables – à supposer
même qu’elles existent – aux disparités constatées au sein des couples
hétérosexuels en 1981. Les survivants de ces couples sont très
majoritairement des femmes, qui n’avaient pas accès au marché de
l’emploi dans les mêmes conditions que les hommes. Leur attribuer
rétroactivement la qualité de veuves – et le droit aux prestations sociales

43
CourEDH, 3ème section, 14 juin 2016, Aldeguer Tomàs c. Espagne, req. n° 35214/09.

112
afférent à cette qualité – traduit une volonté de corriger une inégalité
économique avérée dans le contexte de 1981 (entre les hommes et les
femmes), mais hautement hypothétique en 2005 (entre deux hommes, ou
entre deux femmes). Le législateur espagnol a traité différemment des
situations différentes : il n’y a donc pas de discrimination.
La 3e section de la Cour serait sans doute arrivée à un résultat différent
si elle avait accepté de raisonner en termes de discrimination indirecte, au
sens où ce mécanisme est appréhendé à Strasbourg. Comme la 1re section
dans l’affaire Taddeucci, elle aurait pu retenir la facette Thlimmenos du
principe de non-discrimination, qui interdit à l’État de traiter de la même
manière, sans justification objective et raisonnable, des personnes dont les
situations sont sensiblement différentes. Ce changement de perspective –
de l’analyse d’une différentiation discriminatoire à la caractérisation
d’une assimilation discriminatoire – aurait entraîné un changement de
comparateur : ce n’est pas aux concubines dont le conjoint est mort avant
1981 qu’aurait été comparé l’homosexuel dont le conjoint est mort avant
2005, mais à tous les concubins hétérosexuels dont le conjoint est mort
après 1981. Une approche décalquée de l’arrêt Taddeucci aurait ainsi
conduit la 1re section à constater qu’au jour où elle statue, la catégorie des
concubins exclus du bénéfice de la pension de réversion est
fondamentalement hétérogène ; elle amalgame tous les concubins
survivants d’une personne décédée entre 1981 et 2005, c’est-à-dire des
concubins par choix (les hétérosexuels) et des concubins par nécessité (les
homosexuels). Rien ne s’opposait au déploiement d’un tel raisonnement
sinon, sans doute, la considération du résultat auquel il risquait de
conduire... La Cour, comme on sait, se montre généralement respectueuse
des choix nationaux en matière de politique sociale.
Différentiation ou assimilation discriminatoire : le choix de retenir
l’une ou l’autre de ces perspectives sur une règle donnée apparaît donc
largement téléologique. Un tel choix, structurellement, est ouvert à propos
de n’importe quelle règle de droit. Le juge peut toujours mobiliser l’une
ou l’autre des deux figures autour desquelles s’organise « la » définition
européenne de la discrimination indirecte – règle qui institue une
différence de traitement ou règle qui s’applique de manière indifférenciée.
C’est lui qui choisit l’angle sous lequel il aborde la règle : celui des
distinctions qu’elle opère (quitte à les rechercher par-delà le texte), ou
celui des différences (empiriquement constatables) qu’elle refuse de
consacrer.

113
Le droit au changement d’identité de genre
en Argentine

AIDA KEMELMAJER DE CARLUCCI


Professeure de droit civil, Université nationale de Cuyo,
ancienne présidente de la Cour suprême de Mendoza

Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces


viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce
petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine,
je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini
des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a
pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux
possibles, réels ou utopiques1.

I. Introduction

Ce chapitre présente une synthèse de la loi argentine n° 26743/2012


relative à l’identité de genre, « en action », au regard de son interprétation
et de son application par les tribunaux et les autorités administratives2.

1
Michel Foucault, El cuerpo utópico. Las heterotopías, ed. Nueva Visión, Buenos Aires,
2010, p. 16
2
La doctrine et la jurisprudence antérieures à l’entrée en vigueur de la loi 26473 peut être
consultée dans de Eleonora Lamm, Cecilia Grosman, Nora Lloveras et Marisa Herrera
(dir.), Summa de Familia, t. IV, Abeledo Perrot, 2012, pp. 4257-4312; Marta Inés
Cavalcanti, « Identidad de género. Aproximaciones al tema », Revista del Notariado, n°
918, 1e octobre 2014, p. 43 ; Laura Cantore, Intersexualidad y derechos humanos, ed.
Nuevo Enfoque, Córdoba ; Yamila Soledad Cagliero, « Investigación de jurisprudencia y
doctrina sobre la identidad de género », Rev. Derecho de Familia y de las Personas, 1e
septembre 2012, pp. 289 s. ; Rédaction, « Investigación de jurisprudencia sobre la
identidad de género », Rev. Derecho de Familia y de las personas, vol. 3-1, 2011, p. 303
; Agustín Martínez, « Las identidades de género son derechos humanos », La Ley
Noroeste, Février 2012, p. 26.

115
Cette loi et les décrets n° 1007/2012 et 903/15 qui la complètent
reconnaissent à toute personne les trois droits suivants :
a) droit à la reconnaissance de l’identité de genre ;
b) droit au libre développement de la personnalité conformément à
cette identité de genre ;
c) doit à être traité conformément à l’identité de genre et, en particulier,
à être identifié de cette façon dans les instruments attestant de l’identité
en ce qui concerne le ou les prénoms, l’image et le sexe sous lesquels la
personne est enregistrée.
Cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi, le bilan final de
l’application de ces droits est positif, malgré toutes les voix qui, en 2012,
pronostiquaient l’arrivée de l’enfer en Argentine3. Le présent donne
raison aux auteurs qui signalaient les caractères égalitaires, inclusifs et
respectueux de l’autonomie consacrés par la loi4.

3
Gabriel Aníbal Fuster, « La ley 26.743 y la difícil "contextualización jurídica" de una"
modificación asistémica" », LA LEY Córdoba, 2014, p. 819 ; Alicia Garcia de
Solavagione, « El estatuto de los vicios del consentimiento matrimonial y la contradicción
con las leyes relativas a la identidad de género », Derecho moderno, Liber amicorum
Marcos M Córdoba, t. I, ed. Rubinzal, 2013, p. 325 ; María B. Goyena Giménez, « Género,
política e historia. A propósito de las leyes argentinas », Rev. de Derecho familiar Pater
Familias, vol. 1-1, 2013, p. 217 ; Felicitas Maiztegui Marcó, « Derecho a la identidad de
género. Ley 26.743 », Doc. Jud. buLa Ley., 27 juin 2012, p. 93 ; Analía Pastore,
« Derecho » a la identidad de género : análisis normativo y perspectiva iusfilosófica, ED,
pp. 249-576 ; Eduardo Sambrizzi, La ley 26743, E.D. pp. 248-823 ; Daniela Zabaleta, Ley
de género : implicancias respecto de la ley 28.248 de nombre, E.D. pp. 248-885 ; la
confusion de ce dernier auteur est évidente quand il dit : « Pour changer le nom, en
Argentine il y a deux lois : une s’applique aux personnes hétérosexuelles ; l’autre bénéficie
aux personnes qui se perçoivent avec une identité différente à l’identité biologique. Une
dignifie le nom ; l’autre ne fait qu'en appauvrir la loi ». Une position déconcertante.
4
Par ex. Andrés Gil Domínguez, « Derecho a la no discriminación y ley de identidad de
género », LA LEY, 2012 ; Mario S. Gerlero, « Consideraciones sobre los proyectos de ley
de identidad de género », Sup. Act. 8 septembre 2011 ; du même auteur, « Identidad de
género », LA LEY, 2011 ; Graciela Medina, « Ley de identidad de género. Aspectos
relevantes », LA LEY, 2012 ; Ricardo A. Guibourg, « La Ley de las sábanas », Rev.
Derecho de Familia y de las Personas, 1er mars 2012, p. 3 (le titre réfère au droit à
l’intimité ; personne ne peut s’introduire dans nos draps) ; Ricardo A., Guibourg, « Sobre
el género y La Ley », LA LEY, 2012 ; Micaela Kreimer, « El derecho a la identidad de
género », Rev. Derecho de Familia y de las Personas, 4 août 2016, p. 117 ; Guillermo M.
Scheibler, « Una libertad más, un dolor menos », LA LEY, 2012 ; Gabriela Yuba,
« Comentario sobre La Ley de derecho a la identidad », Rev. Derecho de Familia y de las
personas, 1e septembre 2012, p. 222 ; Graciela Yuba, « Sobre La Ley de derecho a la
identidad de género », LA LEY, 2012 ; Carolina Von Opiela, « Reflexiones sobre la

116
Le chemin parcouru pour arriver à ce résultat a été semé d’embûches.
On peut identifier les jalons suivants, récents et préalables à l’entrée
en vigueur de la loi :
(i) L’arrêt de la Cour Suprême de la Nation du 21 novembre 20065 qui
souligne que ne peuvent être ignorés les préjugés visant les minorités
sexuelles, avec ses terribles conséquences. Les personnes impliquées
souffrent non seulement de la discrimination sociale qui les prive de
source de travail ; elles sont également victimes de mauvais traitements,
contraintes, viols et même d’homicides. Comme résultat de ces préjugés,
elles se trouvent pratiquement condamnées à des situations de
marginalisation, aggravées dans des nombreux cas par l’appartenance aux
secteurs les plus défavorisés de la population, avec des conséquences
néfastes pour leur qualité de vie et leur santé, enregistrant en ce sens des
taux élevés de mortalité.
(ii) Un arrêt du 10 avril 2008 rendu par le juge Pedro Hooft, siégeant
en la ville de Mar del Plata, et qui a autorisé la modification du document
d’identité du masculin vers le féminin, sans aucune condition préalable de
chirurgie de réassignation du sexe6.

identidad autopercibida », LA LEY, 2012 ; María Laura CioLa Leyi, « Ley de identidad de
género », LA LEY, 2012 ; Fernando MiLa Leyán, « Acto jurídico de emplazamiento en la
nueva identidad de género », Rev. Derecho de Familia y de las Personas, 1e septembre
2012, p. 227 ; Elena-Jáuregui Rodolfo G Salomón, « Nueva ley de Derecho a la identidad
de género: aquiescencia social y genealogía silenciada », Rev. Derecho de Familia y de
las Personas, 1e octobre 2012, p. 222. Voir aussi des articles publiés au sein de Carolina
Von Opiela (dir.), Derecho a la identidad de género: Ley Nº 26.743, ed. La Ley, 2012.
5
CSN 21/11/2006, JA 2007-I-26, commentaires : Augusto Morello, « El travestismo y la
Corte Suprema », LA LEY, 2007 ; Néstor Sagüés, « Derecho de asociarse. Los fines útiles.
La moral pública y el bien común », LA LEY, 2006 ; Andrés Gil Domínguez, « El estado
constitucional de derecho y el bien común », LA LEY, 2006. Il ne manque pas de voix
conservatrice dissidente (ED 220-491, commentaire Ricardo Wetzler Malbrán, Un
singular criterio: el reconocimiento de la personería jurídica de los travestis y
transexuales que persiguen objetivos de bien común).
6
Monica Pinto qualifie cet arrêt de “historique”. Mónica Pinto, « Identidad de género »,
Carolina Von Opiela (dir.) Derecho a la identidad de género: Ley Nº 26.743, ed. La Ley,
2012, p. 16. Il faut souligner que la France a dû attendre le 17 novembre 2016, quand le
Conseil Constitutionnel a déclaré la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle
(adoptée le 12 octobre 2016) conforme à la Constitution (décision no 2016-739 DC). Il a
en particulier dit que « en permettant à une personne d’obtenir la modification de la
mention de son sexe à l’état civil sans lui imposer des traitements médicaux, des
interventions chirurgicales ou une stérilisation, les dispositions ne portent aucune atteinte
au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ». Le nouvel article 61-6

117
(iii) L’article 3 paragraphe c) de la loi N° 26.657/2010 de Santé
mentale selon lequel ne peut dans aucun cas être réalisé un diagnostic de
santé mentale sur la base exclusive de l’identité sexuelle ou du choix d’en
changer7.
(iv) La décision de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme du
4 février 2012 qui a déclaré que « l’orientation sexuelle et l’identité de
genre sont des catégories protégées par la Convention »8.
Après mai 2012, on peut remarquer :
– Les instructions du Ministère public de la Nation (adressées à toutes
les personnes travaillant dans le domaine de la Justice) qui ont été un
instrument important en faveur de l’efficacité de la loi9.
– L’Opinion consultative OC-24/17 du 24 novembre 2017 de la Cour
Interaméricaine des droits de l’Homme. Le Costa Rica cherchait à savoir
si l’art. 54 du Code civil de ce pays était conforme à la Convention en tant
qu’il exige une procédure judiciaire pour changer le nom et non une
simple procédure administrative10. La Cour est allée plus loin que les

du code civil précise que « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une
opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la
demande de modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ».
De son côté, la Cour Européenne de Droit de l’Homme, en 2015, dans l’arrêt Y.Y.
c. Turquie a décidé que la stérilité définitive érigée en condition préalable au processus de
changement de sexe constitue une violation de l’article 8 ; en plus, le 6 avril 2017, dans
l’affaire A.P., Garçon et Nicot c. France, Requêtes nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13,
la Cour a signalé que la reconnaissance des droits des personnes trans est encore
subordonnée à la stérilisation du demandeur dans vingt-quatre États membres du Conseil
de l’Europe mais que cette condition a disparu du droit positif de onze États parties entre
2009 et 2016, dont la France, et que des réformes dans ce sens sont débattues dans d’autres
États parties.
7
La loi 26.657 a donné le premier pas en faveur de la « dépathologisation »
8
Corte IDH, Caso "Atala Riffo y niñas vs. Chile", 4 février 2012, paragraphe 91; Voir,
par ex. Mauricio Cueto, « Derechos humanos de las personas LGTBI », Rev. Derecho de
Familia y de las Personas, 1e novembre 2012, p. 254. Je n’analyse pas cet arrêt parce qu’il
ne se réfère pas à une personne transsexuelle mais homosexuelle. La phrase reste inclue
aussi dans l’arrêt Duque vs. Colombia, 26 février 2016, paragraphe 104 (une autre affaire
relative à la sécurité sociale d’un couple homosexuel).
9
Defensoría general de la Nación, Resolución DGN N° I 63 / AS, Buenos Aires, 14 mai
2013.
10
La question posée n’est pas identique à cellequ’a décidée la Cour Européenne le
6/4/2017, Affaire A.P., Garçon et Nicot c. France, (Requêtes nos 79885/12, 52471/13 et
52596/13) : « Les requérants se plaignent du fait que leur demande tendant à la rectification
de la mention de leur sexe sur leur acte de naissance a été rejetée au motif que, pour justifier
d’une telle demande, le demandeur ou la demandeuse doivent établir la réalité du

118
questions posées par la demande de consultation et a traité un ensemble
de questions relatives aux groupes LGBTI, ici reproduites pour les aspects
touchant spécialement les personnes trans :
« Les États devraient déterminer et établir, en fonction des
caractéristiques de chaque contexte et de leur droit interne, les procédures
les plus appropriées pour le changement de nom, le changement de
photographie et la rectification de la référence au sexe ou au genre dans
les registres et sur les documents d’identité afin qu’ils soient conformes à
l’identité sexuelle auto-perçue, que ces procédures soient de nature
administrative ou judiciaire. Toutefois, ces procédures doivent respecter
les conditions suivantes établies dans le présent Avis :
(a) celles-ci devraient être centrées sur la rectification complète de
l’identité de genre auto-perçue ;
(b) elles devraient être fondées uniquement sur le consentement libre
et éclairé du demandeur, sans impliquer des exigences telles que des
certifications médicales et/ou psychologiques ou autres qui pourraient être
déraisonnables ou pathologisantes ;
(c) celles-ci doivent être confidentielles et les changements,
corrections ou modifications apportés aux dossiers et aux documents
d’identité ne doivent pas refléter les changements apportés en fonction de
l’identité sexuelle ;

syndrome transsexuel dont il ou elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la
transformation de son apparence. Dénonçant le fait que cette seconde condition a pour
effet de contraindre les personnes transgenres qui, comme elles, souhaitent obtenir une
modification de la mention de leur sexe à l’état civil, à subir préalablement une opération
ou un traitement impliquant une stérilité irréversible, ils invoquent l’article 8 de la
Convention ». Selon la Cour Européenne, « la question à trancher est celle de savoir si le
respect de la vie privée des requérants implique pour l’État l’obligation positive de mettre
en place une procédure propre à leur permettre de faire reconnaître juridiquement leur
identité sexuelle sans avoir à remplir les conditions qu’ils dénoncent ». La Cour part du
principe que le droit positif français assujettissait la reconnaissance de l’identité sexuelle
des personnes transgenres à la réalisation d’une opération stérilisante ou d’un traitement
qui, par sa nature et son intensité, entraînait une très forte probabilité de stérilité et que cet
condition est un atteint à l’art. 8. En revanche, elle considère que même si la condition
d’un diagnostic psychiatrique peut devenir un obstacle à l’exercice de leurs droits
fondamentaux, notamment lorsqu’il sert à limiter leur capacité juridique ou à leur imposer
un traitement médical, les États parties conservent une large marge d’appréciation quant à
la décision d’y poser une telle condition.

119
(d) elles doivent être rapides et, dans la mesure du possible, gratuites ;
et (e) elles ne doivent pas exiger une preuve de chirurgie et/ou
d’hormonothérapie.
Étant donné que la Cour note que les procédures administratives ou
notariales sont celles qui sont les mieux adaptées et les plus appropriées à
ces exigences, les États peuvent prévoir une procédure administrative
parallèle que la personne concernée peut choisir »11
– La création dans certaines provinces12 d’organismes spécifiques de
Politiques d’identité de genre et diversité sexuelle pour combattre toutes
formes de discrimination, xénophobie et racisme et pour développer des
politiques inclusives.

II. Le droit d’être identifié conformément à l’identité de genre dans


les instruments attestant de l’identité en ce qui concerne le ou les
prénoms

A. Caractère administratif de la procédure.


La règle. Les exceptions. La Capacité
a) La loi argentine n’exige pas d’une procédure judiciaire pour
l’exercice du droit d’être identifiée dans les instruments qui attestent
l’identité. Mais pourquoi éviter la procédure judiciaire si, avant la loi, les
juges ont contribué à résoudre les atteintes au droit à l’identité ?
Parce que le chemin était très long et très difficile à surmonter pour les
personnes13.
Cette « fuite » de la procédure judiciaire est une reconnaissance par le
législateur de la possibilité de donner une solution plus efficace14. Ce

11
CIADH, 24 novembre 2017, Advisory opinion OC-24/17 requested by the Republic of
Costa Rica. Gender identity, and equality and non-discrimination of same-sex couples, §
160.
12
Loi n°10509, province de Entre Ríos, 06 septembre 2017,.
13
Voir Carlos A. Lista, « El acceso a la justicia y el derecho a la diversidad sexual, de
género y sexualidad », Rev. Derecho y Ciencias Sociales, Acceso a la Justicia, n° 6, 2012,
p. 141; Emiliano Litardo, « Los cuerpos desde ese otro lado: La Ley de identidad de género
en Argentina », Meritum, vol. 8-2, 2013, pp. 227-255.
14
Il faut ainsi rappeler qu’en 1992, l’assemblé plénière de la Cour de cassation française
a posé cinq conditions à la modification de la mention du sexe inscrite sur l’acte de
naissance : 1o présenter le syndrome de transsexualisme ; 2o avoir subi un traitement
médico-chirurgical dans un but thérapeutique ; 3o n’avoir plus tous les caractères de son

120
faisant, il est possible de dire que la loi consacre une règle du droit
contemporain, c’est-à-dire, laisser hors de la Justice des situations qui ne
présentent pas un vrai conflit juridictionnel, de la même façon que le fait,
par exemple, la loi sur les droits des patients (n° 26.529) ; celle concernant
la protection intégrale des droits des enfants et des adolescents
(n° 26.061), etc.15
b) La règle n’est pas absolue. Le manque de capacité de la personne et
le problème du consentement des représentants peuvent obliger à cette
procédure.
En effet, l’art. 4 de la loi établit que :
« Toute personne qui sollicite la rectification de la mention du sexe
dans les registres ainsi que le changement de prénom et d’image doit
justifier de l’âge minimal de dix-huit (18) ans, sans préjudice des
dispositions de l’article 5 de la présente loi »16.
Pour sa part, l’article 5 dispose : « En ce qui concerne les personnes
mineures de moins de dix-huit (18) ans, la pétition visée à l’article 4 doit
être introduite à travers des représentants légaux et avec l´accord exprès
de la personne mineure, en tenant compte des principes de capacité
progressive et d’intérêt supérieur de l’enfant, conformément aux
dispositions de la Convention sur les droits de l’enfant et de la loi 26.061
sur la protection intégrale des droits des enfants et des adolescents. De
même, la personne mineure doit bénéficier de l’assistance d’un avocat
conformément aux dispositions de l’article 27 de la loi 26.061. Lorsque,
pour quelque raison que ce soit, le consentement de l’un des représentants
légaux de la personne mineure est refusé ou impossible à obtenir, il est
possible de recourir à une procédure très sommaire pour que les juges

sexe d’origine ; 4o avoir pris une apparence physique proche de l’autre sexe ; 5o avoir
adopté le comportement social correspondant à ce dernier.
15
Silvia S. Fernández, « La realización del proyecto de vida autorreferencial. Los
principios de autonomía y desjudicialización », LA LEY, 2012 ; Alejandra Portatadino,
« La identidad de género », LA LEY, 2012.
16
L’un des premiers projets de la loi exigeait seulement 14 ans. Voir Néstor E. Solari, « La
capacidad progresiva y la patria potestad en los proyectos de identidad de género », Rev.
Derecho de Familia y de las Personas, 1er novembre 2011, p. 209. En Espagne, la loi
3/2007 exige 18 ans et n’ouvre pas la possibilité de demander en justice avant de cet âge.
Le 10 mars 2016, la première Chambre civile de la Cour Suprême d’Espagne a posé au
Tribunal Constitutionnel la question de la validité de la norme, en tant que contraire au
principe de développement de la personnalité et de la Convention International des droits
de l’enfant. Pour la situation en Italie, voir Giovanna Ruo, « Persone minori di etá e
cambiamento di identità sessuale », Famiglia e diritto, vol. 5, 2012, p. 500.

121
compétents statuent, en tenant compte des principes de capacité
progressive et d’intérêt supérieur de l’enfant, conformément aux
dispositions de la Convention sur les droits de l’enfant et de la loi 26.061
sur la protection intégrale des droits des enfants, adolescentes et
adolescents ».
Il faut également tenir compte de l’article 12 :
« Traitement digne. L’identité de genre adoptée par les personnes, en
particulier par les enfants et adolescents qui utilisent un prénom différent
de celui consigné dans leur document national d’identité, doit être
respectée. Sur simple demande de leur part, le prénom adopté doit être
utilisé à des fins de citation, d’enregistrement, pour leur dossier, à des fins
d’appel et dans le cadre de toute autre mesure de gestion ou de tout autre
service, tant dans le domaine public que privé. Lorsqu’il est nécessaire, à
des fins de gestion, d’enregistrer les données figurant sur le document
national d’identité, il convient d’utiliser un système combinant les
initiales du prénom, le nom de famille complet, le jour ainsi que l’année
de naissance, et d’ajouter le prénom choisi en raison de l’identité de genre,
si l’intéressé en fait la demande. Dans les circonstances où la personne
doit être nommée en public, seul doit être utilisé le prénom choisi et qui
respecte son identité de genre ».
c) Bien sûr, il faut toujours une demande individuelle ; l’autorité
administrative ne peut pas modifier le document sans la sollicitation de la
personne impliquée ; la loi dit : « Toute personne qui sollicite »17.
d) La procédure administrative est gratuite.
e) Si l’intervention de la Justice est nécessaire, l’adolescent doit se
présenter avec son propre avocat (art. 5)18.
f) Au contraire de ce qui arrive avec la loi sur le nom (18248), le
changement de prénom ne nécessite pas une information préalable.
D’ailleurs, avant l’entrée en vigueur de la loi 26743/2012, un tribunal de
la ville de Buenos Aires avait déclaré que les dispositions de la loi sur le
nom ne s’appliquaient pas aux personnes transsexuelles19.

17
Sebastián Sabene, « Primeras reflexiones sobre el impacto de La Ley 26.743 de
identidad de género en el derecho registral de las personas », JA, 2013.
18
Un auteur remarque l’importance de l’intervention de « l’avocat de l’enfant » (Néstor
E. Solari, « La situación del niño ante las leyes de muerte digna e identidad de género »,
LA LEY, 2012).
19
Cám. Contencioso administrativo y Tributario, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, sala
I, 26/04/2012, La Ley CABA 2012-428. Par contre, la Cour Suprême du Salvador n’a pas

122
g) Par conséquent, l’article 69, dernier paragraphe, du nouveau code
civil et commercial est ainsi rédigé : « on considère comme juste cause et
sans besoin d’intervention judiciaire, la modification du prénom en raison
de l’identité de genre ».
De plus, le nouveau code civil et commercial a éliminé l’interdiction
de choisir un prénom qui peut causer « des équivoques en relation au sexe
de la personne ».
Une affaire judiciaire de la province de La Pampa montre l’importance
des nouvelles normes. Elle concernait un enfant né en 2003. Dans le
certificat de naissance, le médecin avait indiqué : « sexe indéterminé » en
raison du fait que « le bébé avait un pénis, mais les testicules ne
descendaient pas ». L’enfant avait des problèmes de santé ; pour emmener
le bébé dans la capitale du pays, le système de la sécurité sociale exigeait
l’acte de naissance ; le fonctionnaire du registre civil ne voulait pas
l’inscrire avec le prénom masculin que les parents avaient choisi et a
choisi lui-même un prénom « neutre ». Après trente jours, le problème
médical a trouvé une solution ; les parents ont alors entamé une procédure
judiciaire pour changer le prénom. Elle s’est conclue rapidement en leur
faveur, après avis d’un expert. Les parents ont demandé réparation de
dommage moral au médecin qui avait certifié « sexe indéterminé » et à
l’État alléguant la faute du service du registre de l’état civil. La demande
a été rejetée parce que les juges n’ont trouvé aucune faute dès lors que
tout s’était passé en conformité avec la loi en vigueur au moment des
faits20.
h) Voyons maintenant l’application pratique de la loi après juin 2012 :
(i) Une juge des affaires familiales de la ville de Junin, Province de
Buenos Aires21, a accepté la pétition d’une adolescente de 14 ans au
moment de la décision. En conséquence, elle a ordonné la modification
de l’acte de naissance et la délivrance d’un nouveau document
d’identité avec le prénom féminin que la jeune fille avait choisi ; la voie

compris la question constitutionnelle et a refusé la reconnaissance dans le pays d’un arrêt


d’un tribunal de Stanford, Connecticut, qui a ordonné le changement du prénom de l’acte
de naissance inscrit dans ce pays (CS Justicia El Salvador, 24/ février 2015, 33-P-2013).
L’opinion dissidente de la juge Doris Luz Rivas Galindo souligne l’erreur de la motivation.
En faveur la vision constitutionnelle de La Ley 26743, voir, Onaindia José Miguel, « La
decisión sobre el género y los principios constitucionales », Carolina Von Opiela (dir.),
Derecho a la identidad de género: Ley Nº 26.743, ed. La Ley, 2012, p. 23.
20
Chambre d’appel civil et commercial de La Pampa, 3 mai 2012 (inédit).
21
Juge de la famille de Junin, Buenos Aires, 10 décembre 2015.

123
judiciaire a été nécessaire parce que, bien que la mère ait accompagné sa
fille dans la demande de changement, le père s’y opposait.
Dans le cas d’espèce il a été prouvé que :
(A) Dès qu’elle avait 5 ans, elle s’identifiait avec le genre féminin ; (B)
elle s’habillait comme une fille et elle était reconnue comme telle à
l’école ; (C) sa mère a mis à sa disposition un traitement psychologique,
mais, actuellement, elle ne veut pas le poursuivre ; (D) après avoir perdu
deux ans de scolarité, elle va bien à l’école où elle est assistée par un
cabinet pédagogique ; (E) elle veut commencer un traitement hormonal ;
(F) Elle a pris connaissance de la existence d’une procédure judiciaire
grâce à ses amies transsexuelles de Facebook ; (G) Elle a été écoutée par
la juge comme une personne du sexe féminin.
La juge a motivé sa décision sur la base de deux principes
fondamentaux : l’intérêt supérieur de l’enfant et l’autonomie progressive.
(ii) La situation d’une enfant, connue comme « Luana » ou « Lulu » de
cinq ans a été décidé par l’autorité administrative en 2013.
La première pétition administrative de la mère demandant le
changement du prénom (masculin à féminin), avec l’intervention du
Ministère public, a été refusée, par manque de compétence de l’autorité
administrative sur la base du raisonnement suivant : le Code civil22
qualifiait une personne de cinq ans comme absolument incapable ; cette
qualification prévaut sur la loi 26743/2012, même si elle exige
l’autorisation judiciaire seulement si les représentants ne sont pas
d’accord, et elle fait mention à la loi 26.061, de protection intégrale de
l’enfant, qui introduit la notion d’autonomie progressive.
La mère a insisté ; elle disait que sa fille « n’existait pas » à la crèche
parce que les pièces d’identité la désignaient comme un garçon. Le 13
septembre 2013, le Secrétaire General de l’Enfance a révoqué l’acte et a
demandé au fonctionnaire du Registre de l’État civil la modification du

22
Cette résolution est antérieure à l’entrée en vigueur du nouveau code civil et commercial
(1e août 2015).

124
document23. Luana est la première personne qui a obtenu un nouveau
document d’identité à un âge si précoce. Maintenant elle a 10 ans24.
(iii) Plus d’un an après, la situation d’un enfant dénommé Mauro, de
10 ans, a trouvé une solution à travers l’autorité administrative grâce à
l’intervention d’une association LGBT ; le cas a été médiatisé,
spécialement au moment où l’enfant (né femme) a reçu son nouveau
document d’identité25.
(iv) L’autorité administrative de la province de Mendoza a issu un
nouveau document d’identité à une adolescente trans de dix-sept ans26,
atteint du VIH, logée dans une institution publique, sans famille.
(v) Quelquefois, afin de ne pas retarder l’exercice de ce droit, le juge
ordonne à l’autorité administrative le changement ; tel était le cas d’une
personne trans qui était malade et en prison27.
(vi) Les questionnements suscités par le changement du genre ne sont
pas cantonnés à la sphère juridique nationale. Ils concernent également les
relations privées internationales28.
L’article 9 du décret 1007/2012 étend le droit à la rectification du
Registre à des personnes étrangères qui habitent dans le territoire argentin,
indépendamment du fait que cette rectification soit illégale dans le pays
de naissance29. La résolution conjointe N°1/2012 et 2/2012 de la Direction

23
Le cas a été raconté de manière circonstanciée par Natalia De la Torre, « La protección
de niñas, niños y adolescentes en el ámbito registral », Silvia E. Fernández (dir.), Tratado
de Derechos de niños, niñas y adolescentes, t. 2, Abeledo Perrot, CABA, 2015, pp. 1291-
1315 ; voir, aussi, Marisol B. Burgués, Ernesto Navarro, Un precedente que arroja luz
sobre el derecho a la identidad de género y su acceso en el caso de los niños, niñas y
adolescentes.
24
http://www.clarin.com/viva/vida-luana-primera-nena-trans-mundo-conseguir-dni_0
_By4I QjFix.html. Selon une information donnée par la presse non spécialisée, dix enfants
trans de moins de 12 ans avaient obtenues leur nouvelle carte d’identité au mois de mars
de 2016 (Diario Perfil, 6 mars 2016).
25
http://www.lanacion.com.ar/1739441-un-nene-trans-de-10-años-logro-el-cambio-de-
nombre-y-su-nuevo-dni.
26
Dossier Administratif N° 14456/F/17, affaire de Sharon Watson (inédit).
27
Juge des garanties, Necochea, Province de Buenos Aires, mars 2017, Expte. 4081-1
(inédit)
28
Philippe Guez, « Identité de genre et droit international privé », Nicole Gallus (dir.),
Droit des familles, genre et sexualité, ed. Anthémis, 2012, p. 119.
29
Carolina Von Opiela, « Derecho a la identidad de género de residentes extranjeros »,
Rev. Derecho de Familia y de las Personas, 1e avril 2013, p. 214.

125
nationale des Migrations et de la Direction nationale du Registre national
des Personnes (RENAPER), 14/12/2012 complète le régime normatif30.
Aussi, un tribunal argentin est intervenu pour reconnaître la décision
d’un juge de la Cour de Fairfax, État de Virginia, USA qui avait ordonné
le changement du sexe et du nom d’un citoyen argentin31.

B. Le changement des instruments attestant de l’identité


et ses effets sur d’autres instruments
La question posée aux autorités administratives est celle de savoir si,
une fois changé l’acte de naissance, le prénom de la personne
transsexuelle doit être modifié également dans d’autres documents.
Certaines autorités ont rédigé des normes spécifiques. Ainsi, la
disposition 1094 de la Direction du Registre de l’état civil de la province
de Buenos Aires, du 5/5/2016, dit « qu’en raison de la cohérence
nécessaire dans toute la documentation qui identifie une personne, on doit
réinscrire tout acte que la constate ».
Dans le même sens, la disposition 227/2013 du Registre de la Propriété
de l’automobile ordonne que, pour changer les données relatives au nom
ou sexe du propriétaire, il suffit d’accompagner avec le nouveau
document d’identité32.
Le problème se pose avec des documents concernant un tiers ; par
exemple, un fils ou une fille. Si celui qui est son père, maintenant ne
s’appelle plus Henri, mais Henriette, l’autorité administrative peut-elle
également modifier l’acte de naissance du fils et mentionner comme mère
Henriette ? Si celle qui est sa mère, maintenant ne s’appelle plus Henriette,
mais Henri, l’autorité administrative peut-elle modifier l’acte de naissance
du fils et mentionner comme père Henri ?
a) Sur pétition de la personne concernée, un tribunal de la CABA (ville
de Buenos Aires) a ordonné à l’autorité administrative la modification des
actes de naissance de trois enfants (dont leur père est inconnu) nés d’une
mère ayant par la suite obtenu un document d’identité avec un prénom

30
Rev. Derecho de familia y de las personas, vol. 5-5, juin 2013, p. 265.
31
Corte Suprema de Justicia de Jujuy, 16 février 2017, 40-P-2013 (inédit).
32
Résumé de l’ordonnance administrative dans Rev. Derecho de Familia, n° 62, nov.
2013, p. 244.

126
masculin, de manière à ce qu’un nom de père soit introduit (avec le
nouveau prénom masculin) et éliminer le prénom de la mère33.
b) Un autre cas singulier a été décidé : une enfant est née à Salta le 3
avril 2011. Après la naissance, les deux parents ont changé leurs prénoms
dans les documents. Ils sollicitaient la modification de l’acte de naissance
de leur fille, non seulement avec les nouveaux prénoms, mais aussi le
statut, c’est-à-dire, où c’était indiqué mère devait indiquer père et vice-
versa.
D’emblée, l’autorité administrative a nié le changement en considérant
que la modification devait être judiciaire ; mais par la suite, la demande a
été acceptée fondée sur le conseil de la SENAF (Secretaria National de
la Infancia) qui appuyait la demande34.

C. Droit de la famille
a) Mariage. Divorce imposé
La République argentine reconnait le mariage entre personnes de
même sexe depuis 2010. Le problème d’un divorce imposé suite au
changement de sexe de l’un des conjoints ne se pose donc pas35.
b) Adoption
Un juge de la province de Cordoba36 a octroyé l’adoption plénière de
deux enfants qui habitaient avec une personne depuis huit ans ; cette
personne (une commerçante du quartier) s’était présentée initialement
comme un homme, mais, au déroulement de la procédure, avait obtenu le
changement d’identité sur la base de la loi 26743. Le juge affirme que « le
fait que la personne qui prétend adopter peut aujourd’hui, sous l’égide de
la Loi de l’identité du genre 26.743, vivre selon la catégorie du genre
conformément à son expérience interne et individuelle, n’est pas
inquiétant pour les mineurs qu’elle prétend adopter qui, au contraire,

33
Cámara de Apelaciones en lo Contencioso administrativo y Tributario de la Ciudad
Autónoma de Buenos Aires, sala III, 22/08/2014, La Ley CABA 2014 p. 666, Cita Online
AR/JUR/50163/2014.
34
Natalia De la Torre, « La protección de niñas, niños y adolescentes en el ámbito
registral », Silvia E. Fernández (dir.), Tratado de Derechos de niños, niñas y adolescentes,
t. 2, Abeledo Perrot, CABA, 2015, pp. 1291-1315;
35
Pour la situation en Italie, voir par ex. Eleonora Bottini, Sarah Pasetto, « Que reste-t-il
du mariage après le changement de sexe d’un conjoint ? », Revue des droits de l’Homme,
5 août 2014 [https://revdh.revues.org/859].
36
Juge 1° instance, Rio IV, Córdoba, 18 décembre 2014.

127
reconnaissent les attributs qui correspondent au genre qu’elle vit.
L’adoption plénière est possible en raison de l’intérêt supérieur des
enfants, dès qu’il est prouvé : (i) la vocation irréfutable d’être mère de la
personne qui demande ; (ii) l’assurance nécessaire qu’elle a donnée aux
enfants afin qu’ils grandissent dans le cadre d’une famille, qui est devenu
l’endroit optimal et naturel pour leur développement psychosocial et
émotionnel (iii) le plein respect de la fonction de surveillance, d’éducation
et de correction ; (iv) la grand-mère biologique ne pouvait pas s’occuper
des enfants ; (v) le père biologique est une personne violente ; (vi) les
enfants ont toujours appelé « maman » la pétitionnaire.

D. Droit à la santé37
a) Selon l’article 11 de la loi 26743 « Toutes les personnes âgées de
dix-huit (18) ans peuvent, conformément à l’article 1er de la présente loi
et afin que la jouissance pleine et entière de leur santé soit garantie, avoir
accès à des interventions chirurgicales totales et partielles, et/ou à des
traitements hormonaux intégraux pour mettre leur corps, y compris leurs
organes génitaux, en adéquation avec leur identité de genre telle qu’elles
la perçoivent, sans qu’il soit nécessaire de demander une autorisation
judiciaire ou administrative. Pour avoir accès aux traitements hormonaux
intégraux, il n’est pas nécessaire d’attester d’une volonté de subir une
intervention chirurgicale de réassignation génitale totale ou partielle.
Dans les deux cas, seul est requis le consentement éclairé de la personne.
S’agissant des personnes mineures, les principes et conditions établis à
l’article 5 pour l’obtention du consentement éclairé sont applicables. Sans
préjudice de cela, concernant l’obtention du consentement éclairé relatif
à l’intervention chirurgicale totale ou partielle, il est en outre nécessaire
d’obtenir l’accord de l’autorité judiciaire compétente de chaque ressort,
qui doit veiller au respect des principes de capacité progressive et d’intérêt
supérieur de l’enfant, conformément aux dispositions de la Convention
sur les droits de l’enfant et de la loi 26.061 sur la protection intégrale des
droits des enfants et des adolescents. L’autorité judiciaire doit statuer dans
un délai maximal de soixante (60) jours à compter de la demande
d’accord. Les agents du système de santé public, qu´ils soient publics,
privés ou relèvent du sous-système des mutuelles, doivent garantir en
37
Voir Carolina Von Opiela, « Breve reseña sobre el primer Dictamen legislativo a favor
de una ley especial para garantizar a las personas “trans”, el reconocimiento al derecho a
la identidad de género y el acceso a una atención sanitaria integral », Rev. Derecho de
Familia y de las Personas, 2011, p. 277.

128
permanence les droits reconnus par cette loi. Toutes les prestations
médicales visées au présent article sont incluses dans la Sécurité sociale
obligatoire ou dans celle qui le remplace, conformément à la
réglementation adoptée par l’autorité chargée de son application »
b) La santé est un droit fondamental38. C’est un droit à l’accès à des
interventions chirurgicales totales et partielles, et/ou à des traitements
hormonaux ; ce n’est ne pas une obligation. L’article 3 dernier alinéa
établit que : « En aucun cas il ne sera nécessaire de justifier d’une
intervention chirurgicale de réassignation génitale totale ou partielle, ni de
thérapies hormonales ou d’un autre traitement psychologique ou
médical ».
Par conséquent, la prévision légale n’est pas contraire à la « dé-
pathologisation »39 du transsexualisme ; au contraire, elle refuse que le
diagnostic et le traitement soient les clés sans lesquelles on n’est peut pas
accéder aux autres droits40.
Bref, une personne transsexuelle peut demander la rectification de sa
pièce d’identité, sans se procurer des interventions médicales41.
c) Le Ministère de la Santé publique a rédigé la Résolution 65/2015
approuvée le 09/12/201542. L’objectif primaire est d’interpréter la

38
Marisa Herrera, Natalia De la Torre, « Biopolítica y salud. El rol del Estado en la
prevención del daño en adolescentes. Autonomía y paternalismo justificado », Rev de
Derecho de Daños, Daños a la Salud, vol. 3, 2011, pp. 535-587; Marisa Herrera, Natalia
De la Torre, « El derecho a la salud desde el derecho civil constitucionalizado: ¿un
encuentro revolucionario, un cruce que se las trae o una perspectiva en construcción?,
capítulo XVI », Laura Clérico et al. (dir.), Tratado de Derecho a la Salud, t. 1, Abeledo
Perrot-Thomson Reuters, 2013, pp. 373-404 ; Marisa Herrera, Natalia De la Torre, « La
identidad trans frente a la performatividad reinante de los roles familiares », Nora Lloveras,
Marisa Herrera (dir.), El derecho de familia en Latinoamérica, t. 2, Nuevo enfoque, 2012,
pp. 683-697.
39
Anahí Farji Neer, Ana Mines, « Gubernamentalidad, despatologización y
(des)medicalización. interrogantes sobre La Ley de identidad de género argentina (2011-
2014) », Século XXI, Revista de Ciências Sociais, vol. 4-2, 2014, pp. 35-64.
40
Sergio Sebastián Barocelli, « El derecho a la salud de las personas trans en la ley de
identidad de género », LA LEY, 2012.
41
Gastón Federico Blasi, « Derecho a la identidad de género. Ley 26.743 », Doc. Judicial
bull., 25 juillet 2012, p. 77.
42
Natalia De la Torre, « Un Código Civil a tono con los avances legislativos en materia
de identidad de género y orientación sexual », Rubinzal Culzoni, Doctrina, 16 avril 2014.
Marisa Herrera, « Bioética, Derechos Humanos y Familia, capitulo XIV », Manual de
Derecho de las Familias, Abeledo Perrot, 2015, pp. 743-784 ; Laura Saldivia Menajovsky,

129
loi 26743/2012 à la lumière de l’article 26 du nouveau Code civil et
commercial de la Nation qui déclare qu’« il est présumé que l’adolescent
entre treize et seize ans a la capacité de décider pour lui-même des
traitements qui ne sont pas envahissants, ni compromettent son état de
santé ou mettent un risque grave dans sa vie ou son intégrité physique.
S’agissant d’un traitement invasif qui compromet son état de santé ou qui
met en danger son intégrité physique ou sa vie, l’adolescent doit donner
son consentement avec l’assistance de ses parents ; le conflit entre les
deux est décidé en tenant compte de son intérêt supérieur, sur la base des
avis médicaux concernant les conséquences de la réalisation ou non de
l’acte médical. À l’âge de seize ans, l’adolescent est considéré comme un
adulte pour les décisions portant sur les soins de son propre corps ».
La Résolution considère que les pratiques de modification corporelle
relatives à l’identité de genre sont des pratiques relatives au propre corps
mentionnés dans l’art. 26. En conséquence : (A) Dès 16 ans, l’adolescent
peut solliciter l’accès à des interventions chirurgicales totales et partielles,
et/ou à des traitements hormonaux intégraux ; (B) Entre treize et seize
and, il faut une demande de l’adolescent et le consentement des
représentants ; C) Il doit toujours avoir bénéficié d’une information
préalable, complète et éclairée.
À mon avis, il faut distinguer trois situations43 :
(i) La chirurgie mutilante n’est pas strictement un soin du corps ; donc,
il faut avoir 18 ans ; les personnes mineures peuvent y avoir recours, mais
avec autorisation judiciaire, comme il était déjà prévu avant la loi44.
(ii) Les traitements hormonaux peuvent être proportionnés aux
personnes mineures qui jouissent d’une autonomie progressive, avec le
consentement des représentants légaux.
d) Le Ministère de la Santé publique a aussi rédigé la
Résolution 1509/2015, 14/09/2015, qui interdit des restrictions aux dons
de sang fondées sur l’orientation sexuelle. Au lieu des interdictions, la

« Tomándose la despatologización del género en serio: el derecho a la identidad de género


de niñxs y adolescentes », Rev. Derecho de familia, n° 82, 2017, p. 115.
43
Aida Kemelmajer de Carlucci, Marisa Herrera, Eleonora Lamm, Silvia, Fernández, « El
principio de autonomía progresiva en el Código Civil y Comercial. Algunas reglas para su
aplicación », Rev. Derecho de familia, n° 72, 2015, p. 83.
44
Aida Kemelmajer de Carlucci, Eleonora Lamm, « Decisión judicial sobre la
intervención médica requerida para la persona transexual, menor de edad competente »,
A.V. Diversidad de lo sexual, ed. APA, 2009, pp. 183-203.

130
résolution a créé un système d’information pour permettre aux personnes
impliquées de prendre connaissance de leur possibilité d’être à risque pour
autrui et de s’exclure par elles-mêmes45.

