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JEAN FISETTE

POUR UNE
Ê
% PRAGMATIQUE
DE LA
SIGNIFICATION
SUIVI D’UN CHOIX DE TEXTES
DE Charles S. Peirce
EN TRADUCTION FRANÇAISE

tcuv'ef- 'I
La collection
DOCUMENTS
est dirigée par
Gaëtan Lévesque
Dans la même collection
Angenot, Marc, Les idéologies du ressentiment.
Bertrand, Claudine et Josée Bonneville, La passion au féminin.
Bettinotti, Julia et Jocelyn Gagnon, Que c’est bête, ma belle ! Études sur la presse
féminine au Québec.
Brochu, André, Tableau du poème.
Carpentier, André, Journal de mille jours [Carnets 1983-1986].
Féral, Josette, Rencontres avec Ariane Mnouchkine. Dresser un monument à
l’éphémère.
Karch, Pierre, Les ateliers du pouvoir.
Larouche, Michel (dir). L’aventure du cinéma québécois en France.
Le Grand, Eva (dir). Séductions du kitsch : roman, art et culture.
Léonard, Martine et Élisabeth Nardout-Lafarge (dir.). Le texte et le nom.
Roy, Bruno, Enseigner la littérature au Québec.
Saint-Martin, Lori (dir.). L’autre lecture. La critique au féminin et les textes québé¬
cois (2 tomes).

Saouter, Catherine (dir.). Contestation et propagande. Les pratiques du documen¬


taire.

Tougas, Gérard, C. G. Jung. De l’helvétisme à l’universalisme.


Vachon, Stéphane (dir.), Balzac. Une poétique du roman.
Whitfield, Agnès et Jacques Cotnam (dir), La nouvelle: écriture(s) et lectures(s).
Pour une pragmatique
de la signification
Du même auteur
Introduction à la sémiotique de C. S. Peirce, Montréal, XYZ éditeur, coll.
«Études et documents», 1990.
Paul-Émile Borduas, Écrits I, édition critique préparée par André G. Bourassa,
Jean Fisette et Gilles Lapointe, Montréal, Presses de l’Université de
Montréal, coll. «Bibliothèque de Nouveau Monde», 1988.
JEAN FISETTE CO

POUR UNE
PRAGMATIQUE
DE LA
O

SIGNIFICATION O

éditeur
La publication de ce livre a été rendue possible grâce à l’aide financière du
Conseil des Arts du Canada, du ministère des Communications du Canada,
du ministère de la Culture et des Communication du Québec et du Comité
des publications de l’Université du Québec à Montréal.

©
XYZ éditeur
1781, rue Saint-Hubert
Montréal (Québec)
H2L 3Z1
Téléphone: 514.525.21.70
Télécopieur; 514.525.75.37

et

Jean Fisette

Dépôt légal : 4® trimestre 1996


Bibliothèque nationale du Canada
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ISBN 2-89261-165-2

Distribution en librairie ;
Dimedia
539, boulevard Lebeau
Ville Saint-Laurent (Québec)
H4N 1S2
Téléphone: 514.336.39.41
Télécopieur; 514.331.39.16

Conception graphique et montage ; Édiscript enr.


Maquette de la couverture : Zirval Design
Table des matières

Présentation 11

PREMIÈRE PARTIE
Quelques aspects des fondements théoriques
de la sémiotique peircéenne
1. L’enjeu sémiotique. Pour une théorie peircéenne de la littérature.... 21
2. Interprétation et interprétance. Considérations préliminaires en vue
d’une pragmatique de la signification. 35
3. Le représentamen, le fondement, le signe et l’abduction. Bref mé¬
moire sur l’usage de quelques mots courants à partir d’une sug¬
gestion de David Savan. 59

DEUXIÈME PARTIE
Les relations variables entre les objets du monde et le signe
4. Analyse des niveaux et processus triadiques. Où il sera question de
girouettes et de fleurs de tournesol. 77
5. La durée du signe ou la problématique relation, à son objet, du
signe non figuratif Musique, peinture, poésie. 99
6. Les positions des signes, les pôles de la communication et les voix
de la signification. Un rêve et son analyse, un conte et un fragment
de texte littéraire ; Jung, Andersen, Dostoïevski. 115

TROISIÈME PARTIE
L’icône et la métaphore, et leur prolongement
dans quelques textes littéraires
7. Représentation, iconicité et pragmatisme. La pragmatisme comme
cadre épistémologique, l’icône comme fondement de la représenta¬
tion et l’iconisation comme condition de sa réalisation. 145
8. La métaphore est une plongée dans les territoires de l’imaginaire.
L’hypoicône interprétée en regard de quelques oeuvres du poète
Saint-Denys Carneau. 177
9. La métaphore, le signe étendu et le mouvement de pensée. Lecture
de textes de Charles S. Peirce et d’œuvres de Saint-Denys Carneau 207

Choix de textes de Charles S. Peirce. 243

Lettre de David Savan à Jean Risette. 285

Bibliographie. 291

7
Abréviations
Les abréviations qui suivent sont utilisées pour renvoyer aux différentes
éditions des écrits de Peirce. Les références complètes figurent à la
bibliographie.
A.N. renvoie à «Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu».
C.P. renvoie aux Collected Papers. L’abréviation est suivie, conformément
à l’usage, du numéro du volume, d’un point et du numéro du paragra¬
phe.

E.P renvoie à The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings. L’abré¬


viation est suivie de la pagination.

É.S. renvoie aux Écrits sur le signe. L’abréviation est suivie de la pagina¬
tion.

M. S. renvoie à The Charles S. Peirce Papers. L’abréviation est suivie du


numéro du manuscrit.

N. L. renvoie à «Sur une nouvelle liste de catégories». L’abréviation est


suivie de la pagination.

R.M. renvoie à À la recherche d’une méthode. L’abréviation est suivie de la


pagination.

8
Aux étudiantes, étudiants
et collègues chercheurs
qui ont partagé les discussions
et les plaisirs de la découverte
ayant conduit à la rédaction de ce livre.
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Présentation

Cet ouvrage présente les retombées d’un travail de recherche qui s’est
étalé sur une période de cinq années. En effet, au début de la décennie,
j’avais publié un ouvrage succinct d’introduction à la sémiotique de Charles
S. Peirce. Je terminais en écrivant que, dans ce domaine de réflexion théo¬
rique, qui représente un territoire relativement nouveau dans le cadre des
travaux en sémiotique, s’annonçaient des promesses d’expériences signifiantes
pour l’avenir. Ce livre-ci constitue, à proprement parler, une suite à ce pre¬
mier travail ^ Les conditions ordinaires de la vie d’un universitaire m’ont
conduit à profiter de la quasi-totalité des prestations auxquelles j’ai été
appelé, cours à préparer, conférences à donner, articles à publier, séminaires
et groupes de recherche à animer, etc. pour poursuivre cette recherche. Cet
ouvrage comprend des travaux qui ont été élaborés durant cette période ; s’y
ajoutent, pour plus de la moitié, des inédits qui ont été écrits durant les deux
dernières années.
Peirce fut d’abord et avant tout un logicien autodidacte. Son intérêt pour
la constitution d’une logique ou d’une semeiotic — ces termes sont équiva¬
lents pour lui — était déjà présent dès son premier article publié en 1868
ainsi que dans les articles importants de la fin de la décennie 1870 durant
laquelle, avec son ami de toujours William James, il a fondé la position prag¬
matiste et a même créé ce terme. Pourtant, ce n’est que durant la dernière
partie de sa vie, c’est-à-dire passé l’âge de soixante ans, qu’il put s’y investir
totalement ; habituellement, on donne les conférences sur la pragmatisme,
remontant à 1903, comme date de référence pour indiquer le moment de la
naissance véritable de sa semeiotic. C’est donc dire que le sémioticien qui se
réfère à Peirce s’intéresse aux travaux d’un homme qui est arrivé à l’étape de
la grande maturité et ayant certainement, malgré l’âge, conservé un esprit
toujours vif On comprend alors que Peirce ait avoué qu’il n’avait que défri¬
ché un nouveau territoire qui restait en attente de nouvelles recherches et de
nouveaux développements. Je voudrais ici nuancer ce propos : il est certain
que la pensée de Peirce reste éparpillée entre une multitude de fragments de
texte et que nous devons en quelque sorte la reconstituer; par contre, mal¬
gré cela, nous avons toutes les raisons de postuler, à leur base, une grande
cohésion ; et cette cohésion n’est pas une fixité ; la pensée de Peirce, durant

1. La lecture de cet ouvrage présuppose, chez le lecteur, une connaissance préalable des fon¬
dements de la pensée peircéenne. Pour ceux et celles qui seraient curieux de découvrir
cette pensée et qui n’en maîtriseraient pas les éléments de base, je pourrais suggérer la lec¬
ture de quelques ouvrages d’introduction, dont on trouvera les références dans la biblio¬
graphie: Chenu (1984); Deledalle (1979) et «Commentaire» dans les Écrits sur le signe
(Peirce: É.S.); Everaert-Desmedt (1990); Fisette (1990); Johansen (1993); Savan (1988);
Sheriff (1989).

11
toute la vie de ce dernier, a suivi une ligne de transformation et d’avancée,
et ce même durant l’époque de la grande maturité; j’insiste sur ce point
parce que la principale source de référence pour les écrits de cette période
demeure l’édition des Collected Papers qui est, en fait, un montage théma¬
tique élaboré en dehors de toute prise en compte de la chronologie des
écrits. Or, un effet de sens malheureux de cette publication fut de laisser sup¬
poser qu’il existerait une pensée sémiotique peircéenne exhaustivement
constituée et qui serait systématiquement représentée par cette édition ^ ; ce
qui est certainement faux : Peirce avait raison, l’élaboration de cette sémio¬
tique est présente, mais de façon virtuelle ; elle reste à constituer, en large
partie. Et pourtant, je suis convaincu qu’à y regarder de plus près nous trou¬
vons là les matériaux théoriques essentiels, nécessaires à ce travail. J’ai posé
ce postulat à la base de ma recherche.
Par conséquent, il va de soi que dans cet ouvrage, je ne me réfère qu’à
une partie des travaux de Peirce, celle qui touche le projet de constitution
d’une semeiotic. J’ai omis des pans entiers de sa production, notamment les
travaux scientifiques ainsi que le Traité des graphes existentiels qui a certaine¬
ment représenté une arrière-scène importante à sa réflexion sur les condi¬
tions de la représentation ; ainsi, il est possible que Thomas Sebeok ait eu rai¬
son en affirmant que la notion d’hypoicône demeurerait incompréhensible
en dehors d’une prise en compte de ce traité. J’ai pourtant choisi une voie
différente pour arriver à saisir cette notion qui occupe une position centrale
dans la troisième partie de l’ouvrage : j’ai d’abord tenté de saisir cette notion
sur la base des éléments les plus construits du projet sémiotique, soit les
tableaux des sémiotiques, tels que, par exemple, ils ont été systématisés par
David Savan (1988); puis, je me suis référé à des textes ultérieurs qui
viennent, rétroactivement, conférer un surcroît de signification à cette notion
centrale. En somme, j’ai tenté d’explorer principalement les textes les plus
tardifs, appartenant à cette période où le projet sémiotique, après avoir
connu une première systématisation vers les années 1902-1903, a connu des
avancées, des développements ainsi que d’importantes diversifications.
Cette exploration que je me suis permise de territoires encore largement
inconnus me posait deux difficultés. D’abord, les textes de Peirce sur les¬
quels je m’appuie sont, dans une large mesure, inconnus ; pour permettre au
lecteur de découvrir ces textes, d’y faire lui-même des incursions et, certai¬
nement, ses propres découvertes, j’ai préparé une petite anthologie de ces
textes que j’ai d’ailleurs traduits en français principalement à l’intention de
mes étudiants de langue française. D’autre part, et cette difficulté est plus
sérieuse, ces dernières avancées de la pensée de Peirce arrivent jusqu’à nous

2. De nombreuses études peircéennes omettent cette chronologie qui est effectivement dif¬
ficile à reconnaître et à reconstituer, ce qui conduit fréquemment à des contradictions qui
restent insolubles, par exemple lorsque des fragments séparés de trente ans sont mis en
parallèle ou, comme il arrive fréquemment dans les Collected Papers, quand ces mêmes
fragments sont placés dans une simple séquence linéaire.

12
en dehors de toute systématisation; je pense par exemple aux notions de
signe étendu, de mouvement de pensée, de précepte d’explication du signe, à celle
d’iconisation ou encore à celle du signe donné comme émanation de son objet.
J’ai tenté de faire apparaître entre ces diverses notions cette cohésion à
laquelle j’ai fait allusion plus haut. Mais ces idées, ces propositions théo¬
riques ou encore ces projections risquaient de rester fixées dans une présen¬
tation simple, systématique et abstraite, ce qui aurait marqué une contradic¬
tion, compte tenu du souci évident, dans le texte de Peirce, de rattacher ces
notions à des situations concrètes de la vie courante ; et de fait, dans ceS
fragments tardifs, les notions sont immanquablement construites sur la base
des événements les plus quotidiens.
C’est dans cette perspective que j’ai adopté la position méthodologique
que voici. Mon domaine de recherche et d’enseignement est la littérature. Je
tiens acquis que tant le discours du philosophe — celui de la construction
théorique — que le texte de l’écrivain — qu’il soit poète ou romancier — ins¬
crivent une même recherche, un même parcours orienté vers la création de
nouvelles significations et, simultanément, une réflexion sur les conditions
de la signification. La différence des langages symboliques — texte de
réflexion et texte de création — a depuis longtemps séparé, d’une façon qui
me paraît de plus en plus artificielle, ces activités d’écriture, de manipulation
des signes et de création de nouveaux signes. Il me paraît aujourd’hui incon¬
testable que tant le poète que le philosophe sont à la fois des créateurs et des
penseurs. En somme, je me réfère à Peirce pour mieux comprendre la visée
de l’œuvre de l’artiste et, simultanément, j’explore l’œuvre pour mieux com¬
prendre Peirce et la sémiotique. C’est ma recherche qui m’a conduit à cette
position : ainsi, je prévoyais au départ qu’un poème de Saint-Denys Carneau
me permettrait, au terme de l’analyse, de valider une certaine représentation
que j’aurais préalablement construite des notions d’hypoicône et de méta¬
phore. Or, il s’est produit, sur ma table même de travail, un phénomène
impréA/u : si quelques notions empruntées à la sémiotique me permettaient
de mieux comprendre les conditions formelles d’émergence de la significa¬
tion dans le poème, à l’inverse c’est le poème qui conférait de nouvelles
dimensions au propos théorique comme si ces deux objets, discours théori¬
que et objet de création, étaient liés entre eux à la façon de vases communi¬
cants. Voire plus : la rencontre de ces deux représentamens, les interactions
qui se nouaient entre eux allaient jeter les bases de la constitution de quelque
chose de neuf que je n’avais plus qu’à saisir comme un signe en voie d’éla¬
boration; alors qu’au départ, je m’inscrivais comme l’interprète de ces dis¬
cours, je découvrais, au terme du parcours que j’étais devenu la voix qui
porte ce nouveau signe en regard duquel je laisse aux lecteurs le soin d’assu¬
mer à leur tour la voix de l’interprète. S’il y a une notion qui me paraît essen¬
tielle dans la sémiotique peircéenne, c’est bien celle de semiosis ad infinitum,
soit un développement des signes théoriquement ouvert à l’infini. Je suis
assuré que cette situation que je viens décrire brièvement en constitue une
représentation tout à fait juste. Il est de plus certain, dans mon esprit, que

13
cette position méthodologique est intégralement abductive. C’est donc dire
que je convie mes lecteurs au partage de cette recherche qui n’est, en fait,
qu’une proposition de nouvelles avancées sémiosiques.

Cet ouvrage se présente donc comme une réflexion et une recherche sur
le dernier état de la sémiotique peircéenne qui se construit dans la perspective
de la prise en compte du phénomène littéraire. Or, depuis le début du siècle,
des travaux extrêmement importants et significatifs ont été menés en vue de
construire une sémiotique littéraire. Et de fait, des acquis importants ont été
enregistrés dans la perspective de cette science de la signification. Dans mon
projet initial, j’espérais arriver à mettre en relation les nouveaux acquis que
pourraient révéler cette recherche dans les textes de Peirce avec les principaux
éléments de cette sémiotique littéraire déjà largement constituée. Et ce, pour
une raison très simple : c’est que, dans ce travail, qui s’est étalé au long du pré¬
sent siècle, d’élaboration d’une sémiotique, la pensée de Peirce a été oubliée
ou oblitérée. La difficulté de l’accès aux textes n’explique que partiellement
cette situation; il n’y a nul doute dans mon esprit que l’envergure de cette
entreprise épistémologique ainsi que l’exigence d’un renouvellement en pro¬
fondeur de nos habitudes de pensée fournissent des explications plus convain¬
cantes de cette étrange situation où un nouveau domaine de savoir s’est cons¬
truit sur la mise à l’écart de son plus grand fondateur.
Pourtant, j’ai dû, très tôt, me rendre à l’évidence : le savoir sur la semeio-
tic est encore trop peu avancé pour permettre maintenant cette congruence.
Il m’est apparu qu’il y avait une tâche urgente et, en quelque sorte, prélimi¬
naire à accomplir: celle d’explorer les textes de Peirce et d’en reconstruire
la cohésion, non pas dans une simple visée historique, mais pour nous, en
regard de nos préoccupations d’aujourd’hui, de nos savoirs, de nos visées et
de nos curiosités. Et cette tâche est énorme. En conjonction avec d’autres
chercheurs répartis un peu partout dans le monde, souvent des camarades
avec lesquels je suis en relation, j’ai voulu participer à ce travail. L’arrimage
des études peircéennes avec les travaux plus diversifiés de la sémiotique
s’imposera de lui-même au moment où il deviendra possible. Sans aucune
fausse modestie, je dois reconnaître que je me situe simplement dans une
position préliminaire par rapport à ces travaux à venir.
L’entreprise de la création d’une semeiotic — c’est le terme qu’employait
Peirce pour dénommer son projet spécifique — appartient, de plein droit à
l’ensemble des diverses entreprises d’élaboration d’une science de la signifi¬
cation que l’on désigne sous le terme générique de sémiotique. L’apport par¬
ticulier de Peirce, c’est de poser la question de la signification dans la pers¬
pective d’une pragmatique de la signification, d’où le postulat central : le signe
ou la sémiose est action, activité de production de nouvelles significations ;
dans un fragment tardif, il précisera le sens de ce projet; «[...] le pragma-

14
tisme applique la pensée à l’action, mais exclusivement à l’action conçue. »
(C.P. 5.388, Note 3. 1906) En somme, malgré les affirmations de quelques-
uns^, je suis assuré que cette semeiotic est, à proprement parler, une sémio¬
tique qui ne peut que contribuer à enrichir immensément les travaux déjà
construits dans le cadre de cette entreprise.
Pourquoi Peirce? Au delà des explications déjà données, je voudrais
apporter à cette question une réponse d’un autre ordre. Comme l’avait déjà
proposé Gérard Deledalle (1990a), Peirce fut le premier à introduire une pen¬
sée américaine — ce terme étant pris au sens large, désignant le continent
et non uniquement les États-Unis — dans la philosophie; et la spécificité
américaine s’inscrivit par le biais du pragmatisme qui ne pouvait qu’aboutir
à une sémiotique. En tant que fils et filles du continent américain, que nous
soyons du Nord ou du Sud, nous avons toutes les raisons d’imaginer que
cette pensée puisse rejoindre avec une certaine justesse, comme de
l’intérieur, nos représentations symboliques autant qu’une certaine qualité
d’un imaginaire qui nous serait propre. Ce qui n’empêche évidemment pas,
que l’œuvre de Peirce s’inscrive dans la lignée des grandes pensées philoso¬
phiques qui représentent le trésor de la pensée de l’humanité. Prendre acte
de la spécificité d’une pensée, en démonter son appartenance et les apports
potentiels, c’est une façon qui me paraît particulièrement sûre d’affirmer
l’universalité de la pensée.

J’ai tenté, dans la présentation de cet ouvrage, de constituer le mouve¬


ment sémiosique qui conduit à la construction d’un signe. Or, et c’est une

3. Par exemple :«[...] l’idée d’une Sémiotique de Peirce nous paraît une contradiction dans les
termes, tant les réflexions sur le signe sont indissociables de l’ontologie qui les commande,
et donc du réalisme sémiotique... Il est tout à fait illusoire [...] si on est sémioticien, [...] de
justifier son ignorance totale en matière de logique formelle — logique et sémiotique. »
(Tiercelin 1993:268-9). Que le projet de Peirce ait été essentiellement conçu, à son origine,
dans la perspective d’une logique formelle, tous l’admettent. Seulement, une simple prise
en compte de la ligne d’avancée de la pensée de Peirce (ce qui implique que l’on tienne
compte de la chronologie des textes, un aspect qui est malheureusement oblitéré dans
l’ouvrage, pourtant fort pénétrant sous d’autres points de vue, de Claudine Tiercelin) révé¬
lera, dès le premier regard, que le projet d’une logique formelle a abouti, comme le mani¬
festent à l’évidence les textes les plus tardifs, à un questionnement qui s’inscrit parfaitement
dans la réflexion sémiotique telle qu’elle a été élaborée au cours du présent siècle.
En 1902, Peirce écrivait à un ami nommé Cattell un lettre où il faisait part de son intention
de rédiger un traité de logique. On peut lire ces quelques phrases : « I hâve my doubts as to
whether tought or reasoning is, properly speaking, an operation of the soûl. At any rate, whe-
ther it be so or not, it is the business of logic, as 1 conceive it, to treat it just as if it were not.
Now, since I am by no means a mere formai logician, — holding formai logic to be nothing
but a useful mathematical adjunct to logic proprer, — to make a completely satisfactory
account of reasoning in ail its éléments without saying one word about mental operations is
a Work never done & a very large job. [...] And now, I am at the very height of my philoso-
phical powers, & am also in admirable trim for work. » (cité dans Brent 1993 : 277-278).

15
notion sur laquelle je reviens constamment, un mouvement de sémiose ne suit
pas un développement linéaire : il ressemblerait plutôt au mouvement d’une
spirale qui repasse incessamment dans les mêmes lieux tout en marquant des
enrichissements, si bien que le même objet est fréquemment revu, la lecture
et les acquisitions étant différentes d’un passage à l’autre. C’est que l’appren¬
tissage — et pas seulement dans la logique de la phanéroscopie — n’est pas
le fait d’une simple accumulation de données, mais bien le fait d’une intégra¬
tion des connaissances qui se fait, pourrait-on dire, simultanément dans les
deux orientations de l’esprit, à la façon d’un regard successivement tourné
vers l’extérieur, cherchant dans le monde de nouveaux objets de savoir, et
tourné vers l’intérieur, cherchant à construire une nouvelle cohésion, à créer
une nouvelle conscience. Je suggérerai que cet apprentissage, ce processus de
découverte que j’ai voulu afficher clairement dans son mode de fonctionne¬
ment spécifique, correspond moins à une pensée établie et sûre d’elle-même,
avançant par déductions, qu’à des processus abductifs inscrivant des tentati¬
ves, des propositions nouvelles venant se greffer sur les précédentes pour les
nuancer, les déplacer. Ce qui ne se fait évidemment pas sans une certaine
rigueur, mais aussi avec une certaine souplesse de l’esprit, un certain espace
laissé à l’imaginaire : je préférerais parler d’une discipline douce.
On comprendra, dans ces conditions, que je revienne à quelques re¬
prises sur les mêmes notions et les mêmes illustrations qui appartiennent au
cœur de la réflexion de Peirce. Je retiendrai ici deux exemples : tous les com¬
mentateurs de Peirce — et je m’inclus dans cette collectivité — se sont heur¬
tés à cette énigme ; nous sommes dans les signes, nous sommes nous-mêmes
signes. Puis, second exemple, ce passage où Peirce se référé aux fleurs de
tournesol, cherchant à établir les conditions suivant lesquelles ces fleurs de
soleil accéderont au statut de signe. Je reviens à plusieurs reprises à ces deux
cas; en fait, comme je viens de le suggérer, je réexamine ces lieux, cher¬
chant, chaque fois, à les situer dans un contexte ou une problématique
renouvelée. Je crois que c’est là la condition de la compréhension et de la
découverte.

J’invite donc le lecteur à suivre ce parcours sémiosique où il trouvera les


problématiques suivantes. L’ensemble est divisé en trois parties répondant,
dans une perspective large, aux trois grandes catégories de la phanéroscopie :
les conditions de l’élaboration théorique, les relations entre les signes et les
objets du monde, et enfin le prolongement sémiosique de la théorie dans
d’autres entreprises de signification, notamment ici le texte littéraire. Je
pourrais présenter ainsi les enjeux de chacun des chapitres 1. L’enjeu sémio-

4. Et au lecteur qui ne connaîtrait de la sémiotique peircéenne que les éléments de base et


qui voudrait, par cette lecture, faire des apprentissages suivant une linéarité un peu plus

16
tique où, de façon très générale, je cherche à saisir les conditions d’une ren¬
contre entre la pensée peircéenne et les travaux de sémiotique tels qu’ils ont
été élaborés au cours du siècle. 2. Interprétation et interprétance : ce texte a été
écrit en collaboration avec mes étudiants de niveau gradué ; sur la base des
corpus de chacun, nous avons tenté de jeter les bases d’une pragmatique de
la signification. 3. Le représentamen, le fondement, le signe et l’abduction: pre¬
nant prétexte d’un simple problème de terminologie — comment dénommer
le premier constituant du signe —, je vise ici, en réalité, à saisir la différence
entre un simple objet du monde reconnu comme artefact et un signe, puis à
établir les conditions suivant lesquelles l’artefact devient signe, et à l’inverse,
comment le signe risque de perdre sa nature sémiosique pour redevenir un
simple artefact. 4. Analyse des niveaux et processus triadiques: ce chapitre ori¬
gine d’une activité d’enseignement où je cherchais à mieux définir quelques
notions de base et la fonction qu’elles pourraient occuper dans la saisie de
différents représentamens ; la problématique spécifiquement peircéenne est
ici mise en relation avec la définition que proposait Émile Benveniste du pro¬
jet sémiologique. 5. La durée du signe: considérant des objets d’art non figu¬
ratifs, l’expérience picturale des Automatistes, notamment celle de Paul-
Émile Borduas, puis l’écriture exploréenne de Claude Gauvreau, et, en me
référant aussi à l’expérience de l’audition musicale, je cherche une solution
à l’apparent paradoxe d’un signe qui se refuserait à représenter un objet du
monde; une rencontre inopinée s’effectue ici entre Peirce et Jean-Jacques
Rousseau. 6. Les positions des signes, les pôles de la communication et les voix de
la signification : explorant trois corpus empruntés à Jung, à Andersen et à
Dostoïevski, je cherche à construire trois problématiques qui, dans leur inté¬
gration, seraient à même de saisir le mouvement sémiosique que constitue
tout texte, puis d’amener ce même texte, compte tenu de son niveau de com¬
plexité, à nous aider à mieux comprendre ce qu’est le signe ; c’est ce chapi¬
tre qui propose les notions et les concepts qui semblent s’avérer utiles sinon
nécessaires pour saisir le phénomène littéraire dans une perspective spécifi¬
quement peircéenne. 7. Représentation, iconicité et pragmatisme: je prends
prétexte des conditions de la lecture d’un texte, de l’audition d’une pièce
musicale et du visionnement d’un tableau pour établir, dans sa relation à la
position philosophique du pragmatisme, la notion d’icône et cette autre
notion qui en découle, inscrivant le dynamisme du mouvement sémiosique,
l’iconisation. Les deux derniers chapitres forment un ensemble consacré à la
métaphore. 8. La métaphore est une plongée dans les territoires de l’imaginaire :
tel qu’indiqué plus haut, j’établis une corrélation entre quelques œuvres du
poète Saint-Denys Garneau et quelques fragments du texte de Peirce consa¬
crés à la métaphore ; il s’avère, au terme de l’analyse, que chacun des dis¬
cours vient expliquer l’autre. 9. La métaphore, le signe étendu et le mouvement
de pensée: m’appuyant sur d’autres œuvres de Saint-Denys Garneau ainsi

académique, je suggérerais la lecture des chapitres suivant cet ordre ; 1, 4, 2, 7, 3, 5, 6, puis


les deux derniers chapitres.

17
que sur un fragment où Peirce se laisse porter, à la façon d’un écrivain, par
les signes, j’explore quelques notions spécifiques aux textes les plus tardifs
de Peirce et où le projet d’une semeiotic — qui est essentiellement l’élabora¬
tion d’une pragmatique de la signification — trouve son aboutissement, c’est-
à-dire là où doit commencer notre réflexion.
J’ai trouvé utile de publier en annexe la traduction d’une lettre extrê¬
mement riche d’observations et de suggestions que m’avait écrite, il y a
quelques années David Savant, un des plus grands commentateurs de Peirce.
Puis, comme la réflexion de Peirce porte essentiellement sur des relations
entre différents artefacts devenant signes, j’ai tenté d’illustrer ces processus
de sémiose par le biais de montages graphiques qui, reprenant un enjeu dont
fait état le texte, tentent de le saisir, autrement, sur un mode visuel. Enfin, j’ai
introduit, dans le corps du texte, en caractères italiques, des commentaires
marginaux marquant des ouvertures de la problématique vers des ailleurs] il
s’agit là d’une voix off, par laquelle je fais, en quelque sorte, des clins d’œil
au lecteur, préférant limiter les notes infrapaginales à des précisions d’ordre
plus proprement académique.

Pour une pragmatique de la signification. Ce terme pragmatique reconnaît,


exactement à l’opposé du sens vulgaire qu’a fini par prendre ce mot dans
l’usage courant, un lieu symbolique, ouvert et souple qui, au delà d’une
stricte entreprise de fixation des signes en relation avec un contexte immé¬
diat ou référé, permette d’inscrire les diverses aventures de la signification, à
l’intérieur d’avenues dont la destination est, la plupart du temps, imprévisi¬
ble. Le mot signification n’a de sens que comme un partage ou comme une
socialité de l’esprit ; le terme pragmatique, quant à lui, appelle à la reconnais¬
sance de certaines qualités morales de l’esprit ; une disponibilité, une liberté,
une générosité.

Montréal - Orford,
février 1996

18
PREMIÈRE PARTIE

Quelques aspects
des fondements théoriques
de la sémiotique peircéenne
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1. L’enjeu sémiotique.
Pour une théorie peircéenne de la littérature

Je chercherai ici à faire le point sur l’état actuel de la sémiotique litté¬


raire : son passé, ou plutôt ses passés, ses réalisations, ses projets et, me per¬
mettrai-je encore ici le pluriel, ses avenirs. Je créerai, peut-être artifi¬
ciellement, une position charnière; j’essaierai pourtant de dessiner cette
position d’un entre-deux, conscient du fait que les déclarations de rupture
n’existent toujours qu’au niveau du discours : ce sont, en fait, toujours des
performatifs ; la théorie est faite de transformations graduelles qui finissent
toujours par être reconnues comme telles, après coup : c’est là le travail des
historiens.
Je me situerai à un niveau assez distancié pour interroger une tendance
qui a marqué notre champ disciplinaire depuis une dizaine d’années. Mon
point de départ sera le suivant : un peu partout dans la communauté interna¬
tionale des sémioticiens, on a vu d’abord une curiosité, puis un intérêt mar¬
qué, et enfin des tentatives sérieuses d’intégration de la sémiotique peir¬
céenne à notre territoire, la tentation étant grande de voir en Peirce une
solution de rechange aux bases épistémologiques et méthodologiques d’ori¬
gine saussurienne et hjelmslévienne qui assurent le fondement de nos tra¬
vaux depuis quelques décennies. Or, entre Saussure — Hjelmslev et Peirce,
il y a une fracture, une marge qu’il n’est pas si facile de sauter : cette ques¬
tion a constitué un aspect important du travail de réflexion des années qua¬
tre-vingt et j’en prendrai comme exemples deux déclarations, toutes deux
datées de 1985, marquant l’extrême de l’hésitation et l’extrême de l’opti¬
misme qui caractérisent cette perception de l’apport peircéen chez les
sémioticiens appartenant à la tradition sémiologique ^
D’abord, le scepticisme : Marc Angenot, dans le cadre d’un pamphlet
très virulent à l’égard du projet sémiotique écrivait;
Une épistémologie comparée de F. de Saussure et de C. S. Peirce, et plus
généralement des logiques et théories de la connaissance moderne, permet
trait peut-être de concevoir des médiations et des rapprochements possi¬
bles. En attendant cette étude qui n’est pas accomplie, tout rapprochement

1. L’usage des termes sémiotique et sémiologie engendre la plus grande confusion. Dans le
cadre de cet ouvrage, j’opte pour la solution suivante : je réserverai le terme « sémiologie »
aux travaux qui appartiennent à la tradition saussurienne et le terme «sémiotique»
(comme traduction du semeiotic peircéen) aux travaux et aux développements notionnels
liés à la pensée de Peirce. Cependant, je conserverai le terme « sémiotique» dans les réfé¬
rences à Hjelmslev, suivant son propre choix, ainsi que dans l’expression sémiotique litté¬
raire, bien que les travaux qui s’y rapportent soient, dans leur ensemble, liées à la pensée
sémiologique.

21
1

facile entre la logique de Peirce et le fonctionnalisme saussurien ne peut


qu’engendrer la confusion.

11 faut dire, car cela s’est rarement dit, que la rencontre des mots «semio-
tics » (Peirce) et « sémiologie » (Saussure) est un pur et simple accident de
la phraséologie philosophique qui n’impliquait aucune communauté de pen¬
sée et aucun intertexte scientifique commun entre les deux chercheurs.
(Angenot 1985 : 38 et 39)

Puis l’enthousiasme. Umberto Eco voyait dans la notion d’interprétant une


voie et vraisemblablement une lumière pour ouvrir le territoire sémiotique,
pour rendre compte de la circulation des signes dans ce labyrinthe, suivant
l’image qu’il donne, de ce lieu.
[...] toute la vie quotidienne se présente comme un réseau textuel où les
motivations et les actions, les expressions émises à des fins ouvertement
communicatives, ainsi que les actions qu’elles provoquent, deviennent des
éléments d’un tissus sémiosique où n’importe quelle chose interprète
n’importe quelle autre chose.

Et, il ajoute en note :


Ce pansémiotisme, en faisant en sorte que toute chose fonctionne comme
interprétation du signifié d’une autre, à travers son apparente fuite méta¬
physique en avant, préserve en réalité la catégorie de signifié de tout plato¬
nisme. À travers les interprétants, les déterminations du signifié comme
contenu deviennent en quelque sorte physiquement, matériellement, socia¬
lement accessibles et contrôlables. (Eco 1979: 57)^

Que ce soit un accident terminologique ou bien une issue, une voie de sor¬
tie à la relative fermeture qu’impose la rigueur des modèles de référence pre¬
mière, une chose est certaine : la logique peircéenne exerce une fascination ;
je crois que ces positions extrêmes marquent un moment d’incertitude dans
notre réflexion : dans cet entre-deux, de Saussure-Hjelmslev à Peirce, dans
cet espace d’hésitation, il semble qu’un déplacement épistémologique s’opère
actuellement. À quelles nécessités répond-il? Je laisserai aux historiens de
demain le soin de répondre à cette question.

Pourtant, je ne puis m’empêcher de rapprocher cette instabilité actuelle


dans les modèles théoriques du mouvement que Scarpetta a traité sous le
titre de L’impureté (Scarpetta 1985: 389), marquant par là la sortie de
l’époque des grandes utopies révolutionnaires et des avant-gardes, puis
l’entrée dans une nouvelle période dénommée par le terme, assez flou il est
vrai, de postmodernisme. Or, cette hésitation que connaît actuellement la
réflexion sémiotique rencontre de façon assez juste, me semble-t-il, les dif-

2. L’emploi par Umberto Eco du terme « signifié » constitue en fait une contradiction dans le
mesure où cette notion, appartenant à la sémiologie saussurienne, se définit par l’arbitraire
(le caractère conventionnel), donc par la stabilité de son rapport fonctionnel au signifiant ;
il serait plus logique de se placer dans une problématique proprement peircéenne et
d'employer l’expression «objet dynamique» ou, plus simplement, le terme «signe».

22
férents aspects que Scarpetta reconnaît à la postmodernité, à savoir Vimpureté
dans le croisement et l’hétérogénéité des références, la réutilisation, à un
second degré des mêmes matériaux vue comme un recyclage, l’effet de
déréalisation dans les entreprises de représentation et, au niveau des retom¬
bées esthétiques, le traitement du mal par le mal comme procédure première
de l’instance critique. Comme quoi la réflexion critique et le travail d’élabo¬
ration théorique sont toujours historiquement datés, participant aux enjeux
idéologiques et aux interrogations esthétiques de l’époque où ils s’inscrivent.
Cela étant posé, je limiterai mon propos à la question centrale qui me
préoccupe ici. J’essaierai donc, dans les quelques pages qui suivent, de
suivre à la trace quelques unes des grandes lignes de la problématique sus¬
citée par ce mouvement de décentrement épistémologique, et de dresser un
bref aperçu des conditions de réalisation de ce que pourrait être une sémio¬
tique littéraire d’appartenance peircéenne.
Si les sémioticiens de la littérature se réfèrent de plus en plus fré¬
quemment aux notions et aux concepts empruntés à Peirce, il n’en demeure
pas moins que subsiste une difficulté qui devient une question cruciale pour
nous : de quelle façon opérer le passage entre une théorie abstraite et extrê¬
mement puissante d’une part et, d’autre part, l’objet singulier qui nous inté¬
resse ici, soit le texte littéraire ou, d’une façon un peu plus générale, le phé¬
nomène littéraire. Entre les deux termes, il manque une articulation, une
médiation à faire naître qui serait une théorie du texte.
Des difficultés majeures se présentent à nous. D’une part, la sémiotique
peircéenne est d’abord une épistémologie qui s’est construite contre la tra¬
dition cartésienne et dans une distance critique par rapport à l’épistémolo¬
gie hégélienne ; or, ce sont là les fondements sur lesquels repose notre pen¬
sée sémiologique. D’autre part, la pensée peircéenne, pour cohérente qu’elle
soit, représente un ensemble extrêmement touffu et polyvalent, ouvrant
simultanément des horizons vers une pluralité de directions: les lectures
nombreuses, différentes et parfois divergentes de Peirce en témoignent
abondamment, alors qu’une clarté toute cartésienne caractérise nos référen¬
ces habituelles.
La pensée de Peirce étant complexe, nuancée et somme toute étrangère
à notre passé et à nos habitudes intellectuelles, il nous faut procéder avec une
délicatesse doublée d’une infinie prudence : la lecture de Peirce nécessiterait,
si l’on me permet cette allusion, des prolégomènes : pour l’économie de mon
propos, je m’arrête à quelques aspects qui seront, c’est évident, au nombre de
trois ; 1. le déplacement qui s’opère dans la perception du signe; 2. le dépla¬
cement qui s’opère dans la définition de l’objet de la sémiotique ; et enfin, 3. le
déplacement qui s’opère dans la conception même du projet sémiotique.
Je ne prétends pas construire une théorie du texte] plus modestement, je
chercherai à montrer quelques conditions épistémologiques nécessaires à
cette théorie qui, j’en suis assuré, est en train de naître.

23
La perception du signe : le passage d’un imaginaire spatial
à un imaginaire temporel
En comparaison avec la définition saussurienne du signe, la sémiotique
peircéenne conduit à un assouplissement : le signe, au lieu d’être donné
comme une entité formée d’avance, devient un processus, un mouvement ;
en termes systémiques, nous dirions que nous passons du solide au liquide,
du fixe au relatif, de l’unité prédéfinie sur des réseaux paradigmatiques à une
entité qui a quelque chose de difficilement saisissable. Ce ne sont là encore
que des approximations; en essayant de préciser cette perception pre¬
mière — et primaire —, j’en suis arrivé à déplacer cette représentation : tous
les modèles théoriques que nous puisons chez les représentants de la sémio¬
logie d’inspiration saussurienne, que ce soit chez Hjelmslev, Lévi-Strauss ou
Greimas, se ramènent à un découpage notionnel qui se représente de façon
extrêmement précise et fort efficace par le biais de schémas ou de tracés
graphiques : serait-ce que l’imaginaire qui sous-tend ces avancées théoriques
est d’abord — et peut-être exclusivement — d’ordre spatial et visuel? Or, il
est significatif que le tableau graphique des neuf cases chez Peirce ainsi que
les dix parcours logiquement possibles qui en sont déduits ont quelque chose
de très difficile à représenter dans l’espace. C’est que le signe étant par défi¬
nition mouvement, processus, il n’y figure pas au sens strict ; cette table ne
saisit pas le signe, elle en illustre plutôt les conditions d’existence ; le signe
ne peut qu’en être déduit.
Un fragment du texte peircéen a été lumineux pour moi ; au delà de ces
représentations graphiques, le signe y est défini comme une instance tempo¬
relle: la perception immédiate de l’objet est liée à des instants séparés qui,
théoriquement, s’égrènent suivant une ligne discontinue, comme des îlots ;
ce sont là, propose Peirce, des «points dans le temps» d’une durée infinité¬
simale ; or, une conscience de la séquence de ces instants, de ces moments
séparés de perception engendre une conscience de la continuité où la per¬
ception devient médiate, c’est-à-dire que la conscience accède à une saisie
de l’inférence, soit la relation de ces instants ; cette saisie de l’inférence, c’est
précisément le lieu de la semiosis.
Suivant cette définition, où le processus de la sémiose est saisi comme
conscience de l’inférence entre des moments ponctuellement séparés, le
signe ne peut prendre corps que dans la nécessaire continuité temporelle. Et
de fait, Peirce écrit :«[...] les idées tendent à s’étendre continuellement et à
affecter certaines autres qui entretiennent à leur égard une relation particu¬
lière d’affectibilité » (C.P 6.104; É.S. 87). Cette relation particulière d’affectibi-
lité n’est, en fait, qu’une autre façon d’affirmer la nécessaire temporalisation
du processus de la semiosis.
Pour reprendre ma métaphore, je dirais que la semiosis ne réside ni dans
les perceptions successives des îlots, ni dans la représentation synthétique
de l’archipel, ce qui nous ramènerait au modèle spatial, mais plutôt dans la
conscience du mouvement temporel de la vision sautant d’un îlot à un autre,

24
ce moment même où naît la conscience d’un enchaînement ou d’une infé¬
rence. Si cette métaphore nous paraît «tordue», c’est qu’elle est de l’ordre
du visuel alors que nos représentations mentales, en ce qui concerne les
notions abstraites, sont habituellement d’ordre graphique ou spatial. Alors,
plus simplement, pensons à notre perception lorsque nous écoutons une
fugue de J. S. Bach ; ce ne sont pas les notes séparées qui font sens, ni la tota¬
lité de la pièce saisie comme structure, mais cette conscience, immanente à
l’écoute, de l’enchaînement des notes et des autres procédés musicaux, de
l’inférence qui relie les sons entre eux.
Le signe est défini dans un continuum temporel plutôt que dans un décou¬
page spatial^.
Umberto Eco a tenté d’introduire cette idée fondamentale du continuum
à l’intérieur de la problématique hjelmslévienne; c’est ainsi qu’il a repris, de
Hjelmslev, le tableau classique de la stratification du signe linguistique en lui
adjoignant un anneau périphérique (remarquez les annotations géométri-
oues auxquelles je dois me référer!) comportant l’inscription continuum ou
matière : la logique de cet ajout tient en ceci : le même matériau, qu’il soit
d’ordre visuel, olfactif, auditif ou autre, remplit successivement et/ou simul¬
tanément les fonctions de substrat et au plan de l’expression et au plan du
contenu. Relisons la légende : « La matière, le continuum dont les signes par¬
lent et par lequel ils parlent, est toujours le même [...]» (Eco 1984: 60) La
démonstration est à peu près convaincante ou, en tout cas, conforme à
l’esprit peircéen, si ce n’est que le tableau devient contradictoire : à quoi cor¬
respondent les divisions entre les deux fonctifs si l’anneau périphérique, le
continuum, les homogénéise? La solution de continuité ne peut avoir d’exis¬
tence que dans une temporalité et alors les discriminations préalablement
établies, de fixes qu’elles étaient, deviennent relatives, relatives au processus,
au texte, au temps.
11 découle de cette position que c’est la conception même du texte qui
est remise en cause. Si le sémioticien de la littérature opère ce décentrement
et envisage la construction d’une nouvelle théorie du texte, ce dernier devra
être pensé, non plus comme le lieu de réalisation — le procès, disait
Hjelmslev — d’enjeux et de problématiques posés dans un autre lieu,
abstrait ; le texte devra être imaginé non plus comme un espace graphique
qui soit un lieu de réalisation, mais comme un mouvement, une dynamique,
définis dans le temps, engendrant leur propre sémiose.
Prenons un exemple plus précis. Le conte ou le récit populaire ne pourra
plus être analysé comme la réalisation plus ou moins parfaite d’une sé¬
quence prédéterminée de fonctions narratives auxquelles se superpose,
comme une strate géologique plus récente, un tissu discursif; au contraire.

3. La problématique de cette distinction, présentée sous les termes du visible et de Y audible,


a été élaborée dans une perspective quelque peu différente par Javier Garcia-Mendez
(1987).

25
l’écheveau textuel sera analysé comme un processus temporel où, par exem¬
ple, les relations d’engendrement des actes narratifs sont inséparables des
lois et des déterminants discursifs : non plus superposition de strates, mais
processus interactifs entre composantes. Inversons la proposition. Le récit
populaire qui est réductible à une séquence prédéterminée de fonctions nar¬
ratives et où le discours ne figure que comme outil mimétique de représen¬
tation constituerait un produit textuel qui serait arrêté, limité à la secondéité.
Ce texte n’est plus qu’un indice fermé à la sémiose proprement dite.

L’épistémologie peircéenne nous permet d’entrer dans la véritable


semiosis où le discours ne sera plus l’outil de représentation d’un substrat
narratif Nous trouvons enfin un cadre épistémologique permettant d’affir¬
mer que le signe n’est pas une composante du texte ; c’est le texte lui-même
qui est signe, c’est-à-dire un moment dans un processus sémiosique qui le
dépasse.

La définition de l’objet : le passage du « sémiologique »


au « sémiosique »
Eliseo Veron a bien mis en évidence le fait que la sémiotique peircéenne
n’est pas taxinomique, mais bien analytique, et ce, malgré les effets de sens
que pourrait entraîner le fameux tableau des neufs cases ; les positions, pro¬
pose-t-il, n’y définissent pas des types de signes, mais bien des modes de fonc¬
tionnement (Veron 1987: 111); inversement, il n’est que de relire Saussure,
qui, en cela sera repris par Hjelmslev, pour se remémorer qu’il donnait la
synchronie comme régie de base à toute démarche scientifique et définissait
la science linguistique, et par voie de conséquence le projet sémiologique,
comme une opération de classification des signes. La question étant saisie de
ce point de vue, il apparaît que la tradition sémiologique européenne serait
beaucoup plus prés d’une visée taxinomique.

Or, dans la perspective d’une sémiotique littéraire, il faut admettre


qu’une visée taxinomique ne peut que reporter des objets textuels à l’inté¬
rieur de catégories préalablement déterminées par l’Institution, et alors le
débordement des catégories par un objet littéraire singulier est donné
comme un plus, un effet de connotation, et est renvoyé aux effets de sens,
pour ainsi dire à l’état de résidu textuel.

Ce qui est rejeté là constitue l’essentiel chez Peirce, car c’est précisé¬
ment par le biais de cette articulation logique que se définit la fonction ana¬
lytique et, par voie de conséquemment, la notion même de semiosis. Repre¬
nons l’une des définitions que propose Peirce du signe ;«[...] il tient lieu [...]
de quelque chose sous quelque rapport.» (C.P 2.228; É.S. 121): la relation

4. Plus proprement un «légisigne indiciaire rhématique», ce signe dégénéré que Peirce illus¬
tre par le pronom démonstratif.

26
du signe à son référent, c’est ce que Peirce nomme Vobjet immédiat^] cette
relation n’a d’existence que la durée d’un instant, d’un «point dans le
temps», dit-il. Or, le signe représente aussi, comme à un second degré, dans
l’instant qui lui succède immédiatement et s’y superpose dans la conscience,
son mode de relation à l’objet qui, d’immédiat qu’il était, devient par le fait
même dynamique.

On pourra proposer qu’ainsi l’effet de sens est sitôt rattrapé; ce qui


entraîne comme conséquence qu’entre le signe et l’objet la relation n’en est
pas une de simple équivalence ou de substitution; et corrélativement le
signe paraît, suivant l’heureuse expression de Peirce, comme une émanation
de l’objet^. Ce déphasage entre le signe et son objet, cette non-coïncidence
partielle, l’instabilité même de la relation, c’est ce que Peirce nomme Yobjet
dynamique^ : c’est ce à quoi renvoie l’expression sous quelque rapport de la
définition du signe.
La semiosis comprend et excède le sémiologique de la même façon que
l’objet dynamique déborde l’objet immédiat, ou encore, suivant les termes
proposés plus haut, comme le fluide introduit un déphasage entre les valeurs
fixes. Et lorsqu’un mouvement de sémiose s’est arrêté, le signe se limite à
l’objet immédiat : c’est la «mort du signe», la fixation dans la secondéité.
Cette saisie de la semiosis donnée comme un processus ne peut avoir de
logique que si elle est située dans un continuum temporel. L’objet dynami¬
que, propose Peirce, tient à des habitudes antérieurement acquises puis à ce
que Veron appelle des potentialités d’expériences signifiantes dans le futur
(Veron 1987; 119).
D’une certaine façon, c’est l’incertitude des effets de sens qui définit la
dynamique du signe ; on reconnaîtra que seule une démarche analytique
peut saisir un objet aussi instable.
Ce passage d’une visée taxinomique à une visée analytique entraîne des
conséquences considérables sur la définition de l’objet d’une sémiotique lit¬
téraire. Quelles lignes directrices peut-on dégager de ces propositions dans
la perspective d’une théorie peircéenne du texte ? Je me contenterai de sug¬
gérer quelques aperçus, sans les développer.

5. Plus précisément «[...] l’objet comme le signe lui-même le représente.» (C.P. 4.536); il
s’agit en somme du signe, tel que les sémioses antérieures l’ont constitué et nous le livrent
dans le temps actuel.
6. «[...] tout signe a. en acte ou virtuellement, ce que nous pouvons appeler un précepte
d’explication suivant lequel il faut le comprendre comme étant, pour ainsi dire, une sorte
d’émanation de son objet.» (C.P. 2.231 ; É.S. 123)
7. L’objet dynamique, écrit Peirce, «par un moyen ou un autre, parvient à déterminer le signe
à sa représentation» (C.P. 4.536; É.S. 189).

27
Le texte déborde sa propre existence comme objet factuel
Le texte littéraire ne paraît plus seulement comme un point d’arrivée, un
lieu de cristallisation d’enjeux idéologiques, d’images archétypales ou des
symboles particuliers à une culture donnée ; en plus, le texte est vu comme
un moment, le fait d’un croisement de différents processus de la semiosis ; le
texte, suggère Eco (1984; 75), est fait d’instructions pragmatiques', certes,
mais ces instructions, précisons-le, loin de renvoyer à une fixation de l’objet
référentiel ou à un effet de détermination du sujet lisant, sont des relances
de l’inférence dans les sentiers multiples de l’imaginaire. C’est d’ailleurs de
cette façon qu’il faut comprendre la notion d’interprétant renvoyant non pas
au destinataire, mais bien à cette relance de la sémiose ; d’ailleurs le « prag¬
matisme» de Peirce® est à comprendre dans cette même acception.

Le texte littéraire, de ce point de vue, est un signe de multiples possibi¬


lités débordant sa propre existence comme objet factuel®. Si l’écriture et la
lecture sont de l’ordre de l’inférence, le plus souvent abductive, la sémiotique
littéraire ne pourra se contenter encore longtemps de remplir une simple
fonction d’inférence déductive, ramenant l’objet textuel à une taxinomie, à
des catégories préalablement déterminées.

La pluralité des systèmes de référence

Une tradition solidement ancrée depuis Mallarmé et Valéry définit


l’objet littérature comme l’expérience ultime de la langue qui se retourne sur
elle-même pour se constituer comme un objet quasi «sacré». Ce postulat a
été repris sous maintes formes, que ce soit le logocentrisme affirmé par des
théoriciens tels Benveniste et Barthes^^ ou la définition de la fonction

8. C’est d’ailleurs de cette façon que Veron (1887: 149) lisait le «pragmatisme» de Peirce;
non pas, écrit-il, un « soi-disant chapitre de la sémiotique portant sur les liens entre les
signes et ceux qui les utilisent», mais «une façon d’envisager les signes dans leur en¬
semble ».
9. «A literary work, then, is a sign of possibility experienced, according to Peirce as rhema-
tic Symbol. Even though it may contain many propositions and arguments, as for exemple,
a work of fiction frequently dœs, these must be seen in contex as part of a sign of possi¬
bility. The fact that a class eight sign, a rhematic symbol, may be a word or an entire text
is important to emphasize because of what that implies about the nature of literary art.
Peirce définition of a rheme are meant to be applicable to ail classes involving rhemes »
(Sheriff 1981: 67).
10. « La nature de la langue, sa fonction représentative, son pouvoir dynamique, son rôle dans
le vie de relation font d’elle la grande matrice sémiotique, la structure modelante dont les
autres structures reproduisent les traits et le mode d’action.» (Benveniste 1969: 63)
11. «[...] il faut en somme admettre, dès maintenant, la possibilité de renverser un jour la pro¬
position de Saussure: la linguistique n’est pas une partie même privilégiée de la science
générale des signes, c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique qui, dans ces
conditions, deviendrait une trans-linguistique. » (Barthes 1964: 81)
Je signale toutefois que cette prise de position remonte à 1964 et que, par après, Barthes
a produit quelques analyses sémiologiques, par exemple dans L’empire des signes et dans La
chambre claire, qui relèvent d’une problématique fondée sur une définition beaucoup plus

28
poétique de Jakobson. Or, toute l’épistémologie peircéenne tend à affirmer
une conception beaucoup plus large, plus diffuse et plus dynamique du
signe : l’objet littéraire, dans cette perspective, devient un processus de la
semiosis, parmi d’autres; il s’alimente à une pluralité de systèmes et de
codes par lesquels il se réalise, et qu’il déborde, nécessairement. Si l’on se
place, non plus exclusivement dans la perspective du métalangage (encore
ici la schématisation graphique me paraît déterminante) mais dans celle de
la semiosis, il ne me semble pas évident que la langue constitue le point de
départ et le point d’arrivée, l’alpha et l’oméga, la matrice originaire et l’inter¬
prétant final obligés de la sémiose opérée par le signe littéraire. Le retour¬
nement du signe littéraire sur le seul code de la langue ne peut que conduire
à figer le signe, en arrêter le mouvement. C’est que le dynamisme du signe
littéraire ne peut s’analyser qu’en regard de la pluralité de systèmes ou de
codes de référence qui en constituent l’environnement.

Le texte comme maillon dans un processus sémiosique qui le


dépasse

L’objet littéraire, dans cette perspective d’un « pansémiotisme » devient


un maillon, un moment dans un processus généralisé de la sémiose qui défi¬
nit une culture. Si l’on se place dans la logique de l’économie de notre cul¬
ture actuelle, on admettra que le signe littéraire ne peut plus être pensé
exclusivement dans la logique interne de ce que l’Institution a défini comme
la littérature; l’objet littéraire doit être recentré, replacé dans l’ensemble de
tous les autres processus sémiosiques : le cinéma, la peinture, la musique,
la circulation de l’information, etc. Dans ces conditions, le littéraire pourra
être lu comme mouvement, inférence, intertexte, dialogisme, remplissant, au

large et surtout plus dynamique du signe. Je n'en prends comme exemple, que ce passage :
«[...] ce qui nous importe, c’est de montrer des départs de sens, non des arrivées (au fond,
le sens est-il rien d’autre qu’un départ?). Ce qui fonde le texte, ce n’est pas une structure
interne, fermée, comptabilisable, mais le débouché, du texte sur d’autres textes, d’autres
codes, d’autres signes.» (Barthes 1973: 31-32: Je souligne.)
12. Ce terme est ici emprunté à Benveniste (1969), qui le définit dans un schéma binaire
« interprétant-interprété » où ces termes renvoient à la relation qui s’établit non pas entre
signes, mais entre systèmes. Ce faisant, Benveniste reprend la notion hjelmslévienne de
fonctif Le terme diffère donc substantiellement de son usage chez Peirce où il renvoie,
dans la définition de la semiosis, au passage à la tercéité, La différence entre les deux
acceptions du terme «interprétant» paraît encore plus nette si l’on prend en considération
le fait que chez Benveniste ce terme marque le « terminus », l’aboutissement de la fonction
sémiotique, alors que chez Peirce, l’interprétant constitue à la fois l’opération signifiante à
l’intérieur du signe et, de ce fait même, le maillon, la condition et le lieu même de la
relance du signe dans le processus infini de la sémiose,
13. Ce qui nous conduit au seuil d’une sémiotique de la culture, telle que l’envisageait il y a
quelques années Louis Francœur (1985: 219) : « Dans le mécanisme de la culture, enten¬
due comme intelligence collective et interprète, la traduction d’un message dans un autre,
son interprétant, souvent plus développé que le premier, est le lieu de l’élaboration des
nouveaux messages culturels. [...] Aucun appareil monologique ne pourrait être considéré
comme un appareil pensant, c’est-à-dire susceptible de produire de nouveaux messages. »

29
même titre que les signes appartenant à d’autres codes mais suivant un
mode qui lui est spécifique, sa fonction d’interprétance.

Genres majeurs et mineurs

Je ne donne qu’un exemple du changement de valeurs qu’entraîne un tel


déplacement de perspectives. Nous avons l’habitude de poser une distinc¬
tion entre «grande littérature» et «littérature populaire» ou, suivant les ter¬
mes utilisés par Scarpetta, entre le majeur et le mineur. Or si l’on substitue à
ce schéma la problématique peircéenne de l’objet dynamique, de la mou¬
vance des signes, on arrivera peut-être à la constatation que souvent des
signes littéraires jugés « mineurs » sont extrêmement dynamiques alors que
des objets littéraires reconnus parce que répondant aux canons institution¬
nels ne dépassent pas le stade de la reproduction de codes tout faits : alors
force serait de reconnaître que ces objets littéraires ne débordent pas le
niveau de l’iconique, n’accèdent pas au processus dynamique de la semiosis.

