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Je remercie sincèrement mon directeur de mémoire, le professeur Pierre-

Yves Quiviger, qui avec sa disponibilité, son attention, et la rigueur


philosophique qui le caractérise m'a aidé à m'orienter dans mon sujet et
m'a prodigué de précieux conseils.
Toute ma gratitude également pour les enseignants du département de
philosophie de l'Université de Nice Côte d'Azur.
Sous les précieux conseils et encouragements de mon père Mathieu Tsifo et
de ma mère Mawa Martine, d'Alessandra Florentina Randazzo, de Willy
Fofou Tsifo, ce mémoire n'aurait certainement pas vu le jour. Qu'ils trouvent
ici l'expression de ma profonde reconnaissance.

1
La liberté des homosexuels en contexte de revendication d'égalité
des droits
Junior Tatsi (2020-2021)

2
Table des matières

Introduction................................................................................P.5

Première partie : Généalogie de la liberté des homosexuels et les


logiques contemporaines de sa normalisation..........................P.11
Chapitre I : Dépénalisation de l'homosexualité et ses champs moderne
et contemporain d'application...........................................................P.11
I.1.Dépénalisation de l'homosexualité : passage d'une logique reproductive à
une logique hédoniste................................................................................P.11
I.2.Délégation du pouvoir juridique au pouvoir médical : le phénomène du «
biopouvoir », nouveau paternalisme juridique...........................................P.23
I.3.De la définition des concepts d'homosexualité, hétérosexualité et
homophobie................................................................................................P.30

Chapitre II : Enjeux et dimension politique de la liberté des


homosexuels en contexte de revendication d'égalité des droits : entre
discrimination et normalisation........................................................P.37
II.1.Perpétuité du « biopouvoir » dans la psychanalyse au service du
politico-juridique........................................................................................P.37
II.2.Pour une déconstruction de l'homophobie psychanalytique alliée
toujours à un paternalisme juridique..........................................................P.43
III.3.De la naissance du mouvement anti-psychiatrique à la condamnation
juridique de l'homophobie et à la question de l'égalité : une réelle
avancée ?....................................................................................................P.51

Deuxième partie : Les logiques justificatives d'une discrimination


homosexuelle juridique............................................................P.61
Chapitre III : Origines d'une préservation de la dignité humaine et de
la morale sociale dans le Droit.........................................................P.61
III.1.La norme de l'éromène et de l'éraste chez Socrate et Platon.............P.61
III.2.Les prémisses d'une rupture entre homosexualité et Droit : recours au

3
Droit pour préserver la morale sociale.......................................................P.64
III.3.Consolidation irréversible de la morale dans le Droit.......................P.73

Chapitre IV : Perpétuation moderne et contemporaine des


discriminations homosexuelles : de la théorie du contrat social comme
fondement de l'Etat moderne à la critique des droits de l'homme....P.77
IV.1.Le contrat social comme fondement de l'Etat moderne.....................P.77
IV.2.L'aliénation des volontés individuelles au profit de la volonté générale
comme condition nécessaire du Contrat social : le primat de l'ordre public et
la répression des homosexuels...................................................................P.81
IV.3.De la critique des droits de l'homme comme théorie insuffisante pour
résoudre la discrimination des homosexuels..............................................P.86

Partie III : Pour une véritable droit des homosexuels..............P.93


Chapitre V : Nécessité d'un ré-encadrement du juridique...............P.93
V.1.Une critique de l' « éthique républicaine »........................................P.93
V.2.Pour une distinction nette du Droit et de la Morale et pour une origine
théorique de cette confusion.....................................................................P.96
V.3.Pour une réhabilitation moderne du droit naturel des Anciens..........P.99

Chapitre VI : Une modernisation du droit naturel des Anciens en vue


d'accorder de véritables droits aux homosexuels............................P.104
VI.1.Explicitation du droit naturel des Anciens......................................P.104
VI.2.Conséquences d'un droit naturel des anciens sur la juridicité à l'époque
antique.....................................................................................................P.107
VI.3.Pour une imbrication et une valorisation du droit naturel des anciens au
sein de notre droit moderne : le cas de la jurisprudence.........................P.109

Conclusion..............................................................................P.114

Bibliographie..........................................................................P.117

4
Introduction

« La liberté des homosexuels en contexte de revendication d'égalité


des droits ». Formulé ainsi, notre projet de recherche s'inscrit prioritairement
dans le cadre plus général de la philosophie du Droit. Mais, quelle
importance, voire nécessité y a-t-il à s'intéresser aux droits des minorités
sexuelles, à une époque où les questions de morale, de politique, de santé et
d'environnement sont de plus en plus constantes dans les publications
philosophiques ?
D'entrée de jeu, il y a lieu de situer notre réflexion entourant la
liberté des homosexuels, la libre disposition de soi, de son corps, dans son
contexte socio-historique. Plus précisément, il s'agit d'une problématique qui
s'inscrit non seulement dans le contexte géopolitique occidental marqué ces
dernières années par une revendication de l'égalité des droits des
homosexuels (notamment, des manifestations tels que les gay pride, la loi
du mariage pour tous promulguée en France le 17 mai 20131, des discours
politiques à l'image de la prise de parole de François Hollande le 17 mars
20172 soulignant que dans les faits la réalité demeure assez inchangée etc.),
mais également en Afrique où les avancées sont moindres, ce que nous
pouvons illustrer à travers cet extrait du discours de Macky Sall, président
au Sénégal, prononcé lors d'une visite officielle de Barack Obama : «
Fondamentalement, c'est une question de société. Il ne saurait y avoir un
modèle fixe dans tous les pays. Les cultures sont différentes, tout comme les
religions et les traditions. Même dans les pays où il y a dépénalisation de
l'homosexualité, les avis ne sont pas partagés. Le Sénégal est un pays
tolérant : on ne dit pas à quelqu'un qu'il n'aura pas de travail parce qu'il est
homosexuel. Mais on n'est pas prêt à dépénaliser l'homosexualité. C'est
l'option pour le moment, tout en respectant les droits des homosexuels. » 3.
Cette citation démontre la réalité des homosexuels dans le monde, pris entre
discriminations, privations de liberté, assassinats, insultes, suicides etc. A
travers le débat contemporain sur l'égalité des droits des homosexuels se

1 Contenu publié sous la présidence de François Hollande du 15 mai 2012 au 15 mai 2017
2 Ce discours parlant des droits des LGBT déclare qu' « il y a encore de nombreux combats à mener »
3 Discours du 27 juin 2013, extrait du journal Jeuneafrique (du juin 2013)

5
joue la question de la libre disposition de soi ou de son corps. Foucault
montre dans Surveiller et punir comment : « il y a eu au cours de l'âge
classique, toute une découverte du corps comme objet et cible de pouvoir » 4.
Depuis l'Antiquité, en effet, le corps est perçu comme un objet malfaisant
qu'il faut contrôler, afin de garantir l'ordre public du débordement des
passions. C'est pourquoi l'Etat qu'il soit capitaliste, libéral, ou aujourd'hui
néo-libéral, sacrifie les libertés individuelles en anéantissant toute vie
privée. L'individu ne peut s'épanouir que dans le cadre des libres
associations, seules susceptibles de prendre en comptes les intérêts de
chacun. Cette situation met à mal la liberté des homosexuels qui ne peuvent
véritablement disposer de leur corps que dans les mœurs prescrites par la
société. Soit, la volonté générale commande les volontés individuelles qui se
voient par conséquent limitées dans la libre utilisation de leur corps,
notamment dans le choix de leur sexualité. C'est ce que l'on pourrait appeler,
selon l'expression d'Alexis Tocqueville, un « despotisme de la majorité » 5
envers les minorités, ici, sexuelles. Dès lors, les homosexuels se retrouvent
partout dans le monde confrontés à d'énormes difficultés d'affirmation et de
reconnaissance de leur identité. Cette crise d'identité et de reconnaissance se
lie à travers les inégalités de traitement entre les homo- et les héréro-
sexuels. C'est ainsi que l'homosexuel assiste à un véritable « confinement »
de son bien-être et de son épanouissement personnel au nom de la
collectivité. Les droits subjectifs (droit personnel) des homosexuels doivent
se subordonner au droit objectif (droit régissant la vie en société) de la
communauté. Au nom de la protection de la société dans son ensemble,
l'Etat intervient de ce fait contre notre volonté particulière : il semble mieux
maîtriser ce qui est avantageux pour nous que nous. Cette situation
ubuesque amène les personnes homosexuelles à nier leur identité profonde
par soucis de conformisme au conventionnalisme et au constructivisme
sociétal, et bien que la libre disposition de soi impliquerait davantage que
l'individu puisse disposer absolument, sans condition, de son corps et de ses
actions, où l'intervention de l'Etat ne devrait être envisagée que dans la
mesure où l'individu peut menacer la liberté d'autrui. Si dans notre

4 M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 38


5 A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, Flammarion, Paris, 1981, p. 230

6
civilisation les hétérosexuels ont le droit de manifester publiquement leur
amour, il est difficile, voire impossible pour les homosexuels d'agir de
même, y compris dans les Etats où on constate une dépénalisation de
l'homosexualité. Ce traitement différencié suppose bien une inégalité de
considération, voire même un reniement de la nature de l'homme, car par
définition ce dernier dispose d'une liberté plus étendue que tout autre être
vivant, en en faisant le maître à décider de ses pensées, puis de ses actions.
D'où, le paradoxe de vouloir préserver la dignité humaine en menaçant ce
qui fonde la nature même de tout homme. A ce propos, Jean-Fabien Spitz
écrit : « la liberté individuelle suppose le confinement de la puissance
publique à une fonction de garantie de la sécurité de la propriété et des
contrats qui jouent le rôle essentiel »6, tout abus serait une mise en danger de
la cohésion sociale, car l'Etat creuserait beaucoup plus d'inégalités, ainsi que
c'est le cas des homosexuels dans le monde d'aujourd'hui.
Dans notre civilisation contemporaine, le droit de la personne
homosexuelle se trouve donc limité de façon constante, au nom des pseudo-
valeurs telles que la sécurité, la santé, la protection de l'environnement, la
protection de la communauté humaine, la dignité de la personne humaine
etc.. On assiste de plus en plus aujourd'hui à un paternalisme d'Etat qui sur
les plans politique et juridique a pour finalité de rendre les individus
vertueux, en les infantilisant et instrumentalisant perpétuellement 7. La
liberté et le droit des homosexuels doivent trouver leur fondement dans
toute démocratie libérale. L'individu en ressort avec des droits
fondamentaux, inaliénables. Etant donnée que la souveraineté collective
émane de la souveraineté individuelle, aucune collectivité ne peut exister si
la souveraineté des individus se trouve mise à mal. Lysander Spooner,
reprenant une idée de John Locke selon laquelle on ne peut jamais donner ce
que l'on ne possède pas déjà soi-même, stipule : « il est impossible qu'un
gouvernement ait des droits autres que ceux déjà détenus par les individus le
composant, en tant qu'individus. Ils ne pourraient pas déléguer à un
gouvernement des droits qu'ils ne possèdent pas eux-mêmes »8. Ainsi,

6 Jean-Fabien Spitz, La propriété de soi, essai sur le sens de la liberté individuelle, Libraire philosophique Jean Vrin,
2018, p. 11
7 Similaire à la conception par Montesquieu de l'Etat tyrannique
8 Lysander Spooner, Les vices ne sont pas des crimes, 1875, trad. française dans Les Belles Lettres en 1993

7
paradoxalement, bien que la souveraineté collective se fonde sur la
souveraineté individuelle (dont une composante est la libre disposition de
soi), elle semble désormais remettre en cause ce sur quoi même elle se
fonde, dans une sorte d'auto-contradiction, voire auto-destruction. Plus
exactement, dans la mesure où la libre disposition de soi considère un
rapport direct de soi à soi, mais indirect à autrui, et qu'à l'inverse la Loi
constitue une structure de médiation entre le moi et autrui, la libre
disposition de soi pose problème au niveau juridique. Aussi, même si
aujourd'hui nous constatons une amélioration dans certains pays, tels que
l'Afrique du Sud9, et plus récemment en France, lesquels au travers des
textes juridiques tentent de donner une lueur d'espoir à la liberté des
homosexuels, ces avancées juridiques ou formelles ne s'avèrent pas
néanmoins accompagnées par des avancées sociales ou factuelles...
La problématique de la liberté des homosexuels en contexte de
revendication d' égalité des droits nous impose de faire une archéologie de
l'histoire de la philosophie juridique afin de comprendre le débat qui a
pendant longtemps opposé les grands théoriciens de la philosophie du droit,
et de saisir pourquoi ces avancées se révèlent si lentes.
Qu' y-a-t-il encore d'intéressant aujourd'hui à mener une étude sur la
liberté des homosexuels, alors que nous venons de voir précédemment que
le libéralisme a contribué énormément à leur émancipation, en démystifiant
(dé-théocratisant) l'homosexualité ? Si la liberté humaine est garantie
aujourd'hui et le droit des homosexuels, notamment par le biais de la
jurisprudence européenne et par le droit international, l'homosexuel n'a pas
encore acquis ni sa liberté totale et effective, ni exactement les mêmes droits
que l'hétérosexuel sur le plan social. Il y a, pour ainsi dire, une divergence
observable entre la situation politico-juridique (attestant d'avancées
récentes) et la situation sociale (toujours en retard). A côté de celle-ci, nous
remarquons en effet l'émergence de certains concepts tels que la dignité
humaine, la non patrimonialité du corps humain, la morale humaine, autant
d'éléments nouveaux pouvant remettre en question la réalisation de la liberté
humaine, comprenant les droits des homosexuels. Désormais, au nom de la
protection de l'individu, au nom de la morale et de la dignité humaines,

9 Dépénalisation de l'homosexualité par la loi du 30 novembre 2006 sur les unions civiles

8
certains Etats persévèrent à empêcher les homosexuels à faire usage de leur
corps. C'est ainsi qu'on évoque : « l'ordre public, l'identité normative, l'ordre
symbolique, la communauté de sens, l'écologie intégrale, la dignité humaine
»10. Par conséquent, ces arguments de Borrillo montrent l'inférence de ces
concepts nouveaux dans la discrimination des homosexuels. Dès lors, nous
comprenons que le politique et le juridique se retrouvent en réalité engagés
dans cette lutte avec des moyens inadaptés pour parvenir à protéger la
liberté et les droits des homosexuels, car des décrets, des lois s'opposent à
des concepts qui forgent les mentalités populaires. D'où, la légitimité de
philosopher sur un tel sujet. Effectivement, il peut être justifié de
philosopher sur la liberté des homosexuels dans un contexte d'égalité de
droits, puisque la finalité même de la philosophie consiste à réfléchir
urgemment sur l'être de l'homme. Réflexion proprement ontologique, à
partir de laquelle la subjectivité humaine se trouve affirmée comme valeur
absolue. Dans ce sens, comment ne pas revenir et interroger ces réflexions
sur les valeurs auxquelles a rimé la vie en rapport avec cette nécessité de
vivre mieux, cette nécessité de la sagesse pour que l'affirmation de l'homme
et la réalisation de son authenticité demeurent à l'ordre du jour ? Il est donc
évident que le telos philosophique soit une nécessité absolue. D'ailleurs, on
peut lire avec beaucoup d'intérêt ces lignes éclairantes de Jean-Marie
Benoîst : « il y a aujourd'hui (…) un devoir de lire la philosophie à une
époque où la spécialisation des prétendus savoirs ou des pratiques, dernières
écumes d'un logos épuisé par sa propre histoire, menace la culture et la
liberté des textes. A l'heure où l'émergence de la philosophie est en passe
d'être supprimée, tombant sous les coups conjugués des argues un peu
prompts à en décréter la mort et des technocrates utilitaristes qui préparent
les universités la cohorte passive des monotechniciens abrutis, il est urgent
de retrouver le pouvoir libérateur de la philosophie » 11. S'il faut philosopher
dans l'urgence, il faut donc philosopher sur la liberté et les droits des
homosexuels. C'est dans le but d'inscrire leur existence à l'intérieur d'un
horizon téléologique affichant leur bonheur, leur épanouissement et leur
pleine réalisation.

10 Daniel Borrillo, Disposer de son corps : un droit encore à conquérir, éd. Textuel, Février 2019
11 J.-M. Benoîst, La tyrannie du logos, édition de Minuit, 1975, p. 19

9
De par l'explication et la formulation du sujet, la préoccupation
suivante s'avère enfin légitime : le droit peut-il inférer, interférer et résoudre
le problème des discriminations à l'égard des homosexuels? Si tel est le cas,
pourquoi les nations occidentales depuis la déclaration universelle des droits
de l'homme de 1789 tardent à s'arrimer à cette norme internationale ? Ne
serait-ce pas plutôt une mésinterprétation et une mauvaise conception du
Droit, de ce qui constitue la juridicité même, qui serait au fondement de ces
lacunes ? Ce qui nous conduirait en dernière instance à établir une nouvelle
façon de penser le Droit moderne et de l'appliquer contemporainement...

Pour ce faire, la méthode que nous avons choisie d'utiliser consiste à


faire discuter les auteurs du passé et du présent entre eux, dans la tentative
de réaliser une généalogie de ce problème et de le résoudre à sa source. Des
éléments du passé, en particulier le droit naturel des Anciens, pourraient
nous permettre de mieux comprendre et surtout d'apporter une solution à
notre situation présente, par le biais d' une histoire des idées.

Dès lors, nous explorerons la liberté telle que définie par certains
penseurs du libéralisme dont les arguments ont tenté d'initier une
amélioration des droits des homosexuels aux XVII-XVIIe siècles. Ce sera
l'objet du premier chapitre de notre mémoire. Dans notre second chapitre, il
sera ensuite question des conditions de possibilité théoriques et historiques
remettant en doute la liberté des homosexuels et l'égalité des droits dans
notre société, malgré ces avancées libérales. Nous chercherons par la suite,
dans nos chapitres trois et quatre, des moyens intelligibles pour expliciter
historiquement la répression juridique de la liberté des homosexuels, à
travers une archéologie de l'histoire de la philosophie du droit, de l'Antiquité
à de nos jours. Enfin, dans le dernier moment de notre mémoire (chapitres
cinq et six), nous nous concentrerons sur la nécessité d'outrepasser cette
confusion historique entre droit et morale par une réhabilitation d'un droit
proprement juridique, ce qui se fera par le biais d'une désanthropologisation
du Droit moderne inspirée du droit naturel des Anciens.

10
Première partie : Généalogie de la liberté des homosexuels et les
logiques contemporaines de sa normalisation

Chapitre I : Dépénalisation de l'homosexualité et ses champs moderne


et contemporain d'application

I. 1. Dépénalisation de l'homosexualité : passage d'une logique


reproductive à une logique hédoniste

A partir du XVIIIe siècle, on assiste à une certaine modernisation des


idées se traduisant par une nouvelle perception et conception de la nature
humaine, et a fortiori par une profonde mutation des discours concernant la
sodomie laquelle était condamnée à cette époque par l'Eglise et par les
différents codes pénaux. Plus précisément, une telle mutation des discours
conduit à la dépénalisation du crime de sodomie en 1791, en France, ce que
renforce le code napoléonien de 1810 qui n'incrimine plus les « mœurs
contre nature ». Pour ce faire, Jeremy Bentham, philosophe anglais, a
énormément contribué au caractère révolutionnaire de ces nouvelles idées :
« la conception de Jeremy Bentham sur l'homosexualité n'est que le fruit de
sa théorie générale appliquée à un aspect spécifique de l'activité humaine.
Le philosophe anglais demeure le seul intellectuel de son temps à s'écarter
de l'opinion populaire »12. En effet, cette « théorie générale », pionnière de
l'utilitarisme (anglais) – doctrine philosophique consistant à rechercher et à
maximiser le bien-être d'un individu, par extension d'une société, au travers
d'un calcul raisonné et rationnel des plaisirs – s'applique « à un aspect
spécifique de l'activité humaine », à savoir la sexualité, et plus
particulièrement l'homosexualité : la recherche du plaisir en tant que
maximisation du bien-être d'un individu finit par substituer à la logique
reproductive, traditionnelle de la sexualité une logique hédoniste qui laisse
entrevoir la possibilité de plaisirs sexuels avec le même sexe. Idée novatrice
à cette époque, qui « s'écarte de l'opinion populaire », car avant Bentham,
toutes les théories s'accordaient à conférer à la sexualité une fonction
12 Daniel Borrillo, Dominique Colas, L'homosexualité de Platon à Foucault : Anthologie critique, PLON, 2005, p.
223

11
uniquement procréatrice. Pour le dire autrement, « la liberté tant célébrée au
siècle des Lumières trouvait ses limites dans la sexualité » 13. Jean-Jacques
Rousseau, notamment, dans sa théorie de l'état de nature démontre cette
fonction reproductrice de la sexualité : à l'état de nature – en tant que fiction
hypothétique et nullement réalité historique – l'homme, vivant isolé, dans
une solitude totale mais heureux, ne se retrouve avec ses congénères que
pour les besoins reproductifs, ce qui n'engageait ni amour, ni contrat de
mariage, ni sentiment de jalousie etc. Effectivement, isolé de tout lien
social, il ne peut pas encore développer des idées et sentiments qui naîtront
suite à l'association des hommes entre eux dès les sociétés primitives, puis
avec l'avènement du pacte social : il ne peut pas en particulier se comparer à
autrui, développer l'émulation, par extension les notions de mesure, de
calcul, au fondement d'un développement de son intelligence. Il ne peut
donc pas non plus, dans l'absence de comparaison et rivalité avec autrui,
éprouver de la jalousie, ce sentiment face à la perte éventuelle de l'être aimé
convoité, et a fortiori l'amour, en tant qu'objet d'une union durable. Dès lors,
selon la perspective rousseauiste, l'homme s'oriente naturellement vers la
sexualité comme mode de reproduction et de perpétuation de l'espèce : sa
conception de la nature humaine en vient à fournir une logique normative de
la sexualité – norme naturelle, bien que paradoxalement il n'y ait pas de
distinction du bien et du mal à l'état de nature (les normes dérivant des
relations sociales). Il en résulte que si dans les sociétés civiles les rapports
entre hommes et femmes s'avèrent régis par une fonctionnalité autre que la
procréation, ce ne peut être que le produit culturel des institutions lesquelles
favorisent une déviation du but naturel, et par là une dépravation : «
Combien de moyens honteux d'empêcher la naissance des hommes et de
tromper la nature ! Soit par ces goûts brutaux et dépravés qui insultent son
plus charmant ouvrage, goûts que les Sauvages ni les animaux ne connurent
jamais, et qui ne sont nés dans les pays policés que d'une imagination
corrompue (homosexualité), soit par ces avortements secrets, dignes fruit de
la débauche et de l'honneur vicieux (libertinage) (…) » 14. Autrement dit,
selon Rousseau, l'homosexualité, mais également tout type de rapport sexuel
13 Daniel Borrillo, Jack Lang, Homosexuels, Quels droits ?, Edition Dalloz, 2007, p. VIII
14 J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, GF Flammarion, Paris,
2008, p. 165

12
non reproducteur, s'assimilerait à un fruit de la culture, permis par les
institutions, mais dénaturant la norme originaire et naturelle. Tel que le
résume bien Daniel Borrillo, « les mœurs que certains appellent « contre
nature » (mais Rousseau n'emploie pas cette formule, sauf erreur) ne le sont
que par rapport à la nature originaire, mais le mariage hétérosexuel pourrait
aussi bien être dit « contre nature », comme toute forme de vie sociale » 15.
Ainsi, si la liberté juridique accordée aux hommes des Lumières du XVIIIe
siècle trouve ses limites dans la sexualité, c'est parce que cette dernière ne
fait pas encore l'objet d'une question juridique, mais plutôt d'une norme
naturelle.
Cependant, il semblerait que Rousseau ait dans une certaine mesure
nuancé sa position au sujet de la sexualité. Aussi, déclare-t-il dans l'Emile :
« la femme est faite pour le plaisir à l'homme » 16. La femme deviendrait de
ce fait une source de « plaisir » pour l'homme, lors des rapports sexuels en
particulier – fonction qui lui était déniée auparavant. Néanmoins, le citoyen
de Genève demeure très hostile au plaisir du même, telles que ses
Confessions en témoignent. Il y raconte sa mésaventure avec un prêtre qui
tente d'abuser de lui étant enfant, épisode de sa vie qui provoqua un
véritable traumatisme et développera chez lui une hostilité définitive vis-à-
vis des homosexuels : « véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir
pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage
affreux enflammé de la plus brutale concupiscence »17. Dans ce récit, il y
souligne d'ailleurs le paradoxe d'une pratique de l'homosexualité,
encouragée par le biais de l'éducation, par l'Eglise catholique romaine, bien
qu'elle la condamne moralement dans ses discours : il y narre un échange
avec un des administrateurs venus le voir pour le sermonner de « faire
beaucoup de bruit pour peu de mal », lui expliquant que lui-même dans sa
jeunesse « avait eu le même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de
faire résistance, il n'avait rien trouvé là de si cruel » ; « il semblait ne
m'instruire que pour mon bien »18. Or, il se pourrait que l'admission par
Rousseau de l'expérience d'un plaisir au sein de rapports hétérosexuels en

15 Daniel Borrillo, Dominique Colas, op. cit., p. 117


16 J.-J. Rousseau, Emile ou de l'éducation, L. V, p. 488
17 J.-J. Rousseau, Confessions, p. 58
18 J.-J. Rousseau, ibid., p. 59

13
vienne à contredire sa pensée initiale de la finalité reproductrice de la
sexualité. Effectivement, il revient du mécanisme même de l'esprit humain
de chercher à renouveler un plaisir qu'on a pu préalablement expérimenté.
L'expérience du plaisir, en d'autres termes, peut conduire dans les rapports
sexuels à la recherche et au désir sans cesse renouvelé de ce plaisir même.
Par ce biais, si la finalité procréatrice semblait être la fin des relations
sexuelles, du fait de l'expérience du plaisir, on finit par rechercher le plaisir
comme fin en soi. C'est ce qui plus précisément distingue l'homme de
l'animal : alors que l'animal cherche à se reproduire lors de périodes dites de
« reproduction », c'est-à-dire de grande fécondité, où la femelle a selon
l'expression triviale mais explicite « ses chaleurs », l'homme se reproduit
sans période déterminée, parce qu'il recherche avant tout la jouissance.
Ainsi, si l'animal ressent un besoin sexuel de reproduction (en vue de la
conservation de son espèce), l'homme, dont le mécanisme de l'esprit se
révèle plus complexifié, éprouve un désir sexuel de jouissance. On peut
donc en déduire une nouvelle conception de la nature humaine, différente de
celle théorisée par Rousseau. Dès lors, si ce dernier a pu expérimenter
individuellement un traumatisme d'un rapport sexuel avec le même, il n'est
pas dit qu'aucune personne ne puisse ressentir du plaisir, et par là rechercher
ce plaisir, avec d'autres personnes du même sexe. En somme, la logique
reproductrice rousseauiste suscite une contradiction en elle-même, ouvrant
les portes à la logique hédoniste de Bentham... - ce qui, au travers d'une
nouvelle perception et conception de la nature humaine, ouvre également la
voie au traitement juridique de l'homosexualité : la liberté sexuelle, garantie
par l'Etat et contre ses interférences, sera proclamée par les libéraux du
XVIIIe siècle. A présent, « la liberté de l'individu se pense donc utilement
comme une liberté à l'égard de sa propre nature. (…) Cette modernité
individualiste et artificialiste (…) pense la personne comme étant le
construit de la volonté et non pas le donné de la nature, ou, plus
précisément, comme le produit de la technique juridique et non pas comme
une qualité ontologique de l'être humain que le droit devrait se contenter de
consacrer »19.

19 Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. A propos de l'affaire Perruche, Paris, Gallimard, coll « Le
Débat », 2002, p. 78

14
De ce fait, Bentham se démarque radicalement de la conception
rousseauiste et du sens commun en réhabilitant l'homosexualité selon une
perspective hédoniste. Plus précisément, ce dernier ne se contente pas de
substituer à la logique reproductive le plaisir comme fin, mais il remplace
plus exactement l'utilité de la conservation de l'espèce par l'utilité que
procurerait le plaisir. En effet, c'est au travers d'une redéfinition du concept
d'utilité qu'il parvient à revaloriser l'homosexualité, et c'est donc plus
précisément au travers d'une critique de ses adversaires sur leur terrain
même, à savoir l'utilité, qu'il peut réhabiliter la pratique de l'homosexualité.
Tandis que ses adversaires (dont Rousseau) considèrent l'utilité en tant que
ce qui satisfait à une certaine fin, à savoir dans le cas de la sexualité la
reproduction, ce philosophe anglais redéfinit l'utilité comme la tendance
qu'a un objet extérieur ou intérieur à procurer le bien et à annihiler le mal.
Par conséquent, la sexualité ne serait plus jugée utile en tant qu'elle
satisferait à une fin de reproduction, mais en tant qu'elle procurerait du
plaisir, et éviterait de causer du mal à autrui. Il serait par ce biais absurde de
condamner l'homosexualité par des lois lesquelles ont pour fonction d'établir
une médiation entre moi et autrui, permettant d'éviter qu'autrui ne devienne
un objet de contrainte pour moi et inversement, dans la mesure où le Droit,
défini comme tel, ne peut et ne doit que réglementer des rapports
intersubjectifs pouvant causer du tort, nuire à l'un ou à l'autre. Il en résulte
que le nouveau traitement juridique de la sexualité humaine se traduit par
une opposition à toute condamnation par les lois de l'épanouissement sexuel.
Epanouissement sexuel à comprendre dans une nouvelle forme de liberté
humaine, individuelle, autonome : « L'autonomie individuelle appréhendée
comme « la possibilité reconnue au sujet de poser sa propre norme » 20, c'est-
à-dire comme un principe « placé au service de l'épanouissement de la
personne » s'exprime particulièrement dans le droit de disposer librement de
soi »21. Effectivement, parce que l'homosexualité procure du plaisir, et non
du déplaisir, c'est-à-dire parce qu'elle procure du bien, et non du mal, elle ne
peut qu'être accusée à tort de faire le malheur d'autrui, et de ce fait être
condamnée injustement par les codes pénaux. Tel que le résume Bentham, «
20 Diane Roman, « Le corps a-t-il des droits que le droit ne connaît pas ? » « La liberté sexuelle et ses juges : étude de
droit français et comparé », Recueil Dalloz, 2005, p. 1509
21 Daniel Borrillo, op. cit., éditions Textuel, Paris, 2019, p. 20

15
Pour ce qui relève de quelque mal primaire, il est évident que ce délit ne
cause de douleur à personne. Au contraire, il est source de plaisir (…) » 22.
Bien que légal, il serait donc illégitime de considérer l'homosexualité à
l'image d'un délit, et bien qu'amorale elle ne devrait en aucune façon être
considérée comme un tort – ce qui supposerait d'ailleurs que les interdits du
Droit suivent les prescriptions de la Morale... Un tort, effectivement,
punissable par la loi, et devenant un délit, doit par définition faire du tort, et
être dommageable à autrui, sinon il n'a aucune raison d'être. Il existe de fait,
mais non de droit, bien qu'au sein du Droit. Dans la tentative de renforcer
encore cette idée que l'homosexualité serait une source de plaisir, et non de
peine, Bentham souligne que les rapports homosexuels constituent des
relations consentantes entre deux individus agissant en toute liberté et, par
conséquent, en toute responsabilité dans la mesure où ce sont deux individus
majeurs qui ont choisi librement de se mettre dans une relation. Pour le dire
autrement, cette relation a fait au préalable l'objet d'un accord rationnel : «
Les partenaires sont tous deux consentants. Si l'un des deux n'est pas
consentant, l'acte n'est pas celui que nous voulons considérer ici : il s'agit
d'un délit totalement différent de part la nature de ses effets. C'est une
atteinte à la personne, une sorte de viol » 23. Ainsi, la loi tendrait à confondre
deux types de rapport sexuel aux effets pourtant très différents :
l'homosexualité, en tant que relation procurant du plaisir et ayant fait l'objet
d'un consentement, et le viol, en tant que relation procurant de la peine et
n'ayant pas été consentie. Elle en viendrait donc à rabattre l'homosexualité
sur le viol, c'est-à-dire à proclamer que tous les homosexuels sont des
violeurs : « c'est au fond comme si l'on ne faisait pas de distinction entre le
concubinage et le viol »24. Or, parce qu'il est absurde de condamner le
concubinage – hormis peut-être pour des raisons religieuses et morales, ce
qui, une fois de plus, consiste à rabattre à tort le Droit sur la Morale –
l'homosexualité ne devrait pas être sanctionnée par la loi : cela est évident
en ce qui concerne l'hétérosexualité, mais ne l'est pas dans le cas de
l'homosexualité, bien que les effets sur les individus soient similaires. Ce
qui change, en effet, ce n'est pas le mode de rapport, mais les termes de ce
22 J. Bentham, Défense de la liberté sexuelle, écrits sur l'homosexualité, édition Mille et une Nuits, 2004, p. 9
23 J. Bentham, ibid., p. 9
24 J. Bentham, ibid., p. 12