E. Le monde sportif.
Le sport a été l’un des territoires où le transsexualisme s’est montré au
« grand public »46.
Un tribunal patagonique a ordonné à une association de jockey
d’inscrire une joueuse dans la liste qui correspondait à son identité de
genre. Le tribunal considère contraire à la Constitution et aux Droits
humains tout règlement national ou international qui obligerait une
personne à jouer dans une catégorie qui ne correspond pas à son identité
de genre47.
La Circulaire 33/2017 de l’Association Argentine de Hockey dit :
« Les athlètes qui change de féminin a masculin, peuvent être choisie
participer à une compétition dans la catégorie masculine, sans limitation
aucune ». En revanche les personnes qui ont changé du masculin au
féminin doivent attendre 4 ans et justifier des traitements hormonaux pour
être acceptées dans la catégorie féminine. Les associations FALGBT et
ATTTA qui protègent les collectifs LGBT et travestis ont dénoncé à
l’Ombudsman de la Nation le règlement comme discriminatoire. Le 28
décembre 2017, l’Ombudsman a rédigé la résolution 00141/17 par
laquelle il recommande au Secrétariat des sports du Ministère
d’Éducation et des sports de rectifier la circulaire 33/2017.
Cependant, les journaux continuent à informer des difficultés subies
par des personnes transsexuelles qui veulent pratiquer un sport d’une
manière professionnelle ; il semble que les organisations ont besoin d’une
décision judiciaire pour accepter qualifier une personne selon son identité
de genre.

45
Comparer avec l’arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne, 29 avril 2015,
Geoffrey Léger et Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes,
Etablissement français du sang.
46
Carlos Arribas, Emilio De Benito, « El sexo no es solo una Y », El Pais, 25 août 2009
[http://elpais.com/diario/2009/08/25/sociedad/1251151201_850215.html].
47
Juzgado de Primera Instancia de Familia Nro. 3 de Rawson, Provincia del Chubut, 5
septembre 2016, LA LEY 2016-E- 439 ; en ID SAIJ NV15326, en JA 2016-IV-518 et en
Rev. de Derecho de familia, n° 2017-II-165, commentaire Emiliano Litardo, « Del juicio
de identidad a una declaración de identidad ».

131
F. Le droit pénal
a) Un type pénal qui bénéficie la victime
La loi 26.791 a introduit, en 2012, dans le Code pénal l’infraction
aggravée dite « féminicide ». Se demandant si la mort d’une femme
transsexuelle était comprise dans la réforme, la doctrine a répondu par
l’affirmative48. Un tribunal de Salta a donné la même réponse dans une
affaire dans laquelle les accusés étaient des personnes toxicomanes qui
avaient déjà eu des relations sexuelles avec la victime, une jeune qui était
toujours traitée comme une femme par sa famille et ses amis et, au
moment des faits, elle avait déjà changé son document d’identité49. Les
accusés ont été condamnés à une peine de perpétuité pour féminicide.
b) Les détentions illégales des personnes trans dans la province de
Buenos Aires pendant 2016
Pendant l’année 2016, la police de la ville de La Plata, province de
Buenos Aires, a privé de liberté environ 25 travestis de nationalité
péruvienne et équatorienne dans une procédure que la presse a qualifiée
de « opération contre les narco-travestis ». Six jours après, une Chambre
d’appel annulait la procédure dans un arrêt connu comme « affaire
Zambrano », considérant comme une violence physique et morale le fait
pour la police d’avoir laissé les détenues nues dans la rue. Le tribunal a
conclu que la police n’avait pas respecté le minimum de la dignité des
personnes et que la procédure, abusive et illégale, était un atteinte aux
droits fondamentaux des personnes trans50.
c) Un arrêt qui montre un juge plein de préjugés, non appuyé par un
raisonnement juridique
Un juge de la province de Buenos Aires a condamné une transsexuelle,
de nationalité péruvienne, sans antécédents judiciaires, à la peine de cinq
ans et trois mois de prison effective pour un délit de trafic de drogues. La
motivation pour imposer une peine tellement grave est incroyable à la
lumière de la Constitution argentine ; les « arguments » étaient : (i) Pour

48
Fabiola D. Columba, Tomás J. Moeremans, « El femicidio de una mujer trans », LA
LEY, 2016.
49
Cám. Crim de Salta, Ch. III, 3 août 2016. La décision est en révision par la Suprême
Cour de Salta, http://www.pensamientopenal.com.ar/system/files/2016/08/faLa
Leyos43999.pdf et http://www.diariojudicial.com/nota/75846.
50
Cam. Apel y Garantías de La Plata, 12/6/2016, n° CP-26697 y CP- 26697/1, Habeas
corpus collectif, inicié par la presidente de OTRANS, en faveur de Paulet Moreno,Zuleika,
Tenorio, Laura Portocarrero et María Angélica Zambrano.

132
demander l’égalité avec des nationaux, un étranger doit vivre dans le
territoire conformément à la loi ; il ne peut pas trahir la confiance du pays
qui l’accueille ; (ii) Il est prouvé dans l’affaire que la transsexuelle
simulait exercer la prostitution (activité licite) pour faciliter la vente des
drogues (activité illicite) ; de cette façon, l’accusée cause un dommage
aux vraies femmes prostituées qui ne sont pas des délinquants51.
Le 17 novembre 2016, la chambre n° 15 de la Cour de Cassation pénale
de la province de Buenos Aires a cassé la décision et a imposé une peine
de deux ans avec sursis. La motivation de l’arrêt est très pertinente en ce
sens que : (a) elle souligne que la loi 26743 oblige à donner un traitement
digne et en conformité avec l’identité de genre ; par conséquent, elle
modifie le nom de l’accusée dans le dossier et la désigne toujours au
féminin52 ; (b) la condition d’étranger n’est pas une raison pour aggraver
la peine ; en revanche, la loi 23.592 punie tout acte qui discrimine sur la
base de la nationalité ; aggraver la peine en raison de la condition
d’étranger est un acte incompatible avec l’État démocratique de droit ; (c)
un juge ne peut pas « inventer » des causes d’aggravation de la peine ; le
dommage aux autres, présumé par l’arrêt n’a pas un fondement légal.
d) Personnes transsexuelles privées de la liberté. Régime des prisons
La souffrance spéciale des personnes travesties, transsexuelles,
homosexuelles est bien connue. Les juges argentins n’y sont point
indifférents53. Ainsi, un tribunal a octroyé la liberté conditionnelle à une
travestie, malgré quelques sanctions mineures, qualifiées, précisément, de
réaction normale aux conditions subies54.
Le Tribunal supérieur de la Province de Cordoba a décidé qu’une
personne privée de sa liberté dont les papiers d’identité ont été changés du

51
Tribunal Criminal n° 1 de La Plata, Juge Juan José Ruiz, cita on line SAIJ NV 14545.
52
Je souligne la différence avec la Cour Européenne du Droit de l’Homme dans l’affaire
A.P., Garçon et Nicot c. France, Requêtes nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13, selon
laquelle : « À la date d’introduction des requêtes, les requérants étaient civilement
reconnus comme étant de sexe masculin. Pour cette raison, il est fait usage du terme
« requérant » pour les désigner, sans que cette désignation ne puisse s’entendre comme les
excluant de la catégorie sexuelle à laquelle ils s’identifient ».
53
Aux États-Unis se trouvent des arrêts qui obligent l’État à proportionner aux personnes
transsexuelles privées de sa liberté, des interventions chirurgicales totales et partielles et
des traitements hormonaux intégraux (United States District Court. District of
Massachusetts, Michelle l. Kosilek, Plaintiff, v. C.A. No. 00-12455-MLW, Septembre 4,
2012 (inédit).
54
Tribunal de impugnación de Salta, Sala I, 08 août 2014, La Ley Noroeste 2015 p. 344,
Cita Online AR/JUR/73448/2014.

133
sexe masculin au féminin, a le droit à loger dans une prison pour femmes,
même si elle ne justifie pas d’une intervention chirurgicale de
réassignation génitale55.
Récemment, le 13 mars 2017, le juge des Garanties n° 6 du
Département du Quilmes, qui siège à Florencio Varela, province de
Buenos Aires, comme résultat d’une procédure appelée « habeas corpus
collectif », a ordonné que :
(i) l’autorité pénitentiaire réserve un pavillon d’une prison d’hommes
pour loger, exclusivement, des femmes trans ou travestis détenues.
(ii) toutes les femmes trans ou travestis, après la première
identification, sont individualisées dans la prison par leurs données
d’identité de genre, conformément à la loi-26743.
(iii) le pavillon réservé aux femmes trans compte avec du personnel
féminin pour garantir son intervention dans les réquisitions ou toute autre
mesure analogue.
(iv) les femmes trans ou travestis doivent avoir accès aux visites
extérieures.
(v) Otrans Argentine (Asociación Civil de Personas Trans de la ciudad
de La Plata) travaille avec la population de femmes trans ou travestis dans
la mise en œuvre des lignes directrices de la décision.
Toutefois, la Commission américaine des Droits humains doute de
l’efficacité de telles solutions56. Selon l’information reçue, la
stigmatisation augmente en raison de ces mesures de ségrégation.

55
TSJ Córdoba, chambre pénale, 2 septembre 2013, Rev. Abeledo Perrot Córdoba, janvier
2014, p. 49, Foro de Córdoba n° 165, Nov. 2013, p. 249 ; Rev. Derecho penal y
criminología, III n° 11, 2013 p. 27 ; Doc. Jud. XXX, 3 avril 2014, n° 14, p. 25 ; Rev.
Derecho de Familia, 2014-II-155, commentaire Joaquín Crotto, « El derecho como
herramienta transformadora » et JA 2014-I-9212, commentaire Mariana Lavalle et al.,
« Identidad de género y personas privadas de la libertad. Alcances de La Ley 26.743 » ;
Laura Judith Sánchez, « Derechos puestos en agenda judicial: la identidad de género en
contextos de encierro », Revista de la Facultad – UNC, vol. 2014-1, 1er avril 2015, p. 125
; Hugo Fernando Conterno, « Sexo, identidad autopercibida y establecimientos
penitenciarios », Rev. Derecho Penal y Criminología, 02 décembre 2013, p. 27. Une
résolution analogue a été rédigée par un juge de garantie de Mar del Plata, province de
Buenos Aires le 11 février 2014 (http://www.lanacion.com.ar/1664608-sintesis).
56
« Violencia contra Personas Lesbianas, Gays, Bisexuales, Trans e Intersex en
América », n° 156 (OAS/Ser.L/V/II.rev.2, Doc. 36, 12 noviembre 2015).

134
G. Le droit du travail
Certains auteurs spécialisés en droit du travail ont présenté des
commentaires sur la loi 26743/201257.
Ils soulignent que même si aujourd’hui pour beaucoup d’activités
l’identité de genre est indifférente, il y en a d’autres pour lesquelles le
nouveau sexe de la personne présentera une incompatibilité avec la nature
des tâches, notamment et principalement parce que la condition d’homme
ou femme a été déterminante lors du recrutement : par exemple un athlète
qui fait partie d’une équipe d’un sexe donné. Ces préoccupations sont
liées aux articles de loi sur les contrats de travail concernant les femmes.
S’appliquent-elles à une travailleuse ayant changé de sexe masculin vers
le sexe féminin ?
Pour le moment, ces questions sont restées sur un plan théorique ; selon
mes connaissances, il n’existe pas encore de décision judiciaire ou
administrative sur ces thèmes.
La province de Buenos Aires a fait un pas immense à travers la
loi 14783, dite « loi Amancay Diana Sacayan »58, qui, afin de promouvoir
l’égalité réelle des chances dans l’emploi public, oblige le secteur public
de la province de Buenos Aires (y compris l’État provincial, ses agences
décentralisées, les entreprises de l’État, les municipalités, les entreprises
subventionnés par l’État et les concessionnaires de services publics) à
employer, dans une proportion d’au moins un pour cent (1 %) de tout son
personnel, des travestis, transsexuels et transgenres qui remplissent les
conditions d’aptitude pour la fonction publique déterminée, et à constituer
des postes pour être occupées exclusivement par eux.
Cependant, l’application de la loi n’est pas facile. Pour l’instant, la loi
n’a pas fait l’objet de décrets d’application et seulement cinq

57
Viviana Mariel Dobarro, « La Ley de identidad de género y sus implicancias en el
ámbito laboral », Rev. Derecho de Familia y de las Personas, 08 août 2012, p. 140 et Rev.
Derecho del Trabajo, T 2012 -2602 ; Carlos Alberto Livellara, « Proyecciones de las leyes
de matrimonio igualitario y de identidad de género sobre instituciones de La Ley de
Contrato de Trabajo », LA LEY, 2016 ; Martín Scolni, Omar Nills Yasin, « La identidad
de género y el contrato de trabajo », Rev. Derecho del Trabajo, 2015-519 ; Ingrid Kerz, El
derecho a la sexualidad en La Ley de Contrato de Trabajo », Revista de Derecho Laboral,
vol. 2 2017, p. 143.
58
Amancay Diana Sacayan était d’origine diaguita et a lutté longuement en faveur des
personnes trans. Elle a été assassinée en octobre 2015. Après sa mort on a commencé à
parler de « travesticide ».

135
municipalités ont pris les devants et mis en œuvre la loi de la province
(Morón, Lanus, La Matanza, Chivilcoy y Azul).
Une personne trans a été engagée par la Municipalité de La Plata dans
le cadre d’un contrat de service à plein temps. Par la suite, le Maire a mis
fin au contrat. En référé, sur pétition de l’employée, le juge de première
instance a ordonné de continuer le contrat jusqu’au moment de la décision
du fond59 ; la chambre d’appel a révoqué la décision de première instance
en raison de la nature temporaire du contrat60.
La ville de Resistencia, capitale de la province du Chaco, a édicté
l’ordonnance 11.936/2016 selon laquelle l’État municipal doit employer,
dans une proportion d’au moins un pour cent (1 %) de tout son personnel,
des travestis, transsexuels et transgenres qui remplissent les conditions
d’aptitude pour la fonction publique déterminée et qui ont déjà sollicité la
modification de leurs instruments attestant de l’identité. Par
résolution 277 du 17 novembre 2016, le Conseil Municipal a sollicité du
Maire le recrutement d’une personne qui remplissait les conditions
mentionnées.
D’un autre côté, le 6 mars 2017, la 5e Chambre du Travail de la ville
de Mendoza61 a déclaré que la maladie d’une infirmière trans était causée
par son travail et qu’elle avait droit à réparation dès lors qu’était prouvé
qu’elle avait souffert du harcèlement des autres employés. En revanche,
le tribunal a refusé de considérer que son licenciement était
discriminatoire.
Un des journaux les plus connus en Argentine – Clarin – a publié le 9
mai 201762 qu’une personne trans exclue en 2011 de son poste dans la
Police Fédérale quand elle a affirmé son identité féminine, a finalement
été réintégrée en 2017, dans un poste plus élevé, par décision de la
ministre de la Sécurité.

59
Primera instancia en lo contencioso administrativo de La Plata, 17/5/2016 (inédit)
60
Cámara de Apelaciones de La Plata, 15/9/2016 (inédit).
61
Inédit.
62
« Una historia de lucha: la echaron de la Federal por ser trans y fue reincorporada y
ascendida », Clarin, 8 mai 2017 [https://www.clarin.com/policiales/historia-lucha-
echaron-federal-trans-reincorporada-ascendida_0_S1zwgU0kW.html].

136
H. Droits sociaux
a) Droit au logement.
Un rapport sur la situation des droits humains des personnes trans en
Argentine affirme que, en général, ce « collectif » est exclu des politiques
publiques relatives au logement, parce que les mesures économiques sont
pensées en tenant compte des hommes et femmes cisexuelles, avec
enfants63.
Toutefois, il faut signaler une opinion dissidente qui tient compte de la
condition de transsexualité pour évaluer les inconvénients spécifique d’une
personne qui a besoin d’un logement social : « On ne peut pas fermer les
yeux face au fait qu’on est devant une femme transsexuelle de 42 ans, avec
peu d’instruction (n’ayant pas terminé l’école primaire) et une faible
expérience professionnelle dans le domaine du travail, dans une situation de
vulnérabilité qui mérite l’inclusion dans un programme de logement
d’urgence ; il est évident que la condition de transsexualité est un obstacle,
quelquefois insurmontable, pour arriver au travail formel et bien
rémunéré »64.
Cette opinion a été suivie par une décision de première instance qui
ordonne au gouvernement de la ville de Buenos Aires d’accorder
temporairement un logement à une personne trans, malade, qui se trouve
« en situation de mise à la rue »65.
b) Responsabilité de l’État. Subside pour discrimination
Le 25 février 2015, le tribunal n° 15 de la CABA a octroyé, en référé, un
subside à payer par la Mairie de Buenos Aires, équivalant à un salaire
minimum, à une personne transsexuelle, en raison de l’inefficacité et du
délai excessif de mise en action d’une norme garante de l’identité de genre,
de l’autonomie, de la liberté et de la dignité de la personne humaine, dès lors
que le dommage était prévisible en raison de la spéciale vulnérabilité du

63
Rapport Situación de los derechos humanos de las travestis y trans en la Argentina .
Evaluación sobre el cumplimiento de la convención para la eliminación de todas las
formas de discriminación contra las mujeres (CEDAW). 10 octobre 2016
http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CEDAW/Shared%20Documents/ARG/INT_CEDA
W_NGO_ARG_25486_S.pdf.
64
Opinion dissidente juge Alicia Ruiz, dossier n° nº 12511/15 « Nievas, Diana María »
(inédit).
65
Juzgado en lo Contenciosoadministrativo y Tributario de la Ciudad Autónoma de
Buenos Aires, 30/ juin 2017, Expte A 31531/2016/0 (juge Martin Leonardo Furchi)

137
groupe de personnes « trans »66. La décision a été annulée par la Chambre
d’appel.
Une pétition analogue a été formulée devant un juge de la province de
Buenos Aires par la voie rapide dite d’« amparo » (référé). Le juge a refusé
la pétition pour deux raisons (une formelle, une autre de fond) : (i) La voie
procédurale choisie exige des conditions qui n’étaient pas remplies dans le
cas d’espèce ; (ii) Un juge ne peut pas résoudre une question qui appartient
au domaine des politiques publiques. Le dossier est arrivé à la Cour Suprême
de Justice de la Province de Buenos Aires qui a rejeté le recours le 15 juin
2016, aussi par une raison formelle : la décision n’est pas définitive parce
qu’elle laisse ouverte la possibilité de remèdes administratifs. Deux votes
dissidents ont affirmé que la Cour devait résoudre l’affaire sur le fond67.
Il existe aussi un projet de loi présenté à l’Assemblée nationale, en mai
2016, connu sous le titre « reconnaitre et réparer », qui propose une
indemnité en faveur des personnes travestis et trans victimes de la violence
institutionnelle causée par les forces de sécurité (police et autres)68.
Les pétitions de ces mesures évoquent les articles 28 et 29 des Principes
de Yogyakarta (2006) tels que ci-dessous reproduits.
Article 28 : « Les mesures prises dans le but de fournir une réparation ou
de garantir des améliorations adéquates aux personnes aux diverses
orientations sexuelles et identités de genre font partie intégrante de leur droit
à des recours et un redressement efficaces. Les États devront : A) Mettre en
place les procédures juridiques nécessaires, y compris au travers d’une
révision des dispositions législatives et des politiques publiques, pour
garantir que les victimes de violations des droits humains en raison de leur
orientation sexuelle ou de leur identité de genre puissent bénéficier d’une
pleine réparation au moyen d’une indemnité, d’une compensation, d’une
réhabilitation, d’un dédommagement, d’une garantie de non-répétition et/ou
de tout autre moyen approprié ».

66
Juzgado en lo Contencioso administrativo y Tributario Nro. 15 de la Ciudad Autónoma
de Buenos Aires, 25 février 2015, AR/JUR/362/2015 et dans Rev. Derecho de Familia
2015-IV-24, commentaire Iñaki Regueiro De Giacomi, « Reconocer es reparar. Un faLa
Leyo clave sobre una prestación indemnizatoria para una mujer trans en la Ciudad de
Buenos Aires ».
67
Inédit. Opinion dissidente des juges Eduardo De Lazzari et Daniel Soria.
68
Dossier 2526-D-2016, victime de violence institutionnel en raison d’identité de genre ;
réparation, http://www.diputados.gov.ar/proyectos/proyectoTP.jsp?id=185737. Voir
http://agencialegislativa.com/reparacion-trans-y-travestis/

138
Article 29 : « Toute personne dont les droits humains, y compris les droits
visés dans ces Principes, sont violés, peut se prévaloir du droit de voir les
personnes coupables, directement ou indirectement, de cette violation être
tenues pour responsables de leurs actes d’une manière proportionnelle à la
gravité de la violation, qu’elles soient ou non des agents gouvernementaux ».
c) Responsabilité de l’État pour imposer la stérilisation.
Au contraire de la Suède69, il n’existe pas en Argentine une loi obligeant
l’État à indemniser les personnes « trans » qui ont dû subir une stérilisation
comme condition préalable pour obtenir une nouvelle carte d’identité.
Comme déjà évoqué dans cet article, dès 2008 la jurisprudence ne l’exigeait
pas, et la loi en vigueur l’exclue expressément.
d) La sécurité sociale
Si un homme change de genre et souhaite bénéficier d’un départ à la
retraite en tant que femme (alors qu’il a cotisé pendant un certain nombre
d’années en tant qu’homme), elle pourra le faire en comptabilisant les
années de manière proportionnelle, au prorata des apports en tant qu’homme
et en tant que femme. Elle pourra ainsi bénéficier d’un départ à la retraite
plus tôt qu’un homme qui n’a pas changé de genre, mais pas au même âge
qu’une femme qui aura cotisé toute sa vie professionnelle en tant que telle70.

I. Le droit d’accès à la Justice


Les Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables
ont été invoquées71 pour faire bénéficier de l’accès à la justice une victime
trans ; la cour a ordonné l’organisation de cours de prise de conscience pour
les personnes qui travaillent dans la Justice de la Province de Tucumán.

69
Sweden announces to pay compensation to trans people, TGEU, 28 mars 2017
[http://tgeu.org/sweden-announces-to-pay-compensation-to-trans-people/]
70
R. Toledo Rios, Implicaciones previsionales del derecho a la identidad de género, Rev.
Abeledo Perrot, AP/DOC/4350/2012.
71
Règles (3) et (4) : « Les personnes sont dites vulnérables lorsque, à cause de leur âge,
genre, état physique ou mental, ou à cause de circonstances sociales, économiques,
ethniques et/ou culturelles, elles trouvent des difficultés particulières pour exercer
pleinement leurs droits, reconnus par le système judiciaire, devant la justice ». « Voici,
entre autres, quelques causes de vulnérabilité: l’âge, le handicap, l’appartenance à des
communautés indigènes ou à des minorités, la victimisation, la migration et le déplacement
interne, la pauvreté, le genre et la privation de liberté ».

139
a). Les personnes de sexe indéterminé72.
On peut se demander si la loi argentine autorise le fonctionnaire public
de l’état civil non seulement à changer masculin par féminin et vice-versa,
mais également à établir que la personne est de sexe indéterminé ou, plus
encore, supprimer la mention « sexe ».
Un auteur argentin affirme que « La loi n’attache pas le genre au sexe
et développe une pensée en dehors de la simplicité d’homme ou de
femme, c’est-à-dire hors de la logique binaire. Bref, après l’entrée en
vigueur de la loi, le droit positif argentin a expressément reconnu les états
d’intersexualité »73.
D’un autre côté, la demande doctrinale de la suppression du sexe dans
tous les documents74 commence petit à petit à se manifester aussi en
Argentine75. Ainsi, on a proposé d’éliminer le sexe et d’introduire,
obligatoirement, dans tous les documents et registres, le numéro de
document national d’identité76.

72
La terminologie utilisée n’est pas univoque. Normalement, on ne parle de personne
intersex.
73
Gastón Federico Blasi, « Derecho a la identidad de género. Ley 26.743 », Doc. Judicial
bull., 25 juillet 2012, p. 77. Il semble que l’auteur utilise l’expression intersexe dans un
sens large, y compris la personne qui ne veut pas être dans la logique binaire mais dans un
troisième sexe, celle qui veut être quelque fois dans un sexe et quelque fois dans un autre,
ou définitivement sans sexe. Dans le même sens, Emiliano Litardo, « Los cuerpos desde
ese otro lado: La Ley de identidad de género en Argentina », Meritum, vol. 8-2, 2013, pp.
227-255. Contre le « binarisme » : Laura Saldivia, « La igualdad robusta de las personas
de géneros diversos », Carolina Von Opiela (dir.), Derecho a la identidad de género: Ley
Nº 26.743, ed. La Ley, 2012, p. 76.
74
Voir, notamment, Daniel Borrillo, « Pour une théorie du droit des personnes et de la
famille émancipée du genre », Nicole Gallus (dir.) Droit des familles, genre et sexualité,
ed. Anthemis, 2012, p. 7.
75
María del Carmen Gete-Alonso y Calera, « La persona y la publicidad oficial del sexo
en Alemania. ¿Un tercer sexo? », Rev. Derecho de Familia y de las Peronas, vol. 6-2, 3
mars 2014, p. 173 ; Gastón Federico Blasi, « Derecho a la identidad de género. Ley
26.743 », Rev. Derecho de Familia y de las Personas, 08 août 2012, p. 129.
76
Guillermo Juan Casanegra, « La Ley de identidad de género y su incidencia en el
derecho notarial y registral inmobiliario nacional y cordobés », LA LEY Córdoba, 2014,
p. 233.

140
Cependant, jusqu’au moment de la préparation de ce rapport, au
contraire de ce qui est arrivé en Australie77, en Allemagne78, en Inde79, à
Tours (France)80, il n’existe pas de décision judiciaire ou administrative
en ce sens.

j. Conclusions provisoires
Il a été affirmé que « la loi relative à l’identité de genre, adoptée à la
quasi-unanimité par les parlementaires argentins, constitue certainement
la législation la plus libérale qui désormais répond à la question du
changement de sexe à l’état civil »81.
De son côté, l’Opinion consultative OC-24/17 du 24-11-2017 de la
Cour Américaine du Droit de l’Homme a reconnu maintes fois les
avantages de la loi argentine82.
En plus, on affirme que le nouveau Code civil et commercial de la
République argentine a fait un pas historique parce qu’il reconnait des
droits à toutes les familles, les personnes trans incluses83.

77
SC Australia, 2 avril 2014, N v/ NSW Registrar of Wales, in Rev. Derecho de Familia,
2014-III-259, commentaire Emiliano, Litardo, « El brillo negro del sexo; algunas
aproximaciones críticas al fallo australiano ».
78
Voir María del Carmen Gete-Alonso y Calera, « La persona y la publicidad oficial del
sexo en Alemania. ¿Un tercer sexo? », Rev. Derecho de Familia y de las Personas, vol. 6-
2, 03 mars 2014, p. 173, ; Carolina E Grafeuille, « Una loable medida legislativa en
Alemania, que propicia la deconstrucción de la lógica binaria del género », Rev. Derecho
de familia y de las personas, 02 décembre 2013, p. 199.
79
Opinion du juge Sikri Corte Suprema de la India, 15 avril 2014. Voir Graciela Medina,
Gabriela Yuba, « El reconocimiento legal del "tercer género": una cuestión de derechos
humanos. Análisis del faLa Leyo de la Corte Suprema de la India. Aportes desde el
Derecho Comparado », Rev. Derecho de familia y de las personas, 30 juillet 2014, p. 203,.
80
Tribunal de la Grand Instance de Tours – 2° chambre civile, 20 août 2015, Rev. Derecho
de Familia 2016-II. L’arrêt a été infirmé par la Cour d’appel d’Orléans, chambres réunies,
le 22 mars 2016, N° de RG: 15/03281. La Cour de cassation (4/5/2017 Arrêt n° 531) a
consolidé la thèse selon laquelle le juge ne peut pas sortir du binarisme sans une loi que
l’autorise.
81
Marie Lamarche, « L'Argentine, laboratoire d'expériences législatives en droit des
personnes ? À propos de l'autonomie en matière d'identité sexuelle et de mort », Droit de
la famille, n° 7-8, juillet 2017.
82
Voir paragraphes 111, 120, 126, 139, 143, 156.
83
Rapport “Situación de los derechos humanos de las travestis y trans en la Argentina
Evaluación sobre el cumplimiento de la convención para la eliminación de todas las
formas de discriminación contra las mujeres” (CEDAW). 10 octobre 2016

141
Cependant, il faut reconnaitre, comme le fait le rapport du 10 mars
2017, préparé par Vitit Muntarbhorn, expert indépendant sur la protection
contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et
l’identité de genre, après sa visite en Argentine84 que « Le groupe
transgenre est particulièrement vulnérable et invisible, en particulier parce
qu’il est issu d’un milieu caractérisé par les privations socio-économiques
et la pauvreté qui peuvent le pousser à mener une vie et des occupations
clandestines dans la rue, comme le travail sexuel ou la prostitution, et à
avoir des rencontres négatives avec les forces de police, parfois en face de
la vaste campagne menée par ces dernières contre le trafic de drogue ».
La violence institutionnelle omniprésente, historiquement et
profondément ancrée dans la société, se trouve au cœur du problème. Elle
est, à travers des actes négatifs et les omissions de la part des
fonctionnaires de l’État, une des causes profondes de la violence et la
discrimination, ainsi qu’un facteur aggravant et une conséquence : elle
perpétue le cercle vicieux des abus. Apparemment, certains policiers sont
impliqués dans des violations, et leur impunité constitue le problème
majeur. Cette situation est aggravée par les difficultés auxquelles les
victimes et les survivants sont confrontés en essayant d’accéder au
système de justice. « La courte durée de la vie des femmes transgenres,
interrompue par la violence et la discrimination, témoigne de leur
existence précaire »85.
L’opinion est partagée par la Commission Interaméricaine de Droit de
l’homme qui considère évident l’existence d’un cycle de violence
institutionnelle contre les personnes trans : pauvreté, exclusion sociale,
difficulté d’accès au logement, travail dans l’économie informelle de la
prostitution, abus policier, etc.86. Ces mots sont approuvés par la Cour
américaine du Droit de l’Homme (Opinion consultative OC-24/17 du 24-
11-2017, paragraphe 45 et suivants).

http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CEDAW/Shared%20Documents/ARG/INT_CEDA
W_NGO_ARG_25486_S.pdf.
84
Declaración de Final de Misión de la Visita del Experto Independiente de las Naciones
Unidas sobre la protección contra la violencia y la discriminación por motivos de
orientación sexual e identidad de género, señor Vitit Muntarbhorn, 10 mars 2017.
85
Ibid.
86
« Violencia contra Personas Lesbianas, Gays, Bisexuales, Trans e Intersex en América »
(OAS/Ser.L/V/II.rev.2, Doc. 36, 12 noviembre 2015). Voir aussi
http://www.oas.org/es/cidh/prensa/comunicados/2015/137.

142
La description coïncide avec le rapport présenté le 10 octobre 2016
dans le cadre de l’évaluation d’accomplissement de la CEDAW87.
Toutefois, ce résumé à vol d’oiseau montre que, en général, dans le
territoire argentin, le respect à la dignité ne reste pas dans l’abstraction de
la loi, mais se développe dans le domaine de la réalité.
Bien sûr, on sait que les batailles juridiques pour l’égalité sont des
chemins accidentés, et qu’on n’arrive pas au sommet facilement.

87
http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CEDAW/Shared%20Documents/ARG/INT_CEDA
W_NGO_ARG_25486_S.pdf, Situación de los derechos humanos de travestis y trans en
la República Argentina.

143
Droit des personnes LGBTI
dans le cadre du Système interaméricain
des droits de l’Homme

ROGER RAUPP-RIOS
Juge Cour d’appel fédérale, Brésil

Les données actuelles ayant trait à la violence contre les lesbiennes,


gays, bisexuel-le-s, travestis, trans et intersexuels (LGBTTI)1 sont
alarmantes : selon une étude réalisée par la Commission interaméricaine
des droits de l’Homme (Comm.IADH), dans les États membres de
l’Organisation des États américains (OEA), pour la période entre janvier
2013 et mars 2014, au moins 594 personnes LGBTTI ont été assassinées
et 176 ont subi de graves attaques non-létales, en raison de leurs identités
de genre, orientation sexuelle ou expression de genre. Parmi les victimes,
la plupart sont des femmes trans2 latino-américaines3.

1
Même si le système interaméricain des droits de l’Homme emploie l’acronyme LGBTI,
nous préférons adopter l’abréviation LGBTTI, étant donné son usage habituel par les
mouvements sociaux brésiliens contemporains, voulant par ce sigle designer « lesbiennes,
gays, bisexuel-le-s, travestis, trans, transgenres et intersexuels », sa pertinence et sa valeur
didactique pour cette réflexion. À ce sujet, voir Rosa Maria Rodrigues de Oliveira, «
Direitos sexuais de LGBTTT no Brasil: jurisprudência, propostas legislativas e
normatização federal » [Droits sexuels LGBTTT au Brésil : jurisprudence, propositions
légales et normalisation fédérale, Ministère de la Justice, Secrétariat de la Reforme du
Système judiciaire, 2012 e ANIS : Institut de Bioéthique, Droits de l’hommes et Genre,
Association Lesbienne Féministe de Brasília Coturno de Vênus, « Legislação e
Jurisprudência LGBTTT » [Législation et Jurisprudence LGBTTT], Brasília: 2007.
2
Ladite étude ne distingue pas les femmes-trans des travestis.
3
Comm.IADH, « Anexo ao Comunicado à Imprensa n. 153 », 17 déc. 2014,
[http://www.oas.org/es/cidh/lgtbi/docs/Anexo-Registro-Violencia-LGBTI.pdf].

145
Les données en provenance de tous les coins du monde révèlent, sans
aucun doute, le besoin d’une compréhension et d’une action globales
contre l’homophobie. Cette tâche, politique, sociale, culturelle, est
également juridique.
Cet article sera divisé en deux parties. Tout au long de la première,
nous esquisserons un panorama du traitement accordé à la discrimination
contre les personnes LGBTTI par le système interaméricain, en
énumérant ses décisions principales. Dans la deuxième partie sera
proposée une réflexion critique ayant trait aux vertus, aux potentialités et
aux limites de la jurisprudence interaméricaine des droits de l’Homme,
dans le but de collaborer à son renforcement et au développement de ces
droits.

I. Système interaméricain des droits de l’Homme


et violations des droits des personnes LGBTTI

Nous aimerions commencer par une brève description du système


interaméricain. La Commission et la Cour sont des entités autonomes
liées au système interaméricain de protection des droits de l’homme.
Tandis que la première jouit de la compétence de recevoir et de traiter des
dénonciations et des requêtes sur les cas de violations de droits de
l’homme, la Cour est un organe de justice du ressort de la Convention
américaine des droits de l’homme. La Cour juge des actions de
responsabilité internationale à l’encontre des États qui ont ratifié la
Convention et expressément accepté sa juridiction, en proférant des
décisions contraignantes et obligatoires, définitives et sans appel.
En ce qui concerne les droits de l’Homme des personnes LGBTTI,
parmi ceux ayant été jugés recevables par la Commission et la Cour, l’on
compte onze cas. Parmi ceux-ci, trois cas ont été admis devant la Cour,
les huit autres sont instruits exclusivement par la Commission.

A. Cas LGBTTI traités par la Commission interaméricaine


des droits de l’homme
a) Premier cas : Marta Lucía Álvarez Giraldo vs Colombie (1999)
Le cas le plus ancien, apprécié par la Commission de rapport LGBTTI
de la Comm.IADH a été présenté en 1996, par Marta Lucía Álvarez
Giraldo, face aux violations des droits de l’homme commises par l’État

146
colombien. Le pétitionnaire, qui était soumis à une peine privative de
liberté, avait eu sa demande de visites rejetée en raison de son orientation
sexuelle.
Dans ses propos, l’État a allégué que « permettre des visites aux
homosexuels affecterait le régime disciplinaire interne des établissements
carcéraux, du fait que, d’après son opinion, la culture latino-américaine
est peu tolérante vis-à-vis des pratiques homosexuelles en général »4.
La Comm.IADH a jugé recevable la pétition de Madame Giraldo, en
1999, ayant estimé que le cas pouvait entraîner une violation du droit à la
vie privée, dont la portée et le contenu doivent être éclaircis.
b) Deuxième cas : Luis Alberto Rojas Marín vs Pérou (2014)
Il s’agit de la détention illégale et arbitraire de Luis Alberto Rojas
Marín, suivie d’actes de torture motivés par son orientation sexuelle, outre
le non-respect du droit à un procès équitable.
Le pétitionnaire a porté à la connaissance de la Comm.IDH qu’il a subi
une détention de plus de 12 heures, assortie d’agressions physiques et
verbales liées à l’orientation sexuelle, lorsqu’il était sur le chemin de sa
maison, en raison d’une « conduite suspecte ». Il témoigne avoir subi des
actes de torture, y compris avec des instruments insérés dans son anus.
Le pétitionnaire a essayé de dénoncer les policiers auprès de
l’organisation policière, mais la demande a été refusée. L’État s’est ainsi
abstenu en ce qui concerne son devoir d’investiguer et de juger les
responsables de la violation des droits de l’Homme. Dans le cadre de
l’examen des faits, il y a également eu des irrégularités lors de l’examen
médico-légal. Outre le fait de n’avoir été réalisés que le lendemain, le
médecin qui a pris en charge le pétitionnaire a remis en question
l’allégation selon lesquelles les lésions avaient été provoquées par les
policiers. D’autre part, lorsqu’il a présenté ses déclarations auprès du
Ministère public, il a également subi des pressions et intimidations, ayant
explicitement entendu que les lésions n’étaient pas attribuables aux
policiers, mais pouvaient résulter de relations homosexuelles avec
d’autres personnes.
Le 6 novembre 2014, la Comm.IDH a jugé recevable la pétition, en
répertoriant les droits présumés violés dans le cas en l’espèce : égalité,
intégrité personnelle, liberté personnelle, respect de l’honneur et de la

4
Comm.IADH, 4 mai. 1999, Marta Lucía Álvarez Giraldo c. Colombie.

147
dignité, garanties judiciaires, protection judiciaire et obligation de respect
et garantie5.
c) Troisième cas : Sandra Cecilia Pavez Pavez vs Chili (2015)
Il s’agit du cas d’une interdiction faite à une professeure
d’enseignement religieux, Madame Cecilia Pavez Pavez, d’exercer son
travail du fait de son homosexualité.
L’État du Chili, conformément au décret 924/84, exige la présentation
d’une attestation d’honorabilité et de bonne réputation, octroyées par
l’autorité religieuse, à tous les professeurs de l’enseignement religieux.
Madame Pavez, professeure de religion depuis plus de 25 ans, a vu son
attestation abrogée, en raison de son orientation sexuelle et de ce fait, elle
s’est vue interdire l’exercice de sa profession. Face à cette décision, elle a
interjeté un appel auprès des tribunaux compétents locaux, qui ont jugé
irrecevable l’action, en considérant que :
« [...] la loi applicable permettait au corps religieux d’accorder et
de révoquer l’autorisation de pratiquer la religion, conformément
à ses propres principes religieux, moraux et philosophiques, vis-à-
vis desquels l’État n’aurait aucun pouvoir d’ingérence. Dans le
même ordre d’idées, il a été estimé que ladite autorisation repose
sur sa propre croyance, jouissant d’une ample liberté pour établir
ses normes et ses principes, et qu’il est sous-jacent à la norme
juridique, elle-même, que celui qui doit enseigner une croyance
dans les salles de classe devrait se conformer à ces normes,
croyances et dogmes, sans qu’il soit question pour les organes de
l’État de s’y immiscer ou de les remettre en question »6.
Cette décision ayant été confirmée, en 2008, par la Cour suprême du
Chili, Madame Pavez a porté le cas devant la Comm.IDH. Sa pétition a
été jugée recevable, considérant que le cas exigeait une analyse sur le fond
pour permettre l’évaluation de la compatibilité entre le Décret 924/84 et
la Convention interaméricaine des droits de l’Homme7.
d) Quatrième cas : Luiza Melinho vs Brésil (2016)
Le cas de Luiza Melinho a trait au rejet d’une intervention chirurgicale
de redéfinition sexuelle, différée et infructueuse depuis 1997, en raison
d’une insuffisance des services publics.

5
Comm.IDH, 6 nov. 2014, Luis Alberto Rojas Marín c. Pérou.
6
Comm.IDH, 21 juil. 2015, Sandra Cecilia Pavez Pavez c. Chili.
7
Ibid.

148
L’impossibilité de réaliser la chirurgie a provoqué l’automutilation par
Luiza Melinho de ses organes génitaux, en 2002. Au cours de cette année-
là, elle a entamé une action en justice pour permettre la réalisation de la
chirurgie. Sa demande a été jugée irrecevable et la procédure a duré quatre
ans avant d’être définitivement jugée.
L’État brésilien a allégué de l’irrecevabilité de la pétition, car elle
n’avait pas été épuisée toutes les voies de recours internes, puisque les
appels spéciaux et extraordinaires n’avaient pas été interjetés, et qu’il n’y
aurait pas eu de violation des droits protégés par la Convention
interaméricaine des droits de l’Homme.
Malgré l’observation concernant l’absence d’appel spécial et
extraordinaire, la Comm.IDH a jugé recevable la pétition de Luiza
Melinho, en concluant qu’il y avait eu un retard injustifié lors du
traitement de la procédure judiciaire et, de ce fait, qu’il ne serait pas
raisonnable d’exiger l’interjection des appels y afférant. Elle a encore
présenté les droits de l’Homme potentiellement violés dans ce cas :
intégrité personnelle, garanties judiciaires, protection de l’honneur et de
la dignité, égalité, protection judiciaire et développement progressif8.
e) Cinquième cas : X vs Chili
Il s’agit du cas d’une femme policière accusée de manière abusive
d’avoir des relations sexuelles avec une autre femme, prouvées par une
effraction pratiquée par des policiers durant l’investigation. En outre, la
demande d’investigation de la part de la victime a été considérée
irrecevable et il n’y a pas eu de sanction envers la personne qui a formulé
une telle accusation indue.
Le 11 mars 2008, le pétitionnaire et l’État ont souscrit un accord de
solution à l’amiable prévoyant : une demande formelle d’excuses ; des
garanties de non-répétition, avec la publication d’un bulletin officiel des
carabineros consacrant des critères pour la promotion de l’honneur et de
la dignité des personnes au cours d’enquêtes administratives ; des mesures
de dédommagement et la publication de l’accord de solution à l’amiable9.
En estimant que l’accord avait été en substance accompli, le 6 août
2009, la Comm.IDH a approuvé la solution à l’amiable, selon les termes
souscrits par les parties, en le considérant accomplie. Il s’agit de l’unique

8
Comm.IDH, 14 avr. 2016, Luiza Melinho c. Brésil.
9
Comm.IDH, 6 août. 2009, X c. Chili.

149
cas de rapport LGBTTI devant la Comm.IDH qui a donné lieu à une
solution à l’amiable.
f) Sixième cas : Alexa Rodríguez vs El Salvador (2016)
La dénonciation à la Comm.IDH est relative aux discriminations
généralisées contre les trans et les travestis au Salvador. Alexa Rodriguez,
a subi une discrimination policière, assortie d’agression et d’une omission
ultérieure face à une « bagarre entre pédales ».
Alexa Rodriguez a essayé de porter plainte contre l’intervention de la
police, des faits niés par les autorités de police elles-mêmes. Face au
manque de réponse de l’État, Alexa a demandé l’asile politique aux États
Unis. La Comm.IDH a appliqué l’exception prévue par la Convention en
vue de l’épuisement des voies internes, compte tenu de la gravité de la
situation.
Les droits violés par l’État sont les suivants : intégrité personnelle,
garanties judiciaires, protection de l’honneur et de la dignité, liberté de
pensée et d’expression, égalité devant la loi et protection judiciaire10.
g). Septième cas : Tamara Mariana Adrián Hernández vs Venezuela
(2016)
Il s’agit d’une requête contre l’inexistence d’un recours effectif pour
une adéquation de l’état civil à l’identité de genre au Venezuela. Le
pétitionnaire, même après la chirurgie de réassignation, s’est vu opposer
un refus à sa demande de changement d’état civil et la procédure a duré
plus de dix ans, sans conclusion.
L’État informe la Commission qu’il admet le changement de nom
même si celui-ci est affirmé incompatible avec l’identité de genre, mais
ne permet pas le changement du sexe, ne disposant pas de protocole
ordinaire judiciaire prévu pour résoudre cette question.
La pétition a été jugée recevable le 6 décembre 2016 par la
Comm.IDH, qui va continuer à analyser la question sur le fond,
spécialement en ce qui concerne la violation des droits dont le
pétitionnaire s’estime victime : intégrité personnelle, garanties judiciaires,
égalité devant la loi et protection judiciaire11.
h) Huitième cas : Vicky Hernández Castillo vs Honduras (2016)

10
Comm.IDH, 6 déc. 2016, Alexa Rodríguez c. El Salvador.
11
Comm.IDH, 6 déc. 2016, Tamara Mariana Adrián Hernández c. Vénézuela.

150
Il s’agit d’un cas concernant la lenteur dans l’investigation de
l’assassinat d’une femme trans et de la discrimination lors de l’accès à la
justice en raison de l’orientation sexuelle, lors du coup d’État militaire. Il
est possible que ce soit un cas d’exécution sommaire, étant donné que les
faits ont eu lieu pendant le couvre-feu, au moment où seuls les officiers
des forces de sécurité pouvaient circuler. Durant la période, ont été
enregistrées 23 morts violentes de personnes de l’univers LGBTTI,
particulièrement des homosexuels et trans.
Le 6 décembre 2016, la pétition a été déclarée recevable par la
Comm.IDH, qui va continuer à analyser la question sur le fond,
spécialement en ce qui concerne les possibles droits violés : vie, protection
judiciaire, intégrité physique12.