Si, comme je le crois, plusieurs d’entre nous se sentent mal à l’aise dans
ces catégories héritées d’un autre âge où l’Institution littéraire régnait de
façon quasi monopolistique sur toute forme de représentation il me paraît
qu’une sérieuse prise en compte de cette notion d’objet dynamique et du
«pansémiotisme » qui en découle permettrait de constituer de nouvelles
coordonnées où le signe littéraire pourrait mieux respirer dans son environ¬
nement culturel.

Le décentrement épistémologique ici opéré peut être représenté comme


le passage de l’objet textuel ou — plus largement — littéraire, défini comme
réalisation d’une potentialité structurale, à une opération sémiosique qui ne
sera saisissable que si elle est replacée dans son environnement, puisqu’elle
n’est qu’un moment dans un processus beaucoup plus ample, plus hétéro¬
gène, renvoyant à l’ensemble de la culture (ce dernier terme étant ici pris
dans son acception anthropologique). En définitive, la question devient celle-
ci ; une sémiotique littéraire d’inspiration peircéenne est-elle pensable en
dehors d’une sémiotique de la culture ?

La définition du projet sémiotique : de la certitude


des métasémiotiques au « faillibilisme »

Dès 1868, la pensée de Peirce se construisait en opposition au cartésia¬


nisme. Et la critique était très nette :

14. La notion même de «postmodernisme» en constitue une illustration fort significative: ce


terme définissant une problématique culturelle et une sensibilité esthétique origine non
pas de l’Institution littéraire mais, dans ce cas-ci, de celle de l’architecture. Or, la difficulté
que nous, littéraires, rencontrons à lui donner une acception précise révèle bien la fluidité
des valeurs lorsque l’on se place dans une problématique polysystémique.

30
Nous ne pouvons commencer par douter de tout. Nous devons commencer
avec tous les préjugés que nous avons réellement lorsque nous abordons
l’étude de la philosophie. Ce n’est pas par une maxime que nous pouvons
nous défaire de ces préjugés, car ils sont d’une nature telle qu’il ne nous
vient pas à l’esprit de pouvoir les mettre en question. Ce scepticisme initial
sera donc une pure illusion, et non le doute réel. [...] C’est donc un prélimi¬
naire aussi inutile que d’aller au pôle Nord pour se rendre à Constantinople
en longeant un méridien. On peut, il est vrai, dans le cours de ses études
trouver des raisons de mettre en doute ce qu’on avait commencé par croire ;
mais dans ce cas, on doute parce qu’on avait une raison positive de le faire,
et non en vertu de la maxime cartésienne. Ne prétendons pas douter en phi¬
losophie de ce dont nous ne doutons pas dans nos cœurs. (C.R 5.265. R.M.
65-66.1886)

Encore ici, cette position se définit dans le temps. Le doute ne peut être
posé comme un préalable, comme une étape antérieure à la pensée ; au con¬
traire, le doute, la critique, la remise en cause de valeurs préalablement
acceptées ne peuvent surgir qu’au cœur même du mouvement de la pensée ;
iis sont immanents au processus même de la semiosis. Dans un développe¬
ment ultérieur de la pensée de Peirce, cette même idée sera reprise sous une
formule plus hardie : avant de porter sur les signes, la pensée est elle-même
signe. C’est donc dire que ce moment d’instabilité dans la relation signifiante
dont j’ai parlé plus haut, ce déphasage caractérisant l’objet dynamique, défi¬
nit aussi la pensée sémiotique, qui est elle-même processus de sémiose.
Le point central que je veux retenir ici peut être ramené à ces quelques
aspects: 1. la pensée, contre le postulat cartésien, est dans l’impossibilité
logique de faire «table rase » des acquis de culture (ce qui nous renvoie à la
position prise par Scarpetta) ; 2. la pensée n’est toujours qu’un moment, une
phase à l’intérieur d’une temporalité qui la déborde 3. la pensée critique se
définit comme un processus continu ; 4. loin de pouvoir s’arrêter sur une cer¬
titude, elle est toujours en mouvement, comme la semiosis, affirme Peirce,
est illimitée. Un terme central chez Peirce définit cette condition de la pen¬
sée, celui de « faillibilisme » :
Le principe de continuité, écrit-il, est l’idée du faillibilisme objectivé; [...] le
faillibilisme est la doctrine suivant laquelle notre connaissance n’est jamais
absolue, mais nage toujours, pour ainsi dire, dans un continuum d’incerti¬
tude et d’indétermination. (C.R 1.171 ; É.S. 91)
11 sera évident aux yeux de tous que cette position épistémologique défi¬
nissant la pensée comme «continuum d’incertitude et d’indétermination»
s’oppose de façon absolue à la glossématique de Hjelmslev^®. Ce qui est
remis en cause ici, c’est, au premier chef, ce modèle logique situant la pen¬
sée critique dans une extériorité, à la fois à distance et dans une hauteur, par

15. Par exemple : « La théorie du langage ne peut être vérifiée, ni confirmée, ni infirmée. Elle
n’admet qu’un contrôle : la non-contradiction et l’exhaustivité du calcul. » (Hjelmslev
1943:29)

31
rapport à l’objet analysé qu’est le signe. Encore ici le questionnement
qu’induit Peirce remet en cause la netteté de ces découpages. Classification,
taxinomie, mise en ordre, hiérarchisation, voilà des termes qui tous renvoient
à une saisie spatiale, faite de découpages, de frontières, de discriminations
entre les divers ordres de motivation du signe, d’appartenance à différents
fonctifs, etc. 11 semblerait que le décentrement vers la logique peircéenne
implique le déplacement de la notion de « discrimination » qui nous est pour¬
tant fondamentale (pensons à tous ces termes techniques portant le suffixe
« ème ») vers celle de « continuum ».

La difficulté que l’on rencontre en tentant de prendre en compte cette


idée de la continuité, c’est cette représentation, encore ici graphique, de
l’enchâssement des sémiotiques et des métasémiotiques où la pensée, s’éloi¬
gnant toujours plus des signes-objets, risque d’évacuer le moment de la
semiosis, de se perdre dans les hauteurs de l’abstraction. Ce qui est en cause
ici, c’est l’implication du sujet et la place de la réflexion théorique dans le
processus de la semiosis. Force est de reconnaître que la notion d’interprétant
tend ici à se substituer à celle de métalangage, moins parce qu’elle s’y oppose
que parce qu’elle l’englobe dans le processus temporel de la semiosis.

C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre le choix opéré par
Umberto Eco, au début de la décennie, d’opposer l’image de l’encyclopédie
à celle du dictionnaire, soit celle d’un univers polymorphe où tous les par¬
cours de la sémiose, toutes les inférences seront permis à l’encontre d’une
structuration logico-sémantique rigide prédéterminant des formes canoni¬
ques de représentation de l’univers. Ce qui est en cause ici, c’est la capacité
qu’a le texte de déjouer les formes imposées de la construction du sens.

Le passage à une sémiotique littéraire fondée sur ces postulats peircéens


implique la révision d’un certain nombre de schémas qui caractérisent notre
démarche ainsi que nos habitudes intellectuelles; en voici deux, à titre
d’illustrations.

Un texte est un processus de sortie de lui-même

La rencontre d’un texte particulier et de schémas formels reconnus se


fera dans le sens non plus d’une application ou d’une vérification, mais d’une
confrontation d’où aucun des deux termes ne sortira indemne.

Un texte est un processus de sortie de lui-même ; le poème nous conduit


ailleurs, ce qu’avait bien vu Rimbaud ; si le regard des Chats de Baudelaire
conduit au sentiment de l’éternité, le mouvement de sémiose tient moins au
contenu de cette métaphore (ou plutôt « synecdoque généralisante ») qu’au

16. Je ne referai pas ici le procès maintes fois accompli de l’épistémologie du savoir scienti¬
fique et de la définition du sujet ; je voudrais simplement souligner au passage que la pen¬
sée peircéenne contenait déjà cette critique.

32
processus de déplacement, à l’inférence, à la fuite hors du regard des Chats.
La simple métaphore, considérée depuis toujours comme le procédé le plus
fondamental de l’effet littéraire, est à relire comme moment privilégié de la
semiosis: par elle, écrit Enrico Carontini (1989), «[...] nous assumons para¬
doxalement, à la fois l’envie de comprendre et le désir d’ignorer». C’est que
la métaphore inscrit l’instabilité même du sens, le mouvement de la semio¬
sis. Ce que les poètes ont su de tout temps.

Les démarches créatrices et critiques

Enfin, ce point qui me paraît essentiel : la frontière séparant les démar¬


ches analytiques, théoriques et créatrices devient poreuse, pour ne pas dire
problématique. Replaçons cette représentation dans un continuum temporel,
et il devient évident que ce sont là des moments à la fois successifs et enche¬
vêtrés à la façon des thèmes d’une fugue, c’est-à-dire des moments plus ou
moins distincts participant d’un même processus de sémiose, ce que Roland
Barthes avait bien vu lorsqu’il prédisait le retour du sémioticien à l’activité
de l’écriture. Aujourd’hui, le tenant d’une théorisation épurée de toute acti¬
vité créatrice me paraît être devenu un anachronisme. Je soupçonne que
dorénavant la recherche en littérature et la recherche littéraire se rapproche¬
ront de plus en plus jusqu’au point où ces deux pratiques seront considérées
comme les moments enchevêtrés d’une seule et même activité créatrice.
Le postulat d’une semiosis illimitée ne peut que nous rapprocher du
créateur pour qui les formes, les objets esthétiques, le processus même de la
création visent toujours une perfection qui doit cependant rester inacces¬
sible pour donner tout son sens à l’activité créatrice. Le concept de la semio¬
sis illimitée ne nous donnerait-il pas enfin accès à la démarche de l’artiste
qui, comme l’écrit Borduas (1947: 279), puise sa dynamique dans cette
« relation troublante » qu’est l’« espoir de beauté » ?

33
2. Interprétation et interprétance.
Considérations préliminaires en vue
d’une pragmatique de la signification

[...] aucune pensée actuelle présente (qui est


un simple sentiment) n’a de signification, de
valeur intellectuelle: car celles-ci ne résident
pas dans ce qui est actuellement pensé mais
dans ce avec quoi cette pensée peut être liée
dans la représentation par des pensées subsé¬
quentes; de sorte que la signification d’une
pensée est quelque chose de totalement virtuel.

Charles S. Peirce, « Quelques conséquences de


quatre incapacités» (1868), dans R.M. : 84.

De quelque façon que l’on examine la question de l’interprétation, il est


un postulat commun à tous les modèles théoriques qui ont été construits
pour rendre compte de cette opération : c’est que le représentamen de
départ que l’acte interprétatif prend pour objet, est reconnu, dans la pers¬
pective de la signification, comme virtualité ; c’est ce trait même de la virtua¬
lité qui légitime tout processus interprétatif

Dans le cadre des travaux de notre groupe de recherche ^ nous avons


voulu examiner comment l’acte interprétatif peut être pensée dans la pers¬
pective du pragmatisme tel qu’il a été élaboré par Charles S. Peirce, Pour ce
faire, nous avons, au départ, avancé quelques propositions extrêmement
générales que nous avons voulu soumettre à l’épreuve d’une grande variété
et d’une grande diversité de situations sémiosiques. Le caractère collectif de
cette réflexion trouve là son inscription la plus nette, la diversité des objets
sémiotiques convoqués reflétant la diversité des participants. Nous avons
postulé, au cours de notre réflexion, que la saisie successive d’objets aussi
différents nous conduirait à des propositions très générales qui viendraient
soutenir le travail de chacun. En ce sens, les objets traités sont plus que des
exemples ou de simples illustrations ; ils marquent les étapes successives de
notre réflexion alors que se construisait une problématique. À la différence
de la majorité des travaux scientifiques généralement publiés dans des

1. Ce texte constitue une version écrite largement augmentée d’une communication qui a été
présentée dans le cadre d’un colloque, tenu à l’Université du Québec à Montréal les 13 et
14 novembre 1992, sous le titre L’interprétation et te texte littéraire. Ont collaboré à la rédac¬
tion de ce texte les chercheurs suivants, tous membres du groupe de recherche que j’ani¬
mais, Représentation iconique et pragmatisme: Rachel Belzile, Alain.-J, Cusson, Sandrine
Donkers, Gilbert Dupuis et Martin Sylvestre.

35
ouvrages savants, la problématique théorique est donc donnée à la toute fin
du texte, comme un aboutissement du travail de réflexion collective et cons¬
titue une proposition que nous soumettons aux lecteurs.

Nous avons choisi comme point de départ le récent débat ^ qui a été
tenu entre Umberto Eco et Richard Rorty sur la question de l’interprétation.
Nous présentons les principaux enjeux de cette discussion sous la forme des
questions que voici.
La cohésion textuelle peut-elle venir limiter l’interprétation ? Quel accès
le lecteur peut-il avoir à Yintentio operis et à Vintentio auctorisl Peut-on et, si
oui, comment, établir une distinction entre l’interprétation d’un texte et son
utilisation? La lecture est-elle réductible, comme le propose Rorty, à une
simple réaction à des sîimuli? Peut-on et, si oui, comment limiter ce
qu’Umberto Eco nomme les uncontrollable drives of the reader? La notion de
semiosis ad infinitum peut-elle justifier la totalité des interprétations imagi¬
nables ?
Pourtant, nous ne chercherons pas à répondre de façon ponctuelle à
chacune de ces questions. Nous chercherons plutôt à construire un contexte
général en nous donnant comme point de départ une simple métaphore, à
savoir le sens du mot interprétation tel qu’il est utilisé lorsqu’on parle d’une
interprétation musicale, théâtrale ou encore chorégraphique d’une œuvre ou
bien un récital de poésie soit une exécution ou une réalisation particulière. Et,
de ce point de vue, nous interrogerons les conditions sémiotiques de Vinter¬
prétation.
Pour ce faire, notre démarche suivra trois étapes : 1. rappeler brièvement
les principes du pragmatisme; 2. définir et illustrer différentes situations
sémiosiques en regard de leurs réalisations ou prolongements interprétatifs ;
3. revenir à la définition du signe comme action et saisir l’interprétation
comme un processus particulier d’interprétance qui trouve à se fixer, provi¬
soirement, conduisant à de nouveaux acquis de savoir par le biais de ce que
Peirce nomme des changements d’habitude. Enfin, nous terminerons sur des
propositions générales concernant ces deux notions clefs que sont l’interpré¬
tation et l’interprétance.

Le pragmatisme

Quelques mots très brefs pour nous situer sur le terrain du pragmatisme
qui sous-tend nos propositions concernant l’interprétation. Le pragmatisme

2. Richard Rorty. «The pragmatist’s progress», p. 89-108 et Umberto Eco, «Reply», p.l39-
151, dans Eco (1992).

36
au sens strict, qui trouve son lieu d’incidence dans les domaines des scien¬
ces de la nature, pourrait se ramener à la formulation suivante :
Une hypothèse scientifique — qui peut être aussi élémentaire que la simple con¬
naissance du lithium, pour reprendre l'exemple de Peirce (C.P. 2.330) — n’accède
au statut de savoir, donc de signe, que sur la base d'une connaissance de ce que
seront les effets de l’objet — soit, dans ce cas-ci, les particularités physique et chi¬
mique du lithium — qui permettront de le reconnaître et de Putiliser dans l'indus¬
trie. Le pragmatisme, pris au sens étroit, appelle à une vérification en laboratoire.

En somme, le pragmatisme définit le savoir strictement comme une


avancée ou une prospective.

Lorsque nous nous plaçons dans le champ des sciences de la significa¬


tion, la position pragmatiste doit être pensée dans un sens élargi qui pourrait
se ramener à la formulation suivante : une idée émise ou représentée, donc
un représentamen, n’accéde au statut de signe que si elle est saisie globale¬
ment y compris ce qu’elle deviendra dans sa vie sémiosique ultérieure.

Ainsi un texte — représentamen littéraire — n’accédera au statut de


signe que s’il peut être saisi globalement avec ses effets de sens ultérieurs,
c’est-à-dire ce qu’il deviendra dans le processus ultérieur de sa vie sémio¬
sique.

Autrement dit, connaître un texte, un tableau ou toute autre forme de


représentation, c’est embrasser ce que seront, potentiellement, ses prolon¬
gements : ses lectures, ses interprétations, sa situation de complémentarité
avec d’autres textes. Rappelons la définition que Peirce a donnée du signe,
célèbre pour sa concision : « a thing, knowing which, we know something
more >> (« Lettre à Lady Welby » datée du 12 octobre 1904, C.P. 8.332). Ce que
Peirce nomme le serait du signe, l’interprétant, appartient intégralement au
signe lui-même.
En regard du pragmatisme pris au sens large, il n’y a pas de vérification
possible en laboratoire. On parlera plutôt d’une validation qui se construira
sur la base d’un consensus s’établissant dans la communauté des esprits qui
accueille ce signe. Là réside évidemment le point central de la question qui
nous intéresse et nous y reviendrons plus bas.
Peirce («Comment rendre nos idées claires», C.P. 5.401 ; R.M., 163-164.
1879) propose un exemple particulièrement significatif de l’avancée du sa¬
voir conçue dans une perspective pragmatiste.
Se reportant à l’un des plus anciens débats théologiques qui, durant des siècles, a
séparé catholiques et protestants, il reprend la question en ces termes : le Christ est-
il ou non présent sous les Saintes-Espèces? La perspective pragmatiste, dans
laquelle il s’inscrit, le conduit à la réponse suivante: si l’effet de la communion est
le même chez les Catholiques et les Protestants, à savoir un sentiment de «nour-
rissement» spirituel, une impression de renforcement, un acquis de force spirituelle
par le biais d’une activité symbolique, alors, la question est une fausse question (et
effectivement elle est quelque peu byzantine).

37
De façon évidente, claire et simple, Peirce passe du mode de l’interpré¬
tation à celui de l’interprétance, de l’herméneutique au pragmatisme. La
réponse réside non pas en amont, dans le symbole lui-même, mais bien dans
ses prolongements, dans ses retombées. Autrement dit, le signe est incom¬
préhensible en dehors d’une prise en compte des conséquences de son
action.

L’interprétation dans une perspective pragmatiste

En 1905, Peirce reprenait la définition du pragmatisme^ en l’appliquant


aux conditions spécifiques de l’interprétation ;
Je vais reformuler ceci en d’autres termes, parce que, bien souvent, on peut
ainsi éliminer une source d’embarras inattendue chez le lecteur. Cette fois,
je la ferai au mode indicatif, comme suit: toute la portée intellectuelle de
n’importe quel symbole consiste dans la somme de tous les modes géné¬
raux de conduite rationnelle qui, en fonction de toutes les circonstances et
de tous les désirs différents possibles, s’ensuivrait de l’acceptation du sym¬
bole. (C.P.5.438; R.M. 333. 1905)

Encore dans cette définition, les termes n’importe quel, tous les modes géné¬
raux, toutes les circonstances et tous les désirs reprennent ce caractère central
du pragmatisme, à savoir l’affirmation d’une ouverture sur les possibles à
venir et surtout la résistance de la signification à toute forme de limitation.
Cette position jette un nouvel éclairage sur la question, indiquée plus haut,
que posait Umberto Eco à propos des uncontrollable drives of the reader. Ce
qui ne signifie pas pour autant que la position pragmatiste autorise la totalité
des interprétations possibles, car alors, la signification, définie comme une
totalité, perdrait toute spécificité. Force est donc de sérier les différents
aspects de la question.

On pourrait retenir provisoirement, au titre d’un caractère de la signifi¬


cation saisie dans une perspective pragmatiste, l’impossibilité d’une saisie
exhaustive. La contrepartie serait la suivante : la signification lorsqu’elle est
saisie ou arrêtée, est toujours liée à une action ponctuelle.

Notre hypothèse de départ s’appuie sur ce caractère nécessairement


ponctuel de la signification : d’un point de vue pragmatiste, il n’y a pas de
différence entre l’acte de lecture d’un texte et l’exécution, par un interprète,
d’une pièce musicale ou, par un comédien, d’un monologue théâtral. Dans
tous les cas, il s’agit d’une action ponctuelle.

On proposera que Y interprétation — le mot étant pris dans le sens d’exé¬


cution — renvoie à deux fonctions ; représenter l’œuvre — c’est alors une
opération — et prolonger l’œuvre ^ c’est alors, au sens propre, Y action du

3. Qu’il nomme alors le pragmaticisme pour marquer la spécificité de sa conception par rap¬
port à l’usage qu’en fait, à cette époque, son vieil ami William James.

38
signe^. Nous proposons que ces deux fonctions de l’opération et de l’action
(ou bien représentation et prolongement) sont rigoureusement indisso¬
ciables : pas de prolongement sans représentation ; pas de représentation
sans prolongement. Et nous ajoutons, pas d’existence sémiosique sans
représentation. Là est le sens de Y exécution.

Rappelons cette phrase que nous tirons de S/Z, le dernier grand


ouvrage structuraliste de Roland Barthes (1970; 11): « Interpréter un texte,
ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre),
c’est au contraire apprécier le pluriel dont il est fait. » Dans la perspective
structuraliste qui était alors la sienne, Barthes postulait une capacité de
l’esprit à accéder à la totalité des sens considérés comme immanents au
texte. Si la position pragmatiste accrédite cette idée du pluriel du texte,
qu’elle reprend sous la notion de semiosis, en revanche elle conduit à une
idée beaucoup plus radicale : ce pluriel est théoriquement illimité ; et, en rai¬
son de cette illimitation, il n’est accessible que sous forme d’une réalisation
qui s’étale dans des temps et des lieux diversifiés à venir, en dehors de tout
principe d’immanence. C’est cette définition de la semiosis qui commande
les conditions de l’interprétation.

Une interprétation (ce mot est pris suivant l’acception qu’il trouve dans
la tradition de l’herméneutique) ne diffère pas fondamentalement de l’inter¬
prétation prise au sens d’exécution. Dans tous les cas, l’acte d’interpréter cor¬
respond à un moment, à une phase, provisoirement arrêtée du mouvement
de l’avancée du signe, soit de la sémiose ; cet arrêt momentané est nécessaire
comme réalisation du signe, c’est-à-dire comme représentation iconique
d’un état du savoir ou de la conscience à un moment donné.

Dans un projet de lettre non terminé, Peirce énumérait brièvement les


conditions nécessaires à la compréhension d’un signe :
Pour arriver, tout simplement à lire un signe et à le distinguer d’un autre, on
doit posséder une capacité assez fine de perception, une connaissance des
contextes dans lesquels ces manifestations sont données, ainsi qu’une con¬
naissance des conventions propres au système de signes auquel il appar¬
tient. Pour saisir un objet, il faut une expérience préalable de ce qu’est cet
objet individuel. [...] Reconnaître l’interprétant, c’est-à-dire ce que le signe
lui-même exprime, exige une très haute puissance de raisonnement. (C.P.
8.181. 1903. Une traduction de ce fragment figure en annexe.)

L’interprétation consiste à reconnaître l’interprétant', c’est donc dire que,


en vertu de la position pragmatiste, toute interprétation est un processus.

4. Cette distinction entre opération et action, empruntée à Balat (1986), sera reprise au cha¬
pitre 4.

39
une mise en action du mouvement sémiosique qui fait d’un représentamen
donné un signe.
Or, les représentamens, dans leur existence spécifique, se caractérisent
par des traits qui peuvent être très diversifiés. Ainsi, suivant les divers cas
auxquels on pourrait s’intéresser, certains des éléments nécessaires à la com¬
préhension du signe font souvent défaut, que ce soit la connaissance des con¬
ventions propres à un système donné de signes, ou une expérience préalable de
l’objet désigné (ce que Peirce nomme généralement une connaissance collaté¬
rale). Enfin, l’esprit (ou la communauté d’esprit) qui reçoit un signe pourrait
ne pas posséder la haute puissance de raisonnement nécessaire à la reconnais¬
sance de l’interprétant.

Différentes classes de signes en regard de leurs prolongements


interprétatifs
Nous entendons ici proposer un tableau (non exhaustif) de quelques
situations sémiosiques où des carences en ce qui concerne les conditions de
la compréhension du signe entraînent comme conséquence de rendre quasi¬
ment impossible la pratique herméneutique (classique) de l’interprétation et,
par conséquent, de forcer un processus de semiosis qui pourrait être ad infi-
nitum, soit des mouvements d’interprétance seuls susceptibles de générer
des significations.
Ce qui nous ramène aux questions que nous avions posées au début:
l’interprétation est-elle soumise à Vintentio auctoris? Ou, pour le redire autre¬
ment, le créateur d’un objet symbolique reste-t-il, pour toujours, propriétaire
de son œuvre ? Conserve-t-il un droit d’interprétation — en quelque sorte, une
propriété symbolique — qui serait éternel? Et si Vintentio auctoris nous était
inaccessible pour diverses raisons ? Alors ce droit serait illusoire ou inappli¬
cable. L’interprétation est-elle soumise à Vintentio operisl Et si celle-ci, dans
ce qui faisait la spécificité d’un signe à son origine, nous était tout aussi inac¬
cessible ?

L’inaccessibilité de Vintentio operis et de Vintentio auctoris est-elle excep¬


tionnelle ? Et si, suivant une inversion de la perspective, une inaccessibilité
partielle paraissait comme une condition du prolongement de la semiosis?
Voilà des questions auxquelles nous tenterons de répondre en nous
appuyant sur une diversité de situations sémiotiques.

Enfin, une dernière remarque préliminaire. Force est de reconnaître une


différence, sinon de nature du moins d’ampleur, entre, d’une part, un signe
simple tel un slogan publicitaire ou, pour reprendre les exemples classiques
des indices, tels un nuage annonciateur de pluie ou bien le niveau atteint par

40
la colonne de mercure sur un thermomètre et, d’autre part, les signes com¬
plexes tels un texte littéraire, une œuvre musicale ou un tableau. Si l’on
reconnaît que, dans tous les cas, le travail de l’interprétance paraît comme
une action ultérieure se déroulant dans l’esprit de celui qui reçoit le signe et
qui l’interprète, il n’en subsiste pas moins une différence importante. Dans le
cas des signes simples, le mouvement de l’interprétance se déroule ailleurs,
dans un lieu autre (l’enregistrement du niveau de la température se fait dans
mon esprit, dans la représentation que je me fais pour moi-même de la jour¬
née à venir alors que, dans les cas des signes complexes, l’esprit de l’inter¬
prète retourne pour ainsi dire le travail de l’interprétance sur le représenta-
men de départ où en quelque sorte il le reconstruit. D’une certaine façon, le
nuage n’aura joué qu’un rôle instrumental conduisant à quelque chose d’autre
(les vêtements que je porterai durant la journée) qui est de nature autre que
le nuage ou le degré Celsius alors que la pièce musicale, l’œuvre littéraire ou
le tableau constituent des lieux, à la façon d’une scène de représentation, où
le mouvement de la semiosis qui s’élabore dans mon esprit retourne cons¬
truire une signification ; ainsi, la saisie de tel trait de caractère du personnage
de Charles Bovary est nécessairement retournée dans l’espace de représen¬
tation qu’est le roman de Flaubert pour faire sens. Bref le gain, trouve
d’abord à s’inscrire dans l’espace même du représentamen.
11 n’en demeure pas moins que, dans cette analyse préliminaire des con¬
ditions d’une pragmatique de la signification, nous cherchons à comprendre
des signes complexes comme des entités globales, nous refusant toute intro¬
duction à l’intérieur de la représentation même.

Des signes en cascade


11 n’y a pas de différence de nature entre un représentamen ou un texte
de départ et l’interprétation qui en est donnée, c’est-à-dire construite dans
un texte subséquent. Tout texte est le prolongement d’un texte antérieur.
Tout texte n’existe, sémiotiquement, que par ses prolongements.
Le théâtre offre une illustration particulièrement convaincante de ce
nécessaire enchaînement de signes ; énumérons-les :
1. Le texte écrit d’une pièce de théâtre ; 2. les didascalies ou annotations scéniques
qui constituent des règles d’interprétation ; 3. la conception que le metteur en scène
et les comédiens se font de l’œuvre; 4. la réalisation théâtrale proprement dite; et
5. la réception du public.

On pourrait poursuivre la chaîne: les discussions que les spectateurs échangeront


entre eux à la sortie de la salle; le compte rendu critique de la manifestation théâ¬
trale qui paraîtra dans le quotidien du lendemain; la reprise qu’une autre troupe

5. Dans une lettre à William James datée du 14 mars 1909 (C.P. 8.314), Peirce se réfère pré¬
cisément à cet exemple pour illustrer la différence entre les différentes classes d’objets et
d’interprétants. Une traduction de ce texte figure en annexe.

41
fera ultérieurement de cette même pièce ou d’une autre qui appartiendrait à la
même série, d’une pièce musicale ou picturale où la pièce de départ trouverait à
se prolonger.

Voilà des états successifs qui s’engendrent séquentiellement ® illustrant


le mouvement et la croissance de l’avancée sémiosique. On remarquera que
chacune des étapes est partiellement déterminée par la précédente et qu’elle
ouvre la voie à celle qui suit. Le point qui nous paraît central ici est qu’un état
ou une phase — un représentamen donné — n’a pas d’existence en dehors
de son appartenance à une chaîne. Rappelons que dans la logique peir-
céenne, le signe est strictement défini comme relation.

Même le texte écrit de la pièce de théâtre, que nous avions placé en pre¬
mière position, est déjà une interprétation d’un état antérieur renvoyant à
d’autres textes, littéraires ou non, à des situations sociales, des états émotion¬
nels tels qu’ils existent déjà sous une forme quelconque de représentation.

Si, dans le cas d’un roman, la séquence des signes est moins évidente,
elle n’en est pas moins réelle. D’abord, une pièce romanesque ne peut naître
que comme réécriture de pièces antérieures ; puis le roman est lu, par diffé¬
rentes personnes appartenant à des cultures différentes et par des personnes
placées dans des situations pragmatiques différentes. La lecture du roman
trouvera une signification dans d’autres romans, dans une production ciné¬
matographique, dans une étude critique. La lecture particulière d’un roman
correspond, dans une perspective pragmatiste, à une interprétation théâtrale
ou musicale qui représente et prolonge, ponctuellement, l’œuvre, lui assu¬
rant, de ce fait, son existence sémiotique.

On retiendra donc que l’interprétation, si on la considère comme un acte


d’interprétance, loin de constituer un corps étranger qui viendrait s’aggluti¬
ner au texte de départ à la façon de cellules cancéreuses, représente un cons¬
tituant nécessaire du texte.

L’inaccessibilité des sources ou le mirage de l’authenticité


des origines

Si le texte, comme le signe, est en transformation continuelle et qu’il n’a


d’existence que par ses prolongements, alors un représentamen du passé
nous est inaccessible dans ce que fut son existence intégrale et spécifique
lors de son écriture ou de sa création.

6. Cette présentation que nous suggérons d’une séquence linéaire est une simplification car.
suivant la logique du mouvement de la sémiose, l’esprit, telle une tête chercheuse, repasse
incessamment dans les mêmes lieux, apportant de nouveaux contenus aux mêmes unités
qui, précédemment, avaient pu être simplement enregistrées. Ainsi, pour revenir à notre
exemple, la lecture d’un compte rendu de presse d’une représentation théâtrale pourra
conduire le lecteur à reprendre et à enrichir le mouvement de sémiose qui avait d’abord
marqué sa première réception de la pièce.

42
D’abord, un emprunt à la musique : parlons, pour le plaisir de la chose, d’un con¬
certo brandebourgeois de J.-S. Bach. Quand bien même on arriverait à rassem¬
bler des instruments d’époque, montés avec le même type de cordes; quand bien
même, par je ne sais quels prodiges techniques, l’exécution serait jouée par des
musiciens qui n’auraient jamais connu d’autre technique instrumentale que celle
qui était en vigueur au xviif siècle; quand bien même on donnerait ce concert
dans un édifice de l’époque ayant conservé les mêmes caractéristiques physiques
en ce qui concerne l’acoustique ; quand bien même toutes ces conditions seraient
rassemblées (et nous aurions pu nous amuser à en ajouter d’autres), les auditeurs
que nous sommes, qui avons entendu la musique de Beethoven (et là nous nous
plaçons dans un laps de temps très court — environ une quarantaine d’années),
avons développé des sensibilités acoustique, auditive et musicale autres ; nous
avons développé un imaginaire musical autre. En fait, nous sommes beaucoup
plus loin : nous avons entendu Stravinsky, nous avons entendu du jazz, du rock,
notre écoute a été conditionnée par les systèmes de reproduction sonore qui per¬
mettent l’écoute ailleurs que dans la salle de concert et qui permettent, à la limite,
l’extrême isolement des écouteurs (même sur la rue avec les baladeurs).

Le concerto brandebourgeois, dans son existence première, nous est dorénavant


inaccessible. Nous ne pouvons l’entendre qu ’à travers une série de filtres — une
épaisseur de sémioses historiques — qui se sont accumulés au cours des quelque
cent cinquante ans qui nous séparent de lui. De l’œuvre, dans ce qui était son uni¬
cité à l’origine, nous ne percevons que des échos, un peu à la façon des traces ou
des monuments laissés par une civilisation disparue.

En d’autres termes, nous avons partiellement perdu le contact avec le


contexte social, politique et culturel où ce représentamen musical trouvait
une signification. Même si nous connaissons parfaitement le système de
signes qui gère la partition musicale, les conditions d’écoute se sont modi¬
fiées de façon irréversible. Pour reprendre l’expression de Peirce, les informa¬
tions collatérales nous échappent en bonne partie; écoutant aujourd’hui la
même pièce musicale, nous la plaçons dans un contexte nouveau. Dans la
mesure où la signification est, par définition relation au contexte, la valeur que
prend cette pièce est forcément autre, nouvelle par rapport à ce qu’elle était
il y a cent cinquante ans.
En fait, tout représentamen du passé qui arrive jusqu’à nous est le pro¬
duit d’une sémiose. L’herméneutique classique prétend qu’il serait possible,
dans un mouvement d’avancée à rebours, de traverser l’épaisseur obscure
des sémioses historiques pour atteindre l’authenticité de l’origine. La posi¬
tion pragmatiste affirme que ce n’est là que mirage : tout gain de savoir nou¬
veau est prospectif — avancée, croissance, prolongement — et ce, même si
l’objet du savoir est d’ordre historique.
Ainsi, lorsque Champollion réussissait à percer le mystère des hiéroglyphes égyp¬
tiens, il créait un savoir nouveau qui allait trouver à s’inscrire dans l’épistémolo¬
gie du xix^ siècle alors naissant. On sait, par exemple, la place qu’occupera la
ruine dans l’imaginaire des Romantiques. À la limite, la seule question résiduelle
concerne la correspondance entre ce savoir nouveau portant sur un principe de
décodage et le principe d’encodage qui était effectif à l’époque des constructions

43
des grandes pyramides. Mais comment savoir 7 Ce qui laisse ouverte la question
de la validation de l’hypothèse.

Des sémioses en attente...


On rencontre aussi des textes ou des ensembles de signes dont le pro¬
longement reste en attente.
Un exemple s’impose immédiatement. En 1953, le poète-dramaturge québécois
Claude Gauvreau écrit une pièce intitulée La charge de l’orignal épormyable
(Gauvreau 1956). Dès ce moment, il ne réussit pas à faire accepter son texte par
les grandes compagnies théâtrales de Montréal. La pièce ne sera créée qu’en 1970
et quittera l’affiche après quelques représentations, faute de spectateurs. En 1974,
le théâtre du Nouveau Monde (TNM) reprend le texte et alors le directeur artisti¬
que de la troupe reçoit un abondant courrier contestant de façon extrêmement
virulente ce texte. Enfin, en 1989 le théâtre de Quat’Sous reprend la pièce. De
nombreux spectateurs quittent la salle durant la représentation. En 1990, le TNM
reprend, à son tour, la pièce avec la même scénographie. Le même phénomène de
désertion se produit. Plus récemment, la Société Radio-Canada diffuse une ver¬
sion télévisuelle adaptée de la pièce; dans les jours qui suivent, les chroniques
journalistiques restent muettes sur cette production. En somme, presque quarante
ans après l’écriture, le texte résiste toujours à la sémiose.

Que se passe-t-il ? D’abord le texte est certainement perçu par le spec¬


tateur comme une agression. Le texte de La charge est d’une telle virulence
que le spectateur — et avant lui, vraisemblablement, les comédiens et met¬
teurs en scène — se sent étouffé, il ne peut intégrer dans son imaginaire
cette image de l’abrutissement savamment monté d’un personnage enfermé
dans une pièce sans issue où les cris se propagent de façon hallucinante. Le
spectateur fuit cette pièce — qui est autant la cellule d’un hôpital psychiatri¬
que mise en scène que la pièce de théâtre, et que la salle de théâtre elle-
même — le spectateur craint de s’enfermer dans un ghetto où ses valeurs,
ses certitudes risquent de sombrer dans un immense naufrage. On parlerait
alors d’une interprétance qui n’a pas lieu ou, plus proprement, d’une résis¬
tance à l’interprétance.

En somme, cette représentation de la souffrance devient insupportable.


Nous trouvons là un texte limite qui, à la façon des écrits de Sade, semble
résister de façon absolue à l’interprétance. Et pourquoi cette sémiose reste-
t-elle en attente si ce n’est qu’elle n’a pas encore trouvé de contexte, de por¬
tion de l’encyclopédie humaine ou d’une épistémé ou encore d’une sensibi¬
lité qui soient prêts à la recevoir et à en faire surgir une signification ? Le cas
est significatif en ce sens qu’il trace les ultimes limites à l’intérieur desquelles
l’interprétance est possible. Ce cas nous signale plusieurs aspects du proces¬
sus de la sémiose : le rôle actif que'joue l’esprit du destinataire ; le fait que
les limites de l’interprétance peuvent être étonnamment étroites ; le fait que
la portion d’encyclopédie sélectionnée et activée dans un processus d’inter-
prétance lié, rappelons-le, à une haute puissance de raisonnement, peut être

44
verrouillée pour des raisons éminemment émotives ; puis que ces raisons
émotives, bien que vécues individuellement, sont largement partagées par la
collectivité. L’émotion est un mode d’être du signe ^ et, comme le signe, elle
possède un caractère collectif.

Les sémioses rompues


11 est des ensembles de signes dont la sémiose a été interrompue.
On pourrait, à titre d’exemple, se référer aux glyphes des Mayas (dont on n'a
réussi à décoder que l’inscription des chiffres), aux dessins, toujours inexpliqués,
laissés par les Amérindiens Nazsca au Pérou, aux hiéroglyphes égyptiens. Mais,
dira-t-on, Champollion en a trouvé la clef en s’appuyant sur la pierre de Rosette.
Or, justement, ce cas est extrêmement significatif. Champollion a pu, par exemple,
reconnaître l’inscription du nom de Ramsès à l’intérieur d’une cartouche. Mais on
atteint rapidement la limite de ce processus. Car le principe de déchiffrement
découvert par le célèbre archéologue ne permet, tout au plus, qu’un simple déco¬
dage: les relations fonctionnelles entre les signes graphiques, d’une langue à une
autre, d’un protocole d’écriture à un autre, sont strictement d’ordre binaire, fon¬
dées sur des équivalences entre deux tables. On n’a aucune garantie que l’on
atteint la signification. Un autre exemple vient illustrer cette situation : le livre
sacré des Amérindiens Quéchoua, le Popol Vuh, est traduit en langues modernes,
édité, accessible en librairie. Même si on peut y lire des phrases grammaticalement
correctes, le lecteur dépourvu de connaissances historiques et anthropologiques
n’y comprend, pour ainsi dire, rien.

Ces exemples sont intéressants en ce qu’ils permettent de mettre en évi¬


dence le fait suivant ; une des conditions pour qu’un ensemble de signes ou
un texte fasse sens, c’est qu’il puisse se déplacer historiquement, de façon
continue, jusqu’à nous atteindre dans notre savoir actuel.
Les quelques cas rapportés ci-dessus ont connu une rupture en ce qui
touche à deux traits des conditions de la compréhension du signe : la con¬
naissance des conventions propres au système de signes et l’expérience
préalable de l’objet individuel. Ce qui nous permet d’appliquer au texte cette
autre règle inhérente à la phanéroscopie : un texte qui ne générerait plus
d’interprétance serait un texte mort®.
Mais, a-t-on proposé, en dehors de l’interprétance, un texte n’a pas
d’existence sémiotique possible. Justement: la culture moderne s’est saisie
de ces différents objets perdus pour en faire de nouveaux signes qui, vrai¬
semblablement, ne coïncident plus du tout avec leur nature sémiotique

7. Voir, à ce propos, David Savan (1976).


8. «Si la série des interprétants successifs s’arrête, le signe devient par là même à tout le
moins imparfait. Si, une idée interprétante ayant été déterminée dans une conscience indi¬
viduelle, cette idée ne détermine pas de signe extérieur, mais que la conscience soit anéan¬
tie ou bien perde toute mémoire ou tout autre effet significatif du signe, il devient absolu¬
ment impossible de découvrir qu’il y eût jamais cette idée dans cette conscience [...]» (C.P.
2.203 : É.S. 126. Article «Signe» dans le Dictionary of Philosophy and Psychology 1902)

45
d’origine ; des glyphes ou des hiéroglyphes reproduits en stuc (quand ce n’est
pas dans une matière plastique) décorent les salons dans les sites de villégia¬
ture et illustrent des dépliants de publicité touristique alors que les pyrami¬
des servent de décor à un opéra de Verdi ou à un film portant sur une guerre
du désert. Pourrait-on suggérer que dans de tels cas où l’interprétance a été
historiquement rompue, l’interprétation risque de rester, en quelque sorte,
totalement étrangère au représentamen qui la fonde, ce qui expliquerait que
le signe qui alors se crée soit quelque chose de complètement autre ? Si oui,
alors la continuité historique deviendrait une condition à l’avancée de la
sémiose. Revenons aux exemples précédents : sur quoi repose l’interpréta¬
tion que nous faisons aujourd’hui de l’œuvre de Sade ? Et si Gauvreau était
un jour intégré dans un état de culture, comment serait-il lu? En somme,
nous reposons la question qui avait surgi à propos de Champollion : il n’est
pas évident que la validation d’une hypothèse interprétative puisse se cons¬
truire sur la base d’une simple similarité avec le texte d’origine ou d’une juste
saisie de la cohésion interne du représentamen de départ. En somme, Vinten-
tio auctoris et Vintentio operis nous sont devenus largement inaccessibles.
Les exemples proposés sont extrêmes : cependant, on pourrait imaginer
que des textes, même contemporains, résistent de la même façon, à des lec¬
teurs d’aujourd’hui qui n’arriveraient pas à construire un espace-temps sym¬
bolique où le serait du texte trouve à surgir. J’imagine que nous avons tous
connu cette expérience décevante d’une lecture qui ne décolle pas.

Les sémioses quotidiennes


Chacun d’entre nous faisons face quotidiennement à un nombre impor¬
tant de réclames publicitaires. Ces publicités remplissent deux fonctions
majeures : susciter un nouvel achat et conforter ceux qui ont déjà été effectués.
Considérons brièvement deux campagnes publicitaires récentes, celle de la bière
«Black Label» et celle des voitures «Pontiac»^. Elles ont ceci de particulier
quelles présentent tout simplement des images qui cherchent à créer une atmo¬
sphère. Dans le cas de la bière Black Label, les images deviennent un support à la
couleur puisque la campagne (intitulée En noir et Blackj repose exclusivement
sur le contraste du noir et blanc. Dans le cas de la campagne «Pontiac», les publi¬
cités présentent des mises en scène de type cinéma où, tout simplement, les véhicu¬
les utilisés sont des Pontiac.

Un fait particulier retient donc l’attention : ces publicités ne traitent pas


directement du produit cible, mais de l’environnement du consommateur, ce
qui implique, de la part du publicitaire, une incursion à l’intérieur de l’ency¬
clopédie de groupes spécifiques, compte tenu du fait que différents groupes.

9. La campagne publicitaire Black Label, produite par la compagnie BCP de Montréal durant
l'année 1991-1992, couvrait les médias imprimé et télévisuel. La campagne publicitaire
Pontiac, produite par la compagnie Cossette Communications de Montréal durant l’année
1992, ne couvrait que le médium télévisuel.

46
à différents moments, se feront des représentations différentes du même
produit et des conditions de sa consommation. Le publicitaire cherche ainsi
à éviter que l’image du produit ne soit « figée » ; au contraire, il vise à ce que
chacun des consommateurs d’images la prolonge à sa guise.

Comme dans l’exemple proposé plus haut des signes constituant l’objet
théâtral, la publicité repose sur un enchaînement de signes.
Les consommateurs ont des besoins, que les manufacturiers interprètent et trans¬
forment en un produit, c’est-à-dire en une représentation concrète d’un besoin,
parfois très abstrait; le publicitaire interprète le produit, son environnement de
consommation et les encyclopédies du consommateur ; il conçoit une publicité que
le consommateur recevra — suivant un mode actif — et interprétera, ce qui con¬
duira peut-être à un achat qui, éventuellement, suscitera une évaluation ou un
mouvement d’interprétance chez les pairs du consommateur, et ainsi de suite.

Le lecteur a pour rôle d’interpréter ces représentations en les prolon¬


geant dans son univers, suivant ses propres valeurs et ses besoins spé¬
cifiques. En ce sens, le prolongement sémiosique de l’image a quelque chose
d’imprévisible. Quant au publicitaire, il ne peut, tout au plus, que tenter de
guider cette progression en donnant des informations « collatérales » qui, à
la façon d’indices, orientent les avancées de l’imaginaire. Il perd son con¬
trôle, direz-vous, ce qui va tout à fait à l’encontre de l’image de manipulateur
généralement associé au publicitaire ? Et si c’était là les conditions du surgis¬
sement de la signification ! Rappelons cette proposition énoncée plus haut :
la résistance de la signification à toute forme de limitation.

Selon toute vraisemblance, on assiste aujourd’hui à une nouvelle façon


de penser la publicité. Les deux exemples suggérés plus haut sont assez évo¬
cateurs. Si on ne pas parle directement des produits «bière» et «voiture»,
c’est tout simplement que ce n’est pas là ce qu’on vend ; on vend plutôt de
la représentation d’un mode de vie, de l’interprétance du quotidien.

Le modèle logique, autrefois dominant dans le monde de la publicité, du


couple stimulus-réponse paraît maintenant tout à fait insuffisant, autant chez
le créateur que chez le critique et le théoricien. Le publicitaire, plutôt que de
viser à déclencher des réactions, cherche à faire naître des avancées sémio-
siques. Il semblerait que l’on ait enfin compris et ce, par intérêt purement
commercial, que la publicité ne saurait se ramener à un mode de fonction¬
nement simplement causal, linéaire ou, pour tout dire, déterministe. Autre¬
ment dit, même la publicité en arrive à quitter le modèle fermé appartenant
à la logique du dictionnaire pour s’ouvrir à l’interprétance qui caractérise
l’encyclopédie. Pourrait-on suggérer que la publicité a été placée sur son

10. Il est assez significatif que la publicité de la bière Black Label s’adresse à un public plus
instruit, composé de consommateurs plus capables, pour des raisons culturelles, d’assu¬
mer leurs propres mouvements sémiosiques, leurs abductions dans les sentiers de l’imagi¬
naire. Ce qui, sur le plan de la représentation, donne une publicité beaucoup plus créatrice,
infiniment plus raffinée, plus ouverte ; en somme, elle table sur le serait du signe.

47
véritable terrain comme toutes les autres formes de représentation, elle
relève d’une problématique de la signification, c’est-à-dire qu’elle serait, elle
aussi, une question d’interprétance et de sémiose plutôt que d’interprétation
et d’herméneutique ?
Ce cas est extrêmement significatif en ce sens que la conception même
de la représentation, ici publicitaire, se fonde sur une volonté ferme et cons¬
ciente d’annuler les effets limitatifs de Yintentio auctoris et de Yintentio operis
et d’ouvrir la semiosis à tous les sentiers virtuels de l’imaginaire. D’une cer¬
taine façon, cette attitude d’ouverture face aux uncontrollable drives of the rea-
ders n’est pas très éloignée du mouvement qui, il y a maintenant une cen¬
taine d’années, a conduit à la conception moderne de la poésie.

L’interprétation réalise le « serait » du texte-signe


Abordons maintenant le texte littéraire.
Prenons l’exemple des poésies d’Émile Nelligan. Référons-nous à l’édition Dantin
parue en 1904 (ce n’est déjà plus l’ensemble des poèmes que Nelligan voulait ras¬
sembler dans un recueil sous le titre de Récital des anges). Alors comment nous,
aujourd’hui, pouvons-nous recevoir ces poèmes ? Faisons d’abord la part du lecteur
érudit que nous sommes. Nous avons lu Wyczynski, nous avons lu la monographie
de Michon, nous avons peut-être lu la monographie de Larose. Et d’autres. Nous
avons vu l’opéra Gagnon-Tremblay. Nous avons peut-être vu le film de Favreau.
Nous avons entendu Claude Léveillé et Monique Leyrac chanter Nelligan. Puis nous
avons lu DesRochers, Grandbois, Paul-Marie Lapointe, Gauvreau et Giguère, puis
Miron et les modernes: notre conception même de la poésie s’est transformée. Et,
surtout, notre savoir collectif s’est déplacé depuis le début du siècle, il s’est enrichi:
nous avons pris connaissance — de façon érudite ou non — de la notion d’Œdipe,
par exemple. Nous avons développé un savoir distancié, probablement plus global,
plus schématique aussi, sur la ville qu’était le Montréal du tournant du siècle. Nous
avons pris nos distances par rapport au culte et au rituel religieux.
Ce sont là les filtres — de même nature logique que les auditions de Beethoven,
de Stravinsky, du jazz et du rock dont on parlait précédemment — à travers les¬
quels nous percevons tel sonnet, c’est-à-dire d’une façon tout à fait déformée.

Arrêtons-nous ici sur ce terme de déformation. Déformation par rapport


à quoi, sinon par rapport à une origine qui nous est, de toute façon, inacces¬
sible? Alors, si l’on se place dans la logique pragmatiste, on sera forcé
d’admettre que cette dite « déformation » constitue un état normal du signe,
tandis que c’est la fixation, l’arrêt du mouvement qui constitueraient une
maladie ou une carence à la façon des sémioses rompues dont on vient de
parler. Les représentations qui nous sont données de la poésie de Nelligan
dans tel opéra, dans tel film, dans telle monographie, dans tel récital, dans
tel cours, dans tel colloque, ce sont là des états autres, plus avancés, dans
une logique de sémiose, de la poésie de Nelligan.
La poésie dans sa pureté originaire ne nous est plus intégralement
accessible ; et quand bien même ce serait le cas, elle n’aurait plus la même

48
signification pour nous, car elle serait partiellement extérieure à nos signes,
rendue quelque peu étrangère à nos sémioses, déphasée par rapport à notre
culture actuelle. Nous ne pouvons qu’à peine l’imaginer.
Le texte littéraire, comme le signe peircéen, n’existe que dans ses muta¬
tions ultérieures : c’est un serait. La lecture prend acte de ce serait et le réalise.

Interpréter, c’est recueillir le mouvement du signe

Interpréter, c’est poser un acte, historiquement daté, où un état de la


sémiose trouve à s’arrêter, provisoirement, pour se représenter, pour faire
sens, pour s’imposer.
Les sondages d’opinion et leur publication (en période électorale ou référendaire)
nous sont donnés comme une représentation d’un état de l’opinion publique à un
moment donné. Or la publication des résultats d’un sondage ne peut pas ne pas
entraîner des effets sur cette même opinion publique. Il y a là une logique des actes
de langage. Penser que cette photographie d’un état de l’opinion n’entraînerait
aucune conséquence, ce serait adhérer à l’idée qu’un fragment de métalangage
puisse rester neutre, extérieur au langage de premier niveau. C’est habituellement
l’idée que l’on se fait de l’interprétation qui serait séparée, distanciée de son objet,
objective et neutre.

C’est ici que se présente la problématique du signe défini comme action.


Reformulons la même idée en termes pragmatistes : le signe n’existe pas
sans interprétant. C’est que la signification même du sondage réside moins
dans le tableau des résultats que dans les effets de cette publication sur les
intentions de vote.
Interpréter un texte, c’est faire une déclaration, c’est poser un acte, c’est
ouvrir une avenue de signification qui interfère sur cela même qui en consti¬
tue le matériau de départ de la même façon que, après Champollion, les hié¬
roglyphes sont, pour nous, d’une nature sémiotique autre, même si ce n’était
que le halo de mystère qui s’est, en partie, dissipé.

Interpréter un texte, c’est lui conférer une existence sémiotique


actuelle
Revenons sur les exemples précédents :
Écouter le Premier Concerto brandebourgeois sur un baladeur à l’occasion d’une
promenade sur la montagne ou le long de la rivière un beau jour d’automne, voilà
qui n’a plus beaucoup à voir avec les soirées galantes du margrave de Brande¬
bourg. Il est fort probable que nous entendions aujourd’hui dans les Concertos
brandebourgeois des voix, des résonances émotives ou symboliques que les desti¬
nataires immédiats de la pièce, voire J.-S. Bach lui-même, ne pouvaient entendre.
S’il y a perte partielle, il y a aussi des gains.

Visiter les ruines de Chitchen-Itza, à l’occasion d’un séjour de repos au Yucatàn,


voilà une expérience de découverte qui nous conduit à mesurer une distance

49
Écouter le Premier Concerto brande-
bourgeois sur un baladeur à l’occa¬
sion d’une promenade sur la monta¬
gne ou le long de la rivière un beau
jour d’automne, voilà qui n’a plus
beaucoup à voir avec les soirées
galantes du margrave de Brande¬
bourg. 11 est fort probable que nous
entendions aujourd’hui dans les Con¬
certos brandebourgeois des voix, des
résonances émotives ou symboliques
que les destinataires immédiats de la
pièce, voire J.-S. Bach lui-même, ne
pouvaient entendre. S’il y a perte
partielle, il y a aussi des gains.
Scène de danse.
Gravure allemande (xvni® siècle).
Bibliothèque du Musée des arts décoratifs

Balade d’automne au parc Nicolas-Viel

50
sémiologique que Von n’arrive pas à combler, soit la perte des rituels antiques et
de leur signification. Lisant des guides touristiques plus ou moins savants, tentant
de comprendre ce qu’a pu être cette civilisation perdue, on croit comprendre un
peu, alors qu’en fait on fait des apprentissages qui s’inscrivent à l’intérieur de
notre conscience actuelle portant, par exemple, sur les conditions de l’habitation
du territoire, sur la fragilité de nos civilisations.

Jacques Michon (1983:178) affirme que l’acte de l’écriture chez Nelligan corres¬
pondait à une immersion dans l’imaginaire où se fusionnaient l’image de la Mère
et le langage de l’affectivité, et à une distanciation des normes du langage, du
code, du Père; ce faisant, Michon confère, à la poésie de Nelligan, une existence
dans le cadre d’un état ponctuel du savoir en sémiotique littéraire. On pourrait
proposer l’étiquette suivante: Nelligan à l’université, dans les années quatre-
vingt ! Inversons la question : de quelle autre façon Nelligan pouvait-il exister
comme signe, ou comme objet de savoir, à l’université dans les années quatre-
vingt ?

Redonner ou représenter ainsi telle pièce musicale, tel site de ruines ou la


figure de Nelligan, c’est les interpréter. Ces deux termes, représenter et inter¬
préter, ne vont pas l’un sans l’autre.

Le jour où l’on cesserait de lire Nelligan, d’écouter Bach ou de visiter les


ruines du Yucatân, alors une certaine saturation aurait été atteinte. Ces
œuvres seraient devenues de purs objets de savoir, comme classifiées, éti¬
quetés et figées dans une salle de musée qui n’intéresse plus personne sauf
quelques spécialistes. Dans ces conditions, elles ne représenteraient plus un
serait, mais un avoir suelles ne généreraient plus rien. Qui, aujourd’hui, lit
encore Pamphile Lemay pour son simple plaisir? Qui écoute encore les pre¬
miers concertos en forme de sonate de Vitali ?

Cependant une nuance s’impose ici : d’une certaine façon, nous lisons
Pamphile Lemay, nous écoutons Vitali à travers les échos qu’ils ont laissés
chez Émile Nelligan et chez J.-S. Bach. Et si, un jour, nous ne lisions plus
Nelligan, si nous n’écoutions plus la musique de Bach, en fait nous continue¬
rions à les lire et les écouter à travers des œuvres ultérieures qui les réalise¬
raient en les prolongeant.
La logique de la sémiose réside dans le fait qu’il n’y a pas de perte abso¬
lue, mais des déplacements, des transferts. Au célèbre « rien ne se perd, rien
ne se crée », on devrait substituer : « si tout ne se perd pas, quelque chose de
nouveau se crée constamment». C’est un peu la question de la présence du
Christ sous les Saintes-Espèces qui revient ici. La signification est en aval et
non en amont.

Le consensus comme terreau de l’interprétance


Comment alors répondre à la question centrale, posée par Umberto Eco,
concernant les uncontrollable drives of the reader ou à la « sur-interprétation »
{overinterpretation)? Nous avons établi que l’interprétance représente la

51
condition première de l’établissement de la signification. Il semble donc que
pour apporter une réponse l’on doive poser les conditions de la signification.
La condition première concerne la nature fondamentalement sociale de la
signification. Le sens est, par définition, social, collectif reposant sur une
convention implicite comme le suggérait Saussure ou, pour reprendre le
terme de Peirce, sur un consensus. La source du débat Rorty - Eco tient,
croyons-nous, à la définition de cette notion de consensus.

Eco fait la distinction entre V usage d’un texte et son interprétation fondée
sur la cohésion interne du texte. Rorty refuse cette distinction, affirmant que la
cohésion interne du texte n’existe pas, qu’il n’y a que des réactions à des sti-
muli. Si l’on se place dans la logique du pragmatisme, on reconnaîtra que le
principe de cohésion s’est déplacé: il n’est plus dans le texte {intentio operis)
ou chez l’auteur {intentio auctoris), il s’est transformé pour devenir un prin¬
cipe de cohérence inhérent à l’épistémé où vient s’inscrire l’interprétation.

Si la validation d’une interprétation tient à sa possibilité d’intégration à


l’intérieur d’un état de savoir, alors l’interprétation ne saurait être réduite à
une réaction à des stimuli] elle représente plutôt un lieu d’émergence d’un
nouveau savoir. La réponse à la question d’Eco à propos des uncontrollable
drives of the reader résiderait dans cette définition de la notion de consen¬
sus que nous pourrions formuler sous forme interrogative : est-ce que telle
lecture ou telle interprétation fait sens, c’est-à-dire : est-ce qu’elle trouve à
s’intégrer à l’intérieur de l’état de culture où elle surgit? Il s’agit, non pas de
contrôle, mais bien de relation, de cohérence, de gain de savoir, de significa¬
tion.

