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Annales du Patrimoine
Revue académique de l'université de Mostaganem
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Revue Annales du patrimoine - N° 17 / 2017
Sommaire
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Revue Annales du patrimoine - N° 17 / 2017
Dr Saliou Ndiaye
Universit é Cheikh Ant a Diop Dakar, Sénégal
Résume :
La réf orme myst ique ent reprise par le souf i Cheikh Ahmadou Bamba
avait pour double int ent ion de proposer, dans un premier t emps, une approche
de revivif icat ion du Tasawwuf , en le mont rant sous son aspect aut hent ique et
vivant dans ce cont ext e hist orique assez t rouble de l’ Af rique de l’ ouest du XIXe
siècle. Puis, dans un second t emps, il opposait un syst ème de résist ance
pacif ique au proj et d’ accult urat ion coloniale. L’ une des clés f ondament ales de
cet t e ent reprise f ut une redéf init ion du champ spirit uel qu’ il se proposait
d’ ét endre considérablement . Nous nous proposons d’ apport er ici une
cont ribut ion qui, t out en s’ appuyant sur des indices hist oriques et
sociologiques déj à considérables, t raverse l’ hist oire du souf isme en ce qui
concerne l’ occupat ion de l’ espace, dans un premier t emps, puis revisit e la
doct rine souf ie du Cheikh Ahmadou Bamba qui a la part icularit é de réconcilier
le spirit uel au t emporel.
Mots-clés :
Ahmadou Bamba, souf isme, myst icisme, spirit uel, Sénégal.
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Le phénomène de l’ envahissement de l’ espace universit aire
et int ellect uel comme un nouveau lieu d’ expression de la
conf rérie mouride(1) a ét é not é par des analyst es, philosophes,
économist es ou sociologues, depuis le début des années 1990.
Ainsi des ét udes scient if iques ont ét é menées dans ce sens af in
de lui donner des explicat ions raisonnables. Art icles et ouvrages
convergent t ous vers les mêmes f act eurs : "mut at ions
économiques et polit iques, crises pét rolières, années de
sécheresse".
Par ailleurs, en respect ant l’ exigence scient if ique de la
réduct ion du champ de recherche concomit ant e à la prof ondeur
et à l’ ef f icacit é du t ravail, l’ analyst e risque parf ois de perdre
Tout ef ois, en part ie, cet t e suggest ion est discut able, pour
deux raisons. Cet esseulement des occupant s de la hut t e est à
relat iviser, puisqu’ ils part icipaient à t out es les act ivit és
auxquelles les conviait le Prophèt e (psl), dans le cadre
sociopolit ique. Not amment , sur le plan milit aire, ils const it uaient
les premiers rangs des combat t ant s devant l’ ennemi. D’ ailleurs, à
leur époque la dissociat ion, en Islam, ent re le spirit uel et le
t emporel n’ ét ait pas à l’ ordre du j our. En plus, puisque ce
renoncement n’ ét ait pas apparemment opéré de manière
volont aire, peut -on j ust if ier par ce f ait l’ at t it ude de l’ ascèt e qui
s’ éloigne et s’ isole volont airement , comme cela va êt re le cas
avec les générat ions ult érieures ?
Sans êt re cat égorique, il f aut quand même reconnaît re
qu’ ils ont ét é des ascèt es de f ait et ont ét é loué par le Coran
pour cet t e at t it ude de dét achement : "Rest e en la compagnie de
ceux qui, mat in et soir, évoquent leur Seigneur, en désirant Sa
f ace. Que t es yeux ne se dét achent pas d’ eux en convoit ant le
clinquant de la vie de ce monde"(11) . Cela peut êt re suf f isant pour
encourager les suivant s qui ont connu une période plus
t umult ueuse de vouloir recréer leur espace spirit uel, dans ses
dimensions géographique et ment ale.
A propos des t umult es, les hist oriens reviennent largement
sur les crises de successions de l’ Islam et considèrent que cet t e
passion polit ique et ce déchirement de l’ aut orit é musulmane (12)
inconnues des premières heures de la religion ont ét é pour
beaucoup dans le renoncement d’ une part ie de l’ élit e à cet t e
dimension de l’ espace t emporel. A t ravers cela, ils décèlent
d’ ailleurs la naissance d’ un ascét isme (13) , cet t e f ois-ci volont aire,
qui cherche à développer, à part , la dimension spirit uelle de
l’ Islam. C’ est à part ir d’ ici que l’ on peut sout enir que le souf i
ent re dans une relat ion conf lict uelle avec son environnement
t emporel. Ce qui peut s’ expliquer d’ ailleurs par la rupt ure de
cet t e harmonie spirit uel-t emporel de l’ Islam du t emps du
Prophèt e (psl). En ef f et , depuis l’ assassinat du t roisième Calif e
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Spiritualisation de l’espace temporel
de l'Islam (14) , les musulmans ont cessé de se ret rouver aut our
d’ une seule aut orit é spirit uelle (15) .