16
rapport. En somme, non seulement l'homosexuel ne cause pas de tort à
autrui, mais également il n'est pas dommageable envers l'ensemble de la
société, car dans la mesure où il participe à la maximisation du bien-être
d'un individu, il contribue par extension à la maximisation du bien-être
d'une société : en étant heureux, effectivement, un citoyen se révèle plus
apte à participer au développement économique de la société dans laquelle il
se trouve, selon une conception utilitariste. Dès lors, l'homosexualité, loin
d'être un frein à la société, en conditionnerait plutôt le développement,
puisque ce n'est pas tant le facteur démographique qui est signe d'une
société en bonne santé, mais plutôt le facteur productif : « ce n'est pas la
force de l'inclination d'un sexe pour l'autre qui est la mesure du nombre des
hommes, mais les moyens d'existence qu'ils peuvent trouver ou produire
dans un lien donné »25. En d'autres termes, la disparition d'une société ne
dérive pas d'un manque de fécondité des hommes, c'est-à-dire d'un manque
de procréation, mais de l'incapacité à transformer les ressources premières, à
créer les richesses de la société, à se rendre utiles en un mot. Or, justement,
pour se rendre utiles, les hommes doivent être heureux et maximiser les
sources de leur plaisir. Si ils s'avèrent être homosexuels, l'homosexualité fait
partie de l'un de ces plaisirs. La productivité serait donc plus utile à la
société que la fécondité. A propos de cet argument de la disparition de la
société, Bentham insiste même sur l'hypocrisie de ceux qui la théorisent : si
l'on condamne injustement les homosexuels car ils ne participent pas à la
reproduction, et par là à la perpétuation de la société, on devrait, en poussant
cet argument jusqu'au bout, condamner de même le célibat des prêtres qui
ne sert pas, mais dessert de la même manière la procréation. On retrouve
donc encore une contradiction inhérente à la loi elle-même, car elle se révèle
une fois de plus injuste, et par ce biais illégitime : elle était dans le tort
précédemment de considérer selon une égalité de traitement un homosexuel
et un violeur, désormais elle est dans le tort de considérer selon une inégalité
de traitement l'homosexuel et le prêtre. Il semble, à nouveau, que le Droit
non seulement se fonde sur la morale, mais protège cette dernière, au travers
de sa protection de l'Eglise et du célibat des prêtres. Cette immixtion du
Droit et de la Morale, en particulier chrétienne, fait justement l'objet d'une

25 J. Bentham, op.cit., p. 33

17
critique sévère de la part de ce philosophe anglais : il précise que si les lois
de son époque punissent l'homosexualité, c'est parce que la loi divine,
éternellement et uniquement bonne, le légitimerait. Soit, la loi divine
rendrait légitime, selon une valeur supérieure, la loi étatique, qui se
calquerait sur cette dernière. Dans la Bible, au livre de la Genèse (19,
versets 1 à 29), l'épisode de Sodome et Gomorrhe narrant la foudre de Dieu
qui brûla ces villes pour cause de leurs péchés, parmi lesquels figure
l'homosexualité, paraît à première vue aller dans le sens d'un interdit divin
de s'accoupler avec le même (bien que de nos jours les historiens s'accordent
pour affirmer que ces villes auraient été punies pour cause plutôt de leur
inhospitalité). La ville de Sodome aurait même donné naissance au terme de
« sodomie ». Néanmoins, si Dieu omniscient et omnipotent s'avérait
véritablement contre cette pratique sexuelle, pourquoi n'a-t-il pas brûlé
toutes les cités concernées par ce fléau ? Telle est l'argumentation suivie par
l'auteur de la Défense de la liberté sexuelle : « cela ne peut absolument pas
être une raison qui permette aux hommes de le punir. (…) Si Dieu donc l'a
puni, ce fut pour une raison que les hommes ne peuvent connaître » 26. Ainsi,
une mésinterprétation de la loi divine aurait conduit à de mauvaises
théorisations puis pratiques de la loi étatique. Punir l'homosexualité, par
conséquent, en se fondant sur la loi de Dieu ne peut être qu'infondé et
illégitime, car cela relève du mystère divin : « Quelle profondeur dans la
richesse, la sagesse et la science de Dieu ! Ses décisions sont insondables,
ses chemins sont impénétrables ! » 27. En conclusion, la loi étatique, loin de
suivre la loi divine avec rigueur et humilité, l'altérerait plutôt par orgueil et
par sa volonté de rationaliser les voix divines impénétrables : « Que tes
pensées, ô Dieu, me semble impénétrables ! »28. On pourrait même hasarder
à dire que ce serait un crime d'hérésie...En bref, le crime de sodomie est une
aberration juridique, morale et humaine, et l'intolérance envers les
homosexuels est le fruit d'une longue tradition philosophique ayant construit
un discours moralisateur dans la haine du désir et de sa satisfaction, le
plaisir. C'est également, comme on l'a vu, le fruit d'une hypocrisie religieuse
qui tente tant bien que mal de créer une connexion entre les lois religieuses
26 J. Bentham, op. cit. p. 75
27 Saint-Paul, Epître aux Romains, 11, 33
28 Psaumes, 139

18
et les lois étatiques, ce qui se révèle en particulier à travers sa condamnation
de l'homosexualité malgré son encouragement du célibat des prêtres. Or, une
telle intolérance constitue une violation grave d'un Etat de droit, puisque la
loi contre la sodomie ostracise les homosexuels au lieu de protéger leur
liberté. L'Etat de droit devrait, au contraire, garantir les libertés individuelles
: il ne s'agit pas d'imposer aux individus la manière dont ils pourront prendre
leur plaisir, mais de garantir la jouissance de ce plaisir, en tant que droit
fondamental de l'homme. Pour ce faire, la liberté sexuelle, en tant
qu'individuelle et autonome, ne doit plus se fonder sur une prétendue norme
divine, naturelle et universelle – sorte de jusnaturalisme juridique, mais
plutôt sur un positivisme juridique où chaque Etat de droit en garantit son
usage. C'est pourquoi Bentham affirme, dans un cynisme à la Diogène, «
cela tient du prodige que personne n'ait jamais envisagé que c'est pécher que
de se gratter là où cela démange et que l'on n'ait jamais fixé que la seule
façon naturelle de se gratter est avec tel ou tel doigt et qu'il est contre-nature
de se gratter avec un autre »29. Autrement dit, pour pousser cette intrusion de
l'Etat dans la sphère privée des êtres humains jusqu'au comble de son
absurdité, et sous justification prétendue de la loi divine, notre auteur
explique que cet Etat devrait en venir à nous dicter comment prendre du
plaisir à se masturber, voire comment prendre du plaisir à se gratter
n'importe quelle partie de son corps.
La philosophie utilitariste de Jeremy Bentham qui place au centre de
tout le plaisir, garantit donc aux homosexuels la liberté de pouvoir jouir
légitimement de leur plaisir sexuel ; cet auteur ouvre par sa voix la voie aux
libertés dites individuelles que prône le libéralisme politique et juridique.
Effectivement, sa pensée révèle une façon libérale de concevoir la liberté
individuelle, et par extension la nature humaine par opposition au
républicanisme classique. Le libéralisme politique pense, plus précisément,
que les citoyens s'avèrent avant tout porteurs de droits subjectifs,
foncièrement inaliénables et attachés à leur dignité d'homme, ce qui suppose
et impose que la légitimité de l'Etat, et a fortiori du Droit, soit fondée sur le
respect, la garantie et la protection de ces droits individuels subjectifs : « La
libre disposition de soi constitue le soubassement de la démocratie libérale.

29 J. Bentham, op.cit., p. 80

19
Si tout être humain a des droits fondamentaux auxquels aucun pouvoir ne
peut légitimement attenter, c'est justement en raison de cette faculté initiale
de se posséder soi-même »30. Dans ce cadre, la liberté individuelle est
considérée comme « négative », car on est d'autant plus libre qu'aucun
obstacle ne s'oppose à notre liberté. Autrement dit, la liberté d'un individu y
est décrite comme inversement proportionnelle aux nombres d'obstacles
qu'elle rencontrent et qui tendent à en diminuer son poids. Soit, cette liberté
se trouve définie en tant qu'absence d'inférence d'autrui, voire de l'Etat dans
nos choix et dans nos actes. Par conséquent, la politique, mais aussi le
juridique, doivent se restreindre à une fonction régalienne de protéger les
libertés individuelles et privées, sans empêcher par une quelconque
providence étatique l'individu de réaliser sa liberté. De la même manière
que Bentham pensait qu'accorder à chacun le droit à son plaisir contribuait,
par l'intermédiaire du bien-être de l'individu, au bien-être de la société toute
entière, les libéraux théorisent que la poursuite par chaque individu de ses
intérêts égoïstes concourent à l'intérêt de tous, à l'image de cette « main
invisible » dont parle Adam Smith : il n'y aurait pas besoin d'une
intervention étatique pour réguler ces libertés individuelles, elles se régulent
toutes seules. Dans cette lignée s'inscrit à ce propos un disciple de Bentham,
John Stuart Mill, en particulier dans son ouvrage De la liberté. Dans ce
livre, Mill conceptualise une liberté autour de cette thématique de la non-
intervention. Bien que ce dernier n'y évoque pas expressément le cas de
l'homosexualité, on peut appliquer ses théories au cadre d'émergence et
d'émancipation des libertés homosexuelles. Dès lors, le principe de la non-
intervention « a pour but (…) de régler absolument les rapports de la société
et de l'individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens
utilisés soient la force physique par le biais de la sanction pénale ou la
contrainte morale exercée par l'opinion publique »31. Pour le dire autrement,
sa théorie de la non-intervention vise à supprimer toute contrainte
extérieure, physique (la force des lois) comme psychiques (les coutumes et
mœurs morales) qui annihilerait aux individus le droit de jouir librement de
leur liberté. C'est en ce sens que cette liberté est jugée « négative » : elle

30 Daniel Borrillo, op.cit., p. 11-12


31 J. S. Mill, De la liberté, Gallimard, p. 74

20
s'obtient par la suppression de tout ce qui faisait pression sur et visait à
supprimer notre liberté. En appliquant ce principe de la non-intervention au
cas de l'homosexualité, on peut donc dire que l'homosexuel est libre d'agir
comme il le désire, dans la mesure où autrui ne diminue pas sa liberté, et
tant que lui-même ne représente pas une menace envers la liberté d'autrui.
C'est une liberté garantie par la médiation juridique. Ce principe de non-
intervention proclame à proprement parler une non-inférence, et plus
précisément une non-ingérence dans les affaires privées : l'Etat ne peut pas,
sous le prétexte de la volonté générale et de l'intérêt public, restreindre
physiquement et psychologiquement les volontés individuelles et les intérêts
privés, en un mot les choix d'un homosexuel. « Contraindre quiconque pour
son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification
suffisante. Un homme ne peut pas être légitimement contraint d'agir ou de
s'abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait
plus heureux ou que, dans l'opinion des autres, agir ainsi serait sage ou
même juste »32. Ainsi, que ce soit une contrainte égoïste moralement (un
individu en contraint un autre pour son propre bien), ou une contrainte juste
moralement (la société, l'Etat le contraint en faveur d'un bien commun),
dans les deux cas, il est illégitime de contraindre une personne eu égard au
respect fondamental de ses droits et libertés individuelles. Le juridique doit
se mettre au service de la protection de l'individu, à défaut du service du
bien commun sociétal ou étatique : parce que l'Etat est un produit de
l'individu, et parce que celui-ci ne peut donner à celui-là que ce qui lui
appartient, dans la finalité de protéger ses biens inaliénables, les lois doivent
servir l'individu avant l'Etat. Le libéralisme politique, en ce sens, dont Mill
en est une des figures représentatives de son siècle, accorde le primat au
bien pour soi, au bonheur de l'individu, sur le bien en soi, la morale d'une
société en vue de l'intérêt public, car les libéraux supposent que c'est à
travers le respect des droits individuels que les individus peuvent mieux
servir la société dans laquelle ils se trouvent. Et ce primat de
l'épanouissement personnel sur le bien public doit conduire à une séparation
des sphères morale et juridique traditionnellement intrinsèquement liées...-
selon une conception initialement de Bentham. En d'autres termes, aucune

32 J. S. Mill, op. cit., p. 74

21
entité extérieure ne peut nous dicter nos choix, nos décisions, seul l'individu
concerné peut connaître ce qui le rend (bien)heureux. Par exemple, dans
l'histoire, au XVIIIe et au XIXe siècles, les homosexuels, confinés dans leur
amour-propre, contraints par les différents codes pénaux, menaient une vie
malheureuse. C'est pourquoi Mill réaffirme que « la seule raison légitime
que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses
membres est de l'empêcher de nuire aux autres »33. De ce fait, il ne peut y
avoir aucune raison suffisante pouvant légitimer qu'au nom d'un intérêt
privé ou public on s'attaque aux droits inaliénables des citoyens, dont font
partie les homosexuels – du moins tant qu'ils ont atteint la majorité, tant que
les lois s'adressent : « aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés
»34, néanmoins il peut y avoir une raison nécessaire seulement au cas où des
homosexuels, à l'image de tout autre citoyen, s'attaquerait aux droits des
autres individus. En résumé, la liberté d'action d'un individu ne peut être
légitimement réduite qu'au nom de deux principes : si l'individu ne jouit pas
encore de toutes ses facultés psychiques et n'a pas encore atteint la majorité
(donc sa responsabilité juridique), et si surtout il représente une menace
pour autrui. Il n'est par ce biais pas acceptable de justifier la diminution de
la liberté d'un homosexuel au nom de sa propre protection ou au nom de la
préservation de l'ordre public : « Personne n'est autorisé à dire à un homme
d'âge mûr que, dans son intérêt, il ne doit pas faire de sa vie ce qu'il a choisi
d'en faire. Il est celui que son bien-être préoccupe le plus : l'intérêt que peut
y prendre un étranger est insignifiant, à moins d'un vif attachement
personnel »35. En effet, il serait au contraire infantilisant de la part d'un Etat
ou d'une société de prendre sous son contrôle le bonheur de chaque
individu : en tant qu'être pleinement rationnel, chaque personne, dont un
homosexuel, s'avère en mesure de s'occuper de ce qui le préoccupe le plus, à
savoir son intérêt personnel. Ainsi, « à mesure qu'a décliné la morale
traditionnelle, la liberté sexuelle a été reconnue comme une liberté à part
entière »36.
En conclusion, tout un discours théorique se révèle au fondement de

33 J. S. Mill, op. cit., p. 74


34 J. S. Mill, ibid., p. 74
35 J. S. Mill, ibid., p. 78
36 Daniel Borrillo, op.cit., p. 53

22
la dépénalisation juridique du crime de sodomie au XVIIIe siècle. Ces idées
novatrices favorisant l'émancipation politique des homosexuels sont, en
particulier, mises en vigueur par les penseurs libéraux de l'époque, à savoir
Jeremy Bentham lequel à travers sa redéfinition du concept d'utilité juge
utile tout ce qui procure du plaisir à un individu, dont le plaisir sexuel
détaché de toute finalité reproductrice classique. Cette logique hédoniste
ouvre ensuite un peu plus tard la voie à la garantie des libertés individuelles,
à travers particulièrement la théorisation de la non-intervention de l'Etat
dans les droits subjectifs des individus par son disciple John Stuart Mill.
Cependant, une telle dépénalisation juridique de l'homosexualité qui
dé-légitimise tant le judiciaire (à savoir les institutions coercitives de
sanction) que le juridique (donc, le Droit) dans le traitement du cas des
homosexuels, conduit, par une sorte de subterfuge, à une délégation de ce
pouvoir étatique à la médecine légale de l'époque, alors en plein essor au
XIXe siècle, dans le contexte de développement des sciences. Tel que le
souligne, en effet, Daniel Borrillo citant Jean Danet « le silence des codes
pénaux fut accompagné d'une jurisprudence particulièrement répressive à
l'égard des homosexuels et d'un appareil médico-psychiatrique extrêmement
violent »37. Nous allons voir en effet en quoi « la règle juridique a du mal à
s'affranchir des préjugés »38, malgré ces innovations théoriques.

I. 2. Délégation du pouvoir juridique au pouvoir médical : le


phénomène du « biopouvoir », nouveau paternalisme juridique

Dès la naissance de la médecine légale au XIXe siècle, et plus


précisément avec l'émergence de la psychiatrie qui s'est donnée pour but de
normaliser la vie en vue de la santé des hommes : « la médecine sociale
serait la forme excellente de références normalisatrices à la vie et à la santé
qui caractérisent la biopolitique et sous différentes modalités (santé
publique, psychologisation et médicalisation du travail social (…)) » 39, les
comportements des êtres humains se trouvent étudiés et examinés
37 Daniel Borrillo, « Histoire juridique de l'orientation sexuelle », Hal archives-ouvertes, 2016, p. 7
38 Daniel Borrillo, Disposer de son corps : un droit encore à conquérir, éditions Textuel, 2019, p. 53
39 Emmanuel Renault, « Biopolitique, médecine sociale et critique du libéralisme », Multitudes, 3/2008 (n°34), p. 195

23
scientifiquement dans la tentative de les canaliser, contrôler, maîtriser. C'est
ce que l'on nomme le « biopouvoir » en tant que la médecine agit (pouvoir)
dans la vie (bio) des individus. Dès lors, on peut observer que la médecine
devient la référence normative, à travers plus précisément le passage d'une
normalisation juridique à une normalisation médicale, c'est-à-dire de crimes,
voire péchés (faisant l'objet du Droit, y compris dans sa tendance
moralisatrice) aux maladies, dont les anomalies pathologiques à la fois
physiques et mentales. Pour le dire autrement, une anomalie physiologique
ou psychologique devient une anormalité médicale et par extension sociale,
dans un mécanisme de relais juridique. Ce qui tend à renverser la conception
de la liberté humaine, dont sexuelle, par les libéraux : le « biopouvoir » tend
à insérer une nouvelle ingérence de l'Etat et du juridique, dans la vie des
individus – l'Etat a commencé, selon Foucault, à imposer aux individus de
se soumettre à des contrôles médicaux (par exemple, la médecine du travail,
la médecine scolaire voient le jour) et à des règles d'hygiène pour contrôler
leur force productrice de travail. Plus largement, l'Etat s'est progressivement
institué comme référence au service de la santé des personnes, en violation
de l'autonomie individuelle, sous légitimation du pouvoir médical
institutionnel : ce phénomène peut être défini comme « l'ensemble des
mécanismes par lesquels ce qui, dans l'espèce humaine, constitue ses traits
biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l'intérieur d'une politique,
d'une stratégie politique, d'une stratégie générale du pouvoir » 40. De ce fait,
la délégation du juridique au médical conduit à un nouveau paternalisme
juridique, à la légitimation d'un certain ordre social et d'une certaine
organisation politique, - paternalisme sous une nouvelle forme (ingérence
par l'intermédiaire d'institutions comme l'hôpital, l'administration, la prison,
le comité d'éthique, l'école) et sous une nouvelle modalité (le corps des
individus, objet de la médecine). Ainsi, alors que l'Etat pourrait laisser
accroire aux individus que cette nouvelle systématisation de la société avait
pour enjeu leur « droit à la santé », Michel Foucault souligne qu'il s'agissait
davantage d'un « droit » aux « moyens de santé », donc d'un droit accordé à
l'Etat par la médecine aux régulations des hommes par l'intermédiaire de la

40 M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, « Leçon du 11 janvier 1978 », éd.Seuil/Gallimard, coll. « Hautes
études », p3

24
santé. Comme le résume encore cet auteur « le sodomite était un relaps,
l'homosexuel est maintenant une espèce »41. Soit, l'homosexuel était
considéré par l'Eglise tel un hérétique (et a fortiori par l'Etat tel un
criminel), désormais la médecine légale et clinique le classe, le catégorise en
tant qu'une espèce sexuelle spécifique. D'ailleurs, « c'est vers les années
1870 (à la fin du siècle) que les psychiatres ont commencé à en faire une
analyse médicale (…) on commence soit à interner les homosexuels dans les
asiles soit à entreprendre de les soigner. On les percevait autrefois comme
des libertins et parfois comme des délinquants » 42. Il en résulte que le
contrôle de l'esprit (de l'hérétique, du criminel) se transmute en un contrôle
du corps (l'espèce sexuelle) : « le contrôle de la société sur les individus ne
s'effectue pas seulement par la conscience ou par l'idéologie, mais aussi
dans le corps et avec le corps »43. Dans ce nouveau contexte où la politique
sociale se fonde désormais sur les savoirs et pouvoirs de la médecine, l'objet
homosexuel change de statut : « en effet, à la fin du XIXe siècle, s'opère une
nouvelle manière d'approcher la question homosexuelle. Pour l'esprit
scientifique de l'époque, il a été nécessaire de la faire sortir du registre du
péché pour l'analyser sous l'angle de la médecine. Auxiliaire de la justice, la
médecine légale apparaît comme la première discipline moderne à traiter de
l'homosexualité »44. De ce fait, le juridique se caractérise à présent par de
nouveaux moyens répressifs (la médiation médicale), par un nouvel objet (le
corps des individus) et par une nouvelle finalité (opposer à la recherche
libérale de l'épanouissement personnel l'intérêt public à travers la mise hors
d'état de nuire d'individus jugés potentiellement dangereux pour la société
par la médecine : « il n'est plus question de droits subjectifs de l'individu
mais de l'ordre public (objectif) de la dignité humaine » 45). Cela conduit, à
rebours de toute une pensée libérale, à renouer avec l'alliance classique entre
le Droit et la Morale : « il ne s'agit plus de promouvoir les droits de l'homme
(individuel) mais les droits de l'Humanité (générale) »46, donc de rendre

41 M. Fouault, Histoire de la sexualité, Tome I , La volonté de savoir, Gallimard, p. 59


42 M. Foucault , « Non au sexe roi »,Le Nouvel observateur ,12-21 mars 1977. Article repris in Dits et
écrits ,Gallimard , 1994, T.3,p.256-269.Citation,p.261 -262.
43 M.Foucault, Histoire de la sexualité, Tome III, Le souci de soi, Gallimard, p. 210
44 Daniel Borrillo, « Histoire juridique de l'orientation sexuelle », Hal archives-ouvertes, 2016, p. 7
45 Daniel Borrillo, op. cit., p. 28
46 Daniel Borrillo, ibid., p. 28

25
encore les citoyens vertueux. Tel que le souligne, en ce sens, Olivier Cayla «
même dans le contexte apparent de la plus pure privacy, la présence
permanente de l'humanité qui l'habite lui interdit pourtant toute solitude et
toute possibilité d'échapper à la transcendance des réquisitions d'un ordre
public »47.
Ce tournant décisif, juridico-médical, qui offre de nouvelles
possibilités répressives à l'égard des homosexuels, s'explique plus
exactement par les pertes humaines considérables dues à la guerre franco-
prussienne en 1870, faisant presque 150 000 morts du côté français. Cette
chute démographique entraîne alors une nécessité et une urgence de
régulation des mœurs sexuelles, à travers ce que la médecine sociale
appelait à cette époque « l'hygiène sociale », c'est-à-dire à la fois la lutte
contre toute forme de phénomène pouvant au travers des maladies annihiler
l'espèce humaine, et l'encouragement corrélatif de la procréation. On
constate par ce biais le retour aussi du facteur démographique et de l'utilité
reproductive de la sexualité dus à des circonstances politico-historiques, et
bien que ces arguments avaient également été contrés préalablement par les
discours du libéralisme politique. Cette nouvelle logique répressive s'inscrit,
comme le souligne notamment Foucault dans Histoire de la sexualité, Tome
I La volonté de savoir, dans l'essor du capitalisme naissant, nécessitant
l'accroissement de la main d'oeuvre afin d'augmenter le rendement
économique et productif des entreprises : « (…) jusqu'aux nuits monotones
de la bourgeoisie victorienne. La sexualité est alors soigneusement
renfermée. Elle emménage. La famille conjugale la confisque. Et l'absorbe
tout entière dans le sérieux de la fonction de reproduction » 48. Afin donc
d'accroître la main d'oeuvre, le couple hétérosexuel, à la finalité
reproductrice, fait loi. On observe une normalisation de la structure
familiale chargée de respecter les contours définis par la loi. Ainsi, une triple
justification historique : politique (la guerre de 1870), anthropologique (la
chute de la démographie nationale) et économique (le besoin de main
d'oeuvre consécutif au développement de l'industrie capitaliste), vient
réduire à néant les avancées théoriques et juridiques des penseurs libéraux

47 Olivier Cayla et Yan Thomas, op.cit., note 3


48 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Tome I, La volonté de savoir, Gallimard., p. 1-2

26
qui étaient parvenus à une dépénalisation du crime d'homosexualité.
La médecine sociale devient donc capitale, elle devient le référent
politique et juridique qui doit contribuer à « l'hygiène sociale », dans un
contexte où la succession interminable des régimes politiques au cours du
XIXe siècle, suite à la Révolution de 1789, engendre une perte progressive
de la confiance de l'opinion populaire dans les institutions politiques. En
d'autres termes, la médecine devient un substitut du juridico-politique, et la
logique répressive envers l'homosexualité se déplace des mains du pouvoir
politique à celles du « biopouvoir », malgré comme nous avons commencé à
l'analyser un phénomène de retour au juridique. Ambroise Tardieu,
représentant de la médecine légale en France, s'inscrit justement dans cette
entreprise d'un savoir médical mis au service de la répression pénale. Dans
son ouvrage, Etude médico-légale des attentas aux mœurs, paru en 1857, il
réserve un intitulé à la question « De la pédérastie et de la sodomie ». Il y
prétend construire une épistémologie devant oeuvrer en faveur du juridique,
à défaut d'une science se limitant à un pur savoir spéculatif : pour ce faire, il
affirme qu'il ne s'agit pas tant de déterminer les causes du phénomène
homosexuel (étiologie), mais plutôt d'être capable de reconnaître un
homosexuel selon sa physionomie extérieure : « je ne prétends pas faire
comprendre ce qui est incompréhensible et pénétrer les causes de la
pédérastie (mais) donner au médecin légiste les moyens de reconnaître les
pédérastes à des signes certains, et de résoudre ainsi, (…), les questions sur
lesquelles la justice invoque son assistance pour poursuivre et extirper, s'il
est possible, ce vice honteux »49. Paradoxalement, donc, la science,
initialement recherche des causes, devient, de par son immixtion au
juridique, une phénoménologie ou recherche des phénomènes extérieurs de
l'homosexualité (notamment, par le biais de l'observation des parties
sexuelles : « le développement excessif des fesses, la déformation
infundibuliforme de l'anus, le relâchement du sphincter, (…) les crêtes et
caroncules du pourtour de l'anus, la dilatation extrême de l'orifice anal, (…),
les ulcérations, les rhagades, les hémorroïdes, les fistules (…) » 50 etc.).
Ainsi, on assiste à une science descriptive du phénomène humain qui

49 A. Tardieu, Etude médico-légale sur les attentats aux mœurs, Paris, Baillière, 1859, p. 191
50 A. Tardieu, ibid., p. 170

27
conduit à une classification normative du genre humain par catégories
sexuelles : l'homosexuel y apparaît comme l'objet privilégié de toutes les
sciences cliniques en vue d'une catégorisation des individus dans la société.
Soit, le genre sexuel devient, par l'intermédiaire de la médecine légale, un
genre social avec d'un côté l'hétérosexuel qui représente l'archétype, le
modèle sexuel de référence, la norme sexuelle à adopter, et de l'autre côté
l'homosexuel assimilé à une sexualité inférieure, subalterne, et une
exception à éviter. Par conséquent, la description de Tardieu des faits
homosexuels ne s'avère pas anodine et vise essentiellement une
classification des individus jugée utile pour la société : entre, plus
précisément, deux catégories, à savoir d'une part les individus « normaux »,
et d'autre part les individus « anormaux », entre pour le dire autrement ceux
qui respectent la norme sexuelle, à la fois biologique et sociale (un couple
hétérosexuel, marié, avec des enfants, qui est la représentation du plus grand
nombre), et ceux qui l'enfreignent (un couple homosexuel, concubin, sans
enfant, assez minoritaire dans la société). Ainsi, « la raison médicale a
constitué un extraordinaire renouvellement idéologique permettant de
justifier l'hostilité envers les homosexuels. Cette médicalisation de l' «
homosexualité » n'a pas été un obstacle au retour de la répression légale, au
contraire elle l'a parfois justifiée »51. De ce fait, « affirmer que l'hétérosexuel
est normal, par conséquent, ce n'est pas se borner à un constat objectif fondé
sur la réalité observable, c'est en même temps porter un jugement, indiquer
une préférence »52. Le jugement de fait, purement descriptif et constaté, se
fait donc jugement de valeur, normatif et construit. Or, le concept de «
norme » y prend une nouvelle définition : il ne s'agit plus d'une loi juridique
accompagnée de sanction pénale, mais à présent d'une norme naturelle,
physiologique dont se distingue ce qui est désormais considéré comme une
anomalie pathologique, c'est-à-dire une maladie accompagnée d'une
guérison (d'une nécessité de curer). On peut remarquer d'ailleurs que c'est
parce qu'une norme naturelle influence à nouveau une norme juridique
(comme précédemment selon la perspective rousseauiste, et plus
généralement du siècle des Lumières) qu'il y a confusion entre le Droit et la
51 Jack Lang, Daniel Borrillo, op. cit., p. IX
52 Yves Roussel, « Les récits d'une minorité », in Daniel Borrillo (dir.) Homosexualités et droit, Paris, PUF, coll. « Les
voies du droit », 1998, p. 54

28
Morale, ici plus précisément entre l'analyse physique, physiologique des
individus, le reflet de leur moralité ou immoralité et par extension de leur
catégorisation dans la société et répression juridique. Dans cette façon de
concevoir les choses, l'homosexuel se trouve réduit à un malade, ce qui le
place nécessairement sous tutelle médicale. Cela contribue à diffuser l'image
d'un être homosexuel non pleinement rationnel, ou bien qu'ayant atteint sa
majorité encore mineur devant la loi – deux arguments de Bentham et Mill
(la rationalité et la majorité) qui s'avèrent donc réduits à néant par le travail
médical au service du juridique. En somme, l'Etat et le Droit, délégitimés
par les discours libéraux, ne pouvaient plus que relayer leur pouvoir de
contrôle à la médecine légale dans la tentative de faire taire la défense des
droits des homosexuels et de leurs libertés individuelles. Tardieu et ses
successeurs, par ce biais, assimilent le concept médical de dégénérescence
physique au concept social de dissidence politique : les individus anormaux,
malades, se révèlent dangereux pour la société, membres d'éventuelles
factions qui peuvent causer une fraction ou rupture dans la société, d'où la
nécessité corrélée d'un retour à un paternalisme juridique.
En conclusion, la médecine légale et clinique comme pouvoir de
relais des traitements juridico-politiques de l'homosexualité consiste
essentiellement à catégoriser les individus sous le registre de la normalité et
de l'anormalité, dans la finalité d'une catégorisation, puis discrimination
sociale : « c'était en effet une science faite d'esquives puisque dans
l'incapacité ou le refus de parler du sexe lui-même (Tardieu et sa récusation
de l'étiologie), elle s'est référée surtout à ses aberrations, perversions,
bizarreries exceptionnelles, annulations pathologiques, exaspérations
morbides. C'était également une science subordonnée pour l'essentiel aux
impératifs d'une morale dont elle a, sous les espèces de la norme médicale,
réitéré les partages »53. Or, on constate, consécutivement, la
conceptualisation de discours théoriques à partir de la médecine légale qui
viennent se substituer aux discours libéraux et libérateurs des droits des
homosexuels. S'ensuivra la définition commune du concept d' «
homosexualité ».