B. Cas LGBTTI soumis à la Cour interaméricaine


des droits de l’Homme
Outre les cas susmentionnés, le système interaméricain en a enregistré
trois autres, considérés recevables par la Comm.IDH et soumis à la Cour
interaméricaine des droits de l’Homme.
a) Premier cas : Karen Atala et ses filles vs Chili (2012)
Le premier cas impliquant des questions LGBTTI apprécié par la Cour
interaméricaine est celui de Karen Atala, juge chilienne, qui a subi un
traitement discriminatoire quant à la garde de ses filles, motivé par son
orientation sexuelle. Son ex-mari a entamé une action auprès du tribunal
de la jeunesse, en alléguant que le développement physique et mental de
ses trois filles serait affecté si elles restaient sous la garde de leur mère,
car celle-ci avait des relations sexuelles avec une autre femme.
Le cas est devenu notoire dans les médias nationaux, rendant publique
la vie privée de Karen Atala. Parallèlement à la procédure concernant la
garde des filles, a été entamée une procédure disciplinaire pour
l’investigation des faits sur la sexualité de la requérante. La Cour suprême
du Chili a concédé la garde définitive des enfants au père, estimant que
ceux-ci encouraient un risque en compagnie de la mère, en raison de sa
situation familiale.
Ce cas a été accueilli par la Comm.IDH, qui a estimé que certaines
autorités judiciaires chiliennes avaient engagé la responsabilité
internationale de l’État, en ce qu’elles avaient appliqué des standards
12
Comm.IDH, 6 déc. 2016, Vicky Hernández Castillo vs Honduras.

151
incompatibles avec la Convention, en violation des droits à l’égalité, à la
non-discrimination, à la vie privée, aux droits des enfants, à l’égalité des
conjoints après la dissolution du mariage et aux garanties et protections
judiciaires. Il a ainsi déterminé la prise de mesures de conformation, de
non-répétition et de réparation13.
Considérant que l’État chilien n’avait pas observé les
recommandations de la Comm.IDH de façon satisfaisante, le cas a été
présenté à la Cour pour appréciation. La décision, datée de 2012, est
divisée en deux points : la procédure concernant la garde et la procédure
disciplinaire mise en œuvre à l’encontre de Karen Atala.
Sur la procédure concernant la garde des enfants, la Cour a conclu que,
malgré l’exposé des motifs de l’État chilien relatif à sa décision
concernant la protection de l’intérêt supérieur des enfants, les droits à
l’égalité et à la non-discrimination de la requérante ont été violés, dans la
mesure où :
« Il n’a pas prouvé que la motivation des décisions était suffisante
pour atteindre cette fin, puisque la Cour suprême de justice et le
Tribunal de la jeunesse de Villarrica n’ont pas vérifié dans ce cas
de figure que la coexistence entre Madame Atala et sa partenaire
aurait porté atteinte, de manière certaine irréfragable, à l’intérêt
supérieur des enfants (supra 121,131 et 139), bien au contraire, il
a utilisé des arguments abstraits, stéréotypés et/ou discriminatoires
pour étayer la décision (supra 118, 119, 125, 130, 140 et 145), étant
donné que ces décisions constituent un traitement discriminatoire à
l’encontre de Madame Atala. Par conséquent, la Cour déclare que
l’État a violé le droit à l’égalité consacré par l’article 24, associé à
l’article 1.1. de la Convention américaine, au détriment de Karen
Atala Riffo »14.
La Cour a souligné que l’État a aussi discriminé les filles de Madame
Atala, car elles ont été écartées de la compagnie de leur mère, sur la base
du critère de l’orientation sexuelle. En outre, elle a estimé qu’il y a eu
ingérence arbitraire dans la vie privée et familiale, en violation des droits
protégés par la Convention.
Il y a eu également violation du droit des enfants à être entendues
pendant la procédure concernant leur garde, car la Cour suprême n’a pas

13
Comm.IDH, 17 sept. 2010, Atala Riffo et se filles c. Chili.
14
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili

152
expliqué dans sa décision comment elle a évalué les déclarations des filles
ayant trait à leur préférence de rester avec leur mère. Elle a donc pris sa
décision, sur le fondement du supposé intérêt supérieur des enfants, mais
sans expliquer les raisons pour lesquelles elle a contredit la volonté des
enfants.
S’agissant de la procédure disciplinaire mise en place à l’encontre de
Karen Atala, la Cour a estimé qu’il y avait eu violation du droit à l’égalité
et à la non-discrimination, car l’orientation sexuelle n’aurait pas pu
motiver l’ouverture d’une procédure d’investigation. En outre, au cours
de ladite procédure ses collègues de travail ont été interrogés sur son
orientation sexuelle, ce qui viole son droit à la vie privée. Finalement, une
telle procédure a violé les droits à la protection et aux garanties judiciaires,
puisque fondée sur des préjugés et des stéréotypes.
La Cour a adopté des mesures de réparation, parmi lesquelles :
l’assistance médicale et psychologique aux victimes, si elles le souhaitent,
la publication de la décision, la réalisation d’un acte public de
reconnaissance de la responsabilité internationale de l’État chilien, les
garanties de non-répétition, telles que la formation des agents publics et
l’interprétation des normes internes conformément à la Convention, ainsi
que l’indemnisation par l’octroi de dommages et intérêts15.
b) Deuxième cas : Ángel Alberto Duque x Colombie (2016)
Le deuxième cas impliquant des demandes LGBTTI soumis à la Cour
est celui d’Ángel Alberto Duque dont l’octroi de la pension de réversion
a été refusé, à la suite de la mort de son compagnon du même sexe, et qui
a subi des désavantages concernant l’accès aux services de santé pour le
traitement du SIDA.
Le cas a été analysé par la Comm.IDH en 2014. La Commission a
estimé que la législation colombienne ayant trait à la sécurité sociale
s’appuie sur un concept de la famille stéréotypé et restrictif, qui exclut les
familles formées par des personnes du même sexe. Malgré la
jurisprudence de la Cour constitutionnelle colombienne, reconnaissant,
entre les années 2007 et 2008, les mêmes avantages prévus pour les
couples hétérosexuels aux couples homosexuels, et malgré la
détermination de modifications d’environ vingt lois, afin d’assurer
l’équité aux couples homosexuels, ces changements ont été ultérieurs au
cas en question et « en termes pratiques, l’accès et l’effectivité de ces

15
Ibid.

153
ressources doivent encore faire face à des contraintes résultant de la
discrimination historique dont elles sont l’objet ».16
La Commission a conclu à la violation des droits à l’égalité devant la
loi et à la prohibition des discriminations. Elle a toutefois rejeté
l’allégation de violation des droits à la garantie et à la protection judiciaire,
car elle a considéré que les décisions judiciaires ont présenté des
arguments basés sur les normes colombiennes réglant les pensions de
réversion et non pas sur l’entendement stéréotypé de la part des juges. Elle
a donc recommandé à l’État colombien de réparer les dommages subis par
Ángel Duque, en lui concédant une pension et le droit d’accès aux services
de santé ; que soient prises toutes les mesures nécessaires à assurer la non-
répétition ; que soit mis en place un plan de formation de toutes les
personnes travaillant dans les services de sécurité sociale pour permettre
le traitement des sollicitations de pension des couples du même sexe ; et
que soient prises les mesures d’État nécessaires pour que les couples du
même sexe ne soient pas discriminés lors de l’accès aux services de
sécurité sociale.
Étant donné le non-respect des recommandations par l’État colombien,
la Comm.IDH a soumis le cas à la Cour le 21 octobre 2014. La décision
de la Cour, datée du 26 février 2016, a conclu que les droits à l’égalité
devant à la loi et à l’interdiction de discrimination ont été violés, dans la
mesure où : a) les normes relatives à la réglementation de l’union maritale
et de la prévoyance sociale établiraient une différence de traitement, étant
donné qu’uniquement les couples hétérosexuels pourraient constituer une
union maritale de fait ; b) cette distinction se rapporte à des catégories
protégées par l’art. 1.1 de la Convention américaine (orientation et identité
de genre sont des catégories protégées par la Convention) et cette
différence de traitement est alors discriminatoire17 :
« En ce qui concerne ce qui précède, la Cour a déterminé qu’une
différence de traitement est discriminatoire lorsqu’il n’y a pas de
justification objective et raisonnable, soit, lorsqu’elle n’a pas
d’objectif légitime et qu’il n’y a pas de relation de proportionnalité
raisonnable entre les moyens utilisés et la fin visée. La Cour a
également établi que s’agissant d’interdiction de la discrimination
par l’une des catégories protégées visées par l’article 1,

16
Comm.IDH, 2 avr. 2014, Ángel Alberto Duque c. Colombie.
17
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 26 fév. 2016, Ángel Alberto Duque c.
Colombie.

154
paragraphe 1, de la Convention, toute restriction d’un droit exige
une base rigoureuse, ce qui implique que les raisons utilisées par
l’État pour réaliser la différenciation du traitement doit être
particulièrement grave et basée sur un argument exhaustif. Dans le
cas présent, l’État n’a pas expliqué le besoin social primordial ou
le but de la différence de traitement, ni pourquoi le recours à une
telle distinction est la seule méthode pour atteindre cet objectif »18.
Concernant la réparation pour la violation du droit à l’égalité, la Cour
prévoit : la publication de la décision de la Cour, la garantie de traitement
prioritaire pour Monsieur Duque dans le cadre de la sollicitation de
pension de réversion, le paiement de dommages et intérêts d’un montant
de dix mille dollars, ainsi que l’envoi d’un rapport dans un délai d’un an,
démontrant les mesures adoptées19.
c) Troisième cas : Homero Flor Freire vs Équateur
Ce cas traite de la responsabilité de l’État équatorien dans l’exclusion
d’Homero Flor Freire du service militaire, en raison d’une présumée faute
disciplinaire liée à son orientation sexuelle.
Homero Flor serait rentré à la Forteresse Militaire accompagné d’un
autre militaire, après avoir tous les deux participé d’une fête. Estimant que
son collègue se trouvait alcoolisé, Homero Flor a décidé de le conduire à
sa chambre. Peu après, il a été réprimandé pour avoir été vu en « situation
d’homosexualité », et a ainsi subi des pressions de ses collègues pour
demander son écartement de la Force Terrestre. Au terme d’une procédure
sommaire, sa disponibilité a été établie et il a été exclu du service militaire.
Le pétitionnaire a allégué qu’une telle investigation sommaire violait
les garanties inhérentes aux actes de procédure et se basait sur deux
présupposés discriminatoires : sa dite homosexualité et la pratique d’actes
sexuels dans un établissement militaire. Sur cet aspect, il souligne qu’il y
a dans la législation militaire un traitement différencié entre la pratique
d’actes sexuels hétérosexuels et homosexuels, les premiers étant punis
d’une suspension de 30 jours maximum et les derniers par l’exclusion du
service militaire. En outre, il estime que les circonstances de son exclusion
ont violé son droit à l’honneur et à la vie privée, car elles ont eu des effets
nocifs sur sa vie personnelle (divorce) et professionnelle (perte de son

18
Id., p. 32.
19
Ibid.

155
emploi et difficulté de réinsertion dans le marché, en raison de la
stigmatisation de l’homosexualité).
L’État s’est défendu en indiquant que la norme contestée n’était plus
en vigueur dans l’ordre juridique équatorien, ledit sujet ayant été résolu
en interne. En outre, il estime que les garanties inhérentes aux actes de
procédure ont été respectées et que, comme preuve de sa bonne foi, l’État
a sollicité une solution à l’amiable qui n’a pas été fructueuse.
La Comm.IDH affirme que les droits violés dans ce cas sont les
suivants : l’égalité devant la loi, le droit à la non-discrimination et le droit
aux garanties et aux protections judiciaires. La Commission a émis des
recommandations de dédommagement intégral, moral et matériel,
accompagnées de la reconnaissance publique que son écartement a eu lieu
de façon discriminatoire. Enfin, la Commission a préconisé l’adoption de
mesures propres à supprimer les discriminations sur la base de
l’orientation sexuelle réelle ou supposée, y compris pour le droit à un juge
ou d’accéder à un tribunal impartial20.
En considérant que les recommandations n’ont pas été
substantiellement suivies, le cas a été renvoyé à la Cour en 2014, mais n’a
pas encore été jugé. Ce sera la première fois que la Cour se prononcera
sur la discrimination en raison de l’orientation sexuelle, réelle ou
supposée, au sein d’institutions militaires21.

II. Protection des personnes LGBTTI au sein du système


interaméricain des droits de l’Homme : contenu juridique
des droits de l’Homme et discriminations

Dans le système interaméricain sont notoires, entre autres aspects, les


espaces de violation (institutions d’État, militaires et de la sécurité
sociale22), ainsi que la place importante des opinions morales et
religieuses aussi bien au sein des services publics que dans les rapports
familiaux. Dans le même temps, les femmes militent de plus en plus pour
la protection de leurs droits et de nombreux cas concernant l’identité de

20
Comm.IDH, 4 nov. 2013, Homero Flor Freire c. Équateur.
21
Comm.IDH, « Comunicado à Imprensa n. 043 », 30 avr. 2015,
[http://www.oas.org/es/cidh/prensa/comunicados/2015/043.asp].
22
Sobre a relação entre proteção antidiscriminatória e direitos sociais, ver Guillermo
Escobar Roca et al., «Derechos sociales y tutela antidiscriminatória », Aranzadi, 2012.

156
genre sont portés sur la place publique, y compris dans leur dimension
trans-individuelle.
Le système interaméricain des droits de l’homme a précisé le contenu
juridique des droits des personnes LGBTTI, contenu qui a parfois fait
l’objet d’enrichissement et de développement. Tout d’abord, à la lecture
des décisions de la Comm.IADH et de la CrIADH, il apparaît que le
fondement, le contenu juridique et les prévisions normatives du droit à
l’égalité « [...] découle directement de l’unité de nature du genre humain
et s’avère inséparable de la dignité essentielle de la personne. »23
Ensuite, le contenu du droit à l’égalité est défini par la Cour : ce droit
va au-delà d’un simple test de rationalité lors des attributions d’un
traitement distinct face à des situations distinctes24. L’égalité condamne
des situations de privilège qui conduisent à des positions de second rang
dans la société, en instituant l’obligation de créer des conditions d’égalité
réelle, en combattant les pratiques discriminatoires – y compris de la part
de tierces personnes25.
Troisièmement, la Cour a également précisé les prévisions normatives
du droit à l’égalité : le devoir de respecter et d’assurer les droits « sans
discrimination » (article 1.1.) et le droit à une « protection égale de la loi »
(art. 24) ; la première concernant le devoir de l’État d’observer les droits
conventionnels ayant trait à ses citoyens, la deuxième relative à la
protection inégale de la loi interne ou à l’application de celle-ci pour les
nationaux26.
Malgré l’absence du concept de discrimination au sein de la
Convention américaine des droits de l’homme, la Cour en extrait une
définition inspirée de la Convention pour l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale et de la Convention pour l’élimination
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes :
« [...]Toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée
sur certains motifs, tels que la race, la couleur, le sexe, la langue,
la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou
sociale, la propriété, la naissance ou toute autre condition sociale,
et dont le but ou le résultat est d’annuler ou d’entraver la

23
Cour interaméricaine des droits de l'Homme, 26 fév. 2016, Ángel Alberto Duque c.
Colombie, p. 28.
24
Ibid.
25
Cour interaméricaine des droits de l'Homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili.
26
Ibid.

157
reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur un pied d’égalité,
des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de toutes les
personnes. »27
Quatrièmement, la Cour a également fait évoluer les critères interdits
de discrimination et les groupes protégés. En effet, alors qu’auparavant il
n’y avait ni prévision expresse dans la convention, ni consensus en la
matière28, l’influence des instruments internationaux de protection
universelle des droits de l’homme29 a permis une reconnaissance de ces
critères interdits et groupes protégés au sein de l’OEA30, en appliquant
notamment le principe de l’interprétation la plus favorable à la protection
des droits de l’homme31.
Cette protection touche également les individus perçus comme
LGBTTIs32, notamment en ce qu’elle prend en compte l’intersection de
multiples facteurs de discriminations (tel que le handicap et les conditions
économiques), ce qui permet une protection contre les discriminations
multiples.
Sur ce point, il est important de préciser que la Cour sera d’autant plus
effective qu’elle développera l’explicitation, elle-même, de la liste de ces
critères et ne se limitera pas aux définitions précises d’identités sexuelles
LGBTTIs, liées ou non aux pratiques sexuelles33. En ce sens, nous
remarquons la présence dans la jurisprudence de la Cour de la mention à
« l’orientation sexuelle non-hétérosexuelle »34.
Il faut remarquer, quant à l’expansion des critères protégés, la
promulgation de la Convention interaméricaine contre toutes les formes
de discrimination et d’intolérance35, qui prévoit les critères du genre, de
l’orientation sexuelle, de l’identité et de l’expression de genre
(article 1.1.).

27
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 26 fév. 2016, Ángel Alberto Duque c.
Colombie.
28
Ibid.
29
Ibid.
30
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili.
31
Comm.IDH, 4 nov. 2013, Homero Flor Freire c. Équateur.
32
Ibid.
33
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili
e CIDH, 4 nov. 2013, Homero Flor Freire c. Équateur.
34
Comm.IDH, 6 nov. 2014, Luis Alberto Rojas Marín c. Pérou, p. 9.
35
OEA, Convenção Interamericana Contra Toda Forma de Discriminação e
Intolerância, 5 juin. 2013.

158
Cinquièmement la pertinence de l’orientation sexuelle et de l’identité
de genre a reconnu comme un élément de la concrétisation du droit à la
vie privée36. Sur ce point, la Cour a dépassé une conception restrictive de
la vie privée, pour affirmer le droit d’établir des liens sociaux dans la
sphère publique et professionnelle, en lien avec le droit au projet de vie37.
Sixièmement, la garantie de l’impartialité des juges a également été
définie. Celle-ci est toujours considérée violée lorsque les juges se laissent
influencer par des aspects ou des critères étrangers au droit, tel que lors de
l’utilisation de stéréotypes négatifs et de stigmatisations contre les
personnes de l’univers LGBTTI38.
Septièmement, la Cour écarte l’argument selon lequel l’inexistence de
consensus entre les États serait un obstacle incontournable pour la
protection antidiscriminatoire.
Huitièmement, La Cour s’est également penchée sur le concept de
famille. Afin de prévenir les risques de familialisme39. Les jugent
affirment que l’intolérance de certaines sociétés face à des critères
interdits de discrimination ne peut pas justifier la perpétuation de
traitements discriminatoires40, pas plus que l’allégation abstraite et
infondée concrètement de l’intérêt supérieur de l’enfant ne peut servir de
prétexte pour restreindre des droits humains41. Cette restriction serait
discriminatoire, car fondée sur l’orientation sexuelle, or il n’y aucune
preuve d’atteinte ou d’outrage aux rôles de genre et à l’orientation
sexuelle des enfants éduqués par des homosexuels42. Le tout corroborant
un concept de famille au-delà du modèle matrimonial traditionnel.

36
En ce qui concerne le rapport entre protection juridique des droits de l'homme avec les
arguments de liberté et d’égalité, voir Robert Wintemute, « Sexual orientation and human
rights. The United States Constitution, the European Convention, and the Canadian
Charter », Clarendon Press, 1995 ; Robert Wintemute, « De l’égalité̀ des orientations
sexuelles à la liberté sexuelle », La Liberté sexuelle, Daniel Borrillo, Daniele Lochak (dir.),
Presses Universitaires de France, 2005, pp. 161-186.
37
Comm.IDH, 14 avr. 2016, Luiza Melinho c. Brésil.
38
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili ;
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 26 fév. 2016, Ángel Alberto Duque c.
Colombie.
39
Luiz Mello, « Familismo (anti) homossexual e regulação da cidadania no Brasil »,
Revista de Estudos Feministas, vol. 14, n. 2, 2006, pp. 497-508.
40
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili.
41
Ibid.
42
Ibid.

159
Enfin, le système interaméricain des droits de l’homme considère
l’homophobie comme traditionnelle, historique et structurelle43, à un tel
point, combinée44 avec la discrimination en raison du SIDA, qu’elle est à
même de rendre les homosexuels plus vulnérables à la torture, y compris
comme châtiment45, en créant une véritable situation de marginalité et
d’exclusion46. Dans les contextes où la laïcité est fragile, l’homophobie
devient particulièrement grave47, à l’instar des situations de régime
autoritaire. La Cour fait référence aux personnes LGBTTI en tant que
« minorités sexuelles »48.
Sur ce point, outre le fait d’attribuer à la discrimination homophobe le
caractère traditionnel, historique et structurel, il est possible d’avancer
vers une critique plus profonde de l’hétéronormativité49 et vers la
dénonciation de l’hétérosexisme50. Une telle évolution antidiscriminatoire
ne laissera pas de place aux assertions complaisantes avec la naturalisation
des rôles de genre ni avec une démarche indifférente face à une prétendue
« normalité » de l’hétérosexualité51. Ce potentiel critique est illustré,

43
Sur la compréhension de l’homophobie en tant que modalité de discrimination, voir
Roger Raupp Rios, « O conceito de homofobia na perspectiva dos direitos humanos e no
contexto dos estudos sobre preconceito e discriminação », Em Defesa dos Direitos
Sexuais, Roger Raupp Rios (dir.), Livraria do Advogado, 2007.
44
Sur la discrimination inter-sectionnelle, voir Kimberlé Crenshaw, « Documento para o
encontro de especialistas em aspectos da discriminação racial relativos ao gênero »,
Revista de Estudos Feministas, vol. 7, n. 12, 2002 pp. 171-188.
45
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili.
46
Comm.IDH, 6 nov. 2014, Luis Alberto Rojas Marín c. Pérou.
47
Comm.IDH, 21 juil. 2015, Sandra Cecilia Pavez Pavez c. Chili.
48
Cour Interaméricaine des droits de l'homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili,
p. 34.
49
Heteronormatividade é a produção e reiteração compulsória da heterossexualidade
como norma. Neste sentido, ver Guacira Lopes Louro, « Sexualidades minoritarias e
educacao », Politicas de enfrentamento ao heterossexismo: corpo e prazer. Fernando
Pocahy (dir.), NUANCES, 2010, pp. 143-150.
50
Heterossexismo é a « [...]concepção essencialista/naturalizada de que a
heterossexualidade é superior do ponto de vista social, moral e do desenvolvimento
psicológico a outras formas de
expressão da sexualidade [...] ». Henrique Nardi, « Educacao, heterossexismo e
homofobia », Politicas de enfrentamento ao heterossexismo: corpo e prazer, Fernando
Pocahy (dir.), NUANCES, 2010, pp. 151-167.
51
Louro demonstra como a classificação binária da heterossexualidade/homossexualidade
institui a heteronormatividade compulsória, produzindo normalização e estabilidade,
mecanismos não só de controle, como também de acionamento das políticas identitárias
de grupos homossexuais. Neste sentido, ver Guacira Lopes Louro, « Teoria Queer – uma

160
quoique d’une façon embryonnaire, par les allusions au système social qui
impose des identités sexuelles dissonantes de l’auto-identification des
individus52, de même qu’aux orientations sexuelles non-
hétérosexuelles53.

Considérations finales

L’examen du système interaméricain permet de constater une série de


progrès pour les droits LGBTTI dans la région. En ce sens, il est possible
de souligner la détermination du fondement et du contenu juridique du
droit à l’égalité, avec la reconnaissance des personnes LGBTTI en tant
que groupe protégé contre la discrimination. Il faut également remarquer
le rapport du droit à la vie privée et de l’accès à un tribunal impartial avec
l’orientation sexuelle et l’identité de genre.
Pour ce qui est de la compréhension de l’homophobie, il faut distinguer
l’intensité et le caractère diffus de la discrimination, mais aussi défendre
fermement la position selon laquelle l’intolérance de certaines sociétés
face aux critères interdits de discrimination ne justifie pas la perpétuation
des traitements discriminatoires. Comme il a été dit, il est possible
d’avancer vers une critique plus profonde de l’hétéro-normativité et vers
la dénonciation de l’hétérosexisme, en s’opposant aux assertions
complaisantes avec la naturalisation des rôles de genre, ainsi qu’à une
démarche indifférente face à une soi-disant « normalité » de
l’hétérosexualité.

política pós-identitária para a educação », Revista de Estudos Feministas, vol. 9, n. 02,


2001, pp. 541-553.
52
Comm.IDH, 4 nov. 2013, Homero Flor Freire c. Équateur.
53
Comm.IDH, 6 nov. 2014, Luis Alberto Rojas Marín c. Pérou.

161
Références
ANIS : Instituto de Bioética, Direitos Humanos e Gênero, Associação Lésbica Feminista
de Brasília Coturno de Vênus, « Legislação e Jurisprudência LGBTTT » Brasília :
2007.
CIDH, « Anexo ao Comunicado à Imprensa n. 153 », 17 déc. 2014,
[http://www.oas.org/es/cidh/lgtbi/docs/Anexo-Registro-Violencia-LGBTI.pdf].
CIDH, « Comunicado à Imprensa n. 043 », 30 avr. 2015,
[http://www.oas.org/es/cidh/prensa/comunicados/2015/043.asp].
CIDH, 6 déc. 2016, Alexa Rodríguez c. El Salvador.
CIDH, 17 sept. 2010, Atala Riffo et se filles c. Chili.
CIDH, 2 avr. 2014, Ángel Alberto Duque c. Colombie.
CIDH, 4 nov. 2013, Homero Flor Freire c. Équateur.
CIDH, 6 nov. 2014, Luis Alberto Rojas Marín c. Pérou.
CIDH, 14 avr. 2016, Luiza Melinho c. Brésil.
CIDH, 21 juil. 2015, Sandra Cecilia Pavez Pavez c. Chili.
CIDH, 4 mai. 1999, Marta Lucía Álvarez Giraldo c. Colombie.
CIDH, 6 déc. 2016, Tamara Mariana Adrián Hernández c. Vénézuela.
CIDH, 6 déc. 2016, Vicky Hernández Castillo vs Honduras.
CIDH, 6 août. 2009, X c. Chili.
Cour Interaméricaine des droits de l’homme, 24 fév. 2012, Atala Riffo et se filles c. Chili.
Cour Interaméricaine des droits de l’homme, 26 fév. 2016, Ángel Alberto Duque c.
Colombie.
Guacira Lopes Louro, « Teoria Queer – uma política pós-identitária para a educação »,
Revista de Estudos Feministas, vol. 9, n. 02, 2001, pp. 541-553.
Guacira Lopes Louro, « Sexualidades minoritarias e educacao », Politicas de
enfrentamento ao heterossexismo: corpo e prazer. Fernando Pocahy (dir.),
NUANCES, 2010, pp. 143-150.
Guillermo Escobar Roca et al., « Derechos sociales y tutela antidiscriminatória »,
Aranzadi, 2012.
Henrique Nardi, « Educacao, heterossexismo e homofobia », Politicas de enfrentamento
ao heterossexismo: corpo e prazer, Fernando Pocahy (dir.), NUANCES, 2010, pp.
151-167.
Kimberlè Crenshaw, « “Documento para o encontro de especialistas em aspectos da
discriminação racial relativos ao gênero », Revista de Estudos Feministas, vol. 7, n.
12, 2002 pp. 171-188.
Luiz Mello, « Familismo (anti) homossexual e regulação da cidadania no Brasil », Revista
de Estudos Feministas, vol. 14, n. 2, 2006, pp. 497-508.
OEA, Convenção Interamericana Contra Toda Forma de Discriminação e
Intolerância, 5 juin. 2013.

162
Robert Wintemute, « Sexual orientation and human rights. The United States
Constitution, the European Convention, and the Canadian Charter », Clarendon Press,
1995.
Robert Wintemute, « De l’égalitè dês orientations sexuelles à la liberte sexuelle », La
Liberte sexuelle, Daniel Borrillo, Daniele Lochak (dir.), Presses Universitaires de
France, 2005, pp. 161-186.
Roger Raupp Rios, « O conceito de homofobia na perspectiva dos direitos humanos e no
contexto dos estudos sobre preconceito e discriminação », Em Defesa dos Direitos
Sexuais, Roger Raupp Rios (dir.), Livraria do Advogado, 2007.
Rosa Maria Rodrigues de Oliveira, « Direitos sexuais de LGBTTT no Brasil:
jurisprudência, propostas legislativas e normatização federal », Ministério da Justiça,
Secretaria da Reforma do Judiciário, 2012.

163
Sexisme et LGBT-phobie dans le cadre
de la jurisprudence de la CourEDH et la CJUE

ROBERT WINTEMUTE
Professeur en droits de l’homme, King’s College, London

Depuis 1981, un vaste ensemble de jurisprudences et de


réglementations interdisant de nombreuses formes de discriminations à
l’égard des lesbiennes, gays et bisexuels (LGB) et des couples de même
sexe a été mis en place.1 Le présent chapitre analysera les développements
survenus dans ce domaine, en commençant par la protection des
personnes LGB, puis en abordant la question plus sensible (en raison de
ses effets sur le droit de la famille national) de la protection des couples
de même sexe. Au sein de ces deux catégories, nous nous pencherons
d’abord sur les développements survenus en vertu de la Convention
européenne des droits de l’homme (la CEDH, qui s’applique aux 47 États
membres du Conseil de l’Europe), puis sur ceux survenus dans le cadre
du droit de l’Union européenne (qui s’applique aux 27 États membres de
l’UE).

I. Discriminations à l’égard des lesbiennes, gays et bisexuels (LGB)

De manière générale, le droit européen interdit toute forme de


discrimination à l’égard des personnes LGB,2 pour autant que la partie

1
Voir R. Wintemute, Summary of European case law, disponible sur www.ilga-
europe.org/resources/ guide-european-institutions/council-europe/lgbti-rights/ECtHR
(consulté le 07/09/2016).
2
Le nombre de pages étant limité, le présent chapitre n’abordera pas les discriminations
fondées sur l’identité de genre ou les caractéristiques sexuelles des transsexuels (T) ou des

165
présumée comme étant à l’origine de la discrimination soit une autorité
publique liée par la Convention européenne des droits de l’homme
(CEDH) ou un particulier agissant dans le cadre de la
directive 2000/78/CE.3 En cas de vide au niveau de la protection juridique,
on peut faire valoir le fait que la CEDH doit légiférer afin d’interdire les
discriminations de la part des particuliers dans certains domaines qui ne
sont pas encore couverts par le droit européen ou national.

A. convention européenne des droits de l’homme


a) Libertés démocratiques fondamentales (liberté d’expression, de
réunion et d’association)
En théorie, tous les gouvernements européens devraient savoir que les
articles 10 et 11 de la CEDH protègent les droits démocratiques de tous
les groupes, dont les personnes LGB, à militer pour promouvoir
l’adoption de réformes dans tous les domaines du droit, y compris celui
de la famille, par des moyens pacifiques, par exemple en créant des
associations (organisations de la société civile ou non gouvernementales),
en organisant des manifestations publiques, des marches et autres
réunions et en exprimant leurs idées sur des sites Web, les réseaux
sociaux, dans des publications imprimées, sur des bannières et des
affiches. Malheureusement, il arrive que des gouvernements jugent
certaines idées trop menaçantes pour être tolérées dans une société
traditionnelle. Cette situation prévaut dans la majeure partie des pays
d’Europe centrale et de l’Est au moins depuis 2001, date à laquelle les
minorités LGB des anciens pays du bloc communiste ont commencé leurs
actions visant à renforcer leur visibilité en organisant des marches des
fiertés LGB similaires à celles répandues dans les pays d’Europe de
l’Ouest.
Dans ces pays, les réactions hostiles de la population se sont souvent
traduites par des demandes d’interdiction de ces manifestations aux
autorités publiques, des agressions violentes de la part de particuliers

personnes intersexuées (I). Toutefois, la quasi-totalité de la jurisprudence européenne


relative aux discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, y compris en ce qui
concerne les couples de même sexe, protège également les personnes trans et intersexuées,
ainsi que les couples dont un ou deux des membres sont trans ou intersexués et qui sont
considérés juridiquement comme étant de même sexe.
3
Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre
général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail [2000], JO,
L303/16.

166
opposés à l’organisation de ces événements, ou les deux. Les actes de
violence passés ou l’éventualité de futurs actes de violence servent
souvent à justifier ces interdictions, ou sont condamnés de manière tacite
quand les autorités publiques n’assurent pas une protection policière
adéquate.4
En 2005, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) avait
déjà indiqué très clairement que les autorités publiques étaient
formellement obligées de protéger les manifestations des actions de
contre-manifestants cherchant à les perturber,5 que l’impopularité des
opinions de certaines minorités ne justifiait pas qu’on leur interdise de
s’exprimer6 et qu’au contraire, les manifestations impopulaires et jugées
« inconvenantes » devaient être protégées par la police.7 Depuis 2007, la
CourEDH a appliqué ces principes aux interdictions discriminatoires de
marches des fiertés LGB en Pologne8, en Russie9 et en Moldavie,10 en
raison de violations de l’article 11 (liberté de réunion) seul et combiné
avec l’article 14 (non-discrimination).
Dans l’affaire Alekseyev contre Russie, la CourEDH a souligné que :
« le fait de reconnaître aux personnes homosexuelles des droits
matériels [par exemple, l’accès au mariage ou à l’adoption, sujets à
propos desquels les pays européens sont en désaccord] est
fondamentalement différent du fait de leur reconnaître la liberté de
militer pour ces droits. Il n’existe aucune ambiguïté quant au fait
que les autres États membres reconnaissent le droit de chacun de
revendiquer ouvertement son homosexualité ou son appartenance à
4
ILGA-Europe, « Prides Against Prejudice: A Toolkit for Pride Organising in a Hostile
Environment », Annexe 1, 2006, disponible sur http://ilga-europe.org/resources/ilga-
europereports- and-other-materials/prides-against-prejudice-toolkit-pride-organising
(consulté le 07/09/2016).
5
Plattform « Ärzte für das Leben » contre Autriche, requête nº 10126/82, 21/06/1988,
§ 32.
6
Stankov et la United Macedonian Organisation Ilinden contre la Bulgarie, requêtes
nº 29221/95 et 29225/95, 02/10/2001, § 86, 107.
7
United Macedonian Organisation Ilinden et Ivanov contre la Bulgarie, requête
nº 44079/98, § 115.
8
Bączkowski contre la Pologne, requête nº 1543/06, 03/05/2007 (interdiction de la marche
pour l’égalité des droits à Varsovie en 2005 ; EuroPride organisée à Varsovie en 2010).
9
Alekseyev contre la Russie, requêtes nº 4916/07, 25924/08 et 14599/09, 21/10/2010
(interdiction des événements organisés pour les fiertés LGB à Moscou en 2006, 2007,
2008 ; interdiction toujours en vigueur).
10
Genderdoc-M contre Moldavie, requête nº 9106/06, 12/06/2012 (interdiction de
manifester devant le parlement en 2006).

167
toute autre minorité sexuelle et à défendre ses droits et les libertés,
notamment en exerçant sa liberté de réunion pacifique ».11
En 2015, la CourEDH a étendu sa jurisprudence à l’affaire Identoba et
autres contre Géorgie,12 où le grief concernait l’absence de protection
d’une marche LGB organisée dans le centre de Tbilissi à l’occasion de la
journée internationale contre l’homophobie (le 17 mai 2012). La
CourEDH a non seulement conclu à une violation de l’article 11 combiné
avec l’article 14 de la CEDH, parce que « l’État défendeur a failli à ses
obligations positives en ce que, n’ayant pas contenu les contre-
manifestants homophobes et violents, il n’a pas veillé à ce que la
manifestation [...] se déroulât pacifiquement »13, mais aussi à une
violation de l’article 3 (volet matériel, interdiction de la violence et de
propos et attitudes entraînant la crainte d’actes de violence) combinée
avec l’article 14 :
« 72. Étant donné les attitudes hostiles passées de la population à
l’égard de la communauté LGBT en Géorgie, les autorités
publiques auraient dû connaître les risques associés aux
manifestations publiques de cette communauté vulnérable et, par
conséquent, étaient dans l’obligation de lui apporter une protection
renforcée [...].
73. [...] Au moment où les policiers se décidèrent enfin à intervenir,
les requérants avaient déjà été molestés, insultés et agressés. De
surcroît, au lieu de tenter de contenir les contre-manifestants les plus
agressifs afin que la manifestation pacifique pût se poursuivre, la
police interpella et évacua certains des requérants, en d’autres
termes les victimes qu’elle était censée protéger.
74. Les autorités internes n’ont donc pas fourni aux requérants une
protection adéquate contre les agressions commises par des
personnes privées durant la manifestation ».
La CourEDH a également conclu à une violation de l’article 3 (volet
procédural) combiné avec l’article 14 dans MC et AC contre Roumanie,14

11
Alekseyev, supra nº 9, § 84.
12
Identoba et autres contre Géorgie, requête nº 73235/12, 12/05/2015. Voir également X
contre Turquie, requête nº 24626/09, 09/10/2012 (violations de l’art. 3, volet matériel, et
de l’art. 14 combiné avec l’art. 3) (prisonnier homosexuel détenu en isolement cellulaire
et privé d’exercices en plein air).
13
Identoba, supra nº 12, § 100.
14
MC et AC contre Roumanie, requête nº 12060/12, 12/04/2016.

168
où le grief des requérants concernait les coups de pied et de poing qu’ils
ont reçus dans le métro de Bucarest à leur retour de la parade LGB
annuelle. Alors que les auteurs des coups ont crié « bande de tapettes,
barrez-vous aux Pays-Bas ! » pendant l’agression, l’enquête de la police
« n’a pas pris en compte l’éventualité de motifs discriminatoires ».15 Les
interventions discriminatoires de fonctionnaires à l’occasion de marches
des fiertés LGB à Istanbul en 2015 et en 2016 pourraient inciter la
CourEDH à appliquer sa jurisprudence (si les tribunaux turcs n’utilisent
pas des voies de recours internes). En ce qui concerne les entraves
discriminatoires à la liberté d’association, la CourEDH a récemment fait
état de requêtes déposées contre la Russie à la suite de son refus
d’enregistrer les ONG Movement for Marriage Equality (pour les couples
de même sexe) et Sochi Pride House (à l’occasion des Jeux olympiques
d’hiver de 2014).16
b) Quelles sont les obligations positives de légiférer contre les crimes
et les discours de haine ?
L’affaire Identoba, dans laquelle la CourEDH a étendu à la violence
anti-LGB son interprétation constante en matière d’actes de violence
perpétrés à l’encontre des Roms,1717 offre un socle solide pour obliger les
pays du Conseil de l’Europe à légiférer contre les crimes de haine à
l’encontre des LGB, notamment en prévoyant des sanctions renforcées.
La CourEDH exige-t-elle également l’adoption d’une réglementation
relative aux discours de haine anti-LGB ? Dans l’affaire Vejdeland contre
Suède,18 la CourEDH a clairement indiqué que l’article 10 de la CEDH
autorisait la criminalisation des discours de haine anti-LGB. Cette affaire
concernait l’imposition de décisions pénales et la condamnation des
requérants à une amende à la suite de la distribution dans une école de
tracts anti-LGB dont le texte était le suivant :

15
MC et AC, supra nº 14, § 9, 125.
16
Nikolay Alekseyev et le Mouvement pour le droit égal au mariage contre Russie et
Nikolay Alekseyev et autres contre Russie, requêtes nº 35949/11 et 58282/12
(communiqués le 22 mars 2016). Voir également Zhdanov et autres contre Russie,
requêtes nº 12200/08, 35949/11 et 58282/12, 16/07/2019.
17
Nachova et autres contre Bulgarie, requêtes nº 43577/98 et 43579/98, 06/07/2005.
18
Vejdeland et autres contre Suède, requête nº 1813/07, 09/02/2012. Voir aussi Molnar
contre Roumanie, requête nº 16637/06, 23/10/2016 (décision de recevabilité) (art. 17
relatif à un abus de droit en ce qui concerne la diffusion d’affiches contre les Roms et les
personnes LGB).

169
« La propagande homosexuelle [...] cette propension à la déviance
sexuelle [...] l’homosexualité a effet moralement destructeur sur les
fondements de la société. Le VIH et le SIDA sont d’abord apparus
à cause des homosexuels [...] leur mode de vie débauché a été l’une
des principales raisons de l’extension de ce fléau des temps
modernes [...] les lobbys homosexuels tentent de minimiser la
pédophilie et demandent sa légalisation ».19
La Cour a jugé que :
« L’incitation à la haine n’est pas nécessairement un appel à la violence
[...] Les agressions consistant à insulter des personnes, à les ridiculiser ou
à dénigrer des groupes spécifiques [...] peuvent être suffisantes pour que
les autorités favorisent la lutte contre les discours de haine en cas
d’exercice irresponsable de la liberté d’expression... [L]a Cour souligne
que les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle sont tout aussi
graves que celles fondées sur la "race, l’origine ou la couleur" ».20
Un jour, la CourEDH pourrait décider que l’article 8 de la CEDH
implique l’obligation positive de légiférer contre les discours de haine à
l’encontre des LGB. La requérante rom de l’affaire RB contre Hongrie
(2016) « s’est sentie offensée et traumatisée par les rassemblements,
hostiles selon elle aux Roms, organisés par différents groupes de droite
entre le 1er et le 16 mars 2011 dans le quartier à prédominance rom de
Gyöngyöspata, et en particulier par les injures à caractère raciste et la
tentative d’agression dont elle a été victime en présence de son enfant ».21
La Cour a conclu que :
« Une obligation [positive] peut apparaître quand un traitement
présumément motivé par le préjugé n’a pas atteint le seuil
nécessaire pour que l’on puisse invoquer l’article 3, mais a constitué
une entrave au droit du requérant au respect de sa vie privée
conformément à l’article 8 [ce qui inclut son origine ethnique ou
toute autre partie de son identité], à savoir, dans ce cas [...] le
harcèlement motivé par le racisme, y compris par des agressions
verbales et des menaces physiques [...] là où il existe des preuves
d’attitudes violentes et d’intolérance envers une minorité ethnique
[...], ces obligations formelles [...] sont plus exigeantes envers les

19
Vejdeland, § 8.
20
Supra nº 18, § 55.
21
RB contre Hongrie, requête nº 64602/12, 12/04/2016, § 80.

170
États pour qu’ils réagissent à ces incidents prétendument motivés
par les préjugés »22.
c) Droit pénal
Le droit pénal représente l’un des domaines dans lesquels les
personnes LGB habitant dans les États membres du Conseil de l’Europe
n’ont plus besoin d’exercer leur droit de militer pour obtenir des réformes
légales au titre des articles 10 et 11. En effet, depuis l’arrêt historique de
la CourEDH en 1981 sur l’affaire Dudgeon contre Royaume-Uni,23 qui a
conclu que l’interdiction de toute activité sexuelle entre hommes en
Irlande du Nord violait l’article 8 (droit au respect de la vie privée), toutes
les lois similaires ont été abrogées dans les 47 États membres. C’est la
partie nord de Chypre occupée par la Turquie qui a abrogé sa loi en
dernier, en 2014.24 L’arrêt Dudgeon a ensuite été étendu quand
l’article 14, combiné avec l’article 8 de la CEDH, a été invoqué pour
exiger un âge égal de consentement en ce qui concerne les relations
sexuelles entre un homme et une femme, entre deux femmes et entre deux
hommes, d’abord par l’ancienne Commission européenne des droits de
l’homme en 1997,25 puis par la Cour européenne des droits de l’homme
en 2003.26
Dans ses arrêts relatifs à l’âge du consentement, la Cour a adopté pour
la première fois des critères stricts afin de justifier les différences de
traitement fondées sur l’orientation sexuelle en vertu de l’article 14 : « À
l’instar des différences [de traitement] fondées sur le sexe, les différences
[de traitement] fondées sur l’orientation sexuelle doivent être justifiées
par des raisons particulièrement graves ».27 Si l’on considère
l’affaire ADT contre Royaume-Uni (interdiction, en violation de
l’article 8, de relations sexuelles consenties entre plus de deux hommes

22
RB contre Hongrie, supra n 21, § 84. Voir également l'arret Beizaras et Levickas
contre Lituanie, requête nº 41288/15, 14/01/2020.
23
Dudgeon contre Royaume-Uni, requête nº 7525/76, 22/10/1981.
24
Voir The Guardian, « Northern Cyprus votes to legalise gay sex », 27/01/2014,
www.theguardian.com/world/2014/jan/27/northern-cyprus-ban-gay-sex-repeal-
homosexual (consulté le 07/09/2016).
25
Report of the Commission on Sutherland v. United Kingdom, 01.07.1997, disponible sur
www.hrcr.org/safrica/equality/Sutherland_UK.htm (consulté le 07/09/2016). L’affaire n’a
pas été portée devant la CourEDH, car le gouvernement britannique a accepté de suivre
les conclusions de la Commission. Voir le Sexual Offences (Amendment) Act 2000.
26
L et V contre Autriche, requêtes nº 39392/98 et 39829/98, 09/04/2003 ; SL contre
Autriche, requête nº 45330/99, 09/01/2003.
27
SL contre Autriche, supra nº 26, § 37.

