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À
qui n’est pas sans interroger en retour le caractère violent du rire. À
l’image de l’agresseur de la fiction, le spectateur réel nie lui aussi
l’humanité de la victime.
La fin des années 1960 marque un tournant dans l’histoire du
cinéma américain. Alors que le cinéma classique devait composer
avec le puritanisme du code Hays147, manuel d’autocensure dont les
règles se voulaient le rempart contre le racolage et l’incitation au
péché, l’assouplissement de ces règles et l’émergence d’une
nouvelle génération de cinéastes change radicalement le paysage
cinématographique états-unien, c’est-à-dire mondial. La sortie de
Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), d’Easy Rider de Dennis
Hopper (1969) puis d’Orange mécanique de Kubrick (1971) projette
sur les écrans des figures jusque là prohibées de marginaux violents,
jouisseurs et révoltés. C’est le coup d’envoi d’un courant de contre-
culture que la critique a baptisé le Nouvel Hollywood et dont les
figures de proue seront les cinéastes Francis Ford Coppola, Martin
Scorsese, Brian De Palma, Michael Cimino et les acteurs Al Pacino,
Robert De Niro et Harvey Keitel. Les films du Nouvel Hollywood font
de la violence l’élément fondateur de la civilisation états-unienne, soit
en inventant une mythologie du pouvoir mafieux, comme dans Le
Parrain de Coppola (1972) et Scarface de De Palma (1983), soit en
dénonçant la barbarie de la guerre du Vietnam, vue du point de vue
des soldats rendus fous, comme c’est le cas dans MASH de Robert
Altamn (1970), Voyage au bout de l’enfer de Cimino (1978) et dans
Apocalypse now de Coppola (1979). La reconnaissance
internationale est immédiate et se traduit notamment par les quatre
Palmes d’or décernées dans les années 1970 à Altman, Coppola et
Scorsese148.
Rapidement, se pose la question de la mue du Nouvel Hollywood,
voire de son héritage. La mise en scène de la violence perd de son
caractère subversif et s’intègre à l’économie des block-busters,
notamment ceux de Steven Spielberg, comme Les Dents de la mer
(1975) et, dans un registre plus flamboyant, la série des Indiana
Jones (1981, 1984 et 1989), qui postulent l’existence menaçante d’un
ennemi ultra-violent, toujours prompt à se déchaîner sur le monde de
façon spectaculaire. Dans des esthétiques plus limitées par la
gangue du genre horrifique, les créatures terrifiantes et les meurtriers
sanguinaires font les belles heures des salles de cinémas
spécialisées et des circuits de vidéocassettes, à partir des modèles
de L’Exorciste de William Friedkin (1973) et de Massacre à la
tronçonneuse de Tobe Hooper (1974). Parallèlement, les circuits de
diffusion underground font découvrir des cinéastes qui tiennent pour
acquis les préceptes du Nouvel Hollywood et s’évertuent à repousser
encore les limites de la représentation de la violence : le canadien
David Cronenberg, Quentin Tarantino, les frères Joel et Ethan Coen.
Ces derniers, qui signent leurs films de leurs deux noms (du moins
jusqu’à La Ballade de Buster Scruggs en 2018), écrivent et mettent en
scène en duo, même si Joel est le plus souvent crédité comme
réalisateur et Ethan comme producteur. Le succès inattendu de leur
premier film, Sang pour sang (1984), leur confère une place
particulière dans le cinéma états-unien et international : rarement
employés par les grands studios de production, ils cultivent une
certaine marginalité tout en s’autorisant à recourir à des recettes
éprouvées qui leur garantissent un certain succès (casting d’acteurs
vedettes, inscription dans les genres assez grand public de la
comédie et du film noir). Le présent article propose d’examiner les
enjeux de la violence dans le cinéma des frères Coen, en ce que
l’esthétique de ces cinéastes peut être considérée comme
caractéristique d’une époque, que certains critiques qualifient de
postmoderne, c’est-à-dire fondée sur un rapport ambivalent au
politique, à la morale et aux œuvres du passé149. C’est cette
ambivalence qu’il s’agit d’interroger, en tenant compte à la fois des
influences cinématographiques auxquelles les films renvoient et des
évolutions du contexte historique, qui n’a cessé de changer depuis
les années 1980.
