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Collège de France 

Aux origines de l’histoire globale


Leçon inaugurale prononcée le jeudi 28 novembre 2013

Sanjay Subrahmanyam

DOI : 10.4000/books.cdf.3599
Éditeur : Collège de France
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2014
Date de mise en ligne : 4 juin 2014
Collection : Leçons inaugurales
EAN électronique : 9782722603332

https://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 23 avril 2014
EAN (Édition imprimée) : 9782213681504

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Référence électronique
SUBRAHMANYAM, Sanjay. Aux origines de l’histoire globale : Leçon inaugurale prononcée le
jeudi 28 novembre 2013. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, 2014 (généré le 31 août
2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cdf/3599>. ISBN : 9782722603332. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.cdf.3599.

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1

RÉSUMÉS
Qui pense le monde ? Les hommes du passé ou les historiens du présent ? L’histoire universelle
telle qu’elle était pratiquée depuis l’Antiquité s’est transformée à partir du XVI e siècle dans des
contextes variés, de l’Asie orientale à l’Amérique espagnole. Grâce à sa connaissance des archives
dispersées à travers le monde, sa maîtrise des langues et des traditions historiographiques d’Asie,
d’Europe et des Amériques, Sanjay Subrahmanyam remet en perspective l’histoire des réseaux et
des échanges de biens, de mythes et d’idéologies en sortant des cadres géopolitiques
traditionnels soumis au modèle de l’État-nation. Il présente l’histoire globale comme un champ
défini et redéfini par des « histoires en conversation ».

SANJAY SUBRAHMANYAM
Né à New Delhi en 1961, Sanjay Subrahmanyam est historien. Il a enseigné à l’École des
hautes études en sciences sociales, à l’université d’Oxford et à l’université de Californie
à Los Angeles. Membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, il est
professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Histoire globale de la première
modernité, depuis avril 2013.
2

SOMMAIRE

Introduction
Serge Haroche

Aux origines de l’histoire globale


Leçon inaugurale prononcée le jeudi 28 novembre 2013
Sanjay Subrahmanyam
3

Introduction
Serge Haroche

1 La chaire d’Histoire globale de la première modernité se propose, comme le précise son


titulaire, Sanjay Subrahmanyam, « d’illustrer la notion d’“histoires connectées”, notion
globalisante permettant d’interpréter les changements historiques à la fois à grande et
à petite échelle, et dont la proposition centrale est de prendre à contre-pied la
conception géographique sous-tendant l’historiographie conventionnelle ».
2 Le présentateur de cette chaire à l’Assemblée des professeurs, Roger Chartier, en a
défini les contours en nous proposant d’accueillir au Collège de France, je le cite, « un
projet d’histoire globale qui s’attache à étudier les relations entre les économies et les
cultures en analysant les réseaux d’échanges qui font circuler les hommes et les
marchandises, les migrations des mythes historiques et des idéologies politiques, ou
encore les expériences de ceux et celles qui ont franchi les frontières tracées entre les
langues, les religions et les civilisations et ont ainsi vécu dans des identités multiples ».
3 Cette histoire concerne principalement la première modernité, époque s’étendant du
XVe au XVIIIe siècle, au cours de laquelle la formation par les puissances européennes des
grands empires coloniaux a rapproché des parties du monde qui étaient restées
jusqu’alors largement déconnectées, voire ignorantes les unes des autres. L’écriture de
cette histoire ne peut se faire à partir d’un seul point de vue, celui du conquérant. Elle
doit s’appuyer sur une grande variété d’archives, être capable de critiquer et de croiser
les textes venant d’origines diverses, et confronter l’histoire politique à celle des
idéologies religieuses, de l’économie et des échanges commerciaux.
4 Cette approche novatrice de l’histoire, Sanjay Subrahmanyam la pratique au plus haut
niveau grâce à sa connaissance de nombreuses langues de l’Europe et du sous-continent
indien, à sa formation pluridisciplinaire d’économiste et d’historien, ou encore à son
expérience personnelle de nomade, comme il se qualifie lui-même, puisqu’il a vécu et
travaillé sur plusieurs continents et développé la capacité d’absorber des influences
multiples tout en confrontant des points de vue différents. Pour illustrer ce
nomadisme, il suffit d’évoquer le parcours de Sanjay Subrahmanyam. Né à Delhi en
1961, il a fait des études d’histoire économique à la Delhi School of Economics et il a
enseigné à Delhi jusqu’en 1995. Il a été ensuite pendant sept ans directeur d’étude à
4

l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, puis pendant deux ans professeur
à Oxford, avant d’être nommé en 2004 professeur à l’Université de Californie (UCLA). Il
reprend maintenant la route de l’Est, si j’ose dire, en revenant en Europe pour devenir
professeur au Collège de France.
5 À celui qui voudrait aborder simplement l’œuvre de Sanjay Subrahmanyam et se faire
une idée de son approche de l’histoire, je conseillerais la lecture de son dernier livre
traduit en français, Comment être un étranger ?1, qui relate trois aventures singulières
d’hommes ayant vécu au XVIIe siècle entre plusieurs cultures, celle d’un prince indien
prisonnier des Portugais, celle d’un aventurier anglais passé par la France et la Perse, et
celle d’un marchand vénitien exilé pendant soixante ans dans l’Inde moghole. Je
recommande également la lecture de sa biographie de Vasco de Gama 2, dans laquelle il
détruit l’icône, chère au nationalisme portugais, du fondateur désintéressé de l’Empire
portugais pour la remplacer par l’image beaucoup plus contrastée d’un homme cupide,
cruel et ignorant tout des régions civilisées qu’il avait abordées par la route maritime
nouvelle du cap de Bonne-Espérance. Parmi les nombreuses autres publications de
Sanjay Subrahmanyam, je citerai son livre The Political Economy of Commerce 3, dans
lequel il analyse l’économie de l’Inde du Sud aux XVIe et XVIIe siècles, et L’Empire
portugais d’Asie4 dans lequel il décrit sous un jour nouveau la colonisation portugaise sur
les côtes et les îles de l’océan Indien.
6 Nous accueillons aujourd’hui au Collège de France un historien de l’histoire globale
dont la méthode s’inspire, tout en la renouvelant, de l’approche de l’école des Annales,
que Fernand Braudel et, plus récemment, notre collègue honoraire Emmanuel Le Roy
Ladurie ont en leur temps illustrée si brillamment dans notre institution. Sanjay
Subrahmanyam, je vous donne maintenant la parole pour la présentation de votre
leçon inaugurale, intitulée Aux origines de l’histoire globale.

NOTES
1. Comment être un étranger. De Venise à Goa, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Alma éditeur, 2013.
2. Vasco de Gama, Légendes et tribulations du vice-roi des Indes, Paris, Alma éditeur, 2012 ; rééd. Paris,
Éditions Points, coll. « Histoire », 2014.
3. The Political Economy of Commerce: Southern India 1500-1650, Cambridge, Cambridge University
Press, coll. « South Asian Studies », no 45, 2002.
4. L’Empire portugais d’Asie (1500-1700), Paris, éditions Points, coll. « Histoire », 2013.
5

Aux origines de l’histoire globale


Leçon inaugurale prononcée le jeudi 28 novembre 2013

Sanjay Subrahmanyam

NOTE DE L’AUTEUR
Ce texte s’inscrit dans la même ligne de pensée que deux de mes essais antérieurs : « On
world historians in the sixteenth century », Representations, vol. 91, n o 1, 2005, p. 26-57,
DOI : 10.1525/rep.2005.91.1.26, et « Intertwined histories: Crónica and Tārīkh in the
sixteenth-century Indian Ocean world », History and Theory, vol. 49, n o 4, 2010,
p. 118-145, DOI : 10.1111/j.1468-2303.2010.00563.x.