Dans la logique du pragmatisme, le consensus qui représente un principe


de validation d’une interprétation se définit, qualitativement, précisément
par cette possibilité d’enracinement à l’intérieur d’un état de savoir et non
par une simple quantité d’appuis à une idée nouvelle.
C'est vrai, même dans le cas de la publication des résultats d'un sondage. La
représentation des intentions de vote fait sens dans la mesure où, à la façon d’un
indice, elle fait surgir une cohésion nouvelle à l'intérieur du débat de société
auquel elle participe.

Si, à la suite d’Eco, on se référait à la notion d’encyclopédie pour illus¬


trer le lieu logique où s’inscrit la sémiose, alors il faudrait concevoir cette
encyclopédie, non pas comme une banque de données où tous les éléments
de contenus seraient immédiatement accessibles - ce serait alors plutôt un
dictionnaire - mais comme un territoire, en partie vierge, que nous ne

11. !1 ne fait nul doute que, par ce terme, Ecp fait allusion à la dérive sans fin de la déconstruc¬
tion. En posant cette question, Eco s’immisce dans le débat et prend une position en ce
sens qu’il oppose un déni au consensus auquel prétendent les défenseurs du déconstruc-
tionnisme.
12. Ce terme «immédiat» doit être saisi dans ses deux acceptions: absence de délai tempo¬
rel et absence de médiation.

52
pouvons parcourir que suivant des mouvements d’avancée de l’imaginaire -
en fait des abductions - qui sont largement imprévisibles.
Cependant, il faut reconnaître, que dans un état de culture donné, des
fragments différenciés de la collectivité indexent leur imaginaire, leur savoir
et leur conscience sur des portions différenciées de l’encyclopédie. C’est la
raison pour laquelle la notion d’encyclopédie est nécessaire, le modèle
logique du dictionnaire ne pouvant pas rendre compte de ces décalages.
Combien d’avancées sémiosiques - en somme, des interprétations - n’ont
été reconnues que beaucoup plus tard, c’est-à-dire au moment où l’épis-
témé pouvait les accueillir et leur conférer une signification !
Dans un premier temps, Peirce saisissait le consensus comme une com¬
munauté d’esprit entre différents chercheurs scientifiques qui souvent dans
l’histoire sont arrivés au même résultat ou à la même idée dans un laps de
temps relativement court. Il fondait d’ailleurs sur ces phénomènes l’idée du
caractère collectif de l’esprit {Mind en anglais) auquel participent les indivi¬
dus alors qualifiés de QuasiMind^^.
Lorsque la question de la communauté d’esprit {Mind) s’applique non
plus à la découverte scientifique, mais bien à la question de la signification
prise dans un sens très général, le point central mis en évidence ne concerne
plus un élément ou une donné de savoir achevé ou vérifié (en laboratoire),
mais bien un mouvement de sémiose reconnu comme pure dynamique par¬
tagée socialement et fondant la cohésion sociale.
Nous n’avons aucune certitude que la communauté puisse arriver à une
conclusion indubitable sur quelque question. Et même s’il en était ainsi,
nous n’avons aucune raison de penser qu’une unanimité puisse être rencon¬
trée ; nous ne pouvons non plus présumer qu’un puissant consensus puisse
être atteint sur chacune des questions. La seule chose que nous pouvons
légitimement présumer réside dans la forme d’un espoir qu’une telle conclu¬
sion puisse être finalement atteinte concernant les questions particulières
sur lesquelles portent nos recherches.(C.P. 6.610.1893. Trad. J. F.)

Le consensus appelé par Peirce sera toujours réalisé de façon ponctuelle


(seconde). Car, autrement, le représentamen ne pourrait plus générer de
serait. Ce serait un objet mort. Ces consensus ponctuels, historiquement mar¬
qués, variables d’une époque à une autre, sont précisément ce qui constitue
le ciment social et culturel d’un groupe donné. La seule chose réelle, c’est le
désir, l’espoir {hope) d’une telle cohésion des esprits qui est, en fait, une réa¬
lisation provisoire de la semiosis ad infmitum.

13. C.R : 4.551. Ce paragraphe est cité à la note 20 du chapitre 9, p. 223.

53
L’interprétation comme constitution d’un savoir nouveau
(« changement d’habitudes »)
En fait, il y a, dans notre discours habituel sur la question de l’interpré¬
tation, des inversions absolument étonnantes. Tentons de voir les choses par
le «bon bout de la lorgnette ». Lorsque le commentateur interprète la figure
de Nelligan comme on l’a proposé plus haut, il affirme l’existence de deux
ordres de langage, celui de l’affectivité et celui du code. Et la figure de
Nelligan dans tout cela? Eh bien, elle sert de pré-texte, de scène ou, plus pré¬
cisément, de révélateur, de lieu d’émergence. En fait, le commentateur
emprunte la voix de Nelligan, son autorité, pour défendre une thèse, c’est-
à-dire pour construire un nouveau savoir en provoquant des changements
d’habitudes à l’intérieur de notre conscience actuelle et de notre savoir sur
l’écriture et la poésie .
Cherchons à être plus précis, car le point est délicat : le commentateur
n’utilise pas Nelligan. 11 ne redonne pas, purement et simplement, la cohésion
interne du texte des poésies, car quelle certitude aurait-il en ce qui concerne
la justesse de la représentation de cette cohésion interne! Il serait certaine¬
ment plus juste de proposer que cette cohésion, sur laquelle se fonde une
interprétation, est celle qui est créée au moment de l’acte interprétatif et
qu’elle ne coïncide pas nécessairement avec la conception qui prévalait lors
de l’écriture du texte de référence. En ce sens, cette cohésion n’est pas
interne au texte ; elle serait plutôt externe, extérieure et postérieure au texte
d’origine, sociale, partagée : on parlera plus justement d’une cohérence entre
une interprétation donnée et l’état de culture à laquelle elle appartient. D’où
l’expression que nous proposons de terreau consensuel.
En fait, la question est de savoir qui parle. Pour arriver à formuler de
façon plus juste, il nous faut changer de sujet grammatical : concevoir le
représentamen de départ comme sujet du processus de la sémiose.
Le texte de Nelligan s’avance jusqu’à nous, rencontre une nouvelle épistémé, se
prête éventuellement à une nouvelle conception de la cohésion de la représenta¬
tion ; il se déforme, il se reconstruit; et, placé dans ce lieu qui lui est partiellement
étranger, il contribue à faire surgir quelque chose de neuf

Ce qui est dit ici du texte de Nelligan pourrait être affirmé de toutes les
autres situations sémiosiques auxquelles nous nous sommes référés : le Pre¬
mier Concerto brandebourgeois, La charge de l’orignal épormyable de
Gauvreau, les ruines égyptiennes et mayas, l’activité rituelle de la commu¬
nion eucharistique, etc.

Le processus même conduisant au surgissement d’une signification nou¬


velle possède lui-même une signification.

54
Le plaisir comme sentiment d’imminence de la sémiose
ou la qualité affective du mouvement de l’interprétance
Le plaisir esthétique est de nature sociale en ce sens qu’il ne peut surgir
qu’en rapport à un consensus. 11 survient quand l’esprit pressent le vacille-
ment de l’habitude et l’imminence de l’émergence d’une cohésion nouvelle ;
le surgissement d’une définition insoupçonnée, inusité, jusque-là imprévi¬
sible, mais tout de même partagée. L’expérience individuelle du plaisir esthé¬
tique est ainsi associée au sentiment d’une implication active de l’esprit dans
la construction du consensus. Il s’agirait, en somme, de l’expérience d’une
fusion au social, un sentir vivant, le dévoilement, pour le sujet, de sa nature
idéique et de son appartenance au monde des idées.

Il n’y aurait plus de plaisir esthétique à partir du moment où l’œuvre per¬


drait sa capacité de projeter le spectateur sur ce tremblement des sens,
lorsque cette familiarité cesserait d’être neuve pour devenir tout simplement
consentie, avant de devenir, à la longue, aliénante. C’est là un obstacle que
le créateur publicitaire, dont on parlait plus haut, semble avoir compris et
avoir voulu contourner.

Il n’y aurait pas plus de plaisir lorsque l’œuvre tiendrait le sujet à l’écart
de cette expérience, lorsque la distance imposée entre l’habitude et la pro¬
position signifiante serait trop grande, lorsque l’étrangeté ne trouverait pas
de prise suffisamment enracinée dans le terreau consensuel pour que l’expé¬
rience de la découverte s’en démarque. C’est vraisemblablement ce qui est
arrivé au spectateur de la pièce de Gauvreau qui quitte la salle au milieu de
la séance. Dans un tel cas, on parlerait non pas d’une simple absence de plai¬
sir, mais bien d’un déplaisir vécu intensément.

D’un point de vue phanéroscopique, le processus de transformation des


idées n’appartient pas en propre à un individu ou à un esprit singuliers. La
sémiose est collective. Le sujet est dans la sémiose ; même plus ; l’homme est
lui-même signe, écrivait Peirce. On proposera alors que le plaisir lui est donné
lorsque se dévoile la fragilité du consensus et que s’expérimente une partici¬
pation active à la construction de cette solidarité nouvelle de l’imaginaire et
du symbolique. Dans ces conditions, une expérience de l’individuation vient
se superposer à celle de la simple fusion.

Dans un passage étonnant, Peirce présente le plaisir de la découverte


qui est donné comme émotion :
Lorsque notre système nerveux est excité d’une façon complexe, il s’éta¬
blirait une relation entre les constituants de cette excitation résultant en
une perturbation unique que je nomme une émotion. [...] Cette émotion
est essentiellement la même chose qu’une inférence hypothétique et
chaque inférence hypothétique suppose la formation d’une telle émotion.
Nous pourrions alors dire que l’hypothèse crée l’élément sensuel de la pen¬
sée [...] (C.P. 2.643.1878. Une traduction de ce fragment figure en an¬
nexe.)

55
Le plaisir est la découverte d’une familiarité nouvelle, figure de proue
d’une avancée sémiosique ; le plaisir caractérise le premier moment dans le
processus de l’interprétance, soit le lieu de surgissement de tout savoir nou¬
veau, de tout nouveau gain de conscience.

Propositions finales sur l’interprétation


Nous avions posé au départ quelques questions qui s’inscrivaient dans le
débat Eco - Rorty sur la question de l’interprétation. 11 nous semble qu’en
plaçant la réflexion sur le terrain du pragmatisme, tel que spécifiquement
défini par Peirce nous trouvons des ébauches de réponses. Voici donc
quelques propositions qui résument notre présentation.
1. La sémiotique ébauchée par Peirce découle de la définition du
pragmatisme. Elle est une théorie non linguistique des signes. En ce
sens, la sémiotique est une théorie non pas du ou des sens préalable¬
ment découpés dans un système donné telle la langue, mais une
théorie de la signification. La distinction majeure entre l’interpréta¬
tion et l’interprétance repose sur une divergence épistémologique.
2. Une interprétation est le fait d’un acte d’interprétance historique¬
ment marqué. Elle est toujours le fait d’une exécution. Elle survient à
un moment où le mouvement de la sémiose s’arrête provisoirement
pour se représenter. Ce mouvement d’avancée de la sémiose ne peut,
lui-même, surgir qu’au moment d’un vacillement des certitudes déjà
acquises : là réside le plaisir de la découverte ou de l’abduction.
3. L’interprétation, en se représentant, est elle-même un nouveau
représentamen qui, à son tour, ne pourra avoir d’existence que par ce
qu’il deviendrait Et si une interprétation s’impose comme un dogme,
elle ferme l’accès aux voies représentées par l’encyclopédie pour lui
substituer un ensemble organisé et fermé, soit un dictionnaire ; elle
interrompt le mouvement de la sémiose, elle interdit le plaisir; elle
risque de conduire le signe à la mort.

4. L’interprétation est notre seule possibilité de saisie d’un représenta¬


men, car elle constitue le lieu et le temps logiques où se crée la signi¬
fication. L’interprétation fait partie intégrante du signe.

14. Jusqu’à la fin de sa vie, Peirce est constamment revenu sur sa conception personnelle du
pragmatisme suivant laquelle l’interprétant n’est ni une personne ni un interprète, mais
bien une fonction, un constituant du signe ou une parcelle de signification potentielle
emportée par le mouvement de la sémiose. L’interprète représente, pourrait-on dire, un
esprit où un interprétant trouve à se réaliser: « L’effet de détermination exercé sur l’esprit
de l’interprète, je l’appelle l’interprétant du signe. « [Lettre à Philip E. B. Jourdain datée du
5 décembre 1908, citée dans Fisch (1986: 342). Trad. : J. F.]. C’est la raison pour laquelle
nous avons parlé plus haut non pas d’une collectivité d’interprètes, mais bien d’une com¬
munauté d’esprits, constituant un terreau consensuel, pour décrire le lieu de validation d’une
interprétation.

56
5. Si l’interprétation prétend trouver sa justification dans une repré¬
sentation de la cohésion du texte de référence, il faut reconnaître que
cette cohésion est en bonne partie construite dans l’épistémé où a lieu
l’acte interprétatif Cela signifie que l’on n’a aucune garantie en ce
qui concerne les qualités objective et interne de cette cohésion ou,
pour le formuler autrement ; le texte de référence est en bonne par¬
tie reconstruit lors de l’acte interprétatif II serait donc plus juste de
substituer à la notion de cohésion interne celle de cohérence dans un
état de savoir ou, comme on l’a proposé, de terreau consensuel.
6. La notion de semiosis illimitée ne saurait servir de caution à une
acceptation de la totalité des interprétations imaginables. Elle indi¬
que plutôt que les interprétations sont des moments d’interprétance,
qui seront validés ou non et ce, suivant une ligne de développement
historique. La semiosis illimitée représente non pas la totalité du savoir
qui serait immédiatement accessible, mais une virtualité logique ; elle
est, par excellence, le lieu du serait.
7. Les querelles d’interprétation portent en réalité sur l’indexation
d’une portion d’encyclopédie sur laquelle s’appuie telle interpréta¬
tion ainsi que sur le momentum de l’acte interprétatif
8. Cette définition de la semiosis illimitée, loin d’indiquer un accès à un
savoir absolu, affiche plutôt la relativité, la partialité de notre savoir.
Peirce affirme un principe : le faillibilisme réside au cœur de tout
apprentissage. Les conditions de l’interprétation en constituent l’une
des illustrations les plus convaincantes.

Est-ce à dire que nous serions condamnés à ne jouer Shakespeare que dans des
lieux et des costumes contemporains? Plus justement, nous le lisons, nous le
jouons, nous assistons aux représentations dans un esprit contemporain. Alors à
quoi servent les décors, la versification, le style d’écriture pafois un peu vieillot,
les formes littéraires d’époque? Simplement à conférer un élargissement à notre
imaginaire, à nous ouvrir une portion d’encyclopédie qui - et c’est le point cen¬
tral - nous échappe partiellement. Cette confrontation à l’inconnu, cet élargisse¬
ment des horizons de l’esprit appellent un saut abductif ; ils représentent pour nous
une libération des restrictions de notre culture immédiate et de nos habitudes;
puis, dans les meilleurs cas, ils font surgir le sentiment de l’imminence d’une
découverte ou d’une petite victoire sur le faillibilisme : donc un plaisir. C’est là sans
doute la raison pour laquelle nous visitons Chitchen-Itza, nous écoutons encore
les Concertos brandebourgeois ou nous lisons Nelligan. C’est sans doute aussi
pourquoi Shakespeare a choisi de parler de César, de Cléopâtre et du sénat
romain.

Si l’œuvre d’origine n’a d’existence possible que dans l’interprétance


actuelle, à l’inverse, notre imaginaire, notre conscience et notre univers sym-

57
bolique ont besoin de ces matériaux, comme d’une substance, d’une matière
dont ils sont faits. Mais tout cela, Shakespeare l’avait déjà dit : Nous sommes
faits de l’étoffe de nos rêves!
Le rêve, comme l’écrihire, comme l’audition musicale, comme la lecture
de la poésie, sont des formes d’interprétation, des actes privilégiés de l’inter-
prétance, des occasions qui nous sont données pour le plaisir !

58
3. Le représentamen, le fondement,
le signe et l’abduction.
Bref mémoire sur l’usage de quelques mots courants
à partir d’une suggestion de David Savan

Sous l’influence de David Savan (1988), j’ai été amené à faire un choix
terminologique particulier; suivant la leçon de son Introduction to C.S. Peirce’s
Full System of Semeiotic, j’ai adopté, dans mon ouvrage d’introduction (Fisette
1990) l’usage du mot «fondement» pour désigner le premier constituant du
signe, au lieu d’employer le terme «représentamen» ou, plus simplement, le
mot «signe» dont les usages sont courants. David Savan (1988a) a discuté
publiquement de la question de cet emploi avec Tom L. Short (1988) dans
une livraison des Transactions of The Charles S. Peirce Society.
Je ne reprendrai pas ici ce débat qui a déjà été mené. Le seul aspect sur
lequel je voudrais insister, c’est que cette question n’est pas purement et sim¬
plement terminologique. Ce flottement ^ dans le choix des termes indique
assez bien, je crois, la diversité, voire l’indécision qui sont nôtres dans la
compréhension que l’on se fait généralement du signe, du processus sémio-
sique, en somme de la définition même du projet d’une sémiotique tel qu’il
avait été amorcé par Peirce. Je tenterai donc non pas de justifier mon em¬
ploi — d’une certaine façon, ces divers emplois sont tous légitimes — encore
moins de tenter d’imposer un usage, mais, plus simplement, de problémati-
ser les questions théoriques sous-jacentes aux usages terminologiques des
termes signe, représentamen, fondement, sujet et objet. Mon objectif reste pour¬
tant bien modeste : chercher à atteindre un certain raffinement dans la com¬
préhension de ces quelques notions qui sont à la base de notre réflexion.

1. Pour illustrer cette situation, je cite un extrait de la définition du terme «représentamen»


tiré du Handbook of Semiotics de Winfried Nôth 1990 : 42).
<(.Representamen is Peirce’s term for the «perceptible object» (C.P 2.230) functioning as a
sign. Other semioticians bave designated this correlate of the sign as the symbol (Ogden &
Richards), the sign vehicle (Morris), the signifier (Saussure), or expression (Hjelmslev). Peirce
also described it as « a vehicle conveying into the mind something from without », as the
sign in its «own material nature» or «as in itself» (C.P 1. 339, 8.333-34). Theoretically,
Peirce distinguished clearly between the sign, which is the complété triad, and the repre-
sentamen, which is its first correlate. Terminologically, however, there is an occasional
ambiguity because Peirce sometimes also used the less technical term sign instead of repre-
sentamen (for example, C.P. 2.230, 8.332). Once, Peirce even speaks of the «sign or repre-
sentamen» (C.P. 2.228-29), but in this context his term for the sign vehicle is ground. » (Les
italiques sont de l’auteur.)

59
Relire quelques fragments du texte de Peirce
La première difficulté que nous rencontrons, c’est que chez Peirce lui-
même l’usage de cette terminologique est instable. D’ailleurs, Tom L. Short
avait bien raison d’affirmer que le terme « fondement » n’apparaît que dans
les œuvres de jeunesse de Peirce^, Mais, plus tard, les termes «signe» et
« représentamen » tendront aussi à se confondre. La plus grande difficulté
que nous rencontrons tient à ce que les Collected Papers, la seule édition suf¬
fisamment exhaustive des écrits de Peirce que nous ayons en notre posses¬
sion actuellement — en attendant l’achèvement de la Chronological Edi¬
tion —, est le fait d’un montage thématique qui ne tient nullement compte de
la chronologie des écrits. 11 se produit donc fréquemment que des paragra¬
phes successifs présentent une terminologie qui n’est pas cohérente.
Pour parer à cette difficulté, je me référerai à trois fragments textuels de
Peirce qui tous datent de 1903, soit, pour donner des points de repère,
l’époque des conférences de Lowell et de la découverte de l’ouvrage de Lady
Welby. Le choix de cette période se justifie d’autant plus que c’est à cette
époque, je crois, que Peirce accède à une pleine maturité de la pensée en ce
qui concerne l’élaboration d’une semeiotic^.
La question de départ est donc celle-ci : quelles distinctions peut-on
apporter entre le « signe » et le « représentamen » ? Voici les trois citations
(j’inscris les caractères gras) :
Un signe est un représentamen qui a un interprétant mental. Il est possible qu’il
y ait des représentamens qui ne soient pas des signes. Ainsi, si une fleur de tour¬
nesol, en se tournant vers le soleil, devenait par cet acte même pleinement
capable, sans autre condition, de reproduire une fleur de tourne sol qui se
tourne vers le soleil exactement de la même façon, et de faire cela avec la
même capacité reproductrice, la fleur de tournesol serait un représentamen
du soleil. Mais la pensée est le principal, sinon le seul, mode de représenta¬
tion. [C.P. 2.274 1902-1903. É.S. 148. Je souligne.]

[...] Premièrement, dans ma terminologie, je ramène le terme représenta¬


tion à l’opération du signe ou à sa relation à l’objet pour l’interprète de la
représentation. Le sujet concret qui représente, je l’appelle un signe ou un
représentamen. J’emploie ces deux termes, signe et représentamen, diffé¬
remment. Par signe, je désigne tout ce qui communique la notion définie d’un

2. Si ce nest le paragraphe 2.229 des C.P., daté de 1897: «[...] tout représentamen devant
dès lors être connecté avec trois choses, le fondement, l’objet et l'interprétant [...]» D’ail¬
leurs les auteurs de l’édition critique des C.P. ont repris cette même série de trois termes
pour inscrire les sous-titres dans l’ouvrage.
3. On sait tous l’évolution constante qui a marqué l’utilisation de ces termes chez Peirce.
Ainsi, le néologisme représentamen figurait déjà dans le premier article publié dès 1868,
« Sur une nouvelle liste de catégories ».

60
objet, quel que soit le moyen, comme les supports de pensées qui nous sont
familières. Maintenant, je commence avec cette idée familière et je fais la
meilleure analyse possible de ce qui est essentiel au signe ; puis je définis le
représentamen comme ce à quoi l’analyse s’applique. Cependant, si j’ai fait une
erreur dans mon analyse, une partie de ce que je dis à propos des signes
sera fausse. Dans un tel cas, un signe pourrait ne pas être un représenta¬
men. [...] tous les signes apportent des objets de connaissance aux esprits
humains ; mais je ne connais aucune raison pour laquelle chaque représen¬
tamen devrait en faire autant.
Ma définition du représentamen est la suivante : Un REPRÉSENTAMEN est
le sujet d’une relation triadique À un second, appelé son OBJET, POUR un troi¬
sième appelé son INTERPRÉTANT, cette relation triadique étant de telle nature
que le REPRÉSENTAMEN détermine son interprétant à entretenir la même rela¬
tion triadique au même objet pour quelque interprétant. (C.P. 1.540 et 1.541.
1903. Je souligne, sauf le second paragraphe dont les italiques figurent dans
l’édition des C.P. Une traduction de ce fragment figure en annexe)

Le travail de formalisation de l’interprétant, c’est de mettre ensemble les


différents sujets que le signe représente. Prenons, pour signe, l’exemple
d’une toile représentant une scène de genre. Il y a habituellement, dans une
telle toile, une histoire qui ne peut être comprise qu’en vertu d’une connais¬
sance des coutumes. Le style des robes, par exemple, ne fait pas partie de
la signification, c’est-à-dire de ce que livre la toile. Cela n’indique, tout au
plus, que le sujet de la toile. Sujet et objet sont la même chose, sauf pour des
distinctions infimes [...] Présumons que vous possédez les informations col¬
latérales requises, concernant les principaux éléments, tels que vous les
percevez, dans la situation de référence et qui sont généralement familiers ;
alors le peintre cherche à porter à votre connaissance quelque chose que
vous n’avez probablement encore jamais vu de façon aussi précise — cela
c’est l’interprétant du signe — sa «signification».
Pour arriver, tout simplement, à lire un signe et à le distinguer d’un autre,
on doit posséder une capacité assez fine de perception, une connaissance
des contextes dans lesquels ces manifestations sont données, ainsi qu’une
connaissance des conventions propres au système de signes auquel il
appartient. (C.P. 8.179 et 8.181 Long manuscrit non daté ; probablement de
1903, appartenant selon toute vraisemblance, à un projet de correspon¬
dance non terminé. Une traduction de ce fragment figure en annexe. Les
italiques sont de l’auteur.)

Définitions, distinctions et disjonctions


D’abord, les définitions: le «représentamen» est donné comme le sujet
d’une relation triadique alors qu’ailleurs le «signe» (comme en C.P. 5.484)
est toujours défini comme la relation triadique elle-même. Je rappellerai ici
que, pour Peirce, le signe est une action : il est plus proche du verbe que du

61
substantif. Le terme « sujet» ici pourrait être pensé dans son sens grammati¬
cal comme ce qui initie l’action.
Puis une distinction; le «signe» c’est tout ce qui communique la notion
définie d’un objet, ce qui, me semble-t-il, renvoie au travail de la semiosis qui
s’opère à l’intérieur du signe jusqu’à ce qu’un objet dynamique ait été cons¬
titué, et que la résultante de ce travail, l’interprétant, puisse être communi¬
quée, c’est-à-dire, relancée dans des phases ultérieures de la sémiose. En
somme, le terme « signe » désigne un processus. Le terme « représentamen »,
quant à lui, désigne ce à quoi l’analyse s’applique, soit à la fois le matériau sur
lequel se construit le signe et l’occasion qui est donnée au signe de surgir. Si
l’on tentait de superposer les traits du sujet activant le processus sémiosique,
du matériau auquel s’applique l’analyse et de l’occasion qui est donnée au
signe de surgir, on pourrait suggérer l’image d’une impulsion donnée au mou¬
vement du signe.
L’aspect le plus intéressant des citations présentées plus haut tient aux
disjonctions opérées entre les deux termes. Un «représentamen», suivant
l’exemple des fleurs de tournesol, n’accédera pas au statut de signe s’il reste
à l’extérieur du processus sémiosique, s’il n’accède pas à une existence men¬
tale. La fleur de tournesol, laissée à elle-même, est dans la totale incapacité
de générer, par elle-même, une représentation de fleurs se tournant vers le
soleil. C’est dans l’esprit, bref dans sa vie sémiosique, que cette fleur devien¬
dra une représentation du soleil.
L’autre cas de disjonction est présenté de façon plus abstraite. 11 renvoie
à un travail d’analyse qui échoue, c’est-à-dire à un mouvement de sémiose
qui en resterait au niveau de généralités et de pures abstractions, bref une
analyse qui perdrait le contact avec le sujet existant dans le monde, à l’exté¬
rieur du signe. À titre de simple exemple indicatif on pourrait imaginer l’ana¬
lyse de la scène de genre qui ne reposerait sur aucune connaissance des
préalables (époque de la scène représentée, les mœurs, les us et coutumes,
etc.), bref de ce qui fait le sujet de la toile. On pourrait aussi imaginer des
archéologues qui, découvrant les traces d’une civilisation disparue et totale¬
ment inconnue, en seraient réduits à de pures conjonctures quant à l’inter¬
prétation de ces traces, sans aucune possibilité de fonder leur analyse sur un
savoir préalable. C’était vraisemblablement le cas des descriptions des hié¬
roglyphes avant la découverte de la pierre de Rosette.
On pourrait donc imaginer une frontière et une articulation entre le
représentamen et le signe proprement dit. Les deux cas de disjonction ana¬
lysés ici mettent en scène une rupture saisie de chacun des côtés de cette
articulation : la fleur de la nature qui reste du côté du représentamen sans
accéder à la sémiose, et l’analyse des hiéroglyphes qui, ne trouvant pas
d’attache dans le monde extérieur, en demeure au niveau d’une problémati¬
que purement abstraite, sans assise dans le monde.
Dans ces conditions, le terme «représentamen» désigne un objet ponc¬
tuel, existant réellement dans le monde; dans la mesure où cet objet du

62
monde devient l’occasion de la construction du signe, son impulsion, selon le
terme suggéré, il se produira alors une traversée de la frontière indiquée ci-
dessus, bref une articulation se nouera ; et alors le représentamen accédera
à un nouveau mode d’existence, en tant que manifestation, assurant la base
logique sur laquelle se construira le signe. C’est précisément cette base
logique que David Savan proposait de nommer le «fondement» du signe. Ce
fondement, le premier constituant du signe, est premier dans la mesure où,
d’un point de vue intérieur au signe, il n’inscrit encore qu’une potentialité de
signifier, même si, à l’extérieur du signe, il possède une existence (qu’elle soit
d’ordre premier, second ou troisième).
En regard du «représentamen», le «signe» serait un objet construit, un
produit de l’esprit ; ou, pour être encore plus précis, le terme « signe » dési¬
gnerait le travail de l’esprit; le signe, c’est le lieu de l’action de la semiosis
ou, si l’on préfère, de l’esprit en mouvement. Au paragraphe 8.177 des C.P.,
Peirce définit le signe comme un cognizable, c’est-à-dire un lieu virtuel de
connaissance.
Une phrase de Peirce présente de façon synthétique la distinction entre
les deux termes sur la base de la disjonction indiquée plus haut : «Tous les
signes apportent des objets de connaissance aux esprits humains ; mais je ne
connais aucune raison pour laquelle chaque représentamen devrait en faire
autant. »

De la nature à la culture ou l’enchevêtrement du représentamen


et du signe
Cette distinction que j’ai construite repose en fait sur quelques schémas
binaires facilement identifiables : intériorité/extériorité du signe ; passivité/
activité par rapport au processus sémiosique ; monde des faits (le représen¬
tamen comme objet du monde)/monde des idées (le représentamen comme
manifestation) ; capacité/non-capacité d’apporter des objets de connaissance
à l’esprit ; etc. Or, cette analyse est certainement insuffisante, d’abord parce
qu’elle n’explique pas cette indécision dans l’emploi de la terminologie, et
surtout parce qu’elle ne prend pas en compte le principe de la triadicité.
Le jeune Peirce travaillait essentiellement dans le domaine des sciences
de la nature. Le premier objet de sa réflexion résidait dans la compréhension
des conditions de la naissance et de la croissance du savoir scientifique. On
se rappellera l’exemple classique du lithium ; à partir du moment où cet élé¬
ment est connu, c’est-à-dire où il est devenu un objet de connaissance, de
simple matériau de la nature qu’il était, le lithium est devenu un signe. Con¬
naître le signe lithium, c’est en connaître les traits physiques qui permettront
de le reconnaître, de prévoir l’apparition de ses caractéristiques et, éventuel¬
lement, de l’utiliser dans l’industrie. La situation est semblable à celle que
nous avons décrite pour les fleurs de tournesol. Sauf la nuance suivante qui,
pourtant, est essentielle. Je me référerai ici à une expérience personnelle.

63
La première fois de ma vie que j’ai vu des fleurs de tournesol, c’était sur
la reproduction d’une toile de Van Gogh, pour la simple raison que ces fleurs
ne sont pas très courantes dans mon pays de neige. Or, lorsque, il y a une
vingtaine d’années, j’ai fait un premier séjour en Espagne et que j’ai vu des
champs de tournesols le long de la route, j’étais dans l’incapacité absolue de
regarder ces fleurs sans avoir présents à mon esprit les tableaux de Van
Gogh. Autrement dit, la fleur de tournesol, dans sa nature première, primi¬
tive, m’était dorénavant inaccessible. Si je tentais de reformuler cette propo¬
sition, je dirais que la fleur de tournesol, à partir du moment où elle avait
préalablement accédé à une existence mentale, c’est-à-dire qu’elle était
devenue le signe constitué que Van Gogh en avait fait, elle existait doréna¬
vant, pour moi, comme objet mental.
Ce n’est pas là une exception, au contraire, ce serait plutôt la normalité !
Nous vivons dans un monde déjà sémiotisé. Je soupçonne que l’accès à une
pureté originelle n’est plus qu’un mythe. Nous sommes le produit de sémio-
ses antérieures qui, en fait, sont l’Histoire. Les langues portent ces acquis des
sémioses antérieures ; ainsi, l’anglais désigne cette fleur comme signe, c’est-
à-dire dans sa relation iconique au soleil {sunflower) alors que le français
comme le portugais désignent cette fleur dans ses relations iconique et indi¬
ciaire au soleil {tournesol, girassol signifient : qui se tourne vers le soleil^).
C’est donc dire que le représentamen, préalablement désigné comme
simple objet du monde, existant préalablement au processus sémiosique
proprement dit, est déjà le produit de nombreuses sémioses antérieures. Le
nouveau processus sémiosique — imaginons que j’écrirais un texte décrivant
un champ de fleurs de tournesol — trouve son ancrage et dans la fleur telle
que nous la donne la nature, et dans la représentation que Van Gogh en a
donnée. Je pourrais ici me référer à quelques exemples : Hergé, le dessina¬
teur belge des bandes dessinées Tintin, nomme Tournesol son savant illu¬
miné. Autant la toile de Van Gogh inscrivait une fascination pour l’absolu, le
soleil, autant le dessinateur Hergé reconduit cette quête de l’absolu du savoir
dans son personnage. Le cinéaste japonais Kurosawa met en scène, dans
Rêves, la fascination pour le monde de la représentation en racontant au
cinéma comment un personnage entre dans les champs de blé et de tourne¬
sols de Van Gogh.

Dans tous ces cas, nous retrouvons un processus sémiosique d’avancée


des signes, enchaînant, dans un enchevêtrement non réductible à une simple
avancée linéaire, un processus d’engendrement de signes. Pour illustrer plus
clairement cette analyse, je suggérerais que les oeuvres ici indiquées — la
toile de Van Gogh, le personnage de Hergé et la scène du film de Kuro¬
sawa — constituent autant de représentamens ; et que le signe, défini essen¬
tiellement comme un lieu de relations, se situe comme à cheval sur ces repré-

4. On peut imaginer que c’est cette iconicité, clairement inscrite dans le mot, qui a pu con¬
duire Peirce à choisir cet exemple.

64
sentamens, marquant le mouvement de sémiose qui confère des significa¬
tions à ces différentes représentations. On pourrait imaginer le mouvement
de la sémiose comme le parcours d’un marcheur dont les représentamens
correspondraient aux traces laissées par ses pas dans la neige. Cherchant à
rejoindre ce marcheur, nous n’avons accès immédiatement qu’aux traces
laissées dans la neige, mais nous en induisons son passage, la direction qu’il
a prise, etc.

On pourrait proposer, dans le schéma qui suit, une représentation som¬


maire de l’articulation entre le représentamen et le signe. En réalité, il fau-

Signe 2
Signe 1 . çtésenta^ '
n /?

'Fondem. Le La
Fleurs Fondem.
'Obj. imm. personnage scène
de Obj imm.
de de
tournesol Int. imm. Int. imm.
Tournesol Rêve
Obj. dyn. Obj. dyn
(Van Gogh Int. dyn. (Hergé) Int. dyn. (Kurosawa)

Interprétant final
Interprétant final
_
Figure 1. L’enchevêtrement du signe et du représentamen

drait imaginer ce que le schéma ne peut pas rendre ici ; le signe 1 établit une
relation entre deux premiers représentamens ; le signe 2 prend en charge et
le deuxième représentamen et les traces laissées par le premier représenta¬
men pour les conduire dans le troisième et ainsi de suite. C’est que l’avancée
se fait, non pas de façon linéaire et simple comme le suggère ce schéma,
mais suivant le tracé d’une spirale : tout mouvement d’avancée suppose un
effet de retour sur les acquis antérieurs.

Le représentamen sur lequel se construit un signe existe à l’intérieur de


celui-ci sous la triple modalité du fondement, de l’objet immédiat et de
l’interprétant immédiat alors que les autres constituants — interprétant
dynamique, objet dynamique et interprétant final — amorcent la naissance
du nouveau représentamen à surgir. En dehors de tout nouveau mouvement
de sémiose ou, pour le dire autrement, dans le cas d’un échec dans l’entre¬
prise de construction d’un nouveau mouvement sémiosique, le représenta¬
men resterait, je crois, un «quasi-signe». Ce serait, pour reprendre les ter¬
mes de Peirce, le cas d’un représentamen qui n’arriverait pas (ou plus) à
apporter un nouvel objet de savoir à la pensée. Et inversement, un

65
mouvement de sémiose, à l’intérieur du signe, qui perdrait le contact ou qui
n’arriverait pas, faute d’informations collatérales ou de justesse dans l’ana¬
lyse, à s’enraciner dans le représentamen de départ risquerait de simplement
tourner en rond — au lieu de suivre le mouvement d’une spirale — sans mar¬
quer aucun acquis; je pourrais revenir à l’exemple du déchiffrage des hiéro¬
glyphes égyptiens avant la découverte de la pierre de Rosette ou, plus sim¬
plement, aux glyphes mayas qui résistent toujours, en bonne partie, à
l’analyse. Dans mon schéma, les intersections des ensembles, indiquant
l’enchevêtrement du représentamen et du signe, illustrent la frontière et
l’articulation auxquelles je me suis référé plus haut.
11 est assez significatif que c’est dans le cas des disjonctions que la dis¬
tinction entre le signe et le représentamen s’avère la plus évidente. Et la rai¬
son est bien simple : c’est que dans ces cas, la relation signe — représenta¬
men reste dyadique ou binaire; elle n’arrive pas à construire un lieu de
signification. Dans les cas de réussite de l’articulation — tel l’exemple des
fleurs de tournesol —, la relation entre les termes se complexifie au point de
devenir insaisissable dans son exhaustivité, d’où le Play of Musement (cette
notion sera présentée au chapitre 7) qui, précisément, désigne un jeu d’infé¬
rences allant dans tous les sens.
On pourrait tirer une autre observation de ce schéma. Le processus de
la sémiose produit de nouvelles connaissances ou de nouveaux acquis de
conscience. Mais ces nouveaux acquis ne nous sont immédiatement acces¬
sibles que sous la forme d’un nouveau représentamen qui, à son tour, assu¬
rera l’assise d’un autre processus sémiosique. C’est donc dire que le signe,
défini comme processus ou pure fonction relationnelle, n’est accessible que
par les représentamens qu’il enchaîne et auxquels il confère des significa¬
tions. On comprend, dans ces conditions, la difficulté que nous rencontrons
à distinguer ces termes et ces notions puisque leurs objets sont constam¬
ment superposés, l’un voilant l’autre alternativement.
Et la difficulté va encore plus loin. L’orientation vers tel ou tel représen¬
tamen est imprévisible, tant les facteurs sont nombreux et leurs relations
complexes. Qui, par exemple, pourra m’assurer que l’imaginaire de Van
Gogh est nécessairement présent dans le personnage créé par Hergé? La
quête de l’absolu jusqu’à la folie que Van Gogh inscrivait sur la toile est-elle
inhérente à ce personnage de bédé ou bien à ce personnage du film de Kuro¬
sawa qui s’exile dans la représentation comme dans un paradis ? Je crois que
la réponse ne peut qu’être relative ; elle dépend de notre choix, de notre cul¬
ture, des expériences esthétiques qui nous ont marqués. En faisant ce choix,
je rattache la bande dessinée et la production cinématographique à un mou¬
vement de sémiose qui existe, de façon forte, je crois, dans notre culture
occidentale et qui avait été amorcée (ou, plus probablement, reprise d’ail¬
leurs) par Van Gogh. Le point central est celui-ci : il n’y a pas de construction
de signe sans intégration des sémioses antérieures, c’est-à-dire les acquis
historiques qui sont le tout de la culture.

66
Peirce a finalement poussé à bout cette logique de la culture, en l’appli¬
quant aux objets de la nature^. Le monde, dans son évolution, est une
immense sémiose («L’univers est un vaste représentamen [...]» C.P. 5.119).
Nous en sommes partie. Nous sommes nous-mêmes signes.
On conclura provisoirement que la distinction proposée plus haut entre
le représentamen et le signe est nécessaire ; mais que, en raison de sa bina-
rité, elle est insuffisante pour rendre compte de la complexité des relations
qui se nouent entre ces termes.

Le représentamen comme présence à l’intérieur du signe


ou le processus sémiosique comme abduction
Je donne habituellement à mes étudiants l’exemple suivant. J’emprunte
à Freud deux règles, donc de niveau troisième, qui sont devenues des géné¬
ralités dans le savoir constitué en psychanalyse : le complexe d’Œdipe et le
meurtre symbolique du Père. Le jeune étudiant peut appliquer ces règles à
des textes comme Œdipe roi de Sophocle et Les frères Karamazov de Dos¬
toïevski ou à tout autre texte. Mais les choses sont plus complexes. Freud
était un lecteur assidu des textes de l’Antiquité ; de plus, à l’époque où il rédi¬
geait Totem et tabou (dans lequel on trouve l’image de la horde primitive et le
principe du meurtre du Père), Freud lisait précisément Les frères Karamazov.
On dira donc, pour en rester aux mêmes exemples, que le roman de Dos¬
toïevski et la tragédie de Sophocle existaient d’abord comme des représenta-
mens même si ce sont là des représentamens extrêmement complexes et éla¬
borés, reconnus comme le produit de sémioses antérieures; que dans le
processus de construction d’un nouveau savoir, ces textes, au moment où ils
étaient lus par Freud, devenaient le point de départ, le « fondement » de nou¬
veaux processus sémiosiques. Puis, la réflexion de Freud, son expérience de
thérapeute, le processus de l’analyse ont fini par en faire des objets nouveaux,
enrichis, des objets dynamiques que le savoir ne pouvait encore que suggérer.
Ces avancées ont finalement été reconnues comme des principes généraux
fondant le savoir en psychanalyse (correspondant à l’interprétant final).
Ou, pour le dire de façon encore plus juste : dans ces deux textes de
Sophocle et Dostoïevski, un procès de la signification, disons un mouvement
de sémiose, était à l’œuvre. La démarche de Freud a été d’abord de recon¬
naître ces procès, un peu à la façon — pour revenir à l’exemple précédent —
dont nous devinons le parcours du marcheur à partir des traces de pas qu’il
a laissées dans la neige. Freud se saisit de ces procès et les reformula dans
un langage nouveau, plus abstrait et plus général, qui correspondait d’ail¬
leurs à l’épistémé à laquelle il appartenait et qui était celle du petit milieu de
médecins analystes viennois du tournant du siècle.

5. D’où le terme «quasi-signe» dénommant des représentamens qui, tout en n’ayant pas
atteint une triadicité authentique, débordent le simple dyadisme.

67
C’est donc dire que le découpage corpus/problématique, auquel on se
réfère habituellement pour des raisons de commodité, est bien simpliste (et
bien binaire). Je crois qu’il nous faudrait plutôt reconnaître que le savoir nou¬
veau est le fait d’un prolongement, d’une croissance de savoir que le simple
fait d’une interprétation fondée sur une rupture entre corpus et problémati¬
que. Ou, pour être plus rigoureux, on reformulera ainsi : les textes de Sopho¬
cle et de Dostoïevski ont été les sujets d’une action, Vimpulsion d’un proces¬
sus sémiosique qui s’est déroulé dans l’esprit de Freud et dans le petit milieu
des savants qui, en reconnaissant cette avancée de façon consensuelle, lui
ont conféré une validation.

Si l’on tentait de replacer cette idée dans le cadre de notre réflexion, on


dirait que le représentamen de départ est une chose du monde, mais d’un
monde déjà fortement sémiotisé, qui nous est donné comme une présence ou
bien, disons, comme une présentation ; que cette présentation accède à l’ins¬
tance première du nouveau signe à naître comme une manifestation, comme
une icône (en fait, un signe de classe V : un légisigne iconique). Préalable¬
ment au processus de la sémiose, l’icône, laissée à elle-même (à la façon du
tableau sans légende qu’évoque Peirce) pourrait, en regard du nouveau
savoir à naître, ne renvoyer à rien d’autre qu’à quelque chose d’indéterminé.
Et pourtant, cette manifestation est riche des nombreux acquis de culture, des
sémioses historiques qui l’ont conduite jusqu’à nous. Le processus sémiosi¬
que sera un travail d’avancée, de croissance de cette manifestation jusqu à ce
que, du point de vue de sa relation à l’objet, elle trouve des déterminations,
des spécificités nouvelles (dont le niveau de complexité, de détermination,
de raffinement sera différent suivant les circonstances). De simple présenta¬
tion qu’était le représentamen, dans le signe il devient représentation.

Je proposerai ici le point central de mon argumentation. Optimalement,


le processus sémiosique opère simultanément trois actions : il prend en
charge le contenu des sémioses antérieures, il reconstruit l’objet jusqu’à en
faire quelque chose de nouveau et, ce faisant, il permet de découvrir ce
qu’est essentiellement le signe. On aura évidemment reconnu ici l’inférence
la plus haute qu’est l’abduction qui se caractérise par deux acquis simulta¬
nés ; 1. le rattachement d’un cas 2. à une règle générale qui est postulée.

On pourrait reprendre plus en détail les termes de l’abduction :

Résultat ® : La lecture de grandes œuvres littéraires révèle des cons¬


tantes du psychisme humain.

Cas: Les frères Karamazov (Dostoïevski) ou Œdipe roi (Sophocle)


saisis comme œuvres ponctuelles

6. La disposition graphique dans cet ordre (résultat, cas, règle) vise à représenter, diagram-
matiquement, les étapes de l’avancée de l’inférence abductive. Cette inversion de l’ordre,
par rapport à la série classique de la déduction, illustre de façon on ne peut plus évidente
la première dénomination que Peirce avait adoptée : la rétroduction.

68
Règle : Le meurtre symbolique du Père ou l’Œdipe comme princi¬
pes généraux.

Dans ce petit tableau, les règles nouvelles postulées correspondent à l’inter¬


prétant final, les cas particuliers à ce qu’il y a d’immédiat dans le signe (fon¬
dement, objet, interprétant) et le passage du particulier au général au travail
de l’interprétant dynamique en regard de l’objet dynamique.

La même analyse pourrait être construite sur les exemples précédem¬


ment donnés :

Résultat : La lecture de différentes œuvres comme construction d’une


continuité dans l’esprit.

Cas : Les fleurs de tournesol chez Van Gogh, le personnage de


Tournesol dans la bande dessinée de Hergé et l’exil du per¬
sonnage du film de Kurosawa.

Règle : La fascination pour l’absolu (de la transcendance, du savoir


et de la représentation).

À partir du moment où la formation du signe est saisie comme une infé¬


rence abductive, un déplacement s’opère dans les termes constitutifs qui
désignent maintenant les différentes étapes de l’inférence : l’acquis, de
l’ordre de la généralité (la règle), reste troisième, correspondant à l’interpré¬
tant final ; les éléments du représentamen qui étaient premiers deviennent
seconds (le cas) ; et le premier niveau de l’inférence (le résultat) renvoie à
une pratique qui est pure virtualité : c’est la saisie du représentamen fondée
sur une habitude.

Ce déplacement dans la saisie du représentamen qui devient second


correspond précisément à ce trait que je tente de saisir: le représentamen de
départ, sitôt qu’il entre dans la composition du processus sémiosique, con¬
naît une transmutation. Alors qu’il représentait un terrain ferme (un acquis de
l’Histoire et de la culture), il devient de plus en plus insaisissable. On rappel¬
lera ici que Peirce écrivait que le signe ne peut désigner Voh]e\. dynamique, il
ne peut, tout au plus, que le suggérer.

En revanche si, comme je l’ai évoqué plus haut, le jeune étudiant se con¬
tentait de reconnaître le meurtre symbolique du Père dans la fresque roma¬
nesque de Dostoïevski ou le complexe d’Œdipe dans la tragédie de Sopho¬
cle ou bien dans tout autre texte, alors sa démarche ne correspondrait qu’à
une inférence inductive. 11 construirait moins un signe nouveau qu’il n’en
reconnaîtrait un déjà constitué. Dans un tel cas, il y aurait identité parfaite
entre le signe et le représentamen; l’acquis ne serait pas réellement nou¬
veau. Imaginons, à l’inverse, un cas d’incompréhension: une lecture d’un
texte qui serait un échec, c’est-à-dire qui ne conduirait à aucun acquis ; alors,
signe et représentamen seraient restés totalement étrangers l’un à l’autre. Le
processus triadique n’aurait pas eu lieu.

69
C’est donc dire que représentamen et signe doivent se rencontrer, s’arti¬
culer ou se nouer sans perdre leurs spécificités. Là réside, je crois, le point
central qui rend diffuses les utilisations de ces termes.
Au cœur de la pensée de Peirce, nous trouvons cette affirmation à l’effet
que le signe authentique, fondé sur le principe de la triadicité, n’est pas
réductible à des relations binaires. Pourrait-on suggérer que, dans les meil¬
leurs des cas, le processus sémiosique soit fondamentalement abductif!
C’est là ce qui définit les conditions de naissance de tout savoir nouveau.
Certes, l’abduction représente un risque ; elle est le fait d’un saut dans
l’inconnu ; elle repose sur des impondérables ; elle a quelque chose d’impré¬
visible. On comprendra que Peirce ait invoqué le célébré Play of Musement
pour rendre compte de ces avancées. Gérard Deledalle (1987: 89) en parle
comme d’un «vagabondage de l’esprit dans les trois ordres », ce qui exprime
bien les conditions de l’abduction et du travail de constitution du signe. Les
notions et les termes que j’essaie ici de distinguer et de serrer de plus près
représentent comme les indices de ces différents lieux de vagabondage. Leur
utilisation a quelque chose de risqué, d’impondérable, d’imprévisible, d’où
ces traits de l’indécision et du flottement que j’évoquais en commençant.
Ces termes saisissent divers aspects du processus sémiosique ; ils sont
eux-mêmes des signes. Force est donc de penser ces mots avec la même
problématique que nous avons élaborée ici.

Signe, représentamen et fondement : questions de terminologie


[...] une langue est un système et non un simple
assemblage de normes. Un assemblage structu¬
rel de cette ampleur ne peut se transformer en
quelque chose de vraiment nouveau que très
lentement alors que nombre d’autres innova¬
tions culturelles se font à un rythme relative¬
ment rapide. Ainsi la langue reflète la pensée
collective ; elle est affectée par les inventions et
les innovations, mais lentement et dans une
faible mesure, alors qu’inventeurs et novateurs
la reçoivent telle quelle et sont soumis à ses
lois.

Benjamin L. Whorf, (1956: 114).

fl est extrêmement difficile, sinon impossible, de rendre compte d’un


fonctionnement authentiquement triadique en se fondant exclusivement sur
les mots de la langue, indépendamment de l’énonciation. Et la raison en est
assez simple ; c’est que les signes linguistiques, saisis exclusivement pour
eux-mêmes, dans leur appartenance à la structure de la langue, fonctionnent
sur la base d’un modèle dyadique. En ce sens, Ferdinand de Saussure avait
certainement raison en inscrivant le principe de la différence au cœur de la

70
construction théorique d’une linguistique générale. Et les textes de Peirce
viennent appuyer cette observation. Lorsque (C.P. 8.177-181), il veut illustrer
le fonctionnement du signe, il se réfère comme exemple, à des phrases, à des
prédicats où les mots, pris isolément, sont donnés comme renvoyant à des
objets partiels dont la connaissance préalable est nécessaire mais insuffi¬
sante. Je crois que les mots isolés, les lexèmes appartiennent à l’instance
première de Y acception (le sense de Lady Welby ; voir C.P. 8.184 : une traduc¬
tion figure en annexe) et à l’instance seconde de la désignation (le meaning
de Lady Welby), alors que la signification (correspondant à la significance de
Lady Welby) ne peut se construire que sur la base d’un prédicat qui permet
l’accès à la tercéité. Or notre difficulté terminologique réside précisément là :
nous nous situons dans l’instance première de Yacception et nous tentons
d’opérer des choix terminologiques pour rendre compte de phénomènes de
signification qui dépassent les mots pris isolément.

Bref aparté sur la notion de préscission


Peirce avait rencontré cette difficulté et avait traité de la question au
moment même où il créait les trois catégories fondamentales. En effet, dans
«Sur une nouvelle liste de catégories», son premier article (1868 : C.P. 2.3.),
il définissait trois types de séparations logiques entre termes différents. La
dissociation désigne «une séparation qui, en l’absence d’associations cons¬
tantes, est permise par la loi de l’association des images. Elle est la cons¬
cience d’une chose sans que la conscience d’autres choses ne soit nécessai¬
rement présente». La discrimination, «qui n’existe qu’en relation avec
l’essence des termes, construit simplement des distinctions de l’ordre du
sens ». La préscission ou abstraction « n’est pas limitée à une simple séparation
mentale, mais à ce qui émerge d’une attention dirigée vers une chose parti¬
culière alors que les autres choses sont négligées. » « La préscission ne dési¬
gne [donc] pas un processus réciproque ». Je reprends l’exemple donné par
Peirce : je suis convaincu, dit-il, qu’il y a un espace non coloré entre mon
visage et le mur. Or, je puis discriminer \a. couleur de l’espace et l’espace de
la couleur. Je ne puis dissocier \di couleur de l’espace ni l’espace de la couleur.
Mais alors que je puis préscinder l’espace de la couleur, je ne puis préscinder
la couleur de l’espace.
De la même façon, je suggérerai que je puis discriminer le représentamen
du signe et vice-versa. Je ne puis dissocier le signe du représentamen et vice-
versa. Mais, alors que je puis préscinder le représentamen du signe, je ne puis
préscinder le signe du représentamen. Ou, pour revenir à l’un des exemples
auxquels on s’est précédemment référé: je puis discriminer la fleur de tour¬
nesol telle que donnée par la nature de la toile de Van Gogh et vice-versa ; je
ne puis dissocier la toile de la fleur et vice-versa; mais alors que je puis pré¬
scinder la fleur du processus sémiosique à l’œuvre sur la toile, je ne puis pré¬
scinder ce processus sémiosique de la fleur elle-même, non plus qu’un nou¬
veau processus sémiosique (Hergé, puis Kurosawa) des processus antérieurs.

71
Le point que je défends ici est que les mots de la langue — dont les
mots signe et représentamen qui nous occupent ici — se définissent mutuel¬
lement sur la base d’une relation de discrimination (la loi saussurienne de la
« différence ») alors que dans la logique de la phanéroscopie, le signe et le
représentamen sont reliés par une relation de préscission. La difficulté, qui
semble incontournable, vient de l’inadéquation entre la discrimination et la
préscission. Le mot fondement, défini comme purement relationnel, est utile
pour marquer cette relation de préscission entre les deux autres termes ou,
de façon plus précise, pour dénommer ce qui émerge d’une attention dirigée
vers une chose particulière (le fondement du signe : la fleur comme présence,
manifestation fondant le processus sémiosique) alors que les autres choses (le
représentamen, le signe antérieur : la fleur telle que donnée par la nature) sont
négligées.

Néanmoins, nous avons besoin de ces outils terminologiques et notion¬


nels que nous cherchons à préciser. Nous savons que leur utilisation ne sera
jamais parfaitement adéquate et cela, pour de multiples raisons. Bien que la
relation entre le signe et le représentamen soit de l’ordre de la préscission,
nous devrons, pour saisir cette relation avec notre instrument terminologi¬
que, nous résoudre à accepter la règle de la simple discrimination qui est à
la base du système linguistique. Ensuite, l’objet de ces mots est instable et
leur contexte imprévisible. Enfin, parce que — et c’est la leçon de la triadi-
cité — l’analyse ou le processus sémiosique est fondamentalement abductif;
il se construit partiellement à l’intérieur du représentamen; autrement dit,
l’analyse ne peut pas rester à distance de son sujet comme un métalangage.
À la limite, je crois que, dans la logique du pragmatisme, toute interprétation
est interprétance, prolongement du sens : le changement de niveau, du lan¬
gage au métalangage, reste toujours partiellement illusoire On comprend,
dans ces conditions, la tentation toujours présente de ramener le représen¬
tamen à l’intérieur du signe ou de l’en détacher absolument.

La leçon de David Savan

Je ferai pourtant la suggestion qui suit. Dans la mesure où l’on considère


que tout nouveau signe repose sur un signe antérieur, on peut en désigner
l’entrée, le premier constituant, par le terme « signe ». Dans la mesure où l’on
considère que c’est un représentamen qui fournit Yimpulsion, soit le sujet, le
matériau et l’occasion de la naissance d’un nouveau signe, on peut en dési¬
gner l’entrée par le terme «représentamen». C’est en ce sens que je propo¬
sais, d’entrée de jeu, que ces usages terminologiques sont légitimes car ils
sont tout à fait logiques. On reconnaîtra cependant qu’il s’agit, dans les deux
cas, d’usages synecdochiques.

7. Dans Le bégaiement des maîtres. Dany-Robert Dufour (1976) s’adresse au lecteur, lui deman¬
dant s'il a déjà «parlé en italiques».

72
Je crois, et c’est ce que David Savan suggérait, qu’il y aurait un gain de
clarté et de précision à maintenir ces distinctions que j’ai tenté d’élaborer et
d’illustrer ici : reconnaître que la présence d’un signe antérieur ou d’un repré-
sentamen donné, au point d’entrée d’un nouveau signe, est, en fait, la trans¬
mutation d’une donnée de départ en une manifestation marquant l’occasion
d’une impulsion, pour quelque chose de neuf à naître. L’usage d’un terme
spécifique pour marquer cette présence offre l’avantage indéniable de mar¬
quer clairement ces distinctions, ces articulations ; et aussi de rendre compte
des cas de disjonctions évoqués plus haut.
Si la signification, définie comme triadicité, est partout — c’est là le sens
de la sémiose généralisée à laquelle on s’est référé précédemment —, il faut
reconnaître que tout n’est pas triadique. Les cas de disjonction évoqués plus
haut en témoignent clairement. La distinction entre les termes représentamen,
signe et fondement représente, à mon avis, l’un des outils les plus efficaces
pour inscrire cette distinction fondamentale dans nos analyses.

