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Chapitre 3

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9

Une exploration de la violence :


le cinéma des frères Coen
Mathieu Rasoli

Le cinéma des frères Coen hérite des audaces du Nouvel


Hollywood, en particulier dans la représentation de la violence
comme élément constitutif de la civilisation états-unienne.
C’est pourquoi les cinéastes se livrent à une critique des
fondements idéologiques de leur pays, en proposant des univers de
western où la violence règne et, plus généralement, en brossant le
tableau de rapports sociaux imprégnés d’une forte violence
interpersonnelle, chacun cherchant son intérêt au détriment des
autres.
En cela, la mise en scène coenienne s’appuie sur le motif obsédant
du sang pour affirmer le caractère dévorant de la culpabilité, qui est
tout autant un affect qu’une malédiction vouée à faire se répéter la
violence à l’infini. Les frères Coen développent ainsi un imaginaire
hybride, empreint de morale juive, de références philosophiques et
de hantises littéraires, qui conclut à l’impossibilité d’agir avec
discernement dans un monde où la violence est omniprésente.
Du point de vue du spectateur, l’œuvre coenienne est dérangeante
en ce qu’elle croise ce pessimisme radical avec un ton de comédie
inspiré du grand-guignol. L’humour, même noir, va au-delà du
divertissement et permet de repousser les limites de la
représentation. Le spectateur se retrouve ainsi complice de jeux de
massacre qui font de la surenchère sanglante un objet de dérision, ce

À
qui n’est pas sans interroger en retour le caractère violent du rire. À
l’image de l’agresseur de la fiction, le spectateur réel nie lui aussi
l’humanité de la victime.
La fin des années 1960 marque un tournant dans l’histoire du
cinéma américain. Alors que le cinéma classique devait composer
avec le puritanisme du code Hays147, manuel d’autocensure dont les
règles se voulaient le rempart contre le racolage et l’incitation au
péché, l’assouplissement de ces règles et l’émergence d’une
nouvelle génération de cinéastes change radicalement le paysage
cinématographique états-unien, c’est-à-dire mondial. La sortie de
Bonnie and Clyde d’Arthur Penn (1967), d’Easy Rider de Dennis
Hopper (1969) puis d’Orange mécanique de Kubrick (1971) projette
sur les écrans des figures jusque là prohibées de marginaux violents,
jouisseurs et révoltés. C’est le coup d’envoi d’un courant de contre-
culture que la critique a baptisé le Nouvel Hollywood et dont les
figures de proue seront les cinéastes Francis Ford Coppola, Martin
Scorsese, Brian De Palma, Michael Cimino et les acteurs Al Pacino,
Robert De Niro et Harvey Keitel. Les films du Nouvel Hollywood font
de la violence l’élément fondateur de la civilisation états-unienne, soit
en inventant une mythologie du pouvoir mafieux, comme dans Le
Parrain de Coppola (1972) et Scarface de De Palma (1983), soit en
dénonçant la barbarie de la guerre du Vietnam, vue du point de vue
des soldats rendus fous, comme c’est le cas dans MASH de Robert
Altamn (1970), Voyage au bout de l’enfer de Cimino (1978) et dans
Apocalypse now de Coppola (1979). La reconnaissance
internationale est immédiate et se traduit notamment par les quatre
Palmes d’or décernées dans les années 1970 à Altman, Coppola et
Scorsese148.
Rapidement, se pose la question de la mue du Nouvel Hollywood,
voire de son héritage. La mise en scène de la violence perd de son
caractère subversif et s’intègre à l’économie des block-busters,
notamment ceux de Steven Spielberg, comme Les Dents de la mer
(1975) et, dans un registre plus flamboyant, la série des Indiana
Jones (1981, 1984 et 1989), qui postulent l’existence menaçante d’un
ennemi ultra-violent, toujours prompt à se déchaîner sur le monde de
façon spectaculaire. Dans des esthétiques plus limitées par la
gangue du genre horrifique, les créatures terrifiantes et les meurtriers
sanguinaires font les belles heures des salles de cinémas
spécialisées et des circuits de vidéocassettes, à partir des modèles
de L’Exorciste de William Friedkin (1973) et de Massacre à la
tronçonneuse de Tobe Hooper (1974). Parallèlement, les circuits de
diffusion underground font découvrir des cinéastes qui tiennent pour
acquis les préceptes du Nouvel Hollywood et s’évertuent à repousser
encore les limites de la représentation de la violence : le canadien
David Cronenberg, Quentin Tarantino, les frères Joel et Ethan Coen.
Ces derniers, qui signent leurs films de leurs deux noms (du moins
jusqu’à La Ballade de Buster Scruggs en 2018), écrivent et mettent en
scène en duo, même si Joel est le plus souvent crédité comme
réalisateur et Ethan comme producteur. Le succès inattendu de leur
premier film, Sang pour sang (1984), leur confère une place
particulière dans le cinéma états-unien et international : rarement
employés par les grands studios de production, ils cultivent une
certaine marginalité tout en s’autorisant à recourir à des recettes
éprouvées qui leur garantissent un certain succès (casting d’acteurs
vedettes, inscription dans les genres assez grand public de la
comédie et du film noir). Le présent article propose d’examiner les
enjeux de la violence dans le cinéma des frères Coen, en ce que
l’esthétique de ces cinéastes peut être considérée comme
caractéristique d’une époque, que certains critiques qualifient de
postmoderne, c’est-à-dire fondée sur un rapport ambivalent au
politique, à la morale et aux œuvres du passé149. C’est cette
ambivalence qu’il s’agit d’interroger, en tenant compte à la fois des
influences cinématographiques auxquelles les films renvoient et des
évolutions du contexte historique, qui n’a cessé de changer depuis
les années 1980.