1 Monsieur l’Administrateur,
Chers collègues,
Chers amis, venus parfois de loin,
2 Ellorukkum vaṇakkam – je vous salue tous.
3 Le Collège de France a l’habitude d’accueillir des étrangers, on le sait. Mais ce sont pour
la plupart des scientifiques, des philologues, des spécialistes de la littérature, même des
philosophes. Dans ce cadre assez cosmopolite, l’Histoire fait plutôt exception. La grande
tradition historique dans cette institution est restée essentiellement française, même si
les sujets traités sont parfois très variés : allant de la circulation des livres au climat et à
l’environnement, et de l’histoire des chevaux aux croyances de François Rabelais. C’est
pour cela que je voudrais tout d’abord dire à l’Assemblée des professeurs ma gratitude
pour avoir voulu rompre avec cette tradition en invitant un historien étranger, connu
pour ses humeurs vagabondes, à partager leur table.
4 Ce ne peut pas être un hasard si un historien qui voyage sans cesse est attiré par des
histoires qui bougent, elles aussi. Mais des histoires qui surprennent également. Quand
je suis arrivé en France pour la première fois il y a vingt-cinq ans, afin d’y passer un
mois comme jeune professeur invité, faisant quelques conférences sur l’histoire de
l’Empire portugais en Asie, je n’aurais jamais pu imaginer que je serais un jour devant
vous dans cette salle. À l’époque, je marmonnais à peine quelques mots de français.
6

Pour le tour surprenant qu’ont pris les choses, je tiens tout d’abord à remercier Roger
Chartier, qui était également là comme discutant et maître de cérémonie à l’École des
hautes études en sciences sociales le 10 mai 2000, quand – avec Serge Gruzinski – nous
nous sommes lancés dans une aventure fatidique qui s’intitulait, par provocation, bien
sûr : « Penser le monde, XVe-XVIIIe siècles ». Cette journée d’études nous a tous marqués,
même si par la suite chacun a poursuivi son propre chemin intellectuel. Certains des
participants à la journée ont préféré la voie bien tracée de l’histoire comparée, qui a
donné naissance dans les derniers temps à des projets féconds comme celui de la
« Grande Divergence », pour expliquer pourquoi et comment l’Europe occidentale à
l’époque moderne s’est démarquée matériellement du reste du monde, notamment de
la Chine et de l’Inde1. D’autres, comme disait Roger Chartier dans son texte « La
conscience de la globalité », écrit et publié à l’occasion, ont pris, ou plutôt repris, « les
routes du grand large », et surtout le chemin méthodologique des « histoires
connectées » ou connected histories, pour citer l’usage anglophone d’un essai que j’avais
publié moi-même en 19972.
5 Deux noms liés à l’enseignement de l’histoire au Collège de France ont été évoqués
maintes fois pendant cette journée de mai 2000. Le premier – sur lequel je reviendrai
ensuite – avait peut-être de quoi surprendre : celui de l’orientaliste et millénariste
Guillaume Postel, professeur au Collège royal au milieu du XVIe siècle. Comme on le sait,
Postel avait déjà une réputation sulfureuse de son vivant, et ce n’est certainement pas
une coïncidence s’il n’est resté en poste que cinq ans, entre 1538 et 1543. Le second,
sans surprise, était celui de Fernand Braudel, titulaire entre 1950 et 1972, à la suite de
Lucien Febvre, d’une chaire intitulée « Histoire de la civilisation moderne » au Collège
de France. Nous avons réfléchi sur plusieurs textes sortis de sa plume : le grand ouvrage
sur la Méditerranée qui a fait sa réputation en France et à l’étranger, et les trois
volumes de Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, publiés en 1979.
De son dernier chantier, L’Identité de la France, il était moins question pour des raisons
évidentes. Nous étions tous redevables à Braudel, car nous avons appris de lui, chacun à
sa façon, comment aborder l’histoire des empires et de leur concurrence à l’époque
moderne, comment traiter les problèmes liés aux réseaux marchands et à leur
dynamisme, et comment jouer avec les rapports complexes entre « mondes »,
« nations » et « régions ». L’un de ses plus proches disciples, mon ami et mentor Denys
Lombard, a voulu repenser l’histoire de la « Méditerranée sud-est asiatique » dans le
sillage de la conception braudélienne de l’espace pendant les années 1980. Cependant,
quand il employait le terme histoire globale, comme il l’a fait dans le sous-titre de son
magnifique ouvrage Le Carrefour javanais, c’était dans l’acception d’une « histoire
totale » qui avait pour ambition de traiter à la fois les aspects politiques, sociaux,
économiques et culturels d’une région3.
6 Cependant, et malgré notre énorme dette envers l’œuvre de Braudel, il me semble
évident qu’il y avait un véritable problème d’asymétrie dans sa conception de l’espace.
La Méditerranée de sa vision était avant tout une mer vue du nord, et à partir des
sources et des regards européens, souvent chrétiens4. Quand il s’aventurait plus loin,
dans les eaux de l’océan Indien, pour ne citer qu’un exemple, l’asymétrie devenait
d’autant plus flagrante. Déjà en 1967, Nathan Wachtel avait attiré l’attention des
historiens sur l’importance de la « vision des vaincus » dans le cadre américain de la
conquête5 ; mais les visions des Ottomans, des Moghols de l’Inde et des Chinois étaient
également négligées dans un certain style d’« histoire mondiale », malgré le fait qu’ils
7

étaient loin d’être des vaincus aux XVIe et XVIIe siècles. Ceci était le résultat de deux
processus complémentaires. D’un côté, il y avait l’indifférence à l’égard de certaines
histoires. L’histoire de l’Inde moghole – et plus largement de l’Inde musulmane –
n’avait guère attiré l’intérêt des savants en France pendant tout le XXe siècle, et le nom
de quelqu’un comme Garcin de Tassy (1794-1878) avait été presque entièrement oublié 6.
Les ouvrages les plus importants dans ce champ n’ont jamais été traduits en français ni
étudiés. Cependant, les cas de la Chine ou de l’Empire ottoman étaient tout autres :
malgré l’existence d’une grande tradition française dans les deux domaines, il s’agissait
plutôt d’un manque de communication entre traditions savantes. Le savoir exotique,
pour ainsi dire, avait de la peine à passer de la senzala des démunis à la casa grande – la
Grande Maison du savoir général.
7 Pourquoi cette difficulté ? Pour entamer une réflexion plus large sur cette question,
nous aurions besoin de revenir à un passé lointain, c’est-à-dire les XVe, XVIe et
XVIIe siècles. Ce faisant, je reviens aussi à la question posée par Roger Chartier dans son
texte déjà cité. « “Penser le monde”, écrit-il, mais qui le pense ? Les hommes du passé
ou les historiens du présent ? » Ma réponse : les deux, et les derniers souvent à travers
les premiers. Pour mieux comprendre comment une histoire globale se construit, tant
dans le présent que dans le passé, il faut souligner un constat qui peut paraître une
évidence. Dans un premiers temps, l’Histoire est un récit égoïste. Le « soi » de l’histoire
est donc la famille, le clan, l’ethnie, puis la ville, la patrie ou la région d’appartenance,
enfin – et surtout, à partir des dernières années du XVIIIe siècle – l’État-nation. Dans ce
genre, l’Histoire est le jumeau siamois de la mémoire, soigneusement gardée comme le
trésor d’un serpent ; l’Histoire est aussi appelée constamment à jouer avec, parfois
contre elle. Le résultat est une histoire souvent écrite dans un style solennel,
moralisateur et par conséquent assez peu ironique, qui se donne pour tâche de
« former de bons citoyens », ou des patriotes fidèles. Si l’historien qui poursuit ce
chemin ne se met pas suffisamment en garde, il peut vite se transformer en porte-
parole strident d’un groupe ou d’une position idéologique, autrement dit d’une
« identité ». On confond volontiers dans ce cadre des concepts en réalité assez distincts
comme « histoire » et « patrimoine ». Le problème est assez évident même chez un
grand intellectuel tel que Sayyid Ahmad de Delhi, qui a écrit un texte au milieu du
XIXe siècle, Āsār us-Sanādīd, pour célébrer les traces laissées par les « héros d’antan »
dans sa ville chérie7.
8 Néanmoins, même une histoire égoïste est obligée de reconnaître l’existence de l’Autre.
Comment faire l’histoire de Florence sans Pise, celle des Khazars sans les Russes, ou
celle de la France sans l’Allemagne ? Mais aller au-delà de la simple reconnaissance
n’est pas aussi facile qu’il peut paraître. Pratiquer une véritable forme de « xénologie »
dans le cadre défini de l’histoire de soi est davantage idéal que réalité ; combien
d’historiens français passent leur temps à lire des textes, pour ne pas parler des
archives, en allemand ? Et combien d’historiens indiens ont une connaissance
respectable de l’histoire du Sri Lanka ? Cependant, on sait que des formes de xénologie
existent chez les historiens depuis très longtemps. Les historiens du monde
méditerranéen aiment citer le cas de Polybe ; ceux de la Chine ancienne se réfèrent
volontiers à Sima Qian. Ce sont des personnages contrastés à beaucoup d’égards.
Polybe, ou Polubios, est un Grec qui a vécu au IIe siècle avant l’ère chrétienne, et sous
domination romaine. Héritier de Thucydide et d’Hérodote, il est souvent jugé moins
talentueux que ses prédécesseurs, même si sa réputation a connu des hauts et des bas
8