La soif de l’or
L’Americana accorde une importance centrale à la réussite sociale
et économique, en particulier à travers la figure du self-made-man,
qui s’est enrichi afin de procurer le bonheur à sa famille et à sa
communauté religieuse ou géographique. Cet idéal bourgeois est
battu en brèche chez les frères Coen, qui s’amusent à opposer au
début de The Big Lebowski (1998) l’insolente nonchalance du Dude à
la sévérité irascible de Jeffrey Lebowski – le « big » Lebowski du
titre –, nabab richissime dont la philanthropie est une opération de
communication. Le dialogue en champ-contrechamp tourne
rapidement à l’invective du pauvre par le riche, révélant une loi sous-
jacente aux rapports sociaux : la première des violences, c’est le droit
du plus fort à humilier le plus faible.
Car la recherche de l’enrichissement débouche toujours sur un bain
de sang. Le film à sketches La Ballade de Buster Scruggs en fait une
fable édifiante : dans le segment « Gorge dorée », un vieil homme
s’évertue à trouver un filon d’or dans une vallée verdoyante ; un autre
homme arrive au moment exact où d’énormes pépites apparaissent
et tire sur le vieillard, le laissant inanimé. Mais ce n’est qu’un leurre et
c’est finalement le vieil homme, au prix d’un effort surhumain, qui
abattra son adversaire. La moralité est sans appel : certes le
chercheur d’or est récompensé de son opiniâtreté mais les sacs d’or
sont rougis de sang. À la source de toute violence, il y a un désir
exclusif de possession, c’est-à-dire une exclusion du désir de l’autre,
lequel devient un adversaire à éliminer, voire un ennemi. C’est selon
cette loi pessimiste que s’articulent les plans mus par la cupidité et
les nombreuses morts violentes, préméditées ou accidentelles, qui
jalonnent les films des frères Coen, alors même que l’argent se
volatilise toujours, comme cela a été remarqué150.
La critique de l’Americana prend un tour encore plus politique dans
Le Grand saut (1994), qui montre les dessous de l’entreprise
Hudsucker, dont on ignore ce qu’elle produit. Le recrutement du naïf
Norville Barnes est le prétexte à une présentation endiablée des
sous-sols du bâtiment, dédiés à un service du courrier qui pousse la
bureaucratie jusqu’à l’absurde. On peut y voir un pastiche de la
fameuse scène de Brazil de Terry Gilliam (1985), où les travellings
rapides épousaient la frénésie dystopique du bureau de
l’administration d’État. C’est surtout une critique à la limite de
l’anticapitalisme qui montre que l’argent se fabrique sur la sueur
d’employés réduits en esclavage, selon une hiérarchie pyramidale
inscrite dans l’architecture même du gratte-ciel, au sein de laquelle il
est impossible de s’élever – ou alors c’est un piège.
L’obsession du sang
« Le sang appelle le sang »
On connaît la fameuse phrase que Shakespeare fait dire à Macbeth
dans sa tragédie : « le sang appelle le sang », (« blood will have
blood », Acte III scène 4). Ce n’est pas un hasard si cette pièce a été
récemment adaptée par Joel Coen (2021), car le motif du sang
constitue un élément essentiel de la filmographie coenienne, depuis
leur premier film Sang pour sang. Dans Macbeth, outre le dialogue
évoquant le sang des différentes lignées, le sang est répandu à de
nombreuses reprises, à partir du régicide commis par Macbeth
jusqu’à la mort de celui-ci. Symbole de souillure sur les vêtements et
les mains, il peut se faire arme de duel lorsque Macbeth asperge de
son sang les yeux d’un de ses ennemis avant de le transpercer de sa
propre épée. L’image en noir et blanc assimile le sang et tous les
autres liquides, de sorte que le sang semble se propager
visuellement dans tous les fluides, comme la flaque répandue par les
sorcières venues visiter le roi ou l’eau de la fontaine où vient Lady
Macbeth durant ses nuits de somnambulisme. Exclure la couleur
permet ainsi de faire du sang un motif véritablement obsessionnel,
qui surgit dans n’importe quelle image, pour nous renvoyer, comme
Macbeth, à la souillure initiale du meurtre du roi. C’est que le sang
des victimes ne s’efface jamais tout à fait, comme on le voit dans
Sang pour sang, car les morts hantent toujours ceux qui ont tué – et
qui tueront de nouveau ou seront tués en retour.