I. Radiographie d’un monde violent


Dignes héritiers du Nouvel Hollywood de Scorsese ou de Coppola,
les frères Coen représentent un monde où la violence peut surgir à
chaque instant. Bien plus, leur univers cinématographique est celui
d’un bain de violence, où les intrigues se nouent dans et par la
violence, au sein d’un contexte typiquement états-unien,
correspondant aux stéréotypes de l’American way of life, dont les
cinéastes montrent la violence qu’il véhicule.

Les dessous de l’Americana


À longueur de films, les frères Coen parcourent le territoire des
États-Unis du Nord au Sud et d’Est en Ouest, des grandes villes au
désert en passant par les bourgades et les zones industrielles. Ce
n’est pas seulement un défilé de paysages que propose l’œuvre
coenienne, mais une description minutieuse de l’Amérique. À cet
égard, on peut relever l’importance du western comme mythologie
originaire, soit par l’actualisation sanglante de la matière classique du
western dans True Grit (2010) et La Ballade de Buster Scruggs
(2018), soit par des allusions récurrentes à un folklore et des lieux
renvoyant à cet univers. Ce qui est en jeu dans les films des frères
Coen, c’est la critique féroce de l’Americana, terme générique
désignant un regard nostalgique sur le passé supposé heureux d’un
pays structuré autour de la cellule familiale et du bonheur
domestique.

La soif de l’or
L’Americana accorde une importance centrale à la réussite sociale
et économique, en particulier à travers la figure du self-made-man,
qui s’est enrichi afin de procurer le bonheur à sa famille et à sa
communauté religieuse ou géographique. Cet idéal bourgeois est
battu en brèche chez les frères Coen, qui s’amusent à opposer au
début de The Big Lebowski (1998) l’insolente nonchalance du Dude à
la sévérité irascible de Jeffrey Lebowski – le « big » Lebowski du
titre –, nabab richissime dont la philanthropie est une opération de
communication. Le dialogue en champ-contrechamp tourne
rapidement à l’invective du pauvre par le riche, révélant une loi sous-
jacente aux rapports sociaux : la première des violences, c’est le droit
du plus fort à humilier le plus faible.
Car la recherche de l’enrichissement débouche toujours sur un bain
de sang. Le film à sketches La Ballade de Buster Scruggs en fait une
fable édifiante : dans le segment « Gorge dorée », un vieil homme
s’évertue à trouver un filon d’or dans une vallée verdoyante ; un autre
homme arrive au moment exact où d’énormes pépites apparaissent
et tire sur le vieillard, le laissant inanimé. Mais ce n’est qu’un leurre et
c’est finalement le vieil homme, au prix d’un effort surhumain, qui
abattra son adversaire. La moralité est sans appel : certes le
chercheur d’or est récompensé de son opiniâtreté mais les sacs d’or
sont rougis de sang. À la source de toute violence, il y a un désir
exclusif de possession, c’est-à-dire une exclusion du désir de l’autre,
lequel devient un adversaire à éliminer, voire un ennemi. C’est selon
cette loi pessimiste que s’articulent les plans mus par la cupidité et
les nombreuses morts violentes, préméditées ou accidentelles, qui
jalonnent les films des frères Coen, alors même que l’argent se
volatilise toujours, comme cela a été remarqué150.
La critique de l’Americana prend un tour encore plus politique dans
Le Grand saut (1994), qui montre les dessous de l’entreprise
Hudsucker, dont on ignore ce qu’elle produit. Le recrutement du naïf
Norville Barnes est le prétexte à une présentation endiablée des
sous-sols du bâtiment, dédiés à un service du courrier qui pousse la
bureaucratie jusqu’à l’absurde. On peut y voir un pastiche de la
fameuse scène de Brazil de Terry Gilliam (1985), où les travellings
rapides épousaient la frénésie dystopique du bureau de
l’administration d’État. C’est surtout une critique à la limite de
l’anticapitalisme qui montre que l’argent se fabrique sur la sueur
d’employés réduits en esclavage, selon une hiérarchie pyramidale
inscrite dans l’architecture même du gratte-ciel, au sein de laquelle il
est impossible de s’élever – ou alors c’est un piège.