53 M. Foucault, op. cit., Gallimard, p. 72

29
I. 3. De la définition des concepts d'homosexualité, hétérosexualité et
homophobie

De ce travail scientifique et médical en vue de l' « hygiène sociale »


consistant à normaliser les individus d'une société, s'ensuivent
nécessairement des discours théoriques, dont en particulier une invention
et/ou une redéfinition des termes couramment employés. En effet, dans la
mesure où le langage est un moyen de communication sociale et que la
médecine légale influe sur les mentalités d'une société, il en résulte de toute
évidence que cette médecine du XIXe siècle influence le langage de
l'époque. La définition des concepts d'homosexualité et d'hétérosexualité
dérive de toutes ces logiques normalisatrices et répressives qui finissent par
se cristalliser dans des mots bien précis. Tel que le stipule, à ce propos,
Daniel Borrillo « l'invention du terme homosexualité, son utilisation
concomitante par une rhétorique militante et par un langage scientifique a
permis la cristallisation d'une dualité et d'une binarité sexuelle, de deux
espèces différentes et exclusives de la sexualité »54. Soit, les distinctions
conceptuelles (par exemple, entre homosexualité et hétérosexualité) ou
encore les codes linguistiques reflètent à présent les distinctions et normes
médico-morales et juridiques entre notamment l'anormalité et la normalité.
Effectivement, dans ce contexte, l'hétérosexualité y est définie en tant
qu'attirance sexuelle pour les individus du sexe opposé, jugée normale, alors
que l'homosexualité y est théorisée en tant que sexualité entre personnes du
même sexe, considérée comme anormale. Autrement dit, l'homosexualité
s'avère conçue toujours en référence, en fonction de l'hétérosexualité. Elle
n'a de ce fait pas d'existence en soi, de manière absolue, mais relativement à
la sexualité normale que représente le modèle de l'hétérosexualité. Ainsi,
l'homosexualité y apparaît comme l'envers, le contraire, l'autre de
l'hétérosexualité. Elle ne peut être définie que négativement, ce qui renforce
son prétendu caractère perversif pour la société. Cela conduit à récuser toute
existence réelle aux homosexuels, et à les réduire à des patients dont il
faudrait soigner leur maladie. On observe de cette façon un renforcement du
54 Daniel Borrillo, op.cit., p. 2

30
discours médical et juridique par le discours théorique lequel dérive des
premiers. Au départ, consécutif, il en devient par ce biais le corrélat
nécessaire, car le langage catégorise et la catégorisation est « le principe le
plus fondamental servant à organiser la pensée humaine et son action » 55.
Comme le révèlent les faits historiques, le terme d' « homosexualité »,
initialement forgé en 1868 par la médecine légale, s'avère l'année suivante,
en 1869 repris par un militant austro-hongrois, Karl Maria Kertbeny, dans le
but de la revendication d'une identité sexuelle (condamnée dès lors par
l'article 143 du code prussien). Or, tel que le souligne l'histoire, une fois
encore, cette revendication d'une identité sexuelle des homosexuels au nom
de l'innéité, et a fortiori d'une dépénalisation légale de l'homosexualité, ne
conduisent pas à sa légalisation, ni à l'admission d'une existence réelle des
individus homosexuels. Au contraire, plutôt, cela engendre l'affirmation
d'une maladie homosexuelle, donc l'idée que l'homosexuel suite à une
dévaluation axiologique ferait preuve d'une dévaluation ontologique – pour
reprendre une terminologie platonicienne, c'est comme s'il représentait un
accident, un non-être par opposition à la substance, au réellement étant
qu'est l'hétérosexuel -, ce qui renforce l'accroissement des mesures
normalisatrices et répressives. C'est la raison pour laquelle en 1887 le
psychiatre germano-autrichien, Richard Von Krafft-Ebing, intègre le concept
d' « homosexualité » dans la seconde édition de son encyclopédie des
déviations sexuelles, Psychopathia Sexualis, en la définissant telle une «
anomalie lors du développement du cerveau de l'embryon ou du fœtus,
anomalie provoquant une inversion sexuelle des sentiments, représentations
et désirs sexuels »56. On y retrouve donc les mots péjorativement connotés d'
« anomalie » et d' « inversion ». L'homosexualité y est véritablement
regardée telle une déviation, un détournement de la norme naturelle,
symbolisée par l'hétérosexualité. Plus largement, « enfermé dans le rôle du
marginal ou de l'excentrique, l'homosexuel est désigné par la norme sociale
comme bizarre, étrange ou fantasque »57. Pour le dire autrement,
l'homosexuel s'avérant a-normal, déviant de la norme, est par définition jugé
monstrueux ou bizarre. Il ne satisfait pas aux exigences d'un esprit rationnel
55 Derek Edwards et Jonathan Potter, Discursive Psychology, London, 1992, p.515
56 Cité par Daniel Borrillo dans op.cit., p. 1
57 Daniel Borrillo, L'homophobie, Que sais-je ?, PUF, p. 4

31
et normé, normatif, d'où son caractère « fantasque », capricieux,
imprévisible et étrange. Le mot d' « homosexualité » apparaît dans ce cadre
pour la première fois en France en 1907 dans le Larousse Mensuel illustré,
où il y est défini de la même manière. C'est pourquoi un écrivain comme
Proust préférera au concept d' « homosexualité » dont la dénomination
semble trop parente du mot « hétérosexualité » et paraît le placer à un même
niveau d'égalité, le terme d' « inverti ». C'est le cas pour l'un des
personnages invertis les plus célèbres de son roman A la recherche du temps
perdu, le baron de Charlus.
Encore aujourd'hui, à notre époque, l'hétérosexualité se trouve
définie par Le Nouveau Petit Robert (2008) (et avant par Le Petit Robert de
1996) en tant que « sexualité (normale) de l'hétérosexuel », tandis que
l'homosexualité se trouve dépourvue d'une telle normalité. Plus précisément,
si on note les synonymes listés dans ces dictionnaires, y compris
actuellement dans les dictionnaires plus récents, dont ceux en ligne, le terme
d'homosexualité masculine convoque les expressions de pédérastie, de
pédophilie, d'inversion, de socratisme, d'uranisme, et le terme
d'homosexualité féminine celles de lesbianisme, de saphisme, etc. Ainsi,
l'hétérosexualité se retrouve de façon tout à fait explicite classée en tant
qu'antonyme et non synonyme de l'homosexualité. Cela conduit à une
inégalité de traitement entre les individus désignés par ces mots. C'est
d'autant plus clair concernant les adjectifs substantialisés « un homosexuel »
et « une homosexuelle » : ils se retrouvent jugés synonymes de termes assez
grossiers et vulgaires tels que respectivement gay, pédéraste, enculé, folle,
lopette, pédale, tapette, inverti, sodomite, travesti, travelo, et lesbienne,
gouine, tribade, à voile et à vapeur etc. Pour résumer, « cette disproportion
langagière révèle l'opération idéologique consistant à désigner
surabondamment ce qui apparaît comme problématique »58. Ainsi, de la
même manière pourrait-on dire que par exemple dans le langage commun
les termes de « voler » et « échanger » soulignent d'une part un mot connoté
négativement et d'autre part un mot connoté positivement, les deux étant
connotés moralement, de même les termes d' « homosexuel » et d' «
hétérosexuel », ou encore d' « homosexualité » et d' « hétérosexualité » se

58 Daniel Borrillo, op.cit., p. 6

32
révèlent respectivement péjoratifs et mélioratifs selon une norme morale et
sociale. Il en résulte que le langage non seulement sert mais également
prouve l'association traditionnelle, légitimée à nouveau par la médecine
légale, entre la Morale et le Droit. Par conséquent, le langage, loin d'être
axiologiquement neutre, fait preuve au contraire tantôt de dévaluations
ontologiques, tantôt d'évaluations morales ; tantôt il mésestime, tantôt il
(sur)estime. Il en résulte que le langage d'une société, nullement descriptif,
mais foncièrement normatif, influence, voire normalise les mentalités d'une
population. Dans ce cadre, les homosexuels ont, selon l'expression triviale
mais explicite « fait les frais » du langage et de tout un discours théorico-
médical et juridique l'ayant développé, car comme le résume Foucault dans
L'archéologie du savoir59 « les discours sont des pratiques qui forment
systématiques les objets dont nous parlons » ; une définition est toujours une
prise de position incluant une certaine représentation du monde.
Du fait de telles condamnations médico-socio-morales, apparaissant
au sein du langage, le concept d' « homophobie » se trouve utilisé pour la
première fois aux Etats-Unis en 1971, puis dès la fin des années 1990 dans
les dictionnaires de langue française, à l'instar toujours du Nouveau Petit
Robert (en 1993, « homophobe » y fait son apparition), et du Le Petit
Larousse (en 1998, à la fois les termes d' « homophobe » et « homophobie
»). L'homophobie y est décrite comme une attitude d'hostilité et d'aversion
envers les minorités homosexuelles, hommes et femmes : « De même que
la xénophobie, le racisme, l'antisémitisme ou le sexisme, l'homophobie est
une manifestation arbitraire qui consiste à désigner l'autre comme contraire,
inférieur ou anormal. Sa différence irréductible le place ailleurs, hors de
l'univers commun des humains »60. De ce fait, c'est parce que
l'homosexualité a été définie préalablement en tant que « contraire », «
anormalité », « infériorité », hors de l'opinion commune qui pratique
généralement l'hétérosexualité, que ce terme d'homophobie peut apparaître,
comme un dérivé secondaire. Suite, en effet, aux (re)définitions notionnelles
concernant « l'homosexualité » et « l'hétérosexualité » il a fallu créer un
néologisme afin de théoriser explicitement le jugement et l'attitude des

59 M. Foucault, L'archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, p. 66-67


60 Daniel Borrillo, op. cit., p. 3

33
hétérosexuels envers les homosexuels. Littéralement, cette « peur du même
» (du grec homo : « même » ; phobos : « peur ») suppose une peur du
semblable, de personnes qui nous sont similaires, mais qui parce qu'elles
représentent des pratiques aux valeurs différentes nous paraissent d'autant
plus étrangères et autres. Cette peur du même peut se comprendre plus
largement donc comme une peur du même qui se fait, voire se veut autre :
ce qui nous effraie et nous répugne c'est l'intrusion de l'altérité au sein de la
mêmeté. Et ce manque de compréhension conduit aux répulsions sociales et
répressions pénales mentionnées précédemment. Pour le dire autrement, la
peur de la différence au sein de l'identité se transforme en haine, car elle
peut représenter un danger pour la société, pour les mœurs coutumières : «
L'homophobie est la peur que cette identité de valeur soit reconnue. Elle se
manifeste entre autres par l'angoisse de voir disparaître la frontière et la
hiérarchie de l'ordre hétérosexuel. Elle s'exprime par l'injure et l'insulte
quotidiennes (…) »61. Ainsi, l'homophobie traduit et trahit la peur de la
substitution des valeurs traditionnelles par des valeurs nouvelles, le
remplacement de la norme de l'hétérosexualité par la norme de
l'homosexualité, d'où les insultes verbales et les injures physiques en tant
que modes d'un mécanisme d'auto-défense. C'est la raison pour laquelle ce
terme d' « homophobie » s'applique plus généralement à toute personne qui
viendrait remettre en cause par son existence et ses pratiques l'ordre sexuel
établi - le terme « homophobie » encore une fois vient mettre le langage au
service du juridico-moral: « L'homophobie devient ainsi la gardienne des
frontières sexuelles (hétéro/homo) et celles du genre (masculin/féminin).
C'est pourquoi les homosexuels ne sont plus les seules victimes de la
violence homophobe, mais celle-ci vise également tous ceux qui n'adhèrent
pas à l'ordre classique des genres : travestis, transgenres, bisexuels, femmes
hétérosexuelles avec une forte personnalité, hommes hétérosexuels délicats
ou manifestant une grande sensibilité... »62. Toutefois, si l'hétérosexualité
perçoit l'homosexualité, et plus largement toute forme de sexualité déviée et
déviante comme une menace quant à ses propres valeurs, on pourrait se
demander si un tel jugement et une telle attitude (insultes, injures etc.) ne

61 Daniel Borrillo, op.cit., p. 7


62 Daniel Borrillo, ibid., p. 6-7

34
cachent pas une incertitude des hétérosexuels au sujet de la légitimité et
primauté de leur sexualité sur celles des autres. Effectivement, on ne se sent
couramment menacé que lorsqu'on est de fait menaçable, et les événements
historiques attestent bien que les homosexuels n'ont pas cherché à imposer
par la force leur comportement et leur point de vue...A ce propos, la
définition de l'homophobie en tant que « manifestation arbitraire » renforce
cette idée que la supériorité, voire l'hégémonie de l'hétérosexualité s'avère
en réalité injustifiée et infondée : c'est, encore une fois, la norme de la
majorité, du plus grand nombre, de ce qui est pratiqué sexuellement le plus
souvent, mais ce n'est en aucun cas la norme de tous, pratiqué en tout temps
et en tout lieu. Autrement dit, à travers l'existence d'autres sexualités,
l'hétérosexualité prend conscience, en dépit d'elle-même, que ses valeurs ne
sont que d'ordre général et nullement universel, c'est-à-dire de fait et non de
droit. Cela souligne de même que c'est une norme non naturelle comme le
prétend la médecine légale du XIXe siècle, au service du juridique, mais une
norme construite par la société et les lois. La peur du même dans son
altérité, l'homophobie, souligne de ce fait une non admission, une non
reconnaissance de sa propre valeur en tant que valeur relative de la
sexualité. C'est pourquoi, par une sorte de ruse de l'histoire, alors que le
concept d' « homophobie » a été créé initialement dans la tentative de
renforcer les frontières et distinctions entre hétérosexualité et
homosexualité, de surligner la hiérarchisation hétérosexualité-
homosexualité, les militants pro-homosexuels se sont ensuite réappropriés
ce terme afin de redorer l'image des minorités sexuelles : « Désormais, le
mobile homophobe est considéré aussi odieux que le mobile raciste ou
antisémite »63. Ce mot est en effet à double tranchant, ambivalent et par là
ambigu : en renforçant la différenciation axiologique et ontologique entre
les sexualités existantes, il renforce par là même le caractère arbitraire et
conventionnel des normes socio-morales. Dans ce cadre, en matière pénale,
en France, depuis 1985 se trouvent sanctionnées les discriminations
consistant à refuser d'embaucher, ou encore à licencier une personne du fait
de son orientation sexuelle. Il s'agit plus précisément de s'opposer à l'entrave
pour un homosexuel d'un droit social garanti pour tous par la loi, que

63 Jack Lang, Daniel Borrillo, op.cit., p. 36

35
représente l'emploi ou le travail. Pour les emplois publics, la norme
applicable est l'article 6 de loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 (modifiée
ensuite par celle de 2001-1066 du 16 novembre 2001 relative à la lutte
contre les discriminations). Parallèlement, la loi n° 2004-1486 du 30
décembre 2004 « portant création de la Haute autorité de lutte contre les
discriminations et pour l'égalité » vient modifier la loi de 1881 qui ne
punissait pas les discours injurieux, diffamatoires, discriminants à l'encontre
de personnes en raison de leur orientation sexuelle.
Mais, si on constate une certaine avancée, dès la réappropriation du
mot d' « homosexualité » par les mouvements sociaux d'émancipation des
minorités homosexuelles, cette avancée n'est pas encore une avancée
certaine. Effectivement, il reste beaucoup à faire encore, en particulier
depuis que la médecine légale par une sorte de mécanisme de relais a
renvoyé au XXe siècle pour ainsi dire « l'ascenseur » à la société et au Droit
concernant le traitement des cas homosexuels : la répression redevient à
nouveau d'ordre juridique. La dépénalisation n'était pas en réalité une
légalisation, car comme on a pu le voir ne pas interdire ce n'est pas autoriser,
le judiciaire ne résume pas à lui tout seul tout le juridique, et une négation
n'est jamais l'accord d'une existence positive (comme on l'a démontré au
sujet de l'existence des homosexuels).

36
Chapitre II : Enjeux et dimension politique de la liberté des
homosexuels en contexte de revendication d'égalité des droits : entre
discrimination et normalisation

II. 1. Perpétuité du « biopouvoir » dans la psychanalyse au service du


politico-juridique

Dès la fin du XIXe siècle, on assiste à l'émergence d'un nouveau type


de discours qui tend non pas à expliquer sans fondement l'homosexualité,
mais à rendre compte de ce phénomène sur des bases scientifiques,
contrairement à l'entreprise notamment de Tardieu analysée précédemment
en tant que tentative de discrimination comportementaliste et physiologique
des homosexuels : « à la différence de la médecine légale, la sexologie de
Magnus Hirschfeld ne se contente pas d'attester l'acte homosexuel mais se
force de diagnostiquer la personnalité homosexuelle »64. Effectivement,
l'explication psychanalytique se donne pour but de trouver l'étiologie, donc
de rechercher les causes de l'homosexualité. Dans ce contexte, apparaît en
particulier, parmi les plus fameuses, la psychanalyse de Magnus Hirschfeld.
Médecin, neurologue et sexologue allemand, Magnus Hirschfeld (1868-
1935) inscrit sa psychanalyse au service d'une lutte politique de
dépénalisation du crime de sodomie condamné par l'article 175 du Code
pénal prussien. Il fonde en 1897 « Le comité scientifique humanitaire »,
premier groupe politique dans le monde qui milite en faveur de la
dépénalisation de l'homosexualité et de sa tolérance au sein de la société, sur
le plan tant national qu'international. Il initie une pétition la même année
réclamant, à ce propos, l'abrogation du paragraphe 175 du code pénal
allemand qui réprimait « l'inversion », autre terme désignant
l'homosexualité, en particulier masculine (tel qu'on a pu le voir
précédemment). Six mille signatures seront recueillies, dont celles de Freud,
de Tolstoï, de Zola, de Rilke, de Mann, d'Einstein, de Wilde, de Jaspers, de
Gide, de Proust etc. En d'autres termes, Hirschfeld parvient à rassembler des
intellectuels de tous horizons (littérature, poésie, philosophie, psychanalyse

64 Daniel Borrillo, Dominique Colas, L'homosexualité de Platon à Foucault : Anthologie critique, PLON, 2005, p.
385

37
etc.) et de diverses nations (Allemagne, Russie, France, Angleterre, Autriche
etc.). Dans la foulée, il ouvre en 1919 à Berlin l'Institut pour la recherche
sexuelle, c'est-à-dire un centre d'étude autour de l'homosexualité permettant
corrélativement, dans ses applications techniques et utiles, d'apporter une
aide thérapeutique, notamment de l'ordre du soutien psychologique, aux
homosexuels persécutés. Puis, en 1921, il fonde la Ligue mondiale pour la
réforme sexuelle, regroupant plus de cent trente mille membres à travers le
monde entier, et s'inscrivant dans une revendication plus large des libertés
sexuelles, à savoir : premièrement la séparation de l'Eglise et de l'Etat
laquelle, par l'intermédiaire de ses dogmes, dictent les codes moraux de la
société et empêchent, tel qu'on a pu le voir, les libertés individuelles, depuis
l'époque du libéralisme, de s'épanouir – Hirschfeld inscrit de ce fait ses
travaux et ses actions dans le courant du libéralisme politique qui affirme
l'autonomie du sujet et la non ingérence de l’État, comme de l’Église, dans
les relations entre individus consentants ; ensuite, le retrait de
l'homosexualité du registre de la médecine légale et du Droit pénal afin
d'assurer son insertion exclusive dans la neutralité axiologique de la
science ; enfin, l'extension à des revendications de liberté du corps
similaires, à l'image des moyens contraceptifs, du droit au divorce etc.
Ces diverses luttes politiques sous-tendent le caractère
révolutionnaire de sa pensée. En effet, contrairement à l'opinion commune
laquelle, depuis la médecine légale, pense l'homosexualité à l'image d'une
déviation, d'un détournement, d'une inversion de la norme naturelle que
représente l'hétérosexualité (et du but naturel qui est la reproduction),
Magnus Hirschfeld théorise l'innéité du fait homosexuel. Dès lors,
l'homosexualité ne s'apparente plus à une perversion de l'hétérosexualité,
mais à une forme originaire de la sexualité, différente par sa constitution
biologique de l'hétérosexualité, mais non pas subalterne. Disparaissent de ce
fait la notion de « norme » naturelle, et la hiérarchisation axiologique, voire
ontologique qui lui était corrélative entre l'hétérosexualité et
l'homosexualité. Ainsi, « on a prétendu que des hommes normaux pouvaient
être conduits à l'homosexualité par des homosexuels les détournant de la
voie normale »65, mais en réalité « un homme qui ne possède en lui aucune

65 M. Hirschfeld, Les perversions sexuelles, trad. Dr Félix Abraham, édition Camion noir, 1931, p. 188

38
disposition innée homosexuelle ne deviendra jamais un véritable
homosexuel constitutionnel »66. Autrement dit, la réfutation du caractère
acquis, social, culturel de l'homosexualité lui permet de remettre en question
sa perversité pathologique, c'est-à-dire le fait qu'à la fois les homosexuels
seraient des malades qui auraient besoin d'être soignés et qu'ils
représenteraient une menace, un danger pour les normes, les mœurs de la
société (comme on a pu le voir précédemment). En conséquence, Hirschfeld
démontre en remontant aux causes du phénomène homosexuel que ces
causes sont d'ordre naturel, que l'homosexualité s'assimile à une spécificité
humaine, qu'elle n'est jamais le fruit d'une construction sociale, ou un choix
de vie, mais qu'elle relève d'un caractère inné, lié aux dispositions génitales
ou biologiques. De ce fait, il n'y aurait pas de « norme » naturelle
hétérosexuelle, à proprement parler, puisque l'homosexualité se révélerait
tout autant naturelle et innée...Encore une fois, c'est en détachant le lien
entre une norme naturelle et une norme juridique venant l'appliquer et la
faire respecter, que l'on empêche toute condamnation juridique de
l'homosexualité. Dès lors, « cette constatation nous fait dire que les
prédispositions natives originelles jouent un rôle capital et tout à fait
prépondérant dans l'illusion de l'homosexualité : c'est à cause de leurs
tendances innées, que les futurs homosexuels des deux sexes subissent plus
tard, d'une façon si remarquable, l'influence de certaines circonstances
extérieures »67. Pour le dire encore autrement, tandis que la médecine légale
du XIXe siècle pense que des hommes normaux se détournent de la
sexualité normale à cause de circonstances extérieures, notamment car ils se
trouvent sous l'influence corruptrice de personnes homosexuelles, cet
auteur souligne que ce détournement influé par des conditions extérieures en
est moins la cause qu'une occasion : c'est une occasion pour réveiller une
tendance innée, latente qui sommeille en eux ; c'est une manière d'actualiser
ce qui se révèle déjà en puissance dans leur physiologie biologique : « ces
circonstances diverses leur donnent simplement le petit choc interne qui
était nécessaire pour mettre en mouvement l'homosexualité préexistant en
eux à l'état latent »68. Par ce biais, il ne faut pas confondre un facteur
66 M. Hirschfeld, op.cit., p. 189
67 M. Hirschfeld, ibid., p. 188
68 M. Hirschfeld, ibid., p. 188

39
endogène (la tendance innée) avec un facteur exogène (la rencontre d'un
homosexuel) pour rendre compte du phénomène de l'homosexualité. Il en
résulte que lorsqu'on pense l'innéité du fait homosexuel, on inverse le
rapport de cause à effet communément considéré : « Ce n'est pas le célibat
ou l'impuissance qui rend homosexuel ; c'est l'homosexualité qui détourne
certains êtres du mariage ou qui les rend impuissants à l'égard du sexe qui
devrait normalement les attirer »69. Par cette figure en chiasme, Magnus
Hirschfeld souligne qu'on confond souvent l'effet avec la cause :
l'homosexualité ne s'assimile pas à un effet de causes socio-culturelles mais
à la cause naturelle dont les effets socio-culturels sont par exemple le célibat
et l'impuissance face aux personnes du sexe opposé.
Plus précisément, l'auteur des perversions sexuelles explique que la
formation sexuelle d'un individu s'avère établie à partir de la détermination
physiologique de la quantité d'hormones dans son corps : si l'individu
masculin regorge d'une forte quantité d'hormones féminines, on admettra
qu'il est homosexuel ; à l'inverse, si un individu féminin se caractérise par
une importante quantité d'hormones masculines, alors on établira qu'elle est
homosexuelle. L'homosexualité d'une personne peut donc être déterminée à
proportion de la quantité d'hormones du sexe opposé dans son corps. C'est
un fait de sa constitution biologique, par extension constitutif de son
individualité. Plus exactement, à partir de ces données empiriques analysées
scientifiquement, Magnus Hirschfeld crée une nouvelle catégorie qu'il
appelle « mixte », selon laquelle l'homosexualité s'apparenterait à un sexe
intermédiaire : « le sexe dans son entier ou tel caractère sexuel particulier
s'oriente au départ de l'état unitaire fondamental une fois du côté masculin,
une fois du côté féminin, tandis que dans un troisième cas, il prendra une
figure mixte (…) une fois ce sont des garçons, une fois des filles, une fois
des « ambigus » »70.
Or, premièrement, le fait qu'il définisse l'homosexualité telle une
catégorie « mixte » suppose qu'il la définisse en relation, voire en fonction
des deux autres catégories traditionnelles et déjà connues que sont l'homme
et la femme. Soit, sa psychanalyse ne parvient pas véritablement à souligner
69 M. Hirschfeld, op.cit., p. 188
70 M. Hirschfeld, cité dans l'article « Ni homo, ni hétéro : l'homosexualité existe-t-elle encore ? » de Stéphane Nadaud,
in L'objet homosexuel, Etudes, constructions, critiques , dir.Jean-Philippe Cazier, éditions Sils Maria, 2009, p. 70

40
la singularité du fait homosexuel : c'est comme si pour en parler elle se
référait toujours à de l'ancien, à du déjà connu, à du déjà dit, ce qui ne peut
que renforcer l'idée de refuser à l'homosexualité une existence pleine et
entière, indépendamment des autres catégories. Deuxièmement, le fait
d'évoquer ce caractère « ambigu » des homosexuels, qui ne seraient ni
garçons ni filles, mais un peu les deux à la fois, accroît encore davantage
l'idée d'anormalité, de bizarrerie, d'extravagance du phénomène
homosexuel, ce qui était déjà à la source de la critique de la médecine
légale. Tel que l'explicitera également Freud, cette sorte d' «
hermaphrodisme » ne saurait en aucun cas devenir une source de la
différence sexuelle (Hirschfeld ne fait qu'expliquer une différence par des
identités déjà établies), ni a fortiori un subterfuge pour la classification et
catégorisation des sexes. Enfin, troisièmement, cette idée même de
catégorisation du genre humain conduit à passer d'une science descriptive
du phénomène humain à une science normative. Effectivement, par
définition, une catégorie (du grec krinein « juger ») implique non seulement
un jugement de fait ou de réalité mais surtout suppose un jugement de
valeur. Par conséquent, cet auteur, malgré ses dires, ne se détache pas de la
notion de « norme », de « critère » pour juger de l'homosexualité, ce qui
aura pour conséquence d'intensifier les discriminations (mot de la même
étymologie) envers les homosexuels. Ainsi, malgré ses intentions, le but
semble demeurer le même que celui de la médecine légale : « en essayant de
donner une explication du « comment devient-on homosexuel » toutes les
théories médicales, y compris la psychanalyse, présupposent qu'il vaut
mieux ne pas le devenir ; pour cette raison elles ne se limitaient pas à une
description du pluralisme sexuel mais elles se sont engagées dans une
véritable entreprise normalisatrice »71, voire moralisatrice. En d'autres
termes, ce n'est pas en faisant une étiologie de l'homosexualité qu'on
parvient à se retirer de la pénalisation juridique. La science sert
inéluctablement les codes pénaux... - c'est ce que l'on s'apprête à analyser
aussi dans la psychanalyse freudienne. C'est la raison pour laquelle ses
œuvres politiques ont eu un effet paradoxal : « Elles ont certes contribué à
installer un débat politique qui, sans l'arrivée des nazis au pouvoir, aurait

71 Jack Lang, Daniel Borrillo, op.cit., p. 14

41
sans doute permis la dépénalisation des pratiques homosexuelles entre
adultes mais, dans le même temps, les interventions intellectuelles et
politiques du sexologue allemand ont alimenté, malgré lui, la vaste
entreprise de pathologisation de l'homosexualité »72. Ainsi, paradoxalement,
à défaut d'accroître la légitimité de l'homosexualité, son discours tant
médical que politique a en réalité accru la légitimité de l'hétérosexualité :
ses théories et luttes politiques ont, de ce fait, eu l'effet inverse, car sa
théorisation d'un sexe « intermédiaire », « mixte » et « ambigu » a renforcé
la binarité sexuelle des individus (ou homme ou femme) et la norme
hétérosexuelle de la sexualité : les homosexuels ont été catégorisé, à tort, à
l'image d'un entre-deux qui ne servait à rien ; l'homosexualité n'avait pas
d'absoluité essentielle en elle-même, elle n'était que relative à ce qui n'est
pourtant pas elle...Dans le contexte historique de son époque, il a donc
davantage servi que desservi la montée du nazisme en Allemagne, qui
reprendra l'idée de catégorisation afin de dévaluer encore davantage
l'homosexualité, par opposition au modèle de référence qu'incarne
l'hétérosexualité. Dans ce cadre, Hirschfeld sera agressé en 1921 et laissé
pour mort dans une ruelle. Il survivra mais les nazis ayant pris le pouvoir en
1929 au Reichstag (107 sièges) l'empêcheront de mener à bien son projet
initial de dépénalisation. Son institut sera détruit, ses écrits brûlés...
Parallèlement, dès 1936, en Allemagne, les homosexuels furent
envoyés en masse dans les camps de concentration, où très peu survécurent.
Ce phénomène est à mettre en lien, similairement à l'avènement de la
médecine légale en France au XIXe siècle, avec la chute démographique lié
à la première guerre mondiale : on observe une politique d'accroissement de
la race aryenne (jugée supérieure par l'idéologie allemande) et donc
consécutivement une politique de répression contre toute personne venant
entraver cet intérêt de bien public : dès 1935, le nouvel article 175 du Code
pénal prévoit jusqu'à 10 ans de prison pour cause d'homosexualité. Et en
1936, Himmler73, membre important du parti nazi, fonde l'Office central du
Reich pour combattre l'homosexualité et l'avortement. A nouveau,

72 Daniel Borrillo, Dominique Colas, op.cit., p. 386


73 « la destruction de l'Etat commence au moment où intervient un principe érotique (…) un principe d'attrait de
l'homme pour l'homme » - Himmler, cité dans Günter Grau, Hidden Holocaust ? Gay and Lesbian Persecution in
Germany 1933-1945, Fitzeroy Dearborn Publishers, 1995

42
l'homosexualité se trouve associée à l'avortement dans son principe de non-
survie de l'espèce. En 1937, dans la revue Das Schwarze Korps, Himmler
propose d'exterminer les homosexuels (au même titre que les Juifs), car ils
empêchent le rendement économique de l'Etat en ne contribuant pas à
l'accroissement démographique de la population, d'autant plus nécessaire à
la veille de la seconde guerre mondiale. De cette façon, entre 1939 et 1945,
pas moins de 500 000 homosexuels seront exécutés ou morts dans les
camps, voire se seront suicidés... Ce sont donc pour les mêmes raisons qu'en
France au XIXe siècle, à savoir la guerre, la démographie, et l'économie,
qu'en Allemagne au XXe siècle se trouvent persécutés les homosexuels – on
est, semble-t-il, toujours dans le contexte du « biopouvoir », tant concernant
les écrits scientifiques que les raisons historiques. A la fin de la guerre,
contrairement notamment aux Juifs, les homosexuels ne recevront aucune
indemnisation ou réparation, c'est-à-dire que leur sera dénié le statut même
de victime...Parallèlement, en France, dès le 6 août 1942, quelques mois
après la promulgation de la loi sur le statut des Juifs, se trouve réintroduit
dans le code pénal le crime pénalisant l'homosexualité 74. On observe, par
conséquent, un retour en arrière, sur la seule avancée politico-juridique du
XVIIIe siècle, à savoir la dépénalisation de l'homosexualité...