Dès lors, la plupart des souf is précurseurs s’ isolaient de plus
en plus dans un espace essent iellement spirit uel. C’ est ainsi que
la plupart des f ondat eurs d’ écoles j uridiques(16) ou grands
t héologiens gardaient une dist ance et s’ éloignaient des t enant s
du pouvoir de leur époque, pour plusieurs raisons dont
part iculièrement la prémunit ion d’ une inf luence passionnelle ou
part isane. Cont rairement à leurs f rères j urist es, ils ref usaient par
exemple d’ occuper des post es de Cadi auxquels ils ont ét é parf ois
conviés. Le cas d’ At h-Thawrî(17) est part iculièrement éloquent à
ce suj et . Il renonça à son commerce pour s’ éloigner et f uir cet t e
proposit ion. Il n’ hésit ait pas à se dét acher de ses biens pour
préserver la puret é de sa spirit ualit é.
Lorsque l’ enseignement qu’ ils préf éraient souvent aux
aut res act ivit és devenait une source de promot ion sociale,
cert ains d’ ent re eux n’ hésit èrent pas à l’ abandonner pour revoir
leur int érieur par une int rospect ion. Le cas d’ Al-Muhâsibî (18) a
même f ait des émules, not amment en la personne d’ Al-
Ghazali (19) . Cela est t out ef ois légèrement dif f érent de l’ at t it ude
de Cheikh Ahmadou Bamba(20) qui, en 1883, avait opéré cet t e
rupt ure non pas pour abandonner l’ enseignement , mais pour
amorcer, ent re aut res, à not re avis, une reconquêt e de l’ espace
t emporel par le spirit uel (21) .
Force est de const at er que le souf isme, durant cet t e phase
d’ évolut ion solit aire avait considérablement rét réci son champ de
développement et l’ avait spirit ualisé par ses occupat ions
dévot ionnelles int enses. Ainsi, la dichot omie ent re le spirit uel et
le t emporel f ut renf orcé par l’ opposit ion de ce monde à l’ au-
delà, dans la pensée souf ie. Dès lors, le t emporel devait êt re
af f ront é et subj ugué pour développer la dimension int érieure.
Au-delà de celle-ci, le champ d’ évolut ion ext érieure se résume
aux lieux de dévot ions de médit at ion ou d’ enseignement .
D’ aut res part s, le conf lit ent re j urist es et souf is(22) , aut our de la
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suscit er une conscience nat ionale libérat rice dont l’ une des
f igures les plus connues est Cheikh Ant a Diop (45) . De même, on
peut aisément comprendre sous cet angle "cet t e
"ret errit orialisat ion", c'est -à-dire cet t e ext ension du lieu
d’ expression de la conf rérie mouride"(46) dans les espaces
universit aires, au-delà des mut at ions économiques et polit iques
données comme raisons par des chercheurs.
En conclusion, l’ appropriat ion de l’ espace et du t emps par
le mouride f ont que t out lieu de dévot ion, d’ habit at ion ou de
t ravail se t ransf orme dans sa représent at ion en Daara si bien qu’ il
ne cesse d’ évoluer dans ce halo mouvant de "Touba" qui
l’ accompagne part out , à t ravers la dévot ion et le dhikr, dans le
quart ier, dans son village, dans sa cant ine de commerçant ou
dans la rue du marchand ambulant , dans son bureau, bref dans
t out lieu de t ravail. Les écrit eaux en milieu urbain en t émoignent
largement .
C’ est cet t e appropriat ion de l’ espace qui f ait qu’ en t out
lieu le disciple mouride se sent en service (Khidma). Dès lors, les
limit es du spirit uel, ne cessent de bouger, au gré de la
ret errit orialisat ion des espaces et f inissent par englout ir des
part ies import ant es du t emporel. Aussi, le disciple se croit -il
invest i d’ une mission : celle d’ aller t ravailler même au-delà des
f ront ières les plus reculées. Pour comprendre la t énacit é dans la
conscience mouride de l’ indissociabilit é du t ravail et de la vie
t errest re ainsi que sa sacralisat ion, il f aut se report er à sa simple
représent at ion de la mort qu’ il désigne, en Wolof , par
l’ expression signif icat ive de "wàcub ligèèy" (f in de mission).
Notes :
1 - Cet t e expression est emprunt ée à un art icle publié dans les Annales de la
Facult é des Let t res : S. Gomis et al : Foi et raison dans l’ espace universit aire :
le cas de l’ universit é Cheikh Ant a Diop de Dakar, in Annales de la Facult é des
Let t res et Sciences humaines, N° 41/ B, Universit é Cheikh Ant a Diop,
Dakar 2011, p. 87-104.
2 - Ce mot wolof est emprunt é à l’ arabe. Il signif ie dans ce présent cont ext e :
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Spiritualisation de l’espace temporel
eut des démêlés avec l’ aut orit é coloniale f rançaise de l’ époque. Ainsi, il
connut des exils et des privat ions. Il décéda en 1927, en résidence surveillée à
Diourbel (Sénégal). Muhammad Al-Bashîr Mbacké : Minan Al-Bâqil-Qadîm f î
sîrat Shayh Al-Hadîm, Al-Mat ̣b aâ al-Malikiyya, Casablanca, (s. d. ), pp. 31-104.