La cellule familiale comme ferment de violence


L’institution familiale est également la cible du cinéma des frères
Coen, en ce qu’elle impose à ses membres des rôles prédéfinis qui
les enferment. C’est ainsi que naît la violence dans Fargo (1996) :
Jerry Lundegaard est un concessionnaire raisonnablement
malhonnête, toujours en mal d’argent, maintenu à l’écart par son
beau-père, peu décidé à partager son immense fortune avec son
gendre. Argent et famille sont intimement liés car la richesse fait
accéder à une position dominante au sein de la famille, qui est une
sorte de société en miniature.
Plus largement, le couple coenien apparaît comme une structure
créant des ferments de discorde, dont la violence physique est une
des modalités récurrentes. Cette vision générale est au cœur
d’Intolérable cruauté (2003), qui traite des divorces les plus
spectaculaires, c’est-à-dire les plus lucratifs. Avant de s’intéresser au
duel d’avocats, le film débute par une scène où un mari surprend sa
femme en plein adultère. Le ton monte jusqu’à ce que le mari trompé
sorte son pistolet, mais c’est finalement lui qui sera blessé par sa
femme à l’aide d’un trophée sportif fort pointu que celle-ci lui enfonce
dans une fesse. Ce simulacre de pénétration, outre sa dimension
grivoise, figure la guerre d’alcôve typiquement coenienne, où ce sont
souvent les femmes qui mènent la bataille, soit comme dans cet
exemple ou dans A serious man (2009) pour vivre une liberté sexuelle
hors du couple, soit pour tirer un maximum de profit du divorce,
comme dans Burn after reading (2008), où le même type de calcul
machiavélique est fait par l’épouse et par la maîtresse du même
homme.
Une des rares exceptions à ces couples structurellement
discordants se trouve dans Arizona junior (1987), où l’union entre le
truand H.I. et la policière Ed coule des jours heureux, jusqu’à ce que
le désir de maternité d’Ed soit contrarié par sa stérilité. C’est alors
que l’idée germe chez les époux de dérober un des six bébés qui
viennent de naître au sein de la famille Arizona dont le père est le
magnat local d’une chaîne de supermarchés. Le souhait du couple de
se conformer au modèle familial traditionnel de l’Americana est lui
aussi confronté à la violence des rapports sociaux, qui actent toujours
le triomphe arbitraire du plus fort. L’intrigue de la comédie déplace et
redouble les inégalités sociales vers les injustices de la fertilité, et la
métonymie est féroce : la violence de la domination économique est
toujours due au hasard de la naissance.

Le pouvoir comme institution de la violence


Quant au pouvoir institué, il reste à examiner dans quelle mesure il
lutte contre cette violence, comme cela devrait être sa fonction, ou si
au contraire il l’entretient. Le western est le genre cinématographique
qui pose exactement cette question, comme le montre
exemplairement l’opposition entre la vengeance et le droit dans
L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford (1962). Lorsqu’il est
revisité par les frères Coen, le western délaisse absolument les
figures fordiennes d’hommes de lois idéalistes. Au contraire, la justice
des marshals est expéditive et inique, dans La Ballade de Buster
Scruggs comme dans True Grit. On pend vite et pour un rien, et les
justiciers sont aussi brutaux que les criminels. La vengeance apparaît
donc comme le meilleur moyen de résoudre les conflits, y compris
pour ceux qui doivent faire régner la justice : nous voyons sous nos
yeux les États-Unis se constituer en tant que pays en
institutionnalisant la violence.
Dans les films qui se passent plus récemment, le pouvoir juridique
et policier est presque toujours montré comme tyrannique, comme
dans O’Brother (2000), où le shérif a déjà commandé les cercueils et
fait creuser les tombes des trois évadés qu’il est venu arrêter. La
critique politique la plus virulente figure dans le dénouement de The
Barber (2001), qui montre l’exécution du personnage d’Ed Crane,
innocent du meurtre dont on l’accuse (et coupable d’un autre) mais
condamné à mort en raison d’un vice de forme, de la vénalité de son
avocat et de sa personnalité taciturne. Le film, en noir et blanc,
s’achève par l’épure d’une pièce d’un uniforme blanc éclatant où ne
se détache que la chaise électrique ; la dernière image est un gros
plan sur Ed fermant les yeux tandis qu’un fondu au blanc désintègre
son visage dans la mort. L’image est frappante, au point de constituer
à elle seule une sorte de réquisitoire contre la peine de mort, perçue
non pas comme une sentence proportionnée à un crime de sang,
mais comme l’exercice d’une violence d’État.
La filmographie des frères Coen peut donc se lire comme une
radiographie de l’Amérique socialement et économiquement violente.
Il ne faudrait toutefois pas exagérer la dimension politique de cette
œuvre, qui se garde de tout militantisme. Le regard porté sur la
violence comporte une dimension philosophique, et plus inquiète : il
s’agit d’observer la violence en dehors même de tout contexte,
comme la manifestation du Mal.

II. Le Mal à l’état brut


Rappelons que les frères Coen ont reçu une éducation juive et se
reconnaissent pour partie en elle, comme le suggèrent les accents
autobiographiques du film A serious man. Mais les études de
philosophie d’Ethan et leur culture commune complexifient leur vision
du Mal, qui hante leur cinéma et se manifeste par plusieurs
personnages et motifs obsédants.

L’obsession du sang
« Le sang appelle le sang »
On connaît la fameuse phrase que Shakespeare fait dire à Macbeth
dans sa tragédie : « le sang appelle le sang », (« blood will have
blood », Acte III scène 4). Ce n’est pas un hasard si cette pièce a été
récemment adaptée par Joel Coen (2021), car le motif du sang
constitue un élément essentiel de la filmographie coenienne, depuis
leur premier film Sang pour sang. Dans Macbeth, outre le dialogue
évoquant le sang des différentes lignées, le sang est répandu à de
nombreuses reprises, à partir du régicide commis par Macbeth
jusqu’à la mort de celui-ci. Symbole de souillure sur les vêtements et
les mains, il peut se faire arme de duel lorsque Macbeth asperge de
son sang les yeux d’un de ses ennemis avant de le transpercer de sa
propre épée. L’image en noir et blanc assimile le sang et tous les
autres liquides, de sorte que le sang semble se propager
visuellement dans tous les fluides, comme la flaque répandue par les
sorcières venues visiter le roi ou l’eau de la fontaine où vient Lady
Macbeth durant ses nuits de somnambulisme. Exclure la couleur
permet ainsi de faire du sang un motif véritablement obsessionnel,
qui surgit dans n’importe quelle image, pour nous renvoyer, comme
Macbeth, à la souillure initiale du meurtre du roi. C’est que le sang
des victimes ne s’efface jamais tout à fait, comme on le voit dans
Sang pour sang, car les morts hantent toujours ceux qui ont tué – et
qui tueront de nouveau ou seront tués en retour.