171
dans le cadre privé), il est difficile d’imaginer qu’il existe, dans le droit
pénal, des différences entre le traitement accordé aux relations sexuelles
entre personnes homosexuelles et celui accordé aux relations entre
personnes hétérosexuelles que la Cour pourrait considérer comme
justifiées pour « des raisons particulièrement graves ».28 D’ailleurs, le
Royaume-Uni s’est conformé à l’arrêt relatif à l’affaire ADT en adoptant
le Sexual Offences Act 2003, qui a supprimé ces différences de traitement
dans le droit pénal anglais et gallois.
d) Emploi, droits parentaux des individus et autres thèmes
Quand elles ne sont plus stigmatisées comme des criminels se pose
alors pour les personnes LGB la question de leur droit de s’exprimer
ouvertement sur leur orientation sexuelle sans craindre de subir des
sanctions non pénales, comme perdre leur travail, leur maison, leur place
à l’université ou la garde de leurs enfants. Dans deux arrêts rendus en
1999, Smith et Grady contre Royaume-Uni et Lustig-Prean et Beckett
contre Royaume-Uni,29 la CourEDH a estimé que l’interdiction par le
Royaume-Uni des personnes LGB dans les forces armées violait
l’article 8 portant sur le droit au respect de la vie privée, notamment parce
que les personnes LGB étaient souvent soumises à des interrogatoires
injustifiés et très intrusifs sur leurs relations sexuelles avec des personnes
de même sexe avant d’être révoquées.
En l’absence de ces interrogatoires, la CourEDH aurait pu facilement
conclure à une violation de l’article 14, combiné avec l’article 8, car la
politique contestée ne s’appliquait pas aux membres hétérosexuels des
forces armées qui n’avaient des relations sexuelles qu’avec des personnes
du sexe opposé. Le rejet par la Cour de la justification du préjugé en vertu
de l’article 8 paragraphe 2, ainsi que sa comparaison expresse entre la
discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et la discrimination
raciale, s’appliquerait également en vertu de l’article 14 :
Dans la mesure où ces attitudes négatives [de la part des membres
hétérosexuels des forces armées] correspondent aux préjugés d’une
majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle, la Cour ne
saurait les considérer comme étant en soi une justification suffisante aux
ingérences dans l’exercice des droits susmentionnés des requérants

28
ADT contre Royaume-Uni, requête nº 35765/97, 31/07/2000.
29
Smith et Grady contre Royaume-Uni, requêtes nº 33985/96 et 33986/96, 27/09/1999 ;
Lustig-Prean et Beckett contre Royaume-Uni, requêtes nº 31417/96 et 32377/96,
27/09/1999.

172
[personnes LGB], pas plus qu’elle ne le ferait pour des attitudes négatives
analogues envers les personnes de race, origine ou couleur différentes.30
Moins de trois mois après ces arrêts s’appliquant aux forces armées, la
CourEDH a dû traiter une affaire de discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle dans le cadre d’une décision judiciaire portant sur
une garde d’enfant. Dans Mouta contre Portugal, la CourEDH a jugé que
l’orientation sexuelle ne devait pas être considérée comme un critère
négatif en ce qui concerne la décision d’attribution de la garde d’un enfant
à l’un des parents (le parent LGB ou le parent hétérosexuel) lorsqu’un
mariage entre personnes de sexe différent se terminait par un divorce :
« la cour d’appel [de Lisbonne, qui a transmis la garde d’une enfant de
son père homosexuel à sa mère hétérosexuelle] a opéré une distinction
dictée par des considérations tenant à l’orientation sexuelle du requérant,
distinction qu’on ne saurait tolérer d’après la Convention (voir, mutatis
mutandis, l’arrêt Hoffmann [concernant une mère témoin de
Jéhovah]) ».31
Dans Fretté contre France, la CourEDH a refusé (par quatre voix
contre trois) d’étendre le principe appliqué dans l’affaire Mouta au droit
des personnes célibataires à adopter un enfant (dans les pays où cela est
possible).32 Toutefois, dans l’affaire E.B. contre France, la Grande
Chambre a infirmé l’arrêt Fretté (par quatorze voix contre trois sur le
principe et dix contre sept sur les faits de l’affaire E.B.) et a étendu
l’arrêt Mouta : « Partant, les autorités internes ont opéré une distinction
dictée par des considérations tenant à [l’]orientation sexuelle [de la
requérante homosexuelle], distinction qu’on ne saurait tolérer d’après la
Convention. (voir [...] Mouta, [...] § 36).33 Le principe d’E.B. contre
France devrait également s’appliquer à l’accès à l’insémination par
donneur et aux autres formes de procréation médicalement assistée, si
elles sont accessibles aux personnes hétérosexuelles non mariées (comme
cela semble être le cas en ce qui concerne l’insémination par donneur en
Hongrie).
e)Existe-t-il une obligation positive d’adopter une loi contre les
discriminations (dans les domaines pas encore couverts par le droit
européen) ?

30
Smith et Grady, supra nº 29, § 97.
31
Mouta contre Portugal, requête nº 33290/96, 21/12/1999, § 36.
32
Fretté contre France, requête nº 36515/97, 26/02/2002.
33
E.B. contre France, requête nº 43546/02, 22/01/2008, § 96.

173
On peut donc affirmer que chaque État membre du Conseil de l’Europe
est soumis à l’obligation positive, en vertu de l’article 8 de la CEDH seul,
en vertu de l’article 14 combiné avec l’article 8 (respect de la vie privée)
ou du protocole nº 12 (dans les pays où il s’applique), d’adopter une
législation interdisant les discriminations fondées sur l’orientation
sexuelle dans le secteur privé. Cet argument est étayé par un passage du
rapport explicatif au Protocole nº 12 :
« 26. D’autre part, on ne peut exclure totalement que le devoir
d’« assurer », figurant au premier paragraphe de l’article 1, entraîne des
obligations positives. Cette question peut, par exemple, se poser lorsqu’il
existe une lacune manifeste dans la protection offerte par le droit national
contre la discrimination. En ce qui concerne [...] les relations entre
particuliers, l’absence de protection contre la discrimination dans ces
relations pourrait être tellement nette et grave qu’elle entraînerait
clairement la responsabilité de l’État et relèverait alors de l’article 1 du
protocole (voir, mutatis mutandis, l’arrêt de la Cour du 26 mars 1985 dans
l’affaire X et Y contre Pays-Bas... [omission dans le droit pénal de
l’interdiction de relations sexuelles on consenties en violation de
l’article 8]. ...
28. [...] Il ressort de ces considérations que toute obligation positive
dans le domaine des relations entre particuliers concernerait [...] les
relations dans la sphère publique normalement régie par la loi, pour
laquelle l’État a une certaine responsabilité ([...] [l’]accès au travail,
l’accès aux restaurants ou à des services pouvant être mis à disposition du
public par des particuliers, tels que les services de santé ou la distribution
d’eau et d’électricité, etc.). [... ] Les affaires purement privées ne seraient
pas affectées. La réglementation de telles affaires [par exemple, le choix
du conjoint ou du partenaire] serait également susceptible d’interférer
avec le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale [...] garanti
par l’article 8 de la Convention ».34
Ce raisonnement devrait également s’appliquer à l’article 14, où l’on
retrouve la même formulation « doit être assurée » (éventuellement par
l’État dans le secteur privé) que dans le Protocole nº 12 : « La jouissance
des [droits reconnus dans la CEDH] doit être assurée, sans distinction
aucune, fondée notamment sur... ».

34
Conseil de l’Europe, Rapport explicatif du Protocole nº 12 à la Convention de
sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, Rome 2000.

174
L’argument de l’obligation positive a effectivement été accepté par la
Cour suprême du Canada (CSC) dans l’affaire Vriend contre Alberta,
dans laquelle elle a découvert une omission discriminatoire dans la loi
contre les discriminations de la province d’Alberta, et a demandé d’y
inclure le motif manquant (l’orientation sexuelle), en supposant que le
législateur préférerait combler cette lacune à abroger la loi dans son
ensemble.35 On retrouve ce raisonnement de la CourEDH dans l’affaire
Danilenkov contre Russie (« Ainsi, toutes les mesures mises en œuvre
pour garantir l’application de l’article 11 devraient comprendre une
protection contre la discrimination fondée sur l’appartenance
syndicale »),36 et dans Redfearn contre Royaume-Uni :
« Il incombait à l’État défendeur [en vertu de l’article 11] de prendre
des mesures raisonnables et appropriées afin de protéger les employés
[des secteurs public et privé], notamment ceux qui ont une ancienneté
inférieure à un an, contre le licenciement en raison de leurs opinions
politiques ou de leur adhésion à un parti politique, soit en créant une
nouvelle exception à la période d’attente d’un an soit en permettant
d’effectuer une demande en justice isolée pour discrimination illégale
fondée sur l’opinion ou l’appartenance politiques ».37
Enfin, dans l’affaire I.B. contre Grèce,38 la non-protection par les
tribunaux grecs d’un homme séropositif licencié par un employeur du
secteur privé a été considérée comme une violation de l’article 14
combiné avec l’article 8 (vie privée). Le requérant avait été licencié en
2005, avant la date limite de transposition de la directive 2000/78/CE en
ce qui concerne le handicap, qui lui aurait procuré une voie de recours de
droit interne.
f) Existe-t-il une exemption à la réglementation contre les
discriminations à l’encontre des personnes pratiquantes occupant un
emploi dans une organisation laïque ?
Les lois interdisant les discriminations fondées sur l’orientation
sexuelle dans les domaines du secteur privé, de l’éducation, des services,

35
Vriend contre Alberta [1998] 1 SCR 493, disponible sur https://scc-csc.lexum.com/scc-
csc/scc-csc/fr/1607/1/document.do (consulté le 07/09/2016).
36
Danilenkov contre Russie, requête nº 67336/01, 30/07/2009, § 123.
37
Redfearn contre Royaume-Uni, requête nº 47335/06, 06/11/2012, § 57. L’absence de
législation appropriée est une violation de l’article 11, mais son existence n’aurait peut-
être pas été favorable au requérant, le licenciement pour adhésion à un parti politique
raciste pouvant être justifié à la fois en vertu de la législation et de l’art. 11 paragraphe 2.
38
I.B. contre Grèce, requête nº 552/10, 03/10/2013.

175
etc. comprennent généralement des exceptions pour les organisations
religieuses, par exemple en ce qui concerne les décisions relatives à
l’embauche de prêtres, rabbins, imams ou autres responsables religieux
ouvertement LGB, ou à la question de savoir si des couples de même sexe
peuvent se marier religieusement. L’article 9 de la CEDH prend très
probablement en compte ces exceptions, et, dans ce contexte, doit
prévaloir sur les droits des employés existants ou potentiels en vertu de
l’article 14 combiné avec l’article 8. Néanmoins, des personnes
pratiquantes travaillant pour un employeur laïc fournissant des services
non religieux au public peuvent-elles demander à bénéficier d’une
exemption en vertu de l’article 9 vis-à-vis de toute réglementation contre
les discriminations qui exigerait sans cela de leur part qu’ils servent des
couples de même sexe ? Dans Eweida et autres contre Royaume-Uni,39 la
CourEDH a conclu que les tribunaux britanniques n’étaient pas tenus, que
ce soit par l’article 9 seul ou par l’article 14 combiné avec l’article 9,
d’accorder une telle exemption à deux employés de religion chrétienne,
Ladele et McFarlane, l’un employé dans le secteur public, l’autre dans le
privé, qui ont été licenciés pour avoir refusé de servir des couples de
même sexe, le premier lors de l’enregistrement de leur partenariat civil à
la mairie, le second pour une forme particulière de thérapie de couple.40

B. Droit de l’Union européenne


a) Charte des droits fondamentaux, législation de l’Union
européenne et législation nationale transposant le droit de l’UE
La source la plus générale de protection contre les discriminations
fondées sur l’orientation sexuelle dans le droit de l’Union européenne est
l’article 21 paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux,
mentionnant expressément l’« orientation sexuelle », laquelle est
juridiquement contraignante depuis le 1er décembre 2009 et s’applique à
toutes les lois de l’UE, ainsi qu’à la législation nationale transposant le
droit européen. Dans Léger contre ministre de la Santé,41 la Cour de

39
Eweida et autres contre Royaume-Uni, requêtes nº 48420/10, 59842/10, 51671/10 et
36516/10, 15/01/2013.
40
Pour une défense de la conclusion de la CourEDH, consulter R. Wintemute,
« Accommodating Religious Beliefs: Harm, Clothing or Symbols, and Refusals to Serve
Others » (2014) 77 Modern Law Review 223.
41
Affaire C-528/13, Léger contre ministre de la Santé, EU:C:2015:288.

176
Justice de l’Union européenne (CJUE), a remarqué qu’un arrêté français
transposant la directive européenne sur le don de sang :
« doit [...] respecter notamment l’article 21, paragraphe 1 [de la
Charte], aux termes duquel est interdite toute discrimination fondée
notamment sur l’orientation sexuelle. [...] l’exclusion du don de sang en
fonction de l’orientation homosexuelle des donneurs masculins qui, en
raison du fait qu’ils ont entretenu une relation sexuelle correspondant à
cette orientation, subissent un traitement moins favorable que les
personnes hétérosexuelles masculines. [...] l’arrêté [...] est susceptible de
comporter, à l’égard des personnes homosexuelles, une discrimination
fondée sur l’orientation sexuelle, au sens de l’article 21, paragraphe 1, de
la Charte ».42
La CJUE a ensuite examiné la proportionnalité de l’exclusion au titre
de l’article 52 paragraphe 1 de la Charte :
« 65. [...] une contre-indication permanente du don de sang pour
l’ensemble du groupe constitué des hommes ayant eu des rapports sexuels
avec des hommes n’est proportionnée que s’il n’existe pas de méthodes
moins contraignantes pour assurer un niveau élevé de protection de la
santé des receveurs. ...
67. [...] la juridiction de renvoi [en France] doit notamment vérifier [...]
si des questions ciblées concernant le délai écoulé depuis le dernier
rapport sexuel [...], le caractère stable de la relation de la personne
concernée ou le caractère protégé des rapports sexuels permettraient
d’évaluer le niveau de risque que présente individuellement chaque
donneur en raison de son propre comportement sexuel.
68. [...] dans l’hypothèse où [...] des méthodes moins contraignantes
que l’interdiction permanente [...] permettraient d’assurer un niveau élevé
de protection de la santé des receveurs, une telle contre-indication
permanente ne respecterait pas le principe de proportionnalité.
La législation nationale transposant le droit de l’Union européenne ne
respectant pas le principe de proportionnalité, et qui, par conséquent, est
source de discrimination directe ou indirecte fondée sur l’orientation
sexuelle en violation de l’article 21 paragraphe 1 de la Charte, doit être
annulée par le juge national. La législation de l’Union européenne qui

42
Léger contre ministre de la Santé, supra nº 41, § 47– 50.

177
autorise le même type de discrimination pourra être annulée par la
CJUE ».43
b) Directive 2000/78/CE, emploi et formation professionnelle
L’article 21 paragraphe 1 de la Charte n’est pas censé s’appliquer au
secteur privé, mais la directive 2000/78/CE, adoptée en vertu de
l’article 19 TFUE, interdit de manière générale toute discrimination
fondée sur l’orientation sexuelle en ce qui concerne l’accès à l’emploi et
la formation professionnelle, que ce soit dans le secteur public ou privé.44
Une politique de discrimination ouverte telle que celle remise en question
dans l’affaire Smith et Grady (« aucune personne LGB ne peut être
employée par les forces armées britanniques ») violerait manifestement la
directive 2000/78, qui n’accorde pas d’exemption en matière
d’orientation sexuelle aux forces armées.45 Toutefois, la législation anti-
discrimination rend souvent invisibles les situations de discrimination
directe, ce qui les rend plus difficiles à prouver. L’article 10 paragraphe 1
de la directive vise à aider les victimes de discrimination en prévoyant que
quand la victime « établit, devant une juridiction ou une autre instance
compétente, des faits qui permettent de présumer l’existence d’une
discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de
prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de
traitement. »
Dans Asociaţia ACCEPT contre Consiliul Naţional pentru
Combaterea Discriminării,46 son seul arrêt à ce jour sur les
discriminations potentielles à l’égard des personnes LGB en vertu de la
directive 2000/78, la CJUE a donné quelques orientations quant aux types
de faits susceptibles de faire basculer le fardeau de la preuve du côté de

43
Voir l’affaire C-236/09, Association Belge des Consommateurs Test-Achats c. Conseil
des ministres [2011] ECR I-00773.
44
Dans l’affaire 293/83, Gravier contre ville de Liège [1985] ECR 593, « la formation
professionnelle » inclut la plupart des diplômes universitaires et autres formations de
l’enseignement supérieur : [...] toute forme d’enseignement qui prépare à une qualification
pour une profession, métier ou emploi spécifique, ou qui confère l’aptitude particulière à
exercer une telle profession, métier ou emploi, relève de l’enseignement professionnel,
quels que soient l’âge et le niveau de formation des élèves ou des étudiants, et même si le
programme d’enseignement inclut une partie d’éducation générale. »
45
voir la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un
cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail [2000],
JO L303/16, article 3 paragraphe 4.
46
Affaire C-81/12, A sociaţia ACCEPT contre Consiliul Naţional pentru Combaterea
Discriminării, EU:C:2013:275.

178
l’employeur : « la directive 2000/78 doi[ven]t être interprété[s]e en ce
sens que [les déclarations contre les homosexuels d’une personne associée
à un club de football professionnel, à savoir : "Quitte à dissoudre le
Steaua, je ne prendrai pas un homosexuel dans l’équipe !"]... sont
susceptibles d’être qualifiés de "faits qui permettent de présumer
l’existence d’une discrimination" ». Dans l’affaire ACCEPT, il n’y avait
pas encore de victime, car aucun joueur ouvertement homosexuel ou
bisexuel ne s’est vu refuser un emploi ou n’a été licencié par le club de
football.
c) Autres domaines : biens et services (y compris l’éducation, les
soins de santé et le logement), avantages sociaux, protection et
sécurité sociales
La proposition effectuée par la Commission (2 juillet 2008) d’une
directive du Conseil relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité
de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de
convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle (« directive
horizontale » ou « directive couvrant l’ensemble des motifs de
discrimination et allant au-delà du domaine de l’emploi »),47 étendrait
l’interdiction des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle dans
le droit de l’Union européenne afin qu’elle ait le même champ
d’application matériel que l’interdiction des discriminations raciales de la
directive 2000/43/CE.48 Pour ce faire, il faudrait ajouter au champ
d’application matériel de la directive 2000/78 (emplois, formation
professionnelle et domaines connexes) les biens et services (notamment
l’éducation, les soins de santé, le logement), les avantages sociaux, la
protection et la sécurité sociales.
Malheureusement, en raison de l’opposition de quelques États
membres du Conseil (notamment de l’Allemagne), la proposition de la
Commission est bloquée dans le processus législatif depuis plus de huit
ans, alors qu’il n’a fallu qu’un an pour adopter la directive 2000/78. Ce
qui signifie que le droit de l’Union européenne autorise actuellement les
discriminations à l’encontre des personnes ou des ONG LGB et des

47
Mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction
de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle,
COM(2008)426 final, voir http://eur-lex.europa.eu/procedure/FR/2008_140 (consulté le
07/09/2016) (procédure législative depuis 2008).
48
Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe
de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique
[2000] JO L 180/22.

179
couples de même sexe en ce qui concerne l’accès à des services publics et
privés, comme les autorisations de défiler dans la rue, l’éducation des
jeunes de moins de 16 ans scolarisés (non assimilée à des formations
professionnelles), l’accès aux hôpitaux, hôtels, logements, restaurants,
etc. Selon Christine Lüders, directrice de l’Agence fédérale allemande de
lutte contre les discriminations, « cette situation est absurde. Le
gouvernement [allemand] refuse de mener des négociations concrètes sur
la directive [horizontale], alors qu’elle garantirait à de nombreuses
personnes en Europe un niveau de protection identique à celui dont les
citoyens allemands profitent déjà depuis longtemps ».49 Il semble que
l’Allemagne respecte déjà la proposition de la Commission, mais qu’elle
s’oppose par principe à l’adoption d’une nouvelle législation de lutte
contre les discriminations, même si elle ne ferait qu’étendre les
protections existant déjà en Allemagne (dans des domaines autres que
l’emploi et la formation professionnelle) dans des États membres de l’UE
où elles n’existent pas actuellement.

II. Discriminations à l’encontre des couples de même sexe

A. Convention européenne des droits de l’homme


a) Accès aux droits des couples non mariés de sexes différents
Le premier principe établi par la CourEDH, dans Karner contre
Autriche en 2003,50 est que si un État membre du Conseil de l’Europe
décide délibérément de reconnaître les couples non mariés de sexe opposé
pour quelque motif que ce soit (par exemple, en vue de la transmission
d’un bail immobilier), les couples de même sexe devront bénéficier des
mêmes droits et avantages. Afin de justifier une différence de traitement,
les gouvernements doivent montrer en quoi il est « nécessaire » d’exclure
les couples de même sexe de l’accès au droit ou à l’avantage en question
afin de protéger la famille traditionnelle.51 Étant donné que ce critère très
strict ne sera que rarement, voire jamais satisfait, le principe de
l’affaire Karner revêt une importance cruciale dans les pays reconnaissant

49
Voir Equinet, « Head of Germany’s Equality Body Calls for the Swift Adoption of the
European Equal Treatment Legislation Proposal », 20/05/2015, disponible sur
www.equineteurope.org/Head-of-Germany-s-Equality-Body (consulté le 07/09/2016).
50
Karner contre Autriche, requête nº 40016/98, 24/07/2003. Voir aussi Kozak contre
Pologne, requête nº 13102/02, 02/03/2010.
51
Karner, supra nº 50, § 41.

180
les couples de sexe opposé non mariés. En revanche, il n’a pas d’effet
dans les pays qui ne reconnaissent que les couples mariés de sexe opposé.
Dans ses arrêts ultérieurs, la CourEDH a appliqué le principe Karner à
l’adoption par le second parent (l’adoption d’un enfant par le partenaire
de même sexe que le parent de l’enfant doit être légalement possible si
elle l’est pour le partenaire de sexe opposé non marié au parent de
l’enfant),52 aux lois relatives aux partenariats enregistrés (les formes
d’union autres que le mariage accessibles aux couples non mariés de sexe
opposé doivent également l’être pour les couples de même sexe)53 et aux
permis de résidence (un partenaire de même sexe doit être admissible si
un partenaire non marié de sexe opposé l’est).54
Étant donné que le principe de l’affaire Karner a été appliqué pour
l’adoption par le second parent, il devrait également s’appliquer à l’accès
à l’insémination par donneur pour les couples de lesbiennes dans les pays
comme la France, l’Italie ou le Monténégro où les couples de sexe opposé
non mariés y ont accès. L’Autriche appartenait à cette catégorie jusqu’à
ce qu’un arrêt de la Cour constitutionnelle du pays mette fin à cette
discrimination en 2013.55 Il en était de même pour le Portugal jusqu’à ce
qu’une loi étende l’accès à l’insémination par donneur à toutes les
femmes, qu’elles soient en couple ou non.56 La CourEDH s’est vu
demander d’appliquer le principe de l’affaire Karner à l’insémination par
donneur dans l’affaire en cours de Charron et Merle-Montet contre
France.57 Elle a évité de traiter l’affaire sur le fond en invoquant le non-
épuisement des voies de recours internes. Mais la question reviendra, dans
cette affaire ou une autre. Afin de justifier sa différence de traitement, la
France devra faire valoir qu’il est préférable pour un enfant de ne jamais
naître et de ne jamais vivre que de naître dans un couple lesbien.

52
X et autres contre Autriche, requête nº 19010/07, 19/02/2013.
53
Vallianatos et autres contre Grèce, requêtes nº 29381/09 et 32684/09, 07/11/2013.
54
Pajić contre Croatie, requête nº 68453/13, 23/02/2016.
55
Cour constitutionnelle d’Autriche 10/12/2013, consultable sur
www.menschenrechte.ac.at/dokumentation/2013/VfGH/VfGH_10_12_2013.pdf
(consulté le 07/09/2016).
56
Loi nº 17/2016 (20 juin 2016), disponible sur https://dre.pt/application/file/74738565
(consulté le 07/09/2016).
57
Requête nº 22612/15, introduite le 07/05/2015, déclarée irrecevable le 8 février 2018.

181
b) Accès au mariage
Dans Schalk et Kopf contre Autriche,58 deux hommes ont remis en
cause le refus des autorités à les autoriser à se marier. En 2010, la
CourEDH a jugé à l’unanimité qu’un couple de même sexe avait une « vie
familiale » conformément à l’article 8,59 et (par cinq voix contre deux)
que la référence à « l’homme et [à] la femme » de l’article 12 n’excluait
pas automatiquement le droit au mariage pour les couples de même sexe
(notamment parce que l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne ne comprend aucune référence de ce type),60 mais ont
conclu (à l’unanimité) que, compte tenu de l’état du « consensus
européen », l’article 12 de la CEDH n’exigeait pas encore l’accès au
mariage pour les couples de même sexe.61 La CourEDH a réitéré cette
conclusion dans l’affaire Hamalainen contre Finlande (aucune exception
n’est accordée à un couple marié de sexe opposé qui deviendrait sur le
plan légal un couple de même sexe si le changement de sexe de l’un des
conjoints était reconnu),62 et dans Oliari et autres contre Italie.63 En 2018,
seuls 16 États membres du Conseil de l’Europe sur 47 avaient adopté une
loi ou un arrêt autorisant les couples de même sexe à se marier.64 Tant
qu’ils ne sont pas au moins 24, il est peu probable que la CourEDH
modifie son interprétation de l’article 12, en dépit de la décision prise par
la Cour suprême des États-Unis en 2015.65
c) Accès à tout ou partie des droits des conjoints (sans accès au
mariage)
Dans l’arrêt Schalk et Kopf, la CourEDH a examiné la question de
savoir si l’article 14, combiné avec l’article 8 sur le droit au respect de la
vie de famille, exigeait de la part de l’Autriche de créer un autre moyen
pour les couples de même sexe d’obtenir la reconnaissance légale de leur
relation. Par quatre voix contre trois, la CourEDH a jugé qu’il n’existait

58
Schalk et Kopf contre Autriche, requête nº 30141/04, 24/06/2010.
59
Supra nº 58, § 94.
60
Supra nº 58, § 61.
61
Supra nº 58, § 61–63.
62
Hamalainen contre Finlande, requête nº 37359/09, 16/07/2014, § 96.
63
Oliari et autres contre Italie, requêtes nº 18766/11 et 36030/11, 07/11/2013. § 191-192.
64
Allemagne, Autriche (à partir du 1er janvier 2019), Belgique, Danemark, Espagne,
Finlande, France, Irlande, Islande, Luxembourg, Malte, Norvège, Pays-Bas, Portugal,
Royaume-Uni (Angleterre, Pays-de-Galles et Écosse, mais pas encore l’Irlande du Nord)
et Suède. Le référendum du 20 décembre 2015 a rejeté la loi adoptée par le parlement
slovène.
65
Obergefell contre Hodges, 576 US ___ (26 juin 2015).

182
aucune obligation de la sorte avant le 1er janvier 2010, date à laquelle la
loi autrichienne sur le partenariat enregistré pour les couples de même
sexe (adoptée précipitamment après que la Cour eut prévu une audition
dans l’affaire Schalk et Kopf) est entrée en vigueur, et qu’il n’était pas
nécessaire « de rechercher si l’absence de reconnaissance juridique des
couples homosexuels aurait emporté violation de l’article 14 combiné
avec l’article 8 si telle était encore la situation [au 24 juin 2010, comme
en Italie à cette date]. »66 Les trois juges dissidents ont avancé que la
majorité, sachant que la relation d’un couple de même sexe relève de la
vie familiale, aurait dû imposer « l’obligation positive de prévoir un cadre
satisfaisait qui offre aux requérants, au moins dans une certaine mesure,
la protection dont toute famille doit bénéficier. » Pour la minorité,
« l’absence de tout cadre juridique leur offrant, au moins dans une certaine
mesure, les mêmes droits et avantages que ceux qui accompagnent le
mariage [...] doit être justifiée par des raisons solides, surtout si l’on tient
compte de la tendance croissante en Europe à prévoir des moyens
permettant de bénéficier de tels droits et avantages ».67
Le droit d’adopter l’enfant de son conjoint ou de sa conjointe constitue-
t-il un des droits qui accompagnent le mariage dont les couples de même
sexe pourraient se voir offrir la possibilité de bénéficier dans les pays qui
ne les autorisent pas à se marier ? La CourEDH a décidé que ce n’était pas
le cas dans l’affaire Gas et Dubois contre France,68 et parviendrait
probablement à la même conclusion en 2016, étant donné que seuls
20 États membres du Conseil de l’Europe sur 47 autorisent l’adoption par
le second parent si les parents sont de même sexe (exemples les plus
récents : l’Estonie, le Portugal, la Suisse et, dans certaines situations,
l’Italie). On pourrait atteindre un total de 26 pays si Andorre, certaines
parties de la Bosnie (la Fédération et Brčko), la Croatie, le Liechtenstein,
la Roumanie et l’Ukraine se conformaient à l’arrêt X et autres contre
Autriche en étendant l’adoption par le deuxième parent (qui est possible
pour les couples non mariés de sexe opposé dans ces pays) aux couples
non mariés de même sexe.
Cinq années après Schalk et Kopf, la CourEDH a dû revenir sur la
question que la majorité avait laissée ouverte, à savoir « si l’absence de
reconnaissance juridique des couples homosexuels aurait emporté
violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 si telle était encore la
66
Smith et Grady, supra nº 58, § 97-103.
67
Supra nº 58, opinion dissidente, § 4, 9.
68
Gas et Dubois contre France, requête nº 25951/07, 15/03/2012.

183
situation. » Dans Oliari et autres contre Italie,69 la CourEDH a jugé (à
l’unanimité) qu’il y avait violation de l’article 8 (seul), parce que le
gouvernement italien « n’[avait] pas respecté l’obligation qui lui
incombait de veiller à ce que les requérants disposent d’un cadre juridique
spécifique assurant la reconnaissance et la protection de leur union. ».70
L’Italie a réagi rapidement à cet arrêt en créant un « cadre juridique
spécifique » (connu sous le nom d’« union civile ») le 20 mai 2016.71
Après l’affaire Oliari, quatre questions restaient ouvertes : (i)
L’arrêt Oliari s’applique-t-il à tous les États membres du Conseil de
l’Europe qui n’ont adopté aucune loi autorisant le mariage ou une forme
de partenariat enregistré pour les couples de même sexe (24 pays au total
sur 47 au moment de l’arrêt Oliari, puis 27 en 2016, après l’adoption de
lois dans ce sens à Chypre, en Grèce et en Italie) ? (ii) Le « cadre juridique
spécifique » doit-il offrir exactement les mêmes droits et avantages que le
mariage ? (iii) Le « cadre juridique spécifique » doit-il être rétroactif ? (iv)
Existe-t-il des « droits essentiels » que le « cadre juridique spécifique »
doit absolument inclure ? La première question se pose parce que
l’arrêt Oliari (soutenu par quatre juges sur sept) est ambigu. En effet, il
fait état d’une obligation positive en vertu de l’article 8 de la CEDH de
créer un « cadre juridique spécifique » pour les couples de même sexe,
mais il se rapporte également aux facteurs juridiques et politiques propres
à l’Italie, par exemple, une décision de la Cour constitutionnelle appelant
le Parlement italien à adopter une loi dans ce sens et des sondages
d’opinion indiquant le soutien de la majorité de la population à l’adoption
d’une telle loi.72 L’opinion dissidente des trois juges ne comprend aucune
ambiguïté de ce type, car elle mentionne clairement que leur raisonnement
s’applique uniquement à l’Italie (et éventuellement aux pays se trouvant
dans une situation juridique et politique similaire). La CourEDH aura
l’occasion de répondre à la première question lorsqu’elle devra instruire
l’une des nombreuses affaires en Europe centrale et de l’Est (déjà portées
devant elle ou toujours en cours au niveau national) qui relèvent de
l’arrêt Oliari, mais qui ne font pas l’objet de décisions de la Cour

69
Oliari, supra nº 63.
70
Oliari, supra nº 63, § 185 (sans italique dans l’original).
71
Legge (loi) n. 76 in Gazzetta Ufficiale of 20.05.2016 (« Regolamentazione delle unioni
civili
tra persone dello stesso sesso e disciplina della convivenze »).
72
Oliari, supra nº 63, § 179–181.

184
constitutionnelle ou de sondages d’opinion favorables. La première
affaire à être communiquée a été Fedotova et autres contre Russie.73
La CourEDH a donné une réponse préliminaire à la deuxième question
dans Schalk et Kopf, quand elle a rejeté l’argument selon lequel « si un
État décide d’offrir aux couples homosexuels un autre mode de
reconnaissance juridique, il est obligé de leur conférer un statut qui, même
s’il porte un nom différent, correspond à tous égards au mariage », jugeant
au contraire que les « les États bénéficient d’une certaine marge
d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré par les
autres modes de reconnaissance juridique » et qu’elle « n’a pas à se
prononcer en l’espèce sur chacune de ces différences [entre le mariage et
le partenariat enregistré] de manière détaillée. »74 Après Oliari, la
CourEDH a utilisé le raisonnement de l’arrêt Schalk dans l’affaire Chapin
et Charpentier contre France,75 jugeant que les différences entre le
« pacte civil de solidarité » (la seule forme de reconnaissance de leur union
accessible aux requérants, du début de l’affaire en 2004 jusque 2013) et
le mariage, dans son ensemble, ne violaient pas l’article 14 combiné avec
l’article 8. Il est important de noter que, dans les affaires Schalk et Chapin,
les requérants n’ont pas fait état d’une différence spécifique ayant eu
quelque incidence que ce soit sur leur relation.
La CourEDH a répondu à la troisième question dans l’arrêt Aldeguer
Tomás contre Espagne,76 en établissant que l’Espagne n’était pas tenue
d’appliquer ni sa loi de 2005 autorisant les couples de même sexe à se
marier, ni sa loi de 2007 réglementant les pensions de survie versées au
partenaire survivant en cas d’union hors mariage de personnes de sexe
opposé ou de même sexe, au décès survenu en 2002 d’un membre d’un
couple non marié de personnes de même sexe qui ne pouvaient pas se
marier légalement. C’était effectivement le cas, même si la loi espagnole
de 1981 sur le divorce réglementait la pension de survie versée au
partenaire non marié de sexe différent d’une personne mariée, si cette
dernière était décédée avant 1981, année où le divorce et le remariage ont
été autorisés.

73
Fedotova et autres c. Russie, requête 40792/10, communiqué le 02/05/2016, disponible
sur http://hudoc.echr.coe.int/eng?i = 001-163362 (consulté le 07/09/2016). Voir aussi
Buhuceanu et Ciobotaru contre Roumanie, requête nº 20081/19, communiquée le
16/01/2020.
74
Schalk, supra nº 58, § 108.
75
Chapin et Charpentier contre France, requête nº 40183/07, 09/06/2016.
76
Aldeguer Tomás contre Espagne, requête nº 35214/09, 14/06/2016.

185
Enfin, la CourEDH a implicitement répondu à la quatrième question
dans l’arrêt Taddeucci et McCall contre Italie,77 en jugeant que, dans
certaines circonstances (par exemple, l’accès à un permis de résidence
pour un partenaire non ressortissant d’un pays de l’Union européenne),
l’article 14, combiné avec l’article 8, demandait aux gouvernements de
traiter les couples de même sexe différemment des couples de sexes
opposés, en leur donnant des moyens autres que le mariage d’accéder à
certains droits ou avantages particuliers (par exemple, en les dispensant
de répondre à une condition leur imposant de se marier pour obtenir un
permis de résidence). En citant Thlimmenos contre Grèce (exemption
pour une personne Témoin de Jéhovah),78 la CourEDH a appliqué le
même raisonnement de « discrimination indirecte » dans
l’arrêt Taddeucci. Contrairement à l’arrêt Oliari, ce raisonnement (qui se
rapporte à la période 2004–2009) n’a pas mentionné la nécessité de créer
un « cadre juridique spécifique ». L’obligation établie en 2009 de donner
des moyens permettant d’obtenir un permis de résidence précède
l’obligation de 2015 de créer un « cadre juridique spécifique », mais il est
possible d’établir un lien entre les deux.
En supposant que la CourEDH appliquera l’obligation positive
découlant de l’article 8 invoquée dans l’arrêt Oliari à tous les pays
membres du Conseil de l’Europe, le droit de bénéficier de moyens
permettant d’obtenir un permis de résidence dans l’arrêt Taddeucci (qui
s’applique de manière explicite aux 47 États membres) pourrait être
considéré comme étant l’un des « droits essentiels » minimums (par
opposition aux « droits supplémentaires ») que la Cour a mentionnés dans
l’arrêt Oliari,79 et que le « cadre juridique spécifique » doit par conséquent
garantir.

B. Droit de l’Union européenne


a)Emploi et formation professionnelle
En ce qui concerne les discriminations fondées sur l’orientation
sexuelle (et les autres questions liées aux droits humains), la CJUE a
tendance à attendre les orientations de la CourEDH, et à les suivre une
fois que cette dernière a pris position sur un sujet particulier. Ce
fonctionnement est manifeste quand on compare les développements du

77
Taddeucci et McCall contre Italie, requête nº 51362/09, 30/06/2016.
78
Thlimmenos contre Grèce, requête nº 34369/97, 06/04/2000.
79
Oliari, supra nº 63, § 172, 174, 177.

186
droit de l’Union européenne en ce qui concerne les couples de même sexe
(qui seront abordés plus bas) aux arrêts antérieurs de la CourEDH relatifs
à l’égalité de traitement des couples homosexuels.80 Pour ce qui est des
couples de même sexe, il est tout à fait probable que la CJUE attendra la
jurisprudence de la CourEDH, parce qu’elle est très réticente à l’idée de
sembler interférer avec la compétence (généralement exclusive) des États
membres de l’Union européenne dans le domaine du droit de la famille.
Jurisprudence antérieure à l’adoption de la directive et à l’arrêt
Karner (COUREDH)
La période allant de 1957 à 2003 (soit avant l’arrêt Karner contre
Autriche de la CourEDH du 24 juillet et la date limite de transposition de
la directive 2000/78 du 2 décembre) peut être considérée comme le
« Moyen-Âge » pour les droits des couples de même sexe dans le droit de
l’Union européenne. Dans l’affaire Grant, la CJUE a refusé d’analyser les
discriminations fondées sur l’orientation sexuelle (pas encore visées par
le droit de l’Union européenne) comme étant également des
discriminations fondées sur le sexe (visées par l’ancien article 119 TCE
et l’ancienne directive 76/2007, devenus respectivement l’article 157
TFUE et la directive 2006/54),81 comme elle l’avait fait pour les
discriminations fondées sur la réassignation sexuelle.82 En outre, dans
l’affaire D et Royaume de Suède, la CJUE a refusé de considérer les
partenaires de même sexe enregistrés comme étant dans une situation
comparable à celle des époux : « 34... il est constant que le terme de
« mariage », selon la définition communément admise par les États
membres, désigne une union entre deux personnes de sexe différent. 51...
la situation d’un fonctionnaire ayant fait enregistrer un partenariat en

80
R. Wintemute, « In Extending Human Rights, which European Court is Substantively
“Braver” and Procedurally “Fitter”? The Example of Sexual Orientation and Gender
Identity Discrimination » dans S. Morano-Foadi et L. Vickers (éd.), Fundamental Rights
in the EU: A Matter for Two Courts, Hart Publishing, Oxford 2015.
81
Affaire C-249/96, Grant contre South-West Trains [1998] ECR I-00621 (absence de
discrimination fondée sur le sexe contraire à l’art. 119 TCE dans une situation où un
avantage professionnel a été refusé à la partenaire non mariée d’une employée, mais
accordé à la partenaire non mariée d’un employé).
82
Affaire C-13/94, P contre S et Cornwall County Council [1996] ECR I-02143 (le
licenciement d’un employé transsexuel constitue un cas de discrimination fondée sur le
sexe contraire à la directive 76/207).

187
Suède ne saurait être tenue pour comparable... à celle d’un fonctionnaire
marié »83.
Jurisprudence ultérieure à l’adoption de la directive et à
l’arrêt Karner (COUREDH)
En intégrant le motif de l’orientation sexuelle aux directives de lutte
contre les discriminations de l’Union européenne, la directive 2000/78
pourrait être perçue comme annulant de manière implicite l’arrêt Grant
de la CJUE, alors que la date limite de transposition de la directive était le
2 décembre 2003. De même, on pourrait considérer que la modification
apportée en 2004 au Statut des fonctionnaires, qui réglemente l’octroi
d’avantages aux partenaires non mariés de fonctionnaires de l’Union
européenne, annule de manière implicite l’arrêt de la CJUE dans
l’affaire D et le Royaume de Suède. Le règlement indique désormais que
« les partenariats non matrimoniaux sont traités au même titre que le
mariage, pourvu que [...] le couple fournisse un document officiel reconnu
comme tel par un État membre [...] attestant leur statut de partenaires non
matrimoniaux, [...et...] n’ait pas accès au mariage civil dans un État
membre ».84 Ces deux modifications, combinées avec l’arrêt Karner
contre Autriche pris par la CourEDH le 24 juillet 2003, ont largement
augmenté la probabilité que la CJUE interprète la directive 2000/78
comme exigeant un traitement égal en matière d’avantages professionnels
pour les partenaires non mariés de sexe opposé et de même sexe
(contrairement à la conclusion de l’arrêt Grant), et pour les partenaires
mariés de sexe opposé et les partenaires enregistrés de même sexe
(contrairement à la conclusion de D et le Royaume de Suède).
Bien que la CJUE n’ait pas eu l’occasion de dévier du raisonnement
qu’elle avait utilisé pour l’arrêt Grant, elle a implicitement annulé (sans
le citer) l’arrêt D et le Royaume de Suède dans l’affaire Maruko en 2008.85
Dans cette affaire, un régime de retraite du secteur public a refusé
83
Affaires jointes C-122/99 P et C-125/99 P, D et le Royaume de Suède contre Conseil de
l’Union européenne [2001] ECR I-04319 (le non-respect du principe de traitement d’un
partenariat enregistré en Suède comme l’équivalent d’un mariage civil afin de bénéficier
d’un avantage professionnel ne constituait ni un cas de discrimination fondée sur le sexe
ni un cas de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle).
84
Statut des fonctionnaires [des CE], article 1d(1) et annexe VII, article 1(2)(c) et
annexe VIII, article 17, tel que modifié par le règlement (CE, Euratom) nº 723/2004 du
22 mars 2004 modifiant le statut des fonctionnaires des Communautés européennes ainsi
que le régime applicable aux autres agents de ces communautés [2004] JO L 124/1.
85
Affaire C - 267/06, Tadao Maruko contre Versorgungsanstalt der deutschen Bühnen
[2008] ECR I-01757.

188
(contrairement au régime de pension public allemand) de verser une
pension de survie au partenaire enregistré de même sexe d’un affilié au
système décédé, alors qu’un conjoint survivant de sexe opposé aurait pu
en bénéficier. La CJUE a jugé (de manière implicite et explicite) que si (i)
un État membre adoptait délibérément une loi autorisant le partenariat
enregistré pour les couples de même sexe, et (ii) que la loi placerait « les
personnes de même sexe dans une situation comparable à celle des
époux », alors les mêmes avantages liés à l’emploi (par exemple, en
matière de retraite, de pensions de retraite versées au survivant, de congé
payé ou de prime accordée en raison d’un mariage) doivent être fournis
au partenaire enregistré de même sexe d’un employé ou d’une employée
au même titre qu’au conjoint ou à la conjointe de sexe opposé d’un
employé, en dépit de l’alinéa 22 (non contraignant) : « La présente
directive est sans préjudice des lois nationales relatives à l’état civil et des
prestations qui en dépendent. »
Dans deux arrêts ultérieurs, la CJUE a clarifié et développé le
raisonnement qu’elle avait adopté pour l’affaire Maruko. Dans
l’affaire Römer,86 la CJUE a expliqué que le terme « comparable » utilisé
dans l’affaire Maruko ne voulait pas dire qu’il s’agissait d’une situation
juridique identique. Il n’est pas nécessaire de prouver que « le droit
national a opéré une assimilation juridique générale et complète du
partenariat de vie enregistré au mariage. » Au contraire, le fait que les
partenaires enregistrés « ont les devoirs [légaux] mutuels, d’une part, de
se prêter secours et assistance et, d’autre part, de contribuer de manière
adéquate aux besoins de la communauté partenariale par leur travail et
leur patrimoine, comme cela est aussi le cas entre les époux pendant leur
vie commune » est suffisant.87
L’affaire Frédéric Hay88 était identique aux affaires Maruko et Römer,
sauf que les avantages refusés à M. Hay et à son partenaire concernaient
10 jours de congé et une prime de 2 600 euros accordée aux employés
(disposant du même salaire et de la même ancienneté que M. Hay) à
l’occasion de leur mariage (et non une pension de survie ou une pension
supérieure pour l’employé partant à la retraite), et que M. Hay et son

86
Affaire C-147/08, Jürgen Römer contre la Ville libre et hanséatique de Hambourg
[2011] ECR I-3591 (retraite d’un employé en partenariat enregistré avec une personne de
même sexe inférieure à celle d’un employé marié à une personne de sexe opposé).
87
Römer, supra nº 86, § 42, 43, 47.
88
Affaire C - 267/12, Frédéric Hay contre Crédit Agricole mutuel de Charente-Maritime
et des Deux-Sèvres, EU:C:2013:823.