Représenter le Mal
Une figure allégorique
Le Mal hurlant
Dans la première partie de l’œuvre des frères Coen, le Mal est
volontiers incarné par une figure allégorique, que le critique Frédéric
Astruc affuble d’un surnom plaisant : « Le gros qui hurle, l’écorché vif,
serait la métaphore d’une colère qui gronde et qui enfle un peu plus
chaque jour151 ». La catégorie de « gros qui hurle » est sans nul doute
liée au physique de John Goodman, acteur massif et compagnon
régulier des films des frères Coen. À sa première apparition, dans
Arizona junior, de fait, il hurle : au beau milieu d’une terre détrempée
par une averse aux allures de déluge, une brèche se forme et de là
sort le gigantesque corps de John Goodman, qui en tire bientôt à lui
un plus malingre, celui de son frère, avant de hurler de toutes ses
forces vers le firmament. Il ne s’agit que d’une évasion, comme en
atteste la silhouette de la prison qui se découpe au loin. Figuration
grandeur nature d’un accouchement depuis les profondeurs de la
Terre Mère, la scène se veut cosmogonique : comme des titans de la
mythologie, nos deux évadés semblent des monstres prêts à
déchaîner leur colère sur le monde. Mais c’est dans un autre film,
Barton Fink (1991), que la colère de ce hurlement éclatera tout à fait.
Goodman y prête ses traits au sympathique Charlie Meadows,
derrière lequel se cache un dangereux tueur en série dégageant une
chaleur surnaturelle, qui met littéralement à feu et à sang l’hôtel où vit
le protagoniste. Triomphant au milieu des flammes qu’il semble
commander, il est une incarnation du diable régnant sur les enfers.
S’il tue, c’est par compassion, pour épargner aux humains les
souffrances d’ici-bas. Pour les Coen, la colère du Mal, c’est que le
monde soit injuste – à moins que cela ne soit une ruse du diable.
Le Mal taiseux
Le cinéma des frères Coen offre une figure du Mal bien plus
menaçante que celui qui hurle : celui qui se tait. Dès Arizona junior,
un motard vêtu de noir apparaît du néant et sème la désolation sur
son passage, comme un nouveau cavalier de l’apocalypse. Il est le
Mal absolu, sans psychologie, sans motivation, et donc sans
dialogue, que le brave H.I. vaincra en lui opposant sa ruse – à la
manière d’Ulysse, une fois encore. Plus réaliste, le tueur à gages de
Fargo appelé Grimsrud est une masse inquiétante qui se tait pendant
des heures et agit avec froideur et violence : il tue de sang-froid un
policier que son comparse tente de corrompre et, à la fin du film,
tuera ce même comparse pour empocher double part du butin, là
encore avec une sauvagerie froide, c’est-à-dire à coups de hache et
en enfonçant le cadavre dans une découpeuse à bois. Mais Grimsrud
est encore un personnage vulnérable que son imbécilité met à la
merci de la police : son arrestation clôt l’intrigue du film.
En revanche, dans No country for old men, les frères Coen
imaginent le personnage qui incarne le Mal de façon absolue, un
homme dont on ne sait rien sinon qu’il se nomme Anton Chigurh et
confié à Javier Bardem. Celui-ci parle peu, tue sans aucune pitié, de
façon systématique et avec une arme aussi inventive qu’efficace.
Dans plusieurs scènes, il joue à pile ou face la survie de son
interlocuteur, notamment une des scènes les plus saisissantes, où le
face-à-face avec un pompiste tourne à la torture par la seule force du
regard et d’un dialogue qui outrepasse les convenances sociales
pour se situer à un niveau métaphysique : existe-t-il une raison pour
que chacun sur terre soit encore vivant ? Mais il ne s’agit pas de
sadisme : Chigurh est littéralement la Mort, qui frappe et épargne à
l’aveugle et qui, par la violence de cet arbitraire, révèle l’absurdité de
l’existence.
III. En rire ?
Les scènes de violence que nous avons rencontrées se situent
tantôt dans des films noirs, tantôt dans des comédies. Cela ne va pas
de soi : dans le répertoire des réactions possibles, rire de la violence
apparaît en effet comme un phénomène singulier, qui mêle plaisir et
gêne chez le spectateur, et qui pourtant est programmé par la mise
en scène des frères Coen
La violence et la loose
L’exagération des effets n’est toutefois pas suffisante pour expliquer
que les scènes violentes des frères Coen suscitent le rire. Il convient
d’ajouter que l’outrance est aussi une caractéristique des
personnages coeniens, qui ont tous une dimension caricaturale
(noms extravagants, costumes bariolés, coiffures baroques, accents
prononcés, etc.), à laquelle les acteurs et actrices se prêtent avec
une joie manifeste. Or ces portraits caricaturaux étouffent toute
possibilité d’empathie vis-à-vis de ces figures peu réalistes. On se
souvient par exemple des deux gangsters de Fargo, piètres
kidnappeurs qui s’annoncent malgré eux à leur cible en regardant par
la baie vitrée. Il s’en faut d’ailleurs de peu que celle-ci, paisible
femme au foyer, ne triomphe de ses assaillants, étant donné leur
maladresse. En réalité, c’est un affrontement de losers : à la
balourdise des criminels répond celle de la victime, qui se neutralise
elle-même en trébuchant dans les escaliers. Les frères Coen
empêchent ainsi le spectateur de s’identifier à l’un ou l’autre de ses
personnages, trop médiocres pour lui ressembler. La violence de la
situation semble la suite logique des inepties commises et comme la
sanction donnée à des personnages si incapables.