II. 2. Pour une déconstruction de l'homophobie psychanalytique alliée


toujours à un paternalisme juridique

Tel que nous avons pu l'analyser, la psychanalyse de Magnus


Hirschfeld, bien qu'elle se prétendait au service de la lutte politique
d'émancipation des droits des homosexuels à travers la réclamation de la
dépénalisation de l'homosexualité, a contribué plutôt à un renforcement d'un
dualisme sexuel au sein de la société, à savoir d'une part l'exemple de
l'hétérosexualité et d'autre part le contre-exemple de l'homosexualité. Cette
dernière ne peut être considérée qu'en la déconsidérant et dévaluant au rang

74 Loi n°742, JO 27 août 1942, art. 334, p. 2923 : « Sera puni d'emprisonnement de 6 mois à 3 ans et d'une amende de
200F à 600 000 F : 1°Quiconque aura pour satisfaire les passions d'autrui, excité, favorisé ou facilité habituellement
la débauche ou la corruption de la jeunesse de l'un ou l'autre sexe au-dessous de 21 ans, soit pour satisfaire ses
propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de
moins de 21 ans » (alors que la majorité sexuelle est fixée à 13 ans pour les hétérosexuels) (cité par Daniel Borrillo,
« Histoire juridique de l'orientation sexuelle », 2016, p. 9)

43
de « sexe intermédiaire », « mixte » et par là « ambigu ». Plus exactement,
l'étiologie, en tant que science des causes, parce qu'elle recherche l'origine et
les causes (quoique naturelles) de l'homosexualité, se révèle d'autant plus
apte à pouvoir y remédier et à « soigner » l'homosexuel toujours regardé à
l'image d'un patient malade. Dès lors, toute étude de l'étiologie nous entraîne
inéluctablement vers l'homophobie, telle qu'on l'a définie avec Borrillo : «
La recherche des causes de l'homosexualité constitue en soi une forme
d'homophobie puisqu'elle se fonde sur les préjugés que suppose l'existence
d'une sexualité normale, achevée, et complète à savoir l'hétérosexualité
monogamique en fonction de laquelle toutes les autres sexualités doivent
être interprétées et jugées »75. En effet, tel qu'on a pu le remarquer, la
recherche des causes, notamment biologiques et plus spécifiquement
hormonales, de la sexualité homosexuelle par Hirschfeld le conduit à définir
l'homosexualité en fonction de l'hétérosexualité, c'est la raison pour laquelle
il s'agit d'une catégorie « intermédiaire ». Elle n'a pas une existence en soi et
pour soi, mais relative et à travers, voire au travers de l'hétérosexualité.
D'où, une irrationalité, voire une absurdité des arguments psychanalytiques :
alors qu'ils prétendent accorder une nouvelle place à l'homosexualité, leurs
théories, comme en atteste celle de Hirschfeld, supposent au contraire un
refus drastique d'accepter l'ipséité du fait homosexuel, et par extension la
pluralité sexuelle. Ainsi que le note également Didier Eribon (reprenant une
expression cartésienne) : « cet inconscient homophobe est sans doute la
chose du monde la mieux partagée chez les psychanalytiques, même les plus
ouverts cherchent à maintenir non seulement une différence entre les
sexualités, entre les orientations sexuelles, mais une hiérarchie, où
l'homosexualité se voit toujours assignée une place inférieure et
subordonnée »76. C'est parce qu'effectivement on la définit dans sa
dépendance à l'hétérosexualité qu'elle en est par la suite nécessairement
subordonnée et subalterne. En somme, bien que les psychanalytiques tentent
et prétendent justifier l'homosexualité, du fait de cette justification ils
enveniment la haine, d'où l'homophobie, et le renforcement des procédures

75 Daniel Borrillo, L'homophobie, PUF, Que sais-je ?, Paris, p. 65


76 Didier Eribon, , L'inconscient des psychanalystes au miroir de l'homosexualité.Revue de l'université de
bruxelles,1999 (2).Bruxelles ,Editions compexe .site consulté le 5 décembre 2020 à l'adresse
<http://didiereribon.blogspot.ch/2007/09/linconscient-des-psychanalystes-au.html>

44
juridiques à l'encontre des homosexuels...
Par ce biais, même Sigmund Freud (1856-1939), médecin
neurologue de formation, auquel on attribue souvent l'honneur d'avoir
enrichi l'homosexualité sur le plan psychanalytique, avait le projet de créer
une « psychologie scientifique », c'est-à-dire d'analyser scientifiquement les
processus psychiques dans leur corrélation aux processus physiques. Pour le
dire autrement, il décrit l'appareil psychique sur le modèle de l'appareil
physique, ce qui lui permet, dans le cadre de l'étude des homosexuels, de
comprendre la cause psychique de leurs comportements et attitudes
physiques. Dès lors, du fait de cette imbrication psycho-physique en tant
qu'elle permettrait de trouver l'origine des procès physiques dans la
psychologie, Freud ne s'est pas démarqué de l'étiologie dans sa recherche
des causes, et participe par là à l'homophobie psychanalytique, à laquelle
prend déjà part Hirschfeld, et bien qu'il le critiquait dans sa conception d'un
innéisme homosexuel et d'un certain « hermaphrodisme ». A ce propos, il
écrit trois ouvrages principaux : les Trois Essais sur la théorie de la
sexualité (1905), Pour introduire le narcissisme (1914) et la théorie de la
libido et le narcissisme (1915).
Plus précisément, la corrélation du psychisme et du physique devient
selon l'auteur des Trois Essais, qui auront un grand retentissement, une
continuité entre le psychisme et la sexualité d'un individu : la personnalité
d'une personne se construit effectivement, dès l'enfance, dans une sorte de
parallélisme avec le développement de la sexualité chez l'enfant – ce qu'il
nomme le « développement psycho-sexuel ». De ce fait, l'homosexualité
comme l'hétérosexualité trouvent leur origine dans la construction du sujet.
Car dès son plus jeune âge, l'enfant expérimente des désirs sexuels qui
contribueront à la formation de son individualité, lors de la satisfaction en
particulier de ses besoins primaires, à l'instar de manger où s'expérimente le
plaisir oral. La psychanalyse freudienne qualifie cette sexualité primaire de
« pervers polymorphe », pervers puisque non lié au but de la reproduction et
polymorphe car ces plaisirs sexuels primaires peuvent prendre diverses
formes. Plus exactement, Freud distingue chronologiquement trois stades :
le stade oral (lié à l'ingurgitation de la nourriture par voie de suçotement
surtout), le stade anal (associé au plaisir des scelles dès que l'enfant

45
développe la maîtrise des sphincters), le stade phallique (en lien avec la
stimulation du clitoris pour la fille ou du pénis pour le garçon). Dès lors, si
un enfant a expérimenté davantage de plaisirs dans un des trois stades
précédemment mentionnés, alors il fera une fixation à l'âge adulte pour
rechercher le plaisir ou par la voie orale, ou par la voie anale, ou par la voie
phallique. Autrement dit, son orientation sexuelle, une fois devenu adulte, se
fixera sur la zone érogène liée au stade de la sexualité primaire de son
enfance qui lui a donné le plus de plaisir. De cette façon, un homosexuel ne
naît pas homosexuel, comme le pensait Hirschfeld, mais le devient au cours
d'un processus psycho-physiologique de développement de sa sexualité : un
homosexuel, par exemple, s'oriente vers le plaisir par voie anale car il a
davantage expérimenté dans son enfance de moments de satisfaction lors du
stade anal. Il y a donc un facteur psychologique primaire déterminant de
l'orientation et de la pratique sexuelle une fois l'âge adulte atteint. Dans le
cas de l'homosexualité, notre auteur parle d'un « échec de la fonction du
mécanisme sexuel par la faute du plaisir préliminaire »77.
Or, l'emploi de ce terme d' « échec », à escient, semble souligner une
sorte d'erreur d'aiguillage : c'est parce que le plaisir préliminaire a été faussé
dans l'enfance, en se focalisant davantage sur le stade anal que phallique,
qu'ensuite la direction et l'orientation de la sexualité, à l'âge adulte, s'en
trouve également et parallèlement faussée. Il paraîtrait donc que la nature en
aurait voulu autrement, mais que des erreurs de la nature peuvent arriver, à
savoir des malfonctionnements des plaisirs préliminaires engendrant par la
suite une désorientation de la sexualité normale. C'est la raison pour laquelle
selon F. Lamouche, dans sa préface aux Trois Essais, précise que « la
psychanalyse nomme perversions ces formes déviantes de la pulsion
sexuelle (…). Du point de vue clinique, la perversion est une variante de la
pulsion sexuelle devenue exclusive du but sexuel normal, mais déjà
contenue à l'état d'ébauche ou de préliminaire dans la sexualité normale » 78.
Autrement dit, la sexualité homosexuelle ne s'assimile pas à une sexualité
dès la naissance présente dans l'individu, mais se construit en même temps
que se construit le sujet individuel : ainsi, l'homosexualité est contenue en

77 S. Freud, Les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Points, 2012, p. 174
78 Fabien Lamouche, préface des Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Points, 2012, p. 10

46
latence, en puissance dans la sexualité normale, avant de s'en détourner et de
s'en éloigner ; elle est d'abord incluse dans l'hétérosexualité avant de
l'exclure de son orientation sexuelle. Il en résulte que, bien que Freud insiste
sur la connotation non réprobatrice et non péjorative de la notion de «
perversions », en tant qu'il s'agirait simplement de décrire un détournement
d'un plaisir préliminaire normal, et par extension d'une sexualité normale,
encore une fois penser l'homosexualité à partir de l'hétérosexualité, et
comme inversion de cette dernière, conduit nécessairement à sa dévaluation
tant axiologique qu'ontologique. Il n'y a qu'un pas entre le descriptif, le
normatif et l'ontologique. Et il n'y a qu'une lettre entre « ébauche » et «
débauche ».
Certes, la pensée de Freud a évolué, notamment dans ses deux écrits
Pour introduire le narcissisme (1914) et la théorie de la libido et le
narcissisme (1915). En effet, il ne pense plus en termes de « plaisir
préliminaire » mais désormais en terme de « libido ». De même, il substitue
la focalisation sur soi ou « narcissisme » à la focalisation sur le « stade anal
». Par ce biais, cet auteur pense à présent trois autres stades ou moments du
processus évolutif de l'individu sexuel, à savoir : le « stade narcissique de la
fixation de la libido »79 au cours duquel la libido ressentie par l'enfant se
trouve exclusivement orientée vers lui-même, dans une sorte de moi idéalisé
ou encore d'autoérotisme ; le stade du « complexe de castration » lors
duquel l'enfant se trouve en quelque sorte castré de sa toute-puissance, de
son auto-idéalisation, par à la fois les critiques parentales et les interdits
sociétaux (à la base du développement du Surmoi freudien, en tant
qu'ensemble des interdits moraux et sociaux ayant une puissance coercitive
contre les individus et un pouvoir de refoulement à l'égard des passions
ressenties par le pôle pulsionnel de leur « ça »), l'enfant cherche alors un
objet à son idéalisation qui n'est plus lui-même (sujet) mais se trouve à
l'extérieur de lui, la mère nourricière puis le père protecteur (lorsqu'il prend
conscience de l'affirmation du pouvoir du père face à la mère) ; le stade du
choix d'objet final de l'individu parvenu à l'âge adulte qui pourra se faire, ou
par « étayage » c'est-à-dire sur la base du choix d'objet infantile (la mère ou
le père), ou par narcissisme (lorsque l'enfant fait peu de cas des interdits de

79 S. Freud, Pour introduire le narcissisme., Paris, Payot et Rivages, p. 92

47
la castration et retourne à une idéalisation du moi). Dans ce cadre, dès lors,
on devient hétérosexuel quand on choisit l'objet extérieur à notre amour à
l'âge adulte dans la continuité et parallèlement à l'objet infantile de notre
amour (la mère ou le père). A l'inverse, on devient homosexuel lorsqu'on
choisit l'objet extérieur à notre libido sur le même mode que la libido
originaire de notre moi idéalisé, narcissique et auto-érotique, par delà les
interdits, la castration et le refoulement. Pour le dire encore autrement,
l'homosexuel est donc celui qui fait fi en quelque sorte des codes et normes
du Surmoi pour ne se focaliser que sur la complaisance de son « ça ». Selon
cette conception, l'homosexuel apparaît d'emblée immoral, voire amoral, et
opposé aux codes juridiques de la société dans laquelle il vit. Il s'assimile
plus exactement à une personne qui se révèle incapable de surmonter les
contradictions de son enfance (le moment de la castration) afin d'atteindre
son hétérosexualité, c'est en quelque sorte un inachevé : « pour la
psychanalyse, l'homosexualité devient un accident dans le parcours
relationnel de l'enfant avec ses parents. Fixé dans une phase d'auto-érotique
(narcissisme), effrayé par l'idée de perdre son pénis (castration), incapable
de résoudre l'amour à sa mère (Oedipe), l'homosexuel est dépeint comme un
handicapé affectif qui n'a pas su (ou n'a pas pu) dépasser les conflits
d'enfance pour aboutir à l'hétérosexualité »80. En somme, pour résumer, «
nous avons établi de manière particulièrement distincte, chez des personnes
dont l'évolution de la libido a connu une perturbation, comme chez les
pervers ou les homosexuels, qu'ils ne choisissent pas leur objet ultérieur en
s'inspirant du modèle de la mère, mais de celui que leur fournit leur propre
personne. Ils se cherchent manifestement eux-mêmes comme objet
amoureux et présentent un type de choix d'objet qu'il faut qualifier de
narcissique »81.
Cependant, si la pensée de Freud connaît manifestement une
évolution formelle (trois moments différents), dans le fond de son contenu
elle demeure similaire. Il s'agit premièrement toujours de penser une
construction du sujet à travers le déploiement et développement de sa
sexualité, donc de penser la sexualité comme construite, à défaut d'innée (à

80 Daniel Borrillo, « Droit et homosexualités : une réconciliation fragile », p. 5


81 S. Freud, op.cit., p. 59

48
l'encontre de la pensée de Hirscheld analysée précédemment).
Deuxièmement, l'homosexuel est toujours regardé comme un « pervers » (le
pronom « ou » dans la précédente citation est un « ou » inclusif et nullement
exclusif). Troisièmement et consécutivement, l'homosexualité s'avère
toujours conçue comme une « perturbation » d'un but originaire, qualifié de
normal : il ne s'agit plus d'un détournement d'un stade originaire (phallique),
mais d'une déviation d'un moment originaire (de castration). En conclusion,
Freud, dans ses diverses théories, présente une identité de pensée selon
laquelle l'homosexualité constitue une inversion d'un but et d'une norme
naturelle, ce qui peut être analysé selon une recherche des causes
psychologiques ou étiologie. On peut donc en déduire que sa psychanalyse
ne s'extirpe jamais d'une homophobie latente et puissante...Soit, comme
Hirschfeld, il ne parvient pas, par sa psychanalyse, toujours au service d'un
certain « biopouvoir », à s'extirper de toute catégorisation et normalisation,
puis discriminations des sexualités dans la société...
De la même manière que la théorie de Hirschfeld conduisait sur le
plan politique à paradoxalement renforcer la montée du nazisme en
Allemagne, la psychanalyse de Freud mène, sur le plan pratique et étatique,
à une intensification des répressions juridiques contre les homosexuels : «
après la Deuxième Guerre Mondiale et malgré le prix payé par les
homosexuels à la violence nazie, aucune disposition protectrice ne fut
adoptée à leur égard »82.En effet, lors du moment d'élaboration des stratégies
internationales dans l'objectif de sauvegarder les droits et les libertés
individuelles, aucun moyen n'est prévu pour protéger les homosexuels : « ni
les textes à valeur universelle tels la Déclaration universelle des droits de
l'homme (ONU, 1948) et les deux Pactes internationaux (ONU, 1966), ni
ceux à portée régionale comme la Convention américaine des droits de
l'homme (OEA, 1969) ou encore la Charte africaine des droits de l'homme
et des peuples (OUA, 1981) ne font nullement mention des discriminations
fondées sur la sexualité »83. Nul organisme, tant international que régional,
ne prend donc en compte le statut de victime des homosexuels : on observe
une omission des discriminations homosexuelles en tant que

82 Daniel Borrillo, op.cit., p. 4


83 Daniel Borrillo, ibid., p. 4

49
discriminations. Après la Seconde Guerre Mondiale, donc, ces derniers se
trouveront encore victimes de nombreuses discriminations, en particulier
aux Etats-Unis où « la pratique essentielle des psychologues, sexologues,
travailleurs sociaux et psychiatres (...), détournant la pensée freudienne,
disent pouvoir « soigner » les homosexuels »84. En d'autres termes, c'est
parce que la pensée freudienne se révèle facilement « détournable », en
s'avérant ambiguë (elle continue de prôner une inversion ou un
détournement homosexuel du but naturel, de parler de « perversion »,
malgré son prétendu caractère non péjoratif etc.) qu'elle amène finalement à
un retour en force, comme Hirschfeld, de ce en quoi croyait la médecine
légale du XIXe siècle, par exemple en France, à savoir : la nécessité de curer
des patients homosexuels qui sont atteints d'une pathologie sexuelle. Dans
ce sillage hirschfeldien et freudien, de nouvelles thérapies voient le jour,
sous un encadrement juridique comme les traitements hormonaux ou encore
les traitements par électrochocs visant à modifier l'orientation sexuelle des
individus, à la réorienter dans la bonne direction, c'est-à-dire dans une
optique de rendre par la force des homosexuels hétérosexuels. Ainsi, c'est
parce que Hirschfeld et Freud ont tous deux, quoique différemment, œuvré
en faveur d'une recherche étiologique des causes du fait homosexuel – l'un
par l'intermédiaire d'une étiologie physiologique ou biologique (hormonale)
et l'autre au travers d'une étiologie plus psychique ou psychologique -, qu'ils
ont permis non tant la compréhension du phénomène homosexuel dans sa
singularité, que sa maîtrise pour pouvoir remédier à ce qui est considéré
comme un mal pour la société : en connaissant les causes les scientifiques
pensent désormais pouvoir agir sur ces causes afin de ré-inverser l'inversion
homosexuelle. De ce fait, leurs psychanalysent se trouvent reliées
conjointement à une psychiatrie, toujours au service de la mise hors d'état de
nuire de patients jugés dangereux par le Droit pour la société. Dans ce
contexte l'association de psychiatrie américaine (DSM-I) publie le premier
Manuel Diagnostic et Statistique des troubles mentaux en 1952, lequel
catégorise l'homosexualité dans la rubrique des « déviances sexuelles »85.
Il en résulte, du fait de cette association entre psychanalyse et
84 Malick Briki, Psychiatrie et homosexualité : lectures médicales et juridiques de l'homosexualité dans les sociétés
occidentales de 1850 à nos jours, PUF, p. 79
85 Malick Briki, ibid., p. 83

50
psychiatrie, que tout mouvement social en vue de l'émancipation des droits
et libertés des homosexuels, s'inscrit dans une perspective de dé-
psychanalysation. Tel que le met en évidence Briki « il existait une pression
afin d'abandonner la vision psychanalytique selon laquelle l'homosexualité
résulterait d'un blocage au stade « homo-érotique » vu comme un passage
obligatoire dans le développement vers une sexualité adulte forcément
hétérosexuelle »86. La critique de la psychanalyse s'inscrit donc dans une
critique plus spécifique de la théorie freudienne selon laquelle, comme on l'a
examiné préalablement, l'homosexuel se focalise sur le stade premier auto-
érotique qui devient à l'âge adulte un stade « homo-érotique », au lieu de
passer obligatoirement par le moment de castration des pulsions par les
interdits sociaux et moraux, en vue d'une orientation hétérosexuelle jugée
normale. Ainsi, les mouvements sociaux qui naissent, dès les années 1960,
tentent de renverser le primat de la pensée de Freud dans le domaine
médical, au travers d'une dé-psychiatrisation, laquelle psychiatrisation
représente un frein, un obstacle à la liberté et aux droits des homosexuels
considérés sur un plan pathologique. Il s'agit donc de désaliéner les
homosexuels des centres de psychiatrie pour fous et malades (asiles), en
réclamant le retrait de l'homosexualité de la liste des pathologies mentales,
puis sa dépénalisation .

II. 3. De la naissance du mouvement anti-psychiatrique à la


condamnation juridique de l'homophobie et à la question de l'égalité
: une réelle avancée ?

Dès les années 1960, on assiste à la naissance de mouvements


sociaux d'émancipation des homosexuels, en faveur de leurs droits et
libertés individuelles, dans un contexte de dé-psychiatrisation. Parallèlement
à la lutte féministe, l'anti-psychiatrie 87 homosexuelle s'inscrit dans un projet
politique de dénonciation du rôle illégitime et infondé de la psychiatrie à

86 Malick Briki, op.cit., p. 111


87 Née à Londres dans les années 1960, et rassemblant d'abord des psychiatres anglais et américains, elle rejette à la
fois le désir de guérir de toutes les prétendues « pathologies » (comme la folie) et le pouvoir institutionnel consécutif
qui incombe à la psychiatrie dans le traitement normatif des individus – Robert Lefort, « Antipsychiatrie »,
Encyclopaedia Universalis, consulté le 5 décembre 2020. URL :
http://www.universalis.fr/encyclopedie/antipsychiatrie/

51
déterminer et normer les catégories sexuelles dans la société, notamment en
réprimant les homosexuels – répression, comme on l'a vu, initiée par la
médecine légale au XIXe siècle et continuée par la psychanalyse et
psychiatrie contemporaines. Tel que le souligne Didier Eribon, « de
nombreux psychanalystes ont considéré, tout au long du débat sur le Pacs
qu'il leur incombait de s'auto-instituer les experts (…) leur hostilité violente
aux innovations culturelles, politiques et juridiques en cours, on peut
légitimement se demander si la vocation de la psychanalyse est de dire le
droit de faire la loi »88. De ce fait, la médecine légale, la psychanalyse son
héritière, et la psychiatrie qui lui est conjointement liée dans le traitement
thérapeutique des formes de maladie qu'elle diagnostique, outrepassent leurs
compétences et le cadre d'application de leurs savoirs, en désirant même se
substituer au pouvoir juridique consistant à faire la Loi et à dire le Droit (le
savoir se transmute ainsi en pouvoir, par le biais d'un mécanisme de relais
comme on a pu l'analyser). Désormais, le mouvement anti-psychiatrique se
doit de lutter contre la pathologisation de l'homosexualité décrétée sans
raison par l'idéologie hétéro-normative, et donc il s'agit à présent de
dissocier nettement la science et le Droit. Ce mouvement apparaît donc
comme une forme de résistance face à la puissance psychanalitico-
psychiatrique : l'anti-psychiatrie s'érige, comme l'explicite Foucault, telle
une manière de se poser en s'opposant à l'institution médicale et s’oppose
ainsi contre les normes juridiques injustes, et plus précisément contre le
mécanisme du « biopouvoir » dans le but d'affranchir la folie – on pourrait
dire également l'homosexualité - de son statut de maladie à curer et de tout
contrôle institutionnel : « La démédicalisation de la folie (mais également de
l'homosexualité) est corrélative de cette mise en question primordiale du
pouvoir dans la pratique antipsychiatrique » 89. En conséquence, l'anti-
psychiatrie redonne le droit aux homosexuels de s'exprimer, de s'insurger
contre une discrimination épistémo-juridique ; elle manifeste le refus de
pathologisation de l'homosexualité en tant que norme juridique et sociale.
Dans ce contexte, de plus en plus d'homosexuels refusent à présent de se

88 Didier Eribon , L'inconscient des psychanalystes au miroir de l'homosexualité.Revue de l'université de bruxelles ,


1999 (2).Bruxelles ,Editions compexe .site consulté le 5 decembre 2020 à l'adresse
<http://didiereribon.blogspot.ch/2007/09/linconscient-des-psychanalystes-au.html>
89 M. Foucault, « Le pouvoir psychiatrique », in Dits et Ecrits, Quarto Gallimard, Paris, vol. I et II, p. 1301

52
faire soigner et exigent le retrait de l'homosexualité de la liste des maladies
pathologiques. On constate, plus exactement, à cette époque la création de
plusieurs mouvements militantistes, dont le GLF (le Gay Liberation Front)
créé en 1969 aux Etats-Unis, et le FHAR (le Font homosexuel d'action
révolutionnaire) né en France en 1971, en suivant l'exemple du MLF (le
Mouvement de libération des femmes). Il en résulte que les homosexuels
peuvent désormais compter, à l'image du féminisme, sur le soutien
d'organismes pour revendiquer leurs droits, organismes qui organisent par
exemple comme aux USA des actions de lobbying lors des campagnes
électorales. Comme l'affirme, à ce propos, Frédéric Martel, « c'est un fait
commun aux mouvements gays américains et français que d'avoir puisé
leurs racines dans le féminisme »90. Cette naissance et cette évolution des
mouvements sociaux de libération des homosexuels s'inscrit par ce biais
dans une concomitance avec les mouvements sociaux de libération des
femmes, ce qui permet d'expliciter consécutivement leur rôle : de même que
les courants féministes, ils rejettent la division du monde en catégories
distinctes, telles que femmes et hommes, lesbiennes et gays, homosexuels et
hétérosexuels. Plus précisément, ils vont même jusqu'à dire que c'est parce
que dans les sociétés d'aujourd'hui on impose une différence de statut entre
l'homme et la femme que corrélativement on juge sur un plan inférieur des
hommes efféminés, souvent homosexuels ; en d'autres termes, la distinction
axiologique et ontologique homme/femme conditionne la différence de
valeurs entre homosexuels et hétérosexuels : « Dans une société où la
femme ne serait pas opprimée par l'homme et où l'on pourrait vivre sa
sexualité selon ses propres aspirations, la classification homosexuelle et
hétérosexuelle n'existerait plus »91.
Cependant, ces mouvements se révèlent de courte-durée car
l'irruption du VIH Sida (syndrome d'immunodéficience acquise) dans les
années 1980 frappe particulièrement les homosexuels masculins, et conduit
à une nouvelle forme de discrimination. En effet, cette nouvelle maladie, à
ses débuts, est jugée énigmatique, mais lorsque le monde scientifique
recherche les causes de son apparition, encore une fois ils prennent
90 Frédéric Martel, La longue marche des gays, Paris, Gallimard, p. 34
91 Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, « The Woman-Identified-Woman », Radical feminism, New York,
Quadrige Books, p. 241

53
l'homosexualité comme bouc-émissaire. Dans ce cadre, des années 1980 à
nos jours, pas moins de 6200 articles médicaux évoquent le VIH en rapport
avec l'homosexualité92. Certains médias parlent également, à ce propos, d'
un « cancer gay », ou encore d'un « châtiment divin » : un « cancer gay » en
tant que les homosexuels seraient à l'origine, par leurs pratiques sexuelles
contre-nature, de cette maladie ; un « châtiment divin » en tant que les
homosexuels commettraient le crime de sodomie à l'origine de la sentence
divine (Dieu serait revenu sur Terre pour se venger de ces crimes, comme il
l'avait fait préalablement, selon le récit de la bible, dans les villes de
Sodome et Gomorrhe). Ainsi, « le tapage médiatique et les communautés
dites scientifiques associent donc très largement homosexualité et VIH,
image gravée dans les esprits et toujours vive actuellement, notamment en
France »93. Ce tapage médiatique se trouve ensuite relié aux productions de
propagande artistique, notamment cinématographiques, desquelles les gays
et lesbiennes disparaissent progressivement pour laisser place à la
multiplication des allusions homophobes sur les écrans. On peut mentionner,
par exemple, le film Cruising, réalisé par William Friedkin en 1980, avec Al
Pacino, déjà une célébrité à l'époque, dans le rôle principal, montrant et
semblant justifier des attaques dont les homosexuels se trouvent victimes
dans différentes villes américaines, avec les communément appelés « ghetto
gay ». Par ailleurs, malgré ces diverses propagandes d'hostilité à l'égard des
homosexuels, dans le contexte d'apparition du Sida, à la fois médico-
scientifiques, médiatiques et artistiques, le pouvoir institutionnel met du
temps à promouvoir une politique de prévention et d'information à l'égard
en particulier de ces mêmes homosexuels : selon Frédéric Martel, le
ministère de la santé français aurait été informé dès 1982 de la possibilité
d'une corrélation épidémique entre le Sida et l'homosexualité, mais il faut
attendre 1987 pour que des campagnes gouvernementales soient mises en
œuvres, ce qui place d'ailleurs la France en avant-dernière position dans la
Communauté européenne. Pire, le 11 avril 1981, le député gaulliste Jean
Foyer présente un amendement qui aggrave les peines à l'encontre des
homosexuels. Par conséquent, la situation des homosexuels s'empire, il
92 Références consultés sur la base de données scientifiques « PubMed », le 5 décembre 2020, sur le site
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/
93 Malick Briki, op.cit., p. 153

54
semblerait, à tous les niveaux juridique, politique, scientifique, médical,
médiatique, artistique, social etc. Soit, il paraîtrait de prime abord que
l'irruption du Sida dans les années 1980 ait entraîné un accroissement des
répressions et discriminations juridiques : pour une fois, il apparaîtrait qu'il
y ait une « maladie » sexuelle à soigner pour protéger la population, du
moins dans les mentalités populaires.
Néanmoins, il serait plus exact de préciser que le Sida ne conduit pas
à un rejet total et exclusif de l'homosexualité dans la société : il engendre
plutôt une scission entre les homophiles (partisans de l'homosexualité) et les
homophobes, car une partie de l'opinion populaire continue de soutenir les
homosexuels, et surtout leurs mouvements sociaux atteignent la sphère des
discours politiques. On peut citer, à ce propos, le discours du 20 décembre
1981 au cours duquel le Ministre de la Justice, Robert Badinter, à l'origine
de l'abolition de la peine de mort en France, se positionne plus généralement
en faveur des Droits de l'Homme et du Citoyen, desquels font partie les
homosexuels : « Cette discrimination et cette répression sont incompatibles
avec les principes d'un grand pays de liberté comme le nôtre. Il n'est que
temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels
comme à tous ses autres citoyens dans tant de domaines » 94. Il faudra
attendre alors le 4 août 1982 pour que les dispositions discriminatoires
appliquées dès 1942 par le gouvernement Vichy, puis confirmées en 1945
par le gouvernement gaulliste, soient mises, en quelque sorte, « hors d'état
de nuire ». Plus précisément, on observe qu'à partir des années 1980, non
seulement une dépénalisation de l'homosexualité se met en place, mais
surtout apparaissent pour la première fois des dispositifs pénaux punissant, à
l'inverse, l'homophobie, soit la discrimination des personnes en raison de
leurs mœurs sexuelles (c'est le cas, comme vu précédemment, de la loi anti-
discriminatoire du 25 juillet 1985 (loi 85-772 du code pénal)). Cette avancée
juridico-politique s'explique, par concomitance, avec le souci des
institutions européennes, depuis les années 1980, de réduire les atteintes à
l'égard des homosexuels, comme autant de violations de la vie privée : «
tout pays signataire de la Convention européenne des droits de l'homme doit
procéder à la dépénalisation de l'homosexualité pour pouvoir intégrer le

94 Daniel Borrillo, Jack Lang, op.cit., Paris, éd. Dalloz, p. XI

55
Conseil de l'Europe »95. Daniel Borrillo prend l'exemple notamment de la
condamnation par la Cour européenne en octobre 1981 de la loi pénale de
l'Irlande du Nord punissant les relations sexuelles entre personnes du même
sexe96. Ensuite en 1992, l'OMS (Organisation mondiale de la santé) prend la
décision de supprimer de la liste des maladies mentales le terme «
homosexualité », comme celui de « névrose » qui lui est intimement lié
depuis la psychanalyse freudienne, lors de la dixième révision de la
classification internationale des maladies (CIM-10). Ainsi, on peut en
conclure que les mouvements sociaux, par l'intermédiaire des discours
politiques et surtout juridique, permettent finalement d'endiguer le
phénomène de pathologisation de l'homosexualité...Enfin, la discrimination
entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels qui dérivait
essentiellement du fait que les seconds n'avaient pas le droit de se marier,
contrairement aux premiers, s'amenuise par la publication de la loi du 15
septembre 1999 promulguant le Pacs en tant qu' alternative au mariage
pouvant être contractée entre deux personnes majeures, du même sexe ou de
sexe différent : selon l'article 515-8 du Code civil, « le concubinage est une
union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de
stabilité et de continuité, entre deux personnes, de sexe différent ou du
même sexe, qui vivent en couple ». En somme, le discours politique en
promouvant un nouveau langage, toujours normatif et prescriptif, parvient à
changer, il paraîtrait, les mœurs socialement admises. Ces changements
politico-sociaux atteignent leur apogée, comme nous l'avions vu en
introduction, avec la légalisation du mariage pour tous le 17 mai 2013 (loi
n°2013-404)97 - « l'accès au mariage pour tous les couples, indépendamment
du sexe des partenaires, permettrait d'abolir la hiérarchie des sexualités et de
rompre avec la suprématie sociale, culturelle et juridique de l'hétérosexualité
»98. Encore une fois, cette promulgation s'instaure sous l'égide d'organismes
internationaux, à l'instar des Nations Unies dont, par exemple, le secrétaire
général, Ban Ki-moon, s'était exprimé l'année précédante, en 2012 au sujet

95 Daniel Borrillo, « La lutte contre les discriminations fondées sur l'orientation sexuelle en droit européen et français
», dans Droits et cultures (revue internationale interdisciplinaire), p. 5 – dans ce contexte, l'Assemblée Parlementaire
d'Europe formule l'avis n° 176 1993 relatif à la demande d'adhésion de la Roumanie au Conseil de l'Europe.
96 Daniel Borrillo, Jack Lang, op.cit., p. 21
97 La France devient le 9ème pays du monde à autoriser légalement le mariage entre homosexuels.
98 Daniel Borrillo, Jack Lang, ibid., p. 28

56
de la citoyenneté universelle des hommes : « Toute attaque contre vous (les
homosexuels) est une attaque contre les valeurs universelles de
l'Organisation des Nations Unies que j'ai juré de défendre et de respecter.
Aujourd'hui, je suis avec vous et je demande à tous les pays et à tous les
individus d'être aussi avec vous »99 - il ne semblait pas si bien dire selon
cette phrase prémonitoire. Ce sont donc de profonds bouleversements
sociaux, politiques, et juridiques qui prennent acte d'abord sur le plan
international puis national : ce sont les organismes mondiaux qui influencent
par la suite les révocations et rénovations juridiques au niveau des pays, en
particulier les institutions des Nations Unies qui rappellent les fondements
ou principes du droit international des droits de l'homme, à savoir : l'égalité
et la non-discrimination. Ainsi, « dans les années 1980, l'irruption du sida et
les conséquences dramatiques de son expansion dans la communauté
homosexuelle produisent (en réalité) une transformation fondamentale dans
le rapport entre l'orientation sexuelle et le droit. Gérer le VIH avec les
instruments du droit commun et éviter tout traitement exceptionnel de
l'épidémie sont les principes mobilisateurs des associations » 100. Pour le dire
encore autrement, l'apparition du VIH Sida, plutôt que de discriminer
davantage les homosexuels dans un phénomène de bouc-émissaire, conduit
à endiguer tout traitement différenciel et différencié des individus dans la
gestion de cette maladie : le principe d'égalité y fait son apparition. Dès lors,
le Droit devient, comme on a pu le remarquer, un moyen de changer les
situations sociales et factuelles pour les homosexuels. Il s'agit d'une égalité
de type arithmétique, et non géométrique, selon laquelle toute personne doit
être traitée de manière identique, sous les mêmes rapports, et où toute
différence ou discrimination ne peut être jugée que négative. Les citoyens
du monde se révèlent, par ce biais, égaux devant la Loi suprême ou valeur
supérieure de la loi universelle (en tout temps, tout lieu et pour tous) (ce
sont d'abord des organismes internationaux qui militent en faveur de cette
égalité) – jusnaturalisme juridique, qui influence par la suite les codes

99 Nations Unies, Haut commissariat des droits de l'homme, 2012, Nés libres et égaux. Orientation sexuelle et identité
de genre en droit international des droits de l'homme. Site consulté le 5 décembre 2020 :
<http://www.ohchr.org/documents/publications/bornfreeandequallowres_fr.pdf>

100 Daniel Borrillo, Jack Lang, op.cit., p. 25

57
positifs de chaque société. Plus exactement, il semblerait que le concept d' «
humanité » se soit renversé : il ne s'agit plus, comme dans la médecine
légale du XIXe siècle et dans le « biopouvoir » continué au XXe siècle, de
supprimer les revendications individuelles au nom d'une morale d'humanité,
d'un intérêt public commun, mais désormais cette « humanité » assigne des
droits subjectifs inaliénables aux individus, dont le principe d'égalité, selon
une conception davantage libérale. C'est la raison pour laquelle la
Convention européenne des droits de l'homme, ainsi que les organismes
internationaux, accueillent la différence, dont l'homosexualité, au lieu de la
rejeter et renier tel qu'on a pu le remarquer dans le passé. « A la différence
de l'Etat paternaliste et infantilisant, l'Etat démocratique renonce à dire le
bien et se limite à énoncer le juste dans les rapports humains » 101. L'Etat se
décharge donc de la responsabilité de rendre les individus vertueux, car
après trois siècles de tentatives nous avons assisté à un désastre humain dû à
une confusion entre une norme prétendument naturelle, en réalité construite,
de l'hétérosexualité. Aussi, le Droit doit se détacher de la Morale, et « l'Etat
démocratique devrait conduire le droit à une parfaite neutralité (axiologique)
tant au regard des valeurs collectives que des pratiques culturelles
dominantes »102 ; ce n'est pas au Droit de discriminer, d'évaluer moralement,
de catégoriser les individus dans la société.
A ce jour, 72 pays dans le monde continuent de pénaliser
l'homosexualité, dont 11 par la peine de mort, principalement en Afrique, au
Moyen-Orient et en Asie, tandis que 27 pays ont légalisé le mariage
homosexuel sur leurs territoires, en grande partie les nations européennes.
Cela dévoile la réalité factuelle de la situation homosexuelle dans le monde,
en particulier sa fragilité et qu' aimer une personne de même sexe demeure
encore problématique aujourd'hui. De plus, dans les pays où les droits aux
homosexuels ont été concédés, la liberté homosexuelle « demeure pourtant
précaire puisque la règle juridique a du mal à s'affranchir des préjugés » 103.
On pourrait faire par exemple un parallélisme entre ce que Lyndon B.
Johnson, 36e président des Etats-Unis, déclarait au sujet de l'abrogation de
la discrimination raciale : enlever des chaînes à un esclave ne suffit pas pour
101 Daniel Borrillo, Disposer de son corps : un droit encore à conquérir, édition Textuel, 2019, Paris, p. 54
102 Daniel Borrillo, ibid., p. 29
103 Daniel Borrillo, Ibid. p. 53

58
qu'il se mette à courir, il faut également lui apprendre à courir,
l'accompagner dans l'usage de sa nouvelle liberté (ex. si des personnes de
couleur dans les faits éprouvent toujours des difficultés à trouver un emploi,
se loger, elles ne sont libres que dans le Droit) ; de même, on pourrait dire
qu'accorder une condition d'égalité aux homosexuels face à la Loi (ex. le
mariage pour tous) est une condition nécessaire et insuffisante pour qu'ils
bénéficient d'une réelle égalité des conditions...Le Droit facilite le droit de
faire quelque chose (la permission d'une pratique préalablement proscrite),
mais demeure fragile quant à la concession d'un véritable droit aux
homosexuels (en tant que droit social, droit d'accès à tous les avantages
sociaux). Egalement, on peut souligner que le Droit n'a pas encore abordé
toutes les thématiques et problématiques concernant dans les faits les
homosexuels : par exemple, malgré la reconnaissance juridique et la
légalisation du mariage pour tous, l'adoption est toujours refusée aux parents
homosexuels. Ce phénomène souligne que le Droit, en dépit de ses
innovations, se révèle toujours attaché à une logique classique procréatrice,
en tant qu'il confond procréation et filiation, à savoir d'une part le fait
biologique d'avoir un enfant et d'autre part les règles d'adoption d'un enfant
au sein d'une famille. C'est la raison pour laquelle encore aujourd'hui, dans
certains pays ayant dépénalisés pourtant l'homosexualité, seuls les parents
hétérosexuels peuvent adopter. L'homoparentalité ne se trouve toujours pas
reconnue par la Loi, et conduit nombre de parents homosexuels a effectué
ces pratiques clandestinement, ou à l'étranger. On peut en somme observer
une contradiction juridique dans la mesure où certaines avancées se
retrouvent empêchées par d'autres retards – le Droit en ce sens continue de
forger la mentalité populaire contre les homosexuels, et une aberration ou
absurdité juridique puisque des homosexuels, en prétendant être célibataires,
peuvent adopter dans les faits des enfants. Pour le dire encore autrement,
l'exemple de l'homoparentalité souligne que le Droit joue un rôle central
mais ambigu : d'une part il attribue certains droits aux homosexuels en signe
de son ouverture d'esprit, d'autre part il assigne des limites à ces droits (les
homosexuels ne disposent pas encore de tous les droits accordés à
l'hétérosexualité). Peut-être, dès lors, que « le droit se sert de

59
l'homosexualité, s'il la tolère c'est qu'elle lui est utile » 104. Par ce biais,
comme nous le verrons dans la suite de nos travaux, il faudra changer le
statut des homosexuels aux yeux de la société, et y compris dans la Loi :
qu'il ne soit plus un objet du Droit (auquel on accorde des droits subjectifs,
de faire quelque chose), mais un sujet rationnel du Droit, pleinement libre,
qui dispose et jouit de réels accès aux droits qu'on lui préserve. Plus
précisément, il faudra affranchir la morale du Droit – dont on a pu noter
jusqu'à présent la prégnance très forte dans les lois : « Une certaine morale
(qui ne dit pas son nom) prend souvent la place du droit »105.