Où mène la piste du sang


En somme, pour comprendre le circuit de propagation de la
violence, il n’est que de suivre les traces de sang. C’est ce que font,
naturellement, les policiers Marge et Bell dans Fargo et No country
for old men (2007), respectivement, lorsqu’ils analysent des scènes
de crimes particulièrement sanglantes dans deux séquences
calquées l’une sur l’autre. On est frappé par l’acuité de leurs
déductions, qui les place immédiatement sur la bonne piste, alors
que leur assistant se perd en hypothèses erronées. Or les brillants
raisonnements n’empêchent pas le massacre : Marge n’arrêtera le
dernier malfrat vivant qu’après une succession de meurtres de
protagonistes ou de quidams ; Bell, lui, restera impuissant face à un
nombre de meurtres bien supérieur. La clef était donnée dès le début
de No country for old men : le chasseur Llewelyn Moss a atteint une
antilope qu’il a vue dans son viseur, mais quand il arrive sur place,
impossible de distinguer le sang de l’antilope de celui d’un chien
blessé qui erre à l’horizon, d’un homme mourant au pied d’un arbre –
et bientôt de celui du chasseur lui-même, qui deviendra la bête
traquée pour avoir suivi la trace de l’homme blessé jusqu’à tomber
sur un butin abandonné. Ainsi va la loi coenienne : quand le sang a
coulé, celui qui l’a vu ne peut pas empêcher la violence de se
commettre, il n’en sera au mieux que le témoin impuissant, au pire la
victime.

Représenter le Mal
Une figure allégorique
Le Mal hurlant
Dans la première partie de l’œuvre des frères Coen, le Mal est
volontiers incarné par une figure allégorique, que le critique Frédéric
Astruc affuble d’un surnom plaisant : « Le gros qui hurle, l’écorché vif,
serait la métaphore d’une colère qui gronde et qui enfle un peu plus
chaque jour151 ». La catégorie de « gros qui hurle » est sans nul doute
liée au physique de John Goodman, acteur massif et compagnon
régulier des films des frères Coen. À sa première apparition, dans
Arizona junior, de fait, il hurle : au beau milieu d’une terre détrempée
par une averse aux allures de déluge, une brèche se forme et de là
sort le gigantesque corps de John Goodman, qui en tire bientôt à lui
un plus malingre, celui de son frère, avant de hurler de toutes ses
forces vers le firmament. Il ne s’agit que d’une évasion, comme en
atteste la silhouette de la prison qui se découpe au loin. Figuration
grandeur nature d’un accouchement depuis les profondeurs de la
Terre Mère, la scène se veut cosmogonique : comme des titans de la
mythologie, nos deux évadés semblent des monstres prêts à
déchaîner leur colère sur le monde. Mais c’est dans un autre film,
Barton Fink (1991), que la colère de ce hurlement éclatera tout à fait.
Goodman y prête ses traits au sympathique Charlie Meadows,
derrière lequel se cache un dangereux tueur en série dégageant une
chaleur surnaturelle, qui met littéralement à feu et à sang l’hôtel où vit
le protagoniste. Triomphant au milieu des flammes qu’il semble
commander, il est une incarnation du diable régnant sur les enfers.
S’il tue, c’est par compassion, pour épargner aux humains les
souffrances d’ici-bas. Pour les Coen, la colère du Mal, c’est que le
monde soit injuste – à moins que cela ne soit une ruse du diable.
Le Mal taiseux
Le cinéma des frères Coen offre une figure du Mal bien plus
menaçante que celui qui hurle : celui qui se tait. Dès Arizona junior,
un motard vêtu de noir apparaît du néant et sème la désolation sur
son passage, comme un nouveau cavalier de l’apocalypse. Il est le
Mal absolu, sans psychologie, sans motivation, et donc sans
dialogue, que le brave H.I. vaincra en lui opposant sa ruse – à la
manière d’Ulysse, une fois encore. Plus réaliste, le tueur à gages de
Fargo appelé Grimsrud est une masse inquiétante qui se tait pendant
des heures et agit avec froideur et violence : il tue de sang-froid un
policier que son comparse tente de corrompre et, à la fin du film,
tuera ce même comparse pour empocher double part du butin, là
encore avec une sauvagerie froide, c’est-à-dire à coups de hache et
en enfonçant le cadavre dans une découpeuse à bois. Mais Grimsrud
est encore un personnage vulnérable que son imbécilité met à la
merci de la police : son arrestation clôt l’intrigue du film.
En revanche, dans No country for old men, les frères Coen
imaginent le personnage qui incarne le Mal de façon absolue, un
homme dont on ne sait rien sinon qu’il se nomme Anton Chigurh et
confié à Javier Bardem. Celui-ci parle peu, tue sans aucune pitié, de
façon systématique et avec une arme aussi inventive qu’efficace.
Dans plusieurs scènes, il joue à pile ou face la survie de son
interlocuteur, notamment une des scènes les plus saisissantes, où le
face-à-face avec un pompiste tourne à la torture par la seule force du
regard et d’un dialogue qui outrepasse les convenances sociales
pour se situer à un niveau métaphysique : existe-t-il une raison pour
que chacun sur terre soit encore vivant ? Mais il ne s’agit pas de
sadisme : Chigurh est littéralement la Mort, qui frappe et épargne à
l’aveugle et qui, par la violence de cet arbitraire, révèle l’absurdité de
l’existence.