notables. Maniant à la fois l’épée et la plume, il a participé à des campagnes qui ont
assuré l’hégémonie romaine contre Carthage et d’autres rivaux. C’est justement cette
hégémonie romaine qu’il prend comme objet d’analyse, pour la décortiquer tout en
utilisant un outillage composé essentiellement « des notions et des références
grecques ». Polybe se place donc dans une situation assez curieuse, quelque part entre
vainqueurs et vaincus, mais en essayant de rompre avec le schéma strictement binaire
qui oppose « Nous » aux « Barbares ». Pour citer l’analyse de François Hartog :
Voyant l’histoire depuis Rome, [Polybe] s’efforce de comprendre ce qui s’est passé ;
non pas comment les Grecs ont été vaincus – ce qui serait au mieux une question
d’histoire « partielle » ou locale –, mais comment les Romains ont conquis le
monde. Voir de Rome et voir comme Rome. Dans ce comme se loge toute son
opération historiographique et toute l’ambiguïté de sa position […]. D’où la solution,
à la fois théorique et pratique, finalement trouvée par Polybe, la sunopsis est le point
de vue même de la Fortune8.
9 On a vu dans cet exercice « la première histoire universelle », mais l’univers de Polybe
n’est pas plus grand pour l’essentiel que le monde romain ; le terme universel qualifie
ses méthodes et non pas sa couverture géographique. L’historien chinois de la dynastie
Han occidentale, Sima Qian, est né quand Polybe avait déjà soixante ans environ.
Comme son homologue grec, il a participé à des campagnes militaires de l’empereur Wu
contre les Xiongnu, en Asie centrale. Son ouvrage principal, Shiji, couvre presque deux
mille ans d’histoire chinoise et porte les traces des grands voyages qu’il avait lui-même
entrepris pendant sa carrière, dans le royaume ainsi qu’à l’extérieur. Comme son père
avant lui, Sima Qian avait été employé par le gouvernement en tant qu’astrologue,
bibliothécaire et conseiller, mais son histoire ne peut pas être considérée comme une
histoire officielle, loin de là. Vivant à une époque bouleversée par de grands
changements dans les conditions matérielles, venant surtout de l’ouest, l’historien a eu
une carrière difficile, et il a même été mis en prison et castré pour ses loyautés
politiques. Cependant, Sima Qian n’a pas voulu écrire une histoire ouvertement
controversée ; il reste toujours fidèle à l’idée impériale dans ce qu’elle a d’essentiel. Il a
su avec beaucoup de finesse pratiquer la polyphonie, permettant ainsi à beaucoup
d’acteurs assez divers de trouver leur voix dans son histoire. Un des exemples les plus
frappants est celui de l’eunuque Zhonghang Yue, envoyé par l’empereur Wen chez les
Xiongnu dans le cadre d’une négociation diplomatique autour de l’an 170 avant l’ère
chrétienne. Zhonghang a trahi son maître et il est passé au service des Xiongnu, dans la
société desquels il est devenu un homme politique influent. Dans le récit de Sima Qian,
l’eunuque joue un rôle curieux ; d’un côté, il explique aux « Barbares » que ce serait une
erreur de se transformer en Chinois, car leur train de vie correspond parfaitement à
leur propre environnement ; d’un autre côté, il explique aux Chinois qui sont de
passage chez lui jusqu’à quel point ils ont mal compris et mal jugé les Xiongnu et leur
culture. Ici, la « xénologie » se transforme presque en une espèce de « barbarophilie »,
tout en gardant une vision dans laquelle l’empire des Han doit continuer à exister
comme l’axe autour duquel le monde s’organise. Moins complexe peut-être dans sa
géométrie culturelle et politique que la schématisation de Polybe et son « point de vue
absolu », le texte de Sima Qian nous offre néanmoins un autre point de départ pour
tracer les généalogies de l’idée d’histoire universelle9.
10 Ces généalogies sont certainement rendues plus compliquées par le fait que Polybe, cité
souvent par Cicéron et par Tite-Live, a ensuite sombré pendant quelques siècles dans
un oubli relatif, avant d’être redécouvert à la Renaissance ; Sima Qian, en revanche, a
9

été solidement installé dans le panthéon des grands écrivains et stylistes, adoré non
seulement par des générations d’historiens qui lui ont succédé en Chine et dans le
monde sinisé mais également par toutes sortes de lettrés. Au XIIe siècle encore,
l’historien coréen Kim Bu-sik puisait dans son texte pour trouver son modèle
historiographique. Mais ce n’est pas là l’essentiel de mon propos. Il me semble suffisant,
avec ces deux exemples, de soutenir l’idée que l’histoire universelle, celle qui est
capable d’intégrer – ou, dans certains cas, faire la sunopsis de – deux ou plusieurs
histoires et ainsi d’aller au-delà d’une histoire nombriliste, remonte assez loin dans le
temps. Des formes d’histoire universelle ont été pratiquées pendant toute l’époque
médiévale, souvent en rapport avec les modèles établis que l’on vient de citer. Il serait
légitime de classer une partie de l’œuvre encyclopédique d’Isidore de Séville, au
tournant du VIe siècle, dans cette catégorie. Il s’avère que les dates d’Isidore coïncident
presque parfaitement avec celles de la vie de Mahomet, à l’autre bout du monde
méditerranéen. En effet, on assiste ici à un passage de bâton historiographique. À la fin
du premier millénaire de l’ère chrétienne, la tradition des histoires universelles est
consolidée par l’émergence d’un nouveau courant historiographique associé à l’Islam et
exprimé dans un premiers temps en arabe, mais puisant dans des sources plus
anciennes, en grec et en syriaque. Le nom d’Abu Ja‘far al-Tabari, grand savant de
Bagdad à la fin du IXe et au début du Xe siècle, est souvent considéré comme le plus
important pour marquer l’origine de cette tradition des tārīkhs, liée à des
préoccupations épistémologiques définies dans le cadre de l’établissement de chaînes
fiables pour la transmission des traditions du Prophète 10 (les hadīths). Certes, les tārīkhs
s’occupent surtout de l’histoire des musulmans, mais ils donnent une place assez
importante à l’histoire préislamique, souvent à partir de la création du monde. Avec
l’expansion du monde musulman vers l’ouest, en direction du Maghreb et de la
péninsule Ibérique, et vers l’Orient, en direction du monde persan et de l’Inde, ils sont
aussi obligés de rendre compte de ces autres peuples et de leurs histoires. Un des
exemples les plus célèbres du savoir « xénologique » produit dans les marges du califat
abbasside est le Kitāb al-Hind (ou Le Livre de l’Inde) écrit par l’intellectuel khorezmien
Abu Raihan al-Biruni, né un demi-siècle après la mort de Tabari. Biruni avait
accompagné un puissant conquérant, le sultan Mahmud de Ghazna, dans ses razzias en
Inde, profitant de ces occasions pour accumuler des savoirs sur le monde des
brahmanes de l’Inde du Nord. Son texte est un mélange assez curieux de savoir
ethnographique (le fruit de ses conversations avec les élites indiennes) et de savoir
textuel péniblement acquis, surtout en sanskrit. S’il s’agit certes d’un tour de force
intellectuel, il ne faut pas oublier que ce n’est qu’un élément dans le grand édifice de la
xénologie arabe de l’époque. On trouvera une vision plus complète de l’ensemble dans
l’œuvre magistrale d’André Miquel en quatre volumes, La Géographie humaine du monde
musulman jusqu’au milieu du XIe siècle11.
11 La cour ghaznavide au XIe siècle, contexte dans lequel Biruni a produit son texte, est le
berceau d’un changement déterminant dans l’historiographie musulmane. Car, à côté
de Biruni, le sultan Mahmud a aussi soutenu la production d’une œuvre fondamentale
en persan, le Shāhnāma (ou Le Livre des Rois) de Ferdowsi, qui voulait récupérer et
réhabiliter le passé préislamique de l’Iran ; plus tard dans le même siècle, la cour
ghaznavide est aussi le lieu de production du Tārīkh-i Mas‘ūdī d’Abu’l Fazl Baihaqi, une
des premières chroniques perso-musulmanes d’envergure12. L’ouvrage de Ferdowsi
était moins un texte d’histoire à strictement parler qu’une épopée ; il a néanmoins eu
une influence énorme sur la production historiographique qui a suivi. L’essor de ce
10

mouvement perso-islamique a exacerbé des tensions entre les historiographies arabe et


