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Easy Living (M.

Leisen, 1937) ou l’anti-Capra : l’idéal démocratique à l’épreuve 2

dans les fondements économiques et politiques des États-Unis – dans son


autobiographie, il ne cesse de rappeler ses origines italiennes et sa dette envers son
pays d’adoption.
3 Mais ses prises de position, bien mises en avant via le genre comique, et son mélange
continu de tons (surtout à partir de la fin des années 1930, dans des films comme Mr.
Smith Goes to Washington ou Meet John Doe) l’éloignent de manière prévisible et
irrémédiable d’une dimension ironique-parodique mise en valeur par la comédie
hollywoodienne des années 1930, et par la screwball comedy en particulier, dont le ton et
l’humour peuvent être illustrés de manière exemplaire par les comédies de Howard
Hawks (comme Bringing Up Baby en 1938 ou Ball of Fire en 1941). Chaque cinéaste
s’essayant au genre durant la même période se situe ouvertement par rapport à cette « 
trahison », avec en particulier des cinéastes comme Howard Hawks ou des scénaristes
comme Billy Wilder et Preston Sturges (passant plus tard à la réalisation).
4 Pour cette raison, il s’agit de montrer la place paradoxale qu’occupe l’œuvre comique
de Capra durant les années 1930 : incontournable de par son succès et sa postérité, mais
aussi marginale, car les comédies hollywoodiennes ont été le plus souvent, et dans le
cadre de la screwball comedy, une réponse parodique aux efforts de Capra. Deux
comédies, Nothing Sacred (William Wellman, 1937) et Easy Living (Mitchell Leisen,
scénario de Preston Sturges, 1938), prennent un malin plaisir à tourner en dérision
l’idéal politique, ainsi que les alternatives humanistes au capitalisme économique,
préconisées dans Mr. Deeds Goes to Town, fleuron de l’univers « capraesque » et auxquels
les deux films cités sont des réponses directes.

Les films de Capra, illustrations comiques de l’idéal


jeffersonien ?
5 S’il fallait souligner l’éloignement de Capra des principales tendances narratives et des
préoccupations thématiques de la comédie hollywoodienne des années 1930, ce serait à
partir de quatre données :
6 – La primauté de l’homme dans les intrigues comiques de Capra, au moment où la
femme devient le centre de gravité du genre comique des années 1930-1940.
7 – La comédie comme un genre où apparaît une apologie de la démocratie à
l’américaine, alors que les comédies screwball ne manquent pas, de manière subtile, de
nuancer l’infaillibilité de celle-ci (Cavell 1993).
8 – La défense d’un modèle démocratique « jeffersonien », en opposition au modèle « 
hamiltonien » préconisé par la screwball comedy (Gehring 1978).
9 – La défense d’une alternative humaniste au capitalisme défaillant, au moment où
certains cinéastes comiques, dont Preston Sturges, s’amusent plutôt à « décortiquer »,
avec un élan satirique certain, les mécanismes du système économique américain.
10 Premièrement, Capra revient à une représentation plus classique des rapports de force
entre hommes et femmes après avoir participé à une redéfinition de la figure féminine
au cinéma dans ses premiers mélodrames parlants comme Ladies of Leisure de 1930.
Alors que l’on pouvait s’attendre à ce qu’il participe pleinement à une « re-création » 2
de la femme dans le genre comique, il se garde prudemment de le faire par la suite,