Alors, pourquoi le terme « fondement » pour désigner le premier consti¬


tuant du signe ? Je crois que ce terme est le plus neutre que l’on puisse ima¬
giner: il désigne une pure fonction. 11 marque la présence du signe antérieur
ou du représentamen comme le plancher, la fondation du nouveau signe à
naître. Lorsque le jeune Peirce employait ce terme, il renvoyait à un point de
vue sous lequel est saisi le signe, soit une perspective placée dans l’antério¬
rité du mouvement de construction sémiosique. Je ne crois pas que l’usage,
proposé par Savan, soit contradictoire avec cet emploi.
Et pourtant, le mot « fondement » n’est pas aussi neutre qu’il paraît. Ce
terme me suggère que tout nouveau processus de sémiose, d’avancée, de
gain de savoir, de conscience ou de beauté doit nécessairement passer par
une sortie du monde des abstractions, opérer un retour à la priméité des
acquis antérieurs, à la simple virtualité, à la priméité de la sensation. C’est là
la signification de la figure de la spirale à laquelle on fait appel pour illustrer
le processus de la sémiose.
J’emprunterai, en terminant, cette autre illustration. Les artistes, poètes,
musiciens, peintres, sculpteurs, danseurs, dans un mouvement de cons¬
cience, retournent constamment à la matière, aux mots, aux sons, à la pâte,
à la pierre, aux mouvements du corps, pour faire surgir quelque chose de
neuf ; plus analytiquement, ils créent des représentamens qui seront au fon¬
dement de nouvelles sémioses à venir. Ainsi, ces artistes auxquels je me suis
référé. Van Gogh, Hergé et Kurosawa, ne comptent-ils pas parmi ceux qui,
au premier chef, créent des impulsions telles que la sémiose se remette cons¬
tamment en mouvement !

73
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DEUXIÈME PARTIE

Les relations variables


entre les objets du monde
et le signe
4. Analyse des niveaux
et processus triadiques
Où il sera question de girouettes
et de fleurs de tournesol

L’arrivée à terme du projet d’une sémiologie linguistique


Dans son dernier texte, «Sémiologie de la langue», Benveniste procé¬
dait, en quelque sorte, à un bilan de la linguistique qu’il avait pratiquée, avec
bonheur, durant plusieurs décennies. Et le constat général est celui d’une
arrivée à terme, comme si le projet d’une sémiologie linguistique, fondé sur
les postulats saussuriens avait atteint la limite de ses possibilités. D’où l’appel
à un renouvellement de la problématique qui se ferait, suggère-t-il par la
création d’une sémiologie de «deuxième génération». Je cite les paragra¬
phes de conclusion.
Quand Saussure a défini la langue comme système de signes, il a posé le
fondement de la sémiologie linguistique. Mais nous voyons maintenant que
si le signe correspond bien aux unités signifiantes de la langue, on ne peut
l’ériger en principe unique de la langue dans son fonctionnement discursif
Saussure n’a pas ignoré la phrase, mais visiblement elle lui créait une grave
difficulté et il l’a renvoyée à la « parole », ce qui ne résout rien ; il s’agit jus¬
tement de savoir si et comment du signe on peut passer à la «parole». En
réalité, le monde du signe est clos. Du signe à la phrase il n’y a pas [de]
transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les sépare. 11 faut
dès lors admettre que la langue comporte deux domaines distincts, dont
chacun demande son propre appareil conceptuel. Pour celui que nous
appelons sémiotique la théorie saussurienne du signe linguistique servira
de base à la recherche. Le domaine sémantique, par contre, doit être
reconnu comme séparé. 11 aura besoin d’un appareil nouveau de concepts
et de définitions.
La sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement, par l’instrument
même qui l’a créée : le signe. On ne pouvait écarter l’idée du signe linguis¬
tique sans supprimer le caractère le plus important de la langue ; on ne pou¬
vait non plus l’étendre au discours entier sans contredire sa définition
comme unité minimale.
En conclusion, il faut dépasser la notion saussurienne du signe comme prin¬
cipe unique, dont dépendraient à la fois la structure et le fonctionnement de
la langue. Ce dépassement se fera par deux voies :

1. Pour assurer la cohérence dans notre terminologie, nous conservons le terme «sémiolo¬
gie » pour dénommer cette problématique spécifiquement saussurienne du signe.

77
— dans l’analyse intralinguistique, par l’ouverture d’une nouvelle dimen¬
sion de signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique
désormais distincte de celle qui est liée au signe, et qui sera sémiotique ;
— dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l’élaboration
d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation.
Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont les instruments et
la méthode pourront aussi concourir au développement des autres bran¬
ches de la sémiologie générale. (Benveniste 1969: 65-66)
La leçon centrale que Benveniste retient de la sémiologie linguistique est
que le monde du signe est clos. En somme, sur cette base, il y aurait une impos¬
sibilité absolue à traverser la frontière qui sépare le lieu structural du signe
et l’usage, c’est-à-dire la parole, la phrase puis le discours. Je crois que Ben¬
veniste, en se plaçant dans la logique saussurienne, a parfaitement raison. La
stratification du signe linguistique (Benveniste 1962) qu’il avait élaborée,
d’une façon très claire d’ailleurs, définissait et limitait le «domaine du signe».
Benveniste a certainement saisi les limites de cette analyse lorsqu’il propose
que «la sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement, par l’ins¬
trument même qui l’a créée; le signe». La difficulté essentielle tient, me
semble-t-il, à ce que le signe, défini sur une base exclusivement linguistique,
ne peut rencontrer les objets du monde, alors qu’en fait le mot est un objet
du monde, un signe comme le sont l’index, le geste ostensif, le logo ren¬
voyant à telle image de marque, le symbole mathématique ou bien tel
poème, tel roman, tel tableau. Que ces signes se caractérisent par des degrés
plus ou moins élevés de complexité, cela va de soi, mais, ce sont là des
objets du monde qui agissent tous à titre de signe : des différences dans le
degré de complexité n’implique pas de différence dans la nature du signe.
Aussi Benveniste se voit-il conduit à imaginer un nouveau domaine qui
viendrait s’annexer au premier pour le compléter et qu’il propose de nom¬
mer le «sémantique». Il y a là une procédure qui paraît extrêmement
gênante en ce qu’elle maintient intacte la définition du signe qui avait bloqué
le projet d’une sémiologie générale. Si le signe, comme le donne à penser
cette délimitation de territoires distincts, ne peut être imaginé dans ses
modes d’insertion dans l’usage, alors, on serait forcé d’admettre que cette
analyse ramène le signe au simple statut d’une unité fixe à l’intérieur d’un
ensemble logique parfaitement balisé, arpenté, structuré; je soupçonne
qu’alors le signe ne serait plus qu’un simple signal ou, suivant l’expression de
Peirce, un quasi-signe.

L’appel à une ouverture, à une nouvelle approche qui serait beaucoup


plus large ou englobante exige que l’on reprenne la question des niveaux, ce

2. On pourrait proposer ici que Benveniste avait vu extrêmement juste en ce sens que la
«sémiotique» construite par l’École de Paris a répondu à cette perspective qui se décou¬
vrait alors. Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’acte de naissance de cette théorie fut
marqué par la Sémantique structurale (Greimas : 1966).

78
qui implique que l’on revienne sur la définition même du signe ou, de façon
encore plus précise, que l’on remette en cause la définition exclusivement
linguistique du signe. Je ne crois pas que l’appel à un nouveau domaine ou
à une nouvelle discipline qui viendrait se superposer à la première ne suffise ;
au contraire, cette proposition vient réaffirmer, encore plus, l’étanchéité de
la frontière qui délimite et définit le lieu proprement linguistique. Peut-être
ces deux domaines envisagés par Benveniste seraient-ils à concevoir comme
ces deux fonctions indissociables du signe que l’on présentera plus loin : le
signe comme représentation et le signe comme action. Autrement dit, la seule
façon de résoudre cette difficulté théorique — et, peut-être, d’échapper au
« paradoxe » — serait d’abolir la frontière étanche qui sépare le signe linguis¬
tique du « monde », la langue du discours.

Aussi, pourrait-on postuler que le modèle triadique élaboré au sein de la


phanéroscopie permettrait de colmater ces ruptures entre les différents
niveaux de l’analyse et nous fournir les instruments, à la fois méthodo¬
logiques et conceptuels, pour renouveler la problématique du signe, mainte¬
nant saisi dans sa diversité et dans son ampleur. La démarche que j’entre¬
prends ici vise tout simplement à explorer une nouvelle voie pour analyser
la question des niveaux, précisément sur la base de cette logique triadique
empruntée à la phanéroscopie.

Des girouettes iconiques, indiciaires et symboliques


Si, dans notre examen, nous nous plaçons dans une perspective unique¬
ment taxinomique, nous nous limiterons à un signe minimal, hors contexte,
comme dans les exemples qu’à la suite de Peirce nous proposons habituelle¬
ment pour illustrer chacune des dix classes de signes (ainsi reprenons le cas
classique de la girouette illustrant le signe de classe IV : le sinsigne indiciaire
dicent), et alors le représentamen ne réalisera qu’une des dix possibilités
logiques. Mais ce n’est là qu’une abstraction, car la girouette peut être vue
par un enfant qui n’en a jamais vu auparavant et alors cet objet qui tourne
au vent est simplement beau, étonnant, amusant, semblable au module que,
poupon, il voyait suspendu au dessus de son berceau ; bref, le représentamen
girouette n’est qu’une image projetée de lui-même (signe de classe II : un sin¬
signe iconique). Et, inversement, un fabricant ou un designer de girouettes
peut découvrir un modèle tout à fait original, qu’il n’a encore jamais vu, et
alors, dans son esprit, le processus sémiosique dépassera de beaucoup le
niveau IV, peut-être pour devenir un légisigne iconique (forme nouvelle,
inventive : légisigne...) particulièrement adapté à la force du vent dans cette
région qu’il visite pour la première fois (... indiciaire dicent) et qui vient
témoigner de l’inventivité des habitants de cette région (légisigne symboli¬
que dicent).
C’est donc dire que le niveau de complexité atteint par le signe est en
bonne partie fonction de l’esprit dans lequel il vient se déposer autant que

79
d’autres facteurs tels l’environnement, les habitudes préalablement acquises
et comme ici, la tradition dans la fabrication des girouettes, etc. 11 faudrait
pourtant apporter une nuance supplémentaire : si le représentamen girouette
et l’esprit dans lequel il vient s’inscrire constituent deux entités logiques dis¬
tinctes, le signe qui se constitue appartient à ces deux lieux logiques; en
d’autres termes, le signe n’est pas une simple réception d’un stimulus (visuel
dans cet exemple) ; le signe serait plutôt le lieu logique même où un repré¬
sentamen devient un signe. Le signe réside autant dans l’objet que dans
l’esprit ; il est défini comme l’occasion de leur rencontre.

On pourrait alors proposer, du point de vue des simples utilisateurs de


girouettes que nous sommes, que, dans l’esprit de l’enfant, la girouette repré¬
sente un signe dégénéré, alors que dans l’esprit du designer elle représente un
signe accrétif tandis que pour les marins du dimanche que nous sommes
(pourquoi pas ?), alors que nous nous apprêtons à prendre place sur notre
voilier, la girouette nous est simplement utile ; le signe de la girouette, dans
sa relation à l’objet, est alors, pour nous, simplement authentique.

Théorisons un peu tout ceci : la girouette est un représentamen. Ce qui


m’intéresse ici, ce sont les conditions suivant lesquelles le représentamen
girouette deviendra un signe. J’ai tenté d’illustrer ici la façon dont ces condi¬
tions varient en fonction de divers contextes et du lieu logique c’est-à-dire
mental — chez l’enfant, le simple utilisateur ou bien le designer— où l’inter-
prétance viendra s’inscrire.

Lorsque la girouette est représentée...


La girouette, comme instrument de mesure, pourrait être analysée, en
tant que signe, renvoyant à des événements qui se sont vraisemblablement
déroulés sur plusieurs centaines sinon quelques milliers d’années : les
hommes, ayant fini par comprendre les lois de la nature, sont arrivés à les
utiliser — dans ce cas-ci, le vent — pour la navigation. En ce sens, la
girouette est déjà elle-même signe potentiel de tout un processus sémiosique
qui lui est antérieur.

Mais pour que cette valeur-signe de la girouette existe, il faudrait


quelque chose comme une encyclopédie illustrée qui prendrait comme
thème les différentes girouettes depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos
jours, bref une représentation qui deviendrait un lieu sémiosique.

D’une certaine façon, le processus imaginatif, chez l’enfant, le con¬


duira à reconnaître l’utilité de la girouette ; c’est donc dire qu’il reprend,
pendant un laps de temps très court, une tranche de l’histoire de l’huma¬
nité, tout comme le designer reprend, aussi pendant un laps de temps très
court, une partie plus récente de l’histoire de l’humanité qui a compris
qu’elle vivait à l’intérieur des signes et par ces signes qui constituent son
environnement.

80
La condition pour que l’objet girouette soit significatif, c’est qu’il soit
représenté^.

Imaginons maintenant un texte littéraire qui raconterait ou construirait


un récit affichant les différents regards portés sur cet objet qu’est la
girouette. Immédiatement, on change de niveau. La girouette n’agirait plus
comme le représentamen où s’inscrit le procès sémiotique, elle en constitue
rait plutôt le prétexte. Elle serait un objet représenté. Que ferait alors le texte
sinon mettre en scène, représenter différents processus sémiosiques sem¬
blables à ceux que nous venons d’esquisser? D’ailleurs, que pourrait faire
d’autre un texte ou, plus généralement, toute forme de représentation, qu’il
s’agisse d’un dessin, d’un tableau, d’un mime, d’une chorégraphie ?

Posons, provisoirement, qu’on se retrouve devant deux ordres ou deux


niveaux de la signification (ou bien deux représentamens qui se super¬
posent) : celui de la girouette qui serait de premier niveau, et le texte qui la
représente, de second niveau. Cependant cette analyse de deux niveaux de
représentation simplement superposés ou enchâssés est bien brève, facile et
probablement trompeuse puisqu’elle oblitère le processus même de cons¬
titution du signe.

Considérons donc brièvement, en adoptant les trois catégories fonda¬


mentales de la phanéroscopie, les conditions d’existence sémiotique d’un tel
texte qui prendrait la girouette pour objet.

Secondéité
La girouette constitue l’objet dont parle le texte. Trois relations à l’objet
«girouette» pourraient être mises en scène: pour l’enfant, elle n’est qu’une
icône; pour les marins du dimanche, icône et indice, et pour le designer,
icône, indice et symbole. Une précision s’impose ici: lorsque la relation à
l’objet atteint le niveau symbolique, l’objet déborde le statut de simple réfé¬
rent : il devient quelque chose de plus, il cumule les deux rôles de référent et
référence, c’est-à-dire d’objet réel et d’objet symbolique"^.

La girouette réelle, factuelle, trouve, comme on l’a suggéré, des valeurs


sémiotiques de différents niveaux de complexité. Lorsqu’elle est saisie par le
texte, c’est-à-dire lorsqu’elle prend place sur ce nouveau lieu qu’est la scène
textuelle, elle redevient un représentamen ou, pour reprendre une expres¬
sion courante, elle est devenue une girouette de papier, mais tout en

3. Ce qui expliquerait le cheminement suivi par Peirce : la position philosophique du pragma¬


tisme, qui fut établie dans les textes des années 1870, s’est développée dans le sens d’une
sémiotique qui sera construite durant la dernière partie de sa vie.
4. Je reviendrai plus loin sur la différence entre le référent — qui est strictement lié au signe
linguistique — et Y objet— qui est un constituant du signe tel que défini dans la sémiotique
de Peirce — et qui est beaucoup plus large dans son extension, appartenant à un registre
logique différent.

81
conservant ses valeurs antérieures de signe ; lorsque la girouette est écrite,
elle n’est pas retournée à une primitivité ou à une utopique pureté qui serait
antérieure aux processus sémiosiques qui en ont fait un objet de culture. Le
texte, l’écriture et aussi la lecture, en feront moins un signe totalement nou¬
veau qu’un signe renouvelé, enrichi, bref un signe ultérieur. La girouette
représentée ne constitue pas une négation ou un oubli de l’objet de culture
qu’elle était, antérieurement à cette nouvelle représentation, elle constitue,
pourrait-on dire, une girouette enrichie, la représentation textuelle lui adjoi¬
gnant un plus. D’une certaine façon, on pourrait proposer que prendre au
pied de la lettre la formule girouette de papier, ce serait postuler que le signe
textuel qui se constitue devient le tout du signe, niant la réalité non seule¬
ment de l’objet factuel, mais aussi de l’existence ou de la valeur symbolique
préalable de la girouette. 11 y aurait, dans cette position, quelque chose qui
se rapprocherait du doute systématique (cartésien) qui prétend pouvoir abo¬
lir le monde pour le reconstruire ex nihilo: cet aller-retour entre les deux
absolus de la néantisation et de la création me paraît, pour le moins, sujet à
caution !
Si je reviens à notre exemple, je proposerai que le marin du dimanche
autant que le designer de girouettes ne peuvent oublier l’émerveillement
qu’ils ont connu, enfants, lorsque pour la première fois ils ont vu une
girouette.

Priméité
La girouette n’atteindra le statut de symbole que par le biais d’une forme
quelconque de représentation. Revenons à l’exemple précédent : pour le
designer, la girouette réelle, factuelle qu’il découvrait prenait une valeur dans
son esprit, ou bien effectuait un mouvement sémiosique dans la mesure où
elle s’inscrivait postérieurement (et non antérieurement) à toutes ces girouet¬
tes représentées, dessinées, construites dont il avait déjà expérimenté les
modèles.
Le fondement de cette représentation littéraire, ce serait le texte qui
peut être saisi comme appartenant à une forme type, soit un récit, une des¬
cription ou tout autre cadre préalablement construit de représentation (légi-
signe). Le texte sera saisi dans sa réalisation factuelle — ce texte en particu¬
lier (sinsigne). Ou bien il ne sera saisi que comme simple virtualité ou
possibilité logique : j’imagine l’enfant qui se dirait en lui-même : un jour je sau¬
rai ce qu’est cet objet étrange, je l’expliquerai en décrivant son fonctionnement
dans un texte ; ou bien, de façon peut-être plus réaliste, un jour, je dessinerai des
girouettes de toutes sortes de couleurs, elles seront encore plus belles...

Nous pourrions résumer en proposant que la condition pour qu’un objet


factuel accède à la valeur symbolique ou devienne une référence, c’est qu’il
s’inscrive à la suite d’un processus de représentation qui est présupposé.

82
Tercéité
Dans la mesure où je tiens dans mes mains le livre où figure ce texte,
m’apprêtant à le lire, le texte reste une pure potentialité (rhème) ; puis je le
lis et j’en saisis immédiatement un premier niveau de signification (dici-
signe) ; enfin, le texte me paraît, à la suite de ma lecture, comme une repré¬
sentation plus globale de la girouette : il donne une signification à la girouette
dans la mesure où il se constitue en la représentant (argument).
Est-ce que je me trompe ou bien n’est-ce pas ce qui est arrivé dans nos
esprits, lorsque nous avons lu le premier fragment de ce texte ?

Les règles de la hiérarchie


Les règles affirment, entre autres choses, ceci: pour que la relation du
signe à l’objet atteigne le niveau symbolique — ici, la valeur que prend la
girouette dans l’esprit du designer—, il faut que le support du signe, en somme
son fondement représentationnel, soit constitué d’une forme ayant atteint un
certain niveau de généralité, soit le légisigne, que l’on pourrait analyser comme
une certaine « connivence » entre un savoir préalable chez le producteur du signe
concernant l’objet et la forme même de l’écriture ou de la représentation.
Autrement dit, le narrateur qui ne connaîtrait rien au design des girouettes ne
pourrait inscrire, dans l’écriture, que les conditions de l’accès de la girouette à
une valeur symbolique qui serait d’un ordre spécifique au récit de fiction (dans
un roman d’aventure, la girouette de telle couleur indiquerait où trouver tel
message laissé par les conjurés d’une révolution en marche ou bien par des
passeurs de drogue à la frontière), alors que de son côté l’enfant, en dessinant
des girouettes de toutes sortes de couleurs, conférerait à la girouette une valeur ico-
nique reliée à une certaine forme de sensibilité visuelle qui correspond d’ail¬
leurs à sa propre saisie du monde ; et dans un tel cas, c’est le thérapeute, le psy¬
chologue de l’enfance, l’éducateur, le parent ou le sémioticien qui, tenant un
discours constitué, plus abstrait, auraient la possibilité de conférer une valeur
symbolique à la girouette de toutes sortes de couleurs dessinée par l’enfant

Revenons à notre propre situation : pour que la girouette représentée


illustre différents modes de fonctionnement sémiotique, il fallait que ce texte
qui, en se saisissant de l’exemple de la girouette, la représente d’une façon
qui lui soit propre, c’est-à-dire qu’il soit produit et échangé sur une scène qui
est la nôtre, soit : un milieu de réflexion sur la sémiotique. Il fallait que le
texte fasse ce qu’il fait abondamment : se référer à une problématique spéci¬
fique, nommer des légisignes, reconnaître des valeurs iconiques et construire
les différentes étapes du processus sémiosique, etc.

5. Pour reformuler en termes plus techniques, on proposerait que, pour l’enfant, la girouette
dessinée correspond à un sinsigne émergeant simplement d’un qualisigne, alors que, pour
les adultes, le dessin correspondrait à la réplique de divers légisignes indexés aux savoirs
donnés dans l’exemple.

83
Deux aspects majeurs ressortent de tout ceci ; le processus de représen¬
tation — le dessin de l’enfant, la simple indication sur un panneau de signa¬
lisation ou bien le tracé savant que l’on retrouve sur les plans du designer —
de par sa nature même, confère une valeur sémiotique spécifique à l’objet
référent qu’est la girouette. De plus, — et c’est l’aspect sur lequel je veux
insister ici — ces diverses formes de représentation s’inscrivent nécessaire¬
ment dans la continuité des savoirs, des valeurs et des mouvements sémio-
siques préalables ou antérieurs que l’objet a connus et qui en ont fait un objet
de culture.

L’opération et l’action du signe


Michel Balat (1986: chapitre 3) propose une distinction qui paraît à la
fois précieuse et nécessaire.
Peut-être suffit-il d’indiquer la différence entre opération et action : l’opéra¬
tion est un «pouvoir», l’action est [...] un acte. Opération et action ont par¬
tie liée, mais il y a antécédence de la première sur la seconde : dans l’opé¬
ration, il n’est pas nécessaire de convoquer l’actualité.
Cela dit, on ne peut comprendre ces quelques lignes de Peirce comme réfé¬
rence à une pure structure logique (qui serait la structure «sous-jacente» à
l’action du signe), pour au moins une raison : la notion de « pouvoir » n’a pas
de statut logique 11 nous faudra donc penser ce pouvoir comme quelque
chose qui opère réellement.
On proposera donc que 1. !’«opération» du représentamen textuel est
de représenter la girouette ; 2. !’« action » du signe girouette est de se prolon¬
ger dans de nouvelles valeurs symboliques, et 3. l’enjeu du processus sémio¬
tique est de prolonger le contenu du signe dans des états ultérieurs renou¬
velés.

Alors que pour l’enfant évoqué plus haut le représentamen girouette ne


faisait rien d’autre que de se représenter lui-même (« opération » du signe),
que pour le marin du dimanche la girouette était un quasi-signe indiquant
tout simplement la direction du vent, pour le designer, la girouette était un
signe accrétif, actif ouvrant les voies à la sémiose et se réalisant dans une
forme de représentation qui pourrait n’être encore que mentale.
On pourrait dès lors dégager une règle ; la sémiose présuppose l’opéra¬
tion (ou l’action présuppose la représentation). Autrement dit ; il n’y a pas de
sémiose ou d’interprétance possible sans une représentation parce que la
représentation est le lieu même où naît l’interprétance.

Reprenons les termes suggérés par Michel Balat: préalablement à


l’interprétance, la girouette n’est que potentialité, virtualité ou pouvoir non
encore actualisé.

84
L’analyse des niveaux ; connotation et métalangage
Si l’on se réfère au modèle devenu classique de l’imbrication de deux
signes tel que Roland Barthes l’a construit en se fondant sur des postulats
théoriques empruntés à Louis Hjelmslev, on construira la figure des emboî¬
tements de deux signes. Ce modèle est trop connu pour qu’on s’y étende lon¬
guement®. Quelques brèves remarques suffiront. Précisons toutefois que ce
schéma, tel que représenté ici, illustre le processus de la connotation — le
nouveau terme produit est un signifié (SÉ) —, tandis qu’une commutation
des termes signifiant et signifié — le nouveau terme produit étant alors un
signifiant (SA) — renverrait au processus du métalangage.

2^ niveau SA SÉ

1®'' niveau SA SÉ

Si l’on tentait d’analyser, sur la base de ce schéma, la représentation lit¬


téraire ou visuelle d’une girouette, il faudrait placer le signe préalable
girouette au 1®'" niveau et la girouette représentée au second niveau. Or, la dif¬
ficulté majeure réside dans l’aspect suivant ; dans la schématisation de la con¬
notation, le nouveau terme produit ne peut pas appartenir exhaustivement au
signe représenté; il est dépendant des conditions du processus de la
sémiose, soit le serait du signe. En fait, cette schématisation donne à imagi¬
ner que le nouveau terme produit marque l’aboutissement et la fin du pro¬
cessus d’avancée. Or, cet effet de clôture du signe, d’exhaustivité dans sa
représentation, n’est possible que dans le cas où le second niveau s’inscrirait
à l’intérieur d’un autre système sémiologique lui aussi fermé, soit une méta-
sémiotique, c’est-à-dire une pure structure à l’image de la représentation que
Saussure donna de la langue.
On a toutes les raisons de supposer que cette schématisation a d’abord
été construite pour rendre compte du principe de construction logique de la
langue comme un système structuré, exhaustif et fermé. Puis, que sur la
base de ce modèle logique, ont été définies les conditions du métalangage

6. Si l’on se place à l’intérieur du débat ouvert en introduction à ce texte, à propos de la clô¬


ture inhérente au modèle linguistique, on suggérera que, par ce schéma, Louis Hjelmslev
et, à sa suite, Roland Barthes tentaient par là de transgresser cette clôture en appliquant
la définition strictement linguistique du signe (la fonction sémiotique comme relation
d’interdépendance entre SA et SÉ ou entre forme de l’expression et forme du contenu) à
des objets du monde qui ne soient pas de nature linguistique. Ainsi, on se rappellera
l’exemple des fleurs que le fiancé offre à sa bien-aimée. Pourtant, cette définition linguis¬
tique du signe entraîne, comme conséquence, de ramener l’objet-signe à un statut linguis¬
tique. Cette démarche conduisit d’ailleurs Roland Barthes à reconnaître que le projet d’une
sémiologie linguistique ne pouvait conduire qu’à une translinguistique (voir, à ce propos, le
premier chapitre). Nous nous référons néanmoins à ce schéma, d’abord parce qu’il est lar¬
gement connu, et parce qu’il illustrera, par ses insuffisances, la nécessité où nous sommes
de faire appel à une définition du signe qui soit beaucoup plus large.

85
qui, telle la langue face aux objets de la réalité, vient classifier, ordonner ou
organiser les contenus du langage de premier niveau suivant sa propre
logique. Dans tous les cas, on parlera donc, strictement, d’un arrêt du proces¬
sus de la sémiose.
Or, le processus de la connotation correspond de façon précise à la
notion d’avancée du signe, de la semiosis. Il semble que le modèle triadique
soit mieux à même de rendre compte de cet effet d’échappement du signe,
de son écoulement imprévisible vers d’autres lieux de la signification.
On pourrait, par exemple, demander en quoi cette schématisation de la
connotation permet de répondre aux questions suivantes ; Quel serait le con¬
tenu de la case signifié du signe de second niveau ou, pour revenir à nos exem¬
ples préalables, quelle serait la valeur symbolique de la découverte, par le desi¬
gner, de la nouvelle girouette ? En quoi le signe de second niveau reconduit-il
tout en l’altérant légèrement le contenu du signifié de premier niveau ou en
quoi la découverte que le designer-enfant avait faite, la première fois, d’une
girouette est-elle encore présente dans son travail professionnel actuel ? Puis
en quoi cette schématisation rend-elle compte du fait que la découverte du
designer ne trouvera sa pleine réalisation qu’ultérieurement, c’est-à-dire dans
un nouveau modèle qu’il dessinera en s’inspirant de sa découverte récente ?
En fait, par ces questions, je cherche à saisir le choc entre elles des
valeurs symboliques de l’objet et des traces qu’elles ont laissées dans l’ima¬
ginaire, tant chez l’individu designer auquel on se réfère que, plus générale¬
ment, dans l’ensemble des représentations à la fois de l’ordre de l’imaginaire
et du symbolique que nous tous, comme membres d’une collectivité, nous
faisons d’une simple girouette. Si, d’une certaine façon le terme signifiant
pouvait correspondre, vaille que vaille, à la notion de représentamen (le
signe saisi globalement, préalablement à son analyse, comme un simple
artefact), le terme signifié est trop simple, trop peu explicite pour rendre
compte des divers aspects des trois constituants du signe.
On pourrait résumer cette réflexion critique en proposant que le modèle
de schématisation auquel on s’est référé ici s’inscrit dans la logique d’un sys¬
tème fermé, exhaustivement structuré, ce qu’Umberto Eco a proposé
d’appeler le dictionnaire, alors que les questions que nous inscrivons, en nous
plaçant dans la perspective de la connotation, trouvent leur place à l’inté¬
rieur d’un univers beaucoup plus large, non exhaustivement structuré et qui
inscrit, en son centre même, la possibilité de découvertes imprévisibles : ce
serait alors l’espace et le temps de Y encyclopédie.

Le modèle logique de la schématisation binaire pourrait servir à décrire


le fonctionnement d’un plan ou d’un design nouveau qui sortirait de la table
de travail du dessinateur industriel. Mais il ne saurait, en aucune façon, rendre
compte de la vie sémiosique de ce nouvel objet, non plus que d’une représen¬
tation littéraire ou picturale de l’objet en question. Elle ne pourrait pas plus
rendre compte de l’émerveillement de l’enfant, pas plus que du simple plaisir

86
que nous ressentons à voir cet objet coloré sur un fond de ciel bleu, un beau
jour d’été. Dans tous ces cas, la girouette, plutôt que de marquer un aboutis¬
sement, représente un départ, une promesse, une ouverture

La représentation : son matériau, son action, son opération


et sa constitution comme signe
Je reprends le schéma en spirale déjà élaboré (Fisette 1990: 49) pour
m’aider à marquer les différents constituants du signe et les différentes éta¬
pes du processus de la sémiose.

REMARQUE SUR LE SCHÉMA : Les dénominations employées dans ce schéma


actualisent, en fonction de notre propos, les neuf soussignés que l’on trouvait
dans le tableau de la première sémiotique soit, en ce qui concerne le fondement:
Représentation virtuelle ou qualisigne. Écriture ou sinsigne. Discours ou légisi-
gne; en ce qui concerne l’objet: Image ou icône, Désignation ou indice, et sym¬
bole; en ce qui concerne l’interprétant : Signe préalable ou rhème. Processus
sémiosique ou dicisigne et Nouveau signe constitué ou argument.
Par ce schéma, je tente de me libérer de l’aspect taxinomique que revêt la classifi¬
cation du signe dans la première sémiotique de Peirce pour en illustrer les enchaî¬
nements qui tracent les voies du mouvement de l’interprétance.

7. On pourrait ici se référer à l’exemple, proposé au chapitre 2, de la nouvelle stratégie publi¬


citaire qui vend non plus des objets de consommation, mais «un mode de vie, de l’inter-
prétance du quotidien».

87
Les constituants du signe
Objet
En regard de la girouette, le texte agit comme un interprétant, venant,
sous son mode dynamique, assurer la médiation entre l’objet immédiat
qu’est la girouette référentielle dans ses caractéristiques physiques et la
girouette dans son existence préalable comme objet de culture; bref, il vient
la donner comme image d’elle-même ; puis, il la désigne comme instance uti¬
litaire dans un environnement donné ; enfin, il construit une nouvelle valeur
symbolique. D’une certaine façon, ces trois phases logiques correspondent
aux trois personnages que nous avons imaginés : l’enfant, le marin du diman¬
che et le designer.
Au cours du processus, la nouvelle girouette (objet dynamique : suivant
les valeurs symboliques suggérées plus haut, telles qu’elles s’offrent au desi¬
gner) apparaît comme une émanation de ce que l’objet (immédiat) était au
départ ; cette émanation, l’interprétant, que ce soit un texte ou toute autre
forme de représentation, ne peut que la suggérer.

Fondement
Le texte, qui constitue le lieu même de la représentation n’a comme pre¬
mière existence que celle d’une virtualité ; on parlerait alors du métier préa¬
lable du romancier ou du conteur qui se saisit d’un objet premier ou immé¬
diat, préalablement donné. Puis, il existe, suivant un mode factuel ; c’est alors
que, par Vécriture, s’opèrent les processus sémiosiques qui multiplient les
désignations de l’objet. Enfin, ce texte s’inscrit à la suite d’une tradition ou
d’un savoir préalable qui, pour ainsi dire, détermine la forme qui sera celle
d’un récit d’aventure ou d’un conte ou d’une légende, ou bien d’un traité sur
la fabrication des girouettes. C’est précisément à ce niveau logique, dans la
rencontre d’une forme préalable d’écriture — reliée à un savoir spécifique
déjà constitué — et d’un objet particulier, ici la girouette, que se construit le
discours, générateur de la symbolisation. On pourrait alors parler d’une coop¬
tation qui rend possible la représentation à un certain niveau de généralité.

Comme on l’a déjà suggéré plus haut, si l’enfant dessine la girouette avec
toutes sortes de couleurs, ce sera le rôle du psychologue, du maître, du parent
ou du sémioticien, qui ont déjà accès à la forme de ce discours, de porter la
représentation faite par l’enfant à un certain niveau de généralisation.

Interprétant
L’interprétant (texte ou toute autre forme de représentation) trouve son
point de départ dans un signe préalable ; puis, il gère un parcours qui consti¬
tue le processus sémiosique proprement dit. Au terme de ce parcours, un nou¬
veau signe a été constitué.

88
Les étapes de l’avancée de la sémiose
Le texte, dans la mesure où il constitue une instance de représentation
doit être saisi à différents niveaux qui correspondent autant à des instances
logiques qu’à des phases ou à des moments dans le processus temporel de
la sémiose.

REMARQUE SUR LE SCHÉMA : On pourrait relier ces trois étapes, dans le


schéma, aux trois spirales concentriques qui illustrent ce mouvement; il faudrait
cependant reconnaître que ces trois instances logiques ou, graphiquement, ces trois
mouvements de spirale ne sont pas simplement séquentiels; ils s’enchevêtrent, se
superposent partiellement. D’où, dans le schéma, les lignes en pointillé qui mar¬
quent les effets de retour, de reprises incessantes du même parcours logique jusqu’à
ce qu ’une solution satisfaisante ait été trouvée.
niveau :

Le contenu du texte met en scène une pluralité d’aspects sémiotiques


préalablement constitués de son objet, soit le représentamen de premier
niveau [Représentation virtuelle. Signe préalable, Image],
2® niveau :

Le texte, dans la mesure où il constitue un lieu sémiosique, construit, en


les représentant, de nouveaux processus sémiosiques qui font du repré¬
sentamen de premier niveau un signe légèrement altéré [Écriture, Proces¬
sus sémiosique, Désignation],
3® niveau :

Le texte est lui-même un représentamen qui, au fil de son avancé


amorce sa propre constitution comme signe [Discours, Nouveau signe
constitué, Symbolisation],
Encore ici, il faudrait nuancer. Pour fonder le caractère authentiquement
diadique des relations entre ces trois propositions, il faudrait reconnaître que
ces étapes sont des instances logiques tissées entre elles et non simplement
séquentielles. Ainsi la troisième proposition, plutôt que de marquer unique¬
ment un aboutissement du processus, représente aussi un facteur dynami¬
que qui vient inscrire l’interaction entre les parcours représentés par les deux
premières propositions. Le terme symbolisation constitue, en fait, le point
d’aboutissement du travail de l’interprétance dans la construction du nou¬
veau signe girouette.
Reprenons le caractère central de cette articulation : c’est en parache¬
vant la construction d’un signe de premier niveau — ici la girouette — sur le
lieu d’une représentation qu’un représentamen — ici le texte — amorce sa
propre constitution comme signe. Ce qui nous conduit à reconnaître cet
autre aspect tout aussi important: un signe ne vient pas simplement se
superposer, à la façon d’un vêtement luxueux, à un représentamen donné ;
le signe occupe plutôt une position logique qui correspondrait à une

89
intersection, comme s’il était «à cheval» sur deux représentamens. En
somme, le signe, c’est la relation^, le lien entre des représentamens, tels
qu’ils se rencontrent dans le monde réel. Ici le signe, c’est l’articulation entre
1. la girouette préalablement donnée, 2. la nouvelle girouette qui se construit
et 3. l’esprit où survient cette rencontre. C’est d’ailleurs pourquoi, le signe ne
peut pas représenter exhaustivement le nouvel objet construit : il ne peut que
le suggérer] le nouvel objet construit n’est qu’une émanation du signe.
Dés lors que ce parcours a été accompli, le signe est prêt à émigrer dans
un autre lieu sémiosique — une autre représentation — où il pourra se cons¬
truire comme signe authentique, de la même façon que ce n’est que dans le
lieu textuel que la girouette est devenue un signe authentique. Ce lieu ulté¬
rieur, ce sera la lecture, ce sera un autre texte qui prolongera ou relancera ce
dernier, ce sera une représentation picturale, romanesque, filmique, etc. Et
lorsqu’une autre représentation de la girouette viendra s’inscrire dans la
suite logique de celle-ci, le point de départ de cet autre processus sémiosi¬
que, ce sera l’état sémiotique où le processus que nous décrivons aura con¬
duit la représentation et l’objet girouette, ceux-ci étant, en quelque sorte,
indissociables.
Nous touchons ici la différence entre les logiques binaire et triadique. La
logique trichotomique permet de rendre compte de ce fait simple mais cen¬
tral : un texte est un processus de sortie de lui-même comme la girouette n’a
d’existence qu’en sortant d’elle-même pour aller ailleurs.
Un autre aspect — qui est plus important, je crois — tient à ce que
l’objet dynamique (équivalent du second niveau dans le schéma de la con¬
notation) ne vient pas dominer on écraser l’objet immédiat (équivalent du pre¬
mier niveau dans le schéma de la connotation) mais plutôt en prolonger la
vie sémiosique, en faire un signe qui sera non pas une négation, mais un pro¬
longement du signe antérieur. La girouette lue est, de façon cumulative, une
girouette réelle, une girouette représentée et l’interaction entre ces deux
modes d’existence de la girouette. Autre façon de saisir la même probléma¬
tique : la girouette n’offre de prise à notre intelligence que par le biais de la
représentation, c’est-à-dire le lieu même où se créera la signification. C’était
probablement là le sens du monologue intérieur que je prêtais, plus haut, à
l’enfant : un jour je dessinerai des girouettes de toutes sortes de couleurs...
La représentation littéraire, picturale ou autre de la girouette ne consti¬
tue pas un voile qui viendrait simplement cacher l’objet; au contraire, la
représentation, en nouant les aspects imaginaire, réel et symbolique de la
girouette, la rend intelligible, c’est-à-dire qu’elle permet précisément à notre

8. « Le réel est donc ce à quoi, tôt ou tard, l’information et le raisonnement aboutiront fina¬
lement et qui est donc indépendant de mes fantaisies et des vôtres. Ainsi, l’origine même
de la conception de la réalité montre que cette conception implique essentiellement la
notion d’une communauté sans limites définies et susceptibles d’une croissance définie de
la connaissance.» (C.P. 5.311. R.M. 98. 1868)

90
intelligence d’y avoir accès. Et, inversement, le texte n’a d’existence comme
signe qu’en travaillant \e contenu sémiosique de l’objet premier (immédiat).

Des fleurs de tournesol : représentées, réelles, pensées


Nous allons reprendre ces trois niveaux de fonctionnement pour les
appliquer à une représentation déjà constituée et envisager, de façon plus
concrète, ses avancées dans des signes ultérieurs. On distinguera donc trois
niveaux dans la constitution du signe, tels que représentés dans le schéma
en spirale.

Nous empruntons à Peirce l’exemple des fleurs de tournesol.

Un signe est un représentamen qui a un interprétant mental. Il est possible


qu’il y ait des représentamens qui ne soient pas des signes. Ainsi, si une
fleur de tournesol, en se tournant vers le soleil, devenait par cet acte même
pleinement capable, sans autre condition, de reproduire une fleur de tour¬
nesol qui se tourne vers le soleil exactement de la même façon, et de faire
cela avec la même capacité reproductrice, la fleur de tournesol serait un
représentamen du soleil. Mais la pensée est le principal, sinon le seul, mode
de représentation. (C.P. 2.274: É.S. 148)

1^'' niveau. Le contenu du texte met en scène une pluralité d’aspects


sémiotiques potentiels de l’objet de premier niveau.

La fleur de tournesol, comme tous les végétaux, en se tournant vers le


soleil, en tire une vie et arrive à se reproduire, à donner naissance à d’autres
fleurs de tournesol. Ces fleurs entretiennent des relations complexes avec le
soleil. D’abord, elles lui ressemblent (icône) ; puis, elles l’indiquent (indice)
dans la mesure où elles se tournent vers le soleil, d’où leur nom. Seulement
la fleur de tournesol reproduit simplement d’autres fleurs. Elle ne peut, à elle
seule, symboliser le soleil, car elle est dans l’incapacité de produire, par elle-
même, une représentation de fleurs se tournant vers le soleil.

C’est en ce sens que Peirce proposait de nommer quasi-signes ces repré¬


sentamens qui ne sont pas authentiquement triadiques. 11 donnait alors
comme exemple le métier à tisser de Jacquart; plus tard, il étendra cette
notion de quasi-signe à tous les objets de la nature dans leur existence propre,
indépendamment de l’esprit où se construit leur intelligibilité Ce niveau de
symbolisation ne peut se réaliser que dans l’esprit. Un symbole, rappelons-
le, est un signe qui n’existe pas sans interprétant.

9. Néanmoins, ces objets sont des quasi-signes dans la mesure où ils appartiennent au cos¬
mos, c’est-à-dire au même univers qu’habite notre esprit. (Voir à ce propos Savan 1991)

91
2^ niveau. Le texte, dans la mesure où il constitue un lieu sémiosique,
construit, en les représentant, les processus sémiosiques qui font du
représentamen de premier niveau les fleurs de tournesol et les

girouettes —un signe.


Passons maintenant à des fleurs de tournesol qui sont représentées. Je
suggère l’exemple des fleurs de tournesol de Van Gogh. Ces fleurs sont un pro¬
duit de l’esprit créateur du peintre. En somme, les fleurs naturelles, par l’inter¬
médiaire du processus sémiosique qui s’est déroulé dans l’esprit de Van Gogh,
sur la toile, sur notre pupille et dans notre esprit, ont eu accès au symbolique.
Cependant, elles représentent moins le soleil — elles sont déjà des
soleils — que l’imaginaire torturé de Van Gogh, la fascination pour le soleil,
c’est-à-dire l’absolu. Bref, ce signe est d’ordre symbolique dans la mesure où il
représente une relation au soleil. Il en est de ces fleurs de tournesol, ayant passé
par l’interprétance chez Van Gogh, comme de la girouette qui est évaluée par
le designer en produits maritimes. Entre la fleur telle qu’elle nous est donnée par
la nature et l’imaginaire torturé de Van Gogh, il y a la distance de l’objet immé¬
diat à l’objet dynamique, soit un mouvement d’avancée de la sémiose.
3^ niveau. Le texte ou la représentation : ici la toile
— est lui-même

signe, c’est-à-dire un représentamen qui, au fil de son avancée dans la


construction du représentamen et aussi du processus de la lecture (bref
suivant les deux niveaux de l’opération et de l’action) se constitue
comme signe.
Pour se constituer comme signe authentique, la représentation (toile,
texte, etc.) doit conduire au delà d’elle-même.
Ici, je parlerai au «je », puisque nous en sommes au niveau de l’interpré-
tance: comment en parler au «il», puisqu’elle (l’interprétance) n’existe que
comme promesse, comme un serait. Le «je» recueille l’interprétance. Autre¬
ment dit : un ii serait troisième n’aura d’existence repérable, seconde que
dans un j’imagine, sur la base d’un cela est premier, préalablement donné.
Je suis devenu incapable de voir des fleurs de tournesol sans penser à Van Gogh,
c’est-à-dire sans les saisir comme le signe authentique que Van Gogh en a fait.
Bref ma découverte personnelle de Van Gogh avait produit un processus de
sémiose — un changement d’habitude — dans mon esprit en ce qui concerne ces
merveilleuses fleurs autant que la représentation que je me fais du soleil. En fait,
c’est peut-être plus simple: je ne me souviens pas avoir vu de fleurs de tournesols
réelles avant celles de Van Gogh pour la raison que ces fleurs ne sont pas très cou¬
rantes en ce pays de neige qui est le nôtre.

Lorsqu’on s’intéresse aux objets de culture, la difficulté est moins de


trouver des signes authentiques que de trouver des représentamens qui n’ont
pas encore accédé au statut de signe. Peirce, qui était un scientifique, s’inté¬
ressait essentiellement à des objets de la nature : l’enjeu central qui était le
sien consistait à rendre intelligibles des objets de la nature, c’est- à-dire à
construire des signes à partir de représentamens.

92
Dans les sciences de la signification qui s’intéressent à des produits cul¬
turels, nous travaillons toujours sur du matériau déjà constitué comme signe.
Je ne crois pas qu’il existe, dans le monde de la culture, des représentamens
purement dyadiques, c’est-à-dire des représentamens qui n’auraient pas pré¬
alablement accédé à une existence symbolique. Une fois qu’un signe est
constitué, il est très difficile d’imaginer que l’on puisse revenir à une utopi¬
que pureté originelle, c’est-à-dire à une étape antérieure de la sémiose. En fait,
l’analyse ne représente rien d’autre qu’un mouvement de l’avancée de la
sémiose : elle est, par définition, un processus d’interprétance.

Et la voie de cette avancée ne pouvant logiquement que s’inscrire dans


la constitution d’un signe ultérieur, elle reconstruira donc une nouvelle tria-
dicité. D’abord, en retournant à la matière, di\i.ground (comme je l’ai déjà sug¬
géré), bref à la priméité. C’est là le rôle des créateurs — artistes, mais aussi
théoriciens — que de venir renouveler notre imaginaire, de faire surgir de
nouvelles valeurs sémiotiques, bref de provoquer des « changements d’habi¬
tude ». On reconnaîtra que, dans cette perspective, le travail du créateur est
le même, qu’il soit artiste ou scientifique. C’est précisément ce qu’a fait Van
Gogh avec les fleurs qu’il voyait de sa fenêtre à Arles. On ne s’étonnera pas
que le créateur soit toujours une personne qui se place en contact direct
avec la matière, avec les sens, bref une personne qui s’adresse à notre sen¬
sualité (au sens du moi feeling qui revient constamment chez Peirce).

Qu’un artiste vienne renouveler la valeur symbolique (codifiée dans le


légisigne) des fleurs de tournesol ne viendra pas effacer celle que lui a don¬
née Van Gogh, mais s’y ajouter. Rappelons ici une généralité ; dans l’espace
de la phanéroscopie, nous sommes toujours dans une logique d’accumula¬
tion et non d’exclusion.

Lorsque Hergé appelle Tournesol son savant lunatique fasciné par le


savoir, il en fait aussi une fleur qui non seulement se tourne vers le soleil
mais qui symbolise le soleil, métaphore du savoir ! Je crois que, de par la
définition sémiotique de la culture, on doit reconnaître que, d’une certaine
façon, les Soleils de Van Gogh sont nécessairement présents dans le person¬
nage du professeur TournesoU^ J’ajouterai donc que Hergé s’était placé
dans cette position qui est mienne et que j’essaie de saisir: Hergé fut un je
qui imagina à partir d’un cela est, hérité de Van Gogh, un professeur Tourne¬
sol, c’est-à-dire un il serait.

10. Rappelons que dans l'album Le Temple du soleil le professeur Tournesol représentait la vic¬
time sacrificielle offerte au soleil.
11. « Notre univers est un ensemble de signes où les signes renvoient aux signes. Et le médium
de Hergé les accueille, tous, aussi bien au niveau des contenus qu’à celui des signifiants
(en commençant par les objets les plus divers jusqu’au bric-à-brac, au capharnaüm, image
qui revient régulièrement au fil des albums). Nouveau charivari, envahissement des pertur¬
bations, des interférences, qu’il convient de neutraliser, de répartir en un clavier bien tem¬
péré, comme le fait la télévision lorsqu’elle alterne un flash sur la guerre sino-vietna-
mienne et un spot publicitaire.» (Sterckx 1979: 25)

93
Et lorsque le poète Roland Giguère redonne la fleur de tournesol comme
un œil crépitant / s’ouvrant sur un paysage purifié / lavé par le feu, on reconnaît
le tableau de Van Gogh qui a traversé une épaisseur de sémioses historiques
pour arriver jusqu’à nous. D’une certaine façon, le poète participe au même
imaginaire des formes, héritée du peintre, et relancé dans le dessin épuré de
Hergé comme le souligne ce vers toute ombre dissoute et le doute écrasé qui
renvoie autant à la toile impressionniste des années 1880 qu’au profil épuré
du professeur Tournesol dessiné en 1953.

À la limite, on pourrait proposer que cette sensibilité ainsi que ces


valeurs symboliques étaient présentes, immanentes à la culture occidentale,
attendant, pour se réaliser de nouveau, que le poète et le dessinateur
cueillent le signe en sémiose. Ce que Peirce avait bien vu :
L’idée n’appartient pas à l’âme; c’est l’âme qui appartient à l’idée. L’âme
apporte à l’idée ce que la cellulose apporte à la beauté de la rose : elle lui
fournit, pourrait-on dire, une opportunité. (C.P. 1.126. Trad. J. F.)

Suivant la formulation habituelle, on dirait que le dessinateur et le poète


se sont saisi des fleurs de tournesol en s’inspirant de Van Gogh. 11 serait tout
aussi juste d’inverser la proposition et de dire que les fleurs de tournesol,
dans l’état de sémiose où elles avaient été conduites sur la toile de Van Gogh,
se sont saisi du dessinateur et du poète pour trouver à réaliser une nouvelle
cohésion, c’est-à-dire à faire surgir quelque chose de neuf C’est en ce sens
que Hergé et Giguère ont apporté à ces fleurs, à la façon de la cellulose pour
la beauté de la rose, une nouvelle occasion d’existence, une opportunité, en
somme la chance de nouvelles avancées sémiosiques.

Bref, en construisant un signe textuel ou pictural, l’artiste comme le


scientifique, reconnaissent plus qu’ils ne créent des nouvelles valeurs sym¬
boliques ; ce faisant, ils enrichissent le répertoire de notre imaginaire et pro¬
voquent des « changements d’habitude » : en réalisant des interprétances, ils
appellent à de nouvelles voies. Plutôt que de fermer le signe en le complé¬
tant, ils l’ouvrent et, ce faisant, ils trouvent à s’y inscrire.

Pour une sémiotique des niveaux dans l’analyse des signes


Nous avions introduit cette réflexion en nous référant à l’appel que Ben-
veniste lançait en faveur d’un renouvellement en profondeur des fondements
théoriques de la réflexion en sémiologie. Quelques années plus tôt, Benve-
niste nous avait donné l’un de ses textes les plus importants, soit «Les
niveaux de l’analyse linguistique». Déjà à cette époque, la même conscience
obscure des limites du linguistique trouvait à s’inscrire ; cette magistrale ana¬
lyse se terminait sur ces paragraphes qui pourraient étonner :

[...] il [le locuteur] dégagera inconsciemment, à mesure que le système lui


devient familier, une notion tout empirique du signe, qu’on pourrait définir
ainsi, au sein de la phrase : le signe est l’unité minimale de la phrase suscep-

94
Vincent Van Gogh,
Douze tournesols dans un vase

VAN GOGH
Ce que nous étions nus au soleil blanc
ce que nous étions lourds
de plomb et vaincus
et dans les champs les blés tordus
en gerbes de feu
le blanc de l’œil virait au rouge
au rouge criant dans le jaune sourd
tout pur et hurlant comme chien
notre passé debout sur le bûcher
toute ombre dissoute et le doute écrasé
la vie revenait à ses sources de miel
sève et sang renouvelés
dans un crépitement de l’œil
qui s’ouvrait sur un paysage purifié
Hergé et Giguère furent
lavé par le feu
des je qui imaginèrent à
par Van Gogh aux cheveux rouges
partir d’un cela est hérité de à l’oreille coupée
Van Gogh des ils seraient, et à l’œil enflammé
c’est-à-dire un professeur
une vie de tournesols commençait.
Tournesol et un « œil
crépitant ». Roland Giguére,
Les armes blanches

Vers /é! Lune !.. Vous


rend€^- vous compf'e de
ce que s/qn/f/ent
ces do/s pef/Ls moLs :
t/£/?5 LA LUNE

Hergé, Les aventures de Tintin : Objectif Lune

95
tible d’être reconnu comme identique dans un environnement différent, ou
d’être remplacée par une unité différente dans un environnement identique.
Le locuteur peut ne pas aller plus loin ; il a pris conscience du signe sous
l’espèce du « mot ». 11 a fait un début d’analyse linguistique à partir de la
phrase et dans l’exercice du discours. Quand le linguiste essaie pour sa part
de reconnaître les niveaux de l’analyse, il est amené par une démarche
inverse, partant des unités élémentaires, à fixer dans la phrase le niveau
ultime. C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme
et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant une for¬
mule classique ; nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione (Benve-
niste 1962 :131).
En somme, la question que Benveniste pose concerne la « direction » de
la démarche ; chez le locuteur, le discours génère la langue et la conscience
du signe alors que l’analyste, faisant abstraction de son statut de locuteur,
amorce le parcours de l’analyse dans la langue pour s’orienter vers le dis¬
cours sans pouvoir y arriver en raison de la clôture inhérente au modèle lin¬
guistique.
Cette inversion dans les démarches ne tient qu’à une seule raison : main¬
tenir le sujet analyste qui tient un discours à l’extérieur de son objet, la
langue. En cela, Benveniste marquait son adhésion à la définition de la
science qui prévalait au début du siècle, précisément à l’époque où Saussure
créait la science de la linguistique. Comme cela a souvent été dit, cette épis¬
témologie est pré-freudienne et pré-einsteinienne. On comprend alors que,
en introduisant le texte « Sémiologie de la langue », Benveniste, après avoir
présenté, de façon trop schématique, l’apport potentiel de l’œuvre de Peirce,
écrive :
[...] le signe est posé à la base de l’univers entier, et [...] il fonctionne à la
fois comme principe de définition pour chaque élément et comme principe
d’explication pour tout ensemble, abstrait ou concret. L’homme entier est
un signe, sa pensée est un signe, son émotion est un signe. Mais finalement
ces signes, étant tous signes les uns des autres, de quoi pourront-ils être
signes qui ne soit pas signe? Trouverons-nous le point fixe où amarrer la
première relation de signe? L’édifice sémiotique que construit Peirce ne
peut s’inclure lui-même dans sa définition. (1969: 45)
Ces questions ne sont pas sans rappeler le procès jadis fait à Galilée à
qui l’on reprochait de faire disparaître le point fixe que représentait la posi¬
tion de la Terre comme centre du monde.

Le célèbre théorème de Gôdel affirme qu’une science qui resterait enfer¬


mée à l’intérieur de ses propres postulats et de la perspective qui le fonde.

12. « Il n’y a rien dans la langue qui n’existe’d’abord dans le discours. » Cette phrase constitue
un pastiche de cette formule que l’on trouve chez saint Thomas d’Aquin qui la tenait
d’Aristote qui la tenait des matérialistes (voir la note 17 du chapitre 6, page 141) : Nihil est
in intellectu quod non prius fuerit in sensu: « II n’y a rien dans l’esprit qui ne fut d’abord dans
les sensations. »

96
étant dans l’impossibilité de s’invalider, serait, du fait même, dans l’impossi¬
bilité de s’autovalider. La question que soulève Gôdel en proposant ce pos¬
tulat rejoint les conditions de notre entreprise, mais comme dans une pers¬
pective inversée. Renversant le point de vue et assumant les conséquences
de ce théorème, je proposerai cette reformulation du texte de Benveniste : le
discours sémiotique, dans la mesure où il cherche à produire du sens et que,
simultanément, il porte sur la signification, ne peut pas ne pas s’inclure lui-
même dans sa définition. Car comment pourrait-on proposer une affirmation
portant sur les règles de la signification et le faire à l’intérieur d’un discours
qui les contrediraient ? C’est donc dire que l’édifice sémiotique doit nécessai¬
rement s’inclure dans sa propre définition.
C’est exactement là que réside la grande leçon de Peirce, et Benveniste
l’avait pourtant bien lue: les signes ne sont pas en nous, c’est nous qui
sommes dans les signes À la limite, nous sommes nous-mêmes signes. Et
cette conscience d’une immersion dans l’univers des signes, nous la trou¬
vons dans ce même texte de Benveniste, à preuve ce passage fulgurant :
[...] il est clair que notre vie entière est prise dans des réseaux de signes qui
nous conditionnent au point qu’on ne saurait en supprimer un seul sans
mettre en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces signes semblent
s’engendrer et se multiplier en vertu d’une nécessité interne, qui apparem¬
ment répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale.( 1969:51 )
Si ce passage nous paraît lumineux, c’est qu’il réintroduit, par l’emploi
du «nous», le sujet analyste à l’intérieur du monde des signes ou, pour le
dire autrement : les signes y sont vus, sentis et pensés de l’intérieur. Cette
reprise en compte du sujet, de l’instance de l’énonciation permet d’instaurer
une analyse des niveaux qui soit plus globale, en somme un modèle logique
où les signes linguistiques n’occupent pas tout l’espace logique puisqu’ils y
rencontrent, suivant diverses modalités, le monde des objets, celui des
affects et de l’imaginaire et aussi celui des représentations abstraites.
C’est afin d’opérer ce redressement des perspectives que nous avons fait
appel à la phanéroscopie qui représente certainement l’une des plus puissan¬
tes théories de la signification qui prenne acte de la nécessaire inclusion du
sujet à l’intérieur de son objet Peut-être, en fin de compte, ce déplacement
épistémologique que nous tentons d’opérer répond moins à une nécessité de
prendre acte des acquis importants de l’épistémologie au cours du siècle,
que de nous donner les assises théoriques qui nous permettent d’écrire des
propositions aussi élémentaires que celles-ci : telle girouette que je remar¬
que, une belle journée d’été, se découpant sur un fond de ciel bleu, ou bien

13. «De la même façon que nous disons qu’un corps est dans le mouvement et non que le
mouvement est dans un corps, nous devrions dire que nous sommes dans la pensée et non
que des pensées sont en nous.». (C.P. 5.289, note 1. Trad. J. F.)
14. Dans cette perspective épistémologique, on devra reconnaître que le correspondant
d’Einstein et de Freud, sur le plan des théories de la signification est non pas Ferdinand de
Saussure, mais bien Charles S. Peirce qui, chronologiquement, les a d’ailleurs précédés.