persane ; les arabophones avaient toujours prétendu, depuis le temps des premières
traductions de Tabari en persan par al-Bal‘ami, que les persophones avaient des
tendances fantaisistes et qu’ils embellissaient leurs versions d’une façon abusive.
Cependant, à partir de Baihaqi, il semble que la production historiographique persane a
pris le dessus dans le monde musulman oriental, même si l’arabe conservait sa
domination dans certaines parties de l’Inde occidentale. L’établissement du sultanat de
Delhi vers 1200 a renforcé l’importance de cette historiographie indo-persane, évidente
dans des textes comme le Tāj al-Ma’asir de Hasan Nizami et le Tabaqāt-i Nāsirī de Minhaj-
i Siraj Juzjani, tous les deux composés au XIIIe siècle13.
12 Cependant, le lecteur de ces textes produits dans les grandes villes de l’Inde du Nord,
conquises par les dynasties turques, est souvent frappé par leur manque d’ouverture à
l’égard des milieux non musulmans du sous-continent. Leur esprit est assez éloigné de
celui de Biruni, et ils s’occupent pour l’essentiel à raconter la vie intérieure de la
communauté musulmane, ainsi que les tensions entre différents clans et groupes
ethniques ; si Juzjani nous livre ses jugements lapidaires sur les Mongols, c’est
précisément parce qu’ils représentent une menace pour la survie des musulmans. En
d’autres termes, ces auteurs ont tendance à cultiver une « histoire de soi », même dans
une situation où ils sont de fait entourés d’une population dont les coutumes et les
croyances sont très différentes des leurs. L’exception, à la fin du XIIIe et au début du
XIVe siècle, est le personnage génial et polyglotte d’Amir Khusrau Dehlavi, bien qu’il
utilise les épopées et la poésie plutôt que les chroniques pour mener une réflexion
xénologique. À l’ouest, dans le monde iranien, la situation se révèle très différente. Les
émirs frontaliers du sultanat de Delhi ont été plutôt efficaces dans leur défense contre
les Mongols, mais les vestiges du califat abbasside se sont écroulés faces aux
Chinggisides en 1258. Une fois installés à Bagdad, le souverain mongol Hülegü, petit-fils
de Gengis (ou Chinggis) Khan, et ses successeurs de la dynastie ilkhanide ont promu une
politique d’acculturation entre langues, religions et coutumes. La cour pratique un
mélange de persan, d’arabe, de turc et de mongol, et parfois même un peu de chinois.
Dans les années 1290, le souverain Ghazan Khan a décidé de se convertir à l’islam tout
en gardant néanmoins une certaine tolérance envers les chrétiens et les bouddhistes.
C’est sous son règne que le chroniqueur Rashid al-Din Fazlullah Hamadani a commencé
son chef-d’œuvre, le Jāmi‘ al-Tawārīkh (La Somme des Histoires), achevé dans les
années 1310 sous les successeurs de Ghazan Khan.
13 Rashid al-Din, dit « le médecin », est un personnage complexe. Probablement converti
lui-même à l’islam, il a joué un rôle capital à la cour pendant presque deux décennies
avant d’être tué en août 1318. Le grand iranisant Jean Aubin le décrit comme
« l’éminence grise qui se garde de devenir vizir en titre, et dont les ennuis commencent
lorsqu’il l’a accepté14 ». En tant qu’historien appartenant lui aussi aux milieux des
« vaincus » (comme Polybe), Rashid al-Din n’hésite pas à combler ses vainqueurs de
compliments. De Gengis Khan, il écrit (je cite la traduction charmante d’Étienne
Quatremère) :
Il a donné à tout l’univers la même physionomie, à tous les cœurs les mêmes
sentiments [jahān rā yak rū’ī wa dil-hā rā yak rā’ī] ; il a purifié le territoire des
empires en les délivrant de la domination d’usurpateurs pervers, de l’oppression
d’ennemis audacieux15.
14 Son texte, richement illustré dans les ateliers des Ilkhanides, était souvent considéré
comme un objet de luxe, même après sa mort. Il s’agit manifestement encore d’un
11

exemple de l’histoire « universelle », mais en réalité d’une histoire dont les horizons
allaient cette fois-ci de la Chine vers l’Europe. Au cœur de l’affaire se trouvaient les
Mongols, dont Rashid al-Din connaissait assez bien l’histoire et les traditions, en partie
grâce au travail de ses prédécesseurs, comme ‘Ata Malik Juvaini. Cette connaissance
était le résultat d’un processus d’acculturation qui avait commencé dès la première
moitié du XIIIe siècle, avant même la chute de Bagdad. Je cite encore l’analyse de Jean
Aubin :
Lorsqu’Ögedei [m. 1241] eut manifesté son intérêt pour les visites ad limina, l’Iraq
persan s’empressa de suivre les notables khorassaniens sur le chemin de la
Mongolie. Dans les classes élevées et parmi les gens de chancellerie, on saisit
l’avantage qu’il y aurait à parler la langue des nouveaux maîtres et à savoir
l’écriture ouïghoure. À Qazvin, c’est le dessus du panier qui part se mongoliser dans
l’entourage d’Ögedei, ce dont il tirera charges et faveurs. Malik Iftikharuddin Bakri
Qazvini y devient l’un des précepteurs étrangers de Möngke [frère de Kubilai Khan],
traduit avec talent Kalīla wa Dimna en mongol, et le Sindbād nāma en turc […]. Ainsi
se préparaient, bien avant l’arrivée de Hülegü en Iran, les cadres pour la nouvelle
dynastie16.
15 Mais derrière les Mongols il y avait la Chine qui, selon les historiens de l’art, « a exercé
en Perse un attrait constant, bien antérieur à la période mongole ». Cependant, ces
derniers sont aussi prêts à admettre que « la période ilkhanide voit simplement le
phénomène prendre une ampleur nouvelle » avec « l’importation régulière, par terre
ou par mer, d’objets chinois (étoffes ou porcelaines), ou les échanges d’ambassades 17 ».
Le va-et-vient constant entre le monde ilkhanide et celui de la dynastie Yuan en Chine
est assez connu, surtout grâce à Marco Polo, et les manuscrits du Jāmi‘ al-Tawārīkh
gardent une très forte influence chinoise dans leur forme et partiellement dans leur
contenu. L’autre partie du texte de Rashid al-Din porte sur l’Europe, le monde des
« Francs ». Ajoutée tardivement, sous le règne d’Öljeitü, frère et successeur de Ghazan
Khan, elle se compose de deux sections : la première comporte une description
politique et géographique de l’Europe, la seconde un récit chronologique. Pour le récit,
Rashid al-Din s’appuie essentiellement sur les écrits de l’évêque dominicain Martin de
Troppau (ou Martinus Polonus), alors que pour l’autre partie ses sources semblent
plutôt appartenir au domaine de l’oralité : ce sont les nouvelles apportées par des
marchands et des diplomates. L’historien des Mongols David Morgan a remarqué en
relisant avec attention cette « Histoire des Francs » que « Rashid al-Din a choisi
délibérément de ne pas prêter trop d’attention à l’Europe […] [car il nous donne] des
descriptions beaucoup plus complètes d’autres sociétés non musulmanes comme celles
de l’Inde, de la Chine et des Mongols préislamiques 18 ». En même temps, le chroniqueur
est très scrupuleux dans sa présentation du système institutionnel et politique des
Francs, et il nous livre quelques autres bribes alléchantes : le nombre élevé d’étudiants
à Paris ou l’absence de serpents en Irlande. D’une certaine manière, on peut affirmer
que Rashid al-Din a manqué l’occasion d’aller nettement au-delà des textes comme le
Hudūd al-‘ālam (Les Limites du monde), rédigé en persan vers 980, quant à sa description
des pays de l’Ouest. Cependant, il nous offre un exemple classique des limites de
l’histoire universelle telle qu’elle était pratiquée au début du XIVe siècle.
16 On assiste à plusieurs transformations historiographiques importantes au courant du
XVe siècle. Dans le monde perso-islamique, c’est l’époque de la « révolution
historiographique timouride » – pour reprendre la formule de John Woods – qui
donnera naissance vers la fin du siècle à une série d’ouvrages rédigés surtout dans la
ville d’Hérat, parmi lesquels le plus célèbre est de la plume de Mir Muhammad ibn
12