Or les frères Coen poussent le portrait de loser jusqu’au sadisme,
avec la complicité tacite du spectateur. Prenons l’exemple du
personnage de Chad Feldheimer, incarné à contre-emploi par Brad
Pitt dans la comédie Burn after reading. Il s’agit d’un employé de salle
de sport bodybuildé et très naïf – pour ne pas dire idiot. Comme
beaucoup de personnages coeniens, Chad est un loser, qui rate
systématiquement ce qu’il entreprend, notamment de faire chanter
des espions de la CIA par des stratagèmes stupides et voués à
l’échec. Cela constitue un ressort comique très efficace : nous rions
de bon cœur à chaque mauvaise décision du personnage, assurés
qu’à sa place nous aurions eu l’intelligence de nous en sortir. Or le
paroxysme de ce ressort comique est la mort violente de Chad, tué
par balles alors qu’il se cache dans un placard. Le jeu de l’acteur
souligne par un dernier regard niais que le personnage est mort
comme il a vécu, sans rien comprendre et en vain. Le meurtre
apparaît ainsi comme l’aboutissement logique des actions absurdes
commises par un personnage risible, comme une sorte d’équivalent à
l’écran de la violence du rire. En tournant en dérision leurs
personnages, les frères Coen invitent le spectateur à ne pas les
considérer dans leur humanité (c’est-à-dire en particulier la fragilité
de leur existence), mais seulement comme une source comique,
attirant à soi les antagonismes. En d’autres termes, les cinéastes
mettent en scène des souffre-douleurs sur qui s’imprime la violence
des autres, à commencer par celle des spectateurs.
Moquer le sacré
La violence coenienne est ainsi volontiers liée à un humour noir qui,
en déréalisant les situations et les personnages, s’attaque au sacré
de la mort, qu’elle soit naturelle ou violente. On note en effet que la
mort des personnages donne lieu à un détournement comique au
moins une fois dans chaque film des cinéastes. L’ironie atteint son
point maximal à la fin de O’Brother, lorsque les personnages se
retrouvent condamnés à être pendus et que le personnage
d’Ulysses, peu porté sur la religion, se résout à implorer Dieu. La
caméra accompagne le mouvement d’agenouillement en passant
d’une plongée à une contre-plongée, figurant ainsi le regard divin qui
observe le personnage. Aussitôt, le sol se strie de rigoles d’eau avant
qu’un gigantesque raz-de-marée vienne sauver Ulysses et ses
compagnons. En guise de déluge, les travaux de construction d’un
barrage inondent la vallée, comme du reste les personnages le
savent depuis le début du film. Pour redoubler le renversement de
situation dû à un événement prévu mais oublié, les frères Coen
ajoutent le détail d’un cercueil flottant à la surface du lac
nouvellement créé, lequel permet aux personnages de dériver sans
mal. C’est à la fois une réécriture comique de la scène finale du
Titanic de James Cameron (1998), alors présent dans toutes les
mémoires, mais surtout un trait d’humour noir changeant la nature du
symbole du cercueil : il représentait par métonymie la mort certaine, il
est renvoyé à sa matérialité de planche de salut. Si l’inondation est
un miracle divin, alors c’est que Dieu est facétieux pour envoyer à sa
créature un tel signe qui tourne en dérision l’angoisse même de
mourir. Ce qui est en jeu, c’est d’écorner le tabou de la mort, d’en
atténuer la violence physique, psychologique et métaphysique en
mettant en lumière ses aspects les plus triviaux. Le rire coenien
n’efface donc pas l’angoisse de la mort, il suspend provisoirement la
violence de mourir en feignant de croire à un jeu dont on peut
toujours sortir gagnant.
Conclusion
Ni exercice de style, ni curiosité malsaine, le cinéma des frères
Coen est à prendre comme une méditation sur la violence intrinsèque
à la culture états-unienne. Traversant les époques et sillonnant le
territoire, les cinéastes mettent en lumière l’omniprésence du Mal
sans lui opposer de figure du Bien, sauf quelques rares policiers
vertueux, mais peu efficaces. En ce sens, il s’agit d’un cinéma
fondamentalement pessimiste, qui acte l’impossibilité de l’héroïsme,
tissant une certaine parenté avec les westerns sombres de Sergio
Leone ou les films de science-fiction de Ridley Scott.