97
les trois figures des fleurs de tournesol auxquelles je me suis référé n’ont de
signification (donc d’existence sémiotique) que dans la mesure où elles
m’apportent du plaisir, c’est-à-dire qu’elles rencontrent mon imaginaire et
que, de ce lieu, elles contribuent à construire de nouvelles valeurs que je par¬
tagerai avec la communauté.

98
5. La durée du signe
ou la problématique relation,
à son objet, du signe non figuratif
Musique, peinture, poésie ^

[...] les différents sons produits par les instru¬


ments de l’orchestre frappent notre oreille et le
résultat en est une émotion particulière, somme
toute différente des sons eux-mêmes. [...] toute
inférence hypothétique suppose la formation
d’une telle émotion. Nous pourrions alors dire
que l’hypothèse crée l’élément sensuel de la
pensée [...] (C.P. 2.643 )

L’analyse sémiotique est une interprétance


Cette réflexion origine d’une rencontre qui, dans mon histoire person¬
nelle, fut imprévue : je travaillais depuis plusieurs années sur un épisode par¬
ticulier de l’histoire culturelle du Québec, soit cette époque où s’est inscrite
la survenue tardive (dans les années quarante) de la conscience de la moder¬
nité qui s’est d’abord manifestée dans les arts. Les principaux acteurs : un
peintre, Paul-Émile Borduas, qui inaugura chez nous la non-figuration ; puis
Claude Gauvreau, un poète, à la fois ami et disciple du peintre et qui consa¬
cra sa vie à inscrire dans le langage poétique la profonde mutation qui avait
caractérisé l’avancée du peintre. La démarche qu’ils ont alors initiée, appa¬
rentée au surréalisme — mais aussi distincte sous plusieurs aspects — prit
le nom de « mouvement automatiste ».

Le second terme de la rencontre est le suivant : armé des instruments de


la sémiotique issue du structuralisme, je n’arrivais pas à saisir les enjeux de
ce qu’avait représenté l’automatisme ; la profondeur de leur questionnement,
l’envergure des retombées de leur action sur la culture québécoise, je les res¬
sentais, je les vivais, mais, sur le plan de la description et de la saisie concep¬
tuelle, tout m’échappait. Puis, entre autres, par les travaux de Gérard Dele-
dalle, je découvris Peirce. La phanéroscopie me fit comprendre que cette
démarche artistique avait été, plutôt qu’une pétition de principes, un ques¬
tionnement et une action sur les signes de notre environnement culturel et

1. Au moment où je préparais ce texte, je suis entré en communication avec David Savan, de


l’Université de Toronto, spécialiste des études peircéennes, afin de lui soumettre quelques
questions auxquelles je cherchais à trouver des réponses en vue de cette communication.
David Savan m’a répondu dans une longue lettre, datée du 8 avril 1991, dont une traduc¬
tion figure en annexe.

99
social qui dès lors me paraissait moins comme une structure que comme un
ensemble de processus sémiosiques, d’interprétances multidirectionnelles
suivant lesquels la société québécoise s’était mise en mouvement. Je ne crois
pas exagérer en affirmant qu’au pays, nous vivons encore des retombées de
cette action énergique qui, au sortir de la guerre, commença de secouer le
pays tout entier.
Je ne me prêterai pas à un traitement historique, je ne construirai pas de
tableau chronologique. Je m’interrogerai sur les conditions de la non-figura¬
tion dans les arts picturaux et poétiques. En somme, cette réflexion consti¬
tue une retombée de ma lecture de ces événements. Si j’ai voulu, en com¬
mençant, indiquer ce qui constitue l’arrière-scène de cette réflexion, c’est
pour en indiquer la circonstance et aussi ce qui a été pour moi un fondement.
Car — et la logique de la phanéroscopie est implacable sur ce point —
l’analyse, la réflexion abstraite, la construction théorique ne se font pas à dis¬
tance des objets-signes. Au contraire, la réflexion est intimement liée au
représentamen qui en constitue l’origine et le lieu. Elle n’en est que le pro¬
longement, le fait de signes ultérieurs, une interprétance. Je suis postérieur
mais non extérieur à ces signes, ils me rejoignent et, d’une certaine façon, ils
m’enveloppent. C’est donc dire que ce discours que je tiendrai, plutôt que
d’être le fait d’une interprétation, inscrit une interprétance. Ces artistes créa¬
teurs, sur lesquels j’appuie mon propos, représentent pour moi une entre¬
prise pleinement sémiotique qui s’est alors exprimée dans des langages sym¬
boliques simplement différents du mien.

Le paradoxe de la non-figuration dans les arts


Je m’interroge donc sur cette relation particulière à l’objet qu’est la non-
figuration.

L’artiste est, par définition, celui qui se consacre essentiellement à la


représentation ; il produit, pour reprendre le vocabulaire peircéen, des icô¬
nes. Or, la figuration représente l’état le plus achevé, le plus authentique de
la représentation iconique.

Puis, il arrive que l’artiste abolit la figuration. Le sémioticien est directe¬


ment interpellé, et cette interpellation, je la traduis par les questions sui¬
vantes: quelle est la signification de cette abolition? que reste-t-il de la
représentation ? Allons à l’essentiel : comment cela est-il possible puisque la
représentation iconique constitue le lieu par excellence de l’activité artis¬
tique? 11 y a là un paradoxe que mon collègue Michel van Schendel a
exprimé d’une façon exemplaire : « La destruction de la figure est elle aussi
figurale.» (1992a :256)

Si l’on prétend trouver une solution à ce paradoxe, on doit accepter


d’opérer, suivant l’expression consacrée, un changement de paradigme, c’est-
à-dire renouveler les termes du questionnement. Ce faisant, je crois que le

100
sémioticien ne fait que suivre le mouvement même de déplacement qu’avait
alors assumé l’artiste. Et ce déplacement, je le présente ainsi: non plus défi¬
nir la représentation par son contenu saisi comme substance mais arriver à
penser la représentation comme processus, comme mise en scène de pures
relations. Lorsqu’on arrive à ce point, la référence à la semeiotic s’impose.
Et effectivement, on a toutes les raisons de supposer que cette sémio¬
tique nous fournira les instruments conceptuels nécessaires dans la mesure
où la survenue de la non-figuration (commençant dans la deuxième partie du
xix^ siècle et culminant, en 1907, avec Les demoiselles d'Avignon de Picasso)
est tout à fait contemporaine de l’élaboration même de la phanéroscopie.
Une même époque, une même conscience, une même compréhension des
conditions de la représentation et, peut-être de Peirce aux artistes, une sen¬
sibilité et des imaginaires qui se rejoignent. Voilà des présomptions qui ser¬
vent d’assises à ma réflexion.
Mon questionnement porte sur la non-figuration en art ; plus spécifique¬
ment, je m’interroge sur les conditions de la relation première à l’objet, soit
la relation iconique.

La nécessaire représentation iconique


Je commencerai par rappeler deux postulats, empruntés à Peirce, qui
caractérisent la représentation iconique.
D’abord, aucune communication ne serait possible sans une présence
minimale d’iconicité. Les règles de hiérarchisation dans la définition de la tri¬
chotomie l’affirmaient déjà (la relation indiciaire à l’objet présuppose la rela¬
tion iconique; la relation symbolique à l’objet présuppose les deux relations
indiciaire et iconique). Autrement dit, la conception du signe comme une
entité purement conventionnelle — c’est le postulat de l’arbitraire du
signe — repose sur un oubli ou bien sur une procédure d’abstraction qui
vient en quelque sorte isoler le symbole et fonctionnaliser le signe, en faire
quelque chose comme un signal hautement codifié.
Second postulat : nous n’avons accès au monde que par le biais de la
représentation. Depuis toujours, la science sémiotique repose sur cette affir¬
mation ; mais faisons un pas de plus : entre le monde et sa représentation, il
n’y a pas rupture mais simple décalage. La garantie minimale du savoir
repose sur cette possibilité de la représentation, soit l’affirmation d’un lien
organique — une co-naturalité ^ — entre le monde et la représentation que
nous nous en donnons.

2. «[.,.] unless man has a natural bent in accordance with nature’s, he bas no chance of
understanding nature at ail.» (C.P. 6,477). «[...] There is. says Peirce, a kind of sympathy
which the quality of the object awakens in the interprétant of its sign. The interprétant
answers the tone of the object transmitted through the sign with a responsive résonance. »
(Savan 1988: 69)

101
Or, l’artiste créateur, c’est par excellence celui qui donne, qui crée, celui
qui renouvelle et enrichit les représentations. Dans ces conditions, à quelle
logique peut correspondre, chez l’artiste, l’abolition de la figuration? La
communication reste-t-elle possible ? Est-ce la relation au monde qui est ren¬
due ambiguë? Le scepticisme viendrait-il se substituer à cette confiance
initiale dont on vient de faire état? 11 me semble que ce sont là des éléments
qui sont impliqués dans le terme «abstraction^». Quelle peut être la portée
de la représentation si elle est non figurative ? Ou bien, pour reprendre un
terme que Peirce aimerait, quelle peut en être la chance ?

La double nature de l’iconicité


Je surprendrai peut-être : pour illustrer les conditions de la représenta¬
tion iconique, je me référerai à Jean-Jacques Rousseau, en citant un passage
de Y Essai sur l’origine des langues:
Tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils exci¬
tent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais principes de la musique et de
son pouvoir sur les cœurs. Les sons, dans la mélodie, n’agissent pas seule¬
ment sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos
sentiments ; c’est ainsi qu’ils excitent en nous les mouvements qu’ils expri¬
ment, et dont nous y reconnaissons l’image. (Rousseau 1781: 84)
Rousseau déjà l’avait bien compris: la représentation iconique suppose
deux ordres différents: d’abord, production d’une image construite sur la
base d’une similarité préalablement acquise qui correspondrait à cet excite-
ment des nerfs \ puis représentation de l’effet que cet excitement exerce sur nos
cœurs. Vous reconnaîtrez certainement ici, suivant les deux termes tech¬
niques consacrés, l’objet immédiat et l’objet dynamique que l’analyse distin¬
gue mais qui dans les faits sont inextricablement enchevêtrés. Revenons à un
vocabulaire plus courant : je crois que l’on retrouve ici, tout simplement, les
deux acceptions du mot réflexion : à la fois reproduction mimétique et pro¬
cessus de retour de l’interprétance sur cette image réfractée.
Tournons-nous vers une autre formulation, généralement acceptée :
toute représentation d’un objet contient, d’une façon ou d’une autre, une inscrip¬
tion des processus de sa production', en somme, le roman parvient toujours à
dire les conditions de son écriture, ce qui s’applique aussi à la peinture, à la
chorégraphie, etc. C’est là le thème, trop connu pour qu’on s’y attarde, de la
nécessaire mise en abyme.
Or, si l’on déplace, bien légèrement, cette analyse dans une perspective
spécifiquement peircéenne, on proposera cette nouvelle formulation: toute
représentation contient, d’une façon ou d’une autre, une inscription des processus de
son interprétance. Lorsque je lis un roman — et c’est aussi vrai dans le cas de

3. Il est assez significatif que le peintre Paul-Émile Borduas rejetait l’expression de « peinture
abstraite» pour lui préférer celle de «peinture non figurative».

102
la lecture d’un poème ou d’un tableau —je lis autant les mots qui figurent sur
la ligne imprimée — ou les plages colorées sur la surface — que le chemine¬
ment de l’interprétance qui se crée chez moi et se faufile dans mon imaginaire :
autrement dit, les actes de perception et de compréhension sont irrémédiable¬
ment liés, inséparables. En somme, à l’antériorité des conditions de l’écriture,
je substitue la fonction de médiation des processus de l’interprétance.
La proposition centrale que je ferai est que l’entreprise esthétique de la
non-figuration dans la peinture et dans la poésie consiste à camoufler, à
soustraire, voire à abolir le premier niveau de la représentation iconique
(celui qui est lié à la réfraction simple) et à relier de façon nettement prédo¬
minante, sinon exclusive, l’iconicité au processus de l’interprétance. En
somme, passer à la non-figuration, ce serait, en quelque sorte, tourner le dos
à l’antériorité de l’objet immédiat, le mettre en veilleuse et s’inscrire dans le
conditionnel, le serait qui caractérise la tercéité génératrice de l’objet dyna¬
mique.
Je reformule donc ma question centrale de façon encore plus précise :
comment représenter ce qui n’existe pas encore, ce qui n’est pas encore
advenu ou ce qui est en cours? Avant de proposer une réponse, je me don¬
nerai quelques minutes pour examiner les conditions dans lesquelles les
automatistes en sont arrivés à ce paradoxe où l’objet artistique est fonda¬
mentalement remis en cause.

L’automatisme comme sémiose


Le peintre Paul-Émile Borduas (i.1933-1960 : 311-312) commençait ainsi
la définition qu’il proposait du mot «tableau»: c’est un objet sans impor¬
tance... Et je résume, dans mes mots, ce qui suit; le tableau n’empêche pas
des villes de sauter corps et biens, des gens de souffrir de la faim et du froid,
etc. (Je rappelle que ce texte a été écrit dans l’urgence émotive de l’immé¬
diat après-guerre.) Puis, le tableau a néanmoins su nous révéler les formes du
ciel, de la terre et de l’homme...
Ce qui est remis en cause, c’est l’isolement de l’objet tableau, sa valeur
autotélique, soit sa pure existence comme objet symbolique. Dans l’imagi¬
naire de Borduas — et aussi dans sa pratique —, ce qui constitue le point
focal de la démarche de l’artiste c’est moins le tableau comme objet fini que
le processus de peindre. Le tableau en somme n’est que la retombée d’un acte
passionnel ; puis, et ce point est central, le tableau ne vivra que s’il continue
à provoquer la passion ; autrement — et j’emprunte l’expression à Borduas —
ce n’est plus qu’un objet mort-né. Ce qui, étonnamment, nous rapproche de ce
fragment où Peirce écrit qu’une rupture dans un mouvement de sémiose
remettrait en cause la valeur du signesi ce n’est son statut même.

4. « Si la série des interprétants successifs s’arrête, le signe devient par là même, à tout le
moins imparfait ».(C.P. 2.303; É.S. 126. 1902)

103
Dix ans avant Pollock, Borduas instaurait ce que l’artiste états-unien
nommera Vaction painting, c’est-à-dire cette polarisation sur le geste de
peindre, sur l’action. L’activité de création se fait purement interprétance. Au
tableau, au poème, à l’ouvrage bien fait et terminé, bref au substantif,
l’artiste substitue l’action, le verbe, le Tioietv. Le tableau, comme le signe,
est action.
11 paraît donc évident que la création artistique se caractérise par une
nette prédominance dans la polarisation du côté de l’interprétant dyna¬
mique, ce qui aussi suppose une « mise à distance », une suspension des
valeurs codifiées, ce bagage culturel emmagasiné au niveau du légisigne et
qui constitue ce qu’Umberto Eco appelle l’encyclopédie. On comprendra
que simultanément toutes les recettes, tous les modèles qui appellent à une
simple activité de reproduction soient condamnés. Dans cette foulée, le pein¬
tre allait très loin ; méfiez-vous des mots tout faits, écrivait-il, ce qui eut certai¬
nement une influence déterminante sur le poète, l’homme des mots.
À qui s’adressait cette interprétance, vers où se dirigeait-elle ? Ou, pour
reprendre les termes bakhtiniens, quel en était Vhorizon ? Je rappellerai ici
que Borduas était professeur, qu’il s’adressait d’abord à ses étudiants, qu’il
les conduisait moins à la découverte de techniques de peinture qu’à la
découverte d’eux-mêmes. Il cherchait à dépouiller, à retourner à l’essentiel,
au simple geste saisi dans son intime symbiose avec toute la personne. En
fait, le déplacement qui s’opérait visait une intériorisation de l’objet du signe :
l’apport nouveau que représentait l’automatisme tenait essentiellement à ce
déplacement de la scène et de la logique de la représentation suivant laquelle
le signe, plutôt que d’être le simple substitut d’un référent extérieur, devenait
le lieu même et simultanément la figuration du processus sémiosique.
L’interprétant dynamique, de niveau troisième, logique, conduit à ce que
Peirce nomme les «changements d’habitude». L’artiste l’avait bien vu qui
écrivait viser un renouvellement de la sensibilité et de l’imaginaire.

La représentation picturale et la métaphore musicale


Mais il n’en reste pas moins que, dans ces conditions, le signe a quelque
chose de fondamentalement problématique : que peut être un tableau qui ne
représente rien de connu? Si le tableau est une représentation, c’est une
représentation de quoi ?

Pour trouver une ébauche de réponse, je me permets une autre excur¬


sion, en territoire peircéen.

D’abord, lorsque Peirce cherche à donner des illustrations de différents


types d’icônes, fondées sur la similarité, il recourt à des dessins, à des
images, à des tableaux. Faisons un pas de plus rejoignant l’imaginaire de
Peirce où la mathématique occupe toujours une place centrale; «[...] une
formule algébrique, écrit-il, est une icône devenue telle par les règles de

104
commutation, d’association et de distribution des symboles.» (C.P. 2.279;
E.S. 150) En somme, et c’est le premier point que je retiens, l’icône est, la
plupart du temps, associée chez Peirce à des représentations de l’ordre du
visuel.

Inversement, lorsque Peirce veut illustrer le processus de la sémiose,


mettant en scène l’instabilité des signes, le dynamisme qui leur est inhérent,
il emprunte ses exemples au domaine musical ; je ne retiens que cette phrase
(une des plus belles qu’il m’ait été donné de lire chez Peirce) : La croyance
est une « demi-cadence qui clôt une phrase musicale dans la symphonie de
notre vie intellectuelle». (C.P : 5.397. R.M. 161)

Il n’est ici que de revenir au principe de la trichotomie pour comprendre


que nous sommes placés devant deux ordres fondamentalement différents,
soit la relation iconique à l’objet qui est donnée comme statique, et la fonc¬
tion d’interprétance qui, à l’inverse, en raison de son dynamisme, a quelque
chose d’insaisissable.

En somme, le visuel et le sonore, l’espace et la durée, le statique et le


dynamique. Je serais tenté d’ajouter cette schématisation qui était encore
dominante chez les linguistes ^ contemporains de Peirce : la racine et la
forme du mot, c’est-à-dire l’invariable et le variable. Je ne voudrais pourtant
pas trop accentuer cette schématisation binaire car elle se résout d’elle-
même en vertu de la logique de la trichotomie. Revenons à l’exemple pro¬
posé plus haut de la formule algébrique : « [...] par l’observation directe [de
l’icône], écrit Peirce, peuvent être découvertes concernant son objet d’autres
vérités que celles qui suffisent à déterminer sa construction.» (C.P. 2.279;
É.S. 150) Ce qui pourrait se reformuler ainsi : l’icône représente une possibi¬
lité d’acquisition de savoirs nouveaux dans la mesure où, à l’image d’un
tableau noir, elle constitue précisément ce lieu même où s’opèrent les pro¬
cessus de l’interprétance ; c’est là que s’inscrit le travail de commutation des
signes algébriques (par exemple la résolution d’une équation) ; et aussi, les
annotations dont je couvre les marges de certains livres, la ligne mélodique
et la figure rythmique que je chantonne pour moi-même — et à moi-
même — en écoutant tel mouvement d’un trio de Schubert, etc. En somme,
c’est l’inscription d’une durée dans un espace, d’une variation dans un appa¬
rent invariable. Les deux termes entretiennent des relations telles qu’ils se
fusionnent pour constituer quelque chose de profondément nouveau,
d’imprévisible. Je crois que nous touchons là, du doigt, ce thème de la crois¬
sance, omniprésent dans l’imaginaire peircéen.

Comment alors penser la représentation non figurative ? Un critique de


l’époque, ami de Borduas, écrivait de ses toiles, qu’elles représentent un
bouillon de culture. La polysémie des mots est parlante, la métaphore est

5. Voir Whitney (1877). Cette schématisation sera reprise tant par Saussure que par Hjelms-
lev, notamment sous les termes de «substance» et de «forme».

105
juste. Je tente néanmoins de formaliser encore plus : l’instabilité fondamen¬
tale du signe s’inscrit dans la représentation ; l’icône, plutôt que de simple¬
ment refléter la substance du monde, prend en charge et affiche la totalité
du processus sémiosique. C’est comme si les trois types de relations à l’objet,
le symbole, l’indice et l’icône, se rabattaient dans l’hypoicône, correspondant
respectivement à la métaphore, au diagramme et à l’image. On pourrait pro¬
poser que le processus de la semiosis se précipite — au sens d’une réaction
chimique — dans l’épaisseur insaisissable de la toile, de la feuille de papier,
dans le fil sonore que perçoit l’oreille. Force est donc d’admettre que l’on
passe dans une autre dimension, des arts de l’espace à ceux de l’espace-
temps ; en somme, nous trouvons une musicalisation de la représentation ico-
nique.

La sémiose comme partage d’un signe inachevé


C’est donc dire qu’un tel objet artistique constitue un signe en sémiose,
un objet non terminé, ouvert, qui appelle, pour son existence même, à la
poursuite de la sémiose : c’est, plus proprement, une instance dont la princi¬
pale virtualité est de créer un espace et une durée imaginaires où se partage
une expérience humaine. Cet espace imaginaire, ne serait-ce pas le lieu
même de toute expérience esthétique !

Et comme le signe, cet objet qui paraît dés lors comme un représenta-
men (au sens spécifique que lui donne Peirce), reste éminemment faillible
dans la mesure où le processus même qui le constitue reste, malgré tous les
acquis, potentialité, attente, indétermination partielle. Le signe n’existe que
par ce qu’il deviendrait dans la communauté des esprits qui le recevront et où
il sera conduit vers quelque chose d’autre. La durée du signe a un corrélât
obligatoire : c’est le partage social.
Un autre paradoxe affleure-t-il ici ? J’ai proposé de définir le statut esthé¬
tique du signe par son incomplétude, marque de son dynamisme, mais alors
c’est cette incomplétude même qui rend problématique la communication,
c’est-à-dire le partage de cet espace imaginaire dont je viens de faire état. En
fait, plutôt que de parler de paradoxe, il serait peut-être plus juste de parler
de limite à l’expérience esthétique. Et je crois que l’expérience de la non-
figuration marque effectivement une telle limite, au delà de laquelle la nature
sémiosique de ce représentamen risque de s’abolir elle-même. Dans ces con¬
ditions, pourrait-on proposer que la non-figuration marque un point limite de
l’expérience esthétique ? Je suggérerais qu’elle en inscrit le risque absolu !

Et l’écriture poétique ?

Que fit le poète dans ce contexte ? Eh bien, Claude Gauvreau suivit les
traces du maître, il inscrivit ce même questionnement, opéra cette même
remise en question de l’iconicité première dans les mots de la langue. Nul

106
doute qu’un procès sémiotique majeur s’y livra. Une occasion précieuse
nous est donnée — dont il faut profiter — de saisir la présence de l’iconicité
dans les mots de la langue ; il semble que cette présence représente autant
une force dynamique liée au mouvement sémiosique qu’un principe de
masse ou de lourdeur agissant comme une entrave à l’avancée de la signifi¬
cation. Le poète autant que le peintre, peut-être de façon plus urgente, est
aux prises avec les termes de cette dialectique...
Car si une toile non figurative continue d’exister comme toile, un poème
dont les unités-mots sont absentes ou irrepérables appartient-il toujours à la
classe des objets linguistiques ou bien cet objet n’est-il pas retourné au
simple statut d’un stimulus sonore, à l’extrême limite d’un langage ou en¬
core, comme situé à mi-chemin entre deux articulations différentes, entre la
musique et la langue, comme dans un désert, un espace de nulle part, dans
le lieu d’une nouvelle représentation à faire naître à partir de rien ?
Je me ferai ici plus bref, ne retenant, de l’expérimentation du poète, que
les quelques traits suivants. D’abord, la langue est réduite à des unités de
prononciation, soit des syllabes qui, au dire du poète (Gauvreau-Dussault
1950 : lettre du 13 avril; 285-306), correspondent à des teintes, à des nuances
affectives (remarquez le vocabulaire emprunté à la picturalité) : le texte pro¬
duit ressemble, d’une certaine façon à des glossolalies (voir Fisette; 1990a).
Ce qui est aboli, ce sont les codifications préalables, le contenu componen-
tiel du signe linguistique que Johansen (1984) analysait comme la pression
du légisigne sur l’icône. La finalité de l’objet ainsi construit est d’atteindre et
de susciter de Vémotion pure. Comme précédemment, un déplacement de
polarisation s’opère dans le principe de la constitution de l’icône, des unités
pré-codifiées (le légisigne) vers le qualisigne : le substrat sonore n’est plus
qu’un potsign, un signe de possibilité, une pure virtualité sémiosique.
Second trait ; le texte de Gauvreau ne peut avoir d’existence que dans
l’expérience de la communication directe; il n’existe que comme objet
sonore s’adressant à l’oreille — et non à l’œil ; ce n’est pas de la poésie let-
triste. Ce texte est d’abord sonore, comme toute poésie, bien sûr, mais celui-
ci l’est exclusivement. 11 est d’ailleurs significatif que, dans les années suivan¬
tes, le poète se soit fait dramaturge, c’est-à-dire homme de communication
directe avec la foule.
Enfin, et ici je touche aux finalités, cette nouvelle langue qu’il instaurait,
Gauvreau l’appelait l’« exploréen » et c’est un nouveau langage dont la raison
d’être est la découverte de soi-même, de ses pulsions, de son désir condui¬
sant au plaisir de l’expressivité totalement libérée de toute contrainte. En ce
sens, le poème sonore, représentation de pures relations, correspond tout à
fait à la formule algébrique dont parle Peirce ; je reprends ce passage en sub¬
stituant le terme «écoute» au mot «observation»; «[...] par 1’[écoute]
directe [de l’icône sonore] peuvent être découvertes concernant son objet
d’autres vérités que celles qui suffisent à déterminer sa construction. » (G.P. :
2.279; É.S. 150)

107
Claude Gauvreau, en parfaite continuité avec l’activité créatrice et
l’action pédagogique de Borduas, développa, à l’époque de la correspon¬
dance avec Jean-Claude Dussault, une conception de l’esthétique qui rejoint
de façon on ne peut plus juste, les postulats du pragmatisme tels qu’ils
avaient été élaborés par Peirce dans les premières années du siècle. En
témoignent ces quelques passages que je tire de la lettre centrale du 13 avril
renvoyant successivement à la prédominance de l’iconicité — ce qui va de
soi dans le domaine des arts — puis au report de la signification dans l’ulté¬
rieur, dans le serait du signe.
L’image, pour le poète, c’est l’état mental singulier et nuancé qui préexiste
à toute écriture, à toute possibilité d’écriture ; l’image, pour le critique, pour
les spectateurs, objectivement, c’est aussi un état mental qui varie et se
déploie — mais en tant qu’il est inscrit dans la matière, en tant qu’il est concré¬
tisé et éprouvable par la connaissance de l’objet, sans aucune considération
pour la conception de l’auteur.

La poésie, donc, joue constamment sur l’analogie. Un poète, par exemple,


éprouvera un état psychique singulier, un état qui ne se répétera pas — cette
ambiance psychique est pour lui la réalité poétique. Seulement, cette réalité,
comme elle est sans précédent et sans identité, il ne pourra jamais la tra¬
duire par un signe conventionnel simple ; cependant, cette réalité, comme
elle est une réalité psychique humaine et qu’il n’y ait rien dans la mentalité
humaine qui ne vienne directement du cosmos le poète peut (spontané¬
ment), en prenant les réalités simples ou des fractions de réalités simples et
répandues, constituer une nouvelle réalité dont la totalité sera une équiva¬
lence adéquate de l’ambiance psychique initiale.

J’insiste que ce n’est pas par la connaissance de l’origine de l’acte créateur


qu’un objet poétique est compris — mais par les conséquences concrètes et lisi¬
bles de cet acte.

Théoriquement, l’auteur d’un objet poétique n’est pas mieux placé qu’un
autre pour faire goûter son œuvre.

Les possibilités du spectateur aussi sont incommensurables — si seulement il


veut se laisser déconstiper un peu !...

(Gauvreau-Dussault 1950. Lettre de C. Gauvreau du 13 avril: 285-306. Je


souligne.)

Tout l’art de Gauvreau et celui de Borduas reposent sur cette position


fondamentalement pragmatiste à l’effet qu’un objet artistique, que ce soit un
tableau ou un poème, n’existe que dans et par ses retombées; que, en
somme, ils ne sont rien d’autre cçeïaction^. En dehors de ce mouvement

6. Dans «Comment rendre nos idées claires» (1878), Peirce esquissait une première défini¬
tion du pragmatisme : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pou-

108
sémiosique que les signes, ici les objets artistiques, concourent à faire surgir,
ce ne sont, comme l’écrivait Borduas à propos du tableau, que des «objets
sans importance». Gauvreau élaborait la même conception du poème en
exploréen. Sur un plan strictement théorique, cette position est extrêmement
cohérente.

En fait, il ne subsiste qu’une seule question : dans quelles conditions ces


icônes sonores peuvent-elles accéder à la signification? L’espace et la durée
de leur sémiose sont-ils susceptibles de partage ?

Je reviens au texte de Gauvreau, tel que récité par ce dernier. Portant


une attention sélective, une écoute flottante — pour reprendre l’expression de
Freud — à ces poèmes, on croit parfois entendre, à travers le nécessaire
brouhaha, les pleurs du nourrisson, la colère de l’enfant, un état d’agressivité
allant jusqu’au délire, un état de ravissement conduisant au silence de la con¬
templation; j’imagine que toutes les expériences émotives emmagasinées
dans la mémoire corporelle s’y révèlent.

Mais je crois qu’il y avait là une difficulté majeure, sinon une stricte
impossibilité pour la simple raison que les lieux imaginaires atteints par
l’exploréen sont trop personnels, trop intimes, trop individualisés, trop
archaïques aussi pour se prêter au partage Il me semble y avoir là un effet
de retour ou plutôt d’immersion dans la priméité de la vie affective qui rende
très peu probable le partage. Et effectivement, il s’est avéré historiquement
que l’exploréen resta à peu près étranger au public auquel il était destiné.

Puis, le poète se fit dramaturge : il mit en scène sa vie, les conditions fai¬
tes au poète ; il rendit public, au théâtre, la fabrication du langage exploréen.
Et, dans ces conditions, l’exploréen devint accessible, significatif (parce que
représenté et contextualisé) ; le langage de l’émotivité pure trouva un lieu
d’interprétance. Alors que devant la récitation du poème, le destinataire
risquait de ne percevoir que des stimuli, des amorces de signes sans lende¬
main, au théâtre il était placé devant une représentation exhaustive d’un

voir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la
conception complète de l’objet.» (C.P. 5.402) Puis, près de vingt ans plus tard, en 1906, il
reprend la définition du pragmatisme : « Le pragmatisme définit la pensée comme le méta¬
bolisme vivant, inférentiel de symboles dont la visée repose dans les conditions générales
de la résolution des actes.» (C.P 5.402; Note 3. Une traduction de ce fragment figure en
annexe.)
7. Une analyse plus fine, au niveau de l’hypoicône, suggérerait que l’exploréen se caractérise
par une immersion au niveau premier de l’image et par une rythmique qui reproduit le
mouvement des pulsions psychiques dans l’inconscient, soit le niveau second du diagram-
matique. Mais c’est le processus d’autonomisation du signe en voie de constitution,
d’accès au niveau troisième de la métaphore qui resterait problématique.
D’une certaine façon, l’expérience de l’exploréen avait tous les traits d’une autopsychana¬
lyse. Si je me réfère à la lecture proposée par Balat (1986), ce difficile accès à la tercéité
correspondrait à l’absence de l’Autre, en somme au manque d’une situation où le transfert
serait possible. La situation de communication directe où se plaçait constamment
Gauvreau est, à cet égard, particulièrement significative.

109
mouvement de sémiose À un étudiant qui me demandait de quoi parlent
ces pièces, je me surpris à répondre ; des conditions de l’accès à significa¬
tion, d’un représentamen situé à la limite de la non-codification.
Ces souvenirs émotifs que je crois entendre, ce sont peut-être les miens ;
ils n’ont pas plus de certitude ou de validité logique que les mêmes que
j’entendrais en écoutant telle pièce musicale; émotivement, par contre, ils
sont incontournables, car autrement il n’y aurait pas de poésie ; leur nature
est la même, que le représentamen soit musical, pictural ou exploréen. La
difficulté de valider ces signes tient à leur nature inférentielle : ils n’existent
qu’en tant qu’abduction, soit des avancées vers quelque part, vers un ailleurs
indéterminé.

Musique, peinture, poésie

Dans un texte remarquable — et malheureusement peu connu —


Jakobson (1971) avait déjà proposé, il y a une trentaine d’années, la distinc¬
tion entre une similarité de fait et une similarité assignée, cette dernière étant
le produit d’une inversion du processus de la sémiose qui, au lieu de se pro¬
pager vers l’avant, à l’extérieur du signe, se retourne plutôt vers l’intérieur;
c’est ce qu’il appelait « introversive semiosis». 11 s’agirait, en somme, d’une
croissance d’un autre type, renvoyant à l’expérience esthétique. Les exem¬
ples qu’il suggérait sont les suivants : la musique, les glossolalia et l’art visuel
non figuratif®. (Vous comprendrez que j’ai emprunté là le point de départ de
cette analyse.)

Si l’on me demandait de rattacher les différents arts auxquels je me suis


référé ici aux divers types de relation à l’objet, je suggérerais que la poésie
se caractérise par une prédominance de la relation symbolique, la peinture
par une prédominance de la relation indiciaire, et la musique par une prédo¬
minance de la relation iconique nettement déterminée par l’interprétance,
étant entendu que dans toutes ces pratiques artistiques, toutes ces relations
à l’objet sont nécessairement présentes. Suivant la logique de cette notion,
empruntée à Jakobson, d’introversive semiosis, la qualité tonale de l’icône mar¬
querait l’aboutissement ultime de la représentation artistique. D’où cet effet

8. La pièce de théâtre de Claude Gauvreau, intitulée La charge de l’orignal épormyable est très
proche du langage exploréen : bien que cette pièce ne s’y réduise effectivement pas, on y
trouve une profusions de cris, de jurons, autrement dit d’icônes extrêmement agressantes
qui repoussent le public alors que la dernière grande pièce de Gauvreau, Les oranges sont
vertes, qui est beaucoup plus tempérée, beaucoup plus poétique aussi, a enchanté le pu¬
blic ; je crois que, pour la première fois, le projet poétique de Gauvreau était réalisé, c’est-
à-dire partagé. Le drame dans tout cela, c’est que Gauvreau nous ait quittés quelques
semaines avant la première de cette pièce.
9. Jakobson se réfère à la «fonction poétique» dont il renouvelle la définition, la dénomina¬
tion (il parle alors d’une «fonction esthétique») et la problématique puisqu’il se place alors
dans une perspective peircéenne. On consultera avec profit la poursuite de cette réflexion
chez Michael Shapiro (1980).

110
gastribig aboulouc nouf geûleurr
naumanamanamanamouèr agulztri stubglèpct
olstromstim ulzz stupp lûdzz lagauzniopc légo

Igor Stravinsky, une mesure de la partition du Sacre du printemps


lagoztropche agouannse légblé atoutss strom-
blamblam lighili auz urm lumn stréglo flaf aflafl
aflafl aflafl fféné ghudughé agoldogle sirmounx
[...] agrégutche glussmlâ mouorte meûlze mouof
woulplof pufft tpufft aglinnslanne solls apébècht
clarolinaclannnaclunnaclubec
Claude Gauvreau, « Gastrigib »

La non-figuration répond à une nécessité,


devenue de plus en plus impérieuse avec le
temps, d’inscrire au cœur même de l’objet
représenté le processus de sémiose qui s’y
livre. Ce procès s’est inscrit sur le mode
iconique, c’est-à-dire par le seul biais spéci¬
fiquement artistique, celui de la rythmique
qui me paraît comme l’inférence la plus
hautement esthétique parce qu’elle engage
la sémiose sur le mode de l’abduction qui,
précisément, définit la créativité.

Paul-Émile Borduas, Paysage arctique

111
d’une musicalisation des autres formes artistiques que j’ai interprétée comme
un sur-investissement dans la représentation iconique.

Dans cette perspective, la non-figuration, que j’ai suggéré d’analyser


comme une musicalisation d’autres formes artistiques, paraît comme un
effort en vue de sur-investir la relation iconique dans sa relation dominante
à l’interprétant, c’est-à-dire de fonder la représentation sur le processus de
la semiosis, et cela aux dépens des codifications préalables. L’objet artistique
moderne, peut-être plus que tout autre représentamen, répond à la définition
que Peirce donnait du signe comme action: cette action, nécessairement,
s’inscrit dans un temps qui est la durée du signe.

La créativité que les automatistes ont apportée au pays est certainement


liée à ce phénomène de croisement des différentes formes d’expression
artistique, bref à un décloisonnement. Ce phénomène fut aussi universel. On
sait que ce sera là l’histoire des formes esthétiques au xxe siècle. Pourquoi ?
Je ne me hasarderai évidemment pas à répondre à cette question. Pourtant,
en me plaçant dans la droite ligne de cette analyse, je proposerai, comme
simple hypothèse exploratrice, cette réflexion.

À quel titre la musique existe-t-elle sinon comme représentation iconi¬


que — à la fois reflet et réfraction — du mouvement de la semiosis. Autre¬
ment dit, la musique, de par son existence même, atteste de la profondeur et
de l’omniprésence du mouvement d’interprétance. Rousseau l’avait bien
senti qui écrivait que « l’art du musicien consiste à substituer à l’image insen¬
sible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur
du contemplateur» (Rousseau 1781: 90).

11 paraît vraisemblable que la survenue, historiquement marquée à


l’époque même où Peirce élaborait sa semeiotic, de la non-figuration ait
répondu à une nécessité, devenue de plus en plus impérieuse avec le temps,
d’inscrire au cœur même de l’objet représenté le processus de la sémiose qui
s’y livre. À la différence de tous les métalangages abstraits, ce procès s’est
inscrit, sur un mode iconique, c’est-à-dire par le seul biais spécifiquement
artistique, celui de la rythmique qui m’apparaît comme l’inférence la plus
hautement esthétique, parce qu’elle engage la semiosis sur le mode de
l’abduction qui, précisément, définit la créativité.

La dénomination même de non-figuration renvoie à une rupture, à un


non-savoir alors que celles de peinture abstraite et de poésie concrète (une belle
contradiction !) indiquent une simple transgression des règles de la codifica¬
tion. On peut maintenant ramener ces diverses pratiques artistiques à leur
statut de représentation, c’est-à-dire les comprendre comme des processus
de figuration qui se donnent pour objet la dynamique purement relationnelle

112
de la sémiose. C’est en ce sens que ces pratiques artistiques de la modernité
inscrivent la créativité dans ce qu’elle a d’absolu.
Il est fort probable que Peirce n’a jamais pu imaginer un art pictural non
figuratif de langage. L’art non figuratif de la peinture n’est pas plus présent,
à ma connaissance, dans son œuvre. Et la musique figure plus comme une
référence métaphorique que comme un représentamen ; et pourtant, dans le
texte de Peirce, la métaphore musicale, qui est très fréquente, agit constam¬
ment comme support à la saisie et à la définition de cette idée de l’avancée,
dans la continuité, du signe.

En ramenant les entités sémiotiques à de pures relations sémiosiques, en


affirmant la nécessité de la représentation iconique dans la constitution du
signe, en donnant la représentation iconique comme procédure nécessaire
de la découverte, en définissant le signe comme durée, en inscrivant le failli-
bilisme au cœur même des processus d’acquisition de nouveaux savoirs, en
posant le principe de la continuité comme fondement de la conscience,
Peirce définissait les conditions logiques des tous ces événements artistiques
qui, durant ces mêmes années d’ailleurs, annonçaient et lançaient l’esthé¬
tique du XX® siècle.
Nous avons généralement compris ces événements, fondateurs de la
conscience de la modernité, comme des ruptures brutales. C’est notre esprit
cartésien qui a prévalu et a ainsi déterminé cette lecture. Le simple constat
d’une rupture, c’est le rejet, la perte, le non-sens. Les notions de transforma¬
tion et de semiosis nous fourniraient éventuellement les instruments épisté¬
mologiques indispensables pour repenser ces charnières dans notre histoire.
En ces années qui marquent la fin d’une certaine modernité ou, plus préci¬
sément, d’une certaine conception de la modernité, cette nouvelle compré¬
hension me paraît d’autant plus nécessaire, maintenant qu’il advient qu’elle
soit possible. Il ne fait nul doute, dans mon esprit, que la phanéroscopie y
tienne un rôle central.

113
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6. Les positions des signes,
les pôles de la communication
et les voix de la signification
Un rêve et son analyse, un conte et un fragment
de texte littéraire : Jung, Andersen, Dostoïevski

Le paradoxe de la semiosis textuelle

Comment saisir, dans une logique peircéenne, un texte littéraire alors


qu’un tel objet nous est donné comme un tout construit, organisé voire
structuré et que, de plus, toute la pensée peircéenne est axée sur l’idée de
transformation, d’inachèvement, voire d’instabilité ? Ou pour le dire autre¬
ment, d’un côté le texte est un artefact dont on s’attend à ce qu’il contienne
un sens alors que, dans la pensée peircéenne, le sens est donné strictement
comme relation et la signification comme projection vers un ultérieur Xogique.
Y a-t-il irréductibilité? Si, comme le propose Peirce — et comme je le
crois — la signification est, par définition, d’ordre triadique, c’est-à-dire
quelle ne peut avoir d’existence que comme un serait et si l’on tient pour
acquis qu’un texte n’a d’existence que par sa signification (qui est sa raison
d’être), alors la signification du texte devrait résider dans un ailleurs à venir ;
et si le texte est un mode de représentation, ne devrait-il pas, de quelque
façon, afficher ce processus triadique qui le constitue? Et si le processus
triadique suppose le serait, un ultérieur logique qui le déborde, comment le
texte pourrait-il illustrer ce qu’il ne contient qu’à titre de promesse? Le texte
ne serait qu’un moment, une phase, une pause, à l’intérieur d’un mouvement
sémiosique qui l’englobe, le précède et le dépasse. Le texte n’existerait alors
que comme un « entre-deux ».

La phanéroscopie rend compte avec précision de cette image d’un


«entre-deux» logique f La priméité a quelque chose d’inaccessible et d’in¬
saisissable, car sitôt que le matériau appartenant à la priméité est saisi, il se
voit conférer par l’esprit une existence ponctuelle, seconde. Et, de l’autre
côté, l’aboutissement du travail du signe, du mouvement de la sémiose, c’est
la construction d’un objet dynamique, ce que Gérard Deledalle appelait le tout
du signe. Or, l’objet dynamique, le signe, ne peut pas le désigner, il ne peut,
tout au plus que le suggérer. Force est donc de postuler que le texte littéraire
est un représentamen complexe où s’inscrivent des enjeux de différentes

1. Qui correspond de façon assez juste à la distinction établie au chapitre 3 entre le représen¬
tamen et le signe.

115
natures logiques qu’il faudrait reconnaître dans leur spécificité, ce qui per¬
mettrait de lever les apparents paradoxes présentés ici.

Trois lieux de signification, trois problématiques


Ce chapitre sera construit comme le développement ou la prolongation
d’une proposition énoncée au chapitre 4, à savoir l’existence de trois niveaux
de fonctionnement dans une représentation. Nous tenterons ici de saisir
cette partition, non pas suivant un simple développement linéaire, mais à la
façon de plans qui seraient superposés et qui resteraient constamment en
interaction; en regard de chacun de ces plans, je me référerai à une problé¬
matique spécifique.
1®'' niveau ;
Le contenu du texte met en scène une pluralité d’aspects sémiotiques
préalablement constitués de son objet.
Pour procéder à cette analyse, je me référerai au tableau des signes et
aux positions sémiotiques.
2® niveau ;
Le texte, dans la mesure où il constitue un lieu sémiosique, construit, en
les représentant, de nouveaux processus sémiosiques qui font du repré-
sentamen de départ un signe légèrement altéré.
Pour procéder à cette analyse, je me référerai aux positions pragmati¬
ques dans l’instance de l’échange ou de la communication.
3® niveau :
Le texte est lui-même un représentamen qui, au fil de son déroulement,
amorce sa propre constitution comme signe.
Pour procéder à cette analyse, je me référerai à ce que j’appellerai les
voix dans le lieu-temps de la signification.
Ces trois niveaux sont virtuellement présents dans tout représentamen,
les niveaux de réalisation variant suivant le genre de texte ou le niveau de
complexité de celui-ci. L’analyse se construira sur la base de trois corpus :
Un rêve et son analyse : pour le besoin de ma réflexion, je me réfère à
un corpus que j’intitule Le rêve à l’écrevisse tiré de C. G. Jung, L’homme à
la découverte de son âme (1934; 247-251 et 280-332). Il s’agit là d’un
grand rêve dont Jung redonnait le processus d’analyse dans le cadre
d’une série de conférences datées de 1934.
Un conte; Le costume neuf de l’empereur (Andersen i.1834-1837: 111-
115).

Un fragment littéraire; «La légende du Grand Inquisiteur», tirée des


Frères Karamazov (Dostoïevski 1879-1880: xiv; 440-469).

116
Le rêve, son surgissement, ses élaborations, ses interprétations

Le texte littéraire est un bien public : il est publicisé, vendu, consommé,


enseigné, porté au cinéma ; à l’inverse, le rêve est un bien privé : il est com¬
muniqué de personne à personne par celui-là même chez qui il a surgi. Alors
que le texte littéraire est à la portée de quiconque possède une compétence
adéquate de lecteur, le rêve doit être interprété pour accéder à une significa¬
tion. Et si le rôle du professeur de littérature s’approche de celui de l’analyse
en ce qu’il donne des prolongements au texte, on reconnaîtra que cette fonc¬
tion n’est pas essentielle à l’existence de la littérature. Les principaux points
de divergence tiennent aux aspects suivants : l’auteur et le lecteur du texte
littéraire sont des personnes différentes alors que dans l’analyse du rêve, le
même sujet occupe les deux fonctions. Si tant le rêve que le texte donnent
lieu à des processus inférentiels, dans le premier cas, cette contribution est
plus impérieuse et plus visible; pour reprendre une expression états-
unienne, on suggérera que le rêve, soumis à l’analyse, est un text in progress.

Si l’on suppose que les conditions du surgissement de la signification


peuvent être établies de façon suffisamment générale pour s’appliquer à ces
deux représentamens que sont le rêve et le texte, on a alors toutes les rai¬
sons de postuler qu’une brève analyse du mouvement sémiosique dans
l’interprétation du rêve pourrait représenter un apport précieux pour mieux
comprendre les conditions pragmatiques de la signification du texte litté¬
raire.

Le rêve et son analyse suivent la voie de la complexification


du signe

Je passerai brièvement sur les lieux logiques de l’analyse du rêve, tant le


parallélisme avec le mouvement de l’avancée sémiosique, suivant le modèle
de la sémiotique du développement du signe, s’impose avec évidence.

Imaginons donc un jeune homme qui connaît un début de psychose


dont le symptôme le plus évident réside dans le mal des montagnes (le jeune
homme est suisse). Ces symptômes sont accompagnés, comme il arrive sou¬
vent, de grands rêves. À ce stade, les rêves sont éphémères, étranges, incohé¬
rents en apparence et, la plupart du temps, incompréhensibles ; ils ne sont
que sensation obscure, leur sens et leur signification ne sont encore que vir¬
tuels. On serait alors au niveau d’un signe de classe I, le qualisigne

Les rêves, dans la mesure où ils sont narrés — ce qu’en termes tech¬
niques on appelle l’élaboration secondaire — reçoivent une existence de

2. Dans un des derniers états du tableau des signes, Peirce suggère une autre dénomination
pour le qualisigne, soit le Potsign, un signe de possibilité ou signe virtuel. Les deux catégo¬
ries du virtuel et de la sensation (feeling) sont toujours associées ; cette association paraît
particulièrement juste en ce qui concerne le rêve dans son état brut.

117
l’ordre de la secondéité. Il est certain que cet acte de narration se fait sous la
gouverne d’une codification des modes de la narration. En ce sens, telle nar¬
ration, comme forme, pourrait être saisie comme réplique d’un légisigne,
c’est-à-dire des règles de la narrativité. Mais, à cette étape, le rêve lui-même
reste encore authentiquement second il ne peut être compris comme répli¬
que puisque le légisigne qui serait un élément de généralité renvoyant au con¬
texte onirique n’a pas encore été construit. Ce sera la fonction de 1 analyse.
Dans la mesure où le rêve est saisi après coup, reconnu dans son existence
ponctuelle, mais sans plus, il correspond à un signe de classe II (un sinsigne
iconique); puis, lorsque le rêve est narré en dehors de toute interprétation
spécifique, c’est son objet qui est reconnu dans une existence ponctuelle et
alors il correspond à un signe de classe III (sinsigne indiciaire rhématique).
Deux rêves successifs sont racontés; j’en donne quelques éléments. Dans le pre¬
mier, le sujet s’est rendu à la gare et, ayant oublié des documents à la maison, il
retourne en arrière, chez lui, les récupérer. À son retour à la gare, il voit le train
qui déjà dépasse le bout du quai prenant un tournant; le chauffeur accélère de
façon excessive entraînant le déraillement du train. Le sujet est très angoissé.

Le second rêve est particulièrement intéressant. Le rêveur est face à une bête
étrange, énorme, mi-lézard, mi-écrevisse. La bête se déplace à gauche, puis à
droite bloquant le chemin au sujet rêveur. Ce dernier, d’un coup de baguette magi¬
que, tue la bête puis la contemple longuement...

La discussion, l’échange, les consultations successives entre l’analyste et


son client conduisent à reconnaître une certaine cohésion, comme si les dif¬
férents rêves contaient la même histoire sous des représentations symboli¬
ques diverses. Dès qu’un certain niveau de généralité aura été atteint, ratta¬
chant les contenus de l’évocation des rêves à une certaine logique encore
qu’aucune interprétation, au sens propre, n’ait encore été avancée, le rêve
est reconnu dans sa nature sémiotique —-, il atteint le signe de classe V : un
légisigne iconique.

Puis, le contenu potentiel du rêve sera mis en relation avec des événe¬
ments de la vie quotidienne, plus particulièrement, dans le cas qui nous inté¬
resse ici, des événements de la veille (ces éléments n’étant pas donnés par
Jung dans la présentation qu’il faisait de cette analyse, je les introduis dans
un simple but d’illustration) : la veille, le sujet est-il passé devant la gare, a-t-
il lu une manchette sur un déraillement de train ou encore a-t-il vu une écre¬
visse ou un lézard en travaillant dans son jardin ? On se souvient tous de cet
exemple donné par Freud où le rêve de la mer était consécutif à une grande
soif elle-même causée par les harengs fumés consommés la veille. Dans la
mesure où est reconnue la possibilité d’une simple correspondance entre un
rêve et des objets de la réalité, on se^ retrouve devant un signe de classe V
(un légisigne iconique) ; si, par contre, une possibilité de connexion est envi-

3. La forme narrative, peu développée en comparaison avec le texte littéraire, ne suffit pas à
conférer au rêve une signification.

118
sagée entre un rêve spécifique et des événements singuliers, mais sans
qu’une interprétation spécifique n’ait encore été avancée, le rêve correspond
à un signe de classe VI : un légisigne indiciaire rhématique. C’est l’équivalent
d’un nom de personne ou d’un pronom personnel et, de fait, le rêve, à la
façon du nom propre, agit comme délégué de quelque chose d’autre qui est
particulier. Puis, si le contenu du rêve est effectivement mis en relation avec
tel événement précis (la soif et les harengs fumés), alors une première inter¬
prétation, encore bien factuelle il est vrai, a eu lieu : le rêve tel qu’interprété
atteint alors le niveau du signe de classe VII : un légisigne indiciaire dicent
(l’exemple habituellement donné est celui d’un cri entendu dans la rue:
l’interprétation est immédiate, elle se fait sans hésitation, comme par évi¬
dence). Mais l’analyse ne peut en rester à ces niveaux assez primaires où
aucun acquis de savoir d’ordre symbolique n’est marqué.

À partir de ce moment, le travail de l’analyse se construit sur le mode


des différents types d’interprétants, le mouvement de la semiosis ira dans
deux directions opposées : d’une part, vers une élaboration complexe, vers
des niveaux plus élevés d’abstraction jusqu’à ce qu’un signe de classe VIII
soit atteint; des valeurs symboliques rattachées aux images du rêve sont
proposées par l’analyste, discutées avec l’analysant, bref construites dans
l’échange. Et simultanément, l’analyse qui se fait au niveau du symbolique
cherche à atteindre des icônes de pulsions, de désirs, de fantasmes qui
appartiennent à l’obscur de l’inconscient, c’est-à-dire à la priméité. Et effec¬
tivement, on sait que le mouvement de l’avancée sémiosique, au contraire
d’être simplement linéaire, s’élabore plutôt suivant le mouvement d’une spi¬
rale repassant incessamment dans la totalité des lieux et des niveaux de
développement jusqu’à ce qu’une solution satisfaisante ait été trouvée.
Ainsi, l’analyste suggérera au jeune homme ; la tête du train oublie
l’arrière, le convoi comme votre esprit-locomotive oublie le corps et se lance
dans une fuite en avant. La mise en relation de la locomotive avec Y esprit et
du convoi avec le corps correspond assez simplement à la reconnaissance de
valeurs symboliques. Les éléments du rêve deviennent des signes de classe
VIII, des légisignes symboliques rhématiques, à la façon des mots de la
langue ou encore des unités de signification rappelant les composantes du
rébus auquel se référait Freud. À ce niveau, le signe ne désigne que des uni¬
tés signifiantes ; il n’est, en somme, qu’une nomenclature.
Puis ces éléments, dans leurs interactions, construisent du sens, comme
les mots inscrits dans une proposition, génèrent une signification. Cet
énoncé, celui de la phrase comme celui du rêve, c’est le signe de classe IX,
le légisigne symbolique dicent. Ainsi, Jung dira à son client : « Les signes sont
encore extérieurs à vous, devant vous. » ; Jung n’aura de cesse de répéter :
voici un avertissement, prenez garde... Et cette bête, ce monstre affreux, c’est
encore une fois la tête du train [La bête humaine, Zola). Cette fois-ci, vous êtes
menacé et vous intervenez pour nier le danger imminent, pour en faire dis¬
paraître les signes annonciateurs.

119
La résistance de l’analysant s’exprime alors de façon très claire: «Ce
n’est pas prouvé, ce n’est pas scientifique, ce ne sont que d’élégantes élucu¬
brations dont le hasard est le principal artisan.» (Jung 1934: 302) Comment
lire cette réaction de l’analysant sinon comme un refus de prendre en consi¬
dération les deux prolongements sémiosiques déjà proposés, c’est-à-dire à la
fois le rattachement des rêves à la priméité, à l’inconscient et le rattachement
des rêves à la tercéité, à des valeurs symboliques. En somme, la résistance
pourrait être saisie comme une tentative, de la part de l’analysant, de réduire
le rêve à l’indice, c’est-à-dire à la secondéité dans sa relation aux objets de la
vie quotidienne : le contenu du rêve, comme une girouette (signe de classe
IV : sinsigne indiciaire dicent), comme un nom propre (signe de classe VI) ou
encore comme le cri entendu dans la rue (signe de classe VII) n’est rien
d’autre, argumente-t-il, qu’une simple réaction à des stimuli ou encore la
simple retombée de quelques sensations ayant marqué les heures précédant
le sommeil. Dans tous ces cas, l’analysant refuse d’entrer dans l’ordre du sym¬
bolique, c’est-à-dire qu’il refuse de laisser la sémiose suivre son cours.
On assiste ici à un conflit des interprétations ou plus justement à une dis¬
cussion portant sur la nature sémiotique du rêve. Et lorsque l’analysant se
rendra à la raison symbolique — puisque, au dire de Jung, tel sera le cas — il
rejoindra l’étape, déjà franchie par l’analyste, dans l’avancée de l’analyse
jusqu’au signe de classe IX. Et si cette analyse conduit le sujet à une prise de
conscience de la totalité de son imaginaire, de son existence réelle et de ses
valeurs symboliques dans un ensemble intégré, les rêves et leur analyse
auront constitué pour lui la base d’une transformation profonde de sa relation
à lui-même : alors, le quasi-signe onirique de départ aura atteint pour lui la
classe X, c’est-à-dire l’équivalent de ce que, formellement, Peirce nomme
l’argument, soit un signe qui est, à la fois, l’occasion, le lieu et le médium
même de la sémiose. Seulement, comme observateurs ou analystes externes,
nous n’avons pas accès à ce niveau de réalisation qui appartient en propre au
jeune homme suisse qui souffrait du mal des montagnes. Si le signe onirique
atteint, pour nous, le niveau de l’argument, c’est forcément ailleurs.
Et effectivement, lorsque Jung, dans le cadre d’un séminaire de forma¬
tion, se réfère à cette analyse pour fonder et illustrer un propos général por¬
tant sur l’inconscient et sur l’analyse, il pousse le développement du signe au
niveau de la construction du savoir abstrait ; il s’agit assurément d’une situa¬
tion discursive où le rêve lui-même, fondant un discours, devient argument,
signe de classe X. Notre propre discours, portant sur la nature sémiotique du
rêve, appartient à cet ordre.

Ce bref portrait de l’analyse du rêve sur la base des dix classes de signe
telles que construites dans le tableau de la première sémiotique établit que
l’interprétation des rêves constitue un cas parmi les plus patents du proces-

120
sus de construction de la signification suivant un mouvement qui appartient
à la sémiose'^.

L’aspect le plus significatif, pour nous, tient à ce que nous trouvions là


une application qui est aussi une vérification du modèle logique de la sémiose
comme croissance du signe. Et si cet exemple est si convaincant, c’est que
nous trouvons un processus qui suit l’échelonnement des dix classes en com¬
mençant au niveau premier du qualisigne et atteignant le niveau ultime de
l’argument. Or, cet exemple est extrêmement schématique en ce sens que le
processus de l’avancée sémiosique n’est jamais aussi simple et linéaire. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis constamment référé à cette idée
d’un double développement ou de deux avancées qui se font dans des direc¬
tions opposées, vers le plus abstrait et simultanément vers le plus figuratif ;
ou, pour le dire autrement, c’était pour tenir compte de ce trait essentiel des
catégories, à savoir leur caractère cumulatif (lié aux règles de la hiérarchie).