Sayyid Burhan al-Din Khawand Shah (plus connu sous le nom de Mir Khwand). Son
texte, intitulé Tārīkh-i Rauzat us-Safā’ fī Sīrat al-Anbiyā’ wa’l-Mulūk wa’l-Khulafā’, a été
composé dans la cour timouride florissante du sultan Husain Baiqara 19. Il s’agit d’un
ouvrage encyclopédique qui s’intéresse non seulement à l’histoire de l’Iran
préislamique, mais qui contient également une histoire détaillée des prophètes
(anbiyā’), des califes (khulafā’) et des royaumes du monde musulman jusqu’à la fin du
XVe siècle20. Par la suite, le Rauzat us-Safā’ (Jardin de la pureté) jouera un rôle
considérable et deviendra un modèle à la cour des Moghols en Inde. Ailleurs en Asie, les
changements sont directement dus à l’expansion des horizons de la connaissance
géographique. Toujours au XVe siècle, on peut constater la transformation d’une grande
partie de la xénologie chinoise grâce aux expéditions maritimes envoyées par la
dynastie Ming dans l’océan Indien pendant le premier tiers du siècle. Des perspectives
nouvelles sont apportées sur le monde indien, l’Asie du Sud-Est et le monde islamique,
alors qu’au même moment les échanges diplomatiques avec le monde timouride
permettent aux Ming d’actualiser leur vision de l’Asie centrale. Une partie de ce savoir
fut intégrée dans le Ming Shilu, « Les Annales véridiques des Ming 21 ».
17 Cependant, pour comprendre l’émergence, dans le contexte de la première modernité,
d’une nouvelle histoire globale qui se démarque de la tradition reçue d’histoire
universelle, il faut commencer à l’autre bout de l’Eurasie. Le royaume de Portugal est
créé entre la fin du XIe et le milieu du XIIIe siècle dans un processus complexe, souvent
résumé dans la formule simplificatrice de la reconquista. Jusqu’au début du XVe siècle, la
tradition historiographique portugaise est restée relativement mince et il a fallu
attendre la consolidation de la nouvelle dynastie d’Avis pour voir ressurgir une
production d’envergure. Le premier chroniqueur influent est Fernão Lopes, auteur de
la Crónica de Dom João I. Lopes se vante dans son texte de sa « grande attention et
diligence en lisant une énorme quantité de livres, originaires d’une diversité de langues
et de terres [grandes volumes de livros, e desvairadas linguagens, e terras], y compris des
écrits publics de plusieurs archives22 ». En réalité, il semble plutôt tributaire des récits
oraux, malgré sa propre position d’archiviste (ou guarda-mor). Néanmoins, Lopes
manifeste parfois un souci particulier quant au problème de ce qu’il appelle
« affection » (afeição), c’est-à-dire de l’objectivité dans le contexte – pour prendre un
exemple concret – des conflits entre Portugais et Castillans. Le bon historien, selon lui,
ne devrait pas être aveuglé par l’affection qu’il a pour sa patrie, au point de dénigrer
d’autres participants et leurs points de vue. Un de ses successeurs, Gomes Eanes de
Zurara, ira plus loin encore en évoquant l’importance pour l’historien d’autres voix
(outras vozes), même celles de gens « en dehors de [sa] religion » (fora de nossa ley).
L’évocation est d’autant plus curieuse qu’elle intervient dans une discussion portant
sur le commerce des esclaves africains organisé par les Portugais. Mais on est plutôt
déçu par les procédés concrets de Zurara. Au cours d’un développement sur la
fondation de la ville de Ceuta en Afrique du Nord, il nous cite des légendes « racontées
par Abilabez, un homme de grand savoir [grande doutor] parmi les Maures ». Ces récits
ne se trouvent pourtant nulle part dans les écrits célèbres du grand soufi maghrébin
Sidi Abi al-‘Abbas al-Sabti ; Zurara semble donc avoir abusé de son nom et de son
autorité pour rendre plus crédible son propre texte23.
18 Zurara écrivait à une époque où les Portugais se trouvaient toujours limités aux
contextes méditerranéen et atlantique. Un quart de siècle après sa mort en 1474, ils ont
commencé l’exploration des pays côtiers de l’océan Indien, de l’Afrique orientale
13

jusqu’à la Chine. Face à ce vaste monde, les Portugais – qui étaient faibles en nombre –
n’ont pas pu envisager une conquête massive. Ils gardaient néanmoins l’ambition d’une
conquête épistémologique, c’est-à-dire de soumettre l’espace de leurs explorations à
une mise en récit centrée sur leur patrie. Cependant les Portugais, et les Ibériques plus
généralement, souffraient de leurs faiblesses en matière de xénologie. Depuis le
XIIIe siècle, ils avaient pratiqué une forme d’amnésie délibérée, même par rapport aux
savoirs islamiques. Pour citer Marcel Bataillon : « L’Espagne de la Renaissance était à la
fois le pays le mieux désigné pour devenir une pépinière d’arabisants et le pays le
moins disposé à jouer ce rôle24. » C’est d’autant plus vrai pour le cas portugais. Voici le
défi essentiel pour le grand historien portugais João de Barros, qui a vécu entre 1496 et
1570, et qui fut nommé chroniqueur officiel des conquêtes par le roi Jean III 25. Dans son
ouvrage Da Ásia, Barros a suivi le modèle de Tite-Live quant à la forme, mais le
problème du contenu était tout autre. Voici le début de son texte :
Alors qu’il était apparu dans la terre d’Arabie, Mahomet, ce formidable anté-Christ,
aux environs de l’an de grâce 593, attisa tant la fureur de son glaive et la flamme de
sa secte infernale, par l’intermédiaire de ses capitaines et de ses califes, qu’en
l’espace de cent ans ils conquirent toute l’Arabie, une partie de la Syrie, de la Perse
et de l’Asie et, en Afrique, toute l’Égypte au-delà et en deçà du Nil.
19 C’est donc dans la montée de l’Islam que réside, d’après Barros, la raison principale qui
permet de comprendre l’expansion portugaise. Mais comment analyser, dans un pays
qui ne possédait alors aucun des grands textes sur le sujet, l’histoire de l’expansion
musulmane et de l’influence islamique dans l’océan Indien ? Or Barros n’a jamais été un
grand voyageur, on le sait ; cependant, il avait l’avantage d’être le feitor de la Casa da
Índia, qui se chargeait des rapports commerciaux de la Couronne portugaise avec l’Asie.
C’est grâce à cette fonction qu’il a commencé à constituer un fonds xénologique, par
l’achat non seulement de textes et de manuscrits en Asie, mais aussi d’esclaves qui
pouvaient l’aider dans leur lecture. Si la collection de Barros ne nous est pas parvenue,
on sait qu’il a réussi à mettre la main sur des textes en chinois, en arabe, en swahili, en
persan et en kannada. Il décrit l’un d’eux comme « la vie en persan de Tamerlan »,
probablement le Zafar Nāma de Yazdi ou une autre chronique timouride 26. Pour
l’histoire politique du royaume d’Ormuz, Barros nous explique qu’il utilisait « les
chroniques de ses rois, qui ont été traduites du persan pour nous » (as Chronicas dos Reys
delle, que nos foram interpretadas de Persico27). Cependant, le texte qui a joué un rôle
capital pour Barros et qu’il mentionne dès la première page, est celui qu’il appelle tout
simplement Tarigh, ou « la Chronique générale des Persans ». À partir des indications
qu’il nous a laissées, on peut identifier au moins ce texte : il s’agit du Rauzat al-Safā’ de
Mir Khwand, composé à Hérat vers la fin du XVe siècle.
20 Il serait abusif, à mes yeux, de définir João de Barros comme l’un des « pionniers de
l’orientalisme », ainsi que certains ont voulu le faire. Mais on est en revanche surpris
par la relative rareté des occurrences de son nom dans la discussion sur
l’historiographie européenne du XVIe siècle, qui se réfère trop souvent à Paul Jove et à
François Guichardin, ou à Jean Bodin, Étienne Pasquier et Henri La Popelinière. Barros –
sans doute imparfait dans son humanisme et marqué par un antisémitisme typique de
son milieu – me semble être important pour trois raisons au moins : son ouverture
envers les sources non européennes de l’histoire ; sa volonté d’abandonner une histoire
universelle et symétrique en sa forme, en faveur d’une histoire globale et cumulative,
construite autour des connections ; et le fait que son travail a permis des synthèses à
plus grandes échelles, comme les histoires de Damião de Góis et de l’évêque Jerónimo
14