En effet, suite à deux siècles de répressions et discriminations contre


les homosexuels que nous venons d'étudier, qui finissent par des résultats si
dérisoires dans la mesure où la résistance anti-homosexuelle reste probante
au sein de la société, nous sommes en droit de nous interroger sur
l'enracinement si profond de ces préjugés et sur, tout particulièrement, ce
qui a fait naître ces préjugés quasi indéracinables dans les mentalités
populaires. Nous ne pouvons constater qu'une évolution fort lente, faite
essentiellement de stagnations ou de retours en arrière, et ce caractère
statique de l'histoire des idées humaines est à rechercher dans une
généalogie historique d'apparition, de développement et de confirmation de
ces préjugés, de l'Antiquité en passant par le Moyen-Age jusqu'à la
modernité.

104 Olivier De Schutter, « Homosexualité, discours, droit », dans Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 1993,
volume 30 (p. 83 à 142)
105 Daniel Borrillo, Op.cit., p. 53

60
Deuxième partie : Les logiques justificatives d'une discrimination
homosexuelle juridique

Chapitre III : Origines d'une préservation de la dignité humaine et de


la morale sociale dans le Droit

III. 1. La norme de l'éromène et de l'éraste chez Socrate et Platon

Selon l'opinion commune, l'homosexualité occupe une place


fondamentale dans l'Antiquité, période au cours de laquelle les rapports
sexuels avec le même se caractérisent par une fonction privilégiée dans la
société ; entre autres, la relation entre l'éraste (l'homme) et l'éromène (jeune
garçon) incarnait une institution capitale dans les cités grecques – c'est
d'ailleurs l'argument que l'homophilie de nos jours utilise dans la tentative
de justifier la légitimité des homosexuels. Tel que le souligne, à ce propos,
Jack Lang et Daniel Borrillo « l'atmosphère d'érotisme viril dans laquelle
baignait la société grecque rendait l'homosexualité légitime »106. Plus
précisément, ces considérations émanent de l'interprétation platonicienne de
l'homosexualité présente dans le Banquet et le Phèdre. En effet, il semblerait
qu'en particulier dans la Dialectique platonicienne de l'amour, le stade
érotique, c'est-à-dire l'attachement à un corps puis à des corps constitue
l'étape primitive pour s'élever ensuite par degrés à la beauté des actions, puis
des connaissances, et enfin au Beau en soi, absolu. Pour le dire encore
autrement, l'érotisme, en tant qu'attrait physique, représenterait une
propédeutique, soit un passage initiatique à la recherche du Beau et de
l'Amour. Par ce biais, « l'érotique platonicienne, bien qu'elle soit conçue
comme un instrument de dépassement de l'univers sensible, n'est pas pour
autant dépourvue de désir et de plaisir y compris charnel » 107. Ainsi, selon
l'interprétation commune de l'oeuvre de Platon, et tout particulièrement du
Banquet, les désirs et plaisirs charnels, y compris avec le même tel que

106 Daniel Borrillo, Jack Lang, Homosexuels, Quels droits ?, éd. Dalloz, 2007, p. 3
107 Daniel Borrillo, Dominique Colas, L'homosexualité de Platon à Foucault : Anthologie critique, PLON, 2005, p.
25

61
semble le souligner le mythe de l'Androgyne raconté par Aristophane 108,
paraissent s'assimiler à un passage obligé, certes qu'il faudrait ensuite
dépasser, pour tendre vers l'intelligible et l'Idée du Beau.
Cependant, si une telle relation avec le même, officialisée dans la
société entre l'éraste et l'éromène, a pour finalité des fins spécifiquement
pédagogiques, une autre interprétation, certes mineure, mais s'attachant
peut-être davantage à la littéralité des textes de Platon, consiste à nuancer
ces considérations liminaires en soulignant l'interdiction de la pénétration
sexuelle entre l'homme et le jeune garçon dans les cités grecques. Comme le
met en évidence Lucien Ayissi, « l'homophilie que promeuvent ces
philosophes (Socrate et Platon) se distingue donc de l'homosexualité
proprement dite, notamment de la pédérastie vile et vulgaire qui consiste
dans la domination de l'éromène à des fins de jouissance des plaisirs
charnels que son corps de beau et jeune garçon peut procurer à l'éraste qui
l'exploite sexuellement »109. En effet, selon des fins éducatives, il ne
s'agissait pas de faire de l'éromène un objet sexuel, passif, mais un véritable
citoyen de la cité, sujet actif du droit. Donc, il n'y était pas tant question
d'une éducation du corps (ou sexuelle), mais d'une éducation de l'âme (en
vue de la vertu et sagesse citoyennes) : « la « paidéia homosexuelle » a une
fonction psychagogique (de psyché « âme » et agogé « conduite,
comportement) ; elle consiste, pour l'éraste, à déshabiller l'âme et non le
corps de l'éromène pour en contempler la beauté ou pour pouvoir l'aider à
l'embellir (…) (la beauté étant synonyme de bonté morale – selon
l'expression grecque idiomatique du Kalos Kagathos). L'homophilie
spirituelle (donc) relève d'une stratégie pédagogique inversée où, (…), non
pas pour obtenir de lui d'éventuelles gratifications sexuelles, mais pour
s'initier à la philosophie, gage de la sagesse et de la vertu », l'éromène
s'attache à l'éraste110. Dans cette lignée s'inscrit, effectivement, un

108 A l'origine, l'humanité se divisait en trois genres (mâle, femelle et androgyne) : chaque homme avait le dos rond, les
flancs en cercle, quatre mains et autant de pieds, deux visages opposés au sommet un cou soigneusement arrondi,
mais n’en formant pas moins une seule tête, quatre oreilles, deux sexes. Mais, à cause de l'orgueil de leurs forces et
vitesses démesurées, Zeus décida de les punir, de les couper en deux à l'image de soles, et chaque moitié recherche à
présent son autre moitié.
109 Ayissi Lucien, « La logique hédoniste de l'homosexualité au regard de l'éthique de la vie », article publié dans les
Annales de la Fac des Arts, Lettres et Sciences humaines de l'Université Yaoundé 1, n°10, Nouvelle série 2009, p. 3
110 Ayissi Lucien, ibid., p. 3 (paraphrasant, selon ses dires, Guy Bouchard dans « La « Paideia » homosexuelle :
Foucault, Platon et Aristote », in http://www.bu.edu/Wep/Papus/gend/Gendbouc.htm)

62
commentateur, contemporain à Socrate et Platon, à savoir Xénophon lequel
dans ses Mémorables (écrits vers -390 av. J-C) stipule que son maître
Socrate préconisait de « s'abstenir résolument » de rechercher les
jouissances sexuelles, comparées par analogie à une psychologie porcine, en
narrant l'anecdote des amours de Critias et Euthydèmos :
« quand il (Socrate) s'aperçut que Critias était épris d'Euthydèmos et qu'il
tentait de jouir de lui comme ceux qui usent du corps des autres pour
satisfaire leurs désirs amoureux, il s'efforça de l'en détourner, en disant qu'il
était indigne d'un homme libre et inconvenant pour un honnête homme de
solliciter celui qu'il aime et dont il recherche l'estime en le priant et
suppliant de lui accorder une chose qui n'est rien moins qu'honnête. Comme
Critias restait sourd à ces exhortations et ne se laissait pas détourner de son
dessein, on rapporte que Socrate dit, en présence de plusieurs personnes et
d'Euthymèdos, que Critias lui paraissait être dans le cas d'un cochon en
désirant se frotter contre Euthymèdos comme les cochons contre les pierres
»111.
En d'autres termes, l'homophilie, à distinguer nettement de la pratique
homosexuelle, consiste en une forme de philia grecque à l'égard de ses
semblables (masculins) uniquement, en dehors de toute relation sexuelle : il
y est juste question d' « aimer » un homme qu'on « estime », selon un amour
« honnête » et raisonnable. Cela suppose la moralité d'une telle relation,
éloignée de toute passion effectivement charnelle. C'est la raison pour
laquelle dans la République Platon condamne, de la même manière,
fermement l'homosexualité : « (…) dans La République où Platon considère
l'amour pédérastique comme vulgaire et dépourvu de bon goût » 112. Tel que
l'explicite l'argumentation logique du texte même de Platon, en -384/-377, il
s'agit pour tout homme (il prend ici l'exemple du musicien qui recherche
l'ordre et l'harmonie) de s'élever à la vertu, c'est-à-dire aux formes de la
tempérance, du courage, de la générosité, de la grandeur d'âme etc. Il en
résulte, inéluctablement, que l'on « aime » les personnes qui, intérieurement
dans leur âme et extérieurement dans leur corps, manifestent une telle
sagesse (selon le principe grec du kalos kagathos). Or, cet amour ne doit pas
111 Xénophon, « Les mémorables », Livre I, Chapitre II, fragments 29 et 30, in Xénophon, Helléniques, Apologie,
Mémorables, trad. De Pierre Chambry, Classiques Garnier, p. 329-330
112 Daniel Borrillo, Dominique Colas, op.cit., p. 29

63
se révéler corrélé à un « plaisir excessif », d'ordre sensuel, qui nie au
contraire les qualités sus-mentionnées, et s'accordent, à l'inverse, avec la
douleur (de l'âme), l'incontinence, l'insolence etc. L'amour sensuel est, pour
ainsi dire, trop vif et furieux. Dès lors, « l'amour véritable aime avec sagesse
et mesure l'ordre et la beauté » ; « le plaisir sensuel ne doit pas en
approcher ; il ne doit pas entrer dans le commerce de l'amant (éraste) et de
l'enfant (éromène) qui s'aiment d'un véritable amour », et par conséquent
dans la société grecque « l'amant peut chérir, fréquenter, embrasser le jeune
garçon comme un fils, en vue d'une noble fin » uniquement 113...Encore une
fois, selon les dires de Platon et de certains commentateurs antiques comme
modernes, la Grèce antique, bien qu'en faveur de l'homophilie en tant que
philia (proche de l'amitié d'aujourd'hui), était en défaveur de
l'homosexualité en tant que relation sexuelle (proche de l'amour). Il s'agit,
au mieux, d'un amour chaste.
Cette condamnation de l'homosexualité s'intensifie davantage dans
les Lois de Platon lesquelles auront pour visée principale de résoudre les
problèmes de mœurs (sexuelles) dans la société...

III. 2. Les prémisses d'une rupture entre homosexualité et Droit : recours


au Droit pour préserver la morale sociale

Ce qui apparaît signifiant dans le débat contemporain autour du


concept d'homosexualité est le recours à la notion de « mœurs », de «
morale publique », présentés par exemple dans le discours du président
sénégalais Macky Sall, cité en introduction : « Fondamentalement, c'est une
question de société. Il ne saurait y avoir un modèle fixe dans tous les pays.
Les cultures sont différentes, tout comme les religions et les traditions. » 114
En d'autres termes, le fait homosexuel serait relatif aux mœurs et coutumes
d'une « société », à l'image des « cultures » qui varient d'une civilisation à
une autre, dans le temps et dans l'espace, et qui s'opposent à tout « modèle
fixe » préétabli ; en Afrique, bien souvent on se réfère à l'homosexuel sous
l'expression populaire de « mœurs des blancs », c'est-à-dire de mœurs

113 Platon, La République, (-384/-377), Flammarion, 1966, p. 154-155


114 Discours du 27 juin 2013, extrait du journal Jeuneafrique (du juin 2013)

64
importées d'ailleurs, d'Occident. Ce terme significatif et récurrent de «
mœurs » dérivé du latin moris (« usage, coutume », mais aussi « désir,
caprice ») désigne, implicitement, un ensemble d'habitudes, de conduites
relatives à la pratique du bien et du mal. Soit, d'entrée de jeu, le débat
contemporain situe l'homosexualité au sein d'une question de morale, à
défaut du Droit – et d'une morale toute particulière en ce qu'elle ne
s'avérerait pas universelle, mais relative à une population, ce qui légitimerait
le fait que l'homosexualité ne soit pas de droit acceptée universellement... «
Cette morale, dont la mise en œuvre (par le droit) serait justifiée selon Lord
Devlin, est décrite successivement comme « la structure morale » de la
société, « une morale publique », « une morale commune », « des idées
partagées sur la politique, la morale et l'éthique », « un accord fondamental
sur le bien et le mal », ou encore « une morale acceptée (recognised
morality) »115 : l'ensemble de ces expressions se réfère à la façon d'entrevoir,
encore aujourd'hui, l'intrusion de la morale dans le Droit concernant le
phénomène homosexuel. Pour le dire encore autrement, il s'agit d'une
morale sociale (« de la société »), « publique », « commune », mais non
universelle, c'est-à-dire qui peut être au mieux « partagée », « acceptée »,
reconnue (« recognised »), objet d'un « accord », mais qui ne suppose pas un
donné universel ; cela impose plutôt un construit sociétal – ce qui
expliquerait pourquoi, encore de nos jours, pas toutes les nations ont
dépénalisé sur leur territoire l'homosexualité : il y est question, plus
précisément, d'un positivisme juridique (morale mise en œuvre par le Droit)
lié à un moralisme relatif, à défaut d'un jusnaturalisme politique qui serait en
lien avec un moralisme universel...Cela fait de l'homosexualité une certaine
pratique (sexuelle) pouvant être considérée selon les sociétés comme
moralement mauvaise, et le Droit, dans ce cas, cherche à entériner ces
mœurs et coutumes (à savoir ce qui est considéré par la société en question
comme moralement bon), et à corriger au contraire ce qui est regardé tel
moralement dépréciable : tel que le souligne, à ce propos, Devlin, « Si la
société n'était pas prête à dire que l'homosexualité est moralement mauvaise,
aucune justification ne saurait être trouvée à une loi (…) protégeant la

115 H.L.A. Hart, « La solidarité sociale et la mise en œuvre de la morale par le Droit », trad. Par Gregory Bligh et
Mélanie Plouviez, (p. 3), dans Droit et philosophie, Annuaire de l'Institut Michel Villey, Volume 6, 2014

65
jeunesse de la « corruption » (idée héritée de Platon dans la République) ou
punissant les hommes qui vivent « immoralement » de la prostitution
homosexuelle »116. Par ce biais, la loi vient apporter un support ou soutien
juridique à la morale, stabilise la morale sociale – idée déjà en germe dans la
pensée aristotélicienne ; elle ne saurait s'opposer à la morale, mais la fait
appliquer et respecter, notamment grâce à son code pénal : « l'homosexualité
est généralement tenue en horreur (…) Si cela est la sentiment général de la
société dans laquelle nous vivons, je ne vois pas comment on pourrait dénier
à la société le droit (et au Droit) de l'éradiquer » 117. Ainsi, la loi ne peut que
renforcer la morale publique ou commune – ciment de la société, sans
laquelle cette dernière conduirait à la pure et simple « désintégration »
sociale : « il devient alors difficile de changer la loi sans donner l'impression
d'affaiblir le jugement moral. C'est l'un des facteurs qui militent fortement
en défaveur de toute modification du droit sur l'homosexualité » 118. Il en
résulte que le Droit, dans ce contexte, ne consiste pas en une simple
médiation entre moi et autrui (menace éventuelle à mon encontre), à l'image
de la théorie de Mill analysée précédemment, mais représente plutôt à
présent une médiation, un moyen afin de raffermir le lien social : autrement
dit, le Droit ne s'adresse pas à des individus isolés, mais à des citoyens
vivant dans une société, donc à une communauté d'individus, et en ce sens
au lien qui unit ces individus au sein d'une même communauté : « le
véritable principe est que le droit existe pour la protection de la société. Il ne
remplit pas sa fonction en protégeant les individus contre les torts, les
nuisances, la corruption et l'exploitation ; le droit doit également (et surtout)
protéger les institutions et la communauté d'idées tant politiques que
morales sans laquelle les gens ne peuvent vivre ensemble » 119. En somme, le
Droit permettrait et renforcerait le « vivre ensemble », et non le vivre bien
d'un individu. Cette idée de ciment social par le Droit se trouve critiquée
justement d'ailleurs par Hart, au cours du débat l'opposant à Devlin : « une
société considérée comme forme ou type de vie sociale peut changer,
disparaître ou être remplacée par d'autres formes de société, sans que l'on
116 Lord P. Devlin, « La morale et le droit pénal », trad. Par Mathieu Carpentier, (p. 8), dans Droit et philosophie,
Annuaire de l'Institut Michel Villey, Volume 6, 2014
117 Lord P. Devlin, ibid., p. 17
118 Lord P. Devlin, ibid., p. 17
119 Lord P. Devlin, ibid., p. 21

66
puisse décrire ce phénomène comme une « désintégration » ou « un
éparpillement de ses membres »120 - la morale sociale ne serait donc pas le
seul ferment d'une communauté sociétale...
Or, ce que promeut Devlin, et ce à quoi s'oppose, à l'inverse, Hart,
c'est-à-dire l'affermissement de la morale commune par le Droit et
réciproquement l'intrusion de la morale sociale dans le Droit, émane
originairement de la théorie platonicienne, puis aristotélicienne (qui sur ce
point en assure la continuité) : « Il est possible de trouver, dans La
République et Les Lois de Platon, ainsi que, peut-être, dans les Ethiques et
Les politiques d'Aristote, cette thèse relative au rôle que le droit remplit dans
la mise en œuvre de la morale : le droit de la cité existe, non pas seulement
pour donner aux hommes l'opportunité de mener une vie moralement bonne,
mais également pour s'assurer qu'ils le fassent » 121 - le Droit sert bien la
morale, se met à son service en vue de la faire appliquer. En effet, de la
même manière que précédemment nous avions vu au sujet de la République
de Platon que ce ne saurait être un amour sensuel, passionnel
(l'homosexualité), mais plutôt un amour raisonnable, amical (l'homophilie,
inclus dans la philia grecque et proche de l'amitié) qui ferait la sagesse et
vertu d'un citoyen, à savoir sa « citoyenneté », selon les principes d' « ordre
» et d' « harmonie » (recherchés par le musicien auquel s'adresse le texte
précédemment), le juridique, également, pour Platon cherche à raffermir
cette philia faisant office de morale commune par la force des lois : « Platon
montre (…) (que) la cité est dépourvue de son sens politique lorsqu'elle n'est
pas organisée suivant les principes d'ordre et d'harmonie. L'ordre de la cité
est garanti par les lois qu'elle se donne pour réaliser sa stabilité et son
harmonie. Etant donné que la citoyenneté est la traduction politique de la
bonne disposition de l'âme à la justice et à la tempérance qui sont parmi les
vertus à travers lesquelles la raison se fait entendre, les citoyens qui
désobéissent aux lois de la cité font preuve de déraison et d'injustice » 122. De
ce fait, nous comprenons bien que dès l'Antiquité, et la pensée
platonicienne, la loi sert à renforcer ce qui est considéré par la société
comme moralement bon (les vertus constitutives de la sagesse morale, que
120 H. L. A. Hart, op.cit., p. 4
121 H. L. A. Hart, ibid., p. 1
122 Lucien Ayissi, Rationalité prédatrice et crise de l'Etat de droit, L'Harmattan, Paris, 2011, p. 173-174

67
sont la « tempérance », la « justice », etc.). C'est une idée platonicienne déjà
présente dans la République, mais que l'on trouve tout particulièrement dans
les Lois de Platon, tel que le souligne le commentateur Lucien Ayissi : «
Dans Les Lois, Platon conçoit la loi comme la « maxime sociale » (donc, le
fait de transformer une morale en loi) (…) Elle a pour fonction de corriger
l'expression hybrique (de hybris ou hubris « démesure », par opposition à la
recherche de la mesure, ordre et harmonie) des penchants sensibles dont
nous sommes souvent les « marionnettes » (…) il recommande, par rapport
à la réalisation de la cité idéale, le recours à la force de la loi, car, pense-t-il,
c'est ce « cordon d'or » qui peut efficacement tirer l'homme vers la vertu et
moraliser la cité tout entière »123. En effet, un certain pessimisme
anthropologique caractérise l'évolution de la pensée platonicienne, et en
particulier dans l'oeuvre de sa vieillesse, Les Lois : contrairement à
l'intellectualisme moral de Socrate, son maître, Platon affirme à présent que
connaître le vrai et le bien ne suffit pas pour l'appliquer, et à ce propos
l'éducation en tant que discours dialogué (socratique (l'elenchos)) ne suffit
plus (ce sera toute l'importance de l'institution d'un art choral comme mode
de persuasion des hommes à suivre le bien). Cet auteur emploie, plus
exactement, l'image probante au Livre I des Lois en 644d-645b de l'homme
semblable à une « marionnette » créée par les Dieux, rattachée par des «
cordons » ou « fils », mutuellement opposés, qui tirent l'homme en sens
contraire : « c'est en cela que réside la différence qui sépare vertu et vice » :
la vertu consistera à se laisser tirer par « le fil d'or et sacré », tandis que le
vice résultera de notre laisser-aller à la traction des autres fils qui « ont la
dureté du fer ». Or, parce que le « fil d'or » (ou « cordon d'or » tel que le
traduit Lucien Ayissi), est le plus ténu : « douce en tant justement qu'elle est
d'or », alors il faudra la persuasion de l'art choral, puis du préambule de la
loi, et enfin la « force des lois » pour inciter l'homme à bien suivre son
inclination pour la vertu et à ne s'en point détourner, c'est-à-dire à « assurer
en nous au fil d'or la victoire sur les autres » 124. Par conséquent, l'éducation
sert à orienter l'individu dans la bonne direction ou inclination, le préambule
et l'art (le préambule ou prologue étant souvent chanté) à le persuader, et la

123 Lucien Ayissi, op.cit., p. 175


124 Platon, Les Lois, livre I, 644d-645b, Pléiade, Oeuvres complètes, Tome 2, Paris, 1950, p. 663-664

68
loi à le corriger ou contraindre véritablement par la force pour qu'il suive
efficacement cette voie vertueuse : « pour celui qui n'obéira pas après avoir
entendu le préambule, (la loi) chantera d'une voix forte (…) Car peut-être
qu'après avoir reçu cette punition, il deviendra meilleur une fois revenu à la
raison. Ce n'est jamais au mal que tend la punition imposée par la loi. Mais,
de deux choses l'une, peut-on dire : ou bien en effet elle aura rendu meilleur
celui qui aura subi ce châtiment, ou bien elle l'aura rendu moins pervers » 125.
En somme, parce que la morale a une visée prescriptive, mais encore
inefficiente, le Droit ou la loi tend par sa finalité corrective et coercitive à la
rendre enfin efficiente, et cela est déjà une vieille idée platonicienne reprise
dans le débat contemporain sur l'homosexualité. Platon, déjà, dans les Lois,
en lien avec la figure précédemment explicitée de la marionnette et des fils
d'or et d'acier, critique l'homosexualité en tant que pratique sexuelle
perverse, contre nature, et dont l'Etat (en particulier les Crétois de son
époque) ne devrait pas laisser passer l'immoralité de tels actes : « le plaisir
qui s'y rapporte semble, selon la nature, avoir été accordé au sexe féminin et
au sexe masculin quand ils vont l'un à l'autre s'unir en vue de la génération
(donc, Platon serait lui aussi dans cette finalité reproductive de la
procréation analysée précédemment dans notre première partie), tandis
qu'est contre nature la copulation des mâles avec les mâles, ou des femelles
avec les femelles », et c'est justement « à vos Etats, tous les premiers, qu'en
revient la responsabilité »126, dans la mesure où, comme nous l'avons vu, le
Droit (et par extension la politique) doivent mettre en œuvre la morale
commune...En ce sens, Platon renforce par le biais des lois et du juridique
une thèse déjà soutenue dans la République à l'encontre de l'homosexualité.
Or, Aristote, dans cette perspective, assure la continuité de la pensée
platonicienne : si Aristote paraît d'abord critiquer le Platon de la
République, « c'est la position (qu'il) adopte dans Les Lois qui semble plutôt
l'inspirer lorsqu'il soutient qu'aucun raisonnement (référence au discours
rationnel de Socrate, l'elenchos) ne saurait améliorer la moralité de celui qui
vit selon ses passions, étant donné que le sentiment cède moins à la raison
qu'à la contrainte » des lois. Dès lors, pour Aristote, également, il s'agira de

125 Platon, op.cit., livre IX, 854c-855a, p. 956-957


126 Platon, ibid., Livre I, p. 651-652 (636b-636c)

69
penser une « instrumentalisation (du Droit), dans le sens de la correction des
mœurs, (qui) offre beaucoup plus de garantie d'efficacité que la morale, dans
la mesure où celle-ci ne dispose pas du pouvoir de contraindre efficacement
les consciences à éviter la pratique du vice et à s'habituer à celle de la vertu
»127. Plus exactement, tandis que Platon considérait dans les Lois trois
manières graduelles de moraliser les individus d'une cité, à savoir
l'éducation par l'art choral (lequel art fait davantage impression sur l'âme des
citoyens), le préambule persuasif des lois, et la force contraignante des lois
elles-mêmes, Aristote en retient deux exclusivement dont la seconde vient
renforcer le pouvoir de la première : « les citoyens peuvent devenir vertueux
soit en s'instruisant auprès des sages, c'est-à-dire en les écoutant et en se
pliant à leurs sages recommandations (éducation donc par le discours
raisonné et raisonnable – peut-être plus proche du discours socratique ou
elenchos), soit en se soumettant à l'autorité de la loi »128. En d'autres termes,
l'auteur de l'Ethique à Nicomaque considère une ambivalence éducation/loi,
ou conseils/contraintes, afin de rendre les personnes vertueuses (en mettant
de côté le rôle platonicien de l'art choral et festif, peut-être du fait
qu'Aristote serait mois empreint que le vieux Platon d'un certain pessimisme
anthropologique) : « parmi ces biens les uns (sont) déjà donnés, les autres
(sont) procurés par le législateur »129 . Néanmoins, en reprenant une idée
platonicienne de corrélation intrinsèque et nécessaire entre ethos et loi, ou
encore morale et droit, son disciple réaffirme le fait que la contrainte
effective des lois constitue la condition d'application d'une réelle moralité
dans les comportements des individus : « En dépit de leur pertinence
éthique, les discours des sages (en effet) ne peuvent pas contraindre la foule
des gens »130 ; si l'éducation peut convenir à rendre un individu en particulier
vertueux, elle éprouve des difficultés pour rendre une foule entière
vertueuse (il y aura toujours des dissidents, des factions, d'où le rôle de la
loi) : les discours des sages peuvent avoir des effets sur « les jeunes gens
doués (…) (de) caractères bien nés (« favorisés par du sort par quelque
cause divine »131) et amoureux du beau pour les attacher indissolublement à
127 Lucien Ayissi, op.cit., p. 176
128 Lucien Ayissi, ibid., p. 176-177
129 Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 1990, livre VII, chap. 13, 1332a
130 Lucien Ayissi, ibid., p. 177
131 Aristote, Ethique de Nicomaque, trad. Jean Voilquin, Paris, GF Flammarion, 1965, livre X, chap. IX, § 6, p. 315

70
la vertu », mais ils sont « impuissants à déterminer la foule à s'adonner à la
pratique d'une scrupuleuse honnêteté »132. Ainsi, on retrouve ici un autre
argument utilisé par Devlin et beaucoup d'autres contemporains pour
légitimer l'intrusion du Droit dans les mœurs sociales : tel que l'explicitait
déjà Aristote, la loi permet de souder les individus d'une foule, de les
contraindre à agir bien, et donc de renforcer le lien social les unissant, car
d'une part le sentiment de la crainte est plus fort que le sentiment de
l'obligation, et d'autre part la peur des châtiments corporels tient davantage
en respect que la peur du déshonneur : « si la multitude s'abstient de
commettre des actes honteux, ce n'est pas par la crainte du déshonneur, mais
par peur des châtiments »133. Pour le dire encore autrement, « le sentiment
ne cède pas, semble-t-il, à la raison, mais à la contrainte » 134, en particulier
donc en ce qui concerne une foule entière et non quelques individus. D'où,
l'idée contemporaine de « morale publique » trouve déjà ses fondements
dans la pensée aristotélicienne (laquelle sur ce point marque un
approfondissement du platonisme) : « Etant donné que la foule ne peut
s'appliquer à la vertu qu'aussi longtemps que dure la contrainte de la loi, la
moralisation de la vie publique dépend donc de la constance avec laquelle
les dirigeants instrumentalisent les normes publiques de référence pour
donner un sens citoyen et un contenu républicain à l'expression des
préférences particulières des individus »135. Soit, on retrouve bien les
origines d'une « instrumentalisation » du Droit, des « normes » en faveur de
la morale commune, de la « vie publique », par l'idée corrélative que les lois
doivent « fixer les règles de l'éducation » 136 et contraindre si besoin. On
retrouve de même cette idée consécutive (également dans la pensée analysée
précédemment de Devlin) que seule la « constance » des lois peut conserver
la rectitude des comportements moraux des individus : il serait préjudiciable
à la société que le Droit s'oppose à la morale commune, par exemple en
accordant une légitimité et légalité à certaines mœurs d'habitude proscrites,
telles que les pratiques homosexuelles...A ce propos, Aristote préconise
même l'institution, pour corréler et déléguer en partie le pouvoir et rôle de
132 Aristote, op.cit., livre X, chap. IX, § 3, p. 315
133 Aristote, ibid., livre X, chap. IX, § 4, p. 315
134 Aristote, ibid., livre X, chap. IX, § 7, p. 315
135 Lucien Ayissi, op.cit., p. 178
136 Aristote, ibid., livre X, chap. IX, §9n p. 316

71
l'Etat, d'une vigilance publique ou « surveillance commune et raisonnable »
permettant aux citoyens de s'approprier la question de la moralisation
publique « si l'Etat n'assume pas ce soin » 137. Puis, cette contrainte juridique
se manifeste, à la manière de Platon, sous la double modalité du châtiment
corporel et du bannissement : tel que le soulignait l'auteur des Lois : la
punition de l'impie consistera à être « marqué au front et aux mains (...) de
son forfait, et après avoir été fouetté d'autant de coups qu'il plaira aux juges
d'en infliger, (il) sera jeté nu hors des limites du territoire » 138 ; de même,
l'auteur de l'éthique de Nicomaque stipule que « ceux qui désobéissent et se
montrent par nature rebelles à la vertu doivent être punis et châtiés. Quant à
ceux qui se révèlent absolument incorrigibles, il faut les bannir » 139. En
somme, Aristote rajoute à l'argument platonicien d'une instrumentalisation
de la force du Droit en faveur du respect de la vertu, l'argument duel d'une
morale en particulier publique de la foule, et de la constance du Droit. Dans
ce cadre, ainsi que nous avons commencé à l'énoncer, les pratiques
homosexuelles se révèlent vicieuses et pernicieuses, car risquent de
s'opposer à la morale commune, à l'éducation reçue et a fortiori à la loi
coercitive de la cité : « l'homosexuel commet un crime non seulement contre
lui-même et contre la cité mais aussi et surtout contre l'humanité » 140 - selon
une conception traditionnelle, la visée reproductrice et biologique de la
sexualité sert « l'homme », « l'humanité » et se trouve associée au sens
commun de la morale et du Droit (« cité »).
Il en résulte, pour conclure, que les théories juridiques de Platon et
d'Aristote traduisent la naissance de l'immixtion de la pensée de la morale
dans le Droit que nous retrouvons encore très prégnante dans le débat
contemporain sur l'homosexualité, par exemple comme nous avons pu
l'analyser entre Hart et Devlin. Néanmoins, à l'époque antique, il n'existe
encore aucune loi juridique, dans les faits, condamnant et réprimandant
expressément les homosexuels – ces derniers demeurent malgré tout tolérés,
d'où la confusion populaire qui peut conduire à évoquer une « homophilie »
antique...Dès lors, un autre facteur a dû, dans l'histoire des idées juridiques,

137 Aristote, Ethique de Nicomaque, trad. Jean Voilquin, Paris, GF Flammarion, 1965, livre X, chap. IX, § 14, p. 317
138 Platon, op.cit., Livre IX, 854c-855a
139 Aristote, ibid., livre X, chap. IX, § 10, p. 316
140 Daniel Borrillo, Dominique Colas, op.cit., p. 48

72
impacter fortement à nouveau l'homosexualité, afin d'expliciter la répulsion
et censure dont elle fait preuve aujourd'hui...