Nous saisirons deux autres représentamens qui, à la différence de l’ana¬


lyse du rêve, se caractérisent par le fait que le point de départ de la sémiose
se fait, non pas au niveau du signe de classe 1, mais à un niveau plus élevé
d’abstraction. Dans ces conditions, le double mouvement du processus pren¬
dra toute sa signification. Mais auparavant, nous construirons une probléma¬
tique liée à la question de l’échange ou de l’instance de la communication.

Les positions pragmatiques de la communication

Le trait le plus spécifique de l’analyse du rêve, par rapport au texte litté¬


raire, tient dans la prédominance de la situation pragmatique d’énonciation,
c’est-à-dire la présence marquée des différents interlocuteurs ou interve¬
nants qui, dans ce cas, représentent des instances nécessaires à la sémiose.
Pour établir cette problématique, je me référerai à un ouvrage fort intéres¬
sant de Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, qui, dans le passage qui
m’intéresse, se fonde sur l’article inaugural bien connu de Benveniste (1946)
portant sur la structure des pronoms.

Le sujet « Je » est dans le sommeil, dans la nuit. Dans la mesure où il est


simplement en relation à ses rêves, il reste comme immergé dans l’obscur,
dans l’inconscient, dans la priméité^. À partir du moment où il rencontre

4. On devrait d’ailleurs reconnaître que la psychanalyse représente l’une des plus grandes
pratiques sémiotiques ayant marqué la culture du xx^ siècle. Ce n’est d'ailleurs pas éton¬
nant : on n’a qu’à rappeler que la naissance de la psychanalyse est contemporaine du pro¬
jet de construction d’une semeiotic. Je reviendrai, au chapitre 9, sur cette question de la
proximité entre les démarches de la psychanalyse et de la sémiotique.
5. Ce qui laisse supposer une parenté entre la priméité et l’inconscient. Qu’il y ait des affini¬
tés, la chose est certaine ; d’ailleurs David Savan (1980: 14) donnait les processus primaires
de la pensée comme exemple du qualisigne, en raison de leurs caractères vagues et contra¬
dictoires. Par contre, la question est délicate et l’on aurait intérêt à éviter toute identifica¬
tion qui serait certainement abusive. Je reviendrai sur cette question au chapitre 9.

121
l’analyste et où il devient un analysant, il entre dans une relation dyadique
d’échange et de communication. Dorénavant, il a partie liée à une relation
définissant les deux pôles: « Je-Tu>>. Mais cette simple relation dyadique ne
définit que des pôles ou des tours de prise de parole, les deux interlocuteurs
échangeant simplement, par alternance, les rôles d’émetteur et de destina
taire de la parole. Si la relation en restait à ce simple échange, il n’y aurait
aucun gain, ce serait plutôt un simple effet de miroir. La relation entre « Je »
et « Tu » ne sera définie comme relation de présence que dans la mesure où
une absence aura été chassée en dehors du lieu de leur interaction; et
l’absence, c’est l’extériorité, l’altérité, le contenu du rêve, le « Il », la non-per¬
sonne comme le suggère Benveniste. En fait, le symbolique est fondé sur
cette ambiguïté de l’absence/présence du « 11 », du troisième. Je citerai ici
Dany-Robert Dufour (1986: 56-57) :
C’est en considérant un instant la forme la plus spontanée, la plus
dépouillée, la plus simple de la trinité, la forme «je, tu, il», que je pourrai
faire la réponse la plus concise qui soit — quand bien même elle serait
abrupte. On pourrait en première approche, relever que la trinité naturelle
contient des articulations fondamentales à propos de la présence et de
l’absence. Le «je» est celui qui assume la présence vis-à-vis d’un «tu» — il
n’y a pas d’autre moyen d’être présent que celui de se signaler à l’autre, il
n’est aucune définition de la présence qui ne reprenne ce constat. Parler,
dire «je», définit instantanément un «ici» et un «maintenant», c’est-à-dire
un point dans le temps et dans l’espace à partir duquel peut être parlé le
monde. Le «je» est donc connecté à la présence. Mais que devient le locu¬
teur qui cesse de dire «je » ? Il devient « tu ». Le « tu » désigne celui qui vient
de parler ou celui qui va parler. L’homme, en tant que parlant, quels que
soient les deux et les âges, ne fera jamais que passer sa vie à aller d’une
position à l’autre, jamais il ne sortira de l’espace duel de la parole. Pour
éprouver sa propre présence, pour s’éprouver comme sujet, pour être un, il
faut être deux : c’est en changeant constamment de position que les inter¬
locuteurs se font mutuellement valoir comme coprésents. [...] Mais pour
que deux soient coprésents l’un à l’autre, il faut et il suffit qu’ils aient rejeté
l’absence hors de leur champ. Il faut que l’espace interlocutoire de la copré¬
sence ménage une place à l’absence. Elle y est inscrite sous la forme du
« il ». Je peux le dire autrement : pour être un, il faut être deux, mais quand on
est deux, on est tout de suite trois. L’espace duel de la parole ne peut être com¬
pris sans la trinité®. (C’est l’auteur qui souligne.)

Le train qui déraille et la bête monstrueuse représentent ce qui est exté¬


rieur à la relation entre l’analyste et l’analysant, l’étrangeté, l’altérité ; et ce
n’est qu’en reconstruisant ce matériau onirique, en lui conférant une forme,
c’est-à-dire une signification, que les deux sujets réussiront à conférer une
signification à leur relation. Je crois que l’on devrait encore préciser. En fait,
les deux positions de «Je» et de «Tu», correspondant à ce que l’on pourrait
nommer Y analysant et Y analysé, sont occupées alternativement par le même

6. Sous le terme «trinité» qu’emploie l’auteur, on lira évidemment tercéité.

122
sujet alors placé dans une situation de monologue ou, plus précisément, de
dialogue avec lui-même, l’analyste ne servant ultimenent, c’est-à-dire au
terme de l’analyse, que de correspondant ou de représentation du pôle de
l’altérité dans l’échange Et le « 11 », le contenu du rêve, la locomotive et la
bête sauvage représenteront le troisième pôle dans la mesure où ils auront
accédé à de nouvelles valeurs; en somme, ces unités de signification con¬
naissent un autre mode d’existence, un mode, comme le suggérait Dany-
Robert Dufour, à la fois de présence et d’absence. Puis, à l’extrémité infé¬
rieure du tableau, le contenu du rêve, tout lié à l’intimité du sujet «Je» pris
isolément, inscrit le lieu de la présupposition obscure de son existence, c’est-
à-dire la priméité.
Le processus d’analyse consistera alors à mettre en relation ces trois
niveaux : le « Je » isolé, miroir de lui-même, retourné sur ses fantasmes, dans
une existence monadique ; la relation dyadique « Je-Tu » qui marque le ter¬
rain de la réalité ponctuelle de l’échange; enfin la relation triadique où s’ins¬
crit le symbolique que je schématise par la formule suivante: «(Je-Tu) II»:
c’est là le lieu logique où le mouvement de sémiose entraîne le sujet et le
conduit vers un ailleurs, celui de la présence/absence, lui permettant d’accé¬
der à la signification.

La leçon de la démarche analytique, à ce propos, est très nette :


On ne saurait s’attendre à ce que je puisse donner à un malade une recette
toute faite et à ce que je lui dise: «Faites ceci ou cela!» Tel n’est pas mon
but lorsque j’institue un traitement, car cela reviendrait à maintenir le patient
dans son univers à deux dimensions où, comme nous le disions plus haut par
métaphore, l’homme n’a qu’une tête et deux ailes, univers où il s’est mû
jusqu’alors et qui n’est pas te monde réel. (Jung 1934: 301. Je souligne.)
On pourrait reprendre, d’un point de vue plus technique, cette question
qui est centrale : l’interprétation du rêve est un processus suivant lequel un
représentamen de départ — ici un rêve brut — devient progressivement
signe suivant des niveaux de plus en plus complexes ; or, ce processus, c’est
celui d’un signe qui se donne des objets de plus en plus nombreux, de mieux
en mieux harmonisés entre eux (suivant la notion de signe étendu, sur laquelle
on reviendra au chapitre 9). Et ces objets que se donne le rêve, ce ne sont
pas de simples référents au sens que prend ce terme en linguistique ; si les
objets du rêve étaient des référents, on se trouverait devant une simple
nomenclature de symboles qui serait à l’image d’une encyclopédie, si ce

7. Dans cette perspective, il faudrait considérer l’analyste comme représentant le « Il », l’alté¬


rité, le présent/absent qui sert de support au contenu du rêve. Le transfert et le contre-
transfert, dont je ne traite pas ici, actualisent les effets de médiation que le contenu du rêve
tel que repris par l’analyste vient exercer entre les deux partenaires de l’échange qui, à la
limite, sont les deux positions d'analysant et d'analysé qu’occupe alternativement le même
sujet. Mais pour éviter toute ambiguïté dans la poursuite de ma réflexion, je considérerai
le rêve analysé comme le pôle troisième.

123
n’est un simple dictionnaire avec ses valeurs arrêtées en dehors de tout
développement sémiosique, et alors le déroulement de l’analyse s’arrêterait
à l’étape du signe de classe VllI. Le terme objet, à la différence de référent,
désigne des éléments ou des composantes du contexte élargi qui viennent
exercer une influence sur le signe en voie de constitution [Savan (1991) parle
d’une causalité sémiotique]. En ce sens, le développement du signe, sa mou¬
vance, c’est un processus suivant lequel se découvre le milieu d’où il est issu
et avec lequel il construit des relations plus riches et plus cohérentes ; ces
relations, c’est en fait assez simplement la signification (alors que le terme
sens désignerait la simple relation d’un terme à son référent).
L’analyse s’établit sur le terrain de la secondéité, de l’échange entre
«Je» et «Tu»; l’analyse se fait, comme on l’a suggéré, dans deux directions
excentriques : vers un savoir de plus en plus discriminé, de plus en plus cons¬
truit puis vers un autre lieu, moins discriminé, plus obscur : Peirce employait
les termes de général et de vague pour caractériser ces deux types d’indéter¬
mination. Les deux directions se construisent simultanément, l’un suppor¬
tant l’autre : la priméité fournissant une matière première et un lieu d’inscrip¬
tion, soit l’imaginaire; la tercéité fournissant le symbolique, c’est-à-dire une
forme signifiante ou une médiation entre les deux positions, le « Je » et « Tu »,
que le même sujet analysant occupe alternativement. La signification réside
dans une pluralité, une succession et un enchevêtrement de mouvements
inférentiels, marquant le temps de l’analyse, la durée du signe en quelque
sorte, une circulation à travers les trois univers.
[...] on ne se sent pas tout à fait à son aise tant qu’on ne s’est pas rencon¬
tré avec soi-même, tant qu’on ne s’est pas heurté à soi-même ; si l’on n’a pas
été en butte à des difficultés intérieures, on demeure à sa propre surface ;
lorsqu’un être entre en collision avec lui-même, il en éprouve après coup
une impression salutaire qui lui procure du bien-être. (Jung 1934: 309)

En somme, l’interprétation n’est pas un simple contenu. Elle est action,


inférence, processus d’interprétance, conduisant à des gains qu’en termes
sémiotiques on désigne par un enrichissement de l’ordre de la signification
et à ce que le psychanalyste appelle une impression salutaire, un bien-être. 11
me paraît que, au niveau de généralité où nous nous sommes placés pour
construire ce parallèle entre les deux pratiques de la sémiotique et de la psy¬
chanalyse, ces termes puissent être considérés comme équivalents, car dans
les deux cas il s’agit de gains dans une relation plus harmonieuse et élargie
du sujet à lui-même puis à l’univers.

Le conte ou lorsque la sémiose commence avec la situation


de communication
Comment penser le mouvement de sémiose lorsqu’il origine d’une
représentation qui, à la différence du rêve, est déjà formellement constituée
au départ ?

124
Considérons un bref moment un texte aussi connu que le conte de
Hans-Christian Andersen intitulé Le costume neuf de l’empereur. Une situation
pragmatique semblable s’impose. Lejeune enfant — et par association, nous
comme lecteurs, qui retrouvons notre enfance — est placé dans une relation
d’échange avec l’adulte, disons son parent, qui lui raconte cette histoire®.
Aussitôt que le rituel magique a été amorcé par le II était une fois, « Je » et
« Tu » trouvent le décor ou, plus proprement, la scène sur laquelle sera rendu
possible l’accès au symbolique. Le jeune enfant sera projeté sur une autre
scène où il pourrait devenir maître dans la capitale de l’empire (à la façon du
pauvre dans The Prince and the Pauper). Et quel est cet acquis? Tout simple-
m.ent l’accès à l’ordre du symbolique, c’est-à-dire à la signification. Doréna¬
vant, c’est-à-dire après plusieurs lectures marquant un apprentissage,
l’enfant sait qu’il peut trouver sa place dans la société, et l’occuper. Pour
l’enfant, l’acquis est celui d’un accès à la signification parce qu’il a quitté sym¬
boliquement le giron familial, et qu’il a eu accès à la socialité qui représente
la condition et le lieu essentiel de la signification.

Et pourtant, à la différence du rêve, le texte construit d’avance, ici le


conte, doit trouver, auprès de son lecteur ou narrataire, une façon de lien ou
de rattachement à son imaginaire. En effet, l’analysant apportait lui-même
son propre matériel onirique qui est une partie de lui-même. Le lecteur, ou
l’auditeur dans le cas de l’enfant auquel on vient de se référer, doit arriver à
amorcer le mouvement de construction de la signification dans son propre
imaginaire. Et ce niveau d’intimité chez le sujet-lecteur, nous n’y avons pas
accès. Force est de saisir la question par l’autre bout; je reformule donc la
question de cette façon ; le texte trouve-t-il à représenter de quelque façon la
relation des positions pragmatiques de la communication telle que décrite
plus haut ? Et, puisque nous sommes dans un univers sémiotique, en repré¬
sentant cette relation pragmatique, le texte la suscite-t-elle ?

Dans le cas du conte, la situation pragmatique de la signification est


nécessairement présente, bien que de façon implicite, en ce que le genre
même se définit précisément par la présupposition de la voix d’un conteur,
une voix off mais présente et active. La littérature proprement dite naît, je
crois, lorsque cette voix off devient une voix tout aussi active, mais présente,
de façon implicite, à l’intérieur de la représentation. En ce sens, la conte
occuperait une position intermédiaire entre la littérature orale et la littéra¬
ture écrite. Quelle est-elle, cette voix?

Dans le cas de ce conte, la réponse est assez claire : c’est celle de l’enfant
du conte qui, symboliquement, deviendra celle de l’enfant-narrataire. À

8. Qu’arrive-t-il si, comme c’est courant aujourd’hui, c’est la télévision, un « Tu » délégué, qui
lui raconte cette histoire ? L’enfant doit imaginer que la télévision est une voix sociale —
ce qu’elle est assurément — mais est-ce une évidence pour lui? Il doit donc, à la façon de
l’analysant auquel on s’est référé précédemment, assumer seul, par lui-même, alternative¬
ment, les deux pôles de l’échange, puis accéder au niveau troisième de la signification.

125
partir du moment où l’enfant du conte — et par mimétisme l’enfant narra-
taire — s’écrie devant toute la population rassemblée pour la procession ;
«L’empereur est nu», il occupe simultanément la position pragmatique d’un
« Je » second s’adressant non plus à son parent mais à la foule saisie comme
interlocuteur ; il se saisit du « Il », le non-dit, Y absence de vêtement qu’il rend
symboliquement présent, et simultanément il occupe sa position d’enfant,
c’est-à-dire qu’il assume sa voix d’enfant appartenant, du point de vue social,
à la priméité ; il porte alors la voix de la spontanéité, celle qui précédé l’ins¬
cription définitive dans l’organisation sociale.
On peut comprendre la fortune qu’a connue cette simple histoire d’un
empereur nu, compte tenu de l’exhaustivité dans la représentation des trois
univers. Et effectivement, le trait qui me paraît le plus significatif ici, c’est
que le texte crée les conditions pragmatiques de la lecture ou de la réception
du texte par l’enfant narrataire, en représentant les trois constituants de ce
signe en train de naître: 1. son statut d’enfant, 2. sa relation dyadique à son
parent narrateur, et enfin 3. la relation au « 11 » soit la signification qu’il incor¬
pore.
On doit postuler que, dans l’esprit de l’enfant qui fait sien ce conte, il se
produit un déplacement qui est le tout de la signification. La parole de
l’enfant du conte pourrait ne représenter auprès de l’enfant narrataire, disons
lors d’une première narration, qu’un simple événement encore incompris —
un signe de niveau inférieur; on imagine l’enfant demander: «qu’est-ce
qu’un empereur?», auquel cas, c’est l’accès au signe de classe Vlll qui se
construirait. Mais cette parole finira par s’inscrire dans un réseau de signes
de plus en plus complexe jusqu’à ce que, à la fin, cette voix, qu’il aura faite
sienne, devienne le support de son entrée dans la socialité. On reconnaîtra
alors que cette répartie puisse susciter, dans l’esprit de l’enfant narrataire, un
mouvement sémiosique® semblable à celui qu’elle déclenche dans l’histoire
racontée ; elle sera devenue un légisigne symbolique dicent, une proposition,
un signe de classe IX —■ alors qu’en tant que sémioticiens, nous en faisons
actuellement un argument, un signe de classe X, ce que fera éventuellement
l’enfant narrataire, un jour.

En faisant l’apprentissage de la socialité, l’enfant fait l’apprentissage des


signes sur lesquels se construit sa participation à la société. Mais je crois que
ces deux apprentissages, que nous distinguons ici pour des raisons de com¬
modité, celui de la socialité et celui des signes, sont un seul et même appren¬
tissage.

9. Le dicton populaire, que ce conte semble venir exemplifier: « La vérité sort de la bouche
des enfants ». affirme de fait, cette capacité qu’a l’enfant d’opérer comme spontanément,
un tel saut dans l’ordre de la signification.

126
Il était relativement aisé ici, compte tenu du genre du conte, de recons¬
truire une situation de communication fondée sur les positions pragmatiques
des intervenants, analysée sur la base des pronoms personnels. Dans le pas¬
sage de l’analyse du rêve à celle du conte, nous avons simplement inversé
les relations : la situation de communication qui, dans le premier cas, était
reconnue comme un préalable, nous l’avons inversée dans le cas du conte,
proposant que c’est le conte lui-même qui, en la représentant, la suscite sui¬
vant cette notion centrale de Peirce, reprise par Jakobson (1971), celle d’une
similarité qui, au delà de son état préalable serait renouvelée ou assignée par
le processus sémiosique lui-même. Mais dans un texte littéraire, il n’est pas
évident que cette situation de communication soit présente, même de façon
implicite (ou si elle l’est, elle n’est pas forcément significative). Nous ouvri¬
rons donc une autre problématique qui nous permettra d’analyser, à l’inté¬
rieur de la représentation, les interactions des intervenants que nous saisi¬
rons sous la notion de voix.

Les voix de la signification


Lisant les deux signes que représentent le rêve et son analyse ainsi que
le conte d’Andersen, j’ai essentiellement reconnu des voix ; celles de l’analy¬
sant et de l’analyste, et celles des deux enfants, car les signes en mouvement
ne me sont accessibles, comme lecteur, qu’en tant que voix que je lis, que
j’entends, que je reproduis dans mon imaginaire.
Dans la mesure où le texte littéraire présuppose vaguement une pragma¬
tique de la communication, nous devons nous donner les instruments néces¬
saires pour saisir cette présupposition. La pragmatique de la communication
repose, on le sait, sur des échanges, des voix en interaction. Une pragmatique
de la signification (car tel est l’enjeu de la semeiotic), présupposant une prag¬
matique de la communication, pourrait donc être saisie comme un tissage de
voix.
Par voix, j’entends ici des supports de parcours sémiosiques, assurés —
mais non possédés en propre — par divers personnages ou d’autres consti¬
tuants du texte, qui illustrent et, de ce fait, réalisent des avancées de signifi¬
cation. J’essaierai donc de cerner de façon un plus serrée cette notion.
Prenons, pour commencer, un exemple musical simple puisque le terme
voix appartient au registre de l’audition : disons, pour les besoins de la cause,
un trio pour piano. Une première voix porte un air ou une mélodie, une
seconde, lui apportant un enrichissement harmonique, l’inscrit dans un
espace sonore aux dimensions agrandies tandis qu’une troisième voix, telle
un troisième larron en foire, vient s’introduire pour se superposer à la première
pour la dédoubler puis subtilement la déjouer dans une progression certaine,
tout en s’associant à la seconde, jusqu’à déplacer la mélodie, la conduire
dans un ailleurs, la transformer au point qu’elle deviendra quelque chose
de complètement autre. Tout mélomane quelque peu attentif a perçu ce

127
phénomène de diverses voix qui, dans leur interaction et leur superposition,
transforment radicalement un motif, tout en assurant une indéfectible conti¬
nuité au fil musical. La même situation se produit d’ailleurs régulièrement
dans les relations interpersonnelles quand trois individus sont en cause.
C’est que ce phénomène n’est pas spécifiquement musical : il répond plutôt
à la simple logique d’un complexe formé de trois intervenants dont la règle
ordinaire est marquée par une hésitation cons tante entre trois relations à
deux (qui génèrent des conflits sans fin) et une difficile — souvent impossi¬
ble — relation authentiquement triadique

Or, dans ce trio —je laisse à chacun choisir l’œuvre qui lui parlera —,
les trois instruments ne sont pas rattachés de façon fixe à chacune des trois
voix : tour à tour, chacun des instruments, le violon, le violoncelle et le piano,
joue alternativement chacune des trois voix On pourrait aussi imaginer le
même jeu entre les regards qui se superposent, entrent en compétition ou en
collision dans une toile, la peinture cubiste illustrant de façon particulière¬
ment convaincante cet effet de tissage entre des parcours sémiosiques,
visuels dans cet exemple.

Ces voix pourraient être saisies à la façon de rôles. Mais, en raison de la non fixité
d’un instrument ou d’un personnage à une voix spécifique, on ne saurait parler de
rôles actantiels; cette notion d’actant que Greimas a construite dans la foulée de
celle de prototype de personnage héritée de Propp repose sur une structure séman¬
tique suivant laquelle des valeurs sémantiques, inscrites à un niveau de structures
profondes sont figurativisées, à un niveau de surface, par des actions et des per¬
sonnages. Comme nous ne nous appuyons pas sur le modèle d’une structure à
deux niveaux, nous ne pouvons pas imaginer de telles correspondances ou rela¬
tions de figuration. Nous postulons plutôt un ensemble formé de trois plans qui se
réalisent simultanément, et qui restent en interaction constante à la surface du
représentamen. Plutôt que de rôles actantiels, nous préférons donc le simple terme
de voix qui désigne simultanément des niveaux de complexité du signe, des prises
de parole et des voies qu’empruntent les parcours de sémiose.

La fixité existe dans des genres simples, passablement stéréotypés, tels les skaskas,
ou contes merveilleux analysés, par Propp (c’est cette fixité même qui permettait
l’analyse et que Propp a mise à jour) ou, pour revenir à un exemple musical,
Pierre et le loup de Prokofîev où l’ensemble raconte une histoire : la flûte est
l’oiseau, etc. Ce cas est particulièrement intéressant en ce sens que c’est une struc-

10. Dany-Robert Dufour écrivait: «[...] quand on est deux, on est tout de suite trois.» Il donne
cet exemple de la relation amoureuse qui, sur le plan de la représentation, ne peut être
donnée que sous la forme d’un triangle amoureux, c’est-à-dire de trois relations entre pai¬
res. Ce qui expliquerait que les gens heureux, ceux qui ne sont que deux, n’aient pas d’his¬
toire. Plus précisément, ils ne sont pas représentables car leur sémiose a vraisemblable¬
ment été complétée. Ou bien, de façon-plus vraisemblable, ils arrivent à jouer trois voix
dans un duo, ce qui, dans une narration — à la différence d’une pièce musicale — est tout
aussi difficilement représentable.
11. Une expression populaire, liée à la même métaphore, exprime ce complexe de relations
incontrôlables où une personne risque toujours de devenir troisième, c’est-à-dire l’exclue :
jouer à la chaise musicale.

128
ture de représentation narrative simple, celle d’un conte, qui est exportée dans un
représentamen musical, d’où le sous-titre de Conte musical. Dans cette méta¬
phore sur laquelle nous nous appuyons ici, nous tentons la démarche inverse,
c’est-à-dire partir du représentamen musical caractérisé par le fait que les instru¬
ments ou les personnages de la représentation ne sont pas fixés à des voix ou à des
fonctions, pour penser des représentamens plus fluides. Les skaskas sont éminem¬
ment figuratifs, comme Pierre et le loup d’ailleurs. Et si le principe même de la
figuration reposait sur une fixité entre les personnages et les voix!

Alors comment saisir ces voix? J’emprunte à Michel Balat (1994 : 174 et sui¬
vantes le modèle triadique de ces trois voix. En voici la partition :
une F® qui, à l’image de la mélodie, crée une représentation ou une évo¬
cation sur la base de sa stricte impulsion : c’est la voix du scribe',
une 2® qui, à l’image de l’accompagnement de basse, explore le monde
et relie la représentation suggérée au contexte, en fait à ce que Peirce
désigne sous l’expression d’«informations collatérales» : c’est la voix du
museur]

une 3® qui, à la façon du troisième larron évoqué plus haut, vient assurer
la médiation entre les deux premières voix, éventuellement transformer
la représentation en opérant des effacements ou de nouvelles insertions,
puis conduire l’ensemble vers quelque chose d’autre ; donc une voix qui
confirme, qui achève, qui ferme et qui, simultanément, ouvre : c’est celle
de Y interprète, qui réalise le serait du signe.
Si l’on revenait à l’exemple du conte d’Andersen, tel qu’analysé ci-haut,
on pourrait reconnaître trois scènes ou trois instances : celle de la communi¬
cation (échange parent narrateur/enfant narrataire), celle du contenu de la

12. C’est dans le cadre d’une présentation du Traité des graphes existentiels que Michel Balat
propose ces trois «personnages»; les dénominations qu’il suggère — et que nous repre¬
nons ici — sont, dans le cas des deux premières, des substitutions qu’il apporte aux deux
termes plus techniques utilisés par Peirce (C.F 4.431), soit, the Grapheus, le grapheur, pour
le scribe et the Graphist, le graphiste pour le museur. Voici le texte d’où proviennent ces
dénominations :
« Afin de fixer nos idées, nous pouvons imaginer qu’il y a deux personnes, l’une d’elle appe¬
lée le Grapheur crée l’univers par le développement continu de l’idée qu’il a de celui-ci,
chaque intervalle de temps durant le procès ajoutant quelque fait à l’univers, c’est-à-dire,
apportant une justification à quelque assertion, bien que, le procès étant continu, ces faits
ne soient pas distincts les uns des autres dans leur mode d’être, comme le sont les propo¬
sitions qui établissent certains d’entre eux. [...] L’autre personne concernée des deux,
appelé le Graphiste, est occupée, pendant le procès de création, à faire des modifications
successives (c’est-à-dire, pas par un procès continu, dans la mesure où, à chaque modifica¬
tion, à moins qu’elle ne soit finale, une autre succède juste après), du graphe entier. [...] 11
doit y avoir un interprète car, tout signe fondé sur une convention, a seulement la sorte
d’être qu’il a s’il est interprété ; car un signe conventionnel n’est ni une masse d’encre sur
un morceau de papier ou quelque autre existence individuelle, ni une image présente à la
conscience, mais il est une habitude spéciale ou règle d'interprétation et consiste précisé¬
ment dans le fait que certaines sortes de taches d’encre — que j’appelle ses répliques —
auront certains effets sur la conduite mentale et corporelle de l’interprète.» (C.P. 4.431.
1896. Trad. Michel Balat 1994: 145)

129
narration (le contenu du conte comme tel) puis celle de la signification, soit
l’interaction entre le contenu du conte et la situation d’échange, donc la
médiation et l’avancée de ces premières composantes vers quelque chose
d’autre que nous avons analysé comme l’accès de l’enfant narrataire par le
biais de l’enfant du conte, à la socialité. Or, l’enfant narrataire, le parent,
l’enfant du conte ou l’empereur, d’une instance à l’autre, n’occupent pas les
mêmes positions ou n’assument pas les mêmes voix, de la même façon que
dans la partition musicale évoquée plus haut, la ligne mélodique est tenue
tantôt par le violon, tantôt par le piano, tantôt par le violoncelle Je pour¬
rais donner l’exemple suivant : dans l’instance première de la communica¬
tion, l’enfant narrataire est museur, il explore le monde en ce qu’il tente de
raccorder les éléments de cet échange à son univers ; face au contenu du
conte qui lui est narré, il est le lieu à la fois imaginaire et symbolique de la
réalisation des événements, il assure donc la voix de l’interprète] tandis que,
au niveau de la signification, il porte lui-même la représentation : autrement
dit, il assume la voix du scribe alors que c’est la société qui, en l’accueillant,
l’interprète comme citoyen.

Instances/Voix Scribe Museur Interprète


Communication Parent narrateur Enfant narrataire Enfant du conte

Narration Voix narrative Enfant du conte Dialogue


enfant-parent

Signification Enfant narrataire L’ensemble Trilogue : parent,


des personnages empereur et société
du conte

Les voix dans «Le costume neuf de l’empereur»

L’analyse complète des voix dans le conte d’Andersen, ainsi que les con¬
ditions de la narration et celles de la signification pourraient être résumées
dans ce tableau (étant entendu que, plus rigoureusement, ces données
devraient être présentées dans le diagramme en spirale illustré ailleurs dans
cet ouvrage).
Je citerai ici Michel Balat (1994 : 178 ; c’est l’auteur qui souligne) ; il ins¬
crit d’une façon particulièrement juste les relations logiques entre les trois
voix, lisant les relations en remontant du troisième vers le second, puis vers
le premier;
[...] ce que le scribe inscrit doit recevoir l’existence de l’interprète dont le
travail consiste à produire l’objet à partir du représentement, autrement dit
à faire exister le discours du museur dans le travail du scribe.

13. Un instrument unique, tel un orgue dans une grande fugue, peut tenir les trois voix, alors
qu'à l’inverse, dans une symphonie par exemple, les même trois voix peuvent être réalisée
par une grande diversité d’instruments.

130
Cette proposition nous permet de donner son plein sens à la proposition
de l’analyse énoncée ci-dessus : la société, en tant qu’interprète, fait exister —
j’ajoute sémiotiquement— cette histoire d’une confrontation entre un empe¬
reur nu et un enfant, dans l’imaginaire de l’enfant narrataire ; en dehors de la
force agissante de la société, la troisième scène ou le troisième signe, celui
de la lecture, ne se constituerait pas. Ce qui démontre bien que la lecture
pleinement signifiante du conte est un processus qui trouve son inscription
dans un lieu-temps ultérieur (d’où les nombreuses lectures et relectures aux¬
quelles je me suis référé plus haut et qui inscrivent l’apprentissage chez
l’enfant, ce que Peirce nomme un changement d’habitudes); en ce sens,
Michel Balat avait visé tout à fait juste en suggérant que le temps du scribe
est le présent (celui de la mise en représentation et de la communication),
celui du museur est le passé (marqué, il va de soi, par le il était une fois.tan¬
dis que celui de Vinterprète est «au futur (ou plutôt au conditionnel, compte
tenu des changements d’habitudes possibles». (178) Suivant notre analyse,
l’enfant narra taire se situe donc, successivement, dans le passé, dans le futur
puis dans le présent.

Instances/Voix Scribe Museur Interprète


Évocation Voix de Locomotive, Nil
l’inconscient bête monstrueuse

Communication Locomotive, Analysant Dialogue


bête monstrueuse et analysé analysant / analyste

Signification L’analysant Le jeune homme Trilogue : analysant,


achevant le dans sa triple relation Jung et les analystes
processus, puis à lui-même, à ses en formation
Jung théoricien rêves et à son analyse

Les voix dans « Le rêve à l’écrevisse » et son analyse

Dans le rêve et l’analyse qui en est faite, on peut aisément reconnaître


de telles instances ou scènes : l’évocation ou le rêve à l’état brut tel qu’il sur¬
git durant la nuit, la communication ou l’échange soit l’analyse proprement
dite, puis la signification qui s’inscrit doublement dans l’intégration que fait
le jeune homme de l’analyse, puis dans le discours de savoir que tient Jung
sur ce cas. Ainsi, la voix du scribe sera successivement occupée sur la scène
de révocation, par les pulsions de l’inconscient ; sur la scène de l’analyse, par
les personnages du rêve que sont la locomotive et la bête monstrueuse ; et,
finalement, sur les deux scènes entrevues de la signification, par la voix du
jeune homme suisse se prenant lui-même en charge, et par celle de Jung
théoricien s’adressant à des analystes en formation.
Les trois instances sont comme des scènes superposées ou, si l’on reve¬
nait à la référence musicale, comme les voix superposées d’une fugue plutôt
que de simples variations successives ; ce sont des lieux logiques de combi¬
naisons diverses qui marquent des étapes, des moments à l’intérieur de la

131
durée du signe. Les déplacements des personnages, d’une voix à une autre
selon l’instance, assurent la cohésion entre la situation préliminaire, telle que
donnée dans le représentamen de départ, la situation de communication qui
enrichit la représentation, et l’instance troisième, celle de la signification qui
médiatise les deux premières et donc les totalise.
De plus, cette cohésion est assurée par la répartition des inscriptions
temporelles : prenons, par exemple, dans l’analyse du conte, la deuxième
scène, celle de la narration : la voix du parent, celle du scribe, narre dans le
présent alors que l’enfant du conte, le museur, appartient au passé ; puis, le
dialogue parent/enfant, assumant la voix de l’interprète, s’inscrit dans le futur
ou le conditionnel et, ce faisant, prépare la troisième scène, celle de la signi¬
fication. Ce qui pourrait nous ramener à la référence musicale où, disons
dans une fugue, une voix donnée trouve son ancrage dans la voix précédente
qu’elle déborde de peu alors que, dans l’autre direction, elle offre à la voix
suivante l’occasion de sa survenue. En dehors de cet enchaînement des ins¬
tances, des scènes, des voix musicales ou des voix narratives et discursives,
les signes ne seraient que des pièces détachées, artificiellement juxtaposées.
On peut imaginer que la cohésion formelle d’une pièce, autant de musique
que de littérature tient précisément à une certaine exhaustivité dans
l’ensemble des parcours qui sont ainsi réalisés.

Avant de procéder à l’analyse d’un fragment littéraire, je voudrais souli¬


gner de façon particulière deux caractères de cette partition des trois voix.

D’abord, cette problématique des voix nous retourne à la définition for¬


melle du signe :
[...] par « semiosis », j’entends une action ou influence qui est (ou implique)
la coopération de trois sujets tels qu’un signe, son objet et son interprétant,
cette influence tri-relative n’étant en aucune façon réductible à des actions
entre paires. [...] ma définition confère à tout ce qui agit de cette manière
le titre de signe. (C.P. 5.484; É.S. 133)

Les voix auxquelles je me réfère ici répondent aux trois constituants, le


signe (ou «fondement»), l’objet et l’interprétant; la mobilité des personna¬
ges ou des sujets (ou instruments de musique) assumant ces voix est néces¬
saire pour éviter que le signe ou le mouvement de sémiose ne se ramène à
des actions entre paires. Et effectivement, si les mêmes personnages ou inter¬
venants assumaient les mêmes voix dans chacune des instances, il n’y aurait,
en fait que trois paires, trois scènes qui se reproduiraient, identiques à elles-
mêmes, sans progression, sans gain; les relations seraient inévitablement
simplifiées, ramenées, comme dans une mauvaise pièce de théâtre, à de
simples dialogues qui n’arrivent pas à déborder la situation schématique de
présence/absence : manquerait cette instabilité nécessaire à l’enchaînement

132
des parties ou moments du signe auxquels on vient de se référer. Mais plus
simplement, cette mobilité est, comme cela a été établi, un caractère inhérent
au processus sémiosique que nous avons analysé dans les représentamens
que sont le rêve et le conte.

Une seconde observation : la problématique de la communication, ana¬


lysée sous la forme du schéma « (Je-Tu)-ll » aboutissait, au niveau du troi¬
sième constituant du signe, à la formule de V absence/présence] il s’agit là
d’une relation dyadique qui, en raison de son appartenance — sur le strict
plan de la logique — à la secondéité, reste irrésolue. Je formulerai cela autre¬
ment : comment une absence pourrait-elle être rendue présente ou présenti-
fiéel II y a là une contradiction dans les termes qui montre bien la difficulté.
(Et ce serait un simple faux-fuyant que de reporter ces deux termes sur un
schéma langage / métalangage.)

On a suggéré plus haut que l’enfant du conte, par sa parole de dénoncia¬


tion, rendait présente Vabsence de vêtement. Ou encore, que l’analyse du rêve
rendait présente sur la scène de l’échange la propension du jeune homme
suisse à nier la double appartenance de son rêve à la priméitê de ses fantas¬
mes et à la tercéité de son univers symbolique. Rendre présente une absence,
c’est nier une absence, c’est affirmer par une double négation. Alors la ques¬
tion est de savoir où et quand, c’est-à-dire dans quel lieu et à quel moment
logiques, s’inscrit cette affirmation.

Cette partition des voix, reposant sur une tercéité authentique, nous a
permis de résoudre cette contradiction. La présence de l’absence du vêtement
est résolue non pas dans le conte, qui reste un lieu de contradiction, mais sur
la troisième scène, par l’enfant narrataire qui accède à la socialité ; autrement
dit, c’est dans un ailleurs — qui est aussi notre propre discours d’analyse —
que la simple alternative peut être dépassée ; et de la même façon, la présence
de l’absence du caractère sémiotique du rêve se résout autant dans l’achève¬
ment et le dépassement du processus d’analyse chez le jeune homme que
dans le discours de savoir tenu par Jung et les analystes en formation sur la
psychanalyse.

Dans les deux cas, la solution est trouvée sur une scène troisième, celle
de la lecture en somme, qui est un signe ultérieur où se réalise effectivement
le serait du signe. Ce passage à une troisième scène ou instance pourrait être
compris, si l’on se reportait au tableau des signes, au passage de l’interpré¬
tant second (dynamique) à l’interprétant troisième dit final (ou argument
dans le premier tableau) ; un fragment du texte de Peirce est très clair à ce
sujet :

L’argument est un représentamen qui ne soumet pas l’interprétation à la


personne à laquelle s’adresse le symbole ; mais il représente séparément la
représentation interprétée de ce qu’il cherche à préciser. Cette représenta¬
tion interprétée constitue, de fait, la conclusion. (C.P. 5.76. 1903. Je souli¬
gne. Une traduction de ce fragment figure en annexe)

133
C’est exactement là ce que nous avons lu : la personne concernée,
l’enfant narrataire et le jeune homme en analyse, passe à la voix du scribe,
et, simultanément la voix de l’interprète, qui avait été préalablement assu¬
mée par le parent narrateur puis l’analyste, perd son caractère d’individuali¬
sation ; le signe, ici le conte et l’analyse, devenu argument, signifie par lui-
même, non pas magiquement, mais en vertu de son intégration dans le tout
sémiosique que constitue la société
On pourrait rattacher une autre considération à cette brève réflexion :
une habitude a été prise depuis longtemps de distinguer une sémiotique de
la communication d’une sémiotique de la signification. Si la relation de com¬
munication se définissait strictement sur la base d’un simple échange de
tours de parole suivant les pôles que représentent le « Je » et le « Tu » aux¬
quels on s’est précédemment référé, alors il faudrait reconnaître tout l’arbi¬
traire de cette distinction. Il serait certainement plus créateur et plus produc¬
tif d’imaginer que communication et signification sont deux lieux logiques ou
deux modalités d’un même processus, deux façons différentes de suivre un
même parcours. Les dissocier, isoler l’échange, ce serait, pour reprendre les
termes de Dany-Robert Dufour, supposer que l’on puisse être deux sans être
trois, ce serait reproduire la vieille dichotomie entre un contenu et sa forme
(ici un contenu de représentation et son existence formelle sous la gouverne
des procédures de transmission), ce serait nier la triadicité alors qu’il
s’impose à l’évidence que la communication est un partage, entre une plura¬
lité d’intervenants, du mouvement sémiosique qui conduit le message à la
signification.

L’objet littéraire ou lorsque la sémiose commence avec


les symboles

Le troisième corpus auquel je me réfère appartient à la littérature classi¬


que. Et dans cette situation, le point de départ du mouvement de développe¬
ment du signe ne nous est donné ni comme l’ébauche ou la promesse d’une
représentation, ni comme l’ébauche ou la promesse d’une situation de com¬
munication, mais bien comme un signe complexe déjà constitué. Le mouve¬
ment de sémiose commence donc avec des signes appartenant à l’ordre du
symbolique (classes VIII et IX) ou, pour nous situer dans l’autre modèle de
référence, dans une situation de tercéité atteinte et virtuellement réalisée.

14. Ce qui nous conduit à une position qui est exactement l’inverse de celle que défendait Ben-
veniste (1969:62): « [...] la langue fonctionne à l’intérieur de la société qui l’englobe. [...]
Mais la considération sémiologique inverse ce rapport... On pourra dire que c’est la
langue qui contient la société. Ainsi la relation d’interprétance, qui est sémiotique, va à
l’inverse de la relation d’emboîtement qui est sociologique. » Cette position prise par Ben-
veniste est tout à fait cohérente avec la définition du «sémiologique» sur laquelle il
s’appuie, à savoir une structure de signes qui, à l’image de la langue saussurienne, existe
dans quelque idéalité, indépendamment du social, et vient déterminer ce dernier. Pour une
discussion de cette question, on se reportera au chapitre 4.

134
suivant le modèle « (Je-Tu)-Il ». La question sera de trouver la direction
qu’emprunte le mouvement de sémiose.
Je me réfère donc, brièvement, à un exemple littéraire classique. Dans
Les frères Karamazov (Dostoïevski), nous trouvons au centre même du roman,
une narration de rêve; «La légende du Grand Inquisiteur». Le personnage
narrateur, Yvan, s’adressant à son jeune frère Aliocha, raconte cette histoire
que nous connaissons tous: le Christ revient sur Terre, en Espagne à
l’époque des inquisitions. Saisi par les forces de l’armée, il est placé en pri¬
son. Le Grand Inquisiteur (qui est le seul à l’avoir reconnu) vient lui rendre
visite. Au terme de la rencontre, la raison d’État prévaut sur l’Évangile, de
sorte que le Christ est libéré à la condition qu’il quitte les lieux laissant aux
hommes la gestion de la Cité. Cette longue rencontre, racontée ou donnée
comme un rêve et un projet de poème par le personnage d’Yvan a toutes les
allures d’un mythe fondateur du pouvoir.
Notons d’abord que l’on retrouve le même phénomène d’une représen¬
tation, à l’intérieur de l’évocation, des conditions pragmatiques de la com¬
munication. Les indices sont on ne peut plus clairs. Le personnage d’Aliocha,
qui prolonge la figure de l’Idiot, est donné comme une réalisation symboli¬
que de la figure du Christ, tandis que le personnage d’Yvan représente, dans
cet univers culturel fortement marqué dans son appartenance slave, la figure
honnie de l’Occidental rationaliste ; il correspond tout à fait à la figure de
l’Inquisiteur qui, précisément, invoque la raison d’État plutôt qu’une raison
d’ordre éthique pour fonder son pouvoir. Puis, au niveau des quelques évé¬
nements racontés ; le Christ ne dira aucun mot de toute la rencontre, mais, à
la toute fin, donnera un baiser d’adieu à l’Inquisiteur. De même, à la fin de
leur rencontre, Aliocha donnera un baiser d’adieu à son frère Yvan. Cette
conversation reproduit et, ce faisant, confère une nouvelle signification à la
relation entre les deux frères. D’une certaine façon, le Christ et l’Inquisiteur
sont des figurations, d’Yvan et d’Aliocha, cette représentation étant com¬
prise suivant le postulat, évoqué plus haut, d’une similarité assignée.
On pourrait en effet suggérer que de la même façon que l’enfant narra-
taire du conte analysé plus haut avait besoin de l’enfant du conte pour exis¬
ter socialement, et que, de la même façon, le jeune homme suisse avait besoin
de la locomotive et de la bête monstrueuse pour reconstruire sa personnalité
de façon plus harmonieuse, Yvan et Aliocha pour exister doivent, d’une cer¬
taine façon, correspondre aux figures de l’Inquisiteur et du Christ. Si ce n’est
que, dans ce cas-ci, Yvan et Aliocha ne sont pas des personnes, mais des per¬
sonnages de roman. Les quelques éléments que l’on peut emprunter à la
pragmatique de la communication appartiennent dans ce cas à l’ordre de la
représentation. C’est donc dire que cette brève analyse n’a fait rien d’autre
que de suivre quelque cheminement de sémiose à l’intérieur du roman. Com¬
ment alors saisir le mouvement de semiosis qui constitue ce texte littéraire ?
La légende, rêve, projet de poème ou mythe, pourrait agir comme un
«II», comme le troisième présent/absent, venant médiatiser l’échange entre

135
les deux frères, mais c’est insuffisant pour cette raison très simple que cette
scène qui a lieu à Séville appartient au même ordre de la représentation lit¬
téraire que celle qui a lieu à Saint-Pétersbourg entre Yvan et Aliocha. En fait,
cette scène, n’est qu’un double de la première, d’ailleurs aussi dyadique.
Ainsi, si l’on se référait aux voix, telles qu’analysées plus haut, on se
retrouverait précisément dans la situation d’une correspondance entre deux
scènes soit, pour reprendre le tableau auquel on s’est déjà référé :

Instances/Voix Scribe Museur Interprète

Narration Voix narrative Yvan et Aliocha Échange entre


l’Inquisiteur
et le Christ

Légende Yvan Inquisiteur Dialogue entre


et Christ Yvan et Aliocha

Autrement dit, la légende du Grand Inquisiteur ne serait rien d’autre que


la mise en abyme ou une représentation comme sur un miroir — impliquant
donc une inversion, qui est particulièrement évidente ici — d’une scène du
roman. D’une certaine façon, ces deux scènes, dans leur renvoi mutuel, res¬
sembleraient à l’échange entre un «Je» et un «Tu» qui se contenteraient
d’une simple alternance dans les tours de parole, sans accéder à un troi¬
sième. Voire plus : le passage du roman à la légende marquerait, plutôt qu’un
enrichissement, une déperdition, dans les acquis de signification, plutôt que
l’avancée dans un ultérieur du roman, une remontée dans un ailleurs qui
serait un antérieur logique. Comme si le mouvement de la sémiose plutôt
que progressif était régressif
Et de fait, si l’on se reportait brièvement aux classes de signes, il faudrait
reconnaître que dans la légende, à la différence de la scène du roman propre¬
ment dit, les signes sont plus primaires : le Christ et le Grand Inquisiteur sont
de simples noms de personnes ou de figures, correspondant effectivement à
des signes de classe VII, des désignations d’existant sans aucune interpréta¬
tion, alors qu’Yvan et Aliocha, placés à l’intérieur du roman, possèdent déjà une
somme considérable d’attributs et ont à leur crédit des actions : ils sont dotés
d’une certaine épaisseur sémiosique. Finalement, les signes s’amenuisent : à la
fin de la rencontre, le Christ, qui n’est pas sorti de son mutisme, n’ayant donc
pas accédé au symbolique, quitte la scène, c’est-à-dire qu’il s’en retourne dans
sa priméité (qui correspond certainement à la pureté que Dostoïevski voulait
lui attribuer), alors qu’à l’inverse le Grand Inquisiteur s’en retourne dans son
pouvoir de palais, dans une symbolique éthérée ayant, à la façon de l’empereur
du conte, perdu contact avec la réalité (seconde) et avec la priméité sociale,
celle de son peuple, et, à la façon d’un jeune homme qui rêve de locomotives
et d’écrevisses, ayant perdu le contact avec sa propre priméité, ce qui définit
bien un tyran (qui est aussi, bien sur, une «bête monstrueuse»).

136
On énoncera donc ici une proposition générale : le texte littéraire, plutôt
que de participer positivement à construire le symbolique qui fonde le social,
suivrait un chemin inverse : partant d’une représentation déjà constituée du
social et des valeurs établies, il poursuit un cheminement de sémiose qui
déstabilise cette représentation posée au départ et ce, jusqu’à atteindre un
point ultime où les valeurs symboliques constituées, ayant été désagrégées,
sont reconnues dans leur crudité : au terme de ce que l’on pourrait appeler
la visée du mouvement sémiosique interne au texte littéraire, les valeurs
symboliques ont été ramenées à la priméité, à la virtualité, à de simples icô¬
nes. Et effectivement, le destin de tout signe représenté, c’est de conduire à
des éléments minimaux, virtuels, profondément incarnés dans le sensible, en
somme des icônes, qui prépareront le surgissement de nouveaux signes.
On s’est référé, plus haut, à cette idée que le représentamen devait trou¬
ver une façon quelconque d’afficher, pour la susciter, la relation pragmatique
de la communication qui sous-tend la lecture. Dans les cas du conte, la
réponse à cette question était particulièrement évidente. On avait aussi sug¬
géré que, dans le cas du texte littéraire proprement dit, cette relation de
communication n’est peut-être pas un facteur significatif parce que le mou¬
vement de sémiose est déjà lancé. À la suite de cette brève analyse de la
fonction de la « Légende du Grand Inquisiteur » dans Les frères Karamazov, on
pourrait introduire l’hypothèse suivante ; l’effet pragmatique de la représen¬
tation sur le lecteur résiderait dans cette mise en scène de la déstabilisation
des signes, soit, ici, le passage de l’échange Yvan/Aliocha à la rencontre du
Grand Inquisiteur avec la figure du Christ.
En somme, la position pragmatique tient au fait qu’un signe, en repré¬
sentant une relation, la suscite. On pourrait, pour prendre un autre exemple,
se référer à la tragédie dont l’aboutissement ponctuel est la mort des person¬
nages alors que la visée du texte est précisément l’inverse, leur reconstruc¬
tion dans le lieu-temps de la signification. S’il y a une similarité assignée, elle
est là, au niveau du processus de lecture qui, en somme, n’est rien d’autre
que la construction d’un signe ultérieur.
En ce sens, le roman de Dostoïevski est extrêmement cohérent : comme
on le sait, c’est le grand roman du meurtre symbolique du père. L’assassinat
du père Karamazov — dont les trois fils légitimes se reconnaissent une
potentielle responsabilité — ne représente en fait rien d’autre que cette désa¬
grégation des signes qui est l’aboutissement du maintien au pouvoir du
Grand Inquisiteur et de l’abandon de la figure de pureté et d’humilité du
Christ. C’est en ce sens, et Freud l’avait bien vu, que le meurtre symbolique
du père, c’est-à-dire la remise en cause du support des valeurs établies,
représente une condition préalable à l’accès au symbolique

15. Notons au passage, la chose ne pouvant être passée sous silence, qu’à l’époque de la
rédaction de Totem et tabou, l’essai dans lequel on trouve cette allégorie de la horde primi
tive où les fils mettent à mort le père pour occuper sa place, Freud lisait précisément Les
frères Karamazov.

137
On peut maintenant commencer à saisir l’orientation du mouvement de
sémiose que constitue la lecture d’un texte littéraire. D’une certaine façon, le
lecteur, face au roman, est placé dans une position semblable à celles de
l’enfant narrataire du conte et du jeune homme suisse : il doit arriver à se
constituer comme le porteur ou le scribe d’une représentation ou d’une scène
autre, d’une nouvelle instance dont les voix exploratrices du monde, celles
du museur, seront assumées par les personnages du roman et dont la voix
d’interprète sera celle de sa participation à la vie sociale. Et pour arriver à se
constituer comme scribe, il doit, pour les remplacer, déloger les scribes anté¬
rieurs — le père symbolique — qui occupent trop de place, en fait tout
l’espace symbolique.

Nous avons suggéré plus haut que l’enfant narrataire du conte, en faisant
l’apprentissage des signes, faisait l’apprentissage de la socialité, et que le
jeune homme suisse, en intégrant les signes étranges que lui fournissaient
ses rêves, apprenait à mieux harmoniser sa personnalité ; dans chacun de ces
cas, la personne y arrivait en se faisant scribe, en assumant et en portant la
représentation, puis en la partageant avec les museurs qui lui sont donnés de
l’extérieur (du passé) et enfin en la soumettant aux voix des interprètes qui en
somme est celle de l’autre, de l’altérité. Le lecteur du roman se retrouve
devant un tableau complexe, déjà constitué ; alors il doit faire un apprentis¬
sage qui, dans une étape préliminaire, est l’inverse de celui de l’enfant narra¬
taire du conte : déconstruire les valeurs reçues du passé, les signes, prendre
conscience de leur nature d’artefact tout autant que de leur nécessité comme
support de la pensée et ce, jusqu’à les conduire à un niveau de déstabilisa¬
tion où il pourra les assimiler, leur faire une place dans son propre imagi¬
naire ; puis les reconstruire : cette reconstruction, c’est sa participation
active au Mind collectif La lecture qui est, par excellence, une action de la
solitude, de la rencontre avec soi-même ne peut que conduire à la pleine
intégration à la socialité ; car signification et socialité sont des mots synony¬
mes ou, plus précisément, la signification est l’origine de la solidarité.

On pourrait reprendre cette proposition suivant une formule plus syn¬


thétique : les mouvements de sémiose assumés par l’enfant narrataire du
conte et par le jeune homme suisse en analyse représentent la seconde
démarche du lecteur; ce dernier doit, au préalable se créer son propre maté¬
riau sémiotique qui sera très diversifié, ressemblant, tantôt au matériau oni¬
rique déjà évoqué, tantôt à une scène historique imaginaire — une lé¬
gende —, tantôt à un simple conte, ou encore, suivant l’expression suggérée
par Umberto Eco, à l’encyclopédie des représentations. C’est d’ailleurs là le
sens étymologique de lire qui, en latin {legere), signifie cueillir: cueillir des
valeurs constituées, des représentations d’objet, les désagréger, en faire des
signes virtuels pour reconstituer de nouvelles représentations. De par sa par¬
ticipation au Mind collectif, le lecteur fait appel à l’étrangeté, à l’altérité les
convoquant au titre d’interprète et, à ce titre, il fiait exister le discours du museur
(en somme les histoires que lui racontent ces romans) dans son propre travail

138
de scribe. La grande exigence de la lecture, qui est aussi sa puissance, force
le lecteur à habiter le passé de l’histoire racontée, le présent de son travail de
déstabilisation des signes et l’avenir de son intégration dans l’ordre de la
signification qui, éventuellement, conduira à un renouvellement et de l’ima¬
ginaire et des valeurs symboliques.

Lire c’est cueillir, c’est semer de nouveaux signes, c’est aussi créer des
icônes...

L’iconisation ad infinitum
[...] cette mythologie de l’inconscient collectif
est caractérisée par une sorte d’écoulement,
qui fait naturellement jaillir un thème nouveau
d’un motif finissant. Nulle part nous n’y ren¬
controns de stagnation effective; toutes les
situations difficiles y parviennent à leur culmi¬
nation, se dénouent et engendrent des situa¬
tions nouvelles. Ainsi s’y déroule la mélodie
infinie de la vie, telle une onde salvatrice dans
laquelle on se voit immédiatement plongé.
Qu’on s’abandonne un temps à ce flot souve¬
rain et l’on ne manquera pas d’en sortir avec
une attitude rectifiée, ce qui aide à guérir le mal
moral dont on souffre. (Jung 1934: 285)
[...] La pensée est comme le fil d’une mélodie
qui parcourt la suite de nos sensations. (C.P.
5.395. R.M. 160)

Si, comme le suggère la sémiotique phanéroscopique, la signification


réside non pas dans le fait de la représentation mais plutôt dans le processus
d’avancée de la semiosis et ce, ad infinitum, alors il faudra reconnaître que le
destin obligé de tout signe, pour demeurer vivant, est de produire de nou¬
veaux représentamens. On peut saisir là le mode d’enchaînement de diffé¬
rents signes, l’interprétance d’un premier conduisant à la production d’une
simple icône, une amorce de signe qui, à son tour connaîtra un développe¬
ment sémiosique, et ce, à l’infini. Et, conformément à la définition du prag¬
matisme, ce nouveau signe trouvera à naître sur un terrain qui est partagé
par la collectivité ou, pour reprendre le terme de Peirce, par la « commu¬
nauté». De fait, si le surgissement de ce nouveau signe demeurait stricte¬
ment une pensée individuelle, sans réalisation dans un signe extérieur, il
n’aurait pas d’existence sociale, il n’aurait donc pas de signification — ou de
prolongement sémiosique — et il risquerait de rester une entité purement
abstraite, partie d’un simple métalangage descriptif^®.