Une force invisible


Après No country for old men, la vision du Mal change et devient
désincarnée. Le Mal n’est plus une allégorie qu’on rencontre au gré
des aléas de l’existence, mais devient une force invisible. L’épopée
O’Brother, adaptée très librement de L’Odyssée, jouait déjà d’une
adversité multiforme s’opposant sans relâche à Ulysses et ses
compagnons, mais le comique de répétition supposait que les
événements finissent par tourner à l’avantage des héros. Dans True
Grit, lorsque la jeune fille venge enfin la mort de son père, elle tombe
dans une grotte où elle est mordue par un serpent, ce qui causera
l’amputation de son bras. Si l’on avait affaire à une réécriture de la
Genèse, le serpent serait le symbole du Mal tentateur, mais celui-ci
n’est animé d’aucune intention. Il faut plutôt y voir la marque d’une
certaine ironie du sort : il y a quelque chose à perdre à assouvir son
désir de vengeance.
La violence du destin se fait sentir tout autrement dans Macbeth,
qu’il vaudrait mieux nommer d’après le titre original du film The
Tragedy of Macbeth, étant donné que la tragédie subsume
l’ensemble des forces qui interviennent dans l’intrigue. La prophétie
des sorcières emprisonne en effet les actes des personnages dans
un carcan que la violence envahira forcément, comme la belle image
de l’invasion de la salle du trône par les feuilles servant de
camouflage à l’armée ennemie. La tragédie amplifie la violence non
seulement par l’enchaînement des calamités mais aussi par leur
paroxysme. Nul spectateur ne peut oublier le douloureux spectacle
du massacre du clan Macduff, dont l’apogée est atteinte lorsqu’un
sbire jette le jeune fils dans le foyer de l’incendie du château, depuis
l’étage supérieur. La plongée montre l’enfant englouti par le néant
d’une fumée épaisse et grise qui, du fait du noir et blanc et de la
stylisation du décor, tient plus des limbes que du brasier. L’image
symbolise-t-elle la violence concentrationnaire ou esclavagiste (les
Macduff sont incarnés par des acteurs noirs, leurs bourreaux par des
blancs) ? En partie, sans doute, mais il ne faut pas omettre la
dimension universelle de la mise en scène, qui vise à créer, derrière
le complot politique, une allégorie de la violence pure, qui repose sur
l’anéantissement du plus faible par le plus fort.
C’est dans A serious man que les frères Coen appliquent à la vie
quotidienne leur conception tragique de l’existence. Reprenant la
structure du livre de Job, ils bâtissent une intrigue qui dépouille pan
par pan le protagoniste Larry Gopnik des réussites de sa vie : sa
femme le quitte, ses enfants se détournent, sa titularisation lui
échappe, son frère le trahit, sa santé se dégrade. Il cherche des
réponses auprès de plusieurs rabbins, peu prodigues en conseils,
sinon de s’en remettre aux volontés ineffables du Créateur. Les
cinéastes inventent la fable des dents du goy, insérée dans le récit,
selon laquelle un appel au secours écrit en hébreu s’est découvert
sur les dents d’un non-juif. Mais, faute de comprendre ce signe
énigmatique, le rabbin conclut qu’il faut l’ignorer. Le prologue du film
nous présente une autre fable, celle du dibbouk, mort-vivant
maléfique tiré du folklore hébraïque : dans une période ancienne
indéterminée, la femme pense que l’invité que son mari a amené
avec lui est un dibbouk, et le poignarde donc. L’homme saigne, puis
s’enfuit d’un pas vacillant. Était-ce donc un dibbouk, cet homme qui
saigne sans mourir ? Et pourquoi part-il sans demander son reste ?
La forme de court-métrage de ce prologue, par sa concision brusque,
laisse le sens ouvert, ce qui ne va pas sans angoisse. On ne peut
rien conclure d’autre que le pire est inconnaissable, ce qui implique
qu’aucune action humaine ne permet d’avoir de prise sur son propre
destin, donc ne faisons rien, faute de mieux : précepte peu rassurant,
loin du modèles héroïques de la tragédie ou du mythe du cow-boy.
Dans le cinéma des frères Coen, la violence joue donc un rôle
prépondérant, en qu’elle apparaît non seulement comme
omniprésente, mais comme le modèle même des rapports humains
et le sens de l’existence. Reste à se poser la question des effets sur
le spectateur, qui est la question éthique par excellence : peut-on
tolérer de jouir de la violence par le rire ?