189
partenaire avaient conclu un « pacte civil de solidarité » de droit français,
pacte également accessible aux couples de sexe opposé (contrairement au
« partenariat de vie enregistré » allemand, qui s’adresse exclusivement
aux couples de même sexe).
La CJUE a jugé que :
« 43. La circonstance que le PACS, à la différence du partenariat de
vie enregistré en cause dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts
précités Maruko et Römer, n’est pas réservé aux couples homosexuels est
dépourvue de pertinence et, en particulier, ne change pas la nature de la
discrimination à l’égard de ces couples qui, à la différence de couples
hétérosexuels, ne pouvaient pas, à la date des faits au principal, légalement
contracter un mariage.
44. En effet, une différence de traitement fondée sur l’état de mariage
des travailleurs et non expressément sur leur orientation sexuelle reste une
discrimination directe [fondée sur l’orientation sexuelle comme dans les
affaires Maruko et Römer], dès lors que, le mariage étant réservé aux
personnes de sexe différent, les travailleurs homosexuels sont dans
l’impossibilité de remplir la condition nécessaire pour obtenir l’avantage
revendiqué ».
Affaires portées devant la CJUE et les tribunaux britanniques et
rétroactivité éventuelle
La question de l’application rétroactive de la directive 2000/78, telle
qu’interprétée dans les affaires Maruko, Römer et Hay, n’aurait pu se
poser, comme dans l’affaire Aldeguer Tomás, que si un membre du couple
de même sexe était décédé avant le 2 décembre 2003 (date limite de
transposition de la directive) ou le premier jour auquel la loi nationale les
autorisait à enregistrer leur partenariat, s’il s’agissait d’une date ultérieure.
Dans l’affaire Maruko, l’employé est décédé le 12 janvier 2005, soit après
la date limite de transposition, et avait conclu un partenariat de vie
enregistré avec M. Maruko le 8 novembre 2001.89 Dans les affaires Römer
et Hay, l’employé était vivant et entretenait une relation de partenariat
enregistré au moment de la discrimination mise en cause, qui est survenue
après le 2 décembre 2003.
Dans la mesure où l’employé est décédé après le 2 décembre 2003 et
après l’enregistrement de son partenariat, la seule autre question en
matière de rétroactivité concerne ses cotisations au régime de retraite. Le

89
Maruko, supra nº 85, § 19, 21.

190
fait que tout ou partie de ses cotisations ont été versés avant le 2 décembre
a-t-il une incidence ? La CJUE a clairement indiqué dans Maruko et
Römer que le fait que des cotisations ont été versées avant le 2 décembre
2003 n’avait aucune importance et n’affectait pas le droit de bénéficier de
pensions d’un montant égal après le 2 décembre 2003, pensions dont les
montants correspondront intégralement aux cotisations versées avant le
2 décembre 2003. Dans l’arrêt Maruko, la juridiction de renvoi a demandé
« s’il y a lieu de limiter dans le temps le bénéfice de la prestation de survie
[...] et notamment aux périodes postérieures au 17 mai 1990 sur le
fondement de la jurisprudence Barber ».90 La CJUE a répondu : « Il ne
ressort pas du dossier que l’équilibre financier du régime [de pension] [...]
risque d’être rétroactivement bouleversé par l’absence de limitation dans
le temps des effets du présent arrêt. »91 Dans l’arrêt Römer, la juridiction
de renvoi a également demandé si la jurisprudence Barber s’appliquait, et
par conséquent si « l’égalité de traitement en ce qui concerne le calcul de
la pension [complémentaire] ne s’applique qu’aux droits acquis par le
prestataire [qui a pris sa retraite le 31 mai 1990] à partir du 17 mai
1990 ? ».92 Une fois encore, la CJUE a répondu que : « la limitation des
effets dans le temps de l’arrêt [...] Barber [...] à la période postérieure au
17 mai 1990 ne saurait avoir d’incidence, nonobstant le fait que les
cotisations servant de support auxdits droits [à la pension] aient été
versées avant la date de prononcé dudit arrêt. [...] aucun élément soumis
à la Cour n’indique qu’il y ait lieu d’y procéder ».
En dépit de ces déclarations explicites dans les arrêts Maruko et
Römer, la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays-de-Galles a insisté pour
appliquer la limitation temporelle exceptionnelle de l’arrêt Barber aux
pensions de survie versées au partenaire de même sexe d’employés et a
refusé de porter l’affaire devant la CJUE.93 Dans l’affaire John Walker
contre Innospec Ltd,94 la Cour suprême du Royaume-Uni a tranché en
faveur de M. Walker le 12 juillet 2018.

90
Maruko, supra nº 85, § 74. Voir aussi l’affaire C-262/88, Barber [1990] ECR I-01889.
91
Maruko, supra nº 85, § 78.
92
Römer, supra nº 86, § 28, question 6.
93
R. Wintemute, « Unequal Same-Sex Survivor’s Pensions: The EWCA Refuses to Apply
CJEU Precedents or Refer » (2016) 45 Industrial Law Journal 89 ; R. Wintemute, « Does
EU Law Permit Unequal Survivor’s Pensions for Same-Sex Couples? » (2014) 43
Industrial Law Journal 506.
94
John Walker c. Innospec Ltd [2015] EWCA Civ 1000, arrêt cassé par la Cour suprême,
[2017] UKSC 47, en citant l’auteur aux paragraphes 60-61.

191
La Cour d’appel a jugé que le droit de l’UE autorisait une exception à
la loi sur l’égalité britannique de 2010 (Equality Act 2010), qui permet
aux régimes de retraite d’ignorer les cotisations acquittées avant le
5 décembre 2005 (jour auquel la loi sur le partenariat civil [Civil
Partnership Act 2004] est entrée en vigueur), en cas de partenaire
survivant de même sexe, que le partenaire fut lié avec l’employé par un
partenariat civil ou un mariage. M. Walker a pris sa retraite en 2003, donc
les cotisations qu’il a versées à son régime de retraite l’ont toutes été avant
le 5 décembre 2005, et pouvaient être ignorées en totalité. Le mari de
M. Walker (partenaire civil au début de l’affaire) aurait reçu une pension
de survie de 500 livres par an si M. Walker décédait avant lui. En
revanche, si M. Walker divorçait de son mari et épousait une femme,
même sur son lit de mort, elle aurait touché une pension de survie de
41 000 livres par an.
La Cour suprême a décidé d’entendre Walker après l’arrêt de la CJUE
dans l’affaire David Parris contre Trinity College Dublin.95 Dans
l’affaire Parris, l’employeur a soutenu que le partenaire civil, et
désormais mari, de son employé ne pouvait prétendre à une pension de
survie complète, car les règles du régime de pension stipulent que le
mariage ou le partenariat civil de l’employé doit commencer avant son
60e anniversaire (soit en 2006 dans le cas de M. Parris). Cette règle a pour
but d’éviter que des personnes se marient ou établissent un partenariat
civil avec l’employé, qui peut être en mauvaise santé, par intérêt financier,
dans le but premier de pouvoir toucher une pension de survie.
L’employeur, les gouvernements irlandais et britannique, et la
Commission européenne se sont tous accordés sur le point suivant : (i)
cette règle est « neutre en matière d’orientation sexuelle », et (ii) était
appliquée en 2006, soit bien avant 2011, quand le principe Maruko a
commencé à s’appliquer en Irlande, après l’introduction du partenariat
civil pour les couples de même sexe. Appliquer la jurisprudence Maruko
à l’affaire Parris reviendrait alors à accorder un effet rétroactif à la
directive 2000/78.
Or, cette conception est erronée : premièrement, cette règle n’est pas
neutre. Comme dans l’affaire Hay, elle pratique une discrimination directe
fondée sur l’orientation sexuelle des employés ayant un partenaire de
même sexe qui ont eu 60 ans avant 2011, quand il leur était légalement

95
Affaire C-443/15, David Parris contre Trinity College Dublin (audience tenue le
28 avril 2016).

192
impossible de conclure un partenariat civil en Irlande, alors qu’un
employé hétérosexuel qui avait 60 ans avant 2011 pouvait épouser son
partenaire du sexe opposé. Deuxièmement, la règle n’était pas appliquée
en 2006. Elle ne sera appliquée que si M. Parris (qui était toujours vivant
en 2016) décède avant son mari. Si M. Parris vit jusqu’à l’âge de 90 ans,
elle ne sera donc pas appliquée avant 2036 ! Ce n’est qu’après le décès de
l’employé que l’on déterminera la possibilité pour le partenaire de toucher
une pension de survie, ainsi que son montant. Ni l’affaire Parris ni
l’affaire Walker ne présentaient le risque d’un effet rétroactif de la
directive 2000/78. Au contraire, il existait un risque de discrimination
potentielle à l’encontre d’un partenaire survivant, comme dans
l’affaire KB contre National Health Service Pensions Agency.96
L’avocat général, Mme Kokott, a compris qu’il n’existait pas de
problème de rétroactivité.
Dans ses conclusions du 30 juin 2016, elle remarque que le mari de
M. Parris n’est pas un homme intéressé : « [M. Parris] vit depuis plus de
30 ans une relation stable avec son partenaire de même sexe. [Ils] se
seraient mariés ou auraient conclu un partenariat enregistré déjà il y a
longtemps, s’ils en avaient eu juridiquement la possibilité. »97 Elle a
plaidé devant la CJUE que « le fait de prévoir, dans un régime de
prévoyance professionnel, que le droit au bénéfice d’une pension de
survie pour les partenaires de même sexe est soumis à la condition que le
partenariat enregistré ait été conclu avant le 60e anniversaire du travailleur
[...] constitue une discrimination indirecte fondée sur l’orientation
sexuelle, interdite en vertu de [...] la directive 2000/78/CE [...] dès lors
qu’il était juridiquement impossible pour l’intéressé de conclure un tel
partenariat enregistré ou de se marier avant d’atteindre cette limite
d’âge »98. En ce qui concerne le caractère rétroactif et l’arrêt Barber, elle
adopta le raisonnement suivant :
« 160. [...] la [CJUE] est en principe libre, à titre tout à fait
exceptionnel, en raison de considérations impérieuses de sécurité
juridique, de limiter dans le futur les effets de son arrêt, notamment

96
Affaire C-117/01, KB contre National Health Service Pensions Agency [2004] ECR I-
00541 (employée non transsexuelle ne pouvant légalement épouser son partenaire
transsexuel, qui, par conséquent ne pourrait pas toucher une pension de survie).
97
Conclusions de l’Avocat général Kokott dans l’Affaire C - 443/15, David Parris contre
Trinity College Dublin, EU:C:2016:493, 30/06/2016, § 17.
98
Supra n. 97, § 164.

193
lorsqu’il affecte une multitude de relations juridiques basées sur la bonne
foi et qu’il faut s’attendre à d’importantes conséquences financières.
161. Dans la présente espèce, toutefois, aucun élément concret
n’indique qu’une telle démarche serait justifiée. À défaut d’autres
indications, il convient dès lors de partir du principe qu’une disposition
comme celle en cause ici, qui entraîne spécialement une pénalisation des
homosexuels nés avant l’année 1951, affecte moins de travailleurs ou de
survivants que ce ne serait le cas en présence d’une discrimination fondée
sur le sexe, comme celle qui a fait l’objet de l’arrêt Barber [âge de départ
à la retraite plus tardif pour les hommes que pour les femmes]. Par
conséquent, l’éventuelle charge supplémentaire supportée par le régime
de prévoyance professionnel en cause et d’autres régimes de prévoyance
comparables devrait demeurer dans des limites supportables.
Cela vaut d’autant plus que le financement de ce régime prévoyait ab
initio que les travailleurs se marieraient. Si M. Parris avait épousé une
femme, le financement de sa pension de survie [...] aurait été pris en
compte sans problème par le régime de prévoyance.
162.... L’applicabilité de la directive 2000/78 aux pensions de survie
au titre de régimes de prévoyance professionnels est établie depuis
l’arrêt Maruko. Du moment que dans ladite affaire, la [CJUE] avait
expressément refusé de limiter dans le temps les effets de l’arrêt, une telle
démarche n’a pas lieu d’être entreprise dans la présente espèce ».
Malheureusement pour M. Parris, dans son arrêt du 24 novembre 2016,
la CJUE a rejeté les conclusions très convaincantes de l’avocat général, a
adopté la vision erronée de la Commission et a trouvé qu’il n’y avait eu
aucune discrimination directe ni indirecte fondée sur l’orientation
sexuelle. Étant donné que la conclusion de la CJUE dans l’affaire Parris
s’est basée sur la règle inhabituelle relative aux pensions de l’affaire
(« mariage avant l’âge de 60 ans »), elle n’a pas eu d’effet sur
l’affaire Walker (dans laquelle il n’existait aucune règle de la sorte et où
l’employé doit seulement s’être marié avant son décès à lui et celui de son
partenaire).99

99
Voir https://ukhumanrightsblog.com/2017/01/09/professor-robert-wintemute-same-
sex-survivorpensions-in-the-cjeu-parris-and-the-uksc-walker/#more-32883
(dernière consultation le 9 janvier 2017).

194
b) Autres domaines : biens et services (y compris l’éducation, les
soins de santé et le logement), avantages sociaux, protection et sécurité
sociales
Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, le droit de l’Union européenne
autorise actuellement les discriminations à l’encontre des couples de
même sexe en ce qui concerne l’accès aux pensions d’État, aux hôpitaux,
aux hôtels, au logement, aux restaurants, aux remises partenaires, etc.
quand il n’existe aucune relation employeur-employé (ou université-
étudiant) entre le prestataire de service et les clients s’il s’agit d’un couple
de même sexe.
Ces dispositions ne changeront que quand le Conseil adoptera la
proposition de directive COM(2008) 426 final.100
La libre circulation des citoyens de l’Union et des membres de leur
famille
Malgré la paralysie législative concernant les domaines autres que
l’emploi et la formation professionnelle, la CJUE a fait un progrès
jurisprudentiel important dans l’affaire C-673/16, Coman, Hamilton &
Asociaţia Accept contre Inspectoratul General pentru Imigrări (arrêt du
5 juin 2018), se fondant sur la liberté de circulation et non sur l’égalité ou
la non-discrimination :
« 35. [...] il convient de souligner [...] que la notion de « conjoint », au
sens de la directive 2004/38, est neutre du point de vue du genre et est
donc susceptible d’englober le conjoint de même sexe du citoyen de
l’Union concerné [...].
45. [...] l’obligation, pour un État membre, de reconnaître un mariage
entre personnes de même sexe conclu dans un autre État membre
conformément au droit de celui-ci, aux seules fins de l’octroi d’un droit
de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers, ne porte pas atteinte à
l’institution du mariage dans ce premier État membre, laquelle est définie
par le droit national et relève [...] de la compétence des États membres.
Elle n’implique pas, pour ledit État membre, de prévoir, dans son droit
national, l’institution du mariage entre personnes de même sexe.
56. [...] l’article 21, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens
que [...] le ressortissant d’un État tiers [des États-Unis], de même sexe que
le citoyen de l’Union [de la Roumanie], dont le mariage avec ce dernier a
été conclu dans un État membre conformément au droit de celui-ci [en

100
Supra nº 47.

195
Belgique] dispose d’un droit de séjour de plus de trois mois sur le territoire
de l’État membre dont le citoyen de l’Union a la nationalité [la
Roumanie]. Ce droit de séjour dérivé ne saurait être soumis à des
conditions plus strictes que celles prévues à l’article 7 de la
directive 2004/38 ».

III. Conclusion : future jurisprudence européenne potentielle

Quelles futures avancées de la jurisprudence européenne pourraient


servir les intérêts des personnes LGB et des couples de même sexe ? En
ce qui concerne les personnes LGB, la CourEDH pourrait décider
d’imposer, dans le cadre de la CEDH, des obligations positives à tous les
États membres du Conseil de l’Europe afin de légiférer contre les crimes
de haine à l’encontre des personnes LGB (actes de violence motivés par
l’hostilité ou préjugés fondés sur l’orientation sexuelle), contre les
discours de haine à l’encontre des LGB (incitation à la haine fondée sur
l’orientation sexuelle) et contre les discriminations pour des motifs liés à
l’orientation sexuelle dans des domaines particuliers (emploi, logement,
éducation, services, etc.) dans le secteur privé et public.
En ce qui concerne les couples de même sexe, la CourEDH pourrait
établir clairement que la jurisprudence Oliari s’applique non seulement à
l’Italie, mais aussi à tous les États membres du Conseil de l’Europe qui
n’ont pas mis en place de « cadre juridique spécifique » pour les couples
de même sexe. Une fois un tel arrêt prononcé, la CJUE pourrait se fonder
sur l’arrêt Oliari pour étendre la jurisprudence Maruko au-delà des
22 États membres de l’Union européenne qui ont volontairement adopté
des lois autorisant les partenariats enregistrés pour les couples de même
sexe aux États membres minoritaires qui n’ont pas mis en place de « cadre
juridique spécifique », à savoir la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie, la
Pologne, la Roumanie,101 et la Slovaquie. Cette extension érigerait en loi
la position défendue par l’avocat de M. Maruko lors de l’audition du
19 juin 2007, à savoir la même position que dans l’affaire KB contre

101
Le 29 novembre 2016, la Cour constitutionnelle de Roumanie a décidé de porter devant
la CJUE l’affaire d’Adrian Coman, citoyen roumain qui a demandé à l’État roumain de
reconnaître son mari (un citoyen américain que M. Coman a épousé en vertu du droit
belge) en tant que « conjoint » autorisé à recevoir un permis de résidence en vertu de la
directive 2004/38/CE.

196
National Health Service Pensions Agency102 (tous les États membres de
l’Union européenne doivent garantir l’accès à une pension de survie au
partenaire transsexuel d’un ou d’une employée, qu’ils se soient conformés
ou non aux obligations que leur a imposé la CEDH, en vertu de
l’arrêt Christine Goodwin contre Royaume-Uni, de reconnaître la
réassignation sexuelle de son ou sa partenaire et de lui permettre de
contracter un mariage avec une personne de sexe opposé). Cela signifie
que tous les États membres de l’UE, et pas seulement ceux qui ont choisi
de placer les couples de même sexe « dans une situation comparable à
celle des époux », devraient garantir l’accès à une pension de survie au
partenaire de même sexe d’un ou d’une employée, qu’ils se soient
conformés ou non à l’obligation imposée par la CEDH en vertu de la
jurisprudence Oliari de créer un « cadre juridique spécifique » pour les
couples de même sexe.
Une telle extension par la CJUE de l’arrêt Maruko serait l’épilogue
d’un dialogue très constructif qu’elle a entretenu avec la CourEDH. Ce
dialogue a commencé en 2010 avec les conclusions de l’avocat
général Jääskinen dans l’affaire Römer,103 dans lesquelles il observait :
« Ce sont [les États membres de l’UE] qui doivent seuls décider si leur
ordre juridique national admet ou non une forme quelconque de lien
juridique qui est accessible aux couples homosexuels, ou encore si
l’institution du mariage est ou non réservée uniquement aux couples de
sexes opposés. [...] un cas de figure dans lequel un État membre
n’admettrait aucune forme d’union légalement reconnue qui soit ouverte
aux personnes de même sexe pourrait être considéré comme constituant
une discrimination [directe ou indirecte] liée à l’orientation sexuelle,
parce qu’il est possible de faire dériver du principe d’égalité, combiné
avec le devoir de respecter la dignité humaine des personnes
homosexuelles, une obligation de reconnaître à celles-ci la faculté de vivre
une relation affective durable dans le cadre d’un engagement
juridiquement consacré. Toutefois, cette problématique, qui concerne la
réglementation de l’état civil, demeure à mon avis en dehors de la sphère
d’intervention du droit de l’Union [européenne, mais pas de celle de la
CEDH] ».

102
KB, supra nº 6.
103
Conclusions de l’Avocat général dans l’Affaire C-147/08, Jürgen Römer contre Ville
libre et hanséatique de Hambourg [2011] ECR I-3591, § 76.

197
Les conclusions de l’avocat général Jääskinen ont inspiré la CourEDH
pour son arrêt relatif à l’affaire Oliari en 2015. Espérons cette
jurisprudence va inciter la CJUE à étendre l’arrêt Maruko, ce qui
renforcera le droit européen contre les discriminations fondées sur
l’orientation sexuelle.

198
Les stéréotypes et préjugés dans la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’Homme

YANNICK LÉCUYER
Maître de conférences- HDR- de Droit public,
Centre Jean Bodin (CJB), Université d’Angers, Collaborateur de la
Fondation René Cassin

« Rappelez-vous cette virago, cette femme-homme, l’impudente


Olympe de Gouges qui abandonna tous les soins du ménage,
voulut politiquer [...] Cet oubli des vertus de son sexe l’a conduite
à l’échafaud » (Pierre-Gaspard Chaumette, au Club des Jacobins,
novembre 1793).

Parce qu’ils sont des considérations sur les caractéristiques supposées


communes des membres d’un groupe, les stéréotypes ont naturellement
vocation à servir de justification à la discrimination, aux discours de haine,
au harcèlement, et, dans les cas les plus graves, à la violence. Ici, ils
plongent leurs racines dans le sexisme, c’est-à-dire dans une conception
asymétrique et hiérarchisée entre les sexes au profit du masculin,
épicentre de la société civile et détenteur du pouvoir d’organisation de
celle-ci.
À titre liminaire, force est de constater que les stéréotypes ne sont
jamais positifs même si l’énoncé de certains d’entre eux tend à le laisser
penser. Ils proposent une vision simplificatrice du monde qui utilise des
codes et des catégorisations afin de faire l’économie de la pensée et rendre
plus accessible des situations complexes. Non seulement, ils sont
réducteurs, mais ils reposent souvent sur des bases fantasmées et génèrent
des préjugés.

199
Partant, les stéréotypes sexistes ne sont pas étrangers à la protection
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris devant la
Cour européenne des droits de l’homme. Premièrement, leur usage est à
la fois une cause et une conséquence des violences de genre. À vrai dire,
ils en sont même la source principale. La Cour interaméricaine des droits
de l’homme ne dit pas autre chose dans l’affaire dite des champs de
coton1. Discriminations fondées sur le sexe ou le genre, violences de
genre, stéréotypes et préjugés sexistes participent d’une économie
commune contre laquelle le féminisme s’est construit. Deuxièmement, ils
servent parfois d’arguments aux États défendeurs pour justifier des
ingérences dans les droits et libertés garantis par la Convention
européenne des droits de l’homme. C’est d’ailleurs essentiellement de
cette manière qu’ils apparaissent dans la jurisprudence de la Cour soit de
manière explicite et totalement assumée comme dans les affaires
Konstantin Markin c/Russie du 22 mars 2012 ou Salgueiro Da Silva
Mouta c/Portugal du 21 décembre 1999, soit de manière implicite comme
dans l’arrêt L. et V. c/Autriche du 9 janvier 2003 à propos de la majorité
sexuelle différenciée puisque, à tranche d’âge identique, seuls les jeunes
hommes ne pouvaient pas donner leur consentement à des relations
homosexuelles. Parfois même, c’est le silence des États qui est
assourdissant comme dans l’arrêt Willis c/Royaume-Uni du 11 juin 2002,
le gouvernement défendeur ne se donne même pas la peine de présenter
ses observations sur les buts poursuivis.
De fait, l’endiguement des stéréotypes ou des préjugés de genre reste
le parent pauvre de la lutte contre les discriminations dans de nombreux
États membres du Conseil de l’Europe. En effet, alors que l’expression de
nombreux stéréotypes semble désormais odieuse, qu’elle a même parfois
été pénalisée, celle des stéréotypes sexistes reste trop souvent tolérée tant
socialement que juridiquement2. Toutefois, quelques États, largement
aiguillonnés par le droit international et européen, ont récemment fait des
efforts significatifs en la matière. C’est le cas de la Belgique qui s’est
dotée en 2014 d’une loi qui définit et pénalise le sexisme dans l’espace
public3. C’est aussi le cas du Portugal avec la loi du 27 décembre 2015

1
CIDH, 16 novembre 2009, Affaire dite des champs de coton c/. Mexique, série C, n° 205.
Voir L. Hennebel et H. Tigroudja, RTDH, 2010, p. 815-851.
2
F. Lemaire, « Le projet de loi antisexiste d’Yvette Roudy ou la difficulté à saisir le
sexisme par le droit », Droits, 2015, n°61, pp. 144-170.
3
J. Charruau, « Une loi contre le sexisme ? Étude de l’initiative belge », La Revue des
droits de l’homme, 2015, n°7, http://revdh.revues.org/1130.

200
qui prohibe les comportements non-désirés à connotation sexuelle sous
forme verbale, non verbale ou physique4. En France, quelques progrès ont
été enregistrés même si la démarche privilégiée passe par la sensibilisation
et la formation, démarche trop souvent vaine face à des représentations et
des comportements profondément ancrés dans les mentalités5. Il a fallu
attendre la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la
Haute autorité de lutte contre les discriminations pour incriminer les
diffamations et injures à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du
handicap6. Quant à la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité
et à la citoyenneté, elle fait écho à la signature et la ratification de la
Convention d’Istanbul du 12 avril 2011 et modifie la loi du 29 juillet 1881
et le Code pénal afin de favoriser les poursuites à l’encontre des faits de
provocation, de diffamation et d’injures racistes ou discriminatoires (à
raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’« identité de genre », ou du
handicap). Toutefois, comme l’observe Jimmy Charruau, il manque en
France une approche globale du sexisme, une interdiction de tous les
comportements dits « ordinaires » ignorés par le droit et au premier rang
desquels figure l’expression des stéréotypes et des préjugés sexistes7.
Ici encore, le droit international et le droit européen sont en avance.
Dès 1979, l’article 5 de la Convention onusienne sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes appelle sans
ambiguïté les États à « modifier les schémas et les modèles de
comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de
parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de
tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la
supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et
des femmes ». Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard
des femmes a d’ailleurs interprété cette stipulation de la manière la plus
large possible en l’appliquant aux stéréotypes concernant les femmes

4
L’art. 170 du Code pénal portugais prohibe « tout comportement non désiré à
connotation sexuelle, sous forme verbale, non-verbale ou physique, avec pour but ou pour
effet de violer la dignité d’une personne, en particulier lorsqu’il crée un environnement
intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».
5
Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, avis sur le harcèlement sexiste
et les violences sexuelles dans les transports en commun, 16 avril 2015.
6
Loi n°2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la Haute autorité de lutte
contre les discriminations et pour l’égalité, J.O., n° 0304, 31 décembre 2004, p. 22567.
7
J. Charruau, « Le sexisme : une interdiction générale qui nous manque ? », RDP, 2017,
n°3, pp. 765-794.

201
comme les hommes8. Le Comité considère que ces derniers sont
défavorables aux deux sexes et souligne l’importance de parvenir à une
égalité qui ne soit pas que formelle, une égalité qui s’efforce de combattre
les causes structurelles de la discrimination. Parallèlement, l’agence
ONU-femmes créée par l’Assemblée générale en juillet 2010, est devenue
le fer de lance de l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes à
l’échelle planétaire9.
Au Conseil de l’Europe, on songe bien évidemment à la Convention
du 12 avril 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique. Cette Convention dite d’Istanbul,
contient plusieurs articles relatifs à la nécessité d’enrayer les préjugés, les
coutumes, les traditions et toutes les pratiques fondés sur l’idée
d’infériorité des femmes. Signée et ratifiée par à peine la moitié des États
membres de l’organisation10, elle est devenue nonobstant un puissant
levier d’interprétation de la Convention européenne des droits de
l’homme11. Dans l’esprit de la Convention onusienne de 1979,
l’article 12.1 invite les Parties à prendre les « mesures nécessaires pour
promouvoir les changements dans les modes de comportement
socioculturels des femmes et des hommes en vue d’éradiquer les préjugés,
les coutumes, les traditions et toute autre pratique fondés sur l’idée de
l’infériorité des femmes ou sur un rôle stéréotypé des femmes et des
hommes ». L’article 14 vise les actions éducatives adaptées à tous les
niveaux d’enseignement afin de promouvoir l’égalité entre les femmes et
les hommes, les rôles non stéréotypés des genres, le respect mutuel, la
résolution non violente des conflits dans les relations interpersonnelles, le
droit à l’intégrité personnelle et enrayer la violence à l’égard des femmes
fondée sur le genre.
Cette Convention n’est pas apparue ex nihilo. Elle est l’aboutissement
d’un processus et d’une priorisation de l’égalité entre les sexes engagés à
Strasbourg depuis une trentaine d’années. En effet, il existe un grand
nombre de normes non contraignantes forgées par les organes du Conseil
de l’Europe dont certaines visent spécifiquement les stéréotypes et les

8
Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes observations finales,
sur les rapports périodiques soumis par la Fédération de Russie, 30 juillet 2010.
9
ONU, AG, rés. A/64/289, 2 juillet 2010.
10
Albanie, Andorre, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Danemark, Espagne,
Finlande, France, Géorgie, Italie, Malte, Monaco, Monténégro, Norvège, Pays-Bas,
Pologne, Portugal, Roumanie, Saint-Marin, Serbie, Slovénie, Suède, Turquie.
11
CEDH, 22 mars 2016, M.G. c/ Turquie, spé. § 93.

202
abus de langage sexistes. L’assemblée parlementaire a ainsi adopté
plusieurs recommandations : recommandation (2003)3 sur la participation
équilibrée des femmes et des hommes à la prise de décision politique et
publique, recommandation (2007)17 sur les normes et mécanismes
d’égalité entre les femmes et les hommes, recommandation (2007)13
relative à l’approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes
dans l’éducation, résolution 1751 (2010) « Combattre les stéréotypes
sexistes dans les médias ». La recommandation (2017)17 est remarquable
en ce qu’elle dresse une liste conséquente de mesures afin de parvenir à
l’égalité de genre dans la pratique, en tenant compte des droits humains et
de l’intégration d’une perspective de genre dans tous les domaines. Le
Comité des ministres n’a pas été en reste : recommandation R (90)4 sur
l’élimination du sexisme dans le langage, recommandation R(2007) qui
mentionne spécifiquement le sexisme dans le langage, recommandation
R (2013)1 sur l’égalité entre les femmes et les hommes et les médias,
recommandation (2017)9 sur l’égalité entre les femmes et les hommes
dans le secteur audiovisuel. Enfin, parmi les autres textes les plus
emblématiques de la soft law du Conseil de l’Europe, on peut évoquer la
recommandation de politique générale n° 15 en date du 21 mars 2016 de
la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance sur la lutte
contre le discours de haine et, à usage strictement interne, l’instruction
n° 33 du 1er juin 1994 relative à l’emploi d’un langage non sexiste au
Conseil de l’Europe élaborée par la Secrétaire générale du Conseil de
l’Europe12.
La Cour européenne des droits de l’Homme n’échappe pas à ce
mouvement. Bien au contraire, elle en est un des acteurs principaux. La
logique du contentieux conventionnel est particulièrement propice à la
lutte contre les préjugés et les stéréotypes sexistes dès lors qu’ils sont
relayés par les États défendeurs. En effet, plusieurs stipulations de la
Convention et de ses protocoles additionnels permettent à la Cour de
disqualifier le cas échéant les arguments sexistes déployés par les États
afin de légitimer leurs éventuelles ingérences. Par ordre décroissant
d’utilité, on peut citer l’article 14 qui interdit la discrimination dans la
jouissance des droits reconnus par la Convention, l’article 5 du protocole
n° 7 qui énonce l’égalité entre époux bien qu’il n’ait pas encore accouché

12
Secrétaire générale du Conseil de l’Europe instruction n°33, 1er juin 1994. On notera
toutefois quelques singularités dans le tableau de conversion masculin / féminin indexé à
l’instruction. Entre autres exemples, « procureur » ou « professeur » ne se féminisent pas.

203
d’une jurisprudence digne de ce nom13, et l’article 1er du protocole n° 12
qui interdit de manière générale la discrimination devant la loi, mais qui
reste à ce jour un protocole fantôme au regard du nombre dérisoire de
signatures et de ratifications. Par ailleurs, la Cour favorise
particulièrement la circulation des idées juridiques et la convergence entre
son propre ordre juridique et les autres systèmes internationaux de
protection des droits de l’homme afin de conférer une amplitude
maximale à l’éradication des stéréotypes négatifs liés aux rôles de genre
traditionnels.
Loin du cheval de Troie militant fantasmé par quelques auteurs, c’est
ici que la notion de « genre » intervient14. L’approche genrée des mesures
étatiques retenue par la cour n’est pas seulement utile, mais elle est
indispensable à la compréhension des dispositifs, des mécanismes par
lesquels le pouvoir étatique identifie puis saisit les requérants en fonction
de leur sexe biologique ou de leur sexe social. Il s’agit précisément
d’évaluer les cas dans lesquels ce pouvoir d’identification devient
arbitraire, l’intervention non nécessaire ou disproportionnée15. La Cour a
besoin du genre pour identifier les stéréotypes fondés sur ce dernier,
stéréotypes qui servent d’étaies aux ingérences dans la jouissance des
droits reconnus par la Convention.
La Cour propose une jurisprudence tournée vers la modernité et assez
cohérente dans laquelle, à l’instar des discriminations fondées sur la
nationalité ou l’origine ethnique, elle n’accepte la compatibilité
conventionnelle des différences de traitement que lorsqu’il existe des
considérations impérieuses et très fortes, une jurisprudence hostile aux
préjugés sexistes16. Toutefois, celle-ci trahit une légère modulation selon
que les arguments en défense entendent cantonner les femmes dans un
rôle social restreint ou prétendent la protéger, c’est-à-dire s’inscrivent
dans le registre du patriarcat (I) ou du paternalisme (II).

13
La poignée d’arrêts et de décisions rendus sur son visa se solde par des constats de
l’irrecevabilité, de non-lieu à examiner, de requêtes manifestement infondées ou des
radiations.
14
Y. Lécuyer, « L’utilisation « retenue » de la notion de genre par la Cour européenne des
droits de l’homme », RDP, 2015, pp. 1327-1356.
15
L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait, A. Revillard, Introduction aux études sur le genre,
Bruxelles, De Boek, 2ème éd., 2012, p. 10 ; E. Fondimare, « Le genre, un concept utile
pour repenser le droit de la non-discrimination », La revue des droits de l’homme, 2014,
n°5, http://revdh.revues.org/755.
16
CEDH, 16 juin 2002, Willis c / Royaume-Uni, § 39 ; CEDH, Schuler-Zgraggen c/ Suisse,
24 juin 1993, § 67.

204
I. Le rejet univoque du patriarcat

La Cour ne trahit aucune complaisance à l’égard du patriarcat en tant


que forme d’organisation sociale dans laquelle l’homme exerce le pouvoir
dans le domaine politique, économique, religieux, ou détient de manière
générale un rôle dominant. Les différences de statut juridique entre
hommes et femmes héritées de la séparation classique entre, d’une part,
la sphère publique et, d’autre part, la sphère privée sont
immanquablement frappées d’inconventionnalité. Ce rejet a
principalement emprunté deux voies : la remise en cause de la prévalence
de l’homme dans la sphère publique (A) et la réprobation des mesures
visant à en éloigner les femmes (B).

A. La remise en cause de la prévalence de l’homme


dans la sphère publique
Les modifications patronymiques unilatérales consécutives au mariage
puis la transmission exclusive du nom du père aux enfants ont longtemps
compté parmi les symboles les plus forts de la prédominance juridique
masculine dans nos sociétés contemporaines17. Elles n’ont pas trouvé
grâce aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme. Dès 1994,
dans l’arrêt Burghartz c/Suisse, la Cour considère que la question relève
du droit à la vie privée et familiale garantie par l’article 8 de la
Convention. Elle sanctionne l’impossibilité pour les requérants masculins
de porter le nom de leur épouse, impossibilité qui reposait sur la tradition
et un stéréotype puissant totalement assumé par l’État défendeur :
« manifester l’unité de la famille à travers celle du nom »18. Ce système
de défense ne prospèrera pas davantage dans les arrêts Ünal Tekeli

17
S. Hennette-Vauchez, M. Pichard, D. Roman, La loi et le genre : Études critiques de
droit français, Paris, CNRS éditions, 2014, introduction : « Mais c’est autour de la
détermination du nom de famille et du prénom que se manifeste certainement de façon la
plus éclatante la dépendance du droit de l’état civil à des normes de genre. Élément
d'identification des personnes physiques au sein de la société et droit de la personnalité,
le nom de famille est tiraillé : sa réglementation en partie d'origine coutumière peine
aujourd'hui à réaliser l'évolution que connaît par ailleurs le droit contemporain de la
famille. En la matière deux choses sont à distinguer : d’une part, la transmission du nom
de famille à la naissance ; d’autre part, la liberté au sein du mariage de faire usage du
nom de famille du conjoint. Sur le premier point, malgré un affichage égalitaire mis en
exergue, la norme maintient encore un reliquat d'inégalité dans la transmission du nom
aux enfants, fruit de résistances idéologiques irrationnelles mais solides ».
18
CEDH, 22 février 1994, Burghartz c/ Suisse, §§ 26 et 28.

205
c/Turquie du 16 novembre 2004 et Losonci Rose et Rose c/Suisse du 9
novembre 2010.
Dans l’affaire Ünal Tekeli, était en cause la législation turque qui
imposait le nom du mari en tant que nom du couple, et donc la perte
automatique de son nom de jeune fille par la femme et ce même si les
époux en avaient décidé autrement. La Cour procède au désarrimage du
nom et de l’unité familiale. Tout d’abord, elle souligne que cette dernière
ne résulte pas obligatoirement du nom du mari, mais peut découler du
choix du nom de la femme ou d’un nom commun choisi par le couple.
Elle estime ensuite que ladite unité peut même être préservée et
consolidée lorsqu’un couple marié choisit de ne pas porter un nom
commun. Par conséquent, l’obligation faite aux femmes mariées de porter
le patronyme de leur mari manque de justification objective et raisonnable
même si elles peuvent le faire précéder de leur nom de jeune fille19. L’arrêt
Tuncer Güneş c/Turquie du 3 septembre 2013 qui condamne l’interdiction
faite à la requérante de porter uniquement son propre nom de famille après
le mariage était donc prévisible.
Depuis l’arrêt Ünal Tekeli, la Cour relève la formation d’un consensus
au sein des États membres du Conseil de l’Europe. Les époux doivent
pouvoir choisir leur nom de famille sur un pied d’égalité. La position
isolée de l’État défendeur s’explique par la tradition et, ce qui n’est pas
dit, mais transpire de l’arrêt, d’imprégnation religieuse de la société
turque. À l’instar du judaïsme et du christianisme, l’islam est
profondément marqué par le patriarcat. Or, contrairement à beaucoup de
contentieux dans lesquels elle se montre très sensible aux traditions afin
de moduler l’amplitude de son contrôle et la marge nationale
d’appréciation consentie aux États20, la Cour est réfractaire à l’emprise
des traditions, coutumes, présupposés d’ordre généraux et attitudes
sociales majoritaires dès qu’il s’agit d’égalité des sexes.
L’existence de ce consensus européen en formation a été rappelée à
l’occasion de l’arrêt Losonci Rose et Rose c/Suisse. Les époux souhaitant
adopter le nom de la femme devaient obligatoirement soumettre une
demande commune en ce sens. À défaut, le nom de l’homme était
automatiquement attribué. La Cour détaille les travaux des Nations Unies
en faveur de la reconnaissance du droit pour chaque conjoint de conserver

19
CEDH, 16 novembre 2004, Ünal Tekeli c/ Turquie, § 66.
20
J-F. Flauss, « L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l'homme», RTDH, 2006, n°65, p. 5-22.

206
l’usage de son nom de famille original ou de participer sur un pied
d’égalité au choix d’un nouveau nom de famille21. Cette utilisation du
consensualisme est triplement remarquable. Premièrement, elle confirme
l’internationalisation de la méthode d’interprétation qui permet
précisément au juge européen de surmonter l’absence d’un parfait
consensus22. Deuxièmement, elle en illustre l’utilisation opportuniste et
ambivalente. À situation équivalente, c’est-à-dire l’existence d’un quasi-
consensus, la Cour tranche tantôt en faveur des requérants comme en
l’espèce ou tantôt en faveur des États ce qui complexifie
considérablement le décryptage de la jurisprudence européenne.
Troisièmement, elle confirme son influence prépondérante dans le
processus décisionnel de la Cour alors qu’elle reste présentée comme une
méthode complémentaire23.
Concernant les règles de dévolution du nom aux enfants « légitimes »,
la Cour écarte la conception patriarcale de la famille et des pouvoirs du
mari par un arrêt Cusan et Fazzo c/Italie du 7 janvier 2014. Les
requérants, un couple marié, se plaignaient du refus des autorités
nationales d’attribuer le nom de la mère à leur fille, refus consécutif à
législation italienne qui, à l’époque des faits, imposait l’attribution
exclusive du nom du père. La Cour procède par analogie à sa
jurisprudence sur le nom des époux afin de conclure à la violation de
l’article 8 combiné à l’article 14 de la Convention : « Si la règle voulant
que le nom du mari soit attribué aux « enfants légitimes » peut s’avérer
nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la
Convention, l’impossibilité d’y déroger lors de l’inscription des nouveau-
nés dans les registres d’état civil est excessivement rigide et
discriminatoire envers les femmes »24. Elle considère, par ailleurs, qu’il
n’est pas nécessaire de rechercher s’il y a eu violation de l’article 5 du
Protocole n° 7, c’est-à-dire de l’égalité entre époux puisque celle-ci

21
CEDH, 9 novembre 1010, Losonci Rose et Rose c/ Suisse, § 47.
22
G. Cohen-Jonathan, J-F. Flauss, « La Cour européenne des droits de l’homme et le droit
international », AFDI, 2008, pp. 529-546.
23
CEDH, 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/ Turquie, § 76 : « Ensembles constitués
des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs
communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens
reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu'elle est appelée à clarifier la
portée d'une disposition de la Convention que le recours aux moyens d'interprétation
classiques n'a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude ».
24
CEDH, 7 janvier 2014, Cusan et Fazzo c/ Italie, § 67.

207
implique que les parents doivent être libres de choisir le patronyme de
leurs enfants ou, a minima d’accoler le nom de la mère à celui du père.

B. La réprobation des mesures visant à exclure les femmes


de la sphère publique
Si la Cour européenne des droits de l’homme ne tolère pas la
survalorisation du masculin dans la sphère publique, elle est encore plus
sévère lorsqu’il s’agit d’en exclure expressément le féminin et le
cantonner incidemment à la sphère privée et familiale. Les femmes
doivent pouvoir accéder sans aucune discrimination à la vie politique,
civile et sociale.
Le principe a été gravé dans le marbre à l’occasion de l’affaire Refah
Partisi c/Turquie. L’arrêt de chambre du 31 juillet 2001 énonce que le
projet du parti politique requérant se démarque nettement des valeurs de
la Convention notamment eu égard à la place qu’il réserve, conformément
aux normes religieuses, aux femmes dans l’ordre juridique et à leur
intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique25. La
Grande chambre ne changera pas une virgule à la démonstration qu’elle
cite in extenso dans son arrêt du 13 février 2003 : « Il est difficile à la fois
de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et
de soutenir un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des
valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal
et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre
juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et
publique conformément aux normes religieuses. (...) Selon la Cour, un
parti politique dont l’action semble viser l’instauration de la charia dans
un État partie à la Convention peut difficilement passer pour une
association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de
la Convention »26.
Les allégations formulées par le Staatkundig Gereformeerde Partij,
parti politique néerlandais d’inspiration traditionnaliste et protestante
n’ont pas reçu un meilleur accueil. En violation de la loi électorale, la
formation politique refusait systématiquement de présenter des candidates
aux élections. La Cour rappelle que la démocratie n’est pas à l’usage
exclusif des hommes et que la progression vers l’égalité des sexes
empêche de souscrire à l’idée que l’homme y joue un rôle primordial et la
25
CEDH, 31 juillet 2001, Refah Partisi c/ Turquie, § 72.
26
CEDH, 13 février 2003, Refah Partisi c/ Turquie, § 123.

208
femme un rôle secondaire27. Le fait que, en l’espèce, aucune femme
n’avait exprimé le souhait d’être candidate n’a pas été déterminant pas
plus que le silence du règlement ou du programme du parti mis en cause.
Seule la pratique compte dès lors qu’elle est publiquement reconnue.
À l’instar des exclusions de la vie politique, la discrimination à l’aune
des obligations civiles ou fiscales n’est pas davantage acceptée. Dans
l’arrêt Karlheinz Schmidt c/Allemagne du 18 juillet 1994, le requérant
arguait une discrimination fondée sur le sexe dans la mesure où seuls les
hommes de son Land étaient tenus d’effectuer un service de sapeur-
pompier ou, à défaut, de payer une contribution financière.
Indépendamment de la question de savoir s’il existe encore de nos jours
des raisons de traiter différemment les hommes et les femmes au regard
de l’accomplissement de ce service, la Cour retient la violation de
l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4 § 3 relatif au travail
obligatoire au motif que ladite obligation était devenue théorique. En
effet, la contribution, compensatoire de jure, restait la seule obligation de
fait puisque les services étaient largement pourvus par les volontaires. Par
ailleurs, tous les Lands n’imposaient pas de sujétions différentes selon le
sexe28. Une des opinions séparées jointe à l’arrêt mérite un coup de
projecteur. Selon les juges Dean Spielmann et Dimitar Gotchev, il n’y a
pas différence de traitement fondée sur le sexe, mais simplement une
distinction fondée sur l’aptitude à accomplir les tâches difficiles et
dangereuses inhérentes au service de sapeur-pompier : « le législateur a
pu légitimement estimer que les hommes y sont normalement plus aptes
que les femmes, tout comme, parmi les hommes eux-mêmes, ceux âgés de
dix-huit à cinquante ans le sont normalement plus que ceux qui sont plus
jeunes ou plus vieux ».
La Cour s’est aussi penchée sur l’obligation d’être juré dans un arrêt
Zarb Adami c/Malte du 21 juin 2003. Chiffres à l’appui, elle constata que
les femmes étaient très peu convoquées, distorsion que le gouvernement
défendeur tentera de justifier à grand renfort de stéréotypes genrés29.
Premièrement, conformément au Code pénal, une personne qui a à sa
charge une famille ou un handicapé physique ou mental peut être
dispensée d’exercer. Or, « étant donné que plus de femmes que d’hommes
s’occupent de leurs familles, un nombre plus élevé de femmes ne remplit
pas les conditions pour cette raison ». Deuxièmement, l’existence d’un
27
CEDH, Staatkundig Gereformeerde Partij c/ Pays-Bas, 10 juillet 2012 (déc.).
28
CEDH, 18 juillet 1994, Karlheinz Schmidt c/ Allemagne, §§ 16 et 28.
29
CEDH, 21 juin 2003, Zarb Adami c/ Malte, §§ 55-56.