21 - Ibid. , p. 57.
22 - S. Ndiaye : Le Tasawwuf et ses f ormes d’ organisat ion, op. cit . , p. 213-224.
23 - Ibid. , p. 227.
24 - A. Huj wîrî : op. cit . , p. 37.
25 - C’ est la région Cent re-Est de la Perse, l’ act uel Iran.
26 - A. A. Kébé : L’ évolut ion de la f igure du marabout du Riba saharien aux
Zawiya du Sénégal, in Annales de la Facult é des Let t res et Sciences humaines,
N° 42/ B, Universit é Cheikh Ant a Diop, Dakar 2012, p. 10.
27 - A. A. Kébé : op. cit . , p. 12.
28 - Ibid. , p. 1.
29 - Maguèye Ndiaye : Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké un souf i f ondat eur de
t arîqa et un érudit poèt e, Thèse de doct orat d’ Et at , Let t res, Universit é Cheikh
Ant a Diop, Dakar 2013, p. 199.
30 - Ent re le XVIIe et le XIXe siècle le Sénégal connut des inst it ut ions de ce t ype
comme celle de Pir ou de Chérif Lô.
31 - Voir supra.
32 - Ce mot est dérivé du verbe "khadama" qui signif ie "servir".
33 - Cet t e not ion cent rale du Cheikh est également liée au service qu’ il rend
au Prophèt e et qui lui vaut son surnom de Khadimou Rassoul, ou Servit eur du
Prophèt e.
34 - Ce sit e f ut f ondé en 1886. Il se t rouve à l’ Est de Touba (Sénégal). Cf .
Muhammad Al-Bashîr : op. cit . , p. 57.
35 - Voir supra.
36 - Muhammad Al-Bashîr : op. cit . , p. 57-59.
37 - Ibid.
38 - Tel f ut désignée l’ arist ocrat ie guerrière qui dirigeait les royaumes locaux
à l’ époque.
39 - Par exemple Cheikh Ahmad b. Ismuh (érudit maurit anien), Cheikh Ant a
Mbacké, Serigne Mbaye Sarr, Cheikh Samba Diarra Mbaye, Cheikh Ibra Fall,
Cheikh Modou Guèye Labba, Cheikh Ahmad Dème et Cheikh Ablaye Sène sont
d’ origine sociale ou et hnique dif f érent e. Ils sont devenus, à t erme, des
Hommes accomplis (Rij âl), prêt s à assurer la relève de la f ormat ion.
40 - Concernant les inst it ut ions du mouridisme. Cf . Ndiaye Maguèye, op. cit . ,
p. 184-199.
41 - Ce cheikh est d’ origine princière. Mais il se révèle comme le plus humble
des disciples et f ormat eurs de Cheikh Ahmadou Bamba.
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42 - Ils f ont part ie des premiers disciples du Cheikh et sont t rès réput és pour
leur érudit ion.
43 - On peut rappeler sans êt re exhaust if , concernant les premiers f oyers
f ondés sous l’ ordre de Cheikh Ahmadou Bamba, que Cheikh Ant a Mbacké, son
f rère, a ét é f ixé à Darou Salam (Dâr as-salâm) t andis que son aut re f rère,
Cheikh Ibrahima Mbacké (Mame Thierno), s’ est inst allé à Daroul Mouht y.
Cheikh Ibra Fall se f ixa, ent re aut res à Saint -Louis, à Thiès puis à Diourbel.
Cheikh Abdourahmane Lô s’ inst alla à Ndame (Touba), Serigne Massamba Diop à
Darou Same, et Serigne Modou Moust apha Mbacké à Thiéyène. Les aut res f ils
du Cheikh ét aient également liés à des f oyers : Serigne Fallou ét ait à Ndindy,
Serigne Mouhamadou Lamine Bara à Mbacké Kaj oor et Serigne Bassirou au
Saloum.
44 - Les plus grands poèt es de la langue wolof de cet t e période ont ét é des
disciples du Cheikh. Ils ont composé leur lit t érat ure à part ir de l’ alphabet et
des normes arabes. Nous avons eu à ét udier le cas de Cheikh Moussa Kâ, l’ une
de ces f igures remarquables. Cf . S. Ndiaye : Le poème Taxmiis, une clé de
l’ Universalisme de Moussa Kâ, in Et hiopiques N° 92, Fondat ion Léopold Sédar
Senghor, Dakar 2014, p. 23-40.
45 - Cet homme considéré comme un savant , a beaucoup écrit sur la
valorisat ion de l’ homme noir en t ant qu’ hist orien, linguist e et scient if ique. Sa
t hèse de "l’ ant ériorit é de la civilisat ion nègre" est t rès réput ée. Aut rement dit ,
avant l’ indépendance, il crit iquait sans complexe l’ hégémonie européenne sur
l’ Af rique. Il f aut souligner que cet homme a eu à passer par les "Daara" du
Cheikh avant de f réquent er l’ école. Il est mort en 1987. La première et plus
grande universit é du Sénégal port e son nom.
46 - S. Gomis et al : op. cit . , p. 93.
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