Miranda, 25 | 2022
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comme on peut le voir avec les personnages joués par Jean Arthur (Mr. Deeds Goes to
Town, Mr. Smith Goes to Washington) ou Barbara Stanwyck (Meet John Doe).
11 Si, chez Capra, le héros masculin demeure un protagoniste indétrônable, cela n’était
pas la norme dans les conventions comiques de la décennie. Il est vrai que ces
conventions subissent dans les années 1930 de profonds changements qui laissent
penser que la comédie hollywoodienne suit l’alignement de l’industrie sur les instances
morales les plus conservatrices du pays, du Code de Production à la National Legion of
Decency, spécialement créée pour réguler l’impact socioculturel du cinématographe.
Mais certaines récurrences narratives dans la screwball comedy permettent de relativiser
ces conclusions : la plus évidente est que la femme se présente désormais non comme
une réceptrice des modèles éthiques et sociaux privilégiés par un système patriarcal,
mais comme médiatrice entre des hommes en perte de repères moraux et la
communauté (Gehring 1986).
12 Affecté par la crise économique et par la débâcle d’un monde jusque-là dirigé par lui, le
mâle révise profondément ses certitudes. Avant la montée en puissance des Errol Flynn,
John Wayne, James Stewart3 ou Henry Fonda, qui rétablissent dans les années 1940 le
mythe du héros triomphant à travers le western ou le film de guerre, il existe entre-
temps un vide que rempliront les héroïnes. Comme le note Elizabeth Kendall,
Durant les premières années de la Dépression, il s’est avéré presque impossible,
dans les films, d’articuler une image idéale de l’homme américain. Alors, par un
processus d’élimination, la fonction de protagoniste fut dévolue aux actrices
(Kendall 2002)4.
13 Dans les récits qui les mettent en scène, ces protagonistes féminins contrôlent
désormais les aspects privés et publics de leur vie en société, redéfinissent l’équilibre
sexuel et évaluent la place du désir dans les relations, faisant de l’égalité sexuelle une
condition primordiale d’un discours démocratique dans le cinéma hollywoodien et une
fonction du processus comique. Ces héroïnes sont le plus souvent jouées par Norma
Shearer (The Divorcee, Leonard, 1930 ; Private Lives, Franklyn, 1931), Barbara Stanwyck
(The Mad Miss Manton, Jason, 1937), Irene Dunne (The Awful Truth, McCarey, 1937) et
Katharine Hepburn (Bringing Up Baby, Hawks, 1938).
14 Pour ce qui est du deuxième point, la question de la représentation des mécanismes
démocratiques américains dans la comédie hollywoodienne est également un sujet à
partir duquel plusieurs confusions et raccourcis subsistent. Les comédies de Capra ont
en effet contribué à forger cette idée, qui perdure, que le genre a participé à une
réaffirmation de la démocratie américaine (Girgus 1998 ; Phelps 1979). En supposant
qu’un discours politique est possible dans le genre comique, c’est la légitimité de la
vision démocratique des États-Unis qui est mise à l’épreuve. Cette légitimité est
incontestable pour nombre de critiques anglo-saxons et francophones. En analysant le
dialogue dans le cinéma américain qu’il désigne comme un cinéma de « confrontation
verbale », Michel Chion précise que « le goût du verbe, dans le cinéma américain, est en
effet fondamentalement oratoire, et renvoie à la croyance en un système démocratique
où chacun peut avoir son mot à dire » (Chion 2003, 84). Récemment, Grégoire Halbout
affirme avec quelque raison que « l’utopie screwball établit la relation amoureuse
comme démocratique. En introduisant le développement libre, autonome des individus,
elle dessine la possible configuration de la société à venir » (Halbout 2013, 604).
15 Cette idée n’est bien sûr pas fausse, mais elle doit être nuancée, et ce à deux niveaux : la
comédie américaine épingle certaines failles dans le fonctionnement de la démocratie,

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puisque le genre fonctionne moins sur la consolidation de systèmes sociaux ou


politiques que sur une tentative parodique d’en révéler les imperfections et d’en
moquer les prétentions ; mais aussi, la démocratie à l’américaine ne présente pas
nécessairement un visage et une idéologie uniformes.
16 La vision démocratique de la société dans la comédie américaine demeure en effet
problématique. William Paul suggère que le rapport d’exclusion entre personnages
demeure très fort, relativisant la défense dans le genre d’un rapport social égalitaire
(Paul, 183, 184). Par ailleurs, la tentation d’imitation de certains personnages de
comédie, à partir du moment où la comédie et le mélodrame américains se sont mis à
s’intéresser aux classes moyennes et populaires, révèle d’autres formes de déséquilibre
social. Le mimétisme de ces personnages est surtout une conséquence de l’illusion
d’égalité sociale. L’imitation des plus riches se fait car l’ascension sociale est possible :
ils sont imités non dans le but d’être imités, mais d’être égalés, voire supplantés. Le
désir du sujet-protagoniste est un désir « d’être un Autre » (pour paraphraser René
Girard), de manière à réduire tout ce qui le distingue du modèle. Mais par ce désir
d’imitation, le sujet prend aussi conscience de tout ce qui l’éloigne du modèle. Dans Taxi
(Roy Del Ruth, 1932), deux serveuses, Sue Riley (Loretta Young) et Ruby (Leila Bennett),
assistent avec des chauffeurs de taxi (dont James Cagney) à la projection
cinématographique d’une comédie sophistiquée, et prennent conscience de l’écart
entre l’élégance des modèles sur écran et la roublardise vulgaire de leurs compagnons.
Quand Hollywood commence à promouvoir le bonheur associé à toute forme
d’ascension sociale, le public cinématographique est surtout issu de la classe moyenne
inférieure et de la classe populaire. Une étude de 1931 conclut que les familles de
salariés dépensent deux fois plus au cinéma que les familles de professions libérales aux
revenus deux fois plus élevés (Bidaud 1994). Le cinéma permet de rêver d’une vie
d’abondance et de luxe ; or, « les modèles de consommation diffusés par le cinéma
hollywoodien font rêver les spectateurs modestes au-dessus de leurs moyens, les
faisant s’identifier à une catégorie sociale à laquelle ils n’auront jamais accès » (Bidaud,
1994, 155).
17 Le mélodrame et la comédie parlants ne cessent à leurs débuts de souligner cet écart,
ainsi que la difficulté d’héroïnes ambitieuses à effacer les différences qui les
marginalisent dans le milieu où elles aspirent à évoluer (Possessed, Brown, 1931 ; Red-
Headed Woman, Conway, 1932). Si les comédies dès 1934 cherchent à se situer dans un
contexte social déterminé et à suggérer la possibilité d’un effacement des différences
de classes, elles n’occultent pas entièrement l’imitation qui est l’envers de ce processus
d’effacement.
18 Ce questionnement critique s’estompe dès les années 1940, puisque, durant la guerre,
l’effacement des différences devient la meilleure arme de la propagande
cinématographique, un peuple ne devant désormais plus faire qu’un face à l’adversité
(Tom, Dick and Harry, Kanin, 1941 ; The More the Merrier, Stevens, 1943 ; Princess O’Rourke,
Krasna, 1943). C’est paradoxalement au moment où le cinéma s’investit dans la
propagande d’État que les fondements démocratiques des États-Unis deviennent partie
intégrante du discours comique hollywoodien. Mais c’est aussi le moment où la
comédie, mettant en lumière le pouvoir mimétique du médium, énonce la difficulté de
confondre désirants et désirés, aspirants au bonheur et fortunés. C’est par l’expression
d’un désir d’appropriation que les difficultés de l’aplanissement social refont surface.