III. 3. Consolidation irréversible de la morale dans le Droit

En effet, on observe dans la plupart des pays actuels qui continuent à


pénaliser l'homosexualité, en Afrique et au Moyen-Orient, une assise
religieuse de leurs institutions, notamment juridique et culturelle, très forte :
« Si la tradition judéo-chrétienne se trouve à l'origine de l'homophobie en
Occident, la religion musulmane n'est pas exempte des violentes
prescriptions contre les personnes LGBT » 141. Si, effectivement, les pays
européens s'avèrent de plus en plus sécularisés, à travers un
amoindrissement progressif de l'influence religieuse dans leurs sociétés – ce
qui a permis, semble-t-il, d'ouvrir une brèche en faveur de l'affirmation des
droits des homosexuels -, à l'inverse, « dans les pays appliquant la charia, la
sodomie est un crime qui peut être puni par la lapidation et même par la
peine de mort »142. Car, justement, la prégnance des codes religieux (et par
extension moraux) dans les lois juridiques demeure très forte, à défaut de
l'autonomisation que l'on observe dans les pays occidentaux, depuis
l'avènement de la pensée politique moderne aux XVIIe-XVIIIe siècles, à
l'égard des normes religieuses...Ainsi, il paraîtrait que non seulement la
morale commune, mais aussi et surtout les religions (tant chrétiennes
qu'islamique, etc.) soient à l'origine d'un renforcement factuelle (et sûrement
historique) des répressions contre les homosexuels, encore aujourd'hui : «
Les pays membre de l'OIC (organisation de coopération islamique) 143 votent
systématiquement avec le Vatican contre la reconnaissance des droits des
homosexuels aux Nations Unies ou même contre la simple dépénalisation de
l'homosexualité »144. D'ailleurs, cet argument de l'intrusion de la morale,
mais également, de la religion dans le Droit se trouve soutenu par Devlin
lors de son débat l'opposant à Hart, énoncé précédemment : « La morale et

141 Daniel Borrillo, Caroline Mecary, L'homophobie, PUF, Que sais-je ?, Paris, 2000, p. 53-54
142 Daniel Borrillo, Caroline Mecary, ibid., p. 54
143 Dans la majeure partie des pays musulmans, l'homosexualité est assimilée à un délit pouvant encourir jusqu'à 10
ans d'emprisonnement, et en particulier dans 7 pays cette pratique sexuelle est passible de la condamnation à mort :
Mauritanie, Soudan, Nigéria, Somalie, Arabie Saoudite, Yémen et Iran.
144 Daniel Borrillo, Caroline Mecary, ibid., p. 54

73
la religion sont inextricablement liées – les normes morales généralement
acceptées par la civilisation occidentale coïncident avec celles qui dérivent
du christianisme. En dehors de la chrétienté, d'autres normes (comme nous
l'avons vu) proviennent d'autres religions », car plus exactement « aucun de
ces codes moraux ne peut prétendre à quelque validité que ce soit si ce n'est
en vertu de la religion sur laquelle il est fondé » 145. En d'autres termes, il
semblerait que non seulement les codes moraux trouvent leur condition
d'actualisation dans les lois juridiques (plus coercitives, grâce donc à la
force du Droit), mais aussi qu'ils obtiennent une forme de validation de la
part des normes religieuses – la morale commune serait fondée sur la
religion (en amont) puis raffermie (en aval) par la rectitude du Droit...Par
conséquent, tel que le souligne encore Devlin, « un Etat qui refuse de mettre
en œuvre les croyances du christianisme perd le droit de mettre en œuvre la
morale chrétienne »146. Cela expliquerait donc que les Etats européens,
aujourd'hui séculiers, soient en peine de justifier les condamnations contre
l'homosexualité, et qu'au contraire des revendications en faveur des droits
des homosexuels puissent naître – ils ont perdu l'assise religieuse
fondamentale à la morale commune sur laquelle se fonde le Droit...(la
religion fondant indirectement, par ce biais, l'assise institutionnelle du Droit
– le Droit, y compris moderne, ne serait jamais réellement de droit
autonome à l'égard de la religion s'il se base toujours sur les normes
morales)...
Dès lors, à la suite de ces considérations liminaires, il paraîtrait que
le renforcement du pouvoir spirituel et religieux, en particulier au Moyen-
Age, soit à l'origine de l'accentuation des répressions à l'encontre des
homosexuels, encore constatables de fait aujourd'hui – c'est à l'époque
médiévale, donc, que verrait le jour une normalisation juridique des codes
religieux...En effet, de la chute de l'Empire romain (476) approximativement
(plus précisément, des édits de Justinien (533)) jusqu'à la première moitié du
XIIIe siècle, en France, malgré la censure ecclésiastique persistante,
l'homosexualité se révèle globalement tolérée, et aucun édit étatique ne se
trouve formulé explicitement à son encontre147. Cependant, on peut
145 Lord P. Devlin, op.cit., p. 136
146 Lord P. Devlin, ibid., p. 137
147Tel que le souligne, par exemple, la querelle entre le moine (devenu ensuite évêque et cardinal) Pierre Damin

74
remarquer corrélativement, voire consécutivement au retour en force de la
législation impériale chrétienne (romaine) au XIIIe siècle, un renforcement
des mesures répressives à l'encontre des homosexuels...Effectivement, cette
loi romaine, lors de l'Empire, énonçait déjà de multiples réprimandes à
l'égard des personnes homosexuelles : par exemple, en 458 l'Empereur
Théodose II condamne tous homosexuels à être brûlés vif sur le bûcher, et
en 533 l'Empereur Justinien crée ce qui peut être regardé comme la première
législation anti-homosexuelle des temps modernes148. Ces répressions
s'accompagnent bien sûr de tentatives de conversion des homosexuels à
l'hétérosexualité, comme en témoignent entre autres les Novelle de 538 et
544 de Justinien. Réapparaît, donc, ensuite, au XIIIe siècle, de telles
condamnations particulièrement répressives à l'égard de l'homosexualité,
suite au revirement chrétien du Moyen-Age : à ce propos, la « sodomie »
représente un péché nouveau permettant de discriminer et punir ces
pratiques sexuelles contre-productives, anti-reproductives, et jugées contra
natura. Pour le dire encore autrement, l'homosexualité s'avère désormais
associée non plus à un délit mais à un péché : « L'homosexuel est un
hérétique et l'hérétique est un homosexuel » 149. Plus exactement, la
réinterprétation, en particulier de la Dialectique platonicienne et de la
nécessité pour l'âme de se détacher du corps, sous le prisme religieux du
péché, en tant que péché originel par le corps et nécessité du salut par l'âme
(tel que cela est théorisé dès Saint Augustin dans ses Confessions au Ive
siècle, puis à nouveau par Saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle), se trouve
à l'origine d'un tel renforcement des persécutions contre les homosexuels au
Moyen-Age...Car la sodomie jugée « acte contre nature » à l'époque
médiévale est une notion dérivée de la pensée platonicienne des Lois, qui
évoquait déjà l'acte homosexuel comme immoral (si ce n'est pas encore
hérétique) et surtout anti-naturel. Puis, Saint Augustin, figure majeure de la
Patristique, marqua les consciences populaires : « Dans ses Confessions il
parle de la sodomie comme d'un crime détestable, contraire à la loi naturelle

souhaitant renforcer les répressions anti-homosexuelles, par le biais de la diffusion de son livre Le livre de
Gomorrhe, et la réponse du Pape Léon IX (à qui est dédié cet ouvrage) qui ne désire pas adjoindre de nouvelles
répressions à celles déjà existantes.
148 Il s'agit de la Lex Julia de adulteriis coercendis, retranscrite dans les Institutes de l'Empereur Justinien.
149 Daniel Borrillo, « Droit et homosexualités : une réconciliation fragile », dans Droit et cultures, Revue
internationale interdisciplinaire 56/2008-2, p. 3

75
et à la loi divine »150.
Il en résulte, en somme, que la période médiévale, très ancrée dans la
religiosité des dogmes, marque une période de rupture avec l'époque antique
où l'homosexualité se trouvait encore tolérée, si ce n'est véritablement
acceptée par la doxa populaire et les mœurs (contrairement à ce qu'on croît
habituellement). Le Moyen-Age, à la suite des répressions déjà présentes
dans l'Empire Romain, accentue donc ces condamnations à l'encontre des
homosexuels, et signe l'inférence de la religion, corrélée à la morale
commune, dans le Droit. Or, si l'époque politique moderne se caractérise par
une sécularisation et autonomisation du politique à l'égard du religieux, et
des dogmes religieux, il n'en demeure pas moins, encore aujourd'hui,
attaché, voire entaché à une certaine morale qui remet en question une
véritable autonomie du pouvoir temporel à l'égard du pouvoir spirituel –
l'influence religieuse y est peut-être désormais insidieuse et officieuse...

150 Daniel Borrillo, Caroline Mercary, op.cit., p. 43

76
Chapitre IV : Perpétuation moderne et contemporaine des
discriminations homosexuelles : de la théorie du contrat social comme
fondement de l'Etat moderne à la critique des droits de l'homme

IV. 1. Le contrat social comme fondement de l'Etat moderne

La pensée politique moderne se caractérise essentiellement par


l'avènement du contrat social, lequel prend diverses formes selon les
théoriciens de cette époque (Hobbes, Rousseau, Locke etc.). En effet, à
l'encontre de l'organicisme politique d'Aristote qui assimile la cité grecque à
un organisme naturel et conçoit l'homme tel un « animal (naturellement)
politique », doté d'une sociabilité naturelle, le contexte socio-politique dans
lequel se déploie la pensée politique moderne, en particulier l'état d'urgence
de la guerre (les guerres d'Italie pour Machiavel, le massacre de la Saint-
Barthélémy pour Jean Bodin, la guerre civile anglaise pour Hobbes etc.),
engendre une restructuration des théories anthropologiques, davantage
pessimistes, qui nécessitent à présent l'hypothèse d'un contrat social afin de
tenir chacun en respect de ses engagements.
Par définition, en effet, un contrat, selon l'article 1101 du Code civil
français, se définit comme la « convention par laquelle une ou plusieurs
personnes s'obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à
ne pas faire quelque chose » (et désigne, par extension, l'acte écrit de cette
convention). En d'autres termes, le contrat, par excellence, suppose un
accord, un arrangement des parties contractantes et contractant
délibérément, sans contrainte, en vue de « convenir » et de s'engager (outre
que par la promesse des mots) à une action commune et future. Un tel
accord volontaire et un tel engagement implique, par ce biais, des
obligations à respecter, sous peine de sanctions et de rupture du contrat,
c'est-à-dire encore autant de devoirs et de droits entre les diverses personnes
contractantes. Pour le dire encore autrement, un contrat, en tant que tel,
repose sur la conscience morale, la moralité de ses contractants (d'où, une
volonté rationnelle et raisonnable parvenant à un accord), mais impose
également dans le même temps la pérennité de ces engagements moraux

77
dans le temps (en cas d'une moralité qui serait défaillante et pourrait en
venir à nuire à autrui). Ainsi, le contrat manifeste cette ambiguïté d'à la fois
se fonder sur et de fonder la moralité de ses contractants lesquels sont en
quelque sorte tenus de tenir leurs engagements, obligés de s'obliger à les
respecter, par une certaine paradoxale « force obligatoire » qui à la fois naît
et fonde leur responsabilité...Ce qui présuppose nécessairement un doute
quant à un simple acte de foi verbal, et assure une garantie écrite.
Plus exactement, le « contrat social » tel que théorisé par les
penseurs de l'Etat moderne aux XVIIe-XVIIIe siècles, se caractérise
premièrement par un contrat non pas institué à l'intérieur, voire de l'intérieur
d'une société déjà fondée, mais instituant lui-même la société. C'est la raison
pour laquelle, deuxièmement et corrélativement, ce type de contrat se révèle
« social » en tant qu'il ne caractérise pas seulement deux individus ou deux
groupes d'individus, mais le tout de la société future en vue de réguler les
rapports des hommes entre eux. Certes, la théorie du contrat social, de
manière générale, ne désigne nullement une réalité historique, factuelle,
mais plutôt une hypothèse théorétique, abstraite dans la tentative de rendre
compte de l'institution de rapports de droit dans une société et d'être assuré
de fonder des lois justes. Il en résulte que, en tant que rapports sociaux et
collectifs des individus entre eux, ce type de contrat à l'origine de
l'édification d'un nouvel Etat n'a pas pour simple finalité le respect des
engagements moraux par telle personne envers telle autre, mais la visée de
garantir, par convention explicite entre tous les hommes, des rapports de
droit, c'est-à-dire encore le respect de l'ordre et de l'intérêt général par tous
et pour tous, afin d'éviter le retour de rapports de force belliqueux et
destructeurs (tels que souvent décrits dans l'état de nature, par opposition à
l'état civil).
Dans ce contexte, il nous a paru plus judicieux d'étudier, tout
particulièrement, la pensée de Rousseau, - outre car comme nous l'avons vu
il critique l'homosexualité, et en tant que ce dernier pousse à l'extrémité
cette idée d'intérêt général, et parallèlement d'ordre public, tel que devant
primer sur toute autre chose en société. Examinons, dès lors, tout d'abord, de
quelle façon il en vient à théoriser le « contrat social » (selon le titre d'un de
ses fameux ouvrages), c'est-à-dire les conditions préalables ayant rendu

78
nécessaire son institution. En effet, dans son état de nature, radicalement
distinct en ce sens de celui de Hobbes selon lequel, pour reprendre une de
ses célèbres expressions, « l'homme est un un loup pour l'homme », et plus
précisément dans la première forme que revêt cet état de nature rousseauiste,
en tant qu'état primitif, l'homme s'avère solitaire et isolé, doté d'un « amour
de soi » qui l'incite à s'auto-conserver en prenant dans la nature tout ce dont
il a besoin, selon une norme naturelle, innée. Puis, lorsqu' advient la seconde
étape de l'état de nature, à savoir la « jeunesse du monde » et le
regroupement des hommes entre eux, fondant des relations intersubjectives,
un certain état moral voit le jour du fait de cette prise en compte de l'altérité
humaine, qui voit naître la « pitié » dans le cœur des hommes – second
concept clé de la pensée rousseauiste, fondant une forme de limitation
naturelle de l'amour de soi, dans la tentative de veiller et prévenir à ce
qu'autrui ne souffre pas de nos agissements. En d'autres termes, il y aurait
une certaine conscience morale innée, d'ordre instinctive et pré-rationnelle,
chez Rousseau. Néanmoins, avec la troisième et dernière forme de l'état de
nature, au travers de l'invention de la métallurgie et de l'agriculture, et par
extension de la division sociale du travail et de la propriété individuelle, se
rompt l'alliance naturelle entre moralité et indépendance matérielle au profit
d'une propriété individuelle et de la perversion de l'état moral – perversion
qui conduit à l' « amour propre » et aux égoïsmes humains les plus
destructeurs, lesquels étouffent désormais les sentiments naturels par des
désirs artificiels et illimités. S'ensuit nécessairement la nécessité de fonder
un « contrat social » afin de transformer ces rapports de force en rapports de
droit, et d'instituer un juste partage des terres. Par ce biais, bien qu'il existe à
l'état de nature de l'homme une certaine justice naturelle non raisonnée, cette
dernière ne peut servir à réglementer les rapports humains au sein d'une
communauté ayant vu la naissance de la propriété individuelle, car la voix
de la nature se trouve « étouffée » par le désordre des passions. D'où, la
nécessité de fonder un artifice institutionnel, une justice civile raisonnée –
que représente le « contrat social » - afin de substituer un ordre public au
désordre survenu dans la dernière forme de l'état de nature. Autrement dit,
tel que nous l'avons explicité précédemment au sujet de la définition
générale d'un « contrat », le contrat social rousseauiste suppose bien la

79
possibilité d'une conscience morale humaine, ainsi que d'une rationalité
humaine (s'étant développée au cours des interactions entre les hommes
dans l'état de nature) et impose la nécessité de leur faire tenir leur moralité
(défaillante et détournée par les passions). En ce sens, le droit raisonné du
contrat social prend modèle sur les règles de la nature (sur l'idée tout
particulièrement d'une indépendance de la moralité et de la propriété
matérielle – d'où, l'idée d'aliénation totale comme condition au contrat social
: « ces clauses bien entendus se réduisent toutes à une à savoir, l'aliénation
totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté »151),
sans toutefois les actualiser car elles ont prouvé leurs limites naturelles ;
c'est pourquoi il fonde en retour la moralité des hommes : « Ce passage de
l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très
remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et
donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant »152. Ainsi, le
contrat social permet de véritablement fonder la moralité humaine,
impuissante dans l'état de nature : il fait « d'un animal stupide et borné, (…)
un être intelligent et un homme »153, non pas simplement en actualisant une
moralité potentielle dans la nature humaine, mais en créant une moralité
raisonnée et civile : « On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l’acquis de
l’état civil la liberté morale qui seule rend l’homme vraiment maître de
lui »154.
Cependant, une première critique, de type rawlsienne, que l'on
pourrait adresser à cette théorie rousseauiste du contrat social, voire à
l'ensemble des théories classiques du contrat social, serait de fonder la
nécessité d'entrer en société (par convention) : que ce soit pour assurer un
meilleur partage des terres et une moralité humaine (Rousseau), ou que ce
soit par exemple pour éviter l'état de guerre naturel et assurer la sécurité de
chacun (Hobbes)...Autrement dit, Ralws critique cette « théorie générale de
la motivation humaine »155, le fait de trouver des raisons à l'association des
hommes naturellement isolés (contrairement à la thèse aristotélicienne) :

151 J.-J. Rousseau, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, GF-Flammarion, 2001, p. 73
152 J.-J. Rousseau, ibid., p. 60
153 J.-J. Rousseau, ibid., p. 61
154 J.-J. Rousseau, ibid., p. 61
155 J. Rawls, « La justice comme équité », in Philosophie, N°14, 1987, p.51

80
selon lui, plus précisément, « ce que font les partenaires, c'est reconnaître
ensemble (et non pas inventer) certains principes d'appréciation liés à leurs
pratiques collectives, en tant qu'elles sont déjà établies ou simplement
proposées (de fait) »156. En effet, on pourrait suggérer que l'attribution de
raisons à l'entrée en société des hommes et à l'institution d'un Etat impose
une distinction nette entre le Fait (donné) et le Droit (voulu), alors que si
l'on se contente, à l'image de Rawls, de reconnaître de droit des faits déjà
employés, peut-être qu'il s'agit davantage d'une continuité entre le Fait et le
Droit...
En somme, à travers l'idée de « contrat social », il semblerait que la
pensée rousseauiste en particulier, et la pensée politique moderne en
général, atteste encore d'une certaine immixtion du Droit et de la morale,
semblable à ce que l'on pouvait déjà analyser dans les philosophies de
Platon et d'Aristote, à la différence peut-être qu'il ne s'agit plus comme dans
l'Antiquité de raffermir une vertu humaine par la force coercitive des lois,
mais de plutôt, à présent, fonder une autre forme de moralité humaine, autre
que naturelle, dans l'état civil. Soit, le rapport entre Droit et morale demeure
intact, même si les termes de ce rapport ne désignent plus exactement la
même chose - et c'est cette persistance de l'immixtion entre droit et morale,
y compris à la modernité, que nous devons interroger dans le cadre de nos
recherches.

IV. 2. L'aliénation des volontés individuelles au profit de la volonté


générale comme condition nécessaire du Contrat social : le primat de
l'ordre public et la répression des homosexuels

Tel que nous venons de l'expliciter au sujet du contrat social


rousseauiste, « les lois assurent (aux hommes) l'humanité en les dotant de la
moralité et du sens du devoir qui font vraiment d'eux des hommes
(pleinement maître d'eux et de leurs passions), c'est-à-dire des êtres tout à
fait différents des brutes anthropomorphes ou des animaux stupides et
bornés qu'ils étaient avant l'état civil »157. La loi politique, selon Rousseau, a

156 J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 51-52


157Lucien Ayissi, Rationalité prédatrice et crise de l'Etat de droit, L'Harmattan, Paris, 2011, p. 185

81
de ce fait d'abord une fonction morale, de restitution à l'homme de son
humanité. Outre l'assimilation de la loi politique à une loi morale, il s'agit
bien sûr d'une loi civile en tant qu'elle sert à fonder la citoyenneté humaine :
« marquer du sceau de la civilité les rapports des individus qui sont sortis de
l'état de nature »158. Parallèlement à la constitution de la moralité et de la
citoyenneté de l'homme, on observe donc deux formes de liberté politique
permises par l'institution de l'état civil : la liberté morale (mentionnée
précédemment) et la liberté civile (« il faut bien distinguer la liberté
naturelle, qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté
civile, qui est limitée par la volonté générale »159). En conséquence, on
retrouve la double modalité morale et juridique de ces lois politiques servant
à la fois à fonder un sujet moral et un sujet de droit, citoyen parmi les
hommes...
Plus précisément, dans la mesure où la pensée politique moderne
atteste d'une certaine autonomisation et sécularisation du Droit à l'égard des
normes religieuses, comme nous l'avons énoncé précédemment, « le
républicanisme de Rousseau s'accompagne d'un humanisme, dans la mesure
où, à travers la référence à la volonté générale, Rousseau replace l'homme
au cœur de la politique, comme pour mettre définitivement un terme à la
tendance à la référer soit au cosmique, soit au théologique »160. Dans ce
cadre, donc, son principe de volonté générale se révèle au fondement même
du « contrat social ». Dès lors, en quoi consiste la « volonté générale » de
Rousseau ? Afin de sortir de l'état de nature corrompu qui représente
foncièrement une menace pour la survie de l'homme, on pourrait croire de
prime abord que « l'union fait la force », et qu'il suffirait d'additionner les
forces ou puissances de chacun. Néanmoins, - et c'est la raison pour laquelle
la volonté générale rousseauiste ne consiste pas en une simple addition des
volontés particulières – une telle addition conduirait inéluctablement à
reconduire l'état de nature à un niveau supérieur, non plus au niveau des
individus isolés mais des groupes d'hommes, dont l'un finirait par dominer
l'autre : or, « il est contre l'ordre naturel (et le principe d'égalité entre les

158 Lucien Ayissi, op.cit., p. 185


159 Jean-Jacques Rousseau, op.cit., p. 61
160 Lucien Ayissi, ibid., p. 187

82
hommes) que le grand nombre gouverne et le petit soit gouverné »161 (ou
que des riches gouvernent les pauvres par exemple) Par conséquent, à défaut
d'une addition, il faudrait probablement une soustraction de quelque chose
aux hommes contractant le pacte social : non pas un retranchement de leur
force physique laquelle est supposée par toute obligation (il faut en effet
avoir la capacité de faire quelque pour avoir le droit de faire cette chose),
mais plutôt leur droit de faire usage de leur force et puissance pour obtenir
tout ce qui leur plaît dans l'état de nature...Il en résulte, ensuite, la nécessité
de conférer ce droit à quelqu'un, au-dessus du contrat et des lois : pour
Hobbes, il s'agira d'un tiers, le Souverain ; pour Rousseau, dans la tentative
d'obvier à une possible tyrannie souveraine, il s'agit justement de la «
volonté générale ». En d'autres termes, la « volonté générale » qui vise
l'intérêt et l'ordre publique se révèle au-dessus même des lois, prime,
comme nous l'énoncions, sur tout autre chose en société...
Par ce biais, toute volonté individuelle qui s'opposerait au bien fondé
de la volonté générale, en faisant prévaloir l'intérêt privé et égoïste sur
l'intérêt général et moral, civil, serait anéanti par cette même volonté
générale – ce qui met en tension au sein de chaque individu l'homme qu'il
est et le citoyen qu'il doit être : « Chaque individu peut comme homme avoir
une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale
qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement
que l’intérêt commun »162. Cet anéantissement de cette volonté individuelle
contraire à la volonté générale ne passe pas, assurément, par une destruction
de l'individu, mais par l'exercice sur lui d'une certaine contrainte ou force
paradoxale, en tant qu'elle sert la liberté civile et morale de l'individu
(garanties justement par le contrat social et la volonté générale) :
« quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout
le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être
libre »163. On retrouve, ainsi, cette « force obligatoire » paradoxale au sein,
comme nous l'avons expliqué ci-dessus, de chaque contrat, et
spécifiquement du contrat social rousseauiste, en tant que paradoxalement

161 J.-J. Rousseau, Du contrat social, ou principes du droit politique, dans Oeuvres complètes, p. 523 – dans ce cadre,
on peut comprendre dans quelle mesure la Révolution française de 1789 a pu être influencée par ces écrits
162 J.-J.Rousseau, Du contrat social, ou principes du droit politique, Paris, GF-Flammarion, 2001, p. 59
163 J.-J. Rousseau, ibid., p. 60

83
elle force l'homme d'être libre, en le forçant à être moral et civil et à
respecter ses engagements...
Cependant, il peut sembler déjà paradoxal qu'un philosophe, comme
Rousseau, ayant discrédité l'expression « le droit du plus fort » (en
soulignant son aspect oxymorique, car « force ne fait pas droit »164) ait
employé le terme de « force » pour désigner la puissance de contrainte de la
volonté générale lorsqu'un individu en vient à déroger du bien public...En
effet, tout se passe comme si une certaine contradiction intervenait au sein
de sa pensée, dans la mesure où il semblerait que la force servant la volonté
générale puisse libérer et obliger un individu, alors qu'il affirmait auparavant
que « la force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité
peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de
volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être
un devoir (…) S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir,
et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. »165 - bien que la
force servant la volonté générale puisse être considérée comme une force
ordonnée par la raison et non pas comme une force naturelle ou violence
physique...166En d'autres termes, par un habile stratagème, il paraîtrait que la
force seule ne pourrait fonder le droit et l'obligation, mais que le droit
accompagné de force, à l'image de la volonté générale, soit légitime...Ce qui
fait reposer toute cette légitimité sur le bien fondé même de la volonté
générale...Peut-être y aurait-il en réalité une forme de « tyrannie » de la
volonté générale, venant se substituer à la « tyrannie » du Souverain de
Hobbes...A la différence que ce serait une « tyrannie de la majorité » (pour
reprendre une expression d'Alexis de Tocqueville), et non plus d'un seul. En
effet, tel que le déclare Benjamin Constant, très critique sur cet aspect de la
pensée rousseauiste, Rousseau aurait confondu la liberté avec « un principe
de garantie » (donc la sécurité, à l'image de Hobbes) : puisque la volonté
générale vise « à empêcher un individu de s'emparer de l'autorité qui
n'appartient qu'à l'association entière (le corps social) ; mais il n'en décide
rien sur la nature de cette autorité même »167 ; en d'autres termes, la volonté
164 J.-J. Rousseau, op.cit., p. 49
165 J.-J. Rousseau, ibid., p. 49
166 Selon une théorie déjà pascalienne à propos de la légitimité de droit à ce que la justice soit secondée par la force
raisonnée dans la tentative d'être appliquée et rendue effective.
167 B. Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la

84
générale fonde tout, mais rien ne fonde cette volonté générale...D'où, sa
finalité pourrait bien être contraire à la liberté d'individus d'affirmer leurs
libertés individuelles, sans pour autant causer un tort véritable à l'ordre
public...C'est dans ce cadre que s'inscrit notre thématique sur la liberté des
droits des homosexuels, minorité au sein d'une majorité qui lui est justement
contraire, et qui considère l'affirmation de leurs libertés sexuelles tels
perverses par rapport aux mœurs et contrariant donc l'ordre public, par
extension l'intérêt général...C'est également sur ce point que la critique de
Rawls se fait plus intense, lorsqu'il élabore son expérience de pensée du «
voile d'ignorance » : ce dernier tient lieu d'état de nature, c'est-à-dire de
situation naturelle des hommes avant l'institution d'un état civil, mais en
s'attardant, comme énoncé précédemment, davantage sur la réflexion des
situations futures des membres de la société, et moins sur les raisons qui
rendent nécessaires l'entrée en société de ces hommes. Soit, il s'agit pour
chaque personne réunie, au cours de la réflexion, de décider des lois les plus
justes à promulguer dans ladite future société, en méconnaissant la «
position sociale » que chacun occupera une fois cette société créée, donc à
partir de ce que cet auteur nomme une « position originelle » – cela permet
notamment d'éviter la tyrannie des intérêts privés et égoïstes des puissants
(puisque personne ne connaît sa future place dans la société), mais cela
permet également de penser le cas des plus défavorisés, des minorités en
quelque sorte (car chacun a le risque d'être dans cette situation). On déclare,
dès lors, que la justice serait d'accorder une position la plus favorisée
possible aux défavorisés (pour améliorer au mieux leurs conditions de vie),
sans que bien sûr ce privilège ne défavorise les privilégiés de la société.
Pour le dire encore autrement, lorsqu'on méconnaît la place future que
chacun occupera dans une société, on ne peut pas utiliser les circonstances
sociales et/ou naturelles à notre avantage personnel, et on se trouve
nécessairement conduit à examiner les positions sociales possibles sans en
sacrifier aucune, en jugeant sur la base des considérations les plus générales,
c'est-à-dire sans sacrifier par exemple des minorités au profit de la majorité
ou d'un intérêt général. Dans le cadre de notre thème de recherche,
l'homosexualité, on comprend donc qu'un voile d'ignorance pourrait obvier à

Constitution actuelle de la France, Etienne Hoffman, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 2006, p. 28

85
la répression des homosexuels en vue d'un intérêt général et du respect d'un
ordre public, car cet ordre n'est pas défini, et car nous ignorons également
l'éducation reçue par les membres de la société (à l'origine justement des
conceptions morales des citoyens), etc.
En somme, l'intérêt général pourrait contrevenir à la libre disposition
de soi, de son corps, de sa sexualité – autant de libertés subjectives qui
s'avèrent inaliénables pour les partisans du libéralisme, dont Locke, mais qui
se trouvent aliénées dans la volonté générale de Rousseau. En conséquence,
sa volonté générale, devant faire communauté parmi les hommes et réaliser
le principe d'égalité naturelle, pourrait bien faire scission dans la société et
mettre en œuvre à l'inverse un principe d'inégalité entre les hommes, entre
les personnes hétérosexuelles pouvant s'afficher sans risque de contrarier
l'ordre public, et les personnes homosexuelles qui sont accusées sans cesse
de causer du tort à l'intérêt général (tant du point de vue de la perte
démographique par l'absence de reproduction – que critiquait, comme nous
l'avons vu, justement Rousseau -, que du point de vue de la corruption des
mœurs)...Les homosexuels pourraient bien s'assimiler, selon ce philosophe,
à ces animaux « bornés et stupides » de l'état de nature n'ayant pas encore
accédé à l'humanité, moralité et civilité de l'état civil.