Osório. Il ne fait pas de doute que Barros était moins accompli que les auteurs italiens
et français que je viens de nommer, d’un point de vue épistémologique et
philosophique. Pourtant, La Popelinière, auteur de L’Idée de l’histoire accomplie, qui
soutenait la thèse que « l’Histoire digne de ce nom doit estre générale », trouvait
l’histoire de la France suffisamment générale à son goût. Dans une lettre célèbre de
janvier 1604 adressée à Joseph Scaliger, il montrait un certain intérêt pour les pays
exotiques, mais aperçus pour l’essentiel à travers des récits de voyages, comme ceux de
Marco Polo et de Ludovico di Varthema28. L’idée de lire, de digérer des auteurs
musulmans et persophones comme Yazdi ou Mir Khwand, puis d’intégrer leurs textes
dans sa vision historique lui aurait été sans doute étrangère.
21 On peut d’ailleurs comprendre la difficulté. Les méthodes de Barros étaient
problématiques, y compris aux yeux de certains de ses contemporains, car il avait peu
de contrôle lui-même sur les récits musulmans qu’il citait. Même s’il a été traduit en
italien, son propre texte, Da Ásia, n’a pas pu avoir beaucoup de retentissement en
dehors du monde ibérique au XVIe siècle. Mais dans le monde des chroniqueurs
d’expression castillane, il a certainement été très lu et apprécié. Bartolomé de las Casas
le cite à maintes reprises, et de la même façon les Portugais du milieu du XVIe siècle
s’empressaient de lire leurs homologues au-delà de la frontière. Donc, du point de vue
historiographique, Portugais et Espagnols au XVIe siècle formaient une seule
« constellation », pour reprendre la formule proposée par l’historien allemand de la
philosophie Dieter Henrich29. Ils se lisaient, ils s’inspiraient les uns des autres, et parfois
ils faisaient des efforts de synthèse pour aller au-delà de la fameuse ligne de
Tordesillas, qui séparait leurs deux empires en expansion. Dans la première moitié du
siècle, les Espagnols avaient nettement pris de l’avance, en particulier avec la
publication de l’ouvrage de Fernández de Oviedo, Historia General de las Indias, suivi par
celui de López de Gómara en 1552 et par plusieurs autres encore. On voit que même un
auteur portugais moyen comme António Galvão connaît quelques-uns de ces travaux
quand il rédige son Tratado dos Descobrimentos – qui étudie à la fois les anciens et les
modernes – au début des années 156030. Galvão est également allé puiser dans les deux
chroniques de Barros et de Castanheda du côté portugais. Cependant, et malgré
quelques aspects communs, il faut souligner l’écart potentiel entre les deux entreprises
historiographiques. Les Espagnols s’appuyaient soit sur des informations orales, soit
sur des textes hybrides fabriqués à leur instar par les « indigènes », souvent sous la
tutelle des missionnaires. Au contraire, les plus savants parmi les Portugais en Asie
savaient qu’ils avaient en face d’eux des cultures écrites autonomes avec une
production massive de littérature. Le problème qu’ils rencontraient dans leur tentative
d’écrire une histoire de l’Asie portugaise était fondamentalement une question de
traduction et de philologie.
22 Mais comment faire pour séparer le vrai du faux, et l’authentique savoir du texte
inventé ou faussé ? Après tout, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, de grands savants comme le
Dr Samuel Johnson soupçonnaient que les chroniques indo-persanes, comme le Gulshan-
i Ibrāhīmī de Muhammad Qasim Firishta, n’étaient rien d’autre que des fabrications de
la dernière heure. La question s’était posée brutalement à l’égard du Japon, pays
mythique en Occident, avec lequel les Portugais avaient enfin eu des contacts directs
dans les années 1540. Des nouvelles arrivent assez vite en Europe par l’intermédiaire
des jésuites et des marchands portugais, dont on retiendra surtout les noms de Jorge
Álvares et Nicolò Lancillotto, leur informateur principal « indigène » étant un
15

marchand japonais, Yajirō. Le contenu exact de ce que Yajirō aurait raconté a été
débattu jusqu’à nos jours, comme nous l’a rappelé la leçon inaugurale de Bernard Frank
prononcée en 198031. Mais déjà au XVIe siècle, des intellectuels européens commençaient
à s’y intéresser, surtout en raison de la version présentée dans ces textes des pratiques
religieuses des bouddhistes au Japon. Parmi les plus assoiffés d’information on trouve
Guillaume Postel, à l’époque sorti non seulement du Collège du Roy mais aussi de la
Compagnie de Jésus, à cause d’une différence d’opinion (diversidad de juizios) dans le
langage discret d’Ignace de Loyola. Dans son texte, Des merveilles du monde, publié en
1553, Postel cite des textes sur le Japon, mais il montre également une connaissance de
la dernière production sur l’Amérique, comme la chronique d’Oviedo. Seulement, il tire
les textes là où il a envie de les amener, pratiquant une forme d’exégèse qui a tendance
à porter le discrédit sur le nouveau savoir du siècle. Il retourne les matériaux venus de
loin systématiquement contre les Européens et « le mauvais & dereglé vivre qui est en
Occident », comme on le voit dans l’un des derniers passages de son opuscule :
Car nous voyons en cela plus grande puissance de Dieu qu’il est possible, que
laissant là [au Japon et en Chine] tant aller en oubly le nom de son fils qu’il n’y est
nullement cogneu, il ha ainsi en bonnes œuvres retenu l’Orient, qu’il n’y ha point de
vie plus parfaicte, & au contraire nous voyons en l’occident, là où la souveraineté de
la doctrine Evangelike regne autant qu’il est iusques auiourd’huy possible, n’y estre
quasi rien demouré de la vraye purité des œuvres ou perfections Chrestiennes sauf
qu’en cérémonies, telement que l’occidentale vie est scandale à tout le monde, &
principalement entre les ecclésiastiques princes & iuges qui debvroient repondre en
Saincteté à leur office32.
23 Mais peu de temps après se produit un renversement dans les opinions, et l’idée que le
Japon ou la Chine pouvaient être des paradis terrestres ne trouve guère
d’enthousiastes. Pendant le siècle qui suit, les avis et le savoir sur le Japon en Occident
restent relativement instables, malgré la richesse et la complexité des contacts.
24 Même s’il joue un rôle plutôt secondaire dans les écrits de Postel (comme chez
Scaliger), il n’y a aucun doute que le principal fait objectif dans le monde au tournant
du XVIe siècle est l’intégration progressive de l’Amérique avec l’Eurasie et avec
l’Afrique. Cela a entraîné de lourdes conséquences sur la population indigène
américaine, on le sait, mais c’est néanmoins une étape essentielle de la transition vers
une vraie « conscience de la globalité » (pour reprendre encore la phrase de Roger
Chartier). Faut-il traiter la question par rapport aux débats actuels sur la globalisation
et ses origines, proposés par les théoriciens du système-monde d’un côté et par les
économistes néolibéraux du National Bureau of Economic Research de l’autre ? Pour ma
part, je reste agnostique sur l’utilité du concept de « globalisation » comme sur toute
potion magique à fort contenu téléologique. Quoi qu’il en soit, partout la question des
paesi nuovamente ritrovati (la phrase des Italiens), ou du yeni dünya (l’expression turque)
se posait au XVIe siècle, et ceci pour plusieurs raisons. Les produits du Nouveau Monde –
piment, patate douce et tabac en premier lieu, mais également l’or et l’argent – sont
introduits jusqu’en Inde et en Chine, où ils déclenchent des débats sur leurs effets fastes
et néfastes. Dans l’extrême sud du pays tamoul, au XVIIIe siècle, un poète connu sous le
pseudonyme de Sini Cakkarai Pulavar est allé jusqu’à consacrer tout un ouvrage,
intitulé Pukaiyilai viṭu tūtu, à chanter les louanges du tabac 33. Même la dinde est
accueillie à la cour moghole, pendant le règne de l’empereur Nur-ud-Din Jahangir, avec
un succès mitigé dans la cuisine indienne, il faut l’avouer. En Afrique occidentale, les
conséquences pèsent aussi d’une autre façon, car les nouvelles sociétés coloniales en
16