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19 Troisièmement, deux modèles américains de démocratie s’opposent dans la comédie


hollywoodienne. Le premier modèle, défendu par Capra, est le modèle « jeffersonien »,
qui repose principalement sur une méfiance envers un pouvoir fédéral et centralisé,
une dichotomie entre la vie urbaine et la vie rurale associant la cité au mal en contraste
avec la communion sociale accomplie dans les villes de province. Le républicanisme « 
jeffersonien » s’oppose au modèle « hamiltonien », du nom d’Alexandre Hamilton, un
autre père fondateur des États-Unis, dont les défenseurs du premier modèle critiquent
le recours à une bureaucratie complexe et étouffante : le fédéralisme hamiltonien
repose sur un pouvoir central fort qui posséderait plus de prérogatives que les états
individuels, seule garantie pour la consolidation et la permanence de l’Union (Murrin
2000). Le développement de l’industrie, du système bancaire et l’expansion urbaine
sont les priorités de l’État dans ce modèle politique. En revanche, Jefferson voyait cela
comme une menace à l’intégrité américaine : témoin de la pauvreté et de l’insalubrité
des villes européennes durant son séjour en Europe en tant qu’ambassadeur, il
craignait que le modèle « hamiltonien » n’entraîne les États-Unis dans de tels excès, et
voyait dans le fermier rural la seule manière de pérenniser une idée de la démocratie,
en préservant l’individu américain d’une possible aliénation (Ferling 2013, 132-133).
Dans un article où il compare Capra et McCarey à partir de cette question, Wes Gehring
oppose dans ce sens la figure comique du Yankee, représentée par Will Rogers, Gary
Cooper dans Mr. Deeds Goes to Town ou James Stewart dans Mr. Smith Goes to Washington, à
celle de l’antihéros, figure urbaine incarnée surtout par Cary Grant : The Awful Truth,
McCarey, 1937 ; My Favorite Wife, Karin, 1941(Gehring 1978, 78-80).
20 Dans une scène de Nothing Sacred (sorti en novembre 1937), toute l’idéologie « 
jeffersonienne » de Capra est tournée en ridicule. L’arrivée du journaliste new-yorkais
Wally Cook (Fredric March) dans une ville de province reproduit de manière inversée la
scène de Mr. Deeds Goes to Town (sorti en avril 1936), où les avocats arrivent dans une
ville similaire, celle de Longfellow Deeds (Gary Cooper), pour lui annoncer son nouvel
héritage5. Alors que l’arrivée des avocats, personnages peu recommandables, fait mieux
ressortir la bonne humeur, la solidarité et l’équilibre social de la ville de province et de
la communauté constituée autour de Deeds (équilibre qui ne sera que plus flagrant
quand Deeds sera confronté à l’hypocrisie, les manipulations et l’arrivisme des gens de
la ville), la visite de Wally Cook dans la ville de province dans Nothing Sacred apparaît
comme une promenade en enfer. Un enfant lui mord le mollet sans aucune raison
apparente, dès sa descente du train ; personne ne lui donne d’informations sans
contrepartie ; les vendeurs du coin se montrent sceptiques, agressifs ou d’une
hospitalité douteuse. Le monde urbain du film n’est pas plus glorieux : Wellman, qui
commence par moquer les dichotomies manichéennes dans lesquelles Capra va de plus
en plus s’enfermer, s’amuse à souligner, en réaction et de manière encore plus
agressive, la dimension satirique nécessaire de la comédie où personne n’est
généralement épargné.

Preston Sturges ou l’anti-Capra : Easy Living


21 Or, c’est Easy Living (sorti en juillet 1937), réalisé par Mitchell Leisen et écrit par Preston
Sturges, qui parodie l’idéalisme de Capra de manière plus subtile et en se concentrant
sur une question brûlante d’actualité : le système capitaliste au cœur de la démocratie
américaine. La question du mimétisme des désirs met à l’épreuve le discours

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