16. «Si, une idée interprétante ayant été déterminée dans une conscience individuelle, cette
idée ne détermine pas de signe extérieur, mais que la conscience soit anéantie ou bien perde
toute mémoire ou tout autre effet significatif du signe, il devient absolument impossible de

139
Dans l’analyse du rêve cité ici comme exemple, Jung pousse très loin
Ticonisation. Ainsi l’interprétation qu’il fait du rêve à l’écrevisse atteint des
lieux tout à fait imprévus tels ceux-ci qu’il suggère aux analystes en forma¬
tion : le monstre mi-écrevisse, mi-lézard, c’est ce qui subsiste en nous — et
dans toute l’humanité — comme trace et souvenir de la préhistoire où la
Terre était peuplée de sauriens; tuant le dragon, nous tuons en nous les
entrailles, ce qu’il y a de plus archaïque, de plus bassement corporel ; le jeune
homme prétendait ressembler à ces images d’angelots sans corps et munis
d’immenses ailes. La baguette magique par laquelle il tuait le monstre et niait
son corps, c’est, par excellence, la convention d’insignifiance:
Il nous faut tenir compte du gros de notre armée, du saurien qui est en nous,
et dont notre rêveur avait fait totalement abstraction ; c’est d’ailleurs pour¬
quoi, maintenant qu’il \aent de l’immoler, il lui faut réfléchir à la portée de son
acte. On a une névrose pour avoir méconnu les lois fondamentales du corps vivant
et pour s’en être éloigné: le corps alors se révolte et apparaît sous une forme
monstrueuse; celle-ci est destinée à impressionner profondément le sujet;
celui-ci ne paraît guère se soucier de ce facteur éminemment dangereux et il
le neutralise grâce à sa baguette magique. Qu’est cette dernière? En quoi
peut consister la magie de la conscience, comment celle-ci peut-elle ensorce¬
ler? La conscience peut imaginer! Nous pouvons nier une chose en pensée,
nous refuser à la considérer, convenir et décréter qu’elle est insignifiante, ins¬
tituer autour d’elle la conspiration du silence. Nous pouvons ainsi, à l’occa¬
sion, nous fermer à une réalité que nous prétendons reléguer au rang d’affaire
classée. Je pourrais vous en citer une foule d’exemples, grands et petits. La
convention d’insignifiance, voilà la baguette magique, la propriété dangereuse et
divine de la conscience, propriété créatrice qui peut à volonté abstraire un monde et
en postuler un autre. Pour la vie, le danger manifeste qui émane de la cons¬
cience, c’est que celle-ci peut instituer, supprimer ou déplacer, selon son bon
plaisir, telle ou telle chose à laquelle on est livré. C’est ainsi que prennent nais¬
sance les épidémies mentales et autres phénomènes de cette sorte. Il est bon
que nous ayons en nous un appareil régulateur, notre « psychisme spinal » et
notre «psychisme sympathique», susceptibles, à l’occasion, d’élever des pro¬
testations. (Jung 1934: 299. C’est l’auteur qui souligne.)
Ce qui est dit ici pourrait être repris dans une perspective proprement
sémiotique : ce qui est pointé, c’est la tentation d’arrêter le mouvement de
sémiose, de se réfugier, à la façon du Grand Inquisiteur, dans les pures
abstractions, dans le pur métalangage, dans la tercéité, soit nier le pulsion¬
nel, l’obscur, la priméité; dans tous les cas, le sujet occupe un pouvoir illu¬
soire. Or, on le sait, le processus de la sémiose suppose une circulation dans
les trois univers. Un représentamen donné n’a d’existence sémiotique qu’en

découvrir qu’il y eut jamais cette idée dans cette conscience ; et dans ce cas, il est difficile
de voir comment cela pourrait avoir une signification de dire que cette conscience eut
jamais cette idée, puisque le dire serait un interprétant de cette idée [j’ajoute : et non de ce
signe].» (C.P. 2.303; É.k 126. 1902. Je souligne.) Ce fragment inscrit une problématique
fondamentale qui a trait à la différence entre le simple report d’un signe dans un métalan¬
gage où il devient simplement une idée, et un signe ultérieur interprétant dont le surgisse¬
ment est saisi, dans ce contexte, sous la notion d’iconisation.

140
fournissant l’occasion à un nouveau signe de surgir; et cette occasion, c’est
l’icône; «[...] le but de toute action est d’amener au résultat sensible'>) (C.P,
5.401 ; Deledalle 87 :42. 1878. Je souligne.) Ce que Denis Diderot autant que
Bakhtine et Volochinov, cherchant à se démarquer des positions philosophi¬
ques idéalistes, avaient déjà clairement établi

Les trois problématiques théoriques sur lesquelles nous avons fondé ces
analyses, dans leur complexité croissante, nous conduisent à une même con¬
sidération : le représentamen, devenu signe, ne fera sens qu’à la condition que
le parcours de la sémiose, plutôt que de suivre une droite ligne vers les niveaux
plus abstraits, repasse constamment dans les mêmes lieux. Et ce, même au ris¬
que de s’égarer — ce sont là les conditions de l’inférence abductive —, ce qui
représente un danger moins grand, je crois, que celui d’une fixation dans de
pures abstractions, suivant la convention d’insignifiance dont parle Jung.

Si un représentamen donné comme le rêve, le conte et le fragment de


roman auxquels nous nous sommes référés ici n’ont d’existence sémiotique,
c’est-à-dire de signification (ou d’accès à la tercéité) qu’en raison de leur état
ultérieur, d’un serait, cette existence ne nous est accessible que par le biais
du mode virtuel de leur nouvelle existence, c’est-à-dire que comme une
icône. C’est ainsi que l’objet textuel, évoqué au début de cette réflexion, qui
nous arrive comme un tout compact, devra être conduit au même type
d’existence que le rêve narré par le personnage d’Yvan et que le rêve à
l’écrevisse tel que donné dans l’élaboration secondaire : ces différents repré-
sentamens possèdent tous, en eux-mêmes, une forme de similarité virtuelle
qui ne demande qu’à être actualisée ou ré-assignée : dans le texte littéraire —
qui est une représentation plus sémiotisée — cette virtualité est, pourrait-on
dire, pré-formalisée tandis que, dans le rêve, elle existe, suivant l’analyse
qu’en fait Jung, sous la forme d’avertissements ou d’augures Dans tous
ces cas, la saisie de la représentation est essentiellement pragmatique, d’où

17. «11 [Locke] renouvela l’ancien axiome : il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été aupa¬
ravant dans la sensation* *, et il en conclut qu’il n’y avait aucun principe de spéculation,
aucune idée de morale innée.
D’où il aurait pu tirer une autre conséquence très utile : c’est que toute idée doit se résou¬
dre en dernière décomposition en une représentation sensible, et que puisque tout ce qui
est dans notre entendement est venu par la voie de la sensation, tout ce qui sort de notre
entendement est chimérique, ou doit en retournant par le même chemin trouver hors de
nous un objet sensible pour s’y attacher.
De là une grande règle en philosophie, c’est que toute expression qui ne trouve pas hors
de notre esprit un objet sensible auquel elle puisse se rattacher est vide de sens.
* Aristote, Métaphysique, A, 1 (qui rapporte l’axiome des matérialistes plus connue sous sa
forme latine : Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu, sans le prendre à son
compte)». (Diderot 1766:472)

»En dehors de son objectivation, de sa réalisation dans un matériau déterminé (le geste, la
parole, le cri), la conscience est une fiction. Ce n’est qu’une construction idéologique incor¬
recte, créée sans tenir compte des données concrètes de l’expression sociale. » (Bakhtine
et Volochinov 1929:129. Ce sont les auteurs qui soulignent.)

141
la perspective dans laquelle nous situons cette analyse, soit celle d une prag¬
matique de la signification.
Notre intelligence, notre compréhension d’un représentamen donné est
précisément un mouvement de sémiose in actu : aussitôt que le texte est saisi
dans le processus de la semiosis, il devient, à l’image du rêve, évanescent, ins¬
table, il n’est plus qu’une icône en développement, un nouveau signe en voie
de surgissement. C’est précisément là le seul mode suivant lequel Jung peut
parler du rêve et de l’analysant; en construisant un nouveau signe; et je ne
puis parler des textes de Jung, d’Andersen et de Dostoïevski qu’en les pro¬
longeant à mon tour dans un mouvement d’interprétance.
Nous avions commencé ce chapitre en interrogeant le mode d’existence
d’un texte littéraire ; c’était poser la question centrale : qu’est-ce que la signi¬
fication ? Je crois que nous avons apporté quelques réponses en donnant le
lieu de la signification dans un ultérieur que nous avons aussi appelé la lec¬
ture : construction d’un ailleurs qui est à la fois, très proche de mon imagi¬
naire de lecteur, nécessairement partagé collectivement et ouvert sur des
possibles qui dépassent ce que l’on peut entrevoir au moment de l’acte ponc¬
tuel de la lecture. C’est certainement la raison pour laquelle des lectures, des
auditions de pièces musicales, des visionnements de pièces de théâtre, de
films, de tableaux, etc. continuent de nous hanter longtemps après le contact
initial. L’ambiguïté de la relation présence/absence proposée par Dufour
trouve sa solution dans ces lieux ultérieurs.
Si Peirce a raison en proposant que la pensée est comme lefiil d’une mélo¬
die qui parcourt la suite de nos sensations, alors le lecteur doit, à la façon des
trois instruments de musique auxquels on s’est référé plus haut, arriver à
regarder à l’arrière, à se projeter dans l’avenir et à assumer son présent,
c’est-à-dire à s’alimenter au musement que lui suggèrent les personnages du
roman, à se faire interprétant en participant à l’esprit de la collectivité, puis à
porter sa propre représentation, c’est-à-dire à se faire scribe. Le texte litté¬
raire comme le rêve et comme le conte commandent, à des niveaux diffé¬
rents d’exigence et de complexité, ce mouvement giratoire entre les trois
univers. Car, comme le suggèrent Peirce et Jung, « la conscience, loin d’être
un angelot ailé sans corps », a nécessairement partie liée avec « la catégorie
de la qualité de la sensation» (C.R 5.113).

Le texte littéraire, comme l’ensemble des œuvres d’art, fournit l’occasion


de cette expérience de la conscience et de l’intelligence immergées dans le
sensible. En ce sens, la lecture, créatrice de significations, est abduction, cor¬
respondant à ce que Peirce appelait le fonctionnement sensuel de la pensée.

18. «[,..] tous les rêves ont en commun de précéder, en quelque sorte, la conscience de celui
qui les rêve. Je ne comprends pas au premier abord mes propres rêves mieux que
n’importe qui les siens, car ils sont toujours un peu au delà de mon attente et de ma por¬
tée, et j’éprouve avec eux les mêmes difficultés que quiconque.» (Jung 1934 : 305. Je sou¬
ligne.)

142
TROISIÈME PARTIE

L’icône et la métaphore,
et leur prolongement dans
quelques textes littéraires
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7. Représentation, iconicité
et pragmatisme
Le pragmatisme comme cadre épistémologique,
l’icône comme fondement de la représentation et
riconisation comme condition de sa réalisation

Quelques postulats fondateurs du projet sémiotique en regard de


la position pragmatiste
Le projet sémiotique repose sur des postulats fondant une théorie de la
connaissance, soit une logique, ce terme étant synonyme de semeiotic pour
Peirce ; ou bien, comme l’affirmait David Savan (1976 : 129), le projet sémio¬
tique est une théorie cognitiviste — ce terme revient fréquemment chez
Peirce — de la connaissance.
Un postulat, à la différence d’une hypothèse, est une affirmation que l’on
ne saurait soumettre à une épreuve de vérification ; le postulat est une affir¬
mation que l’on pose, comme une marche sur laquelle on doit poser le pied,
parce qu’elle est nécessaire pour permettre une démarche subséquente. Ce
sont les résultats auxquels aura conduit cette démarche qui agiront comme
une épreuve de validation, qui se fera donc rétrospectivement.
Le postulat central fondant le projet sémiotique pourrait se ramener à
l’affirmation suivante ; le monde (au sens de cosmos) ne nous est accessible
que comme représentation, sous la forme d’artefacts que nous nommons
signes. Ces artefacts ou signes sont des construits. Le monde réel, référentiel
n’est pas directement accessible par l’intelligence. Et la connaissance, la
compréhension, l’intelligibilité des signes sous lesquels le monde se présente
à nous — et nous est accessible — se fait par un traitement ou une manipu¬
lation des signes à l’aide d’autres signes. Ce nécessaire enchaînement des
signes, Peirce l’appelle la semiosis. C’est en ce sens qu’une théorie des signes
(une sémiotique) est une théorie cognitiviste.
Le choix, fait par Peirce, du terme « phanéroscopie » est significatif et on
ne doit pas le minimiser. Le terme grec (|)aivôpevov ^ (fainomenon)
désigne le phénomène tel qu’il est perçu, c’est-à-dire tel qu’il apparaît à la cons¬
cience. On comprend que la perspective phénoménologique soit principale¬
ment rattachée à la psychologie puisque la conscience représente le lieu de

1. En grec ancien, (fa i v q (faino) signifie montrer, dévoiler, faire en sorte que quelque chose soit
visible-, cfaivôiaevov (fainomenon) est une forme passive du participe, signifiant ce qui est
en train d'être manifesté, alors que (faivepov (faineron) est formé à partir de l’adjectif
(favepôç signifiant simplement visible, clair, manifeste.

145
retombée sinon de réalisation — en termes de signification — des phénomè¬
nes, D’autre part, le terme grec {jtaivepov (faineron) désigne ce qui apparaît
indépendamment du fait qu’on le perçoive', les apparences, saisies sous la
coupe de la notion de phaneron ne sont donc limitées ni par l’esprit ou la
conscience qui les percevrait, ni donc par un temps ou un lieu qui leur
seraient spécifiques ; c’est pourquoi la notion de phaneron désigne la totalité
collective^ de tout ce qui est susceptible d’être présent à l’esprit ; la phanéros-
copie s’intéressant donc à des manifestations ou à des apparences prises
pour elles-mêmes, appartient purement à la logique (voir Deledalle: 1994).
La sémiotique se définit comme l’étude des apparences (des phanerons) sai¬
sies comme signes. Dans un souci de saisie simple et rapide de la différence
entre ces deux concepts, on pourrait suggérer que tous deux sont relatifs,
que le phénomène trouve sa résolution dans la conscience alors que le pha¬
neron trouve sa résolution dans d’autres phanerons qui lui sont nécessaire¬
ment rattachés et qui, dans la perspective de la sémiose, lui succéderont.
Le travail de traitement des signes, par d’autres signes, est un processus,
un mouvement d’avancée des signes, du savoir. C’est ce que Peirce nomme
un mouvement de sémiose.
D’une certaine façon, on n’échappe pas à la semiosis (du grec
or| peiwoiç, soit; action de signifier). Elle est fondamentale, première, abso¬
lue. Notre esprit en somme est le produit des sémioses qui nous ont précé¬
dés ; l’origine première de la sémiose est irrepérable. La sémiose est aussi infi¬
nie dans son mouvement à venir. Le savoir, comme la connaissance, comme
la signification, est constamment reporté dans un virtuel (un serait) que l’on
peut mieux saisir comme un futur sur lequel nous pouvons agir dans une por¬
tée immédiate mais qui, à plus long terme, nous échappe nécessairement.
Si le monde ne nous est accessible qu’en tant qu’un immense ensemble
de signes, nous sommes nécessairement à l’intérieur de ces signes. Les
signes ne sont pas des objets extérieurs à nous que nous traiterions à la
façon de choses ou que nous tenterions tout simplement de décoder ou
d’interpréter. Dans un tel cas, on parlerait de signaux. Le travail réel effectif
qui est le nôtre, lorsque nous interprétons des signes et que nous réfléchis
sons sur leur fonctionnement, ne saurait être ramené à une simple activité
métalangagière ou métalinguistique distanciée et détachée qui se construi¬
rait dans un non-lieu, un non-temps, un hors-contexte stérilisé (car c’est ainsi
que se présente le projet d’une science détachée). Non, le travail de déco-

2. «La phanéroscopie est la description du phaneron', par phaneron, j’entends la totalité col¬
lective de tout ce qui, de quelque manière et en quelque sens que ce soit, est présent à
l’esprit, sans considérer aucunement si cela correspond à quelque chose de réel ou non. Si
vous me demandez: présent quand et à l’esprit de qui, je réponds que je laisse ces ques¬
tions sans réponse, n’ayant jamais eu le moindre doute que ces traits du phanéron que j’ai
trouvé dans mon esprit soient présents de tout temps et dans tous les esprits. La science
de la phanéroscopie telle que je l’ai développée jusqu’ici s’occupe des éléments formels du
phanéron.» (C.P. 1.284; É.S. 67. 1905)

146
dage, d’interprétation des signes et celui de la réflexion sur leur mode de
fonctionnement est essentiellement un mouvement de sémiose, une avancée
en nous, par nous, des signes sur lesquels nous concentrons notre attention.
Penser, c’est manipuler des signes, certes, puisque qu’ils représentent la seule
prise qui soit à la disposition de notre esprit, mais les manipuler comme de
l’intérieur, en l’absence d’une vue d’ensemble d’où nous les saisirions
exhaustivement ou bien d’où nous les dominerions.

Nous affirmons que nous parlons et que nous pensons les signes par des
signes ; il serait certainement tout aussi juste de proposer que les signes par¬
lent, s’avancent à travers et par une collectivité d’esprits dont nous faisons
partie. Nous sommes individuellement et collectivement l’occasion donnée
à des signes de poursuivre leur mouvement de sémiose : c’est en ce sens que
les signes sont pensés.

La position pragmatiste élaborée par Peirce (il a, avec son ami William
James, créé le terme) pourrait se ramener à l’idée suivante : la signification
d’un symbole réside dans la totalité des effets de sens qu’il pourrait prendre
dans l’avenir. Une première définition du pragmatisme élaborée dans les
années 1870 au sein du «Cercle métaphysique de Cambridge^» et inscrite
principalement dans Comment rendre nos idées claires (1877) — bien que le
terme pragmatisme ne figure pas dans le texte — a fini, vingt ans plus tard,
particuliérement dans les travaux de William James par être réduite au sens
d’une détermination à l’action'^; révisant ce texte en vue d’une réédition,
Peirce en a repris la définition (voir, en annexe C.P 5.402, Note 3), affirmant
que l’action provoquée par le signe est une action conçue et non un agir
d’ordre ponctuel ou second. C’est en ce sens que la position pragmatiste (au
moment de cette correction, Peirce emploie le terme pragmaticisme), définie
comme action d’un signe sur un signe subséquent correspond tout à fait à la
notion de semiosis.

De cette présentation extrêmement résumée et simplifiée des relations


entre le pragmatisme, la phanéroscopie et la sémiotique, je tire quelques
réflexions qui seront nécessaires à la poursuite de notre réflexion sur la
notion d’icône. En fait, j’applique simplement quelques caractères du phane-
ron au signe.

3. On comprendra que, dans ce contexte, le terme métaphysique était ironique.


4. Voir, à ce propos, la position de Richard Rorty, telle que présentée au chapitre 2. En
somme, cette interprétation extrêmement restrictive du pragmatisme, qui se préparait dès
les premières années du siècle — et contre laquelle Peirce a violemment réagi — a servi
de caution sinon de terrain fertile au behaviorisme qui se constituera comme théorie une
quinzaine d’années plus tard. Charles Morris lui-même, en reprenant le projet épistémolo¬
gique de Peirce, le lira à travers le filtre de ces «interprétations restrictives».

147
La signification d’un signe ne peut être saisie que comme un condition¬
nel (suivant la formule : « Si X, donc Y ») ou un serait qui, écrivait Peirce (C.P.
5.461 ; R.M. 351. 1905), est \m futur atténué. De fait, le conditionnel définit la
modalité de la tercéité, alors que l’indicatif^ définit la modalité de la secon-
déité et que le subjonctif, désignant la simple possibilité, définit la modalité
de la priméité.
Le signe est en mouvement constant. On pourrait se figurer le signe —
un élément de connaissance — sous l’image d’une fuite en avant. Car le signe
est théoriquement toujours en mouvement, en progression ou en croissance.
Je prends la précaution d’écrire théoriquement, car on trouve aussi des signes
en décroissance ou en déperdition. On trouve aussi des mouvements de
sémiose avortés. Peirce a traité de cette question, entre autres, sous la notion
de dégénérescence, c’est-à-dire de signes qui, dans leur manifestation, mar¬
quent des reculs dans l’ordre des catégories, d’où les notions de secondéité
dégénérée, de tercéité dégénérée une fois (un troisième retournée à niveau
second) et de tercéité dégénérée deux fois (un troisième retourné au niveau
premier®).
Le signe n’appartient à personne en propre. Pour fonder cette idée,
Peirce se réfère à cette situation fréquente où, à une même époque, durant
un laps de temps relativement court, plusieurs personnes font la même
découverte ou arrivent à la même idée nouvelle. C’est que l’épistémologie
ou l’état actuel du savoir et de la conscience — bref, un état de la sémiose
en cours — étaient prêts à ce pas qui est ainsi accompli. Dans une perspec¬
tive plus théorique, cette même idée pourrait se ramener à ceci : les idées, les
signes évoluent, se transforment suivant leur propre logique. Les individus
ou les personnes ne possèdent pas ces idées ni ne les contrôlent. Au con¬
traire, les esprits des personnes sont dans les idées (comme on dit qu’on est
dans le mouvement et non que le mouvement est dans nous). Les esprits des
personnes représentent donc des occasions données aux signes de se mani¬
fester et de connaître des évolutions. Ce qui conduit Peirce à affirmer que, en
regard des idées et des signes, les personnes sont des Quasi-Mind, en somme
des individus participant à un même esprit partagé appelé Mind. L’esprit
n’est pas un réceptacle qui attendrait les signes comme une inspiration
venue on ne sait d’où. L’intelligence ce serait plutôt le lien de l’esprit de la
personne (le Quasi-Mind) aux mouvements sémiosiques à l’intérieur desquels
il baigne. D’où l’importance, pour saisir la démarche de Peirce, de prendre
acte de la distinction, établie plus haut, entre le phénomène et le phaneron.
Il s’en suit qu’une nouvelle idée, une proposition ne pourront trouver de
validation, c’est-à-dire d’existence sémiosique — on comprendra que ces
deux notions se superposent — que dans un consensus, c’est-à-dire dans

5. Peirce suggère que le terme « déclaratif» serait plus juste.


6. On pourra à ce propos se reporter au fragment intitulé Les tercéités dégénérées, dont une tra¬
duction figure en annexe.

148
l’adhésion de la communauté ou collectivité des esprits, le Mind, qui, ce fai¬
sant, lui conférera une signification. La signification comme la logique, ainsi
que l’écrit Peirce à plusieurs reprises, sont enracinées dans le social. On
pourrait ajouter ici que cette position pragmatiste, définie sur une base pure¬
ment logique, ramène la signification au consensus social et correspond ainsi
à une position politique qui est fondamentalement et essentiellement démo¬
cratique répondant aux rêves des pères fondateurs de la République améri¬
caine. Gérard Deledalle (1990) a défendu cette idée que la pensée pragma¬
tiste introduisait la démocratie dans la philosophie.
Si le signe n’a de signification que dans le serait, il ne nous est accessible
que comme apparence ou phaneron, comme artefact et promesse, sous la
forme d’une représentation. De plus, et ce point est central, la saisie ne
pourra jamais être exhaustive.

Quelques aspects de la sémiotique peircéenne en regard de la


question de la représentation
Le signe, tel que construit dans la phanéroscopie, n’est pas la simple
unité d’un code. Le terme signe désigne un processus d’élaboration de signifi¬
cations. En ce sens, le mot signe est synonyme de processus de sémiose ou de
mouvement sémiosique.

Le signe ou processus sémiosique est analysé, dans la phanéroscopie,


comme une interaction dynamique entre trois constituants répondant aux
définitions des trois catégories, le fondement pour la priméité, la relation à
l’objet pour la secondéité et l’interprétant pour la tercéité. J’apporte à cette
définition quelques précisions.

Le signe ne saurait se réduire au premier constituant du signe, ici


nommé fondement, ce qui questionne — et rend problématique, sans pour¬
tant la rendre nécessairement inconséquente — la possibilité d’une analyse
immanente; nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur cette question.

La relation à l’objet, qui serait mieux saisie sous l’expression d’un effet de
détermination que l’objet exerce sur le signe, fait partie de la définition du signe ;
c’est donc dire que l’on ne saurait éliminer l’objet] et pourtant l’objet n’est pas
dans le signe (autrement, la sémiotique serait une cosmologie) : ce qui est
présent dans le signe, c’est l’effet de détermination que l’objet désigné
exerce, par un effet de retour, sur le signe. En ce sens, la relation entre le
signe et son objet n’est pas à direction unique : si cette relation était un sens
unique orienté du signe vers l’objet, ce dernier ne serait que référé par le
signe, ce serait strictement un référent. On pourrait, à propos de cet effet de

7. En ce qui concerne l’utilisation — que j’ai adoptée conformément à la leçon de David


Savan — du terme « fondement » pour désigner le premier constituant du signe, on se réfé¬
rera au chapitre 3.

149
détermination que l’objet exerce sur le signe, renvoyer à Savan (1991) qui
parle d’une causalité sémiotique. Cette notion de détermination est inscrite
clairement au paragraphe 8.177 des C.P. (donné ici en annexe): ce terme,
écrit Peirce, doit être pris dans un sens très large. On pourrait saisir d’un
autre point de vue cette double relation entre le signe et l’objet en affirmant
que le signe désigne des objets du monde et que, à l’inverse, les objets du
monde contribuent à la formation du signe: en ce sens, le signe est une
exploration du monde, et le monde une présence efficiente à l’intérieur des
mouvements sémiosiques. Ajoutons que c’est par simplification que l’on
parle de l’objet comme d’un singulier: sauf exception, l’objet désigne tou¬
jours une pluralité d’individus ; Peirce apporte la précision suivante : « ce qui
détermine le signe, c’est le complexe, la totalité des objets partiels» (C.P.
8.177. s.d.)8.
Cette définition du deuxième constituant du signe, comme relation à
double sens à l’objet — et non l’objet référentiel lui-même —, permet
d’échapper à deux difficultés : d’abord, l’exclusion totale et absolue de l’objet
conduirait à faire d’un système de signes un ensemble fermé sur lui-même,
isolé, séparé en quelque sorte du monde, voué à l’autotélisme ; ensuite, ce
qu’on a appelé l’illusion référentielle, qui, à l’inverse de la première difficulté,
n’arrive pas à séparer le signe de son référent immédiat rendrait de ce fait
impossible toute malléabilité dans le signe et dans la représentation.
Enfin l’interprétant désigne non pas une personne, qui serait mieux
nommée interprète, mais une fonction, soit le travail ultérieur du mouvement
sémiosique qui fait aussi partie intégrante du signe. 11 y a là, je crois, un coup
de force opéré par Peirce : celui d’affirmer que le devenir ultérieur du signe
fait partie intégrante du signe. C’est donc dire que le signe est défini par le
conditionnel plutôt que par le futur; et pourtant le signe est un lieu et un
temps autant réels que logiques : il y a un espace de réalisation ainsi qu’une
durée du signe. C’est en ce sens aussi que le mouvement de saisie d’un
signe — la lecture d’un texte, l’audition d’une pièce musicale, le visionne-
ment d’un tableau ou d’un film — sont des activités qui font partie intégrante
du signe et sans lesquelles, ces œuvres, à la façon de celles qui ont été
enfouies puis oubliées dans les musées et les bibliothèques, n’existeraient
que comme des objets du monde, des représentamens qui auraient perdu
leur accès au mouvement sémiosique, donc au statut de signe.
Enfin, un simple rappel. Les trois constituants du signe — le fondement,
l’objet et l’interprétant — doivent être reconnus suivant la définition des trois
catégories, c’est-à-dire que ces constituants sont de différentes natures
logiques (un artefact, une relation à un objet extérieur au signe proprement
dit et un parcours de signification) ; les règles de la hiérarchie s’appliquent
ngoureusement.

8. Je reviendrai sur cette question de la pluralité des objet partiels et de la notion d’objet
complexe au chapitre 9 en traitant du signe étendu.

150
Le fondement, qui est un artefact, peut exister seul suivant une modalité
dite monadique-, la relation à l’objet présuppose l’artefact; la relation entre
ces deux premiers constituants est dyadique ou binaire. S’il n’y avait pas
d accès au troisième, l’ensemble demeurerait ce que Peirce nomme, suivant
l’image du métier à tisser de Jacquart, un quasi-signe. Enfin, l’interprétant ou
le parcours de la signification présuppose à la fois l’artefact et la relation à
l’objet dans le cadre d’une relation authentiquement triadique, c’est-à-dire un
complexe où les relations entre les trois constituants ne sauraient être rame¬
nées à des relations binaires entre termes d’une paire (ce serait alors le pre¬
mier niveau de dégénérescence) et encore moins à de simples unités saisies
isolément (second niveau de dégénérescence). L’interprétant, le troisième
constituant du signe remplit en fait deux fonctions : d’abord, il exerce une
fonction de médiation entre les deux premiers termes saisis dans leur rela¬
tion binaire ; ensuite, il marque un acquis, un gain, un plus. L’exemple simple,
habituellement donné est celui du cadeau, disons «C» que «A» donne à
« B » ; le cadeau inscrit précisément la médiation entre les deux personnages
« A » et « B » qui, de ce fait, trouvent une signification à leur relation. La thèse
de Marcel Mauss (1923) sur le don repose fondamentalement sur cette idée
que le cadeau, le troisième, dans la mesure où il est objet d’échange, apporte
un gain ou un surplus de cohésion entre les partenaires de l’échange ou, plus
généralement, les membres de la communauté, cette dernière étant précisé¬
ment donnée comme un lieu logique de relations d’interprétance. Au chapi¬
tre précédent, je me suis référé à Dany-Robert Dufour qui exprimait à peu
près la même idée, mais d’un point de vue différent, affirmant que la relation
binaire est, en quelque sorte intenable: «[...] lorsqu’on est deux, écrit-il, on
est tout de suite trois ». La présence du troisième possède effectivement ce
caractère nécessaire ou incontournable sur la scène des relations interper¬
sonnelles ou sociales. Par contre, au niveau des phanerons qui constituent
notre environnement, l’accès à la tercéité n’est pas donné de soi comme une
nécessité. Je crois avoir démontré de façon suffisamment claire, aux chapi¬
tres 2 et 3, qu’il y a des représentamens qui restent figés dans la secondéité,
voire dans la priméité.
Je tenterai ici d’illustrer l’interaction des trois constituants du signe en
me rapportant à l’exemple, suggéré par Peirce (C.P 8.179 : une traduction de
ce texte figure en annexe), d’un tableau représentant une scène de genre.
Le tableau, en somme un artefact fait de pigments colorés appliqués sur
une toile, correspond au fondement] aussi longtemps que le tableau est sim¬
plement considéré pour lui-même, dans son existence propre, il reste une
chose du monde, sans plus ; il n’est qu’une présence, une simple possibilité de
signification; il n’a d’existence que monadique et peut ne même pas être
perçu comme représentation.
Supposons maintenant que cette toile figurative représente une scène de
village où l’on reconnaît des paysans qui, disons pour marquer la fête des
moissons, participent à une danse populaire. Les éléments figuratifs

151
(architecture des maisons, style des vêtements, mouvements de danse, etc.),
en tant qu’objets extérieurs au signe proprement dit, exercent un effet de
détermination sur le tableau, tant dans sa production que dans sa compréhen¬
sion. Dans ces conditions, le tableau est simplement mis en relation à un
second appelé son objet (ici immédiat). Le couple tableau / objets du monde
n’a alors d’existence que dyadique ou binaire. Aussi longtemps que la ques¬
tion de la signification ne se pose pas, le tableau n’a d’existence que comme
une présentation (et non re-présentation), à la façon d’un cliché photogra¬
phique® qui serait saisi immédiatement, c’est-à-dire, sans médiation, et
reconnu exclusivement comme simple impression sur la pellicule de rayons
lumineux provenant de la situation cible.

Enfin, imaginons que ce tableau — qui pourrait être la Danse des paysans
de Rubens — ait connu au cours des siècles une longue carrière, c’est-à-dire
qu’il ait été copié, reproduit, qu’il ait servi de référence à d’autres créations
picturales, à des récits, à des productions cinématographiques, qu’il ait servi
de modèle à des entreprises de reconstitution architecturale, qu’il ait été uti¬
lisé comme référence dans la préparation de décors et de vêtements en vue
de la préparation d’un film d’époque, qu’il ait été redonné dans divers lieux
iconographiques, puis qu’il ait été l’objet de nombreux commentaires, voire
qu’il ait servi de référence à l’élaboration de traités, d’arts théoriques, etc.
Alors, cette carrière nous apparaît comme une longue trace dans l’histoire
suivant laquelle ce tableau signe a, en quelque sorte, suivi l’histoire : il s’est
développé, il a contribué (parfois, pas toujours) à faire surgir quelque chose
de nouveau à la façon d’un mouvement d’esprit (je cherche ici à traduire le
terme anglais Mind) qui, tel un pas, marquerait une avancée.

Cette carrière constitue Y interprétant du tableau puisque simultanément


elle en marque le prolongement et, ce faisant, le réalise comme signe ; c’est là
que résident le lieu et le temps de la signification. Le terme interprétant dési¬
gne à la fois ce mouvement et son produit, quelque chose de nouveau, un plus
qui était absent des conditions de production du tableau et qui surgit dans le
processus de la sémiose, un acquis de savoir, de conscience, de beauté
J’ajoute, pour corriger mon exemple, que l’interprétant peut aussi, plus sim¬
plement, surgir dans l’esprit de celui qui regarde le tableau, ce qui, au dire de
Peirce, exige une très haute puissance de raisonnement (C.P. 8.181). Mais alors il
faut reconnaître que cet esprit, qui possède une telle puissance de raisonnement
n’est jamais le fait d’un individu isolé ; celui qui y accède en a la possibilité
parce qu’il appartient à une histoire et à une communauté, c’est-à-dire qu’il
est lui-même inscrit à l’intérieur d’un mouvement de sémiose.

9. Ce qui ne signifie évidemment pas que la photographie se réduise irrémédiablement à une


relation binaire. Comme les autre signes, elle est appelée à des avancées sémiosiques.
10. Ces nombreux exemples que j’ai suggérés comme retombées historiques du tableau de
départ correspondent à des classes, différentes suivant leur complexité et leur degré
d’abstraction, de l’interprétant. On pourrait, à ce propos, se référer au tableau de la
deuxième sémiotique distinguant ces classes d’interprétant.

152
Dans ces conditions, chacun des trois constituants — l’artefact, la rela¬
tion à l’objet et l’interprétant —- n’est plus pensable individuellement; voire
plus, des relations entre termes d’une paire de constituants ne sont pas plus
imaginables. Par exemple, le parcours d’interprétance accompli durant
quelques siècles fait que la simple considération d’une justesse entre l’arte¬
fact (le tableau lui-même) et l’objet (la fête de village) ne nous est plus acces¬
sible, car il faudrait pour cela que nous soyons précisément les paysans qui
dansaient jadis alors qu’une épaisseur de sémioses historiques nous sépare
d’eux. Autre situation plus difficile ; dans le cas d’un tableau non figuratif, le
mouvement de sémiose qui s’élabore dans l’esprit de celui qui le visionne
consiste alors à construire une relation à un objet qui est conduit, par ce pro¬
cessus même, à une existence logique; cet objet n’est pas nécessairement
une chose tangible ou référentielle du monde; l’objet construit peut être le
rappel, le renouvellement ou encore la transformation du souvenir d’un
affect éveillé par un discours ou un récit autobiographique, d’une sensation
particulière éveillée par un complexe de couleurs sur un tableau, d’un plaisir
éphémère suscité par un signe musical, d’une notion ou une valeur abstraite
suggérée par un traité philosophique, etc. Dans tous les cas, la présence d’un
objet différent du signe est nécessaire, cet objet étant alternativement placé
à l’extérieur puis à l’intérieur du signe ; mais en dehors d’une séparation
logique entre l’objet et l’artefact, il n’y aurait pas de signe. Cette présence,
alternativement à l’extérieur puis à l’intérieur du signe, c’est précisément
l’interprétant qui a charge de l’aménager.
Je pourrais donc faire ici la suggestion d’une analyse triadique de la
notion de représentation en regard de la relation du signe à l’objet sur la base
des dénominations que voici : au niveau de la priméité, une simple présence
[Peirce (C.P. 1.313) emploie le terme presentment que C. Tiercelin (1993 ; 158)
traduit, de façon excellente, par présentité] ; au niveau second, présentation,
comme on dit couramment qu’un conférencier fera une présentation puis, au
niveau troisième, représentation^^, la particule de redoublement re- marquant
simultanément ce report à un niveau décalé, l’acquis d’un plus et cette fonc¬
tion de médiation que remplit la troisième instance. Ainsi, la pièce de toile
colorée est une présence, la toile en relation immédiate avec les objets du
monde qu’elle figure, une présentation puis le tableau que nous regardons,
enrichi de trois siècles de mouvements sémiosiques, une représentation.

Le représentamen est un artefact, une apparence, un phaneron ou, pour


le dire autrement, une chose du monde disponible, en attente de constituer

11. Dès son article inaugural, «On a New List of Categories» (C.P. 1.545-559; R.M.19-31.
1868), au moment même où se construisait le modèle des catégories, Peirce donnait effec¬
tivement la représentation comme troisième.

153
une occasion, un lieu où s’élaborera un processus sémiosique. Un tableau, un
film, un texte, voilà des représentamens. Lorsqu’ils sont lus, écoutés, vision¬
nés, ils entrent en sémiose, ils deviennent le fondement d’un nouveau signe
ou processus sémiosique en voie d’élaboration.
Un cas particulièrement clair serait celui d’une installation où, en dehors
du mouvement de sémiose qui s’opère dans l’esprit de celui qui la visite, le
représentamen n’existe que comme un assemblage de choses du monde.
L’urinoir de Duchamp placé dans un lieu d’exposition autant que la petite
madeleine de Proust constituent d’autres exemples assez convaincants. Je
crois qu’avec ces types de représentamen nous touchons un aspect impor¬
tant d’une pratique contemporaine, à savoir sa profonde dépendance de
l’interprétance qui lui confère son existence sémiosique, alors que dans 1 art
classique, figuratif, déjà reconnu dans son appartenance à l’institution, les
mouvements sémiosiques sont déjà largement amorcés (donc déjà orientés)
à l’intérieur même de la représentation. Pourrait-on ici suggérer que la pra¬
tique contemporaine en art, mais aussi en d’autres domaines, présuppose
une participation active chez le destinataire d’une représentation auquel
cas la définition de la signification comme processus plutôt que comme don¬
née fixe et exhaustivement constituée serait sous-jacente à notre conscience.
Peut-être la culture d’aujourd’hui est-elle plus sémiosique qu’elle ne l’était
par le passé !
Le mouvement de la sémiose ne peut exister que sur une scène qui est
un espace-temps de représentation. C’est en ce sens qu’un représentamen
constitue l’occasion et le lieu du parcours des signes.
On comprendra maintenant cette proposition centrale dans le projet
sémiotique : il n’y a pas de processus sémiosique (c’est-à-dire de significa¬
tion) possible sans une forme quelconque de représentation ; ou, pour le dire
autrement : tout nouvel acquis de savoir est le produit d’un mouvement de
semiosis qui ne peut s’opérer que sur la base d’une forme quelconque —
quelle qu’elle soit — de représentation. La représentation étant le seul mode
possible d’existence, pour l’esprit, du phaneron, on comprendra que cette
proposition, centrale à la démarche sémiotique, découle directement de la
position philosophique du pragmatisme.
À l’opposé de la position sémiotique, on trouve la position de la mimesis
qui affirme que le savoir existe — préexiste, en fait — indépendamment des
représentations qui n’en seraient que des manifestations occasionnelles pour
des fins pratiques de communication (Saussure avait déjà rejeté cette posi¬
tion). Puis la position de Vherméneutique classique (peu soutenue aujourd’hui)
qui, affirmant l’extériorité et l’indépendance d’un contenu par rapport à la
représentation, exclut la notion de signe.

12. On pourrait en trouver un exemple, à la limite du caricatural, dans les romans dont vous
êtes le héros! Mais plus significatives sont les recherches conduites actuellement dans le
domaine de la représentation virtuelle.

154
Quelques aspects de la sémiotique peircéenne en regard de la
question de l’iconisme
L’iconicité n’est pas exclusivement d’ordre visuel, de la même façon que
la représentation n’est pas exclusivement visuelle. La vue n’est qu’un des
cinq sens ; la représentation peut aussi être d’ordre auditif, gustatif, olfactif et
tactile Aussitôt que la notion d’iconicité déborde le visuel, la notion de
similarité s’élargit nécessairement et commande une nouvelle définition. La
notion de représentation, lorsqu’elle est saisie à un niveau très général, ne
renvoie qu’à une présence de l’objet dans le signe, ces deux termes étant à
peine discriminés. Le terme iconicité désigne le premier mode, le plus fonda¬
mental, de cette présence de l’objet dans le signe; la notion de similarité
entraînant un effet de restriction, il serait certainement plus utile ici de se
référer à la notion de présence.
Dans la logique de la phanéroscopie, la définition de l’iconicité ne pré¬
suppose aucunement — mais n’exclut pas — une similarité, entre le signe et
son objet, qui serait préalable à l’usage du signe. Le tremblement d’une voix
est la présence, l’icône d’une émotion chez celui qui parle. La trace laissée
par le crayon est la présence, l’icône du mouvement de déplacement de la
main sur le canevas. Le rire franc et spontané du jeune enfant, l’icône de la
grande liberté qui habite son imaginaire. Mais ces tremblements de voix, ces
tracés de crayon, ces rires cristallins, nous les reconnaissons aussi en vertu
d’un savoir constitué qui comporte une part d’apprentissage, donc de con¬
vention. On se référera avec le plus grand soin et la plus grande prudence
aux catégories classiques de la motivation, de la convention et de l’arbitraire,
question de ne pas limiter ou fermer trop hâtivement la notion d’iconicité.
Comment, maintenant, définir la relation du signe à l’objet? Peirce ana¬
lyse cette relation sur la base des trois catégories phanéroscopiques : le résul¬
tat en est la trichotomie bien connue non pas de signes, mais, suivant
l’expression de Gérard Deledalle, de sous-signes qui ne représentent que
trois des neuf composantes possibles du signe ; l’icône, l’indice et le sym¬
bole.
L’icône correspond à la relation du signe à l’objet saisie dans sa priméité,
désignant une simple présence ou la qualité de l’effet de détermination de
l’objet dans le signe; Savan (1991) donne l’exemple simple de la même qua¬
lité du rouge qui établit la relation entre un coucher de soleil et sa représen¬
tation figurative. De fait, la priméité, écrit Peirce, c’est «[...] toujours frais,
toujours nouveau, appartenant à des variétés non reliées entre elles » [La tri-
choîomique, 1888). L’indice correspond au second, désignant le mode d’exis¬
tence factuel de cet effet de détermination ; la peinture de genre à laquelle

13. On pourrait ainsi renvoyer à l’exemple des parfums qui caractériseraient des types de per¬
sonnalité féminine ou à cet autre exemple, que Peirce reprend de Locke, de l’aveugle qui
associait la couleur rouge au son de la trompette (C.P 1.313), ou encore à ce passage où
Peirce, suggère que «le mot “soleil” peint acoustiquement l’objet soleil». (C.P, 8.177)

155
on s’est référé n’aurait pas pu exister si n’avaient jamais existé des danses
villageoises. Le symbole correspond au troisième, désignant une médiation
abstraite entre les constituants et nécessitant donc une interprétation ; cette
même peinture de genre n’existe pour nous que dans la foulée des mouve¬
ments sémiosiques qui ont fait l’histoire qui nous sépare et de la scène-objet
et de la toile proprement dite.

La relation à l’objet est le second du signe: si cette instance est elle-


même saisie comme seconde (l’indice), elle est dite authentique (le tableau
comme présentation); le même second, saisi comme priméité (l’icône)
marque un recul dans l’ordonnancement des catégories et est alors dit dégé¬
néré (le tableau comme présence), tandis que le même second, saisi comme
tercéité (le symbole) marque une avancée et est alors dit accrétif (le tableau
comme représentation).

Suivant les règles de la hiérarchie, l’icône peut exister seule suivant un


mode monadique ; l’indice présuppose l’icône avec laquelle il entre en rela¬
tion dyadique ou binaire ; le symbole présuppose l’indice et l’icône avec les¬
quels il entretient des relations triadiques.
Une erreur fréquente, chez ceux pour qui la pensée de Peirce est nouvelle, consiste
à considérer ces trois termes que sont l’icône, l’indice et le symbole simplement
comme des termes qui, appartenant à un même paradigme, s’excluraient mutuel¬
lement. Ce serait alors simplement une tripartition. L’ordonnancement des catégo¬
ries et les règles de la hiérarchie inscrivent des relations de présupposition entre
ces termes suivant la logique ordinale des chiffres: un premier peut exister seul;
un deuxième présuppose un premier et un troisième présuppose un deuxième qui
présuppose un premier. Ce qui définit non plus une tripartition, mais une tricho¬
tomie.

La relation du signe à l’objet n’est donc pas «ou bien iconique, ou bien indiciaire
ou bien symbolique» mais, plus rigoureusement, elle est «ou bien iconique (mona¬
dique : dégénérée), ou bien iconique et indiciaire (dyadique : authentique), ou bien
iconique et indiciaire et symbolique (triadique : accrétive)».

C’est donc dire — et le point est important — que la relation iconique


du signe à l’objet est omniprésente, à tous les niveaux, qu’elle est nécessaire.
L’icône n’est donc pas un cas simplement discriminé, elle désigne un carac¬
tère nécessairement présent dans toute relation d'un signe à son objet.

Ailleurs, Peirce caractérise ces trois modes de relation à l’objet par les
termes de similarité (1®''), contiguïté (2®) et de conventionnalité (3®). Si l’on
applique rigoureusement les mêmes règles de la hiérarchie, on proposera
donc que la relation du signe à l’objet est de l’ordre ou bien de la similarité,
ou bien de la similarité et de la contiguïté, ou bien de la similarité, de la con¬
tiguïté et de la conventionnalité.

La question qui surgit immédiatement est donc celle-ci : comment des


signes qui nous apparaissent comme purement conventionnels — disons,
par exemple, les lettres « A », « B », et « C » qui désignent les sommets d’un

156
triangle — peuvent-ils comprendre une iconicité et donc comporter une
forme de similarité ? Comment les mots de la langue, définis par une conven¬
tion, peuvent-ils comprendre nécessairement une iconicité et donc une
forme de similarité? Comment une toile non figurative pourrait-elle com¬
prendre nécessairement une iconicité et donc une forme de similarité ? Com¬
ment concilier similarité et non-figuration? comment concilier similarité et
convention ? Je suis assuré que nous touchons ici le cœur de la question de
Ficonisme.

Pour arriver à une réponse satisfaisante, je rappelle quelques notions,


histoire d’accumuler des matériaux utiles.

D’abord, dans la logique de la phanéroscopie, un signe n’est jamais une


unité isolée ; un signe est un processus, un signe est toujours une action en
cours ou, comme on l’a suggéré plus haut, un moment, une phase à l’inté¬
rieur d’un processus sémiosique. Ensuite, le signe que nous saisissons pour
l’analyser et le comprendre n’est jamais un premier ou un commencement
absolu : il est toujours le produit de l’histoire, de sémioses antérieures. Enfin,
le signe n’est jamais exhaustivement complété; il est toujours une amorce
ou, comme l’écrivait Roland Barthes (1973:31), un départ, c’est-à-dire un
serait.

C’est donc dire que cette similarité est moins un état de fait ou le simple trait
pertinent (voire essentiel) d’une unité que le caractère souple et variable d’un pro¬
cessus en cours.

Je poursuivrai en me référant à deux passages de Peirce traitant des for¬


mulations mathématiques. Le choix de cet exemple peut paraître étonnant ;
il est particulièrement révélateur.
[...] Les icônes dont la ressemblance a pour support des règles convention¬
nelles méritent particulièrement d’attirer notre attention. Ainsi, une formule
algébrique est une icône devenue telle par les règles de commutation,
d’association et de distribution des symboles. 11 peut sembler à première
vue qu’il est arbitraire de classer les expressions algébriques parmi les icô¬
nes ; qu’il serait tout aussi bien ou mieux de les considérer comme des
signes conventionnels composés. Mais il n’en est pas ainsi, car une des
grandes propriétés distinctives de l’icône est que par son observation
directe peuvent être découvertes concernant son objet d’autres vérités que
celles qui suffisent à déterminer sa construction. Ainsi, au moyen de deux
photographies on peut tracer une carte, etc. Soit un signe général d’un objet
conventionnel ou autre, pour déduire une vérité autre que celle qu’il signi¬
fie explicitement, il est nécessaire, dans tous les cas, de remplacer ce signe par
une icône. Cette capacité de révéler une vérité inattendue est précisément
ce en quoi consiste l’utilité des formules algébriques, c’est pourquoi le
caractère iconique est leur caractère dominant.

157
On remarquera que le raisonnement des mathématiciens repose principale¬
ment sur l’usage des ressemblances qui sont les gonds même des portes de
leur science [...]. L’utilité des ressemblances pour les mathématiciens con¬
siste dans le fait qu’elles suggèrent d’une manière précise de nouveaux
aspects des états supposés des choses... (C.P. 2.279 et 281; É.S. : 151-2.
1895. Je souligne.)

Le diagramme est principalement une icône et une icône des relations intel¬
ligibles. (C.P. 4.531. 1906. Une traduction de ce texte figure en annexe.)

On retiendra de cette lecture quelques traits. La représentation est un lieu


où s’inscrivent des gains de savoirs nouveaux. L’icône désigne le mode de
présence de l’objet dans ou sur la scène de la représentation (je reviendrai, en
terminant, sur cette notion de remplacement). Et puis, même dans les cas de
signes aussi conventionnels que les symboles algébriques, on doit reconnaî¬
tre une présence iconique, de quelque forme qu’elle soit. Enfin, et ce point est
majeur, le caractère d’une condition pour la découverte de nouveaux élé¬
ments de savoir est ici plus important que le caractère de la similarité, dans
la définition de l’icône, bien que ces éléments soient indissociables.
On s’est référé, plus haut, à cette idée de manipulation de signes comme
condition et lieu d’avancée du savoir; on peut maintenant préciser: cette
manipulation des signes se fait sur une scène où, suivant une métaphore
théâtrale, les personnages seraient des icônes.

Je me fonderai ici sur un autre exemple en me référant à une illustration


proposée par Peirce (C.P. 5.73); imaginons une sculpture représentant un
centaure ou une tapisserie représentant une licorne ou encore V Odyssée met¬
tant en scène des sirènes ; dans ces situations — et le cas n’est pas rare —
l’objet est amené à l’existence par le signe. Et pourtant, pour que les repré-
sentamens que sont la tapisserie, la sculpture et le poème épique fonction¬
nent comme signes, il faut qu’existent à quelque part dans nos conventions
culturelles (ou notre encyclopédie) des objets tels que des licornes, des cen¬
taures et des sirènes. Une situation semblable se présente dans le cas du
mensonge; que le contenu du représentamen ne se ramène pas à un objet
dans la réalité vient, en définitive, démontrer que l’objet n’est pas dans le
signe. La connaissance de l’objet, qu’il soit référentiel ou construit, et la
croyance en son existence sont des présupposés nécessaires (que Peirce
nomme une connaissance collatérale) mais non suffisants pour rendre compte
du mouvement du signe.

Habituellement, lorsqu’on se réfère à la notion de similarité, on entend


toujours une similarité préalable à l’occurrence du signe ; c’est là une habitude
de penser liée à une conception du signe comme unité appartenant à un

158
ensemble codifié, fermé et exhaustif, c’est-à-dire un signe qui serait figé dans
sa constitution. Dans la mesure où l’on arrive à penser le signe comme un
mouvement, un processus lié à des sémioses antérieures et qui ne se réali¬
sera que dans un développement à venir, on reconnaîtra que cette similarité,
plutôt que d’être exclusivement un préalable, puisse être assignée par le processus
sémiosique lui-même. J’irai plus loin : même dans le cas d’une similarité préa¬
lablement établie et reconnue comme telle, le processus sémiosique, néces¬
sairement, réassigne une forme potentiellement renouvelée de similarité.
Car autrement, l’utilisation des signes puis leur interprétation ne seraient
qu’un simple processus déductif et alors ils fonctionneraient moins comme
des signes authentiques que comme des signaux (dans les termes de la pha-
néroscopie, on parlerait alors de tercéités dégénérées : la signalisation rou¬
tière en constituerait un exemple particulièrement évident).

Le mathématicien considérant des figures géométriques manipule des


valeurs abstraites telles les symboles « A » « B » « C », désignant, suivant un
mode indiciaire, les sommets du triangle ; puis, il fait comme si le problème
abstrait qu’il cherche à résoudre résidait entièrement et exhaustivement sur
le tableau noir, dans son cahier d’exercice ou encore sur le moniteur de son
équipement informatique: les points «A», «B», «C» plus les arêtes de la
figure plus les valeurs numériques plus les articulations logiques, mais moins
d’autres variables du problème qui existent dans le monde d’où provient la
question initiale et qui ont été omises, constituent l’icône du problème, c’est-
à-dire le seul lieu où une solution pourra être trouvée, là où quelque chose de
neuf surgira. Celui qui visionne telle toile de Borduas en arrive à projeter dans
les formes et les couleurs de la toile un flot de sensations qui trouveront là à
se matérialiser, à se réaliser et à participer à faire surgir quelque chose de nou¬
veau dans son esprit et qui s’appelle la signification (si le mouvement de
sémiose n’a pas avorté). Le lecteur qui suit les péripéties de Don Quichotte
inscrira, dans les gestes les plus fous du preux chevalier les fantasmes qui
habitent son imaginaire, conduisant ces derniers à l’expression, à la représen¬
tation puis à la signification. Dans tous les cas, la représentation (qui par défi¬
nition est de l’ordre de la tercéité) ne peut accéder à la signification qu’à la
condition que ces projections viennent iconiciser les éléments du représenta-
men, c’est-à-dire leur conférer des objets qui pourraient même rester virtuels.

La fonction de ce faire comme si désigne, en somme, un déplacement qui


s’opère du niveau troisième des généralités et des abstractions vers le lieu
iconique par excellence. Un passage de Peirce atteste de ce déplacement
d’une façon on ne peut plus claire :
J’appelle un signe qui est mis pour quelque chose simplement parce qu’il lui
ressemble, une icône. Les icônes se substituent si complètement à leurs
objets qu’ils s’en distinguent à peine. Tels sont les diagrammes en géométrie.
Un diagramme en réalité, dans la mesure où il a une signification générale

14. Le diagramme est une forme de l’icône. Ce sujet sera longuement analysé au chapitre 8.

159
n’est pas une pure icône ; mais, au cours de nos raisonnements, nous oublions
en grande partie son caractère abstrait, et le diagramme est pour nous la chose
même. Ainsi, en contemplant un tableau, il y a un moment où nous perdons
conscience qu’il n’est pas la chose, la distinction entre le réel et la copie dispa¬
raît, et c’est sur le moment un pur rêve — non une existence particulière et pour¬
tant non générale. À ce moment nous contemplons une icône. (C.P. 3.362.
Cité dans et traduit par Nicole Evereart-Desmedt : 1993: 98. Je souligne.)

La situation est la même pour le lecteur de l’Odyssée qui doit/a/re comme


si les sirènes existaient. En somme, les représentamens que sont le tableau
non figuratif des automatistes, la fresque romanesque de Cervantes ou le
Requiem de Mozart, à la façon de la démonstration géométrique, donnent à
imaginer, à voir, à entendre des objets, qu’ils soient réels ou fictifs, mais des
construits, comme des sirènes, des triangles, des vessies qui deviennent des
lanternes suivant les fantasmes d’un chevalier à l’esprit égaré, des cris de
damnés qui nous arrachent des larmes, des taches de lumières suspendues
sur un fond sombre à la façon d’éclairs spontanés de conscience qui surgis¬
sent au milieu de la nuit. Ces représentamens deviennent des signes com¬
plexes ou, plus proprement, étendus (cette notion sera présentée au cha¬
pitre 9). Ils donnent aussi à imaginer, à voir, à entendre une totalité
provisoire du mouvement sémiosique qui les constitue. Car en dehors du
processus triadique qui les conduit à la signification, c’est-à-dire qui les réa¬
lise sémiotiquement, le triangle, les taches de lumières, les voix plaintives
n’existeraient que comme de simples objets du monde ou des quasi-signes,
des stimuli susceptibles de n’être saisis que de façon mécanique — binaire
— par exemple par des équipements technologiques (un scanner, un micro)
suivant la logique du métier à tisser de Jacquart qu’évoque Peirce.

L’iconisation ou le processus de représentation en acte


Nous avons simplement postulé les conditions suivant lesquelles divers
représentamens artistiques pourraient, à la façon de la formulation graphique
d’un problème de géométrie, conduire à un mouvement de sémiose qui serait
le fait d’une prédominance du caractère iconique du signe. Or, nous avons
trouvé, dans la masse inextricable des manuscrits, un fragment qui illustre
d’une façon particulièrement claire ce processus. (Une traduction de ce texte
figure en annexe sous le titre d’Une proposition ne prescrit jamais un mode par¬
ticulier d’iconisation. Ms 599, 4-9. 1902) Peirce cherche à saisir, d’une façon
extrêmement fine, la voie que suivent les processus de compréhension d’un
texte ; il tire son exemple d’un verset de l’Évangile selon saint Mathieu :
Suivez ce chemin conduisant au village qui est devant nous ; vous y entre¬
rez et vous y trouverez une ânesse couchée et, près d’elle, un ânon sur
lequel aucun homme ne s’est encore assis.

Je me contenterai de me référer à quelques courts fragments de l’ana¬


lyse illustrant divers caractères de ce processus de l’iconisation. D’abord la
proposition générale de départ :

160
Une proposition consiste en un acte de signification, qu’il soit reconnu ou
non, peu importe son mode d’expression. Cet acte de signification réside
dans la portée de n’importe quel signe qui devrait signifier qu’une certaine
représentation iconique ou une image (ou bien tout autre équivalent) est un
signe de quelque chose désigné par un certain signe indiciaire ou un équi¬
valent.

Puis quelques brefs extraits de l’analyse ;


Au moment où cette injonction fut faite par Jésus à l’adresse de deux de ses
disciples, elle créa dans leur imagination l’image d’une ânesse accompa¬
gnée de son jeune ânon. Cette image était l’icône que mentionnait l’injonc¬
tion. De quoi était-elle l’image? 11 lui rattache une légende de la façon sui¬
vante : ils se tenaient ensemble regardant le village.

[...] Il est probable que chaque personne possède une ou plusieurs façons
propres de se figurer à elle-même la négation. Une proposition ne prescrit
jamais un mode particulier d’iconisation bien que la forme de l’expression
puisse suggérer un quelconque mode. Ici, cependant, les deux disciples
sont libres de se représenter la négation suivant leurs habitudes propres.
Une méthode pourrait consister à penser à une image transparente super¬
posée à une autre à laquelle elle ne correspondrait pas. Ou bien deux traits
séparés pourraient être figurés comme un diagramme de la non-identité,
chacun de ces traits pouvant être imaginé comme possédant un fil le reliant
à l’image de quelque chose d’identique.

[...] «Vous suivrez ce chemin qui conduit au village qui est devant nous».
Jésus n’asserte pas cette proposition, c’est-à-dire qu’il n’en prend pas la res¬
ponsabilité. Au contraire, il enjoint ou donne un ordre qui en rend les deux
disciples responsables. Mais cela n’affecte pas la proposition elle-même.
L’icône ou la figuration suscitée dans leur imagination est celle des deux
hommes marchant vers un village. Il y a deux indices ou étiquettes pour
montrer ce qu’est cette image. L’une tient à leur point de vue clairement
exprimé lorsque Jésus dit «ce village qui est devant nous». Cette étiquette
est attachée au village à l’intérieur de l’icône même.