III. En rire ?
Les scènes de violence que nous avons rencontrées se situent
tantôt dans des films noirs, tantôt dans des comédies. Cela ne va pas
de soi : dans le répertoire des réactions possibles, rire de la violence
apparaît en effet comme un phénomène singulier, qui mêle plaisir et
gêne chez le spectateur, et qui pourtant est programmé par la mise
en scène des frères Coen

Le modèle du grand-guignol : trop violent pour être vrai


Le traitement de la violence chez les frères Coen, tout comme chez
Quentin Tarantino, n’est pas sans rappeler le grand-guignol (cf.
notion-clef), qui suppose un déferlement soudain et démesuré de la
violence, comme dans le premier sketch de La Ballade de Buster
Scruggs. Le débonnaire Buster Scruggs, pour se défaire d’un homme
qui le tient en joue dans un saloon, conçoit un ingénieux mouvement
de bascule de la table qui sépare les deux hommes, en sorte que le
bandit se tire lui-même une balle dans la gorge. Le comique naît bien
sûr du décalage entre un personnage pacifique et la brusquerie de la
violence, qui va jusqu’au gore, équivalent cinématographique du
sanguinolent théâtre de grand-guignol. Le mécanisme filmique est
simple : en repoussant toute possibilité de réalisme, les frères Coen
permettent au spectateur de rester à distance des personnages, de
ne pas s’identifier à eux, et donc de s’amuser du détournement de
situations de violence stylisées par leur outrance même. En somme,
il s’agit de rire de la violence, parce qu’elle s’exerce par jeu, non pas
d’un personnage vers un autre (ce serait de la cruauté), mais des
cinéastes vers les personnages.

La violence et la loose
L’exagération des effets n’est toutefois pas suffisante pour expliquer
que les scènes violentes des frères Coen suscitent le rire. Il convient
d’ajouter que l’outrance est aussi une caractéristique des
personnages coeniens, qui ont tous une dimension caricaturale
(noms extravagants, costumes bariolés, coiffures baroques, accents
prononcés, etc.), à laquelle les acteurs et actrices se prêtent avec
une joie manifeste. Or ces portraits caricaturaux étouffent toute
possibilité d’empathie vis-à-vis de ces figures peu réalistes. On se
souvient par exemple des deux gangsters de Fargo, piètres
kidnappeurs qui s’annoncent malgré eux à leur cible en regardant par
la baie vitrée. Il s’en faut d’ailleurs de peu que celle-ci, paisible
femme au foyer, ne triomphe de ses assaillants, étant donné leur
maladresse. En réalité, c’est un affrontement de losers : à la
balourdise des criminels répond celle de la victime, qui se neutralise
elle-même en trébuchant dans les escaliers. Les frères Coen
empêchent ainsi le spectateur de s’identifier à l’un ou l’autre de ses
personnages, trop médiocres pour lui ressembler. La violence de la
situation semble la suite logique des inepties commises et comme la
sanction donnée à des personnages si incapables.
Or les frères Coen poussent le portrait de loser jusqu’au sadisme,
avec la complicité tacite du spectateur. Prenons l’exemple du
personnage de Chad Feldheimer, incarné à contre-emploi par Brad
Pitt dans la comédie Burn after reading. Il s’agit d’un employé de salle
de sport bodybuildé et très naïf – pour ne pas dire idiot. Comme
beaucoup de personnages coeniens, Chad est un loser, qui rate
systématiquement ce qu’il entreprend, notamment de faire chanter
des espions de la CIA par des stratagèmes stupides et voués à
l’échec. Cela constitue un ressort comique très efficace : nous rions
de bon cœur à chaque mauvaise décision du personnage, assurés
qu’à sa place nous aurions eu l’intelligence de nous en sortir. Or le
paroxysme de ce ressort comique est la mort violente de Chad, tué
par balles alors qu’il se cache dans un placard. Le jeu de l’acteur
souligne par un dernier regard niais que le personnage est mort
comme il a vécu, sans rien comprendre et en vain. Le meurtre
apparaît ainsi comme l’aboutissement logique des actions absurdes
commises par un personnage risible, comme une sorte d’équivalent à
l’écran de la violence du rire. En tournant en dérision leurs
personnages, les frères Coen invitent le spectateur à ne pas les
considérer dans leur humanité (c’est-à-dire en particulier la fragilité
de leur existence), mais seulement comme une source comique,
attirant à soi les antagonismes. En d’autres termes, les cinéastes
mettent en scène des souffre-douleurs sur qui s’imprime la violence
des autres, à commencer par celle des spectateurs.

Moquer le sacré
La violence coenienne est ainsi volontiers liée à un humour noir qui,
en déréalisant les situations et les personnages, s’attaque au sacré
de la mort, qu’elle soit naturelle ou violente. On note en effet que la
mort des personnages donne lieu à un détournement comique au
moins une fois dans chaque film des cinéastes. L’ironie atteint son
point maximal à la fin de O’Brother, lorsque les personnages se
retrouvent condamnés à être pendus et que le personnage
d’Ulysses, peu porté sur la religion, se résout à implorer Dieu. La
caméra accompagne le mouvement d’agenouillement en passant
d’une plongée à une contre-plongée, figurant ainsi le regard divin qui
observe le personnage. Aussitôt, le sol se strie de rigoles d’eau avant
qu’un gigantesque raz-de-marée vienne sauver Ulysses et ses
compagnons. En guise de déluge, les travaux de construction d’un
barrage inondent la vallée, comme du reste les personnages le
savent depuis le début du film. Pour redoubler le renversement de
situation dû à un événement prévu mais oublié, les frères Coen
ajoutent le détail d’un cercueil flottant à la surface du lac
nouvellement créé, lequel permet aux personnages de dériver sans
mal. C’est à la fois une réécriture comique de la scène finale du
Titanic de James Cameron (1998), alors présent dans toutes les
mémoires, mais surtout un trait d’humour noir changeant la nature du
symbole du cercueil : il représentait par métonymie la mort certaine, il
est renvoyé à sa matérialité de planche de salut. Si l’inondation est
un miracle divin, alors c’est que Dieu est facétieux pour envoyer à sa
créature un tel signe qui tourne en dérision l’angoisse même de
mourir. Ce qui est en jeu, c’est d’écorner le tabou de la mort, d’en
atténuer la violence physique, psychologique et métaphysique en
mettant en lumière ses aspects les plus triviaux. Le rire coenien
n’efface donc pas l’angoisse de la mort, il suspend provisoirement la
violence de mourir en feignant de croire à un jeu dont on peut
toujours sortir gagnant.