IV.3. De la critique des droits de l'homme comme théorie


insuffisante pour résoudre la discrimination des homosexuels

Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau est connu pour avoir


été énormément lu pendant la Révolution française de 1789, voire pour
avoir influencé la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonçant
un ensemble de droits inaliénables et subjectifs de l'homme, en raison de sa
nature humaine, à savoir notamment le principe d'égalité naturelle, le
principe de liberté morale et civile, le principe de la souveraineté populaire
etc. (tous déjà soulignés par Rousseau dans son concept de « Volonté
générale »). L'article 6 de cette déclaration, aux accents nettement
rousseauistes, stipule plus précisément que « la loi est l'expression de la
volonté générale ». Incontestablement, la Déclaration universelle des droits
de l'homme, formulée par l'ONU en 1948, s'inscrit dans cet héritage

86
révolutionnaire français de conférer aux hommes, en tant qu'homme, des
droits naturels, universels, inaliénables. « Dans ce combat, les droits de
l'homme auraient un rôle de premier plan à jouer : au minimum, ils seraient
un instrument efficace de lutte ; au mieux, ils constitueraient à eux seuls la
promesse d'un monde meilleur, plus ouvert, dans lequel la différence
homosexuelle aurait enfin une place »168. En d'autres termes, les Nations
Unies apparaîtraient telle une condition de possibilité, au mieux suffisante
(« à eux seuls »), au minimum nécessaire (« efficace ») pour régler le
problème sociétal des discriminations homosexuelles survenant dans chaque
pays du monde, car « les droits de l'homme sont généralement compris
comme une limite que le système juridique qui les reconnaît place à
l'exercice de la démocratie (…) ; les droits de l'homme, qui sont désignés à
la protection de l'individu ou de la minorité, sont un rempart contre les effets
totalitaires que l'exercice de la démocratie peut entraîner »169.
Cependant, les communément appelés « Droits de l'homme » se
définissant tels des droits enracinés dans la nature rationnelle de la personne
humaine, valables universellement, c'est-à-dire en tout temps, tout lieu, tout
homme, constituent en quelque sorte une « loi naturelle », s'élevant au-
dessus du Droit positif et particulier de chaque pays : selon une distinction
déjà aristotélicienne, la « loi particulière » est « celle qui, pour chaque
peuple, a été définie relativement à lui » ; la « loi commune » est « la loi
naturelle », c'est-à-dire la « loi qui n'est ni d'aujourd'hui ni d'hier, qui est
éternelle et dont personne ne connaît l'origine ».170 Pour le dire encore
autrement, l'homme n'en serait pas le législateur, la source juridique, mais
Dieu (selon une conception antique et médiévale associant la loi naturelle à
une loi théologique), ou la nature (en tant que principe démystifié à l'époque
moderne). Or, justement, une loi peut pêcher et être critiquée du fait de sa
trop grande universalité, à l'instar des Droits de l'homme : en effet,
premièrement « personne n'(en) connaît l'origine » (ce qui peut susciter des
doutes quant à son authenticité et a fortiori à son autorité) ; deuxièmement
elle se révèle, par définition, floue et abstraite (on gagnerait donc en

168 Olivier De Schutter, « Homosexualité, discours, droit » dans Revue interdisciplinaire d'études juridiques, 1993/1
Volume 30/ pages 83 à 142, p. 84
169 Olivier De Schutter, ibid., p. 85
170 Aristote, Rhétorique, 1373 b, trad. M. Dufour, Paris, éd. Belles Lettres, 1932, p. 130

87
universalité, mais perdrait en clarté et transparence) ; troisièmement du
simple fait de l'évoquer, ou de la convoquer, elle risque d'arborer une
certaine consistance concrète qui la transforme en droit relatif et positif.
Ainsi, « c'est à une proposition simple que peut se ramener la dialectique
négative des droits de l'homme, dont l'homosexualité fournit l'illustration :
parce que toute argumentation fondée sur la rhétorique des droits de
l'homme suppose de la part de celui qui l'énonce qu'il se réfère à une notion
abstraite de l'humanité (deuxième critique corrélée à la première
susmentionnées) – cette notion d'humanité lui permettant (au contraire, de
manière oxymorique) de définir tout à la fois le contenu (matériel et non
simplement la forme universelle) et les limites du droit revendiqué -, toute
argumentation fondée sur la rhétorique des droits de l'homme comporte
nécessairement un risque de réification (de positivisme, pour ainsi dire),
c'est-à-dire de se muer en son contraire »171, en un Droit positif, réel, factuel
qui accorde par conséquent une portée limitée à ses avancées : « voilà qu'on
reconnaît vos droits, pour lesquels vous avez si longtemps combattu ; voilà
qu'on affirme l'illégalité de la mesure discriminatoire qui vous a confiné,
elle aussi, à la marginalité. Que reste-t-il de vos conquêtes ? Dans le
mouvement même qui vous a accordé le bénéfice de ces droits que vous
réclamiez ; vous avez été nommés. Classés. Etiquetés »172...En d'autres
termes, la « positivisation » des Droits de l'homme (le fait de les édicter et
de les rendre par ce biais positifs), au lieu de supprimer toute discrimination,
a renforcé une catégorisation des homosexuels, donc une discrimination
(étymologiquement) qui se veut positive mais qui peut facilement se
renverser en son contraire...En atteste par exemple la persistance du
confinement des homosexuels dans la sphère privée, sans répercussion
légitime sur le reste de la société, en vue de la préservation d'un ordre moral
et sociétal – tel que cela sera plus précisément analysé dans le troisième
moment de notre propos...Plus exactement, non seulement le Droit naturel,
dont les Droits de l'homme, se renverse inéluctablement en droit positif dès
qu'il se trouve énoncé, ou écrit, mais également l'existence dans les faits des
droits positifs peut conduire à remettre en question la réalité d'une loi

171 Olivier De Schutter, op.cit., p. 140


172 Olivier De Schutter, ibid., p. 138

88
naturelle qui vaudrait universellement pour chaque pays. Cela prouverait,
donc, que selon le positiviste juridique Hans Kelsen, lors de son débat
l'opposant au jusnaturaliste juridique Léo Strauss, « la justice absolue ne
p(uisse) pas être définie rationnellement ; elle est au-delà de toute
expérience (…) (c'est au mieux) un idéal irrationnel »173. Ce serait, de ce
fait, cette irrationalité abstraite, l'impossibilité d'en faire une expérience
concrète, qui désillusionnerait les hommes sur de prétendus droits de
l'homme universels...Certes, chaque homme, en pouvant opérer une
distinction dans la société dans laquelle il vit entre la légalité et la légitimité
de la loi positive (d'où, dans les cas extrêmes, des révolutions) peut juger ce
droit actuel à l'aune d'un idéal, et tous les hommes peuvent avoir une
prétention à cet idéal, mais rien ne nous dit que cet idéal soit réalisable, par
ce biais efficace, et que les hommes tendent tous vers le même idéal...En
somme, les hommes peuvent « rechercher un étalon qui (leur) permette de
juger de l'idéal de (leur) société comme de tout autre »174 - mais chercher ne
signifie pas trouver...Par conséquent, du fait de cette universalité abstraite,
irraisonnée, le problème homosexuel demeure irrésolu, comme tout autre,
par les Droits de l'homme qui s'avèrent critiqués, car critiquables sur ces
points, par des nations se refusant de se soumettre à certaines normes
prétendument universelles.
Aussi, parce que les Droits de l'homme peuvent s'entendre, quand ils
sont dits ou écrits, tel un droit positif, ces droits peuvent également se
trouver critiqués du fait, à l'inverse, et malgré leur appellation, de leur trop
grande particularité : ils peuvent être perçus, effectivement, en particulier
dans les pays réticents, d'Afrique et du Moyen-Orient, à dépénaliser
l'homosexualité, tel un motif employé par les Européens pour imposer une
idéologie occidentale, selon une sorte de « néo-colonialisme » déguisé, à des
pays aux mœurs et coutumes très opposés et différentes. Tel que le déclare, à
ce propos, le président sénégalais Macky Sall, lors d'une interview sur une
chaîne d'infos française itélé : « Nous avons notre culture, notre civilisation
(…) Au nom de quoi on doit penser que parce qu' ailleurs on pense que
l'homosexualité doit être dépénalisée que ça doit être une loi universelle ?

173 H. Kelsen, Théorie pure du droit, Neuchâtel, 1963, p. 52


174 L.Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Flammarion, 1986, p. 14

89
Au nom de quoi ? Au nom de quoi ça doit être une loi universelle ? (…) Il
faut respecter le droit à chaque peuple de définir sa propre législation ». En
d'autres termes, puisque, corrélativement à la première critique énoncée
précédemment, on ne peut connaître ce qui fonde la légitimité d'une loi
naturelle prétendant fonder la légitimité de toute loi positive (« Au nom de
quoi ? »), c'est-à-dire puisqu'il paraîtrait que cette loi universelle justifie tout
mais que rien en retour ne la justifie, elle peut aussi être comprise comme un
droit positif désirant faussement se faire passer pour un droit éternel et
naturel (« parce que ailleurs... »). C'est, plus précisément, une critique
initialement marxiste à l'encontre des « droits de l'homme » accusés de
protéger la société bourgeoise qui se dissimulerait au prolétariat derrière ces
traits d'universalité abstraite, que reprennent nombre de pays orientaux et
africains : ce ne serait plus le droit naturel qui permettrait de juger ou non de
la légitimité d'un droit positif, à l'aune d'une valeur absolue, mais le droit
positif lui-même qui serait légitime à juger ce faux droit naturel à l'aune de
valeurs factuelles et concrètes...C'est pour cette raison que les pays africains,
notamment, accusent de « lobbying » par des puissances européennes et
étrangères, les gay prides réprimées sur leurs territoires, au nom de ce que
ces pays nomment l'intérêt général, l'ordre public fondé sur le respect de la
culture et de la civilisation existantes...En somme, selon ce deuxième pan de
critiques, « les droits de l'homme sont une idéologie : c'est ce que révèle leur
pratique »175 ne reposant pas toujours sur des mécanismes juridiques
impartiaux, tel qu'on peut les trouver dans chaque société normativement
policée. A défaut, tel que cela paraissait de droit, a priori, de pouvoir juger
de façon neutre entre les idéologies existantes, les droits de l'homme
paraissent eux-mêmes prendre parti, ou du moins sont accusés de le prendre,
et semblent de ce fait moins « universels » qu'ils ne le prétendent... Ainsi, on
peut remarquer un paradoxe inhérent au discours des Droits de l'homme :
« s'il ne veut pas apparaître comme approprié par une fraction, il doit tenir
compte des multiples jeux de langage dans lesquels il s'énonce et s'insère
(en changeant incessamment selon les pays dans lesquels il s'insère) ; s'il
veut préserver sa prétention à l'universalité, il doit fournir, contre la

175 Olivier De Schutter, op.cit., p. 85

90
multiplicité des pratiques, un lieu stable de référence »176 (ce que l'on peut
appeler un noyau dur, intangible, avec des droits inaliénables de l'homme).
Pour le dire encore autrement, les Droits de l'homme oscille entre
changement et pérennisation, entre positivisme et jusnaturalisme juridiques,
c'est-à-dire encore entre progressisme et conservatisme...

En guise de conclusion générale à ce second moment de nos


recherches, nous avons analysé, selon une généalogie historico-juridique, les
diverses théories juridiques, depuis l'Antiquité avec Platon et Aristote, en
passant par l'époque médiévale, jusqu'aux théories modernes, notamment
rousseauiste, du contrat social, et même jusqu'à aujourd'hui avec les Droits
de l'homme, une imbrication nécessaire, semble-t-il, entre la morale et le
Droit, jusque donc concernant les droits de l'homme qui continuent, selon
certains, à vouloir imposer une idéologie ou morale européenne aux pays
non désireux de voir disparaître toute condamnation à l'égard des
homosexuels...C'est la raison pour laquelle le Droit en tant que tel ne paraît
pas en mesure de résoudre les discriminations de la minorité
homosexuelle...Son pouvoir juridique au service de la morale commune sert
toujours indirectement le principe d'intérêt général ou d'ordre public, pour
lequel l'homosexualité représente, selon l'opinion populaire, une menace.
Par ce biais, il nous faudrait, à présent, tenter d'envisager un autre
« droit naturel » qui ne serait plus préexistant, transcendant à chaque société
positive, mais né au milieu, en même temps, immanent à ces sociétés : cela
permettrait, outre d'assurer son caractère concret et de réfuter toute
abstraction idéaliste et éternelle, de tenter de disjoindre le droit de la morale
laquelle se trouve justement entendue en tant que « morale universelle » du
bien et du mal. Autrement dit, les lois d'un « droit naturel » ne devraient pas
énoncer les lois universelles de ce qui est juste ou bien, tels que tentent de le
faire à présent les droits de l'homme, mais penser un droit ancré dans la
réalité de chaque situation et cependant naturel en tentant d'en induire des
catégories de pensée générales pour chaque société : ainsi, il ne s'agirait plus
d'un droit « naturel » en tant que droit de la « nature » humaine, mais plutôt
d'un droit « naturel » en tant que droit de la « nature » de chaque société.

176 Olivier De Schutter, ibid., p. 139-140

91
Cela signifierait qu'il faudrait au préalable analyser la structure interne à
chaque société afin de lui adjoindre un Droit approprié, de telle enseigne
qu'il n'y ait plus de distinction majeure entre la loi d'un pays et les hommes
de ce pays.

92
Partie III : Pour un véritable droit des homosexuels

Chapitre V : Nécessité d'un ré-encadrement du juridique

V. 1. Une critique de l' « éthique républicaine »

Suite à plusieurs siècles d'ostracisation des homosexuels, force est de


constater que le Droit, par la coercition des lois renforçant la morale
publique, n'est pas parvenu à transformer l'homosexualité en
hétérosexualité, c'est-à-dire à prétendument faire rentrer dans le « droit
chemin » ceux qui en avaient, selon l'opinion populaire, dévié – ce qui
inéluctablement impose une limitation à la « force » revendiquée des
normes positives quant à rendre vertueux les hommes, et peut souligner,
d'emblée, une inadéquation principielle entre Droit et Morale. Inversement,
il est possible de souligner que si les droits des homosexuels s'avèrent, dans
certains pays, quasi respectés, rien n'empêche d'imaginer, suite à
l'avènement de nouvelles mesures politiques, de nouvelles répressions – ce
qui suppose un droit acquis au prix d'une longue lutte historique, toujours
menacé car menaçable. D'où, les critiques formulées précédemment à
l'encontre notamment des Droits de l'homme faisant office de garant de la
liberté des homosexuels dans le monde d'aujourd'hui.
Or, tant les adversaires des droits des homosexuels que les partisans
de ces droits se fondent en réalité sur une imbrication intrinsèque, et jugée
nécessaire, entre le Droit et la Morale. Effectivement, les premiers se
fondent sur une prétendue « dignité en soi » de l'homme qui l'empêcherait
de réaliser des mœurs « contre-nature » et lui prescrirait au contraire de
persévérer dans son être ; les seconds, au travers en particulier des Droits de
l'homme, se basent sur des droits subjectifs et inaliénables de l'être humain,
prétendant définir l'homme en tant qu'homme, et par extension ce qu'il doit
être afin d'accomplir son essence d'homme. Pour le dire encore autrement,
tant les adversaires que les partisans de l'homosexualité se centrent sur une
certaine conception de la « nature humaine », distincte dans les deux cas,
c'est-à-dire selon un soubassement anthropologique différent, mais qui à

93
chaque fois place une certaine morale au fondement du Droit. C'est ce que,
plus exactement, l'auteur Lucien Ayissi177 nomme « l'éthique républicaine »,
dont l'expression révèle d'emblée un certain caractère oxymorique : l'éthique
se réfère davantage aux mœurs d'une société et le républicanisme à une
forme de gouvernement politique préoccupée de la « chose publique » (res
publica). Il définit cette expression en tant qu'ensemble général de
représentations populaires formant une norme communautaire par la suite
acceptée par l'Etat et intégrée au sein de son Droit afin de faire respecter ces
normes morales par la force des lois. En d'autres termes, l' « éthique
républicaine » consiste à « investir l'Etat d'une mission, celle de rendre les
citoyens vertueux »178 : il y est question de ce qu'on pourrait appeler un
« noyau dur » de la morale, cimentant la société, et imbriqué au sein du
Droit dans la tentative de conserver la pérennisation de la société.
L'expression de « noyau dur » se trouve d'ailleurs employée par Hart pour
critiquer la conception moraliste du Droit par Devlin : « L'idée directrice est
ici que l'on peut identifier pour toute société, parmi les dispositions de son
code moral, un noyau dur de règles et de principes qui constitue son style de
vie dans son caractère omniprésent et distinctif »179. Il en résulte de cette
« éthique républicaine », selon Devlin, que dès lors « la société a prima
facie le droit de légiférer contre l’immoralité en tant que telle ». Cela suscite
plusieurs vives critiques de la part de Hart, dont quelques-unes ont déjà été
sus-mentionnées, et qui peuvent ensuite être généralisées à l'encontre de
toute forme d' « éthique républicaine » : premièrement, selon lui, d'autres
critères s'avèrent nécessaires (autres que les trois principes de l'intolérance,
de l'indignation et du dégoût au fondement du « sentiment » moral selon
Devlin) pour déterminer une nuisance effective envers autrui et par
conséquent une légitimité de restreindre la liberté humaine dans ces cas (par
exemple, l'homosexualité) ; deuxièmement, outre la nuisance sur autrui, il
faudrait identifier les réelles répercussions que le laisser-faire de certaines
pratiques, bien que contraires au code moral, pourrait induire à l'encontre de
la société dans son ensemble. Ainsi, « nous devons tout d’abord nous

177 Lucien Ayissi, Corruption et gouvernance, Yaoundé, Presse Universitaire de Yaoundé, 2003
178 Daniel Borrillo, « Libre disposition de soi : un droit fondamental », avril 2015
179 H. L. A. Hart, « La solidarité sociale et la mise en œuvre de la morale par le Droit », trad. Gregory Bligh et Mélanie
Plouviez, p. 191-192, dans Droit et philosophie, Annuaire de l'Institut Michel Villey, Volume 6, 2014

94
demander si une pratique qui offense le sentiment moral est nuisible,
indépendamment de sa répercussion sur le code moral partagé. Ensuite,
nous devons nous poser la question de cette répercussion. Est-il réellement
exact que si l’on ne transpose pas cet élément de la morale partagée en règle
de droit pénal on mettra en danger la trame même de la morale, et, partant,
de la société ? »180. Par ce biais, il semblerait qu'afin de s'opposer à une
« éthique républicaine » il faille, à la manière de Hart, se concentrer sur les
effets d'une morale contenue dans le Droit, et donc paradoxalement sur les
faits. Cependant, un même procédé se retrouve chez les partisans des droits
des homosexuels : en établissant des Droits de l'homme, eux aussi cherchent
à instaurer dans chaque pays ce qu'on pourrait appeler une « éthique
républicaine », de l'ordre de l'universel, car en cas de manquement aux
mœurs prescrites dans les pays ayant signé et s'étant engagés à respecter la
charte, ils prévoient des mesures de répression : encore une fois, on se
trouve donc face à une sommation des manières d'être et d'agir, lesquelles, à
l'image de ce qu'on avait pu analyser avec le discours de Macky Sall,
s'avèrent critiquées quant à leurs effets, à nouveau, sur les populations (par
exemple, un néo-colonialisme latent pouvant engendrer une guerre civile),
alors que les effets de leurs politiques respectives seraient moins néfastes
qu'on ne le pense...
En somme, on peut remarquer que tant les partisans que les
adversaires des droits des homosexuels s'affrontent à partir d'un même
principe : une « nature humaine », quoique conçue dans les deux cas
différemment, qui engendrerait nécessairement une imbrication de la Morale
et du Droit au sein de sociétés qualifiées d' « éthique républicaine », c'est-à-
dire de ce que l'on pourrait appeler, à défaut d'un Etat de droit, un « Etat-
moral »181. Et paradoxalement, dans la tentative de remettre en cause leurs
arguments respectifs, ils se fondent également tous deux sur une observation
de la Morale dans les Faits. Il en résulte donc un nœud théorique à démêler.

180 H.L.Hart, « Immoralité et trahison », p. 161, trad. Mathieu Carpentier, dans ibid.
181 Concept emprunté à Jean-François Gaudreault-Des Biens, Le sexe et le droit, Liber, 2001

95
V. 2. Pour une distinction nette du Droit et de la Morale et pour une
origine théorique de cette confusion

En effet, on peut différencier nettement, selon une analyse


conceptuelle, la Morale du Droit, tel que l'explicite à ce propos Hart lors de
son débat avec Devlin. La morale, en tant que devoir-être, se fonderait sur
des idéaux, qui ne seraient pas encore actualisés dans la société, bien
qu'actualisables dans la vie quotidienne, et qui ne constituerait pas du Droit
en l'absence principalement de la centralisation d'une autorité officielle. Il
prend les exemples du devoir de se découvrir à l'entrée d'une Eglise, ou à
l'inverse du devoir de se couvrir la tête dans une synagogue. Ce sont donc
des règles sociales, coutumières, liées aux conduites et mœurs d'au moins
une partie des individus d'une société ; ce sont des règles de conduite
admises à une époque et dans une société déterminée et suivies par la
majorité de la population. Au contraire, le Droit peut se définir en tant que
d'une part norme assortie d'une sanction (néanmoins parce qu'un agresseur
qui braque sur notre tempe un pistolet déclame à notre encontre une
injonction accompagnée de sanction potentielle, alors ce premier trait ne
suffit pas) et d'autre part certification de cette obligation/sanction par une
autorité autonome. Ce sont les deux termes de son Concept of Law : la règle
dite « primaire » et la règle dite « secondaire », écrite. Ainsi, le critère
déterminant de la différence foncière qui existerait entre Morale et Droit
serait la présence ou non d'une autorité coercitive - – le Droit serait en ce
sens davantage affaire de lois que de mœurs, et contrairement à la morale ne
dirait pas ce qui est bien et ce qui est mal mais sanctionnerait ce qui cause
du tort, des dommages à autrui. Pour le dire encore autrement, le Droit serait
plutôt de l'ordre du constatif (constat d'un méfait qui est un fait, et sanction
proportionnelle en conséquence), tandis que la Morale se révélerait de
l'ordre de l'appréciatif (en accordant un jugement de valeur aux actions
humaines). D'ailleurs, Hart s'appuie sur ces définitions pour souligner que
les Droits de l'homme revêtent une véritable consistance juridique : c'est
vraiment du Droit dans la mesure où ils sont assortis d'une sanction pénale
de la part d'une Cour suprême : « Une Cour est instituée pour garantir leur
respect, et ils constituent au-delà l'outil de décisions de certains litiges

96
particuliers »182 - à l'inverse, par exemple, si on compare avec les droits de
l'homme de 1789, ces derniers étaient davantage assortis d'une connotation
morale sans véritable opérativité dans la réalité.
Toutefois, malgré une première remise en cause de la confusion de la
Morale et du Droit par Hart, ce dernier ne remettrait pas véritablement en
question l'imbrication possible de la Morale dans le Droit – sur laquelle, à
l'instar de tous partisans de l'homosexualité, il se fonde. Effectivement, le
Droit, par l'intermédiaire de la règle primaire et de la règle secondaire sus-
mentionnées, pourrait être simplifié comme étant un devoir-être moral (avec
le couple obligation-sanction) auquel se rajouterait un facteur externe de
garantie de l'efficacité de cette injonction-sanction, à savoir une autorité
autonome et officielle. Pour le dire encore autrement, on pourrait souligner
que la morale, selon cette définition, serait contenue analytiquement dans le
Droit (en tant que sous-catégorie du Droit, à laquelle il manquerait juste la
présence d'une autorité), et que le Droit, par contre, serait contenu
synthétiquement dans la morale, en rajoutant un critère extérieur à sa
définition première. Dès lors, l'imbrication de la Morale dans le Droit ne se
trouve pas critiquée, mais seulement leur confusion possible. Il en appert,
ainsi, qu'il faudrait renforcer cette critique, en mettant l'accent plus
précisément sur la réduction du Droit et de la Morale à un devoir-être – ce
qui ne peut s'expliquer que par un petit détour historique et généalogique.
En effet, tel que le souligne notamment Michel Villey, la distinction
émise traditionnellement entre le Fait et le Droit, c'est-à-dire entre ce qui est
(dans la Nature) et ce qui doit être (selon une volonté humaine) résulte de ce
que l'on nomme communément la « loi de Hume » ou encore « la guillotine
de Hume » : en tant qu'empiriste, ce dernier souligne que dans la nature on
ne saurait observer que des « faits », que des relations factuelles entre
objets, mais qu'à cette première souche naturelle de relations on passe par un
« changement imperceptible » à quelque chose qui reviendrait de « droit »
car « ce doit ou ce ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation
nouvelle », déduite « d'autres relations qui en diffèrent du tout au tout »,
c'est-à-dire des faits183, selon une certaine réflexion et volonté humaine. Cela
182 François Viangalli, « L'Essence des droits de l'homme : rêve de droit ou réalité ? Du thomisme de Michel Villey au
positivisme de H.L.A. Hart », RDLF 2011, chron.n°18 (www.revuedlf.com)
183 D. Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre III, Partie I, Section 1, trad. fr. Philippe Saltel, GF-Flammarion,

97
rejoindrait, d'ailleurs, une critique similaire de Hume concernant la
distinction qu'il émet entre une conjonction (ou succession de deux
événements, dans les faits) et une causation (ou enchaînement causal, de
cause à effet, de deux faits, selon une réflexion de l'esprit humain) : « Quand
nous regardons hors de nous vers les objets extérieurs et que nous
considérons l’opération des causes, nous ne sommes pas capables, dans un
seul cas, de découvrir un pouvoir ou une connexion nécessaire, une qualité
qui lie l’effet à la cause et fait de l’un la conséquence infaillible de l’autre.
Nous trouvons seulement que l’un suit l’autre effectivement, en fait. » 184 Il
en résulte, donc, que selon Hume, le Droit ne s'attesterait pas dans la Nature,
mais en tant que devoir-être serait le produit d'un volontarisme humain (la
morale), voire juridique (accompagné de lois d'un Etat), et d'où
implicitement un commencement de réduction du Droit à la Morale, critiqué
justement par Michel Villey : « la réalité concrète est riche elle-même de
devoir-être ; le devoir-être et la nature ne constituent point, au départ, deux
mondes isolés ; le monde du droit n’est pas coupé par un abîme du monde
de l’être »185. En d'autres termes, l'ontique (l'être de la nature) ne devrait pas
être séparé du déontique (du devoir-être humain) – ce qui en distinguant la
nature d'une part et la nature humaine d'autre part en vient, tel que nous
l'analyserons, à séparer plus généralement l'homme de la nature ; il ne
faudrait pas vider la nature de tout caractère éthique, puisque « le fait est
valeur, qu’il n’y a d’être que compénétré de valeur » 186. Ce que l'on
remarque, par ailleurs, dans la réalité quotidienne : d'un point de vue
pratique, il peut arriver que pour des raisons pragmatiques ou sécuritaires le
Droit contrevienne à la morale, et à l'inverse cette dernière n'a pas besoin de
l'autorité du Droit pour s'inscrire dans la réalité de vie des individus ; d'un
point de vue théorique, également, la morale se distingue du Droit en tant
qu'il ne suffit pas à un énoncé moral d'être édicté par du Droit pour devenir
un Droit. Plus précisément, il faudrait distinguer entre deux sens possibles

p. 65
184 D. Hume, Essais sur l'entendement humain, Section VII, « l'idée de connexion nécessaire », trad. André Leroy,
GF-Flammarion, p. 129-132
185 M. Villey, Préface à Essai sur les fondements a priori de la rationalité morale et juridique, de Jean-Louis Gardies,
L.G.D.J, 1972, p. VI
186 Pierre-Yves Quiviger, Le secret du droit naturel, Classique Garnier, coll. « Bibliothèque de la pensée juridique »,
dirigée par Olivier Beau et Jean-François Kervégan, 2016, p. 160

98
du « Droit » : d'une part ce qui est conforme à une règle précise et que l'on
peut légitimement exiger (avoir un droit à, avoir un droit sur...), selon des
lois écrites ou selon une morale populaire, et d'autre part ce qui est permis
(par le biais toujours ou de lois ou des mœurs) – selon que l'on se place,
donc, du point de vue de l'action (en aval) ou du point de vue de la règle (en
amont) (d'ailleurs de la même racine étymologique : ce qui est « droit » (lat.
rectum) et la « règle » (lat. regula)). Dans les deux cas, on observe de ce fait
une modalité duelle du Droit : ou proprement juridique, ou confondue avec
la morale...- le Droit, plus exactement, oscillerait selon les acceptions entre
jugement de fait et jugement de valeur.
Ainsi, si la morale a toujours été conçue comme relevant d'un idéal à
atteindre, d'une vertu à réaliser, et donc d'un devoir-être, il n'est pas
nécessaire, avant la distinction entre fait et droit opérée par Hume, que le
Droit s'assimile parallèlement à un devoir-être, au risque de le confondre
justement avec la Morale, et de ne jamais sortir d'un cercle sans fin..

V.3. Pour une réhabilitation moderne du droit naturel des


Anciens

Deux tendances s'opposent, de nos jours et depuis l'avènement de la


pensée moderne aux XVII-XVIIIe siècles, concernant le Droit, à savoir :
d'un côté, le positivisme juridique affirmant la variabilité spatio-temporelle
des formes positives du Droit, lui-même fondé sur un relativisme et
scepticisme moral ; d'un autre côté, le jusnaturalisme juridique revendiquant
un droit éternel, universel, figé187, en tant que plus précisément droits
naturels et inaliénables de l'homme, et se basant à son tour sur un certain
enthousiasme moral. Autrement dit, ces deux tendances se centrent sur le
même principe d'une corrélation intrinsèque entre Morale et Droit, mais à
partir d'une conception différente de la « nature humaine » : dans un cas,
l'homme sera davantage une mécanique de désirs (à l'image de la théorie
hobbesienne), et dans l'autre cas il représentera plutôt une créature
rationnelle pouvant par les lumières de sa raison connaître les lois de la
nature. Or, ce sont précisément les deux tendances mentionnées

187 Ce qui par ailleurs va à l'encontre du processus même d' « écriture juridique » évoluant à travers le temps.

99
précédemment au sujet d'une « éthique républicaine » : les adversaires de
l'homosexualité, affirmant qu'il ne faut pas imposer une culture unique à
chaque pays, s'inscrivent dans un certain positivisme juridique, tandis que
les partisans de l'homosexualité, revendiquant des droits subjectifs et
irréductibles à l'humanité, à respecter dans toute contrée de la terre,
s'affichent en faveur d'un certain jusnaturalisme juridique (dont on a élucidé
préalablement les controverses et les ambiguïtés).
On observe, donc, que cette alternative s'apparente en réalité
davantage à une alternance, dans la mesure où un même principe se retrouve
au fondement de leurs théories adverses : il s'agirait dans les deux cas d'un
Droit « humaniste », en tant que fondé à partir des qualités spécifiques de
l'homme (ou passionnel, ou rationnel), ce qui inéluctablement entraîne une
confusion du Droit avec la morale (en tant que le propre de l'homme serait
la morale : ou relative, ou absolue). Cela dérive précisément de l'époque
moderne des XVII-XVIIIe siècle (période d'ailleurs à laquelle écrit
également Hume, à l'origine d'une théorisation de la scission entre Fait et
Droit). En effet, à cette période de l'histoire des idées humaines, les
successions de guerres, d'états d'urgence, de fragilités politique conduisent à
une perte des valeurs absolues et à la généralisation d'un certain scepticisme
moral parmi les populations. Il en résulte deux options, dont l'une se trouve
empruntée par Grotius (fondateur du droit naturel moderne) et l'autre par
Hobbes (concepteur de l'état de nature et du contrat social) : soit l'on
cherche à légitimer malgré tout la présence dans la nature de lois naturelles
divines afin de contrer ce scepticisme moral, soit l'on prend acte de ce
scepticisme en lui accordant une explicitation théorique conduisant à penser
le Droit en tant qu' acte de volonté et de décision humaines. Mais, dans les
deux cas, le Droit moderne demeure fondé sur une certaine conception de la
« nature humaine », y compris le droit naturel moderne prétendument
relevant de Dieu : « à l’opposé de cette démarche, le droit naturel moderne
va pour sa part basculer dans un horizon plus « idéaliste » au sens où il va
faire appel à une transcendance, à quelque chose d’intelligible au-delà du
pur sensible, à savoir l’idée d’humanité. Le jusnaturalisme moderne va
opérer un double mouvement : 1) se recentrer sur l’humanité au détriment
de la totalité du monde ; 2) élaborer abstraitement un idéal juridique, en

100
s’appuyant sur les origines mythiques de la société, comme l’état de nature
»188. Il en appert un droit « humaniste », et en ce sens non-juridique, car
même le droit naturel moderne apparaît non comme un droit naturel de la
nature, mais comme un droit naturel de l'homme – et, en ce sens,
contrairement aux évidences, le concept de « nature humaine » né à cette
époque n'a pas pour visée d'ancrer l'homme davantage au sein de la nature
préexistante et environnante, mais de lui accorder un privilège qui le
distingue de cette nature, car c'est toujours une manière de s'intéresser à la
nature pour l'homme et de son point de vue, selon dès lors une forme d' «
anthropologisation ». En somme, il en résulte une subordination de la nature
à un certain étant qui est l'homme et au sein duquel on appelle nature
humaine un certain nombre de principes de fonctionnement, notamment un
certain fonctionnement de son esprit, de son imagination, de son affectivité
etc. : « si la nature humaine s'enchevêtre à la nature, c'est par les
mécanismes du savoir et par leur fonctionnement »189 - un certain nombre de
principes de fonctionnement par lesquels donc l'homme se revendique
porteur des conditions d'une expérience et connaissance de la nature. Ainsi,
paradoxalement, le droit naturel moderne, malgré sa promotion d'une
universalité du droit, se fonde en réalité sur un point de vue humain qui
relativise d'emblée sa conception de la « nature » à une « nature humaine »,
où par conséquent la « nature » dans sa globalité ou totalité ne s'avère pas
prise en compte, et où l'on peut d'emblée souligner un écueil en ce qui
concerne le droit à la différence d'un être humain compris sous une idée
universelle de l'humanité.
En effet, c'est pour cette raison principalement que les Droits de
l'homme, promoteurs d'un jusnaturalisme juridique, bien qu'ayant fait
avancer les droits des homosexuels dans certains pays, se révèlent
inefficaces, voire considérés comme illégitimes à imposer leurs normes à
d'autres pays. En Occident on conçoit une définition de l'homme différente
de celle qu'on peut trouver dans des pays africains ou orientaux, lesquels
considèrent à l'inverse l'importation forcée d'une reconnaissance et
acceptation juridiques de l'homosexualité telle une nouvelle forme de

188 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 7


189 M. Foucault, Les mots et les choses, édition tel gallimard, p. 320-321

101
colonialisme. D'où, la persistance d'une menace pour les droits des
homosexuels dans ces pays, tant que l'on n'a pas en quelque sorte changé de
Droit. Pour le dire encore autrement, paradoxalement, le Droit naturel
moderne en se fondant sur une conception prétendument universelle de
l'idée d'humanité, pourrait être biaisé par un certain ethnocentrisme, qui n'est
autre qu'un perspectivisme humain : la prise en compte du point de vue
d'une certaine conception de l'homme sur la nature. C'est la raison pour
laquelle, paradoxalement, il faudrait désanthropologiser le Droit moderne
afin de combattre efficacement pour les droits des homosexuels (en tant
qu'un certain type d'humanité) : en désanthropologisant le Droit, cesseraient
à la fois la confusion précédemment analysée entre droit et morale, et un
point de vue humain, toujours particulier et partial (malgré la formulation
d'une idée universelle de l'homme) ; soit, cela permettrait de renouer avec un
droit naturel des Anciens, quoique contemporéanisé selon nos problèmes
actuels, qui comprenait à l'inverse la nature comme totalité et source du
Droit.
Effectivement, l'homosexualité n'y serait plus regardée comme
contre-nature (au sens de contre-nature humaine), mais serait
nécessairement englobée, à l'image de toutes autres pratiques ou mœurs
jugées traditionnellement contre-nature, dans ce Droit de nature total et
globalisant. Ce que permet justement de penser le Droit naturel des Anciens,
en tant qu'il permet de penser un lien intrinsèque entre une réalité juridique
et la réalité tout court : la nature était considérée comme un cosmos bien
ordonné, bien harmonieux, rationnel en lui-même, dont l'humanité ne serait
qu'une partie de ce Tout : « (…) dans le sillage de Leo Strauss, un « droit
naturel des anciens », s'opposant au « droit naturel des modernes » (…),
rapporte l'adjectif « naturel » à la nature vue comme cosmos, comme une
totalité. « Nature » ne veut plus dire « nature humaine », mais « ensemble
du monde connu », l'humanité n'étant ainsi qu'une part de cet ensemble »190.
Il en résulte que l'homosexualité était de pratique courante, et qu'il est même
généralement admis par les historiens spécialisés de période antique que le
mariage entre homosexuels était permis...Ce revirement ou cette refonte du
droit moderne, par le biais des Droits de l'homme, en un droit contemporain

190 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 5

102
qui afficherait de nouvelles thématiques (environnementale, animalière, etc.)
et qui réhabiliterait dans une certaine mesure le Droit des Anciens (dont en
particulier le Droit romain) s'inscrit dans une perspective entreprise
également actuellement en métaphysique (avec ce moment de l' « an-
humain »191 que théorise en phénoménologie Grégori Jean) ou encore en
anthropologie (avec l'élaboration d'un tournant non-anthropologique de
l'anthropologie selon les travaux de Philippe Descola)192. Autrement dit, on
pourrait très bien parallèlement dans le domaine juridique initier une
désanthropologisation du Droit naturel moderne par un certain retour, dans
une certaine mesure, au droit naturel des anciens : « l’ancienne philosophie
classique est tournée, non vers des concepts qui sont le produit de notre
esprit, mais vers le réel extérieur (...) Le droit, pour l’ancienne doctrine
classique aristotélicienne-thomiste, c’est « cela qui est juste » dans le
monde »193. De ce fait, le Droit serait directement dans les faits de la nature,
à savoir : ce qui est (à la manière des Juristes qui disent ce qu'est le Droit),
et « il n’est pas besoin de code pour que des hommes et des femmes
copulent et nourrissent leur progéniture »194, de même pour que des hommes
entre eux ou des femmes entre elles s'accouplent, etc. Ce serait quelque
chose déjà inscrit dans la nature au sens de totalité, et l'on n'aurait pas besoin
de lois promulguant une permission pour de telles pratiques.
Il s'agira, donc, finalement de tenter d'expliciter théoriquement et
pratiquement dans quelle mesure ce droit naturel des Anciens pourrait être
appliqué aux problématiques actuelles, et en particulier à celle qui nous
concerne, à savoir les droits des homosexuels.