émergence sont bâties en partie sur la traite des esclaves africains, mise en place dans
un premier temps par les Portugais sur la côte de Guinée et via les îles du Cap-Vert.
25 Le premier mouvement, face à cette réalité en évolution rapide, est celui de la
description ethnographique suivi par la compilation, comme on le voit dans le célèbre
texte Delle navigazioni e viaggi de Giambattista Ramusio. Jusqu’au milieu du XVIe siècle,
l’instabilité de la situation épistémologique pose problème pour les vrais efforts de
synthèse. Mais la publication du Tratado dos Descobrimentos de Galvão en 1563 a déjà lieu
dans un contexte où l’on est prêt à affirmer que les limites du monde sont désormais
connues, et que le globe (a redondeza en portugais) peut être légitimement abordé en
tant qu’objet historique. Cependant, c’est surtout à la fin du XVIe siècle, notamment
entre 1580 et 1620, que l’on peut constater l’émergence d’une vague de production
historiographique, qui révèle la consolidation d’une idée d’histoire globale. Pour
arriver à ce stade, il a fallu passer par un mouvement important mais encore mal
analysé dans lequel les historiographies se mettent clairement « en conversation ». Un
exemple peut éclaircir la situation ; je vous donne celui de l’Empire ottoman. Depuis la
fin du XVIe siècle, et certainement à partir de 1453, les Ottomans faisaient partie des
grandes préoccupations de leurs voisins européens, mais aucun effort réel n’avait été
fait pour aborder leur histoire à partir de leurs propres chroniques et traditions
historiographiques. La première grande percée vient donc du grand humaniste
allemand Hans Löwenklau (ou Johannes Leunclavius), qui peu avant sa mort, en 1588, a
publié les Annales Sultanorum Othmanidarum, puis l’Historiae Musulmanae Turcorum, de
monumentis ipsonum exscriptae en 1591 34. Löwenklau avait été dans l’Empire ottoman
comme diplomate, où il s’était mis en contact avec un certain Tarjuman Murad, qui
était à l’origine un renégat hongrois nommé Balázs Somlyai. Avec l’aide de celui-ci, il a
pu travailler un certain nombre de textes en turc ottoman dont le Codex Hanivaldanus,
fondé en grande partie sur la chronique de Mevlana Mehmed Neşri, Kitāb-i Cihān numā ;
qui plus est, avec les connaissances qu’il possédait lui-même du turc ottoman,
Löwenklau a pu contrôler la traduction, au moins en partie. Le célèbre texte de Richard
Knolles, The Generall Historie of the Turkes, paru en 1603, doit beaucoup à Löwenklau, car
Knolles n’avait aucun accès direct aux sources ottomanes35. Ce qui est particulièrement
intéressant est l’effet symétrique. Car au même moment – ou quelques années
auparavant – des intellectuels de la cour ottomane s’intéressent à la production
espagnole et italienne sur la conquête de l’Amérique, et ils rédigent un texte intitulé le
Tārīh-i Hind-i Gharbī (L’Histoire des Indes occidentales), qui s’appuie en grande partie
sur les textes d’Oviedo, de Gómara et de Pierre Martyr. Pour compléter le tableau, il
faut noter qu’un intellectuel juif de l’époque, Yosef ha-Kohen, a également entrepris
une traduction en hébreu de la chronique de Gómara, tout en faisant quelques
remarques comparatives sur le sort des juifs de l’Espagne et des Indiens d’Amérique 36.
26 En d’autres termes, la circulation des textes et des matériaux pendant les XVIe et
XVIIe siècles a produit une conjoncture qui permettait un éventail de possibilités quant à
la production historique. Dans son livre récent, intitulé Clio and the Crown, l’historien
américain Richard Kagan a dessiné une vision d’ensemble pour l’Espagne médiévale et
de la première modernité, en allant des simples chorographies jusqu’à la chronique
impériale globalisante d’Antonio de Herrera y Tordesillas37. Pour l’Angleterre
d’Elisabeth, nous pouvons opposer l’histoire très nationale de Raphael Holinshed à la
vision globale d’un Richard Hakluyt, ou même à l’History of the World de Sir Walter
Raleigh, un texte resté inachevé à la mise à mort de l’auteur en 1618 38. Pour prendre un
17

dernier cas, je reviens à un contexte qui m’est très familier, celui de l’Empire moghol de
la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Voici les possibilités historiographiques qui
s’offrent à nous. D’abord, l’Akbar Nāma, grand texte rédigé par Shaikh Abu’l Fazl, qui
commence avec la création du monde pour se restreindre ensuite à une histoire
dynastique classique des sultans timourides en Inde. En deuxième lieu, la chronique de
Muhammad Qasim Firishta, produite en marge de l’Empire moghol mais puisant dans
les textes moghols et antérieurs pour produire une histoire régionale du sous-continent
indien sous domination musulmane. En troisième lieu, le texte hautement personnel et
clandestin de Maulana ‘Abdul Qadir Badayuni, dans lequel on distingue une vision
sceptique des prétentions mystiques et politiques des souverains moghols. Enfin, le
Tārīkh-i Alfī, chronique millénaire de l’Islam, rédigée à plusieurs mains. À ces quatre
productions on peut facilement ajouter une dizaine d’autres textes, parfois écrits du
point de vue des Afghans vaincus par les Moghols, parfois exprimant les doléances des
élites centrasiatiques, déçues du comportement instable de leurs maîtres moghols. Mais
il y existe encore deux textes qui témoignent d’une ambition plus large. L’un a pour
titre Rauzat ut-Tāhirīn (Le Jardin des purs), sans doute un clin d’œil en direction du
Rauzat us-Safā’ de Mir Khwand. Son auteur, Tahir Muhammad Sabzwari, avait été
administrateur mais aussi diplomate, et il avait mené une mission auprès des Portugais
à Goa39. D’où son intérêt appuyé non seulement pour l’histoire de la Birmanie et de
l’Indonésie, mais également pour les problèmes politiques en Ibérie suscités par la mort
du roi Dom Sébastien en 1578. L’autre est plus intéressant encore, son auteur étant
Maulana ‘Abdus Sattar ibn Qasim Lahauri, collaborateur et proche des jésuites à la cour
des empereurs moghols Akbar et Jahangir. Comme chez certains de ses homologues au
Japon, la proximité des jésuites a fini par créer chez lui un sentiment d’hostilité envers
la Compagnie. Mais il a néanmoins pu construire son texte Samarat al-Falāsifa ou Ahwāl-i
Firangistān en s’appuyant partiellement sur les écrits qu’il a reçus d’eux en latin, langue
qu’il maîtrisait fort bien40. La tradition qui débutait avec lui a continué à la cour
moghole, car l’ambassadeur envoyé par Guillaume III, Sir William Norris, s’est fait
piéger dans ses récits contradictoires autour de la Glorieuse Révolution par des
courtisans moghols haut placés.
27 J’arrive à la fin de mon propos d’aujourd’hui. Comme vous le savez, l’histoire globale se
trouve au centre de quelques polémiques, dans ce pays comme ailleurs dans le monde.
On imagine parfois que ce n’est rien d’autre qu’une volonté américaine, vouée à
détruire la bonne vieille tradition d’histoire nationale pour lui substituer une vision
impériale et impérialiste. De leur côté, des auteurs anglophones ont souvent imaginé
que le sujet avait été inventé dans la première moitié du XXe siècle par des auteurs
comme Arnold Toynbee et Oswald Spengler, puis généralisé par la génération qui a
suivi. D’autres historiens des idées, plus ambitieux, ont voulu faire remonter le courant
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en prenant des cas comme celui d’August Ludwig Schlözer,
connu pour ses contributions à la Weltgeschichte41. Ce type d’histoire était considéré
dans cette acception comme un produit de la pensée des Aufklärer allemands et
scandinaves et de leur ouverture exceptionnelle vers le monde. Ce n’est pas un hasard,
par conséquent, si la montée en puissance depuis trente ans des mouvements
postcoloniaux – souvent foncièrement hostiles aux Lumières et à leur héritage
intellectuel, et confondant les propos de Schlözer et de Hegel – a créé des tensions
autour du statut de l’histoire globale.
18

28 Ce que j’ai voulu montrer ici est une partie de la longue et lente évolution de l’histoire
globale comme tendance minoritaire, ou Oppositionswissenschaft, voire plus
modestement comme une espèce de Bièvre contrastée à la Seine plus visible de
l’histoire nationale et impériale. En réalité, la recherche et l’enseignement sur l’histoire
globale de la première modernité ne sont pas sans précédent, ni en France ni même au
Collège de France, bien que le sujet n’ait pas toujours été formellement identifié en tant
que tel. Comme je me suis efforcé de l’expliquer, le champ a une généalogie assez
complexe et variée, mais il est à mes yeux important d’écarter d’emblée l’idée qu’il
s’agit largement d’un champ où la synthèse domine par rapport à une recherche sur
des archives et les textes traités de première main. Cela veut dire qu’il est impossible
d’écrire une histoire globale de nulle part ou – comme certains l’ont proposé – en
adoptant une perspective « extraterrestre ». Comme tout historien, je reste attaché à
des lieux et à des espaces particuliers, et mon savoir est fonction directe d’une
formation à la lecture de textes, d’archives et d’images. Mais ces matériaux ne se
limitent pas à un espace national, et il m’a toujours semblé quelque peu artificiel de
m’identifier simplement à un historien de l’Inde, du Portugal ou des empires de
Grande-Bretagne ou des Pays-Bas, comme j’ai parfois été obligé de le faire. Il s’avère
que dans le monde actuel, il y a un intérêt et une curiosité croissants pour ce type
d’histoire, qui n’est pas voué pourtant – c’est ma profonde conviction – à remplacer
l’histoire faite à une échelle régionale, nationale ou continentale, mais à la compléter.
Je suis également convaincu que l’on peut même trouver de nouvelles synergies en
combinant ces variétés d’histoire sous le même toit.
29 Je vous remercie de votre patience et de votre attention.
Je tiens particulièrement à remercier mes amis Maurice Kriegel et Claude Markovits de leur aide
pour la préparation de cette leçon inaugurale.