209
droit de récusation des jurés par l’accusation et la défense explique
l’éviction des femmes, car « pour des raisons culturelles, les avocats de
la défense peuvent avoir tendance à contester les jurés de sexe féminin ».
L’arrêt Zarb Adami n’est pas sans rappeler l’avis consultatif rendu par la
Cour le 12 février 200830. En dépit de la Résolution 1366 adoptée par
l’Assemblée parlementaire en 200431, Malte avait présenté une liste
exclusivement masculine pour le renouvellement du juge siégeant en son
titre à la Cour. Outre la valeur non-contraignante de la résolution dont il
excipa, le gouvernement maltais se prétendit incapable de présenter une
candidate possédant les qualités requises, c’est-à-dire, au sens de l’article
21 de la Convention, une jurisconsulte possédant une compétence notoire
ou une personne réunissant les conditions requises pour l’exercice de
hautes fonctions judiciaires, jouissant par ailleurs de la plus haute
considération morale, et cela bien que les États ne soient pas tenus de
soumettre des candidats de leur nationalité.
Enfin, la Cour sanctionne les différences de traitement en matière
d’emploi comme dans l’arrêt Emel Boyraz c/Turquie du 2 décembre 2014
relatif au licenciement d’une agente de sécurité au motif que les femmes
ne sont pas capables d’assumer des responsabilités inhérentes au travail
de nuit, à l’utilisation des armes à feu ou de la force physique32. Dans un
registre analogue, elle n’a pas fait droit à l’étonnante motivation des
autorités autrichiennes pour refuser l’octroi d’une rente d’invalidité à
l’occasion de l’affaire Schuler-Zgraggen : indépendamment de ses
problèmes de santé, la requérante aurait vraisemblablement interrompu
son activité, en tant que femme, à la naissance de son premier enfant33.
C’est le même type de stéréotypes que l’on retrouve en négatif dans l’arrêt
Konstantin Markin c/Russie. Ce sont les femmes qui doivent s’occuper de
la maison et des enfants tandis que les hommes, eux, travaillent pour
subvenir aux besoins de la famille. Sans compter, n’en déplaise à Demi
Moore, qu’ils sont davantage destinés à servir dans l’armée et à
combattre34. Chacune de ses affaires offre à la Cour l’occasion de marteler

30
CEDH, Avis consultatif sur certaines questions juridiques relatives aux listes de
candidats présentées en vue de l’élection des juges de la Cour européenne des droits de
l’homme, 12 février 2008.
31
ACPE, Rés. 1366 (2004), 30 janvier 2004, Candidats à la Cour européenne des droits
de l'homme.
32
CEDH, 2 décembre 2014, Emel Boyraz c/ Turquie.
33
CEDH, 24 juin 1993, Schuler-Zgraggen c/ Autriche, § 29.
34
CEDH, 22 mars 2012, Konstantin Markin c/ Russie, § 119 : cf. tierce intervention du
centre des droits de l’homme de l’université de Gand.

210
son paragraphe de principe : « les États ne peuvent imposer une
répartition traditionnelle des rôles entre les sexes ni des stéréotypes liés
au sexe »35. Comme le Royaume-Uni à propos de l’impact de
l’homosexualité sur la puissance de combat36, la Russie fut dans
l’incapacité de démontrer la pertinence scientifique ou l’exactitude de ses
thèses qui restent par conséquent de simples préjugés sexistes.

II. La tentation du paternalisme

Insidieusement, le paternalisme phagocyte l’égalité tout autant que le


patriarcat. Les deux phénomènes partagent des racines puissantes :
tradition, histoire, religion. Ils poursuivent ensuite un même objectif, la
relégation du féminin, son maintien dans une situation d’infériorité et
d’assujettissement au masculin. Le paternalisme n’est pas une forme
bienveillante du sexisme. Le sexisme est toujours malveillant. Il propose
une vision esthétique et naturaliste des femmes afin de mieux les
façonner, les cantonner dans un rôle familial (A), les infantiliser ou en
faire un sujet à protéger (B).

A. La survalorisation du rôle familial de la femme


Les stéréotypes concernant les rôles dévolus aux sexes en matière de
parentalité ne sont pas rares dans les arguments en défense présentés par
les États. La survalorisation du rôle de la mère apparait par exemple de
manière éclatante dans l’arrêt Salgueiro Da Silva Mouta c/Portugal du 21
décembre 1999. L’affaire concernait l’attribution exclusive de la garde
d’un enfant à sa mère afin surtout de la retirer à son père devenu
homosexuel. Pour justifier cette mesure, le juge national propose une
compilation de stéréotypes sexistes : « Malgré l’importance de l’amour
paternel, un enfant en bas âge a besoin de soins que seul l’amour
maternel peut lui prodiguer. Nous pensons que M., actuellement âgée de
huit ans, a encore besoin des soins maternels. Voir à ce sujet l’arrêt de la
Cour d’appel de Porto du 7 juin 1988, dans le BMJ n° 378, p. 790, qui
décide que « dans le cas des mineurs en bas âge, c’est-à-dire jusqu’à sept
ou huit ans, le lien affectif avec la mère est un facteur essentiel au

35
CEDH, 22 février 1994, Burghartz c/ Suisse, § 27 ; CEDH, 24 juin 1993, Schuler-
Zgraggen c/ Suisse, § 67 ; CEDH, 22 mars 2012, Konstantin Markin c/ Russie, § 142.
36
CEDH, 27 septembre 1999, Lustig-Prean et Beckett c/ Royaume-Uni, §§ 46-47.

211
développement psychique et affectif de l’enfant, étant donné que les
besoins redoublés de tendresse et d’assistance attentionnée nécessaires à
cet âge peuvent rarement être remplacés par l’affection et l’intérêt du
père ». Et de conclure qu’il était préférable pour l’enfant de vivre « au
sein d’une famille traditionnelle qui n’est certainement pas celle que son
père a décidé de constituer, car il vit avec un autre homme, comme s’ils
étaient mari et femme »37.
On retrouve aussi la sacrosainte prépondérance de la mère dans la
sphère familiale dans les affaires relatives au refus d’un congé parental
équivalent au père et à la mère. Dans l’affaire Petrovic c/Autriche, le
gouvernement soutenait non seulement qu’il n’existait pas de norme
européenne commune en la matière et que par conséquent la question
relevait de la marge d’appréciation laissée aux États contractants dans le
cadre de leur politique sociale, mais que les dispositions litigieuses
reflétait l’état d’esprit de la société à l’époque, à savoir le « rôle
primordial » de la mère dans les soins à apporter aux enfants en bas âge38.
Tout en rappelant que la progression vers l’égalité des sexes est un but
important des États membres du Conseil de l’Europe, la Cour concède
néanmoins une large marge d’appréciation au nom de l’absence d’un
dénominateur commun, la majorité d’entre eux « ne prévoyant pas le
versement d’une allocation de congé parental au père »39. L’arrêt
Konstantin Markin c/Russie marque donc une rupture bienvenue puisque
la Cour privilégie désormais l’égalité des sexes à la marge d’appréciation
des États. Un des stéréotypes de genre soutenu par le gouvernement
reposait précisément sur l’idée traditionnelle que les femmes sont plus
aptes à s’occuper de la maison et des enfants tandis que leurs époux
travaillent à l’extérieur pour gagner l’argent du foyer. Ce stéréotype ne
peut passer en soi pour constituer une justification suffisante de la
différence de traitement en cause, « pas plus que ne le peuvent des
stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou
l’orientation sexuelle »40. La primauté de l’égalité entre sexe sur la
tradition et la neutralisation de la marge d’appréciation dans un secteur
social pourtant propice au jeu de cette dernière ont immédiatement été
confirmés dans l’arrêt Huléa c/Roumanie du 2 octobre 2012.
L’argumentation du requérant est ici particulièrement intéressante et

37
CEDH, 21 décembre 1999, Salgueiro Da Silva Mouta c/ Portugal, § 30.
38
CEDH, 27 mars 1998, Petrovic c. Autriche, § 32.
39
Ibid., § 37-39.
40
CEDH, 22 mars 2012, Konstantin Markin c/ Russie, § 143.

212
originale puisqu’il proposait de faire un lien entre congé parental et intérêt
de l’enfant. Selon lui, ce congé est un bénéfice qui doit profiter avant tout
à l’enfant et non de façon spécifique à la mère en tant que telle, de sorte
que les parents doivent en jouir sans asymétrie. Autre singularité, le
requérant invoquait l’existence d’un préjudice moral du fait du refus d’un
congé parental opposé par son employeur et fondé sur la loi établissant le
Statut des cadres militaires, préjudice dont il n’avait pas obtenu réparation
au cours de l’épuisement des voies de recours internes. Si la Cour reste
silencieuse sur le lien entre congé parental et intérêt de l’enfant, elle
estime en revanche l’approche du préjudice moral par le juge roumain
trop formaliste, car l’obligation d’établir son existence pèse
exclusivement sur le requérant41.
Bref, depuis le revirement opéré par l’arrêt Konstantin Markin, tout
semble donc particulièrement cohérent. La jurisprudence semble sourde
aux discriminations fondées sur des stéréotypes sexistes, qu’ils participent
à des logiques patriarcales ou paternalistes.
Il existe toutefois quelques zones d’ombre dans lesquelles la Cour
tolère l’influence des préjugés sexistes. C’est le cas des actions en désaveu
ou en contestation de paternité. Depuis l’arrêt Rasmussen c/Danemark du
28 novembre 1984, le juge européen accepte que les États fixent des délais
d’action différents pour les pères et les mères42. Conduit par l’absence de
dénominateur commun entre les États membres, il se range aux
observations teintées de sexisme du gouvernement : les intérêts respectifs
du mari et de la mère diffèrent dans une instance en contestation de
paternité ; les intérêts de la mère coïncident avec ceux de l’enfant ; il faut
empêcher les hommes de détourner les procédures afin de menacer les
mères et d’échapper à leur obligation alimentaire.

41
CEDH, 2 octobre 2012, Huléa c/ Roumanie, § 45 : « La Cour considère trop formaliste
le constat de la cour d’appel selon lequel le requérant n’aurait pas démontré avoir subi
un préjudice moral du fait du refus d’un congé parental opposé par son employeur et
fondé sur la loi établissant le Statut des cadres militaires. A cet égard, elle rappelle qu’elle
a déjà constaté que l’approche formaliste des tribunaux nationaux, qui avaient fait peser
sur le requérant l’obligation d’établir l’existence d’un préjudice moral par le biais de
preuves susceptibles d’attester des manifestations externes de ses souffrances physiques
ou psychologiques, avait eu pour résultat de priver le requérant de la réparation qu’il
aurait dû obtenir ».
42
CEDH, 28 novembre 1984, Rasmussen c/ Danemark.

213
B. Les mesures de protection du sexe faible
C’est bien connu, le sexe des femmes n’est pas seulement beau, il est
aussi faible et impose par conséquent d’être protégé. À ce titre deux
catégories de mesures doivent être distinguées : d’une part celles qui
cherchent à compenser réellement une inégalité structurelle au détriment
des femmes43, d’autre part celles qui sont animées par des stéréotypes et
cristallisent juridiquement le sexisme ambiant. Or certains régimes plus
favorables accordés aux femmes participent surtout à leur assignation à
un rôle social déterminé. À ce titre, la Russie n’a pas hésité à invoquer la
discrimination positive afin d’expliquer les différences de traitement entre
les militaires de sexe masculin et les militaires de sexe féminin relatives
au droit au congé parental44.
L’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/Royaume-Uni du 28 mai
1985 marque ici un tournant. L’affaire portait sur le système britannique
du regroupement familial, système discriminatoire qui permettait plus
facilement aux épouses de rejoindre leur conjoint au Royaume-Uni que
l’inverse. Le gouvernement défendeur estimait qu’il n’enfreignait pas
l’article 14 eu égard à la générosité dont il faisait preuve en accueillant les
épouses et les fiancées non-nationales des hommes établis sur son
territoire45. Le préjugé utilisé n’est pas explicite. Il n’en est pas moins
palpable. Il plane ici un parfum désagréable de « repos du guerrier » ou
« repos du travailleur », bref de chosification de la femme. En l’espèce, la
Cour estime que les requérantes n’avaient pas subi de discrimination
raciale, mais qu’elles ont en revanche été victimes d’une discrimination
fondée sur le sexe.
Saisie par des requérants masculins, la Cour a sanctionné plusieurs
avantages sociaux indument octroyés aux femmes : impossibilité pour les
veufs de bénéficier des prestations de leur défunte épouse46, régimes de
pension de réversion ou de vieillesse différenciés47, dégrèvements
fiscaux48, cotisations sociales49... Grand pourvoyeur d’affaires au cours de
la décennie 2000 /2010, le Royaume-Uni a transigé dans beaucoup

43
CEDH, 12 avril 2006, Stec et autres c/ Royaume-Uni, §§ 61 et 66.
44
CEDH, 22 mars 2012, Konstantin Markin c/ Russie, § 41.
45
CEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume-Uni, § 82.
46
CEDH, 11 juin 2002, Willis c/ Royaume-Uni.
47
CEDH, 29 juin 2006, Zeman c/ Autriche ; CEDH, 4 juin 2002, Wessels-Bergervoet c/
Pays-Bas.
48
CEDH, 14 novembre 2006, Hobbs, Richard, Walsh et Geen c/ Royaume-Uni.
49
CEDH, 21 février 1997, Van Raalte c/ Pays-Bas.

214
d’affaires afin d’éviter une multiplication des condamnations.
Subséquemment, la Cour a rayé de nombreuses affaires du rôle après
s’être néanmoins assurée que les règlements sont basés sur le respect des
droits de l’homme comme dans l’arrêt Michael Matthews c/Royaume-Uni
du 15 juin 2002 en matière de titres de transport ou dans les affaires
Cornwell c/Royaume-Uni et Leary c/Royaume-Uni du 25 avril 2000 à
propos du régime britannique de sécurité sociale et de l’absence de
prestations de veuvage pour les hommes50.
À l’inverse, les requêtes émanant d’hommes se plaignant de
l’impossibilité de toucher des prestations de veuvage équivalentes à celles
prévues pour les femmes n’ont pas encore prospéré51. La Cour considère
que, dans les contextes où lui ont été soumises les requêtes, les pensions
de veuvage ont été conçues afin de corriger les inégalités entre les veuves
âgées et le reste de la population. Par conséquent, cette différence est
objectivement justifiée « vu la lenteur de l’évolution dans la vie active des
femmes et l’impossibilité de fixer avec précision la date à laquelle la
catégorie des veuves âgées n’auront plus besoin d’aide ». La Cour s’est
également montrée peu réceptive à la non-discrimination en matière d’âge
de départ à la retraite ou de durée de cotisation. Elle conclut presque
systématiquement à la non-violation de l’article 14 de la Convention
combiné avec l’article 1er du protocole n° 1 qui protège le droit de
propriété. Dans un contexte de réforme et d’évolution du droit britannique
en faveur de l’égalité de traitement qui empêche une transposition sèche
de sa jurisprudence, le juge européen admet la conventionnalité des
différences visant à corriger le désavantage dont souffraient les femmes
sur le plan économique, différences qui ont continué d’être raisonnables
et objectivement justifiées « jusqu’à une époque où les changements
intervenus aux plans social et économique avaient fait disparaître la
nécessité d’un traitement spécial des femmes »52. Plus récemment, dans
l’affaire Andrle, et compte tenu du contexte en République tchèque, la
Cour a adopté une solution analogue. Elle juge que l’attitude adoptée par
l’État défendeur demeure raisonnablement et objectivement justifiée
jusqu’à ce que l’évolution sociale et économique du pays rende inutile
l’existence d’un régime particulier destinée aux femmes. Cette mesure ne

50
CEDH, 15 juin 2002, Michael Matthews c/ Royaume-Uni ; CEDH, 25 avril 2000,
Cornwell c/ Royaume-Uni ; CEDH, 25 avril 2000, Leary c/ Royaume-Uni.
51
CEDH, 10 mai 2007, Runkee et White c/ Royaume-Uni.
52
CEDH, 12 avril 2006, Stec et autres c/ Royaume-Uni, § 66 ; CEDH, 22 août 2006,
Barrow c/ Royaume-Uni, Pearson c/ Royaume-Uni et Walker c/ Royaume-Uni.

215
repose donc pas sur un stéréotype de genre, mais sert, selon le
gouvernement défendeur, à « contrebalancer les inégalités et difficultés
que connaissaient les femmes dans le cadre du modèle familial mis en
place à l’époque (et qui persistait à ce jour), où les femmes travaillaient
à plein temps tout en s’occupant des enfants et du ménage »53.
La démonstration de la Cour est intellectuellement beaucoup moins
convaincante dans l’arrêt Khamtokhu et Aksenchik c/Russie du 24 janvier
2017. Le juge de Strasbourg valide, à prévention pénale identique, la
possibilité d’exclure les femmes de la réclusion criminelle à perpétuité.
Sur fond de marge d’appréciation élargie et d’absence de consensus,
encore, la Cour autorise une différence de traitement fondée sur le sexe,
différence que le gouvernement russe habille en mesure « d’inégalité
positive » justifiée par les caractéristiques biologiques, psychologiques et
sociologiques des femmes. Le stéréotype est double : l’endurance
masculine à laquelle répond en miroir la faiblesse féminine. La lecture des
arguments présentés par la Russie est stupéfiante : « Quant aux femmes,
l’exception relative aux peines serait justifiée par leur rôle spécial dans
la société lié, avant tout, à leur fonction reproductive. La Cour
constitutionnelle russe aurait déclaré dans le passé qu’un âge de départ
à la retraite différent pour les hommes et les femmes s’expliquerait non
seulement par les différences physiologiques entre les sexes, mais
également par le rôle spécial de la maternité dans la société, et ne
s’analyserait pas en une discrimination, mais servirait plutôt à renforcer
une égalité effective plutôt que formelle »54. À sa décharge, la décision de
la Cour doit se lire à la lumière des tensions persistantes entre Strasbourg
et Moscou. L’arrêt revêt une dimension diplomatique très forte. Le juge
européen des droits de l’homme n’a pas voulu provoquer un nivellement
par le bas et risquer un ré-élargissement de la réclusion criminelle à
perpétuité en Russie. L’humanisation des peines prime l’interdiction de la
discrimination entre les sexes55. La Cour consacre d’ailleurs une partie
des développements sur l’abolition complète de facto et de jure de la peine
de mort dans les États membres du Conseil de l’Europe et l’établissement
d’une zone exempte de la peine de mort qui peine à faire oublier le

53
CEDH, 17 février 2011, Andrle c/ République tchèque, § 35.
54
CEDH, 24 janvier 2017, Khamtokhu et Aksenchik c/ Russie, § 47.
55
Ibid., § 86 : « Il apparaît donc difficile de critiquer le législateur russe pour avoir décidé
d’exclure, d’une manière qui reflète l’évolution de la société en la matière, certains
groupes de délinquants de la réclusion à perpétuité. Pareille exclusion représente, tout
bien pesé, un progrès social en matière pénologique ».

216
moratoire reporté sine die par la Russie. Derechef, la Cour semble prise
en otage.
Enfin, tout en soulignant ses doutes à propos des stéréotypes exprimés
par les États français puis belge, la Cour entérine la pénalisation du port
de la dissimulation du visage dans l’espace public, c’est-à-dire le port de
la burqa et du niqab. L’interdiction générale posée par la loi n° 2010-1192
du 11 octobre 2010 est analysée en « ingérence permanente » pesant
essentiellement sur les femmes musulmanes qui souhaitent porter une des
variantes du voile intégral. La Cour met en exergue le processus
d’infantilisation de ces femmes par le législateur français et rejette le
postulat erroné de la loi litigieuse selon lequel elles porteraient le voile
intégral sous la contrainte56. Toutefois, même s’il est octroyé du bout des
lèvres, cela ne l’empêche pas d’accorder in fine un brevet de
conventionnalité au nom des exigences minimales de la vie en société et
du « vivre-ensemble », brevet confirmé par l’arrêt Dakir c/Belgique du 11
juillet 201757. Elle tolère ce faisant une conception totalement paternaliste
à l’égard des femmes musulmanes.
*
**
Malgré les efforts réitérés des institutions européennes, la persistance
des stéréotypes et des préjugés sexistes n’en finit pas d’étonner. On
trouvera toujours quelques auteurs isolés pour excuser le harcèlement
sexuel ou faire l’apologie de la séduction « musclée ». Pour les détracteurs
de l’égalité des genres et les promoteurs de la complémentarité, ce sera
encore mieux s’il s’agit d’une auteure58. La promotion de l’égalité entre

56
CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, § 137 : « La Cour souligne d’emblée que la
thèse de la requérante et de certains des intervenants selon laquelle l’interdiction que
posent les articles 1 à 3 de la loi du 11 octobre 2010 serait fondée sur le postulat erronée
que les femmes concernées porteraient le voile intégral sous la contrainte n’est pas
pertinente. Il ressort en effet clairement de l’exposé des motifs qui accompagnait le projet
de loi (paragraphe 25 ci-dessus) que cette interdiction n’a pas pour objectif principal de
protéger des femmes contre une pratique qui leur serait imposée ou qui leur serait
préjudiciable ».
57
CEDH, 11 juillet 2017, Dakir c/ Belgique, §§ 49, 51 et 60.
58
A-M. Le-Pourhiet,« Genre et liberté », in Le droit à l’épreuve du genre, (dir. J.
Hautebert.), Limoges, PULIM, 2016, p. 145 : « On nous montre des reportages où une
femme qui a eu des relations sexuelles avec son supérieur hiérarchique pendant un an
dans un motel situé près de leur bureau est présentée comme victime de harcèlement,
comme si ces « cinq à sept » (au nombre de seize selon la comptabilité de l’intéressée !)

217
hommes et femmes peine encore à irriguer de nombreux États membres
du Conseil de l’Europe. C’est même un euphémisme pour la Russie, la
Turquie et quelques pays d’Europe centrale et orientale dont la société, la
culture et l’ordonnancement juridique sont encore profondément
imprégnés par le patriarcat et/ou le paternalisme.
Malgré une approche légèrement différenciée, davantage dictée par
des considérations diplomatiques que par un choix de standards, la Cour
européenne des droits de l’homme a indubitablement pris le parti de lutter
contre toutes les formes de discriminations infligées aux femmes. Sujette
elle-même à de nombreux préjugés, attaquée pour ses positions et ses
interprétations, parfois même remise en cause dans son principe et son
existence, elle s’efforce nonobstant de participer au changement des
mentalités et des comportements et joue un rôle non négligeable dans
l’abolition de ces deux maux en Europe.

lui avaient été arrachés à l’aide d’un pistolet sur la tempe. (…). La femme la plus vénale
sera toujours présentée comme victime innocente ».

218
III-

SPÉCIFICITÉS FRANÇAISES ET SANCTION


Les usages ambivalents de l’article 6 DDHC :
le cas du genre

VÉRONIQUE CHAMPEIL-DESPLATS
Professeure de droit public, Centre de Recherche et d’Études sur les
Droits fondamentaux (CREDOF), Université de Paris-Nanterre

Soutenir que le principe d’égalité est l’un des principaux obstacles


opposés à l’adoption de mesures visant à établir l’égalité est prima facie
contre-intuitive et paradoxale1. L’idée peut être exprimée de façon plus
classique. Dans l’ordre juridique français, la conception formelle du
principe d’égalité et le poids de l’universalisme l’emporte sur la recherche
d’une égalité réelle. Le principe selon lequel la loi est la même pour tous
tend à la prudence, si ce n’est à la méfiance, à l’égard de mesures
favorisant des groupes ou des ensembles d’individus pourtant identifiés
être socialement, culturellement ou économiquement dans une situation
d’inégalité de fait ou de discrimination.
Les interprétations que le Conseil constitutionnel, comme le Conseil
d’État, confèrent à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et
du citoyen (DDHC)2, mobilisé seul ou en combinaison avec les articles 13
ou 3 alinéa 3 de la Constitution française4, sont au cœur de du paradoxe.

1
Voir F. Edel, « Le chaos des interprétations du principe d’égalité ou de non-
discrimination », Droits, 2015/1, n° 61, p. 141.
2
La loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les
citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et
emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de
leurs talents ».
3
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure
l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de
religion ».
4
Le suffrage est « universel, égal et secret ».

221
Elles sont sources de difficultés dès lors qu’il s’agit d’envisager des
mesures spécifiques à destination de groupes d’individus ciblé. Cette
situation est accentuée par les conséquences associées au caractère
indivisible de la République française. Autrement dit, l’interprétation du
principe d’égalité opérée à la lumière des principes d’universalité, d’unité
et d’indivisibilité de la République rendent problématiques les références
juridiques à certains groupes discriminés ou qui, sans être discriminés,
présentent ou revendiquent des spécificités culturelles, sociales,
linguistiques ou religieuses. Le Conseil constitutionnel, on le rappelle, a
déclaré contraire aux principes « d’indivisibilité de la République,
d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » la référence
législative au « peuple corse »5, tout comme certaines dispositions de la
Charte européenne sur les langues régionales et minoritaires6. En droit
français, il n’y a qu’un peuple, le peuple français ; il n’existe pas
juridiquement de minorités ou de communautés bénéficiant de droits
spécifiques fondés sur des caractéristiques linguistiques, religieuses,
ethniques, sur le sexe ou encore sur des préférences sexuelles.
S’agissant plus particulièrement de ces deux derniers critères, toutes
les mesures prises sur leur fondement s’adressent à des individus, des
comportements, des activités et non à des communautés en tant que telles,
c’est-à-dire en tant que titulaires d’une personnalité juridique et de droits
spécifiques. Les débats qui ont entouré l’introduction de dispositions en
faveur des femmes pour l’accès aux mandats politiques et aux fonctions
électives sont à cet égard significatifs. La question de savoir si les femmes
devaient être considérées comme une communauté ou une minorité est
revenue de façon récurrente ce qui, incidemment, a conduit à évoquer le
cas des personnes homosexuelles comme argument-repoussoir : « À
quand des quotas d’homosexuels et de lesbiennes ? » s’inquiétait le député
Jean-Louis Beaumont face à un amendement visant à permettre l’adoption
de mesures paritaires en faveur des femmes aux élections nationales et
locales lors de la révision constitutionnelle de 19957. Et pourtant, à
l’exception de certains mouvements féministes portant des revendications
différentialistes, les promoteurs de la parité homme-femme n’ont eu de
cesse d’en défendre la compatibilité avec l’esprit universaliste français.
Par exemple, à ceux qui craignaient une contagion des revendications
communautaristes, Guy Carcassonne répondait : « la division de

5
Décision n°91-290 DC, 9 mai 1991, rec. 50.
6
Décision n°99-412 DC, 15 juin 1999, rec. 71.
7
Assemblée Nationale, 2ème séance du 11 juillet 1995, JO débats, p. 949.

222
l’humanité entre femmes et hommes offre le seul cas de division limitée
à deux, d’importance à peu près égale, répondant à des critères totalement
objectifs. Ce qui n’est ni le cas des catégories religieuses, ni ethniques ou
raciales. Il ne s’agit donc, en aucun cas de mettre le doigt dans quelque
engrenage que ce soit »8. Le rapport rendu au nom de la Commission des
lois de l’Assemblée nationale par Catherine Tasca le 2 décembre 1998
abondait en ce sens : « les critiques qui invoquent le risque de
communautarisme au sujet de la parité sont sans fondement. Aller vers
l’égalité réelle entre les femmes et les hommes n’est pas ouvrir une boite
de Pandore antirépublicaine, c’est simplement faire œuvre de justice,
c’est-à-dire faire la République »9. Cette stratégie de
décommunautarisation de l’esprit des mesures paritaires proposées n’est
d’ailleurs pas pour rien dans le succès qui adviendra en 1999 de la révision
constitutionnelle, en particulier pour surmonter les résistances
sénatoriales.
S’agissant des dispositions adoptées en direction des personnes
homosexuelles, les cas du PACS et du mariage pour tous sont eux aussi
significatifs. Alors que ces deux réformes juridiques ont été proposées à
l’attention première des couples de même sexe, elles se sont mues en
réforme pour tous. Le PACS a été ouvert aux couples hétérosexuels qui
en ont fait un abondant usage. Le mariage ouvert aux couples de même
sexe est le même que celui des couples hétérosexuels. Il n’est pas un
« mariage homosexuel », mais, précisément, un mariage « pour tous », un
mariage tout court : « le mariage est contracté par deux personnes de sexe
différent ou de même sexe » affirme dorénavant l’article 143 du Code
civil.
Cette résistance à l’encontre des mesures juridiques ciblant des
groupes d’individus, conjuguée à la prégnance de la conviction que la loi
doit être la même pour tous, permet de comprendre le caractère tardif de
la formulation par les juridictions françaises que le principe d’égalité peut
s’accommoder de différences de traitement en cas de différence de
situation. Le Conseil d’État a attendu 197410 pour l’affirmer ; le Conseil

8
Cité in G. Halimi, La parité dans la vie politique. Rapport de la commission pour la
parité entre femmes et hommes dans la vie politique, La Documentation française, 1999,
p. 40. Voir aussi sur ces débats, S. Hennette-Vauchez, M. Pichard, D. Roman, Genre et
droit, Paris, Dalloz, coll. Méthodes du droit, p. 510 et s.
9
Rapport n° 1240 : http://www.assemblee-
nationale.fr/11/rapports/r1240.asp#P561_80159.
10
Conseil d’État, 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, req. n° 88032 et n° 88148.

223
constitutionnel, 197911. Toutefois, cette différence de traitement ne
constitue pas une obligation. Elle n’est qu’une possibilité dont peuvent ou
non se saisir les autorités administratives12 ou le législateur. Le Conseil
constitutionnel l’a rappelé dans sa décision relative à la loi ouvrant le
mariage aux couples de personnes de même sexe13 : « si, en règle
générale » le principe d’égalité « impose de traiter de la même façon des
personnes qui se trouvent dans la même situation, il n’en résulte pas pour
autant qu’il oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans
des situations différentes ». Surtout, pour être légales ou
constitutionnelles, les différences de traitement doivent être dûment
justifiées. Elles doivent reposer sur des « différences de situation
appréciables », viser « une nécessité d’intérêt général »14 ou être « la
conséquence nécessaire d’une loi »15 pour le Conseil d’État, être « en
rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »16 pour le Conseil
constitutionnel.
Cette possibilité de traiter différemment des situations différentes a
pour principal objectif de résorber des inégalités de fait ou, à tout le moins,
de ne pas les accentuer par un traitement indistinct des spécificités... Or,
et les questions relatives au genre, déclinées dans leur double dimension
« sexe » (distinction « homme/femme ») et « sexualité » (personnes
LGBT) le mettent en évidence, l’affirmation que des situations sont
juridiquement différentes fournit aussi, à l’inverse, une justification pour
ne pas accorder un traitement identiques à tous. Autrement dit, de façon
paradoxale, l’interprétation que confèrent au principe d’égalité énoncé à
l’article 6 de la DDHC tant le Conseil constitutionnel que le Conseil
d’État, peut aussi bien faire obstacle, d’un côté, à l’adoption de mesures
« positives » visant à résorber certaines inégalités de fait (I) que, d’un autre
côté, à contraindre de traiter identiquement à d’autres certaines situations.
Certaines inégalités devant le droit se trouvent ainsi perpétuées tant le
législateur n’exprime pas la volonté politique d’y mettre fin (II).

11
Décision n°79-107 DC, 12 juillet 1979, rec. 31.
12
Voir Conseil d'État, 28 mars 1997, Société Baxter, req. n°179049 et 179054. Voir aussi
Cass. soc. 24 mars 1998, Azad c/ Chamsidine, Dr. soc., 1998, p. 615.
13
Décision n°2013-669 DC du 17 mai 2013, rec. 721 ; voir aussi décision n°99-416 DC
du 23 juillet 1999, rec. 100.
14
Conseil d’État, 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, précit.
15
Ibid.
16
Voir par exemple, décisions n°2015-465 QPC, 24 avril 2015 ; n°2015-495 QPC, 20
octobre 2015.

224
I. Le principe d’égalité, obstacle à l’adoption de mesures favorables
fondées sur le critère du genre : le cas de la parité
« homme/femme »

Le principe d’égalité énoncé à l’article 6 de la DDHC, tel qu’interprété


par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, constitue l’un des
principaux fondements des déclarations d’inconstitutionnalité relatives à
des dispositions prises en faveur de certaines catégories de personnes
estimées être dans une situation inégalitaire. L’histoire de la parité homme-
femme ou, plus exactement, des mesures visant à favoriser « l’égal accès
des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives,
ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales » l’illustre tout
particulièrement. L’obstacle de l’article 6 de la DDHC tel qu’interprété par
le Conseil constitutionnel (A), n’a pu être levé que par deux révisions
constitutionnelles (B).

A. L’« état du droit »


La saga de l’adoption des mesures visant à favoriser l’accès des
femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives a notamment
pour point de départ la décision du Conseil constitutionnel du 18
novembre 1982 dite « Quota par sexe »17. Le Conseil déclare
inconstitutionnelles des dispositions législatives qui prévoyaient que les
listes de candidats aux élections municipales ne pouvaient comporter plus
de 75 % de personnes du même sexe. Le Conseil considère qu’une telle
mesure est contraire au principe d’égalité énoncé à l’article 6 de la DDHC
ainsi qu’aux principes d’égalité et d’universalité de l’expression du
suffrage énoncés à l’article 3 de la Constitution. Selon lui, il résulte du
« rapprochement de ces textes » que « la qualité de citoyen ouvre le droit
de vote et l’éligibilité dans des conditions identiques à tous ceux qui n’en
sont pas exclus pour une raison d’âge, d’incapacité ou de nationalité, ou
pour une raison tendant à préserver la liberté de l’électeur ou
l’indépendance de l’élu ». Ces principes s’opposent « à toute division par
catégories des électeurs ou des éligibles » « pour tout suffrage politique »
et par conséquent, en l’espèce, pour l’élection des conseillers municipaux.
Pendant longtemps, le législateur ne s’est plus risqué à pareille
initiative. La préoccupation de la parité homme-femme a toutefois resurgi

17
Décision n°82-146, 18 novembre 1982, rec. 66.

225
dans les agendas politiques une dizaine d’années plus tard. Elle a
commencé par faire l’objet de propositions d’amendements au cours des
débats sur la révision constitutionnelle de 1995 « portant extension du
champ d’application du référendum, instituant une session parlementaire
ordinaire unique, modifiant le régime de l’inviolabilité parlementaire et
abrogeant les dispositions relatives à la Communauté et les dispositions
transitoires », adoptée le 4 août 1995. Les amendements soutenus par
l’opposition, à ce moment, socialiste et communiste, ont été rejetés18.
Cela ne fut que partie remise après la victoire de la gauche aux
élections législatives de 1997. En décembre 1998, le parlement adopte une
loi qui oblige les partis politiques à assurer la parité homme-femme sur
les listes de candidats présentés aux élections régionales. Mais, saisi de
cette loi, le Conseil constitutionnel maintient la position affirmée en 1982.
Il précise, néanmoins, que celle-ci est liée à « l’état du droit » : « en l’état
du droit (...) la qualité de citoyen ouvre le droit de vote et l’éligibilité dans
les conditions identiques à tous ceux qui n’en sont pas exclus ni pour une
raison d’âge, d‘incapacité ou de nationalité, ni pour une raison tenant à
préserver la liberté de l’électeur ou l’indépendance de l’élu, sans que
puisse être opérée aucune distinction entre électeurs ou éligibles en en
raison de leur sexe »19.
Il revenait par conséquent au pouvoir constituant de changer cet « état
du droit ». À dire vrai, la majorité politique n’avait pas attendu la décision
du Conseil constitutionnel. L’anticipant de quelques semaines, un projet
de loi constitutionnelle avait été déposé en ce sens en décembre 1998 à
l’Assemblée nationale. Après désaccord entre les députés favorables à des
mesures paritaires affectant le nombre d’élus et des sénateurs, ou bien
hostiles par principe à toute mesure, ou bien préférant agir sur
l’organisation interne des partis politiques, un compromis est finalement
trouvé. La révision constitutionnelle adoptée le 8 juillet 1999 ajoute, d’une
part, un 4e alinéa à l’article 3 de la Constitution selon lequel « La loi
favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux
et fonctions électives » et, d’autre part, un 2e alinéa à l’article 4 qui prévoit
que les partis et groupements politiques « contribuent à la mise en œuvre
du principe énoncé au dernier alinéa de l’article 3 dans les conditions
déterminées par la loi ».

18
Voir S. Hennette-Vauchez, M. Pichard, D. Roman, Genre et droit, op. cit., pp. 510 et s.
19
Décision n° 98-407 DC, 14 janvier 1999, rec. 21.

226
Cette révision constitutionnelle appelle ici deux remarques. En premier
lieu, elle a suscité des débats très animés, en particulier au Sénat où elle a
rencontré une forte opposition menée au nom de l’universalisme,
argument objectivant parfois à bon compte des positions machistes moins
avouables. Une des craintes essentielles, précédemment évoquée, était
que ne s’ouvre une boite de Pandore des revendications communautaires :
aujourd’hui les femmes, demain les personnes issues de l’immigration,
les bretons, les corses, les homosexuels... Dans cette perspective, le terme
même de « parité » promu par les partisans de la réforme, mais que l’on
ne retrouve pas tel quel dans le texte de la loi constitutionnelle, peut être
compris comme l’expression d’un compromis qui permet d’éviter des
références plus polémiques à celui de « quota ». En second lieu, lue à la
lettre, la révision constitutionnelle ne formule aucune obligation à
l’adresse du législateur. Elle s’inscrit dans un registre normatif incitatif ou
promotionnel, pour le dire avec le vocabulaire de Norberto Bobbio20. Il
s’agit de permettre d’adopter des mesures considérées dérogatoires à
l’interprétation que le Conseil constitutionnel confère au principe
d’égalité énoncé à l’article 6 de la DDHC, et non d’exiger du législateur
d’édicter des normes imposant la parité homme-femme dans tous les
domaines. Le législateur peut favoriser l’égal accès des hommes et des
femmes aux mandats électoraux et fonctions électives ; il n’est pas obligé
de l’imposer.

B. L’interprétation stricte des révisions constitutionnelles


Si ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’État n’ont pu ignorer le
changement constitutionnel intervenu, ces deux institutions ont eu, et ont
encore, tendance à en circonscrire la portée. Elles jouent pour ce faire sur
l’étendue des activités couvertes par la réforme ainsi que sur le type
d’obligations définies par les textes soumis à leur contrôle. À chaque fois,
le principe d’égalité énoncé à l’article 6 de la DDHC, seul ou combiné à
d’autres, apparait au fondement des décisions d’inconstitutionnalité des
mesures visant à favoriser l’élection ou la nomination de femmes dans les
instances décisionnelles.
Le Conseil constitutionnel a ainsi déployé une conception stricte de la
notion de « mandats électoraux » et de « fonctions électives ». Dans une
décision où il contrôlait une loi organique relative au Conseil supérieur de

20
N. Bobbio, De la structure à la fonction, Paris, Dalloz, Coll. Rivage du droit, 2012, pp.
41 et s.

227
la Magistrature21, il a refusé de considérer que les fonctions exercées au
sein dudit Conseil constituent des mandats électoraux ou des fonctions
électives. Selon le Conseil constitutionnel, l’élection au Conseil supérieur
de la Magistrature présente un caractère professionnel. Elle n’entre pas
dans le champ de la réforme adoptée par le pouvoir constituant. Le
Conseil déclare par conséquent contraire au principe d’égalité énoncé à
l’article 6 de la DDHC les dispositions soumises à son examen.
Il réitère ce raisonnement dans deux décisions postérieures portant sur
la loi relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes22 et la
loi relative à l’égalité des chances23. Ces lois prévoyaient des quotas de
présence de femmes, pour la première, au sein d’instances
juridictionnelles et, pour la seconde, au sein d’organes délibératifs
professionnels des secteurs publics et privés (conseils d’administration et
de surveillance des établissements publics, des entreprises publiques et
des sociétés du secteur public, commissions administratives, comités
d’entreprise, délégués du personnel, conseil de prud’homme). En se
fondant une nouvelle fois sur l’article 6 de la DDHC, le Conseil
constitutionnel estime non seulement que ces dispositions n’entrent pas
dans le champ de la révision constitutionnelle de 1999, mais, également,
que si la recherche de l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas
en soi inconstitutionnelle, elle ne saurait aboutir à faire prévaloir le critère
du sexe de la personne sur celui de ses capacités24.
Le Conseil se montre toutefois plus souple à propos de la composition
des jurys de concours, à condition, toutefois, là encore, que les mesures
visant à assurer une représentation équilibrée entre les femmes et les
hommes n’aient « pas pour objet » ni « pour effet de faire prévaloir lors
de la constitution » des « jurys, la considération du genre sur celle des
compétences, des aptitudes et des qualifications »25. En d’autres termes,
il ne s’agit pas de promouvoir une personne sur la seule considération
qu’elle est une femme. L’acceptation de la constitutionnalité des mesures
envisagées semble par ailleurs aussi tenir au fait que celles-ci ne sont pas
de nature impérative, mais seulement incitative. Elles concourent « à une

21
Décision n°2001-445, 19 juin 2001, rec. 63.
22
Décision n°2006-533 DC, 16 mars 2006, rec. 39.
23
Décision n°2006-535 DC, 30 mars 2006, rec. 50.
24
Voir décision n°2006-533 DC, 16 mars 2006, rec. 39.
25
Décision n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002, rec. 49. Voir aussi sur l’objectif d’accès
équilibré des femmes et des hommes aux différentes filières de formations
professionnelles instituées par les régions, décision n° 2006-533 DC, 16 mars 2006, précit.

228
représentation équilibrée entre les femmes et les hommes ». Ce faisant, le
Conseil constitutionnel appréhende les mesures en faveur des femmes
comme une obligation de moyen et non de résultat.
Seule une nouvelle révision de la Constitution pouvait donc surmonter
l’obstacle de l’interprétation stricte imposée par le Conseil
constitutionnel. Chose fut faite le 23 juillet 2008 à l’occasion d’une
réforme plus vaste de « modernisation des institutions ». L’article 1 de la
Constitution française prévoit dorénavant que « la loi favorise l’égal accès
des hommes et des femmes aux mandats électoraux et fonctions électives
ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ». Plusieurs lois
et décrets ont ensuite été adoptés pour imposer des pourcentages minima
de présence des femmes dans les instances décisionnelles
professionnelles, administratives, électives, en particulier là où les
décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État les avaient
exclues.
Pour autant, s’ils ne peuvent ignorer cette nouvelle intervention du
constituant, ni le Conseil d’État, ni le Conseil constitutionnel, n’ont
fondamentalement changé leur conception du principe d’égalité à l’abord
des mesures de type paritaire.
S’agissant du premier, dont la jurisprudence se situe dans la droite
lignée de celle du Conseil constitutionnel26, on n’évoquera ici qu’un
exemple, celui de la présence des femmes dans les instances dirigeantes
des fédérations sportives. Le cas est significatif, car il a été jugé après la
révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 alors qu’il portait sur des actes
administratifs qui lui étaient antérieurs. En l’espèce, le Conseil d’État se
fonde principalement sur les articles premiers de la DDHC et de la
Constitution. Toutefois, l’article 6 de la DDHC n’est pas absent dans la
mesure où le Conseil d’État se réfère directement à la décision précitée du
16 mars 2006 du Conseil constitutionnel portant sur la loi relative à
l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Il fait alors jouer à plein
les règles d’application de loi dans le temps et conséquemment
l’interprétation stricte de la portée de la révision constitutionnelle de 1999
en ignorant celle intervenue entre temps en 2008. Il fait ainsi valoir
« qu’en l’absence de toute disposition législative applicable aux
fédérations sportives agréées, fixant les règles destinées à favoriser l’égal
accès des femmes et des hommes aux instances dirigeantes de ces
fédérations, les dispositions du second alinéa de l’article 1er de la

26
Conseil d’État, 22 juin 2007, M. Lesourd, RFDA, 2007, p. 1077.

229
Constitution dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 juillet
2008 ne peuvent, par elles-mêmes, avoir eu pour effet de rendre légales
les dispositions (...) des statuts types des fédérations sportives agréées ».
Sur le fond, il rappelle solennellement que « si le principe constitutionnel
d’égalité ne fait pas obstacle à la recherche d’un accès équilibré des
femmes et des hommes aux responsabilités, il interdit, réserve faite de
dispositions constitutionnelles particulières, de faire prévaloir la
considération du sexe sur celle des capacités et de l’utilité commune »27.
S’agissant du Conseil Constitutionnel, les résistances à l’extension de
mesures paritaires ont également pris une autre tournure. Il ne s’agit plus
seulement pour lui de les censurer parce qu’elles seraient hors champ de
la révision ou feraient prévaloir des considérations de genre sur les vertus
et les talents. Le Conseil refuse aussi de censurer des dispositions qui ne
s’appliquent pas identiquement à tous dès lors qu’il estime que les
situations concernées sont différentes. Autrement dit, sur le fondement du
principe d’égalité énoncé à l’article 6 de la DDHC, le Conseil peut tout
autant s’opposer à des mesures visant à rétablir une égalité de fait, qu’à
ne pas déclarer inconstitutionnelles des dispositions législatives qui
perpétuent des différences de traitements.

II. Les différences de situation, justification


à l’absence d’obligation d’un traitement identique

Toutes les juridictions françaises l’ont admis, le principe d’égalité


s’accommode de différences de traitement lorsque des situations sont
différentes, que l’intérêt général ou l’objet de loi, le justifie. Cette
différence de traitement est en principe destinée à prendre en
considération les spécificités de certaines situations afin de ne pas
produire ou accentuer des inégalités de fait qui résulteraient d’un
traitement identique de situations qui ne le sont pas. Dans le champ du
genre, elle a plutôt été la conséquence d’une absence de volonté
juridictionnelle de considérer juridiquement identique certaines situations
de fait (A). C’est alors au législateur qu’il est revenu - et revient -,
d’intervenir pour réputer juridiquement identique ces situations et
permettre une identité de traitement (B). Il y a dès lors, avec le cas du

27
Conseil d’État, 10 octobre 2013, Fédération française de gymnastique,
http://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/precision-du-conseil-detat-concernant-le-
principe-degalite//h/0bddf260e32c7453fc6dd1c7ba413547.html

230
genre, une belle illustration des propriétés fictionnelles du droit. Deux
situations de fait peuvent être réputées juridiquement tantôt identiques,
tantôt différentes et faire l’objet de traitements identiques ou distincts
selon la volonté des acteurs juridiques.