Conclusion
Ni exercice de style, ni curiosité malsaine, le cinéma des frères
Coen est à prendre comme une méditation sur la violence intrinsèque
à la culture états-unienne. Traversant les époques et sillonnant le
territoire, les cinéastes mettent en lumière l’omniprésence du Mal
sans lui opposer de figure du Bien, sauf quelques rares policiers
vertueux, mais peu efficaces. En ce sens, il s’agit d’un cinéma
fondamentalement pessimiste, qui acte l’impossibilité de l’héroïsme,
tissant une certaine parenté avec les westerns sombres de Sergio
Leone ou les films de science-fiction de Ridley Scott.
Reste le problème du rire, qui donne à la violence un statut double,
insaisissable, d’autant plus angoissant : lorsque la violence ultime est
traitée par le comique, nous sommes confrontés à l’échec de la
catharsis aristotélicienne. La violence devrait susciter en nous terreur
et pitié, mais la dérision nous met à la place de l’agresseur, ce qui en
retour donne à penser sur le réflexe même du rire, sur sa fonction
déshumanisante. En nous faisant rire, les frères Coen nous amusent
et simultanément interrogent cet amusement : rire d’autrui n’est-il pas
in fine l’acte le plus violent que nous puissions commettre ?

NOTION-CLEF GRAND-GUIGNOL
Le terme Grand-guignol provient du nom d’un théâtre situé dans le
quartier de Pigalle à Paris et dans lequel se jouaient des pièces
horrifiques et spectaculaires. Ouvert à la fin du XIXe siècle et
connaissant un âge d’or jusque dans l’entre-deux-guerres, ce théâtre
est resté célèbre pour la réputation sulfureuse de ses spectacles, due
à des thématiques macabres ou scabreuses (assassinat, prostitution,
revenants, etc.) et surtout à l’emploi d’effets horrifiques très appuyés,
notamment le recours à de grandes quantités de sang. À cet égard, il
représente l’envers effrayant du progrès technique, notamment
médical, et satisfait le voyeurisme morbide du public, qui se délecte
devant la représentation d’autopsies, de perversions et d’agressions
sanglantes. Dans les années 1920, le Grand-guignol devient un terme
générique, donné à une revue puis employé comme nom et via
l’adjectif « grand-guignolesque ». Il désigne alors une forme
d’outrance macabre qui tombe dans le ridicule.
Le grand-guignol est importé au cinéma par les surréalistes,
notamment Luis Buñuel dans Un Chien andalou (1929), puis surtout
par le cinéma de genre états-unien à partir des années 1960, pour
lequel le terme gore est employé. Comme dans le théâtre de Grand-
guignol, ce cinéma horrifique repousse les limites de la barbarie et
terrifie le spectateur par des effets ultra-sanglants. Du fait de la
surenchère des effets, le grand-guignol cinématographique vire
facilement à la bouffonnerie car l’outrance de la mise en scène
aboutit à une prise de distance avec l’image qui se manifeste
volontiers par le rire. C’est en ce sens qu’il est réinvesti par des
cinéastes comme les frères Coen, Sam Raimi, ou Quentin Tarantino,
qui le croise avec des références issues du cartoon ou de la comédie
d’action.