ANNEXES
Les enregistrements audio et vidéo de la leçon inaugurale sont disponibles sur le site du
Collège de France : http://www.college-de-france.fr/site/sanjay-subrahmanyam/
inaugural-lecture-2013-11-28-18h00.htm

NOTES
1. Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie
mondiale, trad. de Mathieu Arnoux et Nora Wang, Paris, Albin Michel, 2010 ; Jean-Laurent
Rosenthal et Roy Bin Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China
and Europe, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011.
2. Roger Chartier, « La conscience de la globalité (commentaire) », Annales. Histoire, sciences
sociales, vol. 56, no 1, 2001, p. 119-123, DOI : 10.3406/ahess.2001.279936.
19

Sanjay Subrahmanyam, « Connected histories: Notes towards a reconfiguration of Early Modern


Eurasia », Modern Asian Studies, vol. 31, no 3, 1997, p. 735-762, DOI : 10.1017/S0026749X00017133.
3. Sanjay Subrahmanyam, « Writing history “backwards”: Southeast Asian history (and the
Annales) at the crossroads », Studies in History, vol. 10, n o 1, 1994, p. 131-145, DOI :
10.1177/025764309401000106.
4. Voir la discussion dans : Sanjay Subrahmanyam, « Notes on circulation and asymmetry in two
Mediterraneans, c. 1400-1800 », in Claude Guillot, Denys Lombard et Roderich Ptak (dir.), From the
Mediterranean to the China Sea, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1998, p. 21-43.
5. Nathan Wachtel, « La vision des vaincus : la conquête espagnole dans le folklore indigène »,
Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 22, no 3, 1967, p. 554-585, DOI : 10.3406/ahess.
1967.421550.
6. Joseph Héliodore Sagesse Vertu Garcin de Tassy, Histoire de la littérature hindouie et hindoustanie,
2e éd., 3 vol., Paris, A. Labitte, 1870-1871.
7. C. M. Naim, « Syed Ahmad and his two books called Asar-al-Sanadid », Modern Asian Studies,
vol. 45, no 3, 2011, p. 669-708, DOI : 10.1017/S0026749X10000156.
8. François Hartog, Évidence de l’histoire : ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l’EHESS, coll.
« Cas de figure », 2005, p. 112.
9. Siep Stuurman, « Common humanity and cultural difference on the sedentary-nomadic
frontier: Herodotus, Sima Qian and Ibn Khaldun », in Samuel Moyn et Andrew Sartori (dir.), Global
Intellectual History, New York, Columbia University Press, 2013, p. 33-58.
10. Chase F. Robinson, Islamic Historiography, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
11. André Miquel, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, 4 vol., La
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Haye, Mouton et C , 1967 ; réimp. Paris, Éditions de l’EHESS, 2001-2002.
12. Julie Scott Meisami, Persian Historiography to the End of the Twelfth Century, Édimbourg,
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13. Pour une vision d’ensemble sur ces textes, voir : Sunil Kumar, The Emergence of the Delhi
Sultanate, 1192-1286, New Delhi, Permanent Black, 2007.
14. Jean Aubin, Émirs mongols et vizirs persans dans les remous de l’acculturation, Paris, Association
pour l’avancement des études iraniennes, 1995, p. 84.
15. Ibid., p. 62-63.
16. Ibid., p. 25-26.
17. Francis Richard, Splendeurs persanes : manuscrits du XIIe au XVIIe siècle, Paris, Bibliothèque
nationale de France, 1997, p. 36.
18. David Morgan, « Persian perceptions of Mongols and Europeans », in Stuart B. Schwartz (dir.),
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Other Peoples in the Early Modern Era, New York, Cambridge University Press, 1994, p. 213.
19. John E. Woods, « The rise of Tīmūrid historiography », Journal of Near Eastern Studies, vol. 46,
no 2, 1987, p. 81-108.
20. Muhammad ibn Khawandshah ibn Mahmud, Tārīkh-i rauzat al-safā fī sīrat al-anbiyā’ wa’l-mulūk
wa’l-khulafā’, éd. Jamshid Kiyanfar, 10 vol., Téhéran, Asatir, 1380/2001. Pour des traductions, voir
également Mirkhond, Rauzat-us-Safa, Jardin de pureté, bible de l’Islam ou l’Histoire sainte suivant la foi
musulmane, par l’historien persan Mirkhond, traduit de l’anglais par E. Lamairesse, Paris, G. Carré,
1894.
21. Geoff Wade, Southeast Asia in the “Ming shi-lu”. An Open Access Resource, http://
www.epress.nus.edu.sg/msl.
22. Fernão Lopes, Chrónica de El-Rei D. João I, édité par Luciano Cordeiro, Lisbonne, Bibliotheca de
Clássicos Portuguezes, 1897, p. 17.
23. Gomes Eanes de Zurara, Chrónica do descobrimento e conquista de Guiné, escrita por mandado de
elrei D. Affonso V, édité par Visconde da Carreira et Visconde de Santarém, Paris, J. P. Aillaud, 1841.
20

Pour une discussion de cet auteur, voir Luís Filipe Barreto, « Gomes Eanes de Zurara e o problema
da Crónica da Guiné », Studia, no 47, 1989, p. 311-369.
24. Marcel Bataillon, « L’arabe à Salamanque au temps de la Renaissance », Hespéris, n o 21, 1935,
p. 1-17.
25. António Alberto Banha de Andrade, João de Barros: Historiador do pensamento humanista
português de quinhentos, Lisbonne, Academia Portuguesa da História, 1980.
26. João de Barros, Da Ásia, réimp., Lisbonne, Livraria Sam Carlos, 1974 ; Década II, livre IV,
chap. 4, p. 412-413.
27. Id., Da Ásia, Década II, livre II, chap. 2, p. 107-108.
28. George Huppert, The Idea of Perfect History: Historical Erudition and Historical Philosophy in
Renaissance France, Urbana, University of Illinois Press, 1970, p. 194-197 ; voir aussi la traduction
française de Françoise et Paulette Braudel : L’Idée de l’histoire parfaite, Paris, Flammarion, 1972.
29. Dieter Henrich, Konstellationen: Probleme und Debatten am Ursprung der idealistischen Philosophie
(1789-1795), Stuttgart, Klett-Cotta, 1991.
30. António Galvão, Tratado dos Descobrimentos, édité par Visconde de Lagoa, Porto, Livraria
Civilização, 1944 ; pour un commentaire, voir Sanjay Subrahmanyam : « As quarto partes vistas
das Molucas: Breve re-leitura de António Galvão », in Scarlett O’Phelan Godoy et Carmen Salazar-
Soler (dir.), Passeurs, mediadores culturales y agentes de la primera globalización en el Mundo Ibérico,
siglos XVI-XIX, Lima, Instituto Riva-Agüero, 2005, p. 713-730.
31. Voir l’analyse de Jurgis Elisonas, « An itinerary to the terrestrial paradise. Early European
reports on Japan and a contemporary exegesis », Itinerario, vol. 20, n o 3, 1996, p. 25-68, DOI :
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32. Henri-Bernard Maître, « L’orientaliste Guillaume Postel et la découverte spirituelle du Japon
en 1552 », Monumenta Nipponica, vol. 9, nos 1-2, 1953, p. 83-108, DOI : 10.2307/2382891 (citation
p. 107).
33. A. R. Venkatachalapathy, « Triumph of Tobacco: The Tamil Experience », in Jean-Luc
Chevillard et Eva Wilden (dir.), South-Indian Horizons: Felicitation Volume for François Gros,
Pondichéry, Institut français de Pondichéry et École francaise d’Extrême-Orient, 2004, p. 635-641.
34. Pál Ács, « Pro Turcis and contra Turcos: Curiosity, scholarship and spiritualism in Turkish
histories by Johannes Löwenklau (1541-1594) », Acta Comeniana, n o 25, 2011, p. 25-45. Marie-Pierre
Burtin, « Un apôtre de la tolérance. L’humaniste allemand Johannes Löwenklau, dit Leunclavius
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38. Paulina Kewes, Ian W. Archer et Felicity Heal (dir.), The Oxford Handbook of Holinshed’s
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2005.3979.
21

40. Corinne Lefèvre, « The Majālis-i Jahāngīrī (1608-1611): dialogue and Asiatic otherness at the
Mughal court », Journal of the Economic and Social History of the Orient, vol. 55, n os 2-3, 2012,
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41. Peter Hanns Reill, The German Enlightenment and the Rise of Historicism, Berkeley, University of
California Press, 1975, p. 85-88.

AUTEUR
SANJAY SUBRAHMANYAM
Professeur au Collège de France, chaire d’Histoire globale de la première modernité

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