Enfin, une conclusion :


[...] toute proposition est susceptible d’expressivité, que ce soit par le
moyen d’une photographie simple ou d’une photographie composite, avec
ou sans stéréoscopie, avec ou sans élaboration cinéscopique, et ce, en con¬
jonction avec quelque signe, ce qui devrait démontrer la connexion de ces
images avec l’objet de quelque indice ou d'un signe, ou bien en vertu d'une
expérience dirigeant l’attention, apportant quelque information, ou indi¬
quant quelque source d’information ; ou encore, en faisant appel à quelque
icône semblable faisant appel à des sens autres que la vue et lié à des indi¬
cations du même ordre ; dans tous les cas, le signe établit une connexion
entre l’icône et de tels indices. (Ms 599. 4-9. 1902. Une traduction de ce
fragment figure en annexe.)

Cette brève analyse, faite par Peirce, nous permettra de saisir les condi¬
tions de la construction de la signification d’un texte. D’abord, le processus
de la signification se situe simultanément à deux niveaux : à l’intérieur du

161
texte, entre les figures de Jésus et des disciples, puis entre le texte et le lec¬
teur. D’un lieu à l’autre, la situation pragmatique de l’échange est différente,
suivant les mêmes modalités que l’on avait reconnues, au chapitre précé¬
dent, dans l’analyse de La légende du Grand Inquisiteur. Et pourtant, on peut
postuler qu’à un niveau plus global, les règles générales de l’élaboration de
la signification sont similaires.

L’analyse repose sur le principe suivant : l’énoncé, ici de Jésus, donne


des icônes (en fait Jésus assume la voix du scribe^'^). L’accès du signe au
niveau troisième, c’est-à-dire à la signification, est le fait d’un processus sui¬
vant lequel les disciples prennent la responsabilité de l’énoncé de la façon sui¬
vante : ils reconstituent, chacun à sa façon, les icônes dans leurs esprits puis,
par le biais des indices, agissant à la façon de la légende d’un tableau, ils met¬
tent les icônes en relation avec le contexte, c’est-à-dire les objets du monde.
Ce processus paraît donc, suivant les propositions données plus haut,
comme un travail de médiation entre les deux premiers constituants du signe.

Le point le plus significatif ici — et c’est là ce que ce fragment nous per¬


met de mieux comprendre — tient dans le fait que l’icône doive être recons¬
tituée par les disciples, dans leur imaginaire (ou leur «esprit»). C’est que
l’icône, de par sa nature première, n’est qu’une simple possibilité, qu’elle
demeure ou bien une simple virtualité — elle serait alors dite vague —, ou
bien trop simplement abstraite ou schématique — elle serait alors dite géné¬
rale. D’où cette notion, qui me paraît centrale ici, d’une iconisation, soit une
reconstruction, que chacun fait pour soi, de l’icône. L’exemple de l’iconisa-
tion de la négation est ici particulièrement significatif : on y retrouve l’auteur
des Graphes existentiels qui, à l’exemple du géomètre auquel on s’est référé
plus haut, construit de toutes pièces un diagramme visuel du problème de
logique. En fait, les disciples, écoutant la parole de Jésus et regardant le
village qui s’offre à leur vue, explorent le paysage, le monde environnant : ils
tiennent la voix du museur] puis, cherchant à comprendre l’injonction de
Jésus, ils se font interprètes-, enfin, alors même qu’ils procèdent à ce travail
d’iconisation, les disciples prennent la responsabilité de l’énoncé : ils en devien¬
nent, au terme de ce processus, les scribes. 11 semblerait par conséquent que
la condition pour que les phrases énoncés par Jésus — qui est le premier
scribe — accèdent à la signification, c’est qu’elles soient reprises en charge
par les disciples qui, à leur tour, ont donc assumé la voix du scribe, exacte¬
ment à la façon de l’enfant narrataire du conte, du jeune homme suisse en
analyse et du lecteur du roman de Dostoïevski qui finissent nécessairement
par tenir cette voix. On suggérera donc que le processus d’iconisation désigne
en fait la prise en charge, par le sujet qui était interprète, de la voix du scribe-, par
le fàit même, de destinataire qu’il était, il devient un destinateur ou, plus pro¬
prement, un initiateur.

15. La partition des voix que sont celles du scribe, du museur et de l’interprète a été présentée
au chapitre 6.

162
Et la seconde scène, celle du lecteur? Le lecteur de référence ici, c’est
Peirce lui-même ; que fait-il, sinon reconstituer dans son esprit, puis dans le
texte de son commentaire, les icônes qu’il prête aux scribes figurant comme
personnages à l’intérieur de la représentation ; en fait, comme énonciateur de
ce commentaire, il prend pour objet de musement ce processus même d’inter-
prétance, et il le fait, à titre de scribe. C’est en ce sens que ce commentaire, à
la façon du tableau ou du cahier d’exercices du géomètre auquel on s’est
référé plus haut, devient le lieu même de la représentation, cette scène d’où
surgira la signification pour nous, lecteurs, qui, à notre tour, devenons les
interprètes ultimes — évidemment provisoires — de ce signe, ce statut
d’interprète nous conduisant, à notre tour, à celui de scribe. Et effectivement,
commentant ce verset de l’Évangile que nous saisissons à travers l’analyse
qu’en fait Peirce, nous le portons, c’est-à-dire que nous en tenons la voix de
scribe. C’est aussi exactement ce que nous avons suggéré plus haut, à propos
du lecteur des aventures de Don Quichotte, de celui qui visionne une toile de
Borduas ou encore de l’auditeur du Requiem de Mozart. Dans tous les cas, un
processus d’iconisation est nécessairement à l’œuvre qui se reporte d’une ins¬
tance à l’autre et ce, comme aurait certainement ajouté Peirce, ad infinitum.

Et pourquoi ce processus d’iconisation est-il nécessaire ? Pour la simple


raison que l’icône, telle qu’elle est donnée ou fournie par le scribe est fonciè¬
rement incomplète ; en fait, c’est peu dire : lorsque Peirce se réfère à la
notion de représentation, il utilise — et c’est fréquent — pour la caractériser,
le terme squelette que je comprends ainsi : une icône, loin d’être exhaustive
à la façon d’une toile peinte n’est faite que de traits simples, épurés, don-

16. Par exemple : « C’est une expérience familière à tout être humain qui désire quelque chose
qu’il n’a pas présentement le moyen de se payer et qui fait suivre ce désir de la question :
“ Est-ce que je désirerais cette chose autant si j’avais largement les moyens de me l’offrir? ”
Pour répondre à cette question, il s’examine et fait ainsi ce que j’appelle une observation
abstractive. Il fait par l’imagination une sorte de diagramme-squelette ou de schéma-
silhouette de lui-même, considère quelles modifications cet état de choses hypothétique
exigerait qu’il introduise dans ce tableau et l'examine alors, c’est-à-dire observe ce qu’il a
imaginé pour voir si le même désir ardent s’y trouve toujours. Grâce à ce processus, qui
ressemble fort au fond au raisonnement mathématique, nous pouvons parvenir à des con¬
clusions portant sur ce qui serait vrai des signes dans tous les cas, à condition que l’intel¬
ligence qui les utilise fût scientifique.» (C.P. 2.227; É.S. 120-1. 1897. Je souligne.)
17. Claudine Tiercelin (1993) a exploré avec beaucoup de perspicacité cette question centrale
sur laquelle je passe ici rapidement, faute d’espace. Voici quelques éléments de synthèse
de sa réflexion :
« L’un des sujets de discussion les plus vifs de la philosophie contemporaine de l’esprit est
celui qui a trait au statut des images mentales, et à la question de savoir si une conception
pictorialiste ou descriptionnaliste de l’esprit est le mieux à même de rendre compte des
phénomènes mentaux. Ce qui constitue indéniablement la force et l’originalité de Peirce
en ce domaine, c’est d’avoir simultanément nié l’existence d’images-tableaux dès le seuil
de la perception sensorielle et insisté sur le rôle fondamental que devaient en revanche
jouer les mécanismes iconiques — en association avec les procédures symboliques —
dans toute représentation mentale digne de ce nom.» (p.ll9)
« Peirce en conclut que nous n’avons aucune image ni dans la perception, ni dans l’imagi¬
nation, si par image on doit entendre quelque chose qui ressemblerait à un tableau ou à

163
nés comme indices d’une représentation potentielle ou virtuelle encore à
naître.
Et cette incomplétude foncière de la représentation, plutôt que de mar¬
quer une carence ou une insuffisance, définit précisément, au dire de Peirce,
les conditions mêmes de l’exercice de l’intelligence ;
[...] penser ne nécessite pas la présence en acte de ce qui est pensé, [... ] con¬
naître l’anglais ne signifie [pas] qu’à chaque instant où on le connaît, on ait
présent en acte à l’esprit le dictionnaire tout entier. En vérité, penser implique,
si possible, encore moins que connaître, de présence à l’esprit; car il est à peu
près certain qu’un esprit pour qui un mot est présent avec une certaine fami¬
liarité connaît ce mot, alors qu’un esprit à qui on demande de penser à
quelque chose, disons, à une locomotive, et qui se contente d’évoquer une
image de locomotive, a, selon toute probabilité, par mauvais entraînement,
presque perdu le pouvoir de penser; car en vérité, penser à la locomotive
signifie se préparer à lui attacher l’un de ses traits essentiels que l’on pourra
à l’occasion considérer; et cela doit se faire avec des signes généraux, non
avec une image de l’objet. [C.P. 4.622. Traduction de Tiercelin (1993 :121)]

La situation qui nous est donnée d’un même exemple est trop belle pour ne pas en
profiter; Si, dans l’esprit du jeune homme suisse, la locomotive rêvée était restée
fixée à ce véhicule tel qu’il existe dans le monde des objets, bref si l’image de la
locomotive avait été exclusivement mise en relation à un référent, alors la valeur
de signe authentique n’aurait pas pu surgir et le signe onirique en serait resté au
niveau de la classe IV(une girouette). Nous avons d’ailleurs démontré que c’était
là la première réaction du jeune homme qui se refusait à considérer la nature
sémiotique du rêve. Si je tentais de pasticher le texte de ce fragment, je suggére¬
rais que, au moment de cette étape de l’analyse, le jeune homme n’avait pas
encore acquis le pouvoir de penser son rêve et qu’il y est arrivé suite à /'entraî¬
nement qu’a fait naître l’exercice de l’analyse, ce que l’on nomme un change¬
ment d’habitude.

Nous retiendrons donc que l’icône constitue l’occasion du processus


d’amorce d’un nouveau signe; ce processus définit, je crois, l’activité de la
création prise au sens d’une activation des virtualités de l’imaginaire. Ce qui
est central, c’est moins l’icône — ce terme ne désigne, en fait, qu’une posi¬
tion dans le tableau des sous-signes, puis une entité réduite à l’état de sque¬
lette — que l’iconisation, ce processus qui, pourrait-on dire, fournit de la
chair. Ce qui nous retourne à ce caractère de base de la sémiotique peir-
céenne à savoir que, dans sa définition même, elle est strictement donnée

une copie de la réalité en quelque sorte réalisée dans notre esprit. Mais, ici encore, ce n’est
pas dire que notre esprit ne procède pas par images mentales. Simplement, “ si nous avons
une image (picture) devant nous, c’en est une qui est construite par l’esprit sur la sugges¬
tion de sensations antérieures” (C.R 5.303). Auquel cas il ne peut s’agir d’une image abso¬
lument déterminée. Comme le dit Dennett, s’il y a des images mentales, alors il y a de for¬
tes chances pour qu’elles soient davantage de l’ordre de descriptions que de l’ordre de
tableaux, bref, partiellement indéterminées. Du reste, ai-je besoin, pour reprendre le
fameux exemple d’Alain, de savoir combien de colonnes ornent le Panthéon, pour l’imagi¬
ner? » (p.l30)

164
comme relationnelle'. Ticonisation, c’est l’icône pensée comme relation ou
comme dynamique.

Quelle place occupe l’iconicité dans les signes conventionnels ?


Arrivé à ce point, on pourrait maintenant reprendre la question des
caractères arbitraire, conventionnalisé et motivé du signe. Je me reporterai
au cas le plus patent, celui du signe linguistique.
Comment un mot de la langue peut-il contenir une iconicité, une forme de
similarité? En réponse à cette question, Jorgen Dines Johansen (1984, 1993)
apporte une réponse qui me paraît tout à fait convaincante : le contenu sémi-
que du mot (tel que reconstruit dans les analyses componentielles) correspon¬
drait à la valeur iconique du mot. Les analyses de sémantique conduites, entre
autres, par Greimas ont, en effet, bien démontré que, dans chacune des occur¬
rences d’un mot, le contenu sémique pouvait être précisé, modifié, particula¬
risé, éventuellement réaménagé. Et que cette opération de réorganisation du
contenu sémique du mot — en fait, on se place ici dans l’interstice entre le
lexème et le sémème — désigne, de façon on ne peut plus juste, cet effet de
détermination que l’objet exerce sur le signe ainsi que le travail de l’interprétant
qui vient faire surgir, de l’objet immédiatement donné, quelque chose de nou¬
veau qui sera médiatisé (et qui sera appelé l’objet dynamique). Ce processus de
sémiose, opérant dans les mots de la langue, constitue le cœur de diverses pra¬
tiques langagières, dont la métaphore poétique constitue le cas le plus probant.
Le processus de sémiose à l’œuvre dans le signe linguistique est de même
nature logique que celui qui opère dans le signe de la figuration géométrique,
que celui qui opère sur la toile, que celui qui opère dans une pièce musicale. Je
pastiche la formulation de Peirce donnée précédemment : Cette capacité de révé¬
ler une vérité inattendue est précisément ce en quoi consiste l'utilité des mots, des
images des sons, c’est pourquoi le caractère iconique est leur caractère dominant.
En ce sens, on doit reconnaître que même dans l’usage du signe classi¬
quement reconnu comme le plus codifié, le plus conventionnel, le signe lin¬
guistique, on trouve, au point essentiel, l’iconicité liée à des similarités préa¬
lable et assignée.
Et inversement, dans le signe qui pourrait nous apparaître comme le
plus motivé, celui qui est en connexion la plus directe avec son objet, une
photographie par exemple, celui où le caractère indiciaire semble nettement
prédominant, les modes iconique et symbolique dans la relation à l’objet
sont nécessairement construits lorsque le représentamen devient signe et
que le processus sémiosique se met en action.
11 paraîtrait donc que la question des caractères de la motivation, de
l’arbitraire et de la conventionnalité, telle qu’elle a été posée jusqu’à main¬
tenant, serve fondamentalement un projet de classification ou de typologie
des signes ; une prise en compte des processus de sémiose et des diverses
phases de ces mouvements apporterait un nouvel éclairage sur la question.

165
Richard J. Parmentier (1994) proposait que lorsqu’un système de signes
est saisi de l’extérieur comme un tout compact, fixe et exhaustivement cons¬
truit, les unités apparaissent à l’observateur comme arbitraires, c’est-à-dire
ne tirant un sens que de leur appartenance à un ensemble qui est inconnu ;
l’exemple le plus convaincant serait celui des sociétés dites primitives du
Matto Grosso que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss tentait de décrire sur
la base de sa propre culture européenne : je soupçonne que dans ces condi¬
tions les signes peuvent être saisis puis décrits au titre de « signaux », mais
que leur compréhension reste, dans ces conditions, problématique. À l’inverse,
dans le cas d’un système vécu de l’intérieur, les signes sont saisis et pris en
charge par le destinataire, qui est alors, plutôt qu’un analyste, un usager, sui¬
vant leurs caractères combinés de la conventionnalité, de la contiguïté et de
la similarité ; ou, pour le dire de façon plus théorique, ils existent, pour l’usa¬
ger, à la fois comme symbole, indice et icône. Et l’on comprendra que dans
ces conditions, l’usager ne puisse s’abstraire de lui-même et se constituer
comme un observateur ou un analyste extérieur, neutre. Les signes sont
alors vivants, ils sont en mouvement, ils constituent le lieu et le temps du
surgissement des significations^®. Je ne vois pas comment, en dehors de
cette condition d’une immersion à l’intérieur des signes, les représentamens
auxquels je me suis référé précédemment, la toile automatiste, le roman de
Cervantes, le Requiem de Mozart, voire la formulation d’un problème de géo¬
métrie, pourraient conduire aux mouvements sémiosiques suggérés plus
haut.

L’ambiguïté qui naît d’une assimilation entre le signe visuel


et le signe îconique
Umberto Eco (1992a), comparant le signe linguistique au signe visuel,
refusait de reconnaître à ce dernier un statut sémiotique plein, entier et inté¬
gral ; argumentant que dans le cas des représentations visuelles, le sémio¬
tique ne peut être que la propriété d’un ensemble, d’un tableau — qu’il nom¬
mait d’ailleurs texte, ce qui est assez significatif —, il affirme qu’il n’existe pas
d’unité signe [visuel] qui, correspondant au modèle linguistique, serait pro¬
prement sémiotique. La difficulté que présente ce texte d’Umberto Eco tient,
je crois, à l’identification qu’il présuppose entre le signe iconique et le signe
visuel ; à partir du moment où l’on définit, suivant la suggestion faite ici.

18. Je me contenterai de signaler que nous retrouvons ici une des positions fortes prises par
Bakhtine et Volochinov (1929:135-136): «La véritable substance de la langue n’est pas
constituée par un système abstrait de formes linguistiques ni par l’énonciation-monologue
isolée, ni par l’acte psycho-physiologique de sa production, mais par le phénomène social
de 1 interaction verbale, réalisée à travers Y énonciation et les énonciations. L’interaction ver¬
bale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue.» (Ce sont les auteurs qui souli¬
gnent.)
19. Auquel il ramène alors le signe iconique : dans ce passage où je tente de présenter cette
brève réflexion d’Umberto Eco, j’inscris le terme visuel entre crochets là où Eco inscrit —
erronément d’après moi — le terme iconique.

166
riconicité dans une perspective élargie, débordant le visuel, c’est-à-dire
comme constituant nécessaire de tout signe, il semble que les difficultés sou¬
levées s’abolissent d’elles-mêmes.
Dans ce passage, Eco (1992a; 63-66) propose que le signe [visuel] ne
peut être saisi que sous le point de vue de ses « modes de production » et
ceci, indépendamment de «sa dimension et de sa composition». Et pourtant
son projet est énoncé de façon claire et nette :«[...] mener à bien une typo¬
logie des signes» et «étendre [...] la définition du signe à tout type de cor¬
rélation qui institue un rapport entre deux fonctifs». Remarquons d’abord
que le fondement théorique de cette réflexion nous paraît comme un syncré¬
tisme assez étonnant, marquant une hésitation reconnaissable dans le va-et-
vient constant entre la problématique peircéenne définissant le signe comme
lieu du mouvement sémiosique et la proposition hjelmslévienne cherchant à
reconnaître des règles de corrélation entre deux fonctifs, soit, pour reprendre
les termes employés ici, une «texture expressive» et une «portion de con¬
tenu ».
Il n’est pas étonnant que dans ces conditions le signe [visuel] lui échappe :
tantôt il le saisit comme « texte iconique [sic] instaurant un processus d’ins¬
titution de code», tantôt comme unité appartenant à un «code faible et
imprécis » ; bref, dans un cas, le signe [visuel] n’est pas assez codifié pour que
sa nature sémiotique soit reconnue alors que, dans l’autre cas, il ne renvoie
qu’à une codification linguistique trop forte pour que soit sauvegardée sa
part d’iconicité. Cette schématisation binaire simple est tellement marquée
que, au terme de l’analyse, la seule solution trouvée est celle-ci : le signe ico¬
nique [ou le «signe visuel» saisi comme «signe iconique» : ce n’est pas très
clair ici] n’existe pas et la notion même de signe est en crise.
Je soupçonne que cette «crise» surgit moins de la rencontre du signe
\asuel et de sa divergence par rapport au signe linguistique que de l’ambi¬
guïté, de l’indécision et, à la limite, de la contradiction qu’il y a à tenter de
superposer des projets sémiotiques aussi éloignés l’un de l’autre que ceux de
Peirce et de Hjelmslev. Alors que dans la logique de Peirce l’iconicité, ne se
réduisant pas au visuel, désigne un caractère essentiel du signe, le projet
sémiotique de Hjelmslev, fondé sur la proposition saussurienne d’établir un
principe de classification des signes sur la base de leur pure appartenance au
symbolique ne laisse aucune place à cette notion d’iconicité. Je crois que les
unités qui sont mises en opposition dans ce texte d’Eco sont moins le signe
linguistique et le signe visuel que les deux définitions peircéenne puis saus-
surienne-hjelmslévienne du signe.
Le signe linguistique est l’unité d’un code ; il existe comme préalable au
processus sémiosique qui — on l’a suffisamment dit — est le seul mode
d’existence authentique du signe. En somme, la codification de la langue a
depuis longtemps voilé le fonctionnement sémiosique du signe linguistique
qu’il vaudrait d’ailleurs certainement mieux appeler discursif. Car de la même
façon que l’iconicité de l’unité signifiante visuelle est, dans des proportions

167
variables, préalable et postérieure à son appartenance à un ensemble (un
tableau, une photographie, un montage, une installation, etc.), de la même
façon, le mot n’a d’existence sémiotique authentique, c’est-à-dire de signifi¬
cation, qu’en vertu des sémioses antérieures, du travail de la semiosis qui
s’effectue à l’intérieur de l’énoncé (une phrase, un discours, un roman, etc.)
puis dans sa relation à l’environnement et dans le temps ultérieur de l’inter-
prétance. Les termes icône et iconisation désignent d’une façon particuliére¬
ment claire et juste ces deux états du signe saisi comme produit d’une con-
ventionnalisation historique passée puis comme processus actuel de
signification. Or, ces deux états du signe s’appliquent, de la même façon, au
signe visuel et au signe linguistique.
Mais, argumentera-t-on, le signe linguistique demeure tout de même
une unité codifiée dans la langue alors que le signe visuel semblerait échap¬
per, dans une large mesure, à cette codification. Le signe linguistique est,
plus proprement, la résultante des sémioses antérieures, soit des habitudes
déjà prises, dirait Peirce, qui, en dehors du contexte qui a présidé à leur éla¬
boration sont devenues des unités conventionnelles, préalables aux mouve¬
ments sémiosiques vivants, créateurs de signification. Il faudrait, par contre,
reconnaître que la conventionnalisation des unités visuelles est extrêmement
répandue, particuliérement à notre époque où les conditions d’une vie
sociale, beaucoup plus internationale et multilingue qu’elle ne l’était autre¬
fois, nous forcent à recourir à des icônes construites sur le modèle de base de
la signalisation routière Et à l’inverse, les travaux conduits par les princi¬
paux représentants de l’étude des Speech Acts (malheureusement traduits
«Actes de langage», alors que ce sont en fait des «actes de discours) ont
démontré la part importante que jouent, dans la communication quoti¬
dienne, des traits pleinement iconiques tels le ton de la voix, ou encore la
présence implicitement iconicisée, à l’intérieur même de l’énoncé, du con¬
texte où il s’inscrit. En somme, les signes linguistique et visuel sont beaucoup
plus proches que ne le suggère Eco : ce qui les différencie essentiellement,
c’est le fondement sensoriel qui préside à leur fonctionnement ainsi que les
modes de conventionnalisation qui en découlent.

Je crois que, à l’inverse de ce qui se fait habituellement, les conditions


d’existence sémiotique du signe visuel pourraient servir efficacement de
référence ou de patron théorique^^ à la compréhension de l’unité linguistique,
dont l’existence sémiotique comme unité d’un code, ici la langue, repose
avant tout — et aussi après tout — sur son existence sémiosique, comme
signe discursif. Autrement dit, l’iconicité qui marque de façon prédominante

20. Johansen (1993:121) donne l’exemple-des icônes désignant les lieux d’aisance pour les
femmes et les hommes : si, écrit-il, ces icônes n’étaient pas con-ventionnalisées, elles signi¬
fieraient qu’une porte est destinée à toute personne portant un pantalon et la porte voi¬
sine, à toute personne portant une jupe ou une robe.
21. Cette expression de Ferdinand de Saussure a été reprise par Benveniste (1969) dans le
cadre d’une discussion de cette même question.

168
le signe visuel devrait nous conduire à la reconnaître dans le signe linguis¬
tique. Je reprendrai la première proposition d’Umberto Eco en l’inversant :
c’est parce que l’unité signifiante, qu’elle soit linguistique ou visuelle, n’a
d’existence authentiquement triadique que par son action — à la fois de sym¬
bolisation, de désignation et d’iconisation — à l’intérieur d’un ensemble
(texte, tableau, etc.) qu’elle peut être reconnue comme signe.
En somme, c’est parce que le signe est en devenir que l’iconicité est omnipré¬
sente ; et cette iconicité est malléable, instable, changeante ; elle n’a rien à voir avec
une similarité de fait, préalable qui fixerait le signe une fois pour toutes. C’est en
somme la raison pour laquelle nous avons été appelés à placer, au centre de
notre discussion, la notion d’iconisation plutôt que celle d’icône.

L’îconisation comme totalisation du signe


Comment concilier les deux propositions suivantes ? D’une part, la signi¬
fication n’est possible et pensable qu’à l’intérieur d’un mouvement infini
d’avancée, de développement et de croissance, si bien que le signe, dans sa
fuite en avant risque constamment de nous échapper ; et d’autre part, la signi¬
fication n’est possible que sur la base d’une représentation où l’iconicité est
toujours présente — comme nous l’avons établi plus haut — ce qui implique
une certaine stabilité du représentamen.
En fait, c’est l’appartenance à des perspectives différentes des deux ter¬
mes icône et iconisation que je reprends ici. S’il y a une dialectique au cœur de
la sémiotique peircéenne, elle est là centrale, essentielle ! Et elle touche toute
réflexion sémiotique.
Une ébauche de réponse réside, peut-être, dans les quelques réflexions
de Peirce sur le mode d’existence de l’objet esthétique ; ces réflexions restent
exploratoires, demandant à être poursuivies...
Dans tous les textes antérieurs aux conférences sur le pragmatisme
(1903), les processus de sémiose sont toujours présentés comme allant dans
le sens d’une croissance, vers de plus en plus de généralité et d’abstraction.
On ne saurait trouver une plus juste illustration que celle des dix classes de
signe allant du qualisigne (classe 1) à l’argument (classe X). De plus, les
notions d’accrétion et de dégénérescence viennent appuyer cette perspec¬
tive d’un développement en hauteur, en abstraction. Or, lorsque, arrivé à
l’âge de la grande maturité, Peirce tente de comprendre l’objet esthétique, il
parle d’une représentation, donc d’un troisième qui existe, de façon prédo¬
minante, sous le mode des sensations (feelings), c’est-à-dire suivant la caté¬
gorie de la priméité.
[...] il me semble que la qualité esthétique réside dans l’impression globale
et inanalysable d’une rationalité qui s’est exprimée dans une création. 11
s’agit d’une pure sensation, mais d’une sensation qui est l’impression d’une
rationalité en état de création. C’est la priméité qui appartient vraiment à la
tercéité dans sa réalisation de la secondéité. (M.S. 310:13. Trad. J. F.)

169
Il me semble que, dans le plaisir esthétique, nous atteignons la totalité de la
perception sensible — et spécialement la totalité résultant des qualités de
sensation présentes dans l’œuvre d’art que nous contemplons —, déjà il y
a là une sorte de sympathie intellectuelle, une conviction qu’il y a là une
perception sensible que l’on peut comprendre, une sensation raisonnable.
Je n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est, mais il y a là un élé¬
ment de conscience qui appartient à la catégorie de la représentation, la
pensée représentant quelque chose qui appartient à la catégorie de la qua¬
lité de la sensation. (C.P. 5.113. 1903. Une traduction de ce texte figure en
annexe.)

Force est donc d’imaginer, sur le tableau des catégories, un mouvement


de sémiose qui, tout en se dirigeant vers de plus en plus de généralité, suive
simultanément un cheminement inverse se dirigeant vers un mode d’exis¬
tence sémiotique de plus en plus près de la sensation, de la priméité. Ces
deux parcours, bien qu’ils soient, d’un point de vue classificatoire, contradic¬
toires, sont simultanés ; ils se superposent. D’où la rencontre des notions de
plaisir^^ et de cognition:
[...] le plaisir provient d’un état d’esprit particulier associé à la conscience
de faire une généralisation dont le principal constituant n’est pas une sensa¬
tion mais bien un élément de cognition. (5.113. 1903. Une traduction de ce
fragment figure en annexe.)

Je tente de le dire autrement ; le gain de généralité, de niveau troisième


{faire une généralisation) n’est possible qu’en se réalisant de façon prédomi¬
nante au niveau de la sensation (des feelings, de Yémotion ou du plaisir).
Autrement, le signe se perdrait dans la tercéité, il deviendrait une entité pure¬
ment abstraite et perdrait son pouvoir de sémiose. L’expression sensation rai¬
sonnable figure le noyau dur, le cœur de l’apparente contradiction. Le renver¬
sement, par rapport aux écrits antérieurs, est tel qu’on comprend que Peirce
n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est.
Et pourtant, cette position est tout à fait cohérente avec la définition des
catégories auxquelles on applique rigoureusement les règles de la hiérar¬
chie: le troisième n’existe pas sans le second et le premier; le symbole pré¬
suppose nécessairement l’indice et l’icône. En somme, Peirce reprend, à pro¬
pos du représentamen esthétique, ce qu’il écrivait, plusieurs années plus tôt,
à propos de la nature forcément iconique des représentations symboliques
et conventionnelles dans la formulation et la résolution d’un problème algé¬
brique. Soyons plus précis ; il écrivait alors : « 11 est nécessaire, dans tous les
cas, de remplacer ce signe par une icône ». Dans les textes de la fin de sa vie,
auxquels je me réfère ici, il ne s’agit plus d’un simple remplacement, mais
d’une coexistence des modes, puis d’une prédominance de la priméité sur les autres
niveaux. Ailleurs, il parle du monde- comme d’un vaste représentamen qui ne

22. Le plaisir est aussi lié à l’émotion et à ce que Peirce appelle le fonctionnement sensuel de
la pensée; à ce propos, on se référera au paragraphe 2.643 des C.P. dont une traduction
figure en annexe.

170
La transcription, par Peirce, du « Corbeau » d’Edgar Allan Poe
Un exemple de l’écriture chirographique où se rejoignent, au niveau de
l’icône, le texte de poésie et l’acte de dessiner, ici saisi comme une
gestuelle. En fait, le poème d’Edgar Allan Poe est représenté, y compris
certains effets esthétiques. Ce qui illustre bien que la compréhension d’un
signe est la production d’un nouveau signe.
(Reproduit avec la permission de la bibliothèque Houghton, Université
Harvard.)

171
nous est accessible que par ses « qualités iconiques » : « L’univers, écrit-il, est
une grande œuvre d’art, un grand poème — car tout argument raffiné est un
poème ou une symphonie — comme tout vrai poème est un argument
sonore» (C.P. 5.119. 1903. Une traduction de ce texte figure en annexe.)
De toute évidence, ce que tente alors de saisir Peirce, c’est un signe, un
processus sémiosique qui se réalise et se totalise en s’iconicisant lui-même au
niveau de la priméité, des sensations, des feelings. Je crois qu’ici nous trou¬
vons une réponse à la question posée plus haut et qui, en dehors de cette
perspective, reste résolument paradoxale.
Un fragment, daté de 1906, donc encore postérieur au dernier cité, a été
retrouvé dans les manuscrits ; malgré son caractère bref et limité dans
l’exemplification, il marque certainement une autre avancée dans la voie de
cette même réflexion.
Le signe, pris pour lui-même, est ou bien un air-ton, ou bien une occurrence
ou bien un type. Le mot air-ton [Tuone] est un composé de ton [Tone] et d'air
[Tune]. Il désigne une qualité de la sensation qui est significative, qu’elle soit
simple comme un ton ou complexe comme un air. [...] S’il peut y avoir une
confusion entre l’air-ton et le type, ces termes peuvent cependant être dis¬
tingués de diverses façons. En premier lieu, [un type] est absolument iden¬
tique à lui-même dans toutes ses instances ou dans tous ses emplois, alors
qu’un air-ton ne possède aucune identité, il ne repose que sur la similarité.
[...] Ainsi, toute chose qui pourrait être rendue absolument définie, même
si l’on croit que des choses ne sauraient être rendues exactement identiques
dans toutes leurs qualités, ne pourrait être considérée comme un air-ton.
Une autre vérification tient à ce qu’un air-ton, même s’il peut, à la façon
d’un composé chimique constitué de plusieurs éléments, être composé de
plusieurs ingrédients, est parfaitement homogène et sans composition de
structure, alors qu’un type, même s’il peut être indécomposable, doit être
plus ou moins complexe dans sa composition.

Prenons, pour exemple, une mélodie, disons «The Last Rose of the Sum-
mer». Considérée en regard de sa structure, cette mélodie est un type;
mais, considérée comme un tout, y compris ses effets esthétiques qui ne sont pas
dus à des liens directs entre telle note et tel effet puis telle autre note et tel autre
effet, cette mélodie est alors considérée comme un air-ton. Conçue, suivant
l’habitude, comme un air-ton, la mélodie sera légèrement différente chaque
fois qu’elle sera chantée, mais du point de vue de sa composition, elle sera
exactement la même chaque fois qu’elle sera chantée avec une correction
minimale (bien qu’elle puisse alors être interprétée légèrement en dehors
du rythme et de l’air), et la mélodie sera alors considérée comme un type.
Mais lorsque quelqu’un chante cette mélodie, elle est considérée non pas
comme un air-ton, ni comme un type, mais comme une occurrence. [Logic
Notebook, M.S. 339d:533-534. 1906. Ce fragment a été cité par Johansen
(1993 :70-71). Une traduction complète figure en annexe. Je souligne.]

Au départ, ce fragment reprend, comme c’est très fréquent dans les


textes de Peirce, la présentation des trois grandes catégories de la phanéros-
copie, désignant le signe sous le point de vue du premier constituant, soit le

172
type, le token puis le tone. Et pourtant, il y a beaucoup plus : la simple recon¬
naissance des catégories est donnée ici comme insuffisante. Lorsque la
mélodie est considérée comme un tout, y compris ses effets esthétiques (prise
en compte de la qualité de la sensation et du serait extérieur ou ultérieur au
signe), elle devient un processus global où la priméité est nécessairement
prédominante. L’aspect premier [ou sensuel (C.P. 2.643)] de la représentation
est dés lors plus que le simple caractère sensible lié à notre perception
immédiate. D’où l’introduction, qui marque la nouvelle avancée de ce frag¬
ment, du mot-valise «air-ton» (Tuone) désignant une superposition du type
troisième et du ton premier, soit une totalisation du signe.

J’ai tenté, dans ce chapitre, de démontrer que la réflexion sémiotique


atteint son ultime point d’aboutissement lorsque la focalisation centrale, par¬
tant de la notion d’icône, s’attache à celle d’iconisation. Auparavant, dans
une perspective plus générale, j’ai voulu démontrer le rattachement de la
sémiotique à la position pragmatiste. D’une certaine façon, ce bref fragment
qui traite d’une simple chanson populaire synthétise ces notions. Le signe, y
compris ses effets esthétiques, n’est pas réductible à de simples relations de
cause à effet entre telle composante de la mélodie et telle retombée au
niveau de la signification ; le serait du signe est réalisé, pourrait-on dire, quasi
immédiatement, dans l’interprétation de la dite chanson. En somme, cette
chose bizarre qu’est Vair-ton pourrait être considérée comme le patron du
signe tel qu’il est défini dans le dernier état de la sémiotique peircéenne. Et
il semble y avoir une relation inversement proportionnelle entre, d’une part,
son caractère difficilement saisissable et, d’autre part, la puissance sémiosi-
que que recèle cette notion. Peut-être en fait ce point marque-t-il la question
qui initierait toute réflexion dans le domaine de la sémiotique : comment un
simple signe peut-il servir d’amorce à un mouvement de sémiose qui le
déborde hors de toute mesure? Ou à l’inverse: comment des œuvres de
création et de pensée, aussi complexes soient-elles, pourraient-elles être
réductibles ou explicables par de simples signes? Comme je l’ai indiqué plus
haut, je crois que la réponse réside dans cette expression que j’ai qualifiée de
noyau dur; une sensation raisonnable. 11 semblerait que la sémiotique peir¬
céenne, dans son dernier état, ouvre des avenues qui permettent de résou¬
dre cet apparent paradoxe.

Je crois qu’avec ce point nous touchons l’essentiel de ce que sont l’icône


et l’iconisation ; la représentation d’un savoir dynamique jamais achevé,
d’une conscience en mouvement, sous le mode d’une présence sensible (en
fait, une congruence des trois niveaux logiques que sont la présence, la pré¬
sentation et la représentation). La rencontre, à la fin de sa vie, de l’esthétique,
apportait à Peirce la confirmation de l’intuition première, élaborée dès 1868,
concernant les règles de la hiérarchie et la nature authentiquement triadique
de la signification. 11 ne reste qu’un dernier pas à franchir : imaginer que ces
nouvelles perspectives, concernant l’esthétique, puissent s’appliquer à toutes
les formes de représentation. Or cette idée, nous la retrouvons dans le

173
dernier grand texte de Peirce (1908) intitulé Un argument négligé en faveur de
l’existence de Dieu. Le processus d’iconisation qui avait été préalablement
donné comme une modalité, disons technique, de compréhension des
signes, puis comme une saisie de la globalité du signe (y compris ses effets
esthétiques) désigne au terme de cette réflexion, le processus même de l’intel¬
ligence qui, au delà du travail acharné de la formalisation logique, paraît,
assez simplement, comme une rêverie ou plutôt comme une exploration des
trois univers, comme un musement.
Il y a une certaine occupation de l’esprit qui, si j’en crois le fait qu’elle n’a
pas de nom particulier, n’est pas aussi communément pratiquée qu’elle
mérite de l’être, car pratiquée modérément — disons pendant cinq ou six
pour cent de la \ae éveillée, pendant une promenade, par exemple — elle
est assez rafraîchissante pour faire plus que compenser le temps qu’on lui
consacre. Parce qu’elle n’implique aucun projet sauf celui d’éliminer tout
projet sérieux, j’ai parfois été à demi enclin à l’appeler rêverie, non sans
réserve ; mais pour une disposition d’esprit aux antipodes de l’abandon et
du rêve, cette appellation serait une distorsion de sens trop affreuse. En fait,
c’est du Jeu Pur. Or le Jeu, nous le savons tous, est le libre exercice de nos
capacités. Le Jeu Pur n’a pas de règle, hormis cette loi même de la liberté.
II souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. L’occupation
que je veux dire — une petite bouchée [en français dans le texte] avec les
Univers — peut prendre soit la forme de la contemplation esthétique ou
celle de la construction de châteaux lointains (en Espagne ou dans notre
propre formation morale) ou celle de la considération de quelque merveille
dans l’un des Univers ou de quelque connexion entre deux des trois Uni¬
vers, avec spéculation sur sa cause.
C’est ce dernier genre d’occupation — tout bien considéré, je l’appellerai
« Musement»...
[...] continuant à donner les conseils qu’on m’avait demandés, je dirais:
« Montez dans l’esquif du Musement, faites-lui gagner le large du lac de la
pensée, et laissez le souffle du ciel gonfler ses voiles. Les yeux ouverts,
soyez attentifs à ce qui est autour de vous ou en vous, et entamez la con¬
versation avec vous-mêmes ; car la méditation n’est pas autre chose que
cela.» (C.P. 6.458-461. A.N. 174-176. Je souligne.)

L’esthétique qui auparavant était proclamée première (dans l’ordre clas¬


sificatoire de l’interprétant final) devient troisième, ultime dans l’ordre de la
signification !

Dans ces conditions, le représentamen, saisi au niveau de l’icône, serait


plus que le simple maillon à l’intérieur d’une chaîne de sémiose ; il figurerait
le mouvement sémiosique lui-même. Ce qui rendrait compte des mouve¬
ments de sémiose qui se construisent à partir des toiles, des romans, des piè-

23. De la même façon que l’abduction — qui, sur une base purement classificatoire, était don¬
née comme la première inférence — devient, au terme des derniers écrits de Peirce, dans
cette perspective, troisième.

174
ces musicales, etc. C’est précisément ce que je tentais de saisir plus haut
lorsque j’écrivais que le tableau automatiste, la fresque romanesque de
Cervantes, tout comme une démonstration géométrique ou le Requiem de
Mozart donnent à voir, à entendre, à imaginer une totalité provisoire du
mouvement sémiosique qui les constitue. On pourrait alors suggérer que de
telles icônes, parce qu’elles représentent, présentent puis rendent présents
simultanément des signes, nous fournissent, dans notre contact avec eux,
des occasions de musements. En fait, on trouve là des concentrés de sémiose
virtuels en attente de réalisations à venir.
Les deux prochains chapitres seront consacrés à étudier de telles con¬
centrations de sémiose à l’œuvre à l’intérieur de quelques textes littéraires.

175
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8. La métaphore est une plongée
dans les territoires de l’imaginaire
L’hypoicône interprétée en regard de quelques
œuvres du poète Saint-Denys Garneau

À la recherche de la métaphore
Poser la question de l’iconicité, c’est en fait interroger la représentation.
Le littéraire que je suis demandera donc : comment un texte littéraire arrive-
t-il à représenter? Que représente-t-il? Quel est, par exemple, le statut de la
représentation dans un poème par rapport à un récit ou à un essai? Le
«représenté» est-il quelque chose de différent du texte, à la façon d’un objet
par rapport au signe ? Puis, comment s’articulent « représentation » et « signi¬
fication» dans le cas d’un représentamen textuel? Ces deux notions sont-
elles — comme je serais porté à le croire — indissolublement liées? Voilà
des questions vastes et fondamentales, trop ambitieuses pour que je puisse
prétendre arriver, dans le cadre de cette démarche, à une réponse qui soit
une solution exhaustive. Je me permettrai donc une ellipse ; je me donne
comme postulat que le texte littéraire se fonde essentiellement sur la méta¬
phore, c’est-à-dire sur un mouvement de sémiose qui cherche à saisir un
objet en le circonscrivant de façon allusive, sinon à le créer en accumulant
des parcelles de signification qui finiront par constituer un ensemble cohé¬
rent, une représentation dont la question du statut de la réalité référentielle
ne se pose pas. Je travaillerai donc essentiellement sur la métaphore dans sa
relation à l’iconicité.
Je fais appel à deux discours et à deux corpus extrêmement différents :
l’œuvre d’un poète, Saint-Denys Garneau, et le texte d’un philosophe théori¬
cien, Charles S. Peirce. Chacun parle de la métaphore ; et dans les textes de
chacun l’usage de la métaphore est présent, suivant des proportions varia¬
bles. Or, autant Peirce, après avoir écrit quelques propositions sur l’expé¬
rience esthétique et la métaphore, semble impuissant à donner un prolonge¬
ment à ces incursions dans un domaine où il ne se sentait vraisemblablement
pas à l’aise, autant Saint-Denys Garneau, qui, comme tous les poètes, a pra¬
tiqué abondamment la métaphore, ne semble pas arriver à saisir, de façon un
peu plus exhaustive et distanciée, les enjeux de ce mécanisme fondamental
de la signification.
Je ne crois pas qu’il soit possible de saisir la métaphore en dehors d’un
usage métaphorique, car alors elle nous échapperait, pour la raison très
simple que la métaphore ne saurait être réduite à un simple fait objectif et
statique de nature linguistique ; la métaphore est une inférence de l’esprit, un

177
déplacement dans les lieux ténus de l’imaginaire. Et inversement, si l’on sai¬
sit la métaphore, étant immergé dans celle-ci, comment arriver à com¬
prendre ce qu’elle est réellement? Ou, pour le dire autrement: notre esprit
étant à l’intérieur de la métaphore, nous y participons, nous la prolongeons
en nous, nous nous prolongeons en elle, mais nous ne pouvons pas la recon¬
naître comme figure. Étant à l’extérieur de la métaphore, nous pouvons la
désigner, mais alors comment la comprendre, comment participer au par¬
cours de signification qu’elle réalise ?
Je me propose donc de procéder à une lecture conjointe du poète et du
philosophe, cherchant à construire, si l’on peut dire, une pièce à deux voix
qui, je le suppose, se compléteront l’une l’autre, à la façon d’un duo musical.
Peut-être aussi, en tentant d’y insérer ma modeste voix, de façon à construire
un trio.

La métaphore : un trope, un signe, un mouvement de sémiose ?


Le préfixe grec pstd (méta) signifie au delà^, par opposition à Tipô
(pro) qui signifie en deçà, alors que (l)épeiv (ferein) signifie transporter. Le
terme métaphore signifie donc, étymologiquement, qui nous transporte au
delà. En ce sens, le terme métaphore est, peut-être, dans toute la terminolo¬
gie de la rhétorique classique, celui qui se rapproche le plus du signe tel que
défini dans la phanéroscopie, puisqu’il reprend les caractères de l’incomplé-
tude et de l’ouverture vers le serait du signe inscrivant de ce fait un report
dans le processus de la signification. Mais la métaphore a ceci de particulier
que cet au delà du signe est médiatement présent dans l’instant même de la
présence du mot plutôt que d’être reporté dans un ultérieur temporel. La
métaphore repose sur le même paradoxe que le signe peircéen puisque tous
deux supposent la position logique du tiers inclus : une chose est simultanément
elle-même et quelque chose d’autre.
On sait que le signe, tel que défini dans la phanéroscopie, est impensa¬
ble en dehors d’une prise en compte de l’inférence — notamment l’abduc¬
tion —, ce qui représente la façon nécessaire d’inscrire la sémiose dans le
signe. Je tenterai, plus loin, de démontrer que la métaphore, plutôt que
d’être, comme on le suggère habituellement, un raccourci d’expression, en est
un nécessaire prolongement, une inférence qui passe par une plongée dans un

1. L’usage a plutôt retenu, comme signification au terme grec peTâ le sens de au-dessus, tel
que l’atteste le terme métalangage: un langage qui parle d’un langage autre au dessus
duquel il est placé. Le terme métalangage (vraisemblablement construit sur le modèle de
métaphysique) suppose un regard surplombant, un pouvoir de définition et de détermination
qui est celui de l’application d’un code. Cette signification du terme métalangage s’explique
du fait que l’usage de ce terme s’inscrit dans un modèle sémiotique où l’instabilité du
signe, sa transformation continuelle est niée avec force. L’ailleurs que désigne le terme
métalangage est donc réduit à ne recouvrir qu’une instance plus abstraite. On comprend,
dans ces conditions, que le préfixe pet à, qui appartient au terme métaphore, reste inex¬
pliqué.

178
lieu obscur, extrêmement ténu, largement insaisissable, appartenant à la pri-
méité ; bref, la métaphore m’apparaît comme un concentré de sémiose. Me
référant au poète, je proposerai que la métaphore, en tant que processus
inférentiel, ressemble à un voyagé que quelqu’un aurait fait dans un pays
inconnu alors qu’elle nous est donnée comme le journal de ce voyage ; les
lecteurs qui n’ont pas connu cette terra incognito se retrouvent devant des
mots, des propositions, des images qui leur échappent en bonne partie et qui,
de ce fait même, les invitent au dépaysement et à la découverte.

L’explication classique de la métaphore fut celle d’un trope, c’est-à-dire


d’un simple glissement de termes ou d’une substitution de lexèmes. Il s’agit
là d’une saisie de l’extérieur qui ramène la métaphore à une mécanique ins¬
crivant un écart par rapport à un usage dit normé de la langue. La difficulté
centrale que présente ce traitement de la figure, c’est qu’il ne saisit le phéno¬
mène que comme un symptôme, suivant un point de vue extérieur. On com¬
prend la raison de cette lecture de la métaphore comme simple trope qui a
comme fonction de situer le processus dans une logique de tiers exclus. Défi¬
nir la métaphore comme trope, c’est présupposer des entités bien délimitées,
bien définies — les mots tels qu’ils sont — fixées à demeure dans la struc¬
ture de la langue. Dans ces conditions, on se place dans l’impossibilité abso¬
lue de saisir ce passage furtif, ce moment de transport (pour reprendre le
terme grec) qui est, au sens propre, une inférence, cet instant de déraillement
où les mots empiètent les uns sur les autres, se fusionnent dans une sorte
d’indifférenciation. Je crois que c’est ce point crucial qu’il faudrait arriver à
saisir. Quant à la notion de trope, elle ne permet de saisir que la simple trace
de cette inférence ; le trope n’est, tout au plus, qu’un indice.

Plaçons-nous à l’écoute du poète...


... car ce qu’on lira ici pourrait avoir été écrit par tous les poètes ; l’expé¬
rience relatée, cet appel à la sensation et cette attente sont certainement uni¬
versels :
Inspiration, exaltation, «mystérieuses concordances» entre la nature et
l’imagination, poésie, est-ce que tout cela existera toujours, nous habitera
toujours sans qu’on puisse jamais le connaître? Sans qu’on puisse jamais
que l’évoquer par la création de beauté ? Et jamais le saisir ? Ah ! sentir cela,
le voir surgir en créant, le sentir à travers une oeuvre, puis en être ensuite
dépossédé comme un qui s’est aventuré en pays défendu, à qui l’on a fait
boire à son retour un élixir d’oubli, qui ne voit plus le monde où il fut et n’en
garde que la sensation d’une béatitude incomparable et l’insupportable nos¬
talgie. Alors, il tâche à se souvenir, à reconstruire en esprit l’univers quitté,
à comprendre la magie qui lui fut révélée. Mais il se trouve devant un grand
mystère où sa raison ne trouve plus aucun appui, et il ne peut comprendre.
Il lui reste à attendre le retour de la grâce.
Cette attente, c’est ce que j’ai voulu exprimer dans une ébauche de poème
que je reconstruirai peut-être un jour, et qui commence : « Le diable, pour

179
ma damnation... » (Saint-Denys Garneau, Journal, mai 1935, dans Œuvres:
360)

Ce dont parle le texte ici, c’est d’une expérience esthétique, comme d’un
exil, dans un pays inconnu et interdit ou d’une plongée dans un autre monde,
ce qui est, à proprement parler un transport dans un ailleurs, alors même que
cet ailleurs, lieu de bonheur incomparable, reste indicible, impossible à dési¬
gner autrement que par le démonstratif neutre cela, inaccessible autrement
que par un moment de grâce, c’est-à-dire une occasion qui est donnée gra¬
tuitement, de façon tout à fait juste ici, un serait. Cet ailleurs est insaisissable,
il ne peut être imaginé que comme une totalité sans discrimination : et effec¬
tivement, on trouve ici juxtaposés et l’appel à la grâce divine et la présence
du diable puis de la damnation', il semblerait que cet ailleurs n’existe que
comme instance de séduction... (et c’est précisément là le thème que déve¬
loppe le poème annoncé «Le diable pour ma damnation... »). Le texte est
particulièrement explicite ici : la raison n’y trouve aucun appui... l’expérience
est vécue comme sensation...
Je noterai tout de même trois termes qui marquent comme des lieux dif¬
férents qu’habite le sujet: la nature, l’ailleurs et l’esprit ou la raison. Si l’on
tentait de penser ces trois scènes suivant les catégories de la phanéroscopie,
il apparaîtrait spontanément que l’esprit-raison appartient au troisième, la
nature autant que le poème à construire au deuxième, et l’ailleurs, le pays
défendu au premier. Alors, les mystérieuses concordances — qui diffèrent des
correspondances baudelairiennes en ce qu’elles sont simplement présumées
et non réalisées symboliquement — désignent une liaison à construire entre
ces trois lieux. L’impuissance à comprendre renvoie à l’insuffisance de la rai¬
son-troisième à établir ces concordances, d’où la position d’attente... Et
Y exaltation, puis Yinspiration désignent des forces, survenues on ne sait d’où,
venant au secours de l’imaginaire pour que s’opère cette plongée dans Tail¬
leurs où se vit une béatitude incomparable... L’aventure poétique autant que
l’écriture de la pièce de poésie sont perçues comme un don, le fait d’une
grâce imprévisible et imprescriptible.
Enfin, un dernier point. Si par ce texte, Saint-Denys Garneau décrit une
plongée dans l’inconnu qui serait une inférence, il ne peut le faire que de
façon métaphorique («pays défendu», «élixir d’oubli», etc.). Et si cette infé¬
rence ne peut exister que comme métaphore, c’est qu’elle ne peut être écrite
que métaphoriquement. Et c’est bien là le trait le plus caractéristique de ce
fragment tiré du journal où l’écriture est en parfaite continuité avec la pra¬
tique de la poésie, en fait, en dehors de toute rupture entre ce que nous appe¬
lons maintenant un langage de premier niveau et un métalangage. Je crois
que c’est pour cette même raison que je ne puis arriver à comprendre ce que
le discours abstrait nous dit de la métaphore sans me référer à ces œuvres du
poète qui viennent conférer une substance aux propositions plus formelles.
À l’époque de la maturité, Peirce touchait un aspect semblable dans sa
réflexion sur la signification. 11 écrivait :

180
Je vous entends dire : « Tout cela, ce ne sont pas des faits, c’est de la poé¬
sie. » Insensé ! Que la mauvaise poésie soit fausse, j’en conviens ; mais rien
n’est plus vrai que la vraie poésie. Et laissez-moi dire aux scientifiques que
les artistes sont des observateurs beaucoup plus précis et plus fins qu’eux,
si ce n’est la minutie qui leur est spécifique et qu’ils recherchent constam¬
ment. (1903. C.P. 1.315. Trad. J. F.)

Pour une saisie sémiotique de la métaphore


La métaphore étant définie, chez Peirce, comme le troisième terme de
l’hypoicône, il est nécessaire de passer d’abord, par la notion d’hypoicône,
pour arriver à saisir cette dernière.

Cette notion d’hypoicône se présente de façon un peu bizarre. D’un


côté, elle est non essentielle, comme superflue («une telle division n’est pas
appelée de façon impérative », écrit Peirce), alors que, du point de vue des
sémioticiens, cette question est essentielle compte tenu de la place qu’y
prennent les notions d’image, de diagramme et surtout de métaphore. Le
sémioticien de la littérature ne peut passer outre à cette position classifica¬
toire de la métaphore et donc à sa fonction dans l’ensemble du tableau de la
sémiotique. D’autant plus qu’il s’agit moins de classes de signes que de pro¬
cessus sémiosiques.

L’hypoicône
En fait, tout le débat autour de la définition peircéenne de la métaphore
origine de ce fragment :
Seule une possibilité est une icône, purement en vertu de sa qualité ; et son
objet ne peut qu’être une priméité. Mais un signe peut être iconique, c’est-
à-dire peut représenter son objet principalement par sa similarité, quel que
soit son mode d’être. S’il faut un substantif, un représentamen iconique peut
être appelé une hypoicône. Toute image matérielle, comme un tableau, est
largement conventionnelle dans son mode de représentation; mais en soi,
sans légende ni étiquette, on peut l’appeler une hypoicône.

On peut en gros diviser les hypoicônes suivant le mode de la priméité à


laquelle elles participent. Celles qui font partie des simples qualités ou pre¬
mières priméités sont des images', celles qui représentent les relations, prin¬
cipalement dyadiques ou considérées comme telles, des parties d’une chose
par des relations analogues dans leurs propres parties, sont des diagram¬
mes ; celles qui représentent le caractère représentatif d’un représentamen
en représentant un parallélisme dans quelque chose d’autre sont des méta¬
phores. ( C.P. 2.276-7; É.S. 148-9. 1902)

Ce passage représente une énigme pour tous les commentateurs de Peirce


tant on arrive difficilement à lui trouver un sens ou, plus justement, à le placer
dans le tableau de la semeiotic. Et l’on devra ici reconnaître qu’il n’y a aucun
consensus entre les commentateurs sur l’interprétation de ce passage.

181
Pour m’aider à comprendre ce fragment qui, je crois, demeurera tou¬
jours énigmatique (la cascade des quatre occurrences de termes appartenant
au paradigme de représentation ne simplifie pas les choses ^), je me référerai
à divers fragments du texte de Peirce portant sur l’expérience esthétique ; je
tenterai aussi de le lire sur la base de quelques textes de Saint-Denys
Garneau, tenant comme acquis une congruence entre le témoignage et la
pratique d’écriture du poète et cette abrupte proposition du sémioticien.
J’accumulerai des traits ou des aspects qui marquent cette citation, cher¬
chant à lui conférer des prolongements, des significations.

Le second du signe, la relation à l’objet, désigne la représentation


Le second du signe marque, par excellence, la fonction de représenta¬
tion, puisqu’il est la relation à l’objet (et non l’objet lui-même). D’où la réité¬
ration constante du verbe représente dans cette citation. Évidemment, la
relation à l’objet est impensable en dehors des deux autres composantes du
signe, le fondement et l’interprétant. Les trois catégories de la relation à
l’objet, Yicône, Yindice et le symbole désignent donc différentes classes de
représentation qui sont construites suivant le modèle de la trichotomie (voir
figure 1, page 188).

L’icône comme mode virtuel de représentation


L’icône est la forme la plus primaire de la relation à l’objet, c’est-à-dire
de la représentation ; primaire puisqu’elle n’est que possibilité de représentation
fondée sur une simple similarité — et encore une similarité virtuelle (au sens
de non préalablement établie ou non consciemment reconnue comme représenta¬
tion) — entre le signe et son objet. Cette similarité peut ne pas être réalisée
(au sens de «rendre réel») et, même si cette similitude était réalisée, l’icône
désignerait une similitude saisie à une étape antérieure ou plutôt suivant un
statut logiquement préalable à sa réalisation, c’est-à-dire dans son état vir¬
tuel.
David Pharies (1985:35) suggère un exemple particulièrement évocateur de ce
qu ‘est essentiellement une icône : « Les icônes les plus pures sont celles qui compor¬
tent le moins d’éléments de causalité ou de convention comme, par exemple, la
corniche d’une montagne qui, perçue d’un certain point de vue, ressemblerait à la
silhouette d’un homme endormi ou bien les branches ou les racines d’un arbre qui
ressembleraient à des bras ou à des genoux. » (Trad. J. E)

D’une certaine façon, la définition de la pure icône est à penser dans les
termes de l’absence ou de l’exclusion du passage par la médiation d’un réfé¬
rent. On peut déjà pressentir que la notion d’icône sera nécessaire pour

2. En ce qui concerne cette tendance, chez Peirce, à la répétition d'un même terme, on se
référera à la note 3 du paragraphe 5.402 