A. L’accommodation aux différences de traitement


Le Conseil constitutionnel le répète à l’envi : « aux termes de l’article 6
de la Déclaration de 1789, la loi ‘doit être la même pour tous, soit qu’elle
protège, soit qu’elle punisse’. Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce
que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à
ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que,
dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en
rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »28. Cette différence de
traitement est traditionnellement inspirée par un principe de justice. On
l’a évoqué, il s’agit de ne pas entretenir ou accentuer des inégalités qui
résulteraient du traitement identique de situations spécifiques ou
distinctes.
La décision portant sur la loi égalité et citoyenneté adoptée en janvier
201729 offre une illustration de l’intégration de ce principe de justice en
matière de lutte contre les discriminations. Ladite loi insère un article 54-
1 dans la loi du 29 juillet 1881 qui autorise la juridiction pénale « saisie
de poursuites pour des faits qualifiés soit de provocation à la
discrimination, à la haine ou à la violence, soit de diffamation soit
d’injures publiques, lorsqu’ils sont commis en raison de l’ethnie, de la
race, de la nation ou de la religion » ainsi qu’« en raison du sexe, de
l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre » à « requalifier l’infraction
sur le fondement de l’une des deux autres qualifications ». Ce faisant, la
loi institue une dérogation au régime général de la qualification des faits
en matière d’infraction à la loi sur la presse. Celui-ci repose en effet sur le
principe que la qualification fixée par l’acte de poursuite est irrévocable.
La question est alors de savoir si la lutte contre certaines
discriminations présente des spécificités telles qu’elles justifient cette
différence de régime en matière de qualification des faits. Le Conseil
constitutionnel l’admet. Il rappelle qu’« il est loisible au législateur,
compétent pour fixer les règles de la procédure pénale en vertu de
l’article 34 de la Constitution, de prévoir des règles de procédure
28
Voir par exemple, décision n°2015-465, 24 avril 2015.
29
Décision n°2016-745 DC, 26 janvier 2017.

231
différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles
s’appliquent, à la condition que ces différences ne procèdent pas de
discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des
garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la
défense ». Le Conseil estime que les dispositions en cause « ont pour objet
de faciliter la poursuite et la condamnation (...) des auteurs des susdits
propos ou d’écrits » et que « la différence de traitement qui en résulte,
selon la nature des infractions, ne revêt pas un caractère disproportionné
au regard de l’objectif poursuivi ».
Il reste que cet accommodement à l’égard des différences de traitement
pour des situations différentes, conjugué à la volonté incessamment
répétée par le Conseil constitutionnel de ne pas se substituer à
l’appréciation du législateur, peut aussi desservir les personnes
considérées être dans une situation différente. La formulation du principe
d’égalité devient dans ce contexte une justification pour ne pas traiter - et
ne pas contraindre à traiter - à l’identique des situations réputées
distinctes. Pour le Conseil constitutionnel en effet, face à ces situations, le
législateur a le choix. Si, en règle générale, nous dit-il, les situations
identiques doivent être traitées de façon identique, quand les situations
sont différentes, le législateur peut ou bien instituer une différence de
traitement dûment justifiée, ou bien leur conférer un même traitement.
La question cruciale devient alors de déterminer les critères qui
permettent de réputer une situation identique ou différente à une autre.
L’appréciation est variable et convoque inévitablement un ensemble
hétérogène d’éléments de nature idéologique, politique,
anthropologique..., toutes choses particulièrement sensibles, on s’en
doute, en matière de genre : un homme et une femme doivent-ils être
considérés comme étant dans des situations identiques ou différentes ?
Dans tous les cas ou en fonction des contextes considérés et des buts
poursuivis ? Un couple composé de personnes de même sexe est-il
identique à un couple composé de personnes de sexes différents ? Dans
tous les cas ou en fonction des contextes considérés et des buts
poursuivis ? Par exemple, tandis que la Cour de cassation a pu estimer, à
propos de la transmission d’un logement de vie commune au compagnon
d’un défunt, que la situation des concubins n’est « pas comparable à celle
de personnes mariées de sorte que l’absence de transfert du contrat de bail
au concubin homosexuel n’est pas discriminatoire alors qu’un tel transfert

232
est prévu au profit du conjoint – au sens strict, l’époux »30, la Cour de
justice des communautés européennes a considéré, pour sa part, que « les
partenaires de vie et les époux » sont « dans une situation comparable et
qu’en conséquence le refus d’une législation nationale d’accorder une
prestation de survie au partenaire survivant était une discrimination
fondée sur l’orientation sexuelle »31.
La détermination de l’identité ou non de situation emporte donc des
conséquences juridiques déterminantes. Réputer identiques des situations
conduira, « en règle générale », à les traiter identiquement et à déclarer
inconstitutionnelles des différences de traitement ; réputer différentes des
situations renverra au législateur le choix du traitement juridique. Ou bien,
celui-ci mettra fin aux différences de régime, ou bien il s’abstiendra
d’intervenir et laissera se perpétuer des situations d’inégalité ou de
discrimination.

B. Études de cas
Ces difficultés apparaissent nettement dans deux types de décisions
rendues par le Conseil constitutionnel en matière de genre, et ce d’autant
mieux que le législateur, tirant les leçons de son appréciation souveraine,
est dans certains des cas intervenu pour mettre fin aux différences de
traitement, et donc réputer juridiquement identiques des situations jusque-
là considérées comme différentes. Le principe d’égalité énoncé à
l’article 6 de la DDHC a ainsi été mobilisé pour justifier, d’une part, des
différences de traitement à l’égard des couples de même sexe dans le
champ du droit de la famille (1) et, d’autre part, un refus d’extension des
règles paritaires hommes-femmes dans les instances universitaires (2).
a) Les couples de même sexe, le mariage et l’adoption
Le Conseil constitutionnel l’a rappelé dans sa décision sur le mariage
pour tous32 comme il l’avait fait à l’occasion de questions prioritaires de
constitutionnalité sur l’interdiction du mariage entre personnes du même
sexe33 et sur l’adoption au sein d’un couple non marié34, il n’entend
imposer aucune appréciation sur l’identité ou non de traitement à l’égard

30
Cass., civ. 3, 17 déc. 1997, Bull. civ., III, 1997, n° 225, p. 151.
31
CJCE, 1er avril 2008, C-267/06, Maruko c. Versorgungsanstalt der deutschen Bühnen,
point 73.
32
Décision n° 2013-669 DC, 17 mai 2013.
33
Décision n° 2010-92 QPC, 28 janvier 2011.
34
Décision n° 2010-39 QPC, 6 octobre 2010.

233
de situations dont il admet qu’elles puissent être considérées comme
différentes au regard de l’objet d’une loi. Plusieurs conséquences en cascade
en ont résulté pour les couples composés de personnes de même sexe.
Tout, conceptuellement, a pour point de départ la question du mariage,
bien que, chronologiquement, c’est sur l’adoption que le Conseil
constitutionnel s’est d’abord prononcé. Dans sa décision du 28 janvier 2011
rendue sur une question prioritaire de constitutionnalité relative à
l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe, après avoir rappelé
le texte de l’article 6 de la DDHC et les conséquences qu’il lui attache, le
Conseil affirmait sans ambages : « en maintenant le principe selon lequel le
mariage est l’union d’un homme et d’une femme, le législateur a, dans
l’exercice de la compétence que lui attribue l’article 34 de la Constitution,
estimé que la différence de situation entre les couples de même sexe et les
couples composés d’un homme et d’une femme peut justifier une différence
de traitement quant aux règles du droit de la famille ; qu’il n’appartient pas
au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du
législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de
situation ; que, par suite, le grief tiré de la violation de l’article 6 de la
Déclaration de 1789 doit être écarté »35.
Entérinant ainsi l’existence d’une différence de situation, et donc d’une
possible différence de traitement, entre les couples selon qu’ils soient
composés de personnes de sexes différents ou non, on comprend que
quelques mois plus tôt le Conseil ait, toujours sur le fondement du principe
d’égalité, pu admettre que l’adoption était réservée aux seuls couples
mariés : « en maintenant le principe selon lequel la faculté d’une adoption
au sein du couple est réservée aux conjoints, le législateur a, dans l’exercice
de la compétence que lui attribue l’article 34 de la Constitution, estimé que
la différence de situation entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas
pouvait justifier, dans l’intérêt de l’enfant, une différence de traitement quant
à l’établissement de la filiation adoptive à l’égard des enfants mineurs ; qu’il
n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à
celle du législateur sur les conséquences qu’il convient de tirer, en l’espèce,
de la situation particulière des enfants élevés par deux personnes de même
sexe »36.
Pour le dire prosaïquement : si vous voulez adopter, mariez-vous. Mais
c’est à l’époque double peine pour les couples de même sexe qui, ne pouvant

35
Décision n° 2010-92 QPC, 28 janvier 2011.
36
Décision n° 2010-39 QPC, 6 octobre 2010.

234
se marier, ne pouvaient pas non plus adopter. La rédaction des
décisions du Conseil constitutionnel laissait néanmoins une
ouverture : le renvoi au législateur de la responsabilité d’intervenir
pour modifier l’état du droit. Le Conseil n’impose en l’occurrence
donc rien, mais il n’interdit a priori rien non plus.
C’est ainsi qu’a pu être adoptée et validée la loi ouvrant le mariage
et l’adoption aux couples composés de personnes de même sexe. Pour
le Conseil constitutionnel, cette loi ne méconnait pas plus le principe
d’égalité que ne le méconnaissait l’état du droit antérieur : « en
permettant l’adoption par deux personnes de même sexe ou au sein
d’un couple de personnes de même sexe », nous dit-il, « le législateur,
compétent pour fixer les règles relatives à l’état et à la capacité des
personnes en application de l’article 34 de la Constitution, a estimé
que l’identité de sexe des adoptants ne constituait pas, en elle-même,
un obstacle à l’établissement d’un lien de filiation adoptive ; qu’il
n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son
appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, pour
l’établissement d’un lien de filiation adoptive, de la différence entre
les couples de personnes de même sexe et les couples formés d’un
homme et d’une femme »37.
b) Retour sur la parité homme-femme
La décision n° 2015-465 du 24 avril 2015 relative à la composition
des instances universitaires fournit un dernier exemple de
l’interprétation ambivalente dont peut faire l’objet l’article 6 de la
DDHC. Cet article y est mobilisé pour déclarer constitutionnelles à la
fois des dispositions législatives imposant la parité dans des
formations d’instances universitaires et celles qui en excluent
l’extension au corps des professeurs d’université.
Ainsi, d’un côté, le Conseil constitutionnel admet la
constitutionnalité des règles de composition paritaire hommes-
femmes pour la formation restreinte du Conseil académique des
universités lorsque celui-ci examine « des questions individuelles
relatives aux enseignants-chercheurs autres que les professeurs
d’universités ». Ses règles assurent, selon le Conseil constitutionnel,
« la conciliation entre » le principe d’égalité devant la loi énoncé à
l’article 6 de la Déclaration et l’objectif d’égal accès des femmes et
des hommes aux responsabilités professionnelles énoncé à l’article
37
Décision n° 2013-669 DC, 17 mai 2013.

235
premier alinéa 2 de la Constitution. Relevons au passage, qu’en
contrôlant le niveau de conciliation, le Conseil conçoit le principe
d’égalité et l’objectif de parité non pas sur le mode de la
complémentarité, mais celui de l’antagonisme.
D’un autre côté, le Conseil constitutionnel prend appui sur ce même
principe d’égalité pour également admettre la constitutionnalité de
l’absence d’extension de l’objectif d’égal accès des femmes et des
hommes aux responsabilités professionnelles au corps des professeurs
d’université, et donc pour justifier une différence de traitement au
détriment de ce corps. Le Conseil considère que la différence entre les
enseignants-chercheurs autres que les professeurs d’universités et ces
derniers est « en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ». Autrement
dit, le corps des professeurs se trouve dans une situation différente des
autres corps au regard de l’objectif paritaire. Certes, mais sur le
fondement de quel ordre de considération ? Car s’il est bien vrai que
le taux et le nombre de femmes professeures d’université est
structurellement plus faible que celui des hommes, et que la parité
stricte n’est pas toujours aisée à obtenir dans les instances faute de
combattantes, est-ce en excluant par principe l’application de cet
objectif que le plafond de verre pourra se briser ?
***
Si l’article 6 de la DDHC reste l’un des fondements les plus
puissants du principe d’égalité en France, ses divers usages l’ont érigé
en principal obstacle à l’adoption de mesures visant à remédier à
certaines situations d’inégalité de fait. Les cas relatifs au genre sont
révélateurs. Ils sont sans doute aussi symptomatiques tant des
résistances - en tout genre pourrait-on dire - que les questions de genre
suscitent que de la prégnance du soubassement universaliste qui guide
toujours les raisonnements déployés au sein des institutions
françaises. Pour parvenir à adopter des mesures visant à favoriser
l’« égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et
fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et
sociales », et surmonter l’interprétation qu’impose le Conseil
constitutionnel du principe d’égalité énoncé à l’article 6 de la DDHC,
il aura fallu deux révisions constitutionnelles. Et ces révisions n’ont
pu aboutir qu’avec un effort de décommunautarisation des mesures
proposées. Dans les cas portant sur les couples composés de personnes
de même sexe, les décisions du Conseil constitutionnel n’ont pas
conduit à solliciter le constituant, mais le législateur. L’article 6 de la

236
DDHC s’est alors révélé être non pas tant un obstacle à ce que le
législateur adopte des mesures à l’attention de ces couples, qu’un
argument pour le laisser libre et pour ne pas le contraindre à agir dans
le sens d’une égalité de traitement.

237
Homoparentalité et égalité de traitement
en France

CAROLINE MECARY
Avocate aux barreaux de Paris et du Québec

Je vous remercie de m’avoir invitée à participer à ce colloque qui


aborde la question des discriminations fondées notamment sur
l’orientation sexuelle ; c’est donc un grand plaisir que de pouvoir vous
faire partager mon « savoir » juridique sur l’homoparentalité. Je le fais à
partir de mon expérience d’avocate, c’est-à-dire de praticienne du droit
qui depuis la fin des années 1990, est régulièrement sollicitée par des
justiciables qui ont la particularité d’être homosexuels. Qu’il s’agisse de
femmes ou d’hommes la question de la parenté et de la parentalité vis-à-
vis d’une lesbienne ou d’un gay ou d’un couple de personnes de même
sexe n’est pas une donnée qui va de soi puisque rien dans le droit positif
n’a été construit pour ces situations. Je vous propose de voir quelles ont
été les avancées en la matière depuis 19821.
J’ai choisi de partir de l’année 1982 parce que l’année 1982 marque la
fin de la pénalisation des pratiques homosexuelles et ouvre ainsi une ère
nouvelle où l’homosexualité est débarrassée de son caractère transgressif.
À partir de 1982 jusqu’au début des années 1990, c’est ce que j’appelle
le no man’s land de l’homosexualité : on ne parle pas de son
homosexualité et parallèlement on ne pose pas de question sur
l’homosexualité. Temps somme toute neutre, mais qui ne va pas durer
indéfiniment parce que l’épidémie de Sida va venir bouleverser la donne.

1
On pourra lire pour le détail de l’histoire des droits des homosexuel/les, le « Que Sais
Je ? intitulé Les droits des homosexuel/les, Paris, PUF, 3eme ed, 2003, G. de la Pradelle et
C. Mecary

239
Le Sida va réveiller la conscience politique des gays et c’est
l’année 1989 qui est l’année du réveil ; parce que c’est en 1989 que la
Cour de cassation Cassation refuse de reconnaître le concubinage de deux
hommes à l’occasion du décès de l’un des deux, des suites de la maladie,
le concubin survivant ne pouvant se maintenir dans l’appartement loué au
seul nom du de cujus2. C’est cette situation de précarité et de profonde
injustice qui va donner naissance aux revendications d’un statut juridique
pour le couple de personnes de même sexe, pour aboutir à l’adoption le
15 novembre 1999 de la loi instaurant le Pacte civil de solidarité après des
débats houleux marqués entre autres par la frilosité de nombre de députés
du Parti Socialiste (pas moins homophobes que ceux de droite)3. Quoi
qu’il en soit, l’adoption du Pacs a été une révolution, car pour la première
fois le couple de personnes de même sexe est reconnu et de fait légitimé
par la Loi. Une avancée considérable même si l’égalité n’est pas encore
au rendez-vous et qu’il faudra attendre 14 ans pour l’ouverture du mariage
civil à tous les couples.
Parallèlement sur la parenté (ce qui relève de l’établissement de la
filiation) et la parentalité (ce qui relève des fonctions éducatives), rien ou
pas grand-chose si ce n’est en mars 2002 l’adoption d’un texte qui
assouplit la délégation partage de l’autorité parentale. Il faut se souvenir
que, jusqu’au début des années 2000 un parent, du fait de son
homosexualité, pouvait se voir privé de ses droits et devoirs parentaux, ou
du moins les voir encadrés d’une manière particulièrement coercitive.
Ensuite, la première tentative, pour voir consacrer une parenté
homosexuée, résulte de l’histoire de Carla et Marie-Laure, un couple qui
a eu 3 filles par procréation médicalement assistée. Sur le plan juridique,
les 3 filles ont un seul parent : Marie-Laure, la femme qui a accouché et
qui figure sur leur acte de naissance. La compagne de Marie-laure est
inexistante sur le plan juridique. C’est pourquoi Carla, avec l’accord de
Marie-Laure, va déposer une demande d’adoption de l’enfant de sa
compagne auprès du Tribunal de grande instance de Paris. Celui-ci a, le
27 juin 2001, prononcé l’adoption simple des 3 filles de Marie-Laure par
Carla. La décision est devenue définitive et fit la une des journaux en

2
Cass 11 Juillet 1989, La Gazette du Palais 1990, II, p 216 ; Revue trimestrielle de droit
civil , Janv/Mars 1990, p 53 et s. La semaine juridique 1990, II, n°21553 ; Cass 17
Décembre 1997, Dalloz 1998, II, p 111; Dalloz 1998, I, p 215; La Semaine Juridique 1998,
II, 10093
3
Voir Le Pacs, Paris, Delmas, 3ed 2009, C. Mecary

240
septembre 20014. À la suite de cette première décision, d’autres
procédures identiques ont été initiées, mais les différentes juridictions du
fond saisies vont rendre des décisions contradictoires, de sorte que la
question de la possibilité d’adopter l’enfant de sa concubine va remonter
jusqu’à la Cour de cassation. Le 20 février 2007 la Cour de cassation
décide de mettre fin à cette possibilité en considérant qu’une telle
adoption n’est pas de l’intérêt de l’enfant5 ; et la Cour Européenne bien
que saisie refusera de constater l’existence d’une violation de la
Convention européenne des droits de l’Homme6.
Parallèlement, le combat pour l’égalité des droits se poursuit avec le
mariage de deux hommes à Bègles, célébré en juin 2004. Le mariage sera
annulé par le Tribunal de grande instance de Bordeaux en juillet 20047 ;
cette annulation sera confirmée par la Cour d’appel de Bordeaux en 20058,
puis entérinée par la Cour de Cassation le 13 mars 20079 ; et la Cour
Européenne bien que saisie refusera de constater l’existence d’une
violation de la Convention européenne le 9 juin 201610 ; il faut dire
qu’entre l’année de saisine, 2007 et l’année de l’arrêt, 2016, le mariage
civil a été ouvert par la loi du 17 mai 2013.... Et bien sûr je ne serais pas
complète si je n’évoquais pas la QPC « mariage » rejetée par le Conseil
constitutionnel le 28 janvier 2011, qui a raté là une belle occasion de faire
l’Histoire11.
Parallèlement, émerge l’usage de la délégation partage de l’autorité
parentale grâce à une modification des textes en 2002 : un couple de
personnes de même sexe peut obtenir une délégation partage de l’autorité
parentale à celle qui n’est pas la mère (ou celui qui n’est pas le père)
lorsque « les circonstances l’exigent ». À partir de 2004, les juridictions
du fond la prononcent assez régulièrement 12; cependant comme il y a des

4
TGI Paris, 27 juin 2001, Juris-Data, 2001-156758. Le Monde du 14 septembre 2001.
L’histoire de Carla et Marie Laure est racontée en détail avec les nombreuses affaires qui
ont bâti la jurisprudence dans mon ouvrage L’amour et la Loi, Paris 2012, Alma Editeur
5
Cass, civ 1ere, 20 février 2007, pourvois n°04/15676 et n°06/15647 ; Cass, civ 1ere, 19
décembre 2007, pourvoi 06-21369 ; Cass, civ 1ere, 6 février 2008, pourvoi n°07-12948 ;
Cass, civ 1ere, 9 mars 2011, pourvoi n°10-10385
6
CEDH, 15 mars 2012, Gas&Dubois, Requête 25951/07
7
TGI Bordeaux, 27 juillet 2004, RG : 6427/04
8
CA Bordeaux, 19 avril 2005, RG : 04/04683
9
Cass, Civ 1ere, 13 Mars 2007, n°pourvoi : 05-16627
10
CEDH, 9 juin 2016, Chapin&Charpentier, requête 40183/07
11
DC 28 janvier 2011, www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2011/201092qpc.htm
12
Tribunal de Grande Instance de Paris 4 juillet 2004, RG : 04/33358

241
divergences d’un tribunal à un autre, la Cour de cassation est saisie de la
question. Le 24 février 2006 elle tranche en validant la possibilité de
déléguer tout ou partie de l’autorité parentale à la compagne de la mère si
cela est l’intérêt de l’enfant.13
En 2008, la France est condamnée par la Cour européenne dans une
affaire E.B/France pour violation du droit à la vie privée d’Emmanuelle
B. à qui l’administration avait refusé un agrément pour adopter en raison
de son « choix de vie » en d’autres termes parce qu’elle était lesbienne14.
La délégation partage de l’autorité parentale - unique outil juridique
permettant une certaine protection de l’enfant élevé par deux femmes ou
deux hommes - se développe y compris lorsque le couple est séparé15.
2012 est une année d’élection présidentielle et les décisions judiciaires
qui ont jalonné les années 2000 avec leur écho médiatique ont conduit
François HOLLANDE, candidat à l’élection présidentielle, à prendre
l’engagement d’ouvrir le mariage civil et l’adoption à tous les couples s’il
devait être élu.
Élu, le nouveau Président François Hollande tient sa promesse et
malgré des débats qui se seront étalés durant plus de 8 mois, la loi sur le
mariage pour tous est adoptée en avril 2013 ; elle entre en vigueur le 17
mai 2013. Il s’agit d’une ouverture à droit constant, c’est-à-dire que les
couples de personnes de même sexe ont exactement les mêmes droits et
les mêmes devoirs dans le mariage civil, le divorce et/ou l’adoption.
Quelle évolution depuis le 17 mai 2013 et l’entrée en vigueur de ce
texte qui assure une plus large égalité de traitement entre parents hétéros
et parents homos.

13
Voir pour un examen détaillé « L’amour et la loi » précité et Cass 24 février 2006,
n°pourvoi : 04-17090
14
Là aussi pour le détail, lire « L’amour et la loi » précité et CEDH 22 Janvier 2008,
EB/France, Requête no 43546/02
15
Actualité juridique famille, décembre 2011, p 604 et Actualité juridique famille, mars
2012,
p 147

242
II. Voyons d’abord l’adoption d’un enfant « ex nihilo »
par un couple de femmes ou par un couple d’hommes qui n’a pas
d’enfant

Je n’ai pas connaissance de ces demandes, mais je peux imaginer qu’il


y a eu très peu d’adoptions, car les derniers chiffres de l’adoption en 2015
montrent qu’il y a eu moins de 500 pupilles de l’État qui ont été adoptés
(enfants français en France) et moins de 1000 enfants venant de pays
étrangers. Lorsque l’on sait qu’il y a près de 30.000 foyers qui ont un
agrément, on mesure que les couples de femmes ou d’hommes ont très
certainement peu recours à l’adoption d’un enfant qui n’a pas de famille.

II. L’adoption de l’enfant du conjoint.

C’est certainement l’avancée majeure pour les enfants qui sont élevés
par un couple de femmes ou un couple d’hommes. Ces couples s’ils se
marient peuvent offrir un deuxième parent à leur enfant et non plus
simplement un « partage de l’autorité parentale ». Dans l’évolution il faut
distinguer les couples de femmes des couples d’hommes.
• Les couples de femmes
En 2013 et 2014, toutes les juridictions saisies ont accepté de
prononcer l’adoption de l’enfant du conjoint à l’exception du Tribunal de
grande instance de Versailles et du Tribunal de grande instance de
Poitiers, refus dont la presse s’est faite écho donnant le sentiment que
l’adoption n’était pas possible.
C’est le Tribunal de grande instance d’Avignon en 2014 qui va
renvoyer l’un de « ses » dossiers d’adoption de l’enfant du conjoint devant
la Cour de Cassation pour que celle-ci rende un avis, qui va permettre une
clarification.
Le 22 septembre 2014, la Cour de Cassation considère que le recours
à la procréation médicalement assistée à l’étranger n’est pas un obstacle
au prononcé de l’adoption si cela est l’intérêt de l’enfant16.

16
Voir Avis n°15010 du 22 septembre 2014. Pour la petite histoire le couple dont le dossier
a permis cette clarification a dû attendre Juin 2016 pour que l’adoption soit prononcée, car
il a eu à se coltiner une intervention volontaire de l’association de juristes réactionnaires
« Juristes pour l’enfance » dont la porte parole est Madame Aude Mirkovic. JPE a été

243
• Les couples d’hommes
Dans ma pratique j’ai toujours obtenu devant les tribunaux de grande
instance l’adoption de l’enfant du conjoint pour des couples d’hommes.
Par conséquent nombre de tribunaux de grande instance acceptent de
prononcer cette adoption ; cependant le Parquet fait toujours appel en
invoquant la fraude à la loi résultant du recours à gestation pour autrui
(GPA)17.
Cette opposition systématique du Parquet devrait prendre fin, car la
Cour de cassation a, dans un arrêt du 5 juillet 2017, validé la possibilité
d’adopter l’enfant du conjoint quand bien même l’enfant aurait été conçu
par GPA18. Cet arrêt devrait permettre à la jurisprudence de s’unifier.
Ce qui me permet de faire la transition en abordant la question de
l’homoparentalité avec le recours à la GPA.

III. Homoparentalité et gestation pour autrui

La GPA est un processus de procréation médicalement assistée,


reconnu comme tel par l’Organisation mondiale de la santé19. Ce
processus est interdit en France à tous les couples indépendamment de
l’orientation sexuelle.

déclarée irrecevable à intervenir volontairement dans ce type de dossiers par la Cour de


cassation le 16 mars 2016 (pourvois n°15-10576, 15-10733, 15-10579 et 15-10577)
17
Il s’agit de cette jurisprudence déjà ancienne remontant à la condamnation en 1989 du
recours à la GPA pour les couples hétérosexuels par le biais de l’association Alma mater.
18
Cass 5 juillet 2017, pourvoi n°16-16445
19
Selon l’International Committee for Monitoring Assisted Reproductive Technology
(ICMART) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la gestation pour autrui fait
partie des techniques de procréation assistée, qui se définissent comme « tous les
traitements ou procédures qui incluent la manipulation in vitro des ovocytes et du sperme
humains ou d’embryons dans le but d’établir une grossesse. Cela comprend, sans y être
limité, la fertilisation in vitro et le transfert d’embryons, le transfert tubaire des gamètes,
le transfert tubaire de zygote, le transfert tubaire d’embryons, la cryopréservation de
gamètes et d’embryons, le don d’ovocytes et d’embryons et la gestation pour autrui. ».
L’ICMART et l’OMS définissent la mère porteuse comme étant « la femme qui mène une
grossesse selon un accord par lequel elle remettra le(s) enfant(s) au(x) parent(s)
d’intention. Les gamètes peuvent être issues du/des parent(s) d’intention et/ou d’un tiers
(ou des parties). » in International Committee for Monitoring Assisted Reproductive
Technology (ICMART) and the World Health Organization (WHO) revised glossary of
ART terminology, 2009

244
Sans remonter à la genèse des problématiques posées par le recours
proprement dit à la gestation pour autrui, c’est la question de la
transcription de l’acte de naissance de l’enfant français né à l’étranger
selon ce procédé qui agite la communauté juridique depuis 2004 ; et
depuis 2004, la question n’est en réalité toujours pas réglée.
— 2011 : trois arrêts de la Cour de Cassation20 ;
— 2013 : deux arrêts de la Cour de Cassation qui condamnent la
transcription21 ;
— Deux arrêts de la CEDH du 26 juin 2014 (Mennesson et Labassee) ;
— Résistance du Parquet ;
— Deux arrêts de la Cour de Cassation du 3 juillet 201522 ;
— Résistance du Parquet ;
— CEDH Foulon et Bouvet le 21 juillet 2016, nouvelle condamnation
de la France ;
— Toujours résistance du Parquet ;
— CEDH 19 janvier 2017 dans le dossier Laborie. Nouvelle
condamnation de la France ;
— Pour ma part, jusqu’au 5 juillet 2017, j’obtenais que le Tribunal de
grande instance de Nantes ainsi que la Cour d’appel de Rennes ordonnent
au Procureur de la République de transcrire l’acte de naissance à l’égard
des deux parents qui figurent sur l’acte de naissance, car l’acte de
naissance étranger établi la filiation et qu’il y va de l’intérêt de l’enfant.
— Le 5 juillet 2017, la Cour de cassation a refusé la transcription
complète de l’acte de naissance pour n’admettre qu’une transcription
partielle ce qui au regard de l’intérêt de l’enfant est discutable, la Cour de
cassation ayant davantage fait de la politique – n’ayons pas peur des mots
et il suffit de lire l’arrêt pour s’en convaincre - que du droit dans cet arrêt23.
Enfin, concernant les évolutions dans un proche avenir, se pose
toujours la question de l’ouverture de la procréation médicalement
assistée et de ce point de vue le quinquennat du Président Hollande a été

20
Arrêts du 6 avril 2011, pourvois n°10-19.053, 09-17130 et 09-66486
21
Arrêts du 13 septembre 2013, pourvois n°12-30138 et 12-18315
22
Arrêts du 3 juillet 2015, pourvois n°14-21323 et 15-50002
23
Arrêts du 5 juillet 2017 , pourvois n°16-16901, 16-50025, 15-28597. Voir aussi
http://www.huffingtonpost.fr/caroline-mecary/gpa-etat-civil-la-cour-de-cassation-prive-
un-enfant-de-sa-mere_a_23019307/?utm_hp_ref=fr-politique

245
un coup d’épée dans l’eau. Cependant j’ai été saisie par un couple de
femmes qui a demandé à avoir accès à la PMA en France. L’hôpital a
évidemment refusé en invoquant la loi actuelle qui réserve la PMA aux
couples de personnes de sexe différent. J’ai donc effectué une saisine
directe de la Cour Européenne des droits de l’Homme en mai 201524. Le
19 janvier 2017, la Cour a transmis ma requête au gouvernement français
en lui demandant de répondre à différentes questions. Le gouvernement
français a répondu et j’ai moi-même adressé mes observations en
réplique. Entre temps le Comité national d’Éthique a rendu un avis le 15
juin 2017 aux termes duquel il s’est déclaré favorable à l’ouverture de la
PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires. L’affaire est
donc à suivre.
En 35 ans, l’homoparenté et l’homoparentalité sont entrées dans la vie
de tous les jours et bénéficient aujourd’hui en France d’une réelle
protection de la Loi. Même si tout n’est pas parfait – je n’ai notamment
pas abordé la situation de ces couples de femmes qui ont choisi d’avoir un
enfant et qui ensuite se sont séparées, car c’est une situation
excessivement complexe et douloureuse pour les personnes qui le vivent
– les progrès vont croissant et l’on peut espérer que dans un jour prochain
la France ouvrira la PMA à tous les couples et mettra en place une
législation similaire à celles qui existent en Belgique et au Royaume-Uni
où le couple de femmes qui s’engage dans une PMA est automatiquement
et obligatoirement inscrit sur l’acte de naissance de l’enfant né et viable.
L’adoption de l’enfant du conjoint ne sera plus nécessaire et être marié
pas davantage. Ainsi va la vie...

24
CHARRON &MERLE, requête 22612/15

246
Sur l’efficacité de la sanction :
contentieux dans l’entreprise
sur la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et
positionnement des juges

MARIE MERCAT-BRUNS
Maître de conférences- HDR- de droit privé,
Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique
(LISE-CNRS), CNAM Paris

« S’orienter vers un changement institutionnel suppose la


reconnaissance de l’égalité traduite dans les normes formelles
consacrant les droits humains, mais les processus de changement
doivent s’inscrire bien au-delà de la mise en œuvre du droit dans
l’implicite des normes informelles et la dynamique institutionnelle
de la gouvernance. »1

« L’homosexualité relève de ce qu’il y a de plus intime dans les


relations humaines... A priori, on pourrait penser que le droit ne devrait
pas se saisir de l’orientation sexuelle de chacun pour en tirer telle ou telle
conséquence... »2 Pourtant dans l’emploi, les différentes facettes de
l’orientation sexuelle peuvent se manifester dans sa complexité :
« l’orientation sexuelle comprend aussi bien le comportement sexuel et/ou
affectif que l’identité sexuelle servant à définir subjectivement la
personnalité gay ou lesbienne. L’orientation sexuelle peut donc être
considérée comme une conduite choisie (apparentée à la liberté
religieuse) ou comme un statut prédéterminé [apparenté au critère

1
C. Sheppard, Inclusive Equality, Relational Dimensions of Systemic Discrimination in
Canada, McGill-Queen’s University Press 2010, p. 10.
2
C. Mécary, Droit et homosexualité, Dalloz, 2000, p.1.

247
racial]. Ainsi qu’elle soit une pratique, une attitude, une attraction, un
statut ou une identité, n’importe quelle discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle (vraie ou supposée d’une personne) est sanctionnée
par le droit. »3
La question des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle dans
l’emploi pose donc à la fois des questions spécifiques liées à la nature
même du critère prohibé et des questions de nature structurelle qui
touchent l’ensemble des discriminations au travail, quel que soit le critère
comme le révèle le contentieux en droit social. La question de l’efficacité
de la sanction mérite également précisions. Le praticien peut décliner,
dans son contexte, la gradation des sanctions et l’efficacité de leur mise
en œuvre, une impérieuse nécessité lorsque l’on interroge ceux qui
mobilisent le droit ou l’interprètent.4 La sanction étant souvent présentée
par les acteurs comme le meilleur moyen d’assurer le respect de la règle
de droit et satisfaire la personne lésée évidemment. « Assurer l’effectivité
d’une règle juridique, c’est sa réalisation dans les faits. La sanction
apparaît comme une condition essentielle de l’efficacité, voir l’effectivité
d’une norme juridique puisque la menace de son prononcé est érigée en
élément crucial dans l’attitude des sujets de droit face à l’obligation
posée ; [...] elle est le moyen de rétablir l’effectivité du droit lorsque celui-
ci a été violé. »5 Mais comme le note Y. Leroy, même si l’influence de la
condamnation sur le comportement des acteurs sociaux et notamment sur
leur choix de se conformer ou non à l’obligation posée par la règle est
important comme effet dissuasif de la sanction6, cette influence doit être
relativisée7, particulièrement en ce qui concerne le droit de la non-
discrimination et son effectivité.
En effet, cette vision de l’effectivité enferme le droit de la non-
discrimination dans une perception trop caricaturale de son caractère
répressif ou perçu comme telle quand bien même la sanction serait civile.
C’est précisément le problème aujourd’hui avec la mise en œuvre de ce
droit fondamental. Cette vision ignore la préoccupation centrale de nos
3
D. Borrillo, Le droit des sexualités, PUF, 2009, p. 59.
4
V. généralement M. Mercat-Bruns, J. Perelman (dir.), Les juridictions et les instances
publiques dans la mise en œuvre de la non-discrimination : perspectives
pluridisciplinaires et comparées, GIP Justice recherche, Défenseur des Droits juin 2016.
5
M.-A. Frison-Roche, « L’efficacité des décisions en matière de concurrence : notions,
critères, typologie », Revue de la concurrence et de la consommation, nov.-déc. 2000, p. 8.
6
J. RIVERO, « Sur l’effet dissuasif de la sanction juridique », dans Mélanges offerts à
Pierre Raynaud, Paris : Dalloz-Sirey, 1985, p. 675.
7
Y. Leroy, La notion d’effectivité du droit, Droit et société, n° 79 2011/3, p. 264.

248
recherches sur l’effectivité du droit de la non-discrimination. Comme le
dit A. Jeammaud, « l’effectivité du droit devient un objet d’indispensable
inquiétude pour les juristes soucieux de convaincre qu’ils ne s’enferment
pas dans “l’univers abstrait des règles” et sont attentifs à l’inscription de
celles-ci dans les pratiques sociales ».8 Il est alors possible d’envisager
aussi que « le comportement d’un sujet de droit ait été décidé en fonction
de la règle de droit, même s’il ne s’y conforme pas »9. Comme l’a écrit
Danièle Lochak, si l’action du droit s’opère surtout « à travers les usages
que les acteurs font de la règle, ils ne coïncident pas nécessairement avec
les objectifs poursuivis initialement par le législateur, et nous invite à
repenser la notion d’effectivité du droit ».10
Dans cette perspective, notre propos privilégie une analyse de
l’effectivité des sanctions plutôt que de l’efficacité des sanctions en
partant d’une analyse antérieure de la mise en œuvre de la non-
discrimination fondée sur l’orientation sexuelle au travail et des modes
d’appropriation de ce droit, parfois difficilement saisissables, par les juges
et les victimes elles-mêmes. Notre démonstration s’appuie notamment sur
les résultats d’une étude11 fondée sur des entretiens auprès de juges,
d’inspecteurs du travail et d’avocats sur l’application ou une certaine idée
de l’effectivité du droit de la non-discrimination12 au travail. Ce travail
qui part des récits13 et discours des acteurs juridiques permet de dévoiler
comment les discriminations sont perçues selon les critères, notamment
l’orientation sexuelle, en dehors de l’étude du contentieux du travail lui-
même. Il est permis de constater, en premier lieu, que l’existence des
discriminations fondées sur l’orientation sexuelle au travail revêt des
caractéristiques propres dans l’emploi et semble susciter une certaine

8
A. Jeammaud, « Le concept d’effectivité du
droit », in Philippe Auvergnon (dir.), L’effectivité du droit du travail : à quelles
conditions ?, Actes du Séminaire international de droit comparé du travail, des relations
professionnelles et de la sécurité sociale, COMPTRASEC, 2006, p. 34.
9
Y. Leroy, précité.
10
D. LOCHAK, « Présentation », in CURAPP, Les usages sociaux du droit, Paris : PUF,
1989, p. 6.
11
M. Mercat-Bruns, J. Perelman (dir.), Les juridictions et les instances publiques dans la
mise en œuvre de la non-discrimination, GIP Justice recherche, Défenseur des Droits juin
2016, précité, p. 85.
12
M. Mercat-Bruns, « Le droit de la non-discrimination : une nouvelle discipline en droit
privé ? » Recueil Dalloz, 2017, p. 224.
13
Sur l’importance des récits dans les recherches juridiques sur la mise en œuvre du droit
à l’étranger, V. J. Love, « The Value of Narrative in Legal Scholarship and Teaching »,
Journal of Gender, Race & Justice, 1998, n°2, p. 87.

249
ambivalence à la fois de la part des victimes qui ne mobilisent pas toujours
le droit et une certaine appréhension de la part des juges. Cette situation
peut expliquer l’orientation du contentieux, le succès variable des actions
et la nature des sanctions. En outre, la question de l’effectivité des
sanctions au regard des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle
pose des difficultés similaires aux discriminations fondées sur tous les
critères. Il s’agit du défi de la preuve de la discrimination. Autrement dit,
lorsque la discrimination prend des formes plus subtiles, systémiques ou
plus collectives, les études et le contentieux à l’étranger révèlent qu’une
appréciation plus souple en amont de la sanction juridictionnelle est
nécessaire. Cette analyse prend en compte l’avènement de l’action de
groupe en France, la sanction des discriminations directes et indirectes
fondées sur l’orientation sexuelle dans les conventions collectives et son
incidence en matière de droits sociaux des groupes de personnes LGBT.
Enfin, comme pour les discriminations fondées sur les autres critères, la
sanction découle de la prise en compte des preuves : celles de différences
de traitement au cours de la carrière, celles d’actes plus complexes comme
le harcèlement discriminatoire, celles de discriminations institutionnelles
(convention collective ou normes informelles) comme obstacle à l’égalité
des chances des travailleurs. Ainsi, il faut envisager, dans un premier
temps, une question globale propre à la discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle. Le caractère intime du critère de l’orientation
sexuelle est-il un obstacle au recours à la sanction de la discrimination
pour les juges et les victimes (I) ? Dans un deuxième temps, l’étude de la
discrimination fondée sur l’orientation sexuelle permet-elle de revisiter
plus largement le droit antidiscriminatoire14 ? Cette étude dans le contexte
du travail a pour ambition de regarder aussi une évolution des modes de
détection des discriminations communs à plusieurs critères de
discriminations. Elle permet d’élargir la réflexion sur la panoplie des
sanctions éventuelles des discriminations systémiques fondées sur
l’orientation sexuelle (II), depuis l’adoption d’une action de groupe
spécifique15 et au regard de la spécificité des métiers, au-delà de l’analyse
des discriminations individuelles et strictement intentionnelles. Les deux

14
V. A l’étranger cette même démarche, Nan Hunter, « Sexuality and civil rights : re-
imagining anti-discrimination law », New York Law School Journal of Human Rights, n°
17, 2000, p. 565.
15
France, Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe
siècle, article 60 et s.

250
points abordés reflètent un enjeu majeur : la faible visibilité de
l’orientation sexuelle comme critère.

I - Le caractère intime du critère de l’orientation sexuelle,


obstacle au recours à la sanction de la discrimination individuelle
pour les juges et les victimes ?

Il faut partir d’un témoignage, lors d’une conférence de l’Association


française de droit du travail16, d’un directeur de ressources humaines qui
faisait un sondage des salariés sur la discrimination : la première question
très simple posée aux salariés était de savoir s’il existait ou non des
discriminations fondées sur l’orientation sexuelle dans leur entreprise.
Pour une large majorité, la réponse était négative. Le consensus sur
l’affirmation de l’absence de discrimination fondée sur l’orientation
sexuelle dans leur entreprise était frappant. Cependant, dans un deuxième
temps, à la question de savoir si les salariés homosexuels devraient donc
tous faire leur « coming out » et afficher leur orientation sexuelle au travail
sans risque donc de représailles, le résultat du sondage était radicalement
autre. Les salariés, dans leur majorité, considéraient qu’il ne fallait pas le
dire dans l’entreprise. Cette ambivalence dans les réponses reflète
précisément le défi que pose le critère de l’orientation sexuelle, perçu
comme élément de la vie privée. Elle confirme bien les difficultés que
pose le risque de discrimination qui exige pourtant sa visibilité, nécessaire
pour la mise en œuvre éventuelle d’une sanction (A). Sans manifestation
affirmée, sans affichage de l’orientation sexuelle du salarié ou sans
volonté de coming out de certains salariés, qui peut s’expliquer, de quelles
façons se révèle une apparence de discrimination fondée sur l’orientation
sexuelle ?
En l’absence d’affichage de l’orientation sexuelle, le contentieux
judiciaire au travail révèle que la perception de collègues ou de
l’employeur de l’orientation sexuelle peut être confondue avec la
discrimination fondée sur le genre17. Autrement dit, la discrimination peut
naître de l’association implicite ou erronée d’une orientation avec une

16
La révolution tranquille de la lutte contre les discriminations : nouveaux critères,
nouveaux outils, Conférence Association Française de droit du travail, Paris 24 février
2017.
17
Même si ce terme de genre est critiqué par ailleurs en France, Geneviève Fraisse, Les
excès du genre : concept, image, nudité, Lignes 2014, p. 28 .

251
apparence ou un comportement non conforme au genre qui se manifeste
dans l’entreprise18. Ce glissement du raisonnement de la sexualité au
genre plus visible, d’une appréciation arbitraire de la féminité ou de la
masculinité qui ne semble pas correspondre au sexe du salarié et que l’on
retrouve en cas de transphobie aussi est parfois reprise par les juges dans
leur qualification de la discrimination à l’encontre des personnes LGBT
(B). Cela pose évidemment la question plus large de la confusion des
critères de sexe, sexualité et genre à l’origine de discriminations en droit
et traduit évidemment les préoccupations queer dans la pensée juridique19.

A- Le critère de l’orientation sexuelle, un risque


comme élément de l’intimité de la vie privée
C’est le piège de l’affichage de l’orientation sexuelle telle qu’elle peut
être appréhendée par les juges et les salariés eux-mêmes à travers les
recherches entreprises sur la mise en œuvre du droit de la non-
discrimination au travail. Le droit à la vie privée qui englobe la vie
sexuelle est un droit de la personnalité20 qui mérite, à ce titre, une
protection totale du salarié qui n’est pas une personne publique et que les
juges eux-mêmes revendiquent. Pour autant, pour avancer ses droits ou
dénoncer une violation de ses droits en raison d’une discrimination fondée
sur l’orientation sexuelle, le salarié qu’il le veuille ou non, doit révéler son
orientation sexuelle dans le contexte du travail et devant les juges. À
l’inverse, si le choix du salarié est l’affichage de son orientation sexuelle,
les risques de discrimination augmentent irrémédiablement comme le
révèle le contentieux et les conséquences préjudiciables d’un coming out
dans l’entreprise ou de la découverte de l’orientation sexuelle sur le
traitement du salarié dans l’emploi.
a)-Un salarié n’a aucune raison de dévoiler son orientation
sexuelle : un droit au respect de la vie privée
En effet, normalement, les atteintes à la vie privée sont protégées
comme faisant partie de la sphère personnelle de l’individu, la vie sexuelle
en fait partie selon l’article 9 du Code civil. En dehors de la protection des
données personnelles par la CNIL, les textes internationaux renforcent
cette protection et elle est même constamment élargie comme un droit à

18
Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, PUF 2008.
19
M. Fineman (dir), Feminist and Queer Legal Theory : Intimate Encounters,
Unconfortable conversations, Ashgate, 2009.
20
J.-M. Bruguière, Bérengère Gleize, Droits de la personnalité, Ellipses, 2015.