Reste le problème du rire, qui donne à la violence un statut double,
insaisissable, d’autant plus angoissant : lorsque la violence ultime est
traitée par le comique, nous sommes confrontés à l’échec de la
catharsis aristotélicienne. La violence devrait susciter en nous terreur
et pitié, mais la dérision nous met à la place de l’agresseur, ce qui en
retour donne à penser sur le réflexe même du rire, sur sa fonction
déshumanisante. En nous faisant rire, les frères Coen nous amusent
et simultanément interrogent cet amusement : rire d’autrui n’est-il pas
in fine l’acte le plus violent que nous puissions commettre ?
NOTION-CLEF GRAND-GUIGNOL
Le terme Grand-guignol provient du nom d’un théâtre situé dans le
quartier de Pigalle à Paris et dans lequel se jouaient des pièces
horrifiques et spectaculaires. Ouvert à la fin du XIXe siècle et
connaissant un âge d’or jusque dans l’entre-deux-guerres, ce théâtre
est resté célèbre pour la réputation sulfureuse de ses spectacles, due
à des thématiques macabres ou scabreuses (assassinat, prostitution,
revenants, etc.) et surtout à l’emploi d’effets horrifiques très appuyés,
notamment le recours à de grandes quantités de sang. À cet égard, il
représente l’envers effrayant du progrès technique, notamment
médical, et satisfait le voyeurisme morbide du public, qui se délecte
devant la représentation d’autopsies, de perversions et d’agressions
sanglantes. Dans les années 1920, le Grand-guignol devient un terme
générique, donné à une revue puis employé comme nom et via
l’adjectif « grand-guignolesque ». Il désigne alors une forme
d’outrance macabre qui tombe dans le ridicule.
Le grand-guignol est importé au cinéma par les surréalistes,
notamment Luis Buñuel dans Un Chien andalou (1929), puis surtout
par le cinéma de genre états-unien à partir des années 1960, pour
lequel le terme gore est employé. Comme dans le théâtre de Grand-
guignol, ce cinéma horrifique repousse les limites de la barbarie et
terrifie le spectateur par des effets ultra-sanglants. Du fait de la
surenchère des effets, le grand-guignol cinématographique vire
facilement à la bouffonnerie car l’outrance de la mise en scène
aboutit à une prise de distance avec l’image qui se manifeste
volontiers par le rire. C’est en ce sens qu’il est réinvesti par des
cinéastes comme les frères Coen, Sam Raimi, ou Quentin Tarantino,
qui le croise avec des références issues du cartoon ou de la comédie
d’action.
MODE D’EMPLOI
Le cinéma des frères Coen peut illustrer des réflexions très variées
autour de la violence. Les films étant souvent nourris de références, il
est recommandé de proposer des comparaisons avec les œuvres
cinématographiques ou littéraires auxquelles les cinéastes font
allusion. Dans tous les cas, l’analyse devra se concentrer sur des
éléments précis de scénario et de mise en scène et se garder de
toute paraphrase, qui est un piège redoutable compte tenu de
l’esthétique foisonnante du corpus.
Violence et conquête : le western coenien peut être mobilisé dans
un ensemble plus large, en le comparant avec les films de Ford ou de
Hawks, en y ajoutant éventuellement ceux de Leone ou d’Eastwood,
afin de réfléchir à l’instauration de la loi au sens juridique contre la loi
du plus fort.
Violence et société : sans faire des frères Coen des anticapitalistes
radicaux, on pourra faire remarquer que les rapports sociaux sont
gouvernés par des inégalités économiques qui autorisent le fort à
humilier le faible et le faible à recourir à la violence pour s’élever.
Violence et pouvoir politique : outre le cas du western, le cinéma
des frères Coen offre un répertoire d’exemples où la violence
intrinsèque au pouvoir politique est subie par les victimes qu’elle
entend gouverner. Ce point peut être mis en relation avec l’œuvre
d’écrivains chers aux deux cinéastes (Camus, Shakespeare, Kafka).
Origine de la violence : loin de toute explication psychologique ou
psychanalytique, le cinéma des frères Coen se situe à un niveau plus
abstrait, où tous les sangs se mêlent et où la propagation du Mal est
la seule certitude sur laquelle se fonder, même si la vision qu’en ont
les cinéastes évolue.
Effets de la violence : les comédies sont un morceau de choix pour
aborder le paradoxe du rire, qui manifeste simultanément le plaisir et
la gêne.