191 Grégori Jean, L'humanité à son insu : Phénoménologie, anthropologie, métaphysique, Mémoires des Annales de
Phénoménologie, 2020
192Philippe Descola, Par-delà nature et culture, folio essais, Gallimard, 2005
193 M. Villey, Seize essais de philosophie du droit, Dalloz, p. 88-89
194M. Villey, « Le droit dans les choses » in Paul Amselek et Christophe Grzegorczyk (éds), Controverses autour de
l’ontologie du droit, PUF, p. 14-16

103
Chapitre VI : Une modernisation du droit naturel des Anciens en vue
d'accorder de véritables droits aux homosexuels

VI. 1. Explicitation du droit naturel des Anciens

Contrairement à la distinction tranchée, en effet, entre le Fait et le


Droit soulignée par Hume, Michel Villey affirme la possibilité d'un
entrelacement du fait et de ce qu'il nomme la « valeur » en tant que
« mixte » constitutif de l' « être » : cet « être » général s'oppose au fait
particulier qui se trouve distingué du droit : « on ne peut pas confondre le «
Sein » (l'être) qui s’oppose au « Sollen » (le devoir-être) avec le Sein (l'être)
en général »195. Effectivement, prenons certains exemples : une valeur peut
dans certains cas devenir fait lorsque, par exemple, la normativité du droit
se trouve ancrée dans les faits par son écriture juridique : la norme devient
un fait car elle parle à l'indicatif et se veut efficiente dans la réalité, selon la
dimension performative de son langage. Inversement, un fait peut également
devenir valeur : par exemple, un objet qui existe de fait dans la réalité (un
certain vin que l'on affectionne, ou autre) peut revêtir une valeur pour soi
(selon l'affection qu'on lui porte). En d'autres termes, tout fait pourrait être
auréolé de valeur dans la nature. Or, c'est tout particulièrement ce que
propose de concevoir la métaphysique des Anciens, selon un certain type de
« droit naturel » : plutôt que de juste posséder une valeur pour soi, pour
l'homme, chaque fait au sens de chaque être (vivant comme inanimé) se
caractériserait par une valeur en soi à atteindre.
Dans la métaphysique, en particulier d'Aristote, l'Etre se trouve relié
au Devoir-être. Parce que ce dernier tente, par opposition à son maître
Platon, de penser une véritable participation (methexis) du monde sublunaire
et du monde supralunaire, ce qui ne peut s'effectuer qu'à travers l'accord
d'une réalité au mouvement et au devenir (ne devant pas seulement se
réduire à une dégradation ontologique et axiologique des Idées), il insère,
dès lors, cette part de non-être ou néant au sein de l'être en tant que non plus
dégradation mais accomplissement de cet être. Pour le dire encore

195 Pierre-Yves Quiviger, Le secret du droit naturel ou Après Villey, éd. Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la
pensée juridique », p. 159

104
autrement, le mouvement ou devenir (dynamis) des faits, dans la
philosophie aristotélicienne – prise en exemple par Villey, se fait valeur en
tant qu'il vise une certaine fin, qui n'est autre que le devoir-être des choses,
leur « entéléchie ». Soit, la puissance chez Aristote désigne ce fait qui tend à
actualiser sa valeur, à être pleinement valeur, et la gradation de la puissance
à l'acte se réfère alors à « des degrés plus ou moins forts d’être-et-de-
valeur-réunis ». Il en résulte, par conséquent, que dans le monde antique
« aucune chose n’existe concrètement qui ne soit colorée de valeur », la
valeur fait partie intrinsèque de la réalité, de telle enseigne que « le droit,
pour l’ancienne doctrine classique aristotélicienne-thomiste, c’est « cela qui
est juste » dans le monde »196. En somme, la distinction aristotélicienne entre
la puissance et l'acte offrirait selon ce juriste une continuité de degrés entre
l'être et la valeur (l'être ne se réduit pas véritablement à la valeur, mais tous
deux constituent comme les deux faces d'une même réalité) – ce qui est une
manière diverse, et par ce biais, une alternative par rapport à la réalité
naturelle considérée en termes de Fait et à la réalité humaine en termes de
Droit par les Modernes. La valeur est un fait en train de se faire, puis de se
défaire, selon le modèle archétypal de la fleur en germes, qui fleurit, puis se
fane, ou du gland devenant un chêne.
Par conséquent, selon un tel droit naturel des anciens, l'homme ne
détient plus une place privilégiée comme s'il s'assimilait à, selon
l'expression de Spinoza, un « empire dans un empire », ou à un microcosme
dans un macrocosme - ou, plus exactement, à un empire (humain) sur un
empire (naturel) par l'entremise de son emprise sur la réalité. Cet « empire »
humain n'est en effet jamais dans la nature, mais toujours au-dessus d'elle,
en position de surplomb sur le monde, et en déniant tout autre réalité
véritablement ontologique au reste de la nature. D'où, le paradoxe déjà
souligné d'une universalité humaine, fondée sur une idée de l'humanité,
laquelle dans les faits ne peut jamais valoir que pour un certain groupe
d'êtres humains : « aujourd’hui, on baptise « droit naturel » la partie la plus
contestable du positivisme juridique. Celle qui n’assume pas son
scepticisme »197. C'est la raison pour laquelle un véritable « droit naturel »,

196M. Villey, Seize essais de philosophie du droit, Dalloz, p. 89


197 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 4

105
digne de ce nom, doit s'appuyer sur la nature dans sa totalité, et ne pas juger
contre-nature des mœurs eu égard à une certaine « nature humaine ». Il
faudrait plutôt toujours aller dans le sens de la nature globale, en décrypter
ses signes.
Dans un tel cadre, « la loi n'est pas faite pour « redresser » la nature,
mais pour contribuer à la pleine réalisation de celle-ci »198 : car il s'agit
d'accomplir – pour reprendre une thématique davantage aristotélicienne –
son entéléchie, son devoir-être, sa valeur en soi, dans la tentative d'atteindre
son bonheur. La valeur en soi dans chaque être vivant, du fait de la diversité
des êtres ainsi que de la mobilité à travers le devenir des choses, se révèle
commune à tous, sans être néanmoins identique pour tous. Autrement dit, le
droit naturel des anciens présente l'avantage – tel qu'énoncé précédemment
– de formuler une troisième voie alternative au positivisme et au
jusnaturalisme modernes en les conciliant et dépassant à la fois : il ne s'agit
pas seulement de considérer la mobilité et diversité effectives et positives du
droit, ni de souligner uniquement sa normativité figée, éternelle et idéale,
mais de concilier le fait et la valeur, par le biais d'une désanthropologisation
du Droit. Ainsi Il en émane qu' « il y a autant de « droits naturels » qu’il y a
de visions de la nature »199, bien que chacune de ces visions participe d'une
définition commune d'un « droit naturel » (en tant qu'imbrication du fait et
de la valeur). C'est la raison pour laquelle, dans le cadre de notre sujet de
recherches, l'homosexualité peut être vécue par certains individus
(homosexuels) telle la réalisation de leur personnalité, de la nature de leur
être : c'est une certaine vision d'un « droit naturel », en tant qu'appliquée à
l'homme, qui ne saurait être regardée comme plus contre-nature que
l'hétérosexualité vécue à son tour par d'autres personnes comme
l'accomplissement de soi ; l'homosexualité et l'hétérosexualité, grâce au
droit naturel des anciens, pourraient ainsi finalement être regardées, sur un
même pied d'égalité, telles de simples variantes dans la conception d'un
« droit naturel » commun à tous les êtres présents dans la nature. C'est le
paradoxe, encore, d'un « universalisme relatif » (selon l'expression de
Descola), c'est-à-dire d'une condition universelle de tout ce qui vit mais qui

198 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 7


199 Pierre-Yves Quiviger, ibid., p. 167

106
se manifeste différemment dans ses manières de vivre, dans ses cultures
etc. : chaque vivant naturel se caractérise par une relation aux autres et au
monde, mais ce sont ensuite les types de relation qui divergent...

VI. 2. Conséquences d'un droit naturel des anciens sur la juridicité à


l'époque antique

Dans la mesure où le Droit tend à la réalisation d'une certaine justice


(du latin jus « droit »), c'est-à-dire – dans la terminologie aristotélicienne –
dans la mesure où le dikaion tend à réaliser la diakosunê, de même que ce
« droit naturel » se révèle paradoxalement à la fois universel et concret,
cette justice ne sera pas idéale, en recherchant l'Idée du Bien à l'image de
Platon, mais concrète. Pour ce faire, Aristote distingue plus précisément
deux définitions possibles de la justice, l'une davantage liée à la morale et
l'autre au droit : la justice générale, d'une part, relève effectivement de la
morale et du respect de ses commandements (quand on dit d'un homme qu'il
est « juste », y compris dans le langage courant, on désigne sa conduite
comme étant vertueuse, sage, digne de respect). D'où, une première
définition de la justice serait ce qui satisfait à une certaine fin morale, à
savoir plus exactement le respect de la dignité humaine, inviolable et
inaliénable. C'est dans ce type de justice morale que s'insère donc, comme
analysé préalablement, les défenseurs des droits de l'homme revendiquant
des droits subjectifs irréductibles de l'humanité – ainsi que toute forme de
jusnaturalisme moderne. D'autre part, le stagirite distingue la justice
particulière en tant qu'elle consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû – où,
dès lors, la dette matérielle (notamment) se substitue au devoir (moral),
selon la double occurrence du verbe « devoir » corrélé à la signification
duelle de la justice. Ainsi, la Morale serait générale, le Droit particulier, en
tant que la première viserait un équilibre général et le second un équilibre
local, en tranchant par l'intermédiaire d'un tiers exclu, d'un juge, d'un arbitre,
entre deux personnes en conflit. On peut également préciser ces définitions
respectives de la justice par leurs injustices, par ce qu'elles ne sont pas :
« l’injustice au sens partiel a rapport avec l’honneur ou à l’argent ou à la
sécurité (ou quel que soit le nom dans lequel nous pourrions englober tous

107
ces avantages), et qu’elle a pour motif le plaisir provenant du gain,
l’injustice prise dans sa totalité a rapport à toutes les choses sans exception
qui rentrent dans la sphère d’action de l’homme vertueux »200. En
conséquence, encore une fois, on peut remarquer l'attachement du droit
naturel et de la justice particulière (en tant que moyen concret et positif de
les réaliser) à la matérialité des choses ou actions (argent, sécurité etc.),
tandis que la morale et la justice générale se rattachent davantage à la vertu
spirituelle des individus et de leurs conduites.
Dans ce contexte, il est indéniable que les termes utilisés pour
désigner ce qui est juste ou injuste changent significativement de sens. Par
exemple, Villey souligne concernant le livre V de l'Ethique à Nicomaque
que le « délit » dans la justice particulière aristotélicienne ne désigne pas,
comme aujourd'hui, une infraction à la loi morale et à l'intérêt général, mais
une atteinte injurieuse, donc physique, aux biens ou à la personne d'un
particulier. En d'autres termes, le délit ne s'assimile pas dans le droit naturel
des anciens (une fois qu'il est rendu positif par des normes de société) à un
tort moral, mais à un certain dommage matériel exigeant, non pas tant
correction de l'individu, qu'en réalité compensation et réparation de sa part.
Dans ce cadre, en ce qui concerne ainsi l'homosexualité, cette dernière ne
peut jamais être regardée tel un « délit » matériel – à moins de blesser une
personne psycho-physiologiquement et d'atteindre à son intégrité physique,
mais dans ce cas il s'agit de « viol » pouvant advenir tant dans des rapports
homosexuels qu'hétérosexuels (on retrouve sur ce point la critique de
Bentham analysée en premier moment de notre propos). De la même
manière, un « contrat » « n’est pas défini par la rencontre des « volontés »
de deux contractants qu’une loi morale obligerait à tenir leurs promesses,
c’est une opération d’échange, « synallagmatique », où doit être
sauvegardée l’équivalence des prestations »201. Soit, il s'agit davantage d'un
troc entre produits ou services équivalents, quoique non identiques, que d'un
engagement moral. Par extension, un contrat de mariage entre deux
individus, dans l'époque antique, n'impliquerait pas une obligation, un
certain devoir conjugal à respecter, mais seulement un échange de services
200 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1130 b, trad. J. Tricot, Vrin, Bibliothèque textes philosophiques, p. 222-223
201 M. Villey, Philosophie du droit, tome 1, Définitions et fins du droit, § 44 note, réédition Dalloz en un seul volume,
2001 [4ème édition, 1986], p. 61

108
(notamment sexuels). Il en résulte qu'il ne faut pas placer les relations entre
contractants sous l'égide de la Morale. Le Droit se cantonne, en somme,
selon le droit naturel des anciens, à un bien extérieur (et non intérieurement
moral) : « le droit est mesure du partage des biens. D’après une formule
répétée par la plupart des philosophes et des juristes à Rome (...), le rôle du
droit est d’attribuer à chacun le sien »202 - partage des biens qui sont stipulés
au départ par un contrat et qui peuvent en cas de manquement faire l'objet
d'un délit. A la différence que ces termes juridiques ne s'avèrent plus
connotés moralement comme c'est le cas de nos jours : il s'agit juste, selon
l'expression du Droit romain, de rendre à chacun son dû...

VI. 3. Pour une imbrication et une valorisation du droit naturel des


anciens au sein de notre droit moderne : le cas de la jurisprudence

Certes, il serait impossible, voire préjudiciable de substituer à notre


droit moderne le droit naturel des anciens, en raison des difficultés
rencontrées à modifier entièrement une conception et application du droit,
mais aussi et surtout car de nos jours on ne conçoit plus la nature, y compris
dans sa totalité, de la même manière : le cosmos bien ordonné, harmonieux,
régi par un ordre ou démiurge divin a disparu pour laisser place, en
particulier à l'avènement de l'époque moderne, à un monde fluent, variant,
soumis au devenir et à l'état d'urgence des guerres. En d'autres termes,
actuellement, il peut paraître difficile de concevoir une norme ou valeur au
sein de la Nature qui nous apparaît désordonnée et soumise aux
changements – et qui, tel que nous avons pu le démontrer, conduit à
distinguer nettement le Fait (naturel) et le Droit (humain). Néanmoins, on
peut toujours, dans la tentative de rompre avec cette confusion malsaine
entre Droit et Morale, essayer de s'inspirer dans notre application du droit
devenu dès lors contemporain de la méthode du droit des Anciens, c'est-à-
dire non pas de son contenu, de son fond, mais de sa forme : « la méthode
importe ici plus que le contenu normatif et que les nouvelles représentations
du monde ont vocation à induire de nouvelles représentations du droit »203.

202 M. Villey, op.cit., § 35, p. 51


203 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 6

109
D'autant plus que, concernant le contenu, bien que depuis l'éclosion de la
pensée moderne aux XVII-XVIIIe siècles, une « nature humaine » a
progressivement remplacé la « nature » en général, il n'en demeure pas
moins qu' « il est en revanche absurde de défendre une position
noncosmologique si l’on veut être un jusnaturaliste conséquent »204. Soit,
dans le contenu, un droit naturel moderne inspiré des Anciens pourrait et
devrait même se référer à une conception de la « nature » générale,
cosmologique, malgré une divergence notoire de représentations ensuite sur
une telle « nature » entre les Anciens et les Modernes.
Dès lors, sur quelle méthode s'appuie le droit naturel des Anciens ?
On a analysé précédemment qu'Aristote distinguait la justice morale
générale d'avec la justice juridique particulière : la première se référait à un
jugement général sur la conduite vertueuse d'un individu, alors que la
seconde opérait un traitement au cas par cas des relations, conflictuelles ou
non, entre individus. Pour le dire encore autrement, le droit naturel des
Anciens appliqué dans l'Antiquité dans un droit positif se traduit par un
jugement au cas par cas, qui est également nommé « jurisprudence ».
Effectivement, on a vu que la justice – dans son sens proprement juridique –
consistait à attribuer à chacun ce qui lui était dû, à restituer également à
chacun ce qui lui est dû en réparant des dettes, ce qui, selon Aristote, se
traduit, plus exactement, par deux types de justice particulière : la justice
distributive en tant qu'elle s'avère proportionnelle à chacun (la distribution
des parts se fonde sur une égalité géométrique qui détermine la juste part à
chacun en se fondant sur la qualité particulière de chaque individu, sur ce
dont il a besoin pour survivre par exemple – selon, donc, une prise en
compte de la différence comme principe de justice, par équité), et la justice
commutative ou corrective en tant qu'elle détermine une stricte égalité
arithmétique entre chacun (où, dans ce cas, le principe d'identité stricte, sans
différences, se révèle au fondement du principe de justice). Dans les deux
cas, ou distributif ou commutatif, il s'agit de ce fait d'établir ce qui revient à
chaque individu, ou selon un principe d'égalité stricte (identiquement à ce
que cet individu a mis), ou selon un principe de différence (avec la prise en
compte d'autres paramètres). D'où, à nouveau, une justice particulière qui

204 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 8

110
s'attache non au « devoir » des personnes mais à un aspect « matériel » des
choses ou des services, dans la tentative de leur permettre également de
s'accomplir, de se réaliser elles-mêmes : « le terme de « norme » doit être lu
à la lumière de la question de la finalité bien plutôt qu’à la lumière de la
question du devoir »205. Il en résulte que la « jurisprudence » peut être
d'emblée définie tel un soucis de juste répartition à chacun de ce qui lui est
dû (suum cuique tribuere : à chacun le sien, à chacun son bien), selon un
traitement au cas par cas.
En effet, le terme « jurisprudence » se révèle composé des mots
« jus » (droit) et « prudentia » (prudence) – dont le terme grec, employé par
Aristote, est « phronesis ». Cette dernière, dans l'Ethique à Nicomaque, se
trouve définie comme une sagesse pratique – à défaut d'une sagesse
théorique ou contemplative -, qui par conséquent s'applique à des situations
réelles (et non idéales) : « La phronésis est une disposition pratique, une
manière d'être habituelle, accompagnée de règle vraie, capable d'agir dans la
sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l'être humain »206. Il s'agit donc
d'une « disposition », d'une attitude et faculté d'agir qui soit « pratique », née
de l'expérience répétée, de l' « habitude » : Aristote, en ce sens, prive la
« prudence » de toute signification théorétique encore présente chez Platon
(en tant que pénétration de l'âme par les Idées). Autrement dit, la prudence
se réfère à une raison de type pratique, qui parvient à discriminer entre ce
qui est juste et injuste, dans des cas concrets, et par extension la
« jurisprudence » consiste alors à faire preuve de justice juridique dans des
cas particuliers en attribuant à chacun ce qu'il doit recevoir. La
jurisprudence était pour les Romains « le berceau du droit », en tant qu'elle
était considérée comme la naissance, le fondement du droit, parce qu'elle « a
précisément pour objet le traitement de cas particuliers, par une procédure
tâtonnante, controversable, en confrontant les points de vue des parties
adverses, en vue d’y trouver une solution juste »207. Plus exactement, dans la
Somme théologique, Saint-Thomas d'Aquin précise que le juge, lorsqu'il
« dit » le droit (jus dicit), certes peut composer avec la loi prescrite et écrite,
mais son acte de jugement (judicium) procède tout particulièrement « en
205 Pierre-Yves Quiviger, op.cit., p. 20
206 Aristote, op.cit., 1140 b
207 M. Villey, « Le droit dans les choses », in op.cit., p. 20-21

111
même temps de l’amour de la justice, d’une faculté intellectuelle ou virtus
intellectiva, laquelle se trouve ici être la prudence »208. En somme, en
cherchant face à la trop grande généralité d'une loi, un traitement particulier
des cas, la jurisprudence a « pour fin la mesure de justes rapports »209 : elle
mesure adéquatement les cas et cela lui permet d'autant plus d'établir de
justes rapports (où le terme « juste » se réfère davantage à une exactitude
dans les faits, qu'au respect d'une vertu morale). Et ce serait cela la véritable
nature « juridique » du Droit.
Assurément, les Droits de l'homme, parce qu'ils s'ancrent encore
dans une certaine confusion entre Droit et Morale, se sont institués en vue
d'une justice générale morale et en omettant la justice particulière
proprement juridique : « l'apparition des droits de l'homme témoigne de la
décomposition du concept du droit. Leur avènement fut le corrélat de
l'éclipse ou de la perversion, dans la philosophie moderne individualiste (de
la « nature humaine »), de l'idée de justice et de son outil, la
jurisprudence »210. Et néanmoins, on peut remarquer qu'à chaque fois que
l'écriture juridique des lois a été modifiée, cela résultait d'une certaine
application de la jurisprudence : sur des cas non prévus par la loi, les juges
qui disent le droit usent de leur prudence pour statuer sur de tels faits. En ce
sens, la jurisprudence, encore aujourd'hui, peut être le symbole d'un
dynamisme du Droit : « je crois que c’est toujours aussi vrai au XXème
siècle des secteurs dynamiques du droit. (…) Les bons juges pratiquent tous
les jours le droit naturel, aujourd’hui autant qu’autrefois »211. Ainsi, par
exemple, dans le cadre du sujet qui nous intéresse, en 1999 la Cour
Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) opère un changement dans le
traitement pénal des cas d'homosexualité au sein de l'armée, par un
changement de sa jurisprudence : « ni les investigations menées sur les
préférences sexuelles des requérants (militaires) ni la révocation de ceux-ci
en raison de leur homosexualité conformément à la politique du ministère de
la Défense ne se justifiaient pas au regard de l'article 8 de la
Convention »212, entraînant par ce biais la condamnation du Royaume-Uni
208 M. Villey, « Le droit dans les choses », in ibid., p. 18-19
209 M. Villey, Le droit et les droits de l'homme, PUF, 1983, p. 154
210 M. Villey, ibid., p. 154
211 M. Villey, « Le droit dans les choses », in op.cit., p. 20-21
212 CEDH Smith et Grady c, Royaume-Uni, 28 septembre 1999

112
pour violation au respect de la vie privée (stipulée par cet article 8). C'est un
exemple où on passe d'une répression morale des militaires homosexuels, où
la pénalisation de leur homosexualité était considérée comme « nécessaire à
la protection de la morale et de la défense de l'ordre »213, à une réparation
matérielle pour atteinte à leur vie privée, grâce à la jurisprudence. Par
ailleurs, une avancée était déjà perceptible en 1981 lorsque la jurisprudence
européenne dans l'affaire Dudgeon v. / Royaume-Uni statuait sur la violation
de la vie privée par la répression de rapports homosexuels entre adultes
consentants par ce pays. Comme en 1993 dans les cas de Norris c/ Irlande,
et Modinos c/ Chypre : il s'agit à chaque fois d'une jurisprudence qui évolue
et qui condamne les législations internes aux pays européens dans la visée
que ces derniers modifient certaines lois et soient par là davantage « justes »
en termes de juridicité. En somme, « dans un premier temps, la CEDH
justifie la pénalisation au nom de la protection de la santé, de la morale ou
des droits des tiers (entre 1955 et 1981, elle considère en effet les plaintes
des gays comme irrecevables), puis dans une période de transition elle va
commencer à considérer la question sous l'angle de la vie privée, grâce à
l'impulsion du Conseil d'Europe »214, et par usage de sa jurisprudence. En
conclusion, l'intrusion du droit naturel des Anciens, par la méthode de la
jurisprudence ou prudence juridique, au sein du droit moderne, permet une
évolution de ce droit selon le traitement des cas particuliers, et permet
surtout de ne plus juger les homosexuels à l'aune de la Morale, mais sous
l'angle de la vie privée, en tant que juste répartition de ce qui revient à
chacun, individuellement. La jurisprudence permettrait alors dans les pays
où l'homosexualité ne s'avère pas encore dépénalisée en raison justement de
préceptes moraux, d'améliorer leurs droits et leurs situations de fait. Certes,
la mobilité du Droit engendrée par la jurisprudence, peut effrayer, mais cette
mobilité a toujours lieu dans des cadres bien délimités, à savoir l'espace des
lois et des décrets, et outre cela, cette mobilité juridique se révèle en réalité
inévitable du fait de l'interprétation herméneutique et pratique des lois. C'est
la condition pour être fondamentalement « juste » en termes de Droit.

213 Commission Européenne des droits de l'homme, citée par Catherine-Anne Meyer in Daniel Borrillo,
Homosexualités et Droit, PUF, 1999, p. 125
214 Daniel Borrillo, Histoire juridique de l'orientation sexuelle,2016, hal-013398557, p. 12

113
Conclusion

En guise de conclusion générale, « la liberté des homosexuels en


contexte de revendication d'égalité des droits », c'est-à-dire la cessation des
répressions contre l'homosexualité entravant la liberté des individus
concernés, grâce à la dépénalisation et l'acceptation juridiques, ne peut se
réaliser qu'à travers un traitement particulier, au cas par cas, des situations
concrètes par la méthode de la « jurisprudence », où les juges qui disent le
droit ne se réduisent pas à appliquer strictement la loi mais l'interprètent, et
la font évoluer, selon les faits rencontrés. Pour le dire encore autrement, les
homosexuels ne pourraient plus être « punis » eu égard à des mœurs contre-
nature (contre en réalité une certaine conception de la « nature humaine »),
soit à l'aune de préceptes moraux généraux, mais seulement dans des cas où
ils portent atteinte physiquement à des personnes ou matériellement à leurs
biens – ce qui ne peut jamais en venir à réprimer l'homosexualité en tant que
tel, pour ce qu'elle est, mais pour ce que certaines personnes, homosexuelles
comme hétérosexuelles, peuvent commettre comme nuisances – c'est-à-dire
qu'elles ne peuvent plus être jugées selon leur nature (immorale ou
pathologique), mais selon leurs actions dommageables envers autrui. Enfin,
l'homosexualité ne serait plus jugée telle une nuisance en elle-même pour la
société (et sa morale publique, son intérêt général), mais elle serait jugée à
l'aune d'une juste répartition des délits et des peines, où ce ne serait pas elle
qui serait jugée mais l'individu, quel qu'il soit (homosexuel comme
hétérosexuel), qui commet un crime.
De ce fait, « la liberté des homosexuels en contexte de revendication
d'égalité des droits » s'obtient par un double paradoxe : premièrement, en se
fondant sur une juste répartition et distribution de ce qui revient à chacun,
de ce qui lui est dû – donc, l' « égalité » des droits peut s'atteindre par la
prise en compte de la différence de chaque situation, selon une justice
distributive, par équité, et une égalité de type géométrique, qui ne pose pas
d'emblée une égalité stricte entre chacun mais atteint cette égalité par la
prise en considération de la différence comme juste ; deuxièmement, cette
« liberté des homosexuels », en tant que liberté d'un certain type ou groupe

114
d'hommes, ne peut être préservée qu'à travers une désanthropologisation du
Droit moderne lequel en ayant une idée générale de l'humanité ne prenait
pas en compte le droit à la différence d'autres êtres humains et semblait
imposer aux autres sa conception, dès lors relative et non véritablement
universelle, ou encore positive et non véritablement jusnaturaliste, de la
« nature humaine » : il faut paradoxalement se transporter d'un droit de la
« nature humaine » à un droit de la « nature » dans sa totalité.
En effet, nous avions vu qu'à l'avènement de la pensée moderne,
pourtant, des libéraux à l'image de Bentham et de Mill avaient tenté
d'enclencher une dépénalisation de l'homosexualité et une acceptation des
droits des homosexuels, par respectivement les concepts d' « utilité » et de
« non-intervention » de l'Etat – concepts qui s'opposent justement à la
morale et à la violation des droits privés. Néanmoins, dans l'histoire des
idées, cette lutte pour les droits des homosexuels a rencontré de nombreux
obstacles : notamment, au XIXe siècle, la délégation du pouvoir étatique et
juridique à la médecine légale, conduisant les homosexuels à ne plus être
seulement considérés comme des immoraux mais également tels des
malades psycho-physiologiques, dans la tentative ensuite, par un
phénomène de relais, de renforcer à nouveau le pouvoir du juridique. C'était
même dans ce cadre que le langage avait cristallisé et discriminé dès sa
naissance le concept d' « homosexualité » en tant qu'un certaine type de
catégorisation d'individus anormaux.
Tous ces phénomènes de légères avancées, puis de stagnations, voire
de retours en arrière nous avaient conduits à opérer dès lors une généalogie
historique du traitement juridique de l'homosexualité au cours des siècles,
depuis l'Antiquité jusqu'à de nos jours avec les Droits de l'homme, et ce qui
était apparu comme hypothèse explicative était que tant chez Platon ou
Aristote que dans les débats contemporains, par exemple entre Hart et
Devlin, l'immixtion du Droit dans la Morale se révélait très prégnante. D'où,
la nécessité, afin de permettre de réelles avancées pour les droits des
homosexuels, d'opérer une nette distinction entre le Droit et la Morale – ce
qui ne pouvait se faire que par l'intermédiaire d'un retour au droit naturel des
Anciens, et d'une désanthropologisation du Droit, et par son application, par
le biais de la jurisprudence, dans notre droit moderne. Dans ce contexte,

115
enfin, l'homosexualité peut être perçue tel un accomplissement de la
personnalité de certains individus, sans nécessité de correction morale...

116
Bibliographie

I. Ouvrages généraux

1. Ouvrages philosophiques

– ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. Jean Voilquin, Paris, GF-


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Flammarion, 1990
– AYISSI Lucien, Corruption et gouvernance, Yaoundé, Presse
Universitaire de Yaoundé, 2003
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L'Harmattan, Paris, 2011
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anglais Evelyne Méziani, Postface de Christian Laval, Editions Mille
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Littérature, coll. « Pluriel », 2006
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1969
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savoir, Tel Gallimard, 1976
– FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité II : L'usage des
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– BENOIST Jean-Marie, La tyrannie du Logos, Paris, éd. De Minuit,
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– BOSWELL John, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité.
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– DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, folio essais,
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II. Articles et conférences

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n° 644, 12-21 mars 1977, p. 92-130, repris dans Dits et Ecrits, tome
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sociales et de philosophie. Dossier : L'homosexualité est bonne à
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– RENAULT Emmanuel, « Biopolitique, médecine sociale et critique
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b) Juridiques

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– BORRILLO Daniel, « La lutte contre les discriminations fondées sur
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– BORRILLO Daniel, « Histoire juridique de l'orientation sexuelle »,
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– VILLEY Michel, « Le droit dans les choses » in Paul Amselek et
Christophe Grzegorczyk (éds), Controverses autour de l’ontologie
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c) Psychologiques

– HIRSCHFELD Magnus, « Ni homo, ni héréro : l'homosexualité


existe-t-elle encore ? » dans Stéphane Nadaud, L'objet homosexuel.
Etudes, constructions, critiques, éd. Sils Maria, 2009
– OLIVIER Lawrence et NOEL Roger, « Michel Foucault :

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problématique pour une histoire de l'homosexualité » dans Revue
sexologique, vol. 2, n°1
2. Liens électroniques

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– ERIBON Didier, L'inconscient des psychanalystes au miroir de
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http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/
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III. Dictionnaires et encyclopédies

– LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la


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