252
l’autodétermination de la personne21. A fortiori, le respect de la vie privée
(sexuelle) ne peut avoir d’incidence sur le travail : la portée de
l’interdiction est large et couvre le recrutement, mais également
l’ensemble de la carrière ;22 la sexualité est un élément indifférent dans
l’emploi et sa performance au poste même si certains employeurs peuvent
tenter de la prendre en considération dans la mutation vers des pays qui
répriment l’homosexualité23.
Dans nos recherches sur la mise en œuvre de la non-discrimination24,
un des premiers éléments d’observation de nos entretiens avec les juges a
été de constater que les critères plus « personnels » de non-discrimination
rendent dans tous les cas mal à l’aise pour les associer à la mise en œuvre
de droits ou sanctions.
Les juges sont mal à l’aise avec l’invocation d’éléments de la vie privée
pour revendiquer des droits : « vous pensez que quelqu’un qui a eu un
cancer ou ne dort pas la nuit à cause de ses enfants veut mettre en avant
« cette faiblesse » pour revendiquer des Droits ? Des magistrats
expliquent généralement que les critères de discrimination introduisent
une « subjectivité excessive » dans le droit ; certains doutent que la
victime elle-même veuille révéler des éléments intimes, liés à sa vie
privée : les incidences de l’état de santé, même la maternité se voient déjà
dans l’entreprise. Un juge statuant en appel estime que « personne ne veut
afficher sa souffrance »25 ; a fortiori sa vie sexuelle...
Le positionnement des juges peu friands de rentrer dans la vie des gens,
au titre légitime du respect de la vie privée, même pour comprendre
l’affirmation des droits au travail, est confirmé généralement dans la
vision juridique des rapports entre la vie privée et le contrat de travail. En
effet, il existe une réticence en raison du fait que l’orientation sexuelle,

21
Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme, art. 8 et par exemple
CrEDH, 11 Juil. 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, requête n° 28957/95.
22
France, Code du travail art. 1132-1.
23
Une Cour d’appel condamne la société SITEL pour discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle en raison des mesures vexatoires et agressions verbales et refus de
mutation à un poste de directeur de site au Maroc du fait du « “caractère homosexuel de
votre personnalité” laissant supposer l’existence d’une discrimination… », http://cg-
as.com/sitel-france-condamnee-discrimination/
24
M. Mercat-Bruns, J. Perelman, précité.
25
Ibid, p. 95.

253
comme les convictions religieuses, ne font pas partie des éléments
incorporés dans le contrat de travail et pour cause.26
Cette observation du cloisonnement de la vie privée inhérent au
raisonnement juridique sur l’appréciation de la personne salariée comme
contractant est essentielle, car le propos est de juger l’efficacité des
sanctions en raison de la prise en compte arbitraire de cet élément de la
vie privée. Elle pose la question en amont de la façon dont le juge mesure
l’opportunité d’une appréciation de la violation des droits au travail. En
dehors des stéréotypes ou de la gêne possible des magistrats liés à
l’instruction de faits rapportant à l’intimité de la vie privée et des mœurs,
les juges, d’après nos études, semblent dans une logique de violations de
droits « plus objectifs » (refus de salaire, de reconnaissance de temps de
travail, voir discrimination, mais syndicale), propre au droit commun du
travail27.
b) Le salarié peut devoir dévoiler cet élément de sa vie privée :
la victime est prise en otage par la nécessité d’un critère pour invoquer
la discrimination
Comme l’exprime l’avocat spécialisé sur ces questions dans l’emploi,
Yann Pedler au colloque sur les 10 ans de lutte contre les discriminations
à la Cour de cassation28, l’aveu de l’orientation sexuelle peut poser un
dilemme pour le salarié qui souhaite protéger son intimité. L’arrêt
exemplaire de la Cour de cassation dans l’affaire du Crédit Agricole le 24
avril 201329 portant sur un blocage de carrière qui s’est déroulé de 1989 à
2005) n’a été rendu possible que « parce que le requérant était proche de
la retraite et en état de prendre un risque de visibilité » :
« Le climat d’homophobie persistant à l’école, dans les entreprises,
dans les établissements publics... est un obstacle véritable à l’action
des victimes de discrimination. Faire valoir ses droits contre une
discrimination homophobe revient à exposer sa propre personne à
une visibilité qui peut être difficile à vivre, pouvant mettre en péril
sa carrière au sein de l’entreprise ; ainsi, cela revient à un acte
d’engagement que les victimes ne sont souvent pas en mesure de
26
A. Lepage, « La protection de la vie privée du salarié », Droit social 1995, p. 222-230.
27
M. Mercat-Bruns, J. Perelman, précité.
28
Yann Pedler, « Agir contre les discriminations LGBT en emploi », 10 ans de droit de la
non-discrimination,
https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/colloque-10ans-droits-
discri.pdf, oct. 2015, p. 90
29
Cass. Soc., 24 avr. 2013 n° 11-15204.

254
mener. C’est souvent au moment de quitter l’entreprise, de prendre
sa retraite, que la personne est prête à déclencher le recours. »30
Pourtant comme l’expliquent les inspecteurs du travail interrogés dans
les entretiens de l’étude sur la mise en œuvre de la non-discrimination31,
il existe une évolution des mentalités qui peut être plus favorable à la
révélation de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle : pour un
inspecteur, « l’extension législative des critères est symbolique, car elle
permet de « compléter la liste au fur et à mesure de l’évolution des idées
portées par la société ; un autre inspecteur interrogé nous dit que :
« l’homosexualité était pénalement répréhensible en France jusqu’au
début des années 80 et elle est aujourd’hui un critère sur lequel les
personnes peuvent faire valoir leurs droits »32. C’est une reconnaissance
d’une évolution des mœurs traduite juridiquement par une prise de
conscience et d’une vigilance nécessaire des autorités publiques mettant
en œuvre le droit du travail.
c)Le risque de l’affichage en anticipation de sa vie privée peut
augmenter le risque de discrimination :
Pourtant, même si l’interdiction de la discrimination bénéficie de la
protection des droits fondamentaux et l’aménagement de la charge de la
preuve propre au droit de la non-discrimination33, celle-ci naît souvent
après l’affichage volontaire de l’orientation sexuelle elle-même. Selon
l’arrêt de la Cour de cassation de 201334,
« pour débouter le salarié de sa demande tendant à obtenir la
nullité de son licenciement pour discrimination en raison de son
orientation sexuelle..., l’arrêt de la Cour d’appel retient que M. X...
ne rapporte aucun propos, mesure, décision, attitude laissant
supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte à son
égard ; qu’en se déterminant ainsi, alors que le salarié soutenait
qu’un mois après avoir appris son orientation sexuelle de son
supérieur lui avait retiré un dossier contrairement à la volonté du
client concerné et qu’à peine deux semaines après ce retrait il
l’avait convoqué à un entretien préalable à son licenciement pour
faute grave, la cour d’appel qui, tout en constatant que le

30
Y. Pedler, art. cit., p. 95.
31
M. Mercat-Bruns, Jérémy Perelman, précité.
32
Ibid, p.111.
33
France, Code du travail, art. 1134-1.
34
Cass. Soc., 6 nov. 2013, n° 12-22270.

255
licenciement prononcé était dépourvu de cause réelle et sérieuse,
s’est abstenue de rechercher si ces éléments ne pouvaient pas
laisser supposer l’existence d’une discrimination, a privé sa
décision de base légale... »
À la différence du critère racial ou du sexe qui s’affichent, l’invisibilité
a priori de l’orientation sexuelle expose celui qui la revendique au risque
d’un jugement arbitraire du même ordre que les discriminations fondées
sur la religion, l’appartenance syndicale ou les opinions politiques, des
différences de traitement préjudiciables qui sont générées par un jugement
extérieur sur la liberté d’exprimer un choix ou une appartenance qui se
rajoute aux considérations d’égalité.
Même sans information sur l’orientation sexuelle d’un salarié,
l’employeur peut tirer des conclusions hâtives tirées de la confusion entre
genre et sexualité par une différence de traitement liée à la non-conformité
de l’identité de genre rapportée au sexe.

B- L’association implicite par l’employeur de l’orientation


sexuelle à une non-conformité du genre au sexe du salarié :
Il faut envisager le risque possible dans le glissement des jugements
sur l’apparence physique et le genre qui peuvent s’apparenter à des
discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, sur l’identité de genre
ou une atteinte non justifiée ou proportionnée aux libertés du salarié. À
l’inverse, le renvoi à la non-conformité du genre peut être inefficace pour
sanctionner une discrimination fondée sur la bisexualité.
L’identité sexuelle ou la discrimination fondée sur le genre, autrement
dit le rôle social associé au féminin et au masculin a fait l’objet de
contentieux, notamment dans un arrêt en 201235 qui semble faire allusion
au genre36. En l’espèce, l’employeur faisait valoir que son restaurant
gastronomique recevait une clientèle attirée par sa réputation de marque,
laquelle impose une tenue sobre du personnel en salle. Pour l’employeur,
le salarié, serveur dans ce restaurant, était au contact direct de cette
clientèle et qu’ainsi le port de boucles d’oreilles pendant la durée du
service était incompatible avec ses fonctions et ses conditions de travail et
affirme que « ce simple exercice, dans les conditions légales, relevé du

35
France, Cass. soc., 11 janv. 2012, n° 10-28.213.
36
M. Mercat-Bruns, « L'apparence physique du salarié rapportée à son sexe », JCP Ed G,
5 mars 2012, p. 281-287.

256
pouvoir de direction par l’employeur ne constituait pas une discrimination »
ni une atteinte aux libertés, au sens des articles L.1121-1 et L.1132-1 du
Code du travail.
Ayant rappelé l’article L. 1132-1 du Code du travail selon lequel aucun
salarié ne peut être licencié en raison de son sexe ou de son apparence
physique, la cour d’appel a relevé que « le licenciement avait été prononcé
au motif, énoncé dans la lettre de licenciement que "votre statut au service
de la clientèle ne nous permettait pas de tolérer le port de boucles d’oreilles
sur l’homme que vous êtes", ce dont il résultait qu’il avait pour cause
l’apparence physique du salarié rapportée à son sexe ; qu’ayant constaté
que l’employeur ne justifiait pas sa décision de lui imposer d’enlever ses
boucles d’oreilles par des éléments objectifs étrangers à toute
discrimination, elle a pu en déduire que le licenciement reposait sur un
motif discriminatoire ».
En effet, le licenciement d’un chef de rang dans un restaurant qui refuse
d’enlever ses boucles d’oreilles alors que l’employeur lui reproche par la
suite, dans la lettre de licenciement, ce comportement peu masculin,
constitue, selon la Cour de cassation une discrimination fondée sur
l’apparence physique rapportée à son sexe. La renommée du restaurant et
les déclarations subjectives de clients portant un jugement de valeur sur le
port de boucles d’oreilles par un homme, ne sont pas des justifications
suffisantes pour constituer des éléments objectifs étrangers à toute
discrimination. Mais, encore faut-il l’absence de tout code vestimentaire au
travail préétabli et que l’employeur fasse ouvertement des remarques
genrées.
La non-conformité du comportement du salarié ou de son apparence à
une certaine perception du sexe ne relève pas forcément d’une
discrimination fondée sur le sexe, mais plutôt d’une discrimination en lien
avec l’apparence physique en France. Dans d’autres pays où l’interdiction
de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle n’est pas admise au
niveau fédéral, c’est précisément ce reproche, de la part des employeurs, de
la non-conformité d’un salarié au genre féminin ou masculin qui permet,
par analogie, de sanctionner les discriminations fondées sur l’orientation
sexuelle. Une nouvelle cour d’appel américaine a eu récemment encore à
connaitre ce type de raisonnement et l’a rejeté, mais la décision fera peut
être l’objet d’un recours auprès de la Cour Suprême des États-Unis37.

37
États-Unis, Jameka Evans c. Georgia Regional Hospital, Charles Moss et al, 10 mars
2017, US Court of Appeals (11th Circuit) No. 15-15234.

257
Cet éclairage des enjeux est important pour la France, car le critère de
l’apparence physique en lien avec le sexe peut rendre visible des
comportements discriminatoires et des stéréotypes sur les personnes LGBT
dans l’emploi par l’évaluation du comportement genré au lieu de
l’évaluation du travail : une confusion possible entre performance au travail
et identité performative du salarié38.
S’agissant du genre et de l’identité sexuelle, on sait que le genre en tant
que tel n’est pas un des critères prohibés de discrimination en France au-
delà du sexe. Cependant le nouveau critère « d’identité de genre » qui a
remplacé l’identité sexuelle de la loi de 2012, introduit par la loi n° 2016-
1547 de modernisation de la justice du XXIe siècle de 2016 peut servir à
sanctionner, au-delà des discriminations fondées sur le genre, pour prendre
en compte les multiples situations d’un changement de sexe voulu, en cours
ou achevé. Comme le rappelle les ONG sur l’homophobie depuis de
longues années, les personnes trans victimes de transphobie sont
dépourvues de recours/sanction pour faire constater légalement la
discrimination dont elles sont victimes. En effet, l’identité de genre et
l’orientation sexuelle étant deux concepts différents et autonomes, la
transphobie ne tombe pas sous le coup de l’homophobie. Par ailleurs, les
actes transphobes n’étant pas commis en raison du genre de la victime, mais
bien de sa transidentité, le fondement du sexe ne permet que rarement de
sanctionner les comportements alors que cela a été le cas dans d’autres
pays.39 En Europe, ce rapprochement entre conversion sexuelle et
discrimination fondée sur le sexe a pu s’opérer grâce à un fondement inspiré
par le respect de la liberté et de la dignité : selon la CJCE à l’époque :
« le champ d’application de la directive ne saurait être réduit aux
seules discriminations découlant de l’appartenance à l’un ou l’autre
sexe. Compte tenu de son objet et de la nature des droits qu’elle vise
à protéger, la directive a également vocation à s’appliquer aux
discriminations qui trouvent leur origine, comme en l’espèce, dans
la conversion sexuelle de l’intéressée. En effet, de telles
discriminations sont fondées essentiellement, sinon exclusivement,
sur le sexe de l’intéressé. Ainsi, lorsqu’une personne est licenciée au
motif qu’elle a l’intention de subir ou qu’elle a subi une conversion

38
M. Mercat-Bruns, « Discriminations multiples et identité au travail au croisement des
questions d’égalité et liberté », RDT 2015, p.28-38.
39
États-Unis, Décision de l’autorité administrative sur l’égalité Macy v. Holder, 20 avril
2012, Appeal No. 0120120821, 2012 WL 1435995
https://www.eeoc.gov/decisions/0120120821%20Macy%20v%20DOJ%20ATF.txt

258
sexuelle, elle fait l’objet d’un traitement défavorable par rapport aux
personnes du sexe auquel elle était réputée appartenir avant cette
opération. Tolérer une telle discrimination reviendrait à
méconnaître, à l’égard d’une telle personne, le respect de la dignité
et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit protéger »40.
Ceci étant dit, il existe toujours un risque d’essentialisme dans la chasse
aux discriminations fondées sur les comportements genrés pour lutter
contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou la transidentité
au travail. Chercher à tout prix à associer le groupe de victimes de
discriminations fondées sur l’orientation sexuelle à des stéréotypes de
genre. En effet, comment détecter alors et sanctionner les discriminations à
l’encontre des salariés bisexuels, qui seraient, dans cette logique,
invisibles ? Cette question de l’effacement de la bisexualité, le juriste Kenji
Yoshino en 2000, a bien démontré que la logique par stéréotypes souvent
mobilisés pour prouver la discrimination homophobe à l’étranger n’entre
plus en jeu s’agissant de la bisexualité41. On comprend ainsi encore mieux
avec la bisexualité une certaine limite des sanctions individuelles à l’égard
des salariés si les stéréotypes ou préjugés sur le genre ne sont pas
manifestes. On aura l’occasion de revenir aux sanctions liées à des
stéréotypes révélés par des paroles déplacées dans la deuxième partie de ce
propos qui montre, de façon plus efficace, la dimension collective
incontournable de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans
un métier.
En effet, au-delà des discriminations individuelles, les sanctions peuvent
sans doute saisir des formes de discrimination collectives présentes quel
que soit le critère, notamment avec l’action de groupe, qui peuvent toucher
éventuellement un groupe de salariés en raison de leur orientation sexuelle
et le harcèlement discriminatoire dans un métier, sous réserve de ne pas
ignorer une logique majoritaire, non minoritaire, inhérente au
développement de la négociation collective au travail en France.

40
Europe, CJCE 30 Avril 1996. - P v S and Cornwall County Council aff. C-13/94, § 20
et 21.
41
K. Yoshino, « The Epistemic Contract of Bisexual Erasure », Stanford Law Review,
Vol. 52, 2000, p. 353-461.

259
II. Diversification des sanctions face aux nouveaux modes
de visibilité de la discrimination collective fondée sur l’orientation
sexuelle

Même pour l’orientation sexuelle qui peut être liée à l’autonomie


personnelle propre à chaque individu, l’effectivité des sanctions devrait
prendre en compte la dimension collective des atteintes statutaires
possibles à un groupe de personnes liées à leur orientation sexuelle42.
Au-delà des situations individuelles fondées sur le genre ou fondées
sur des stéréotypes associés à l’orientation sexuelle plus ou moins
dissimulés, il existe des situations explicitement discriminatoires de
nature collective, systémique qui paraissent à première vue neutres, mais
ayant un effet discriminatoire soit dans le cadre de conventions
collectives, soit au travers des différences de traitement qui touchent un
métier ; dans ce dernier cas de figure, peut se développer un
environnement hostile, synonyme de harcèlement discriminatoire qui
influe alors sur la progression de la carrière du salarié d’une certaine
orientation sexuelle.

A. Sanction de la discrimination explicite liée à l’orientation


sexuelle dans une convention collective
Depuis la loi Travail43 et les ordonnances de 201744, la négociation
collective d’entreprise est encore davantage mise en valeur dans une
logique d’accord majoritaire. Ce contexte pose deux questions à la fois
sur le contenu des accords collectifs et le risque de discrimination en
raison de l’orientation sexuelle dans les conventions collectives et sur la
façon de garantir la représentation de tous les salariés, notamment les
minorités dont font partie les personnes salariées LGBT dans un système
d’accord majoritaire, qui pourrait être réfractaire.

42
Cette perspective est différente des politiques de diversité, comme rhétorique collective
managérial, V. M. Doytcheva, Politiques de la diversité, Sociologie des discriminations et
des politiques antidiscriminatoires au travail, P.I.E. Peter Lang, 2015, p. 76.
43
Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue
social et à la sécurisation des parcours professionnels.
44
Loi n° 2018-217 du 29 mars 2018 ratifiant diverses ordonnances prises sur le fondement
de la loi n°2017-1340 du 15 septembre 2017 d'habilitation à prendre par ordonnances les
mesures pour le renforcement du dialogue social.

260
a) Sanction liée au contenu de la convention collective :
Nul n’a oublié l’arrêt Hay45 de la Chambre sociale de la Cour de
cassation qui a permis, en sanctionnant une discrimination directe qui
prévoyait des avantages uniquement aux couples mariés, d’étendre des
droits sociaux aux couples homosexuels pacsés avant la loi du mariage
pour tous46. Sans avoir à rechercher une pratique dissimulée, une intention
discriminatoire avouée, le simple constat de la différence de traitement
visible dans le texte de la convention engendre condamnation dans son
effet collectif vis-à-vis des personnes pacsées. La preuve de la
discrimination est facile : il suffit de lire le texte.
L’intérêt de cet arrêt est, en outre, de montrer que la diversification des
sanctions qui touchent les conventions collectives peut, au-delà du
versement de dommages-intérêts et de la réparation d’un préjudice,
prendre la forme d’une extension de droits donc d’une obligation positive.
En effet, un travailleur qui conclut un PACS avec un partenaire de même
sexe, doit se voir octroyer les mêmes avantages financiers que ceux
accordés à ses collègues à l’occasion de leur mariage, lorsque celui-ci est
interdit pour les couples homosexuels.
Il faut souligner également le raisonnement souple, concret et
téléologique de la Cour de justice, saisie antérieurement par question
préjudicielle, qui apprécie la comparabilité, l’équivalence des statuts entre
couple marié et pacsé au regard de l’accès aux droits sociaux en cause
pour sanctionner la discrimination directe dans la convention et non la
discrimination indirecte.
« M. Hay est un employé du Crédit Agricole mutuel dont la
convention collective octroie aux travailleurs à l’occasion de leur
mariage certains avantages, à savoir des jours de congés spéciaux
et une prime de salaire. M. Hay, qui avait conclu un PACS (pacte
civil de solidarité) avec son partenaire de même sexe, s’est vu
refuser le bénéfice de ces avantages au motif que, conformément à
la convention collective, ceux-ci ne sont accordés qu’en cas de
mariage. »

45
France, Cass. Soc., 9 juillet 2014, n° 10-18341.
46
La CrEDH avait déjà envisagé les discriminations au regard du mariage, V. M. Levinet,
« Les discriminations au regard du mariage dans la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme », in H. Fulchiron, Mariage-Conjugalité, Parenté, Parentalité,
Dalloz, p. 55-80.

261
La Cour examine, tout d’abord, si la situation des personnes
contractant un mariage et celle des personnes qui, à défaut de pouvoir se
marier avec une personne de même sexe, concluent un PACS sont
comparables au regard de l’octroi des avantages en cause.
C’est une approche très fonctionnelle de la comparabilité par les juges.
Elle part de l’intérêt de la comparabilité des différents statuts de couple et
ignore l’idéologie ou le fondement politique qui sous-tendrait une
différenciation des statuts issus soit d’une représentation institutionnelle
du mariage, soit d’une appréhension contractuelle du PACS. La Cour fait
preuve d’un pragmatisme sur la finalité du statut du PACS/mariage. La
CJUE l’avait déjà fait sur la finalité d’un congé d’allaitement donné
traditionnellement aux femmes, mais qui peut être octroyé aux hommes
dans une situation comparable, lorsque le but est l’alimentation du bébé
par biberon par les hommes47.
En effet, la CJUE, que la Cour de cassation suit dans son raisonnement,
en déduit que les personnes pacsées, tout comme les personnes mariées,
s’engagent, dans un cadre juridique bien précis, à mener une vie
commune, à une aide matérielle et à une assistance réciproque. De
surcroît, la Cour rappelle que, au moment des faits de cette affaire, le
PACS était la seule possibilité offerte par le droit français aux couples de
même sexe permettant de donner un statut juridique à leur couple qui soit
certain et opposable aux tiers. Par conséquent, la CJUE et la Cour de
cassation, par la suite, relèvent que la comparabilité des situations des
personnes contractant un mariage et celle des personnes de même sexe
qui, à défaut de pouvoir se marier concluent un PACS, est comparable
aux fins de l’octroi des avantages financiers en question. C’est l’utilité
d’apprécier l’intérêt du statut au regard du droit social octroyé qui emporte
la conviction des juges et non une évaluation du statut lui-même menant
à un jugement de valeur. C’est ce même type de raisonnement
téléologique, pragmatique et non idéologique qui avait prévalu dans les
arrêts de la Cour de justice Maruko et Römer et les arrêts précisaient la
nature du contrôle exercé : la comparabilité de situation des couples et non
l’identité doit être tirée d’une « comparaison spécifique et concrète » et
« pas globale et abstraite d’institution », la comparabilité est faite à la

47
Europe CJUE 30 sept. 2010, Pedro Manuel Roca Álvarez c. Sesa Start España ETT SA.,
aff. 104/09

262
lumière de l’avantage accordé.48 C’est cette même appréciation in
concreto de l’exclusion des pacsés homosexuels du mariage qui permet
enfin à la CJUE de suggérer et à la Cour de cassation de justifier la
sanction d’une discrimination directe et non indirecte alors que la
différence de traitement initiale dans la convention est fondée sur une
différence de statut « apparemment » neutre.49 La Cour de justice a permis
ainsi de poser une méthodologie précise pour sanctionner plus facilement
l’existence de la discrimination directe en facilitant l’analogie entre la
situation concrète des couples homosexuels et le but et la cohérence des
statuts collectifs par rapport aux droits à accorder et éviter ainsi un
raisonnement circulaire sur la légitimité de la justification par la simple
spécificité des statuts eux-mêmes selon les catégories juridiques elles-
mêmes.
Il pourrait en aller de même si un jour directement ou indirectement
des familles homoparentales ne se voyaient pas octroyer, dans une
convention collective, les mêmes avantages pour leurs enfants issus de
différentes formes de parentalité (adoption conjointe et bientôt
procréation médicalement assistée pour couple de lesbiennes50). Le droit
à l’enfant pose toujours de réels défis en droit français51.
On pressent notamment l’enjeu financier de l’extension de droits
sociaux fondés sur la parentalité et le risque de discriminations collectives
vis-à-vis des nouveaux couples ou familles de formes variées qui incite à
comparer avec les discriminations fondées sur l’âge : à l’instar de l’arrêt
Römer52 renvoyant à l’arrêt Mangold,53 faudrait-il pousser plus loin et

48
Europe, CJCE 1er avril 2008, Tadao Maruko c. Versorgungsanstalt der deutschen
Bühnen, Aff C-267/06 ; Europe, CJUE 10 mai 2011, Jürgen Römer c. Freie und
Hansestadt Hamburg, Aff C-147/08.
49
France, Cass. soc., 9 juillet 2014 , n° 10-18341: « Qu'en statuant ainsi, alors que les
salariés qui concluaient un pacte civil de solidarité avec un partenaire de même sexe se
trouvaient, avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le
mariage aux couples de personnes de même sexe, dans une situation identique au regard
des avantages en cause à celle des salariés contractant un mariage et que les dispositions
de la convention collective nationale litigieuses instauraient dès lors une discrimination
directement fondée sur l'orientation sexuelle, ce dont il résultait que leur application
devait être en l'espèce écartée, la cour d'appel a violé les textes susvisés ».
50
https://www.franceinter.fr/societe/pma-pour-toutes-en-2018-qu-est-ce-que-ca-signifie
51
http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2017/06/GIP-rapport-final-Le-
droit-%C3%A0-lenfant-juin-2017.pdf
52
Europe, CJUE, Jürgen Römer c. Freie und Hansestadt Hamburg, précité.
53
Europe, CJUE 22 nov. 2005, Werner Mangold contre Rüdiger Helm, aff. C-144/04, §
75 ;

263
adopter un principe général de discrimination fondée sur
l’orientation sexuelle comme il existe un principe général de
discrimination fondée sur l’âge ? Cela permettrait au juge interne de
laisser inappliquée tout statut légal, toute convention collective non
conforme à l’interdiction des discriminations directes ou
indirectes54.
b) Discrimination dans la représentation des salariés en
situation minoritaire
Avant de sonder le contenu de la convention, la prévention des
discriminations collectives incite à réfléchir à la dynamique de la
négociation collective elle-même. L’expérience à l’étranger montre
que la volonté de conclure des accords majoritaires tire la discussion
sur les thèmes ou intérêts majoritaires dans la négociation donnant,
donnant. Le même phénomène est perçu dans la négociation des
intérêts des avantages en cas d’inaptitude de nature professionnelle
ou pas55. Il n’existe pas de motivation de représenter la communauté
LGBT si le poids de la majorité l’emporte dans des situations de
conflits d’intérêts et la volonté de représentativité en termes de
réélection se fait sentir. En outre, il existe après les ordonnances,
l’obligation de négocier de façon plus favorable au niveau de
l’entreprise, pour seulement certains groupes, notamment pour
l’égalité femmes-hommes56. La branche peut conserver sa primauté
et « verrouiller » la négociation d’entreprise pour le futur à condition
de le prévoir de manière expresse seulement dans quatre domaines,
dont l’insertion professionnelle et maintien, dans l’emploi des
travailleurs handicapés57. Depuis les ordonnances, une disposition
est transposée dans l’article L 2242-17 du code du travail qui prévoit
également une négociation annuelle sur la qualité de vie au travail
et porte également sur « les mesures permettant de lutter contre
toute discrimination en matière de recrutement, d’emploi et d’accès
à la formation professionnelle »,58 seule ouverture sur les autres
critères prohibés de discrimination. Pour la minorité LGBT en

54
V à ce propos l’analogie possible avec l’âge : Europe, CJUE 19 janvier 2007, Seda
Kücükdeveci contre Swedex GmbH & Co. KG., aff. C-555/07 §55.
55
M. Mercat-Bruns, « Inaptitude physique non professionnelle, discrimination directe
dans une convention collective », RDT 2015, p 119-121.
56
France, Code du travail, art. L 2253-1 nouveau.
57
France, Code du travail, art. L 2253-2 nouveau.
58
France, Ordonnance n°2017-1385 du 22 septembre 2017, art. 7

264
entreprise, il n’existe pas de contrainte spécifique de suivi du respect
ou de la promotion des droits en dehors des chartes d’engagement
LGBT et les accords de diversité dont l’efficacité juridique en raison
du caractère « fourre-tout » est encore à prouver59. En outre, « à
l’exception de la parité », selon François Dubet « pour ce qui est
des minorités ni la définition des populations ciblées, ni celle des
quotas n’entrent dans le modèle civique et social de notre pays. »60

B-Sanction de la discrimination systémique,


explicite dans un métier ou un environnement de travail
On relève surtout qu’à l’image des discriminations fondées sur le
sexe pour lesquelles on détecte de plus en plus de phénomènes de
plafond de verre (stagnation dans la promotion professionnelle)61
notamment après des périodes de congés maternité et/ou parental,
l’information sur l’orientation sexuelle des salariés ne
s’accompagne pas forcément d’un moment de rupture facilement
identifié en dehors d’un « coming out » plus explicite,62 qui permet
de prouver aussi facilement un tournant négatif dans l’évolution de
carrière des individus.
Or une sanction efficace face à des pratiques récurrentes de la
sorte est bien celle dirigée à l’encontre d’une discrimination
systémique. Autrement dit il faudrait révéler les discriminations
systémiques qui se traduisent par un plafonnement du salaire ou un
autre effet discriminatoire préjudiciable (pas d’accès au poste
supérieur). Elles sont liées à une conjugaison de facteurs : différence
de traitement avérée dans l’accès à la promotion, émergence ou
pérennité d’un climat homophobe d’hostilité qui favorise ce genre
de décision ou harcèlement discriminatoire sans réaction de
l’employeur, comme si l’entreprise entière en était complice. La
discrimination systémique vise des inégalités cumulatives résultant

59
M. Doytcheva, Politiques de la diversité : sociologie des discriminations et des
politiques antidiscriminatoires au travail, PIE Peter Lang 2015, p. 90.
60
F. Dubet, Ce qui nous unit : discriminations, égalité et reconnaissance, Seuil, 2016, p.
118.
61
M. Mercat-Bruns, « L’identification des discriminations systémiques », RDT, 2015, p.
672-681.
62
Il est clair que le « coming out » peut être le moment de rupture mais ce moment peut
devoir se reproduire selon le contexte (travail, famille, loisirs) V. Eve Sedgwick, The
Epistemology of the closet, UC Press 1990, p. 67-68.

265
de l’interaction de pratiques volontaires ou non, individuelles et
structurelles qui portent préjudice à un groupe donné.
Cette définition de la discrimination systémique dans l’emploi
peut s’étendre à tous les critères discriminatoires dans l’emploi
renvoyant aux femmes, seniors et certains salariés syndiqués. La
magistrate de la Cour de cassation Laurence Pecaut-Rivolier, dans
son rapport sur les discriminations collectives, en révèle les
multiples facettes :
« La discrimination systémique est une discrimination qui
relève d’un système, c’est-à-dire d’un ordre établi provenant
de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence, mais
qui donnent lieu à des écarts de rémunération ou d’évolution
de carrière entre une catégorie de personnes et une autre.
Cette discrimination systémique conjugue certains facteurs :
les stéréotypes et préjugés sociaux ; la ségrégation
professionnelle dans la répartition des emplois entre
catégories ; la sous-évaluation de certains emplois... »
Plusieurs aspects dans les décisions permettent de garantir
l’effectivité des sanctions face à des discriminations systémiques :
le préjudice subi dans la carrière ou suite à un acte précis
(licenciement) ; cet acte est souvent accompagné de la preuve d’un
climat hostile dans un métier sans réactivité suffisante de
l’employeur comme le requiert la jurisprudence européenne.
a) Sur la différence de traitement dans la carrière et la
réparation du préjudice obtenue
Les arrêts relevés sont assez pédagogiques à cet égard sur la
qualification de discrimination et la sanction, il suffit d’établir des
comparaisons sur l’évolution professionnelle des personnes et
montrer que la société n’a pas de raison objective pour la différence
de traitement. Selon un arrêt de 201363 :
« Attendu... que la cour d’appel a relevé que, postérieurement à
son inscription sur la liste d’aptitude de sous-directeur, le salarié
avait postulé en vain à quatorze reprises à un poste de sous-
-directeur ou à un poste de niveau équivalent, qu’il a répondu à des
propositions de postes à l’international, à une proposition de poste
dans une filiale à Paris, qu’il est le seul de sa promotion de 1989 à

63
France, Cass Soc., 24/04/2013, n°11-15204.

266
ne pas avoir eu de poste bien que son inscription sur la liste
d’aptitude ait été prorogée à deux reprises en 1995 et en 2000 et
qu’il était parmi les candidats les plus diplômés et que plusieurs
témoins font état d’une ambiance homophobe dans les années 70 à
90 au sein de l’entreprise ; qu’elle a pu en déduire que ces éléments
laissaient présumer l’existence d’une discrimination en raison de
son orientation sexuelle ; Et attendu, ensuite, qu’ayant relevé que
la Caisse ne pouvait soutenir utilement, d’une part, qu’elle n’avait
pas disposé de poste de direction en son sein propre entre 1989 et
2005, d’autre part, qu’elle n’avait pas été en mesure de
recommander activement la candidature de son salarié sur des
postes à l’international, la cour d’appel a pu décider que les
justifications avancées par l’employeur ne permettaient pas
d’écarter l’existence d’une discrimination en raison de l’orientation
sexuelle du salarié ».
Sur les préjudices matériels et moraux subis, dans le même arrêt,
la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du Crédit Agricole là où
l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 10 mars 2011 avait condamné
la Caisse Régionale du Crédit Agricole « au paiement d’une somme
de 580.000 € au titre du préjudice financier découlant de l’entrave
au déroulement de carrière du requérant en raison de son
homosexualité et de la perte des droits à la retraite consécutifs à la
discrimination subie ainsi qu’à la somme de 35.000 euros à titre de
dommages et intérêts pour le préjudice moral subi. »
Dans ce même arrêt, il est déjà possible de relever à la fois des
actes discriminatoires formels (refus de promotion) conjugués avec
un environnement hostile homophobe. Celui-ci est, de surcroit,
souvent favorisé par une passivité de l’employeur sanctionnée par
la CJUE dans l’arrêt qui ne peut pas se défendre en invoquant encore
la vie privée de ses salariés.
b) Précisions sur l’attitude de l’employeur face à un climat
homophobe dans l’entreprise
Depuis l’arrêt européen CJUE du 25 avril 2013,64 les remarques
délibérément homophobes d’un sponsor d’un club de foot ne doivent
pas laisser l’employeur passif même si elles n’émanent pas de lui.
L’employeur doit s’en distancer et il doit sanctionner efficacement

64
CJUE, 25 avril 2013, Asociaţia Accept c. Consiliul Naţional pentru Combaterea
Discriminării, C-81/12.

267
le comportement si cela provient d’une personne interne à
l’entreprise. C’est ce climat homophobe qui augmente le risque de
discrimination de l’employeur et même des collègues, peu importe
le nombre de personnes homosexuelles dans l’entreprise, élément
qui peut rester privé.
Face à des « “faits qui permettent de présumer l’existence d’une
discriminationˮ fondée sur l’orientation sexuelle lors du recrutement des
joueurs par un club de football professionnel, il n’est pas nécessaire qu’une
partie défenderesse prouve que des personnes d’une orientation sexuelle
déterminée ont été recrutées dans le passé, une telle exigence étant
effectivement susceptible, dans certaines circonstances, de porter atteinte
au droit au respect de la vie privée. »65
Mais la Cour de justice européenne exige tout de même une proactivité
de l’employeur qui va au-delà de la sanction, une fois que l’apparence de
discrimination est établie : « dans le cadre de l’appréciation globale qu’il
incomberait alors à l’instance nationale saisie d’effectuer, l’apparence de
discrimination fondée sur l’orientation sexuelle pourrait être réfutée à
partir d’un faisceau d’indices concordants. [...] Parmi de tels indices
pourraient notamment figurer une réaction de la partie défenderesse
concernée dans le sens d’une prise de distance claire par rapport aux
déclarations publiques à l’origine de l’apparence de discrimination ainsi
que l’existence de dispositions expresses en matière de politique de
recrutement de cette partie aux fins d’assurer le respect du principe de
l’égalité de traitement au sens de la directive 2000/78 »66. Avec cette
incitation à agir, la Cour semble suggérer une promotion de la diversité
LGBT, un affichage exprimé de la tolérance à la diversité sexuelle dans
l’entreprise (déclaration à la presse, adoption d’une charte de la diversité...).
Par ailleurs, il faut que la qualification de discrimination ayant été retenue,
la sanction soit « effective, proportionnée et dissuasive »67.
Ce n’est précisément pas le cas quand le harcèlement discriminatoire
émane à la fois de l’employeur et des collègues et que la rémunération du
salarié a été également affectée comme le révèle une décision du Défenseur
des droits du 21 juin 2016 qui a été suivie par la Cour d’appel de Paris le 22
septembre 201668. Le harcèlement discriminatoire se caractérisait par la
65
Ibid, § 54.
66
Ibid § 58.
67
Ibid § 61.
68
https://www.buzzfeed.com/davidperrotin/homophobie-au-travail-bnp-paribas-epinglee-
par-le-defenseur?utm_term=.yvWMOov0B#.msQkvPpoZ

268
réception, sur la messagerie professionnelle de la victime, de courriels à
connotation sexuelle dans lesquels son supérieur hiérarchique et ses
collègues font référence à son homosexualité, assortis de moqueries et
d’humiliations.
Il ressort de l’instruction menée par les services du Défenseur des droits
que le réclamant, qui travaille au sein d’une équipe en charge de marchés
financiers, a été marginalisé.
De plus, la comparaison de sa situation avec des salariés occupant le
même poste montre que sa rémunération fixe avait été baissée et sa
rémunération variable avait été supprimée et ce, sans justification objective.
Le réclamant dit avoir été contraint d’adhérer à un plan de départs
volontaires. Il ressort des éléments recueillis au cours de l’instruction que le
harcèlement discriminatoire qu’il a subi en raison de son orientation sexuelle
vicie le consentement qu’il a donné à cette fin pour rompre son contrat de
travail. Le Défenseur des droits, constate que « le réclamant a été victime
d’un harcèlement discriminatoire fondé sur son orientation sexuelle, que
cette discrimination se traduit également par une baisse arbitraire de sa
rémunération et que la rupture de son contrat de travail dans le cadre d’un
plan de départs volontaires est nulle en raison du vice du consentement
résultant de la situation de discrimination antérieure. » Le réclamant a été
débouté de sa demande de voir reconnaître la discrimination dont il s’estime
victime et la nullité de la rupture de son contrat de travail par le Conseil de
prud’hommes, le Défenseur des droits décide alors de présenter ses
observations devant la Cour d’appel qu’il a saisie.
Par un arrêt du 22 septembre 2016, la Cour d’appel a suivi les
observations du Défenseur des droits en retenant, comme lui, que le
réclamant a été victime d’un harcèlement discriminatoire et d’une
discrimination salariale fondée sur son orientation sexuelle, mais aussi qu’il
existait un climat de travail machiste et sexiste au sein de la société mise en
cause qui encourage les comportements homophobes. La Cour d’appel
constate également que la discrimination a vicié le consentement du salarié
à la convention de rupture de son contrat de travail (première jurisprudence
explicitant le droit sur ce point). Par conséquent, la Cour a condamné la
société mise en cause à verser au salarié plus de 608 000 € de dommages et
intérêts. Elle distingue les préjudices nés, d’une part, des humiliations qu’il
a subies et, d’autre part, de la dégradation consécutive de son état de santé.

269
Ce type d’affaires révèle donc la discrimination systémique qui
est la conjugaison du harcèlement fondé sur l’orientation sexuelle69
avec des incidences sur le salaire et une injonction au départ forcé
de l’entreprise dans un secteur précis, les marchés financiers.
Faudrait-il approfondir cette investigation et vérifier si certains
métiers sont plus exposés que d’autres à cette marginalisation des
homosexuels et l’atteinte à la dignité liée à certaines cultures
d’entreprise ? Depuis l’entreprise condamnée a signé la Charte
d’engagement LGBT.
À l’étranger, on sait que les sensibilisations au risque de
harcèlement et de discriminations chez les cadres sont plus ou moins
efficaces.70 Dans cette perspective, on peut mentionner l’affaire qui
a défrayé la chronique dans laquelle le CP de prud’hommes a dû
statuer sur des insultes d’un salarié chez un coiffeur (appelé pédé).
D’après les juges prud’homaux, il y a une tolérance de
l’homophobie71 dans certains métiers révélant la discrimination
systémique entretenue par les juges eux-mêmes : « En se plaçant
dans le contexte du milieu de la coiffure, le Conseil considère le
terme “PD” employé par la manager ne peut être retenu comme
propos homophobe, car il est reconnu que les salons de coiffure
emploient régulièrement des personnes homosexuelles [...] sans que
cela ne pose de problèmes. » 72
Cette idée que le harcèlement discriminatoire peut être une façon
de faire communauté de travail est présente aussi dans les cas de
harcèlement raciste dans les transports ou le BTP imposant aux
victimes de se taire pour continuer à faire partie du collectif du
travail73. L’approche plus systémique à partir des métiers permet
sans doute d’éviter de cloisonner la question du harcèlement
discriminatoire aux seules propositions sexuelles individuelles au

69
Harcèlement sexuel couvre en grande majorité des cas créant un environnement hostile,
Duncan Kennedy, Sexy dressing etc.. : Essays on the power and politics of cultural
identity, Harvard University Press 1993 p. 135.
70
Frank Dobbin, Inventing equal opportunity, Princeton University Press, 2009, p. 147.
71
V. aussi S. Arc, Philippe Vellozzo, « La place du genre dans les discriminations
homophobes », in Mireille Eberhard, Jacqueline Laufer, Dominique Meurs, Frédérique
Pigeyre, Patrick Simon (dir.), Genre et discriminations, Editions iXe, 2017, p. 149-165.
72
http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/04/08/pede-n-est-pas-une-insulte-homophobe-
selon-un-jugement-du-conseil-des-prud-hommes-de-paris_4898651_3224.html
73
M. Mercat-Bruns, « Racisme au travail : nouveaux modes de détection et de
prévention », Droit social 2017, p. 361.

270
travail ou aux propos homophobes ponctuels ou récurrents, mais
permettre de scruter les ambiances à risque selon les services, sans
bannir tout rapport d’intimité au sein du personnel74.

Conclusion

L’action de groupe en matière de discrimination adoptée par la loi


de modernisation de la justice est étroite dans sa portée75 et semble
viser des cas où la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle
est générée contre « plusieurs personnes subissant un dommage
causé par une même personne et pour un manquement de même
nature »76. Pourtant la responsabilité collective peut donner lieu à
une réparation ou une cessation du manquement. En outre, au
préalable une mise en demeure est prévue avec un délai de six mois
donné au défendeur pour cesser la discrimination, possible clé
d’entrée pour exposer la cause structurelle de la discrimination
fondée sur l’orientation sexuelle au présent et à l’avenir, avant le
procès. La loi Égalité et citoyenneté de 201777 permet également aux
associations spécialisées LGBT notamment de répondre à la
demande d’aide des syndicats pour agir en interne sur ces questions
systémiques plus complexes dans l’emploi.78 Comme le démontre la
lutte contre les discriminations systémiques au Canada, aux

74
Janet Halley, « Sexuality Harassment », Catharine MacKinnon, Reva Siegel,
Directions in sexual harassment law , Yale University Press, 2004, p. 182-200.
75
France, Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice
du XXIe siècle, Titre V.
76
Ibid, art. 62 : « Lorsque plusieurs personnes placées dans une situation similaire
subissent un dommage causé par une même personne, ayant pour cause commune
un manquement de même nature à ses obligations légales ou contractuelles, une
action de groupe peut être exercée en justice au vu des cas individuels présentés
par le demandeur. Cette action peut être exercée en vue soit de la cessation du
manquement mentionné au premier alinéa, soit de l'engagement de la responsabilité
de la personne ayant causé le dommage afin d'obtenir la réparation des préjudices
subis, soit de ces deux fins. »
77
Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, art. 212,
modif. C. trav., art. L. 1134-7.
78
Mais il s’avère parfois compliqué de définir les contours des groupes LGBT et
leurs revendications respectives, V. Francisco Valder, « Queering sexual
orientation : a call for theory as praxis », Martha Fineman, Jack. Jackson and A.
Romero (dir.), Feminist and Queer Legal Theory : Intimate Encounters
Unconfortable conversations, Ashgate, 2009, p. 92 .

271
discriminations systémiques, il ne peut y avoir que des réponses
systémiques en termes de changement institutionnel au-delà des
individus79.

79
V. Colleen Sheppard, « Equality Rights and institutional change », Arizona Journal of
International and Comparative Law, Vol. 15, n°1, 1998, p. 143-167.

272

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