ANALYSE DE SÉQUENCE FIN DE THE BIG LEBOWSKI


L’intrigue alambiquée du film connaît un dénouement miraculeux
lorsque Bunny, qu’on croyait kidnappée, regagne son foyer après une
escapade de quelques jours. En guise d’épilogue, les trois
protagonistes du film se retrouvent au bowling, reprenant le cours
ordinaire de leur vie. La scène s’ouvre avec Donny, le plus effacé des
trois amis, qui manque son strike à une quille près. Ce détail peut se
lire comme le présage ironique de sa mort à venir : la quille reste
seule debout mais lui sera le seul au sol – et son dernier coup sera
un échec.
Dès leur sortie du bowling, les trois larrons sont en effet attaqués
dès leur sortie du bowling par un gang de criminels auto-proclamés
qui se sont contentés jusque-là de singer l’association de malfaiteurs
en réclamant une rançon pour le faux enlèvement de Bunny. Même si
la voiture du Dude brûle en arrière-plan, les antagonistes sont peu à
leur avantage : maigres, filmés en plans larges, immobiles, ils ont l’air
tout au plus d’oiseaux de mauvais augure. Au contraire, le
contrechamp met en majesté par la contre-plongée les corps massifs
du Dude et de Walter.
Or la violence se déchaîne, d’abord verbalement, puis
physiquement, selon la logique du grand-guignol. La mise en scène
insiste notamment sur l’oreille arrachée d’un des malfrats, qui se voit
jetée en l’air sous le regard ahuri de son propriétaire. Il y a de quoi
rire, une fois de plus, du déferlement de la violence, qui transpose
dans le sang le gag de l’arroseur arrosé : l’agresseur devient
l’agressé et celui qui a coupé l’orteil de sa petite amie pour faire
croire à l’enlèvement se retrouve à son tour amputé d’une partie de
son corps. L’humour noir des frères Coen se déploie dans toute son
ambivalence, car le rire jubilatoire du spectateur s’accompagne d’un
sentiment de dégoût et d’horreur face à la barbarie du personnage de
Walter, vétéran demi-fou de la guerre du Vietnam, qui a laissé parler
la sauvagerie en arrachant l’oreille de son adversaire avec les dents.
C’est l’ogre de l’impérialisme états-unien qui se donne à voir dans
cette scène, d’autant que les guerres anciennes se reflètent dans la
guerre du Golfe de 1991 qui sert de toile de fond au film.
Mais le film pousse l’humour noir encore plus loin. Terrifié, Donny
succombe sur-le-champ d’une crise cardiaque, comme le souligne
une coupe de montage conduisant directement ses deux amis dans
le bureau des pompes funèbres. Ultime affront, ceux-ci recueillent les
cendres du défunt dans un pot de café vide – faute de pouvoir payer
une urne en bonne et due forme. Walter prononce un discours décalé
où le pusillanime Donny est comparé aux héros du Vietnam, ce qui
superpose une fois de plus les strates de violence. La sale guerre du
Vietnam se surimpose à n’importe quelle autre mort, même la moins
héroïque. Summum de comique grinçant, Walter a omis de tenir
compte du sens du vent et jette devant lui les cendres de Donny qui
reviennent maculer nos héros plutôt que de se répandre en mer.
L’enchaînement humoristique achève de désacraliser la mort de
Donny, coupable d’avoir pris la violence au sérieux, de n’avoir pas su
rire devant la barbarie. Même sa dépouille est un objet de dérision,
en permettant un dernier gag, comme si la mort était la plus grande
des plaisanteries.
Le vrai épilogue peut alors avoir lieu. Au bowling, comme de juste,
on retrouve le Dude fidèle à lui-même : il disparaît dans l’ombre de
l’arrière-plan, la bière à la main, après avoir échangé quelques mots
au bar. « The Dude abides » (« Le Dude ne change pas ») est la vraie
moralité d’un film dont le narrateur renonce à tirer autre chose que le
plaisir du divertissement et l’assurance que la comédie humaine
continue. Parodie d’épilogue que cet éloge de la permanence du
monde, qui recouvre la violence sous-jacente et nie la vanité des
appétits, qui sont pourtant ce que le spectateur peut garder en
mémoire. C’est que le propos coenien est toujours ambivalent et frise
même la désinvolture : à quoi bon tirer une leçon du récit, puisque les
récits sont mensongers et ne révèlent que notre impossibilité à
comprendre le monde ?

MODE D’EMPLOI
Le cinéma des frères Coen peut illustrer des réflexions très variées
autour de la violence. Les films étant souvent nourris de références, il
est recommandé de proposer des comparaisons avec les œuvres
cinématographiques ou littéraires auxquelles les cinéastes font
allusion. Dans tous les cas, l’analyse devra se concentrer sur des
éléments précis de scénario et de mise en scène et se garder de
toute paraphrase, qui est un piège redoutable compte tenu de
l’esthétique foisonnante du corpus.
Violence et conquête : le western coenien peut être mobilisé dans
un ensemble plus large, en le comparant avec les films de Ford ou de
Hawks, en y ajoutant éventuellement ceux de Leone ou d’Eastwood,
afin de réfléchir à l’instauration de la loi au sens juridique contre la loi
du plus fort.
Violence et société : sans faire des frères Coen des anticapitalistes
radicaux, on pourra faire remarquer que les rapports sociaux sont
gouvernés par des inégalités économiques qui autorisent le fort à
humilier le faible et le faible à recourir à la violence pour s’élever.
Violence et pouvoir politique : outre le cas du western, le cinéma
des frères Coen offre un répertoire d’exemples où la violence
intrinsèque au pouvoir politique est subie par les victimes qu’elle
entend gouverner. Ce point peut être mis en relation avec l’œuvre
d’écrivains chers aux deux cinéastes (Camus, Shakespeare, Kafka).
Origine de la violence : loin de toute explication psychologique ou
psychanalytique, le cinéma des frères Coen se situe à un niveau plus
abstrait, où tous les sangs se mêlent et où la propagation du Mal est
la seule certitude sur laquelle se fonder, même si la vision qu’en ont
les cinéastes évolue.
Effets de la violence : les comédies sont un morceau de choix pour
aborder le paradoxe du rire, qui manifeste simultanément le plaisir et
la gêne.

147. Francis Bordat, « Le code Hays. L’autocensure du cinéma américain », in Vingtième


Siècle, revue d’histoire, n°15, juillet-septembre 1987.
148. Jean-Baptiste Thoret, Le cinéma américain des années 70, Paris, Cahiers du cinéma,
2006.
149. Laurent Jullier, L’Ecran post-moderne, Paris, L’Harmattan, 1997.
150. Claire Debru et Marc Cerisuelo, Oh Brothers ! : Sur la piste des frères Coen, Capricci,
2022, [1ère éd. 2013].
151. Frédéric Astruc, Le cinéma des frères Coen, Paris, Ed. du Cerf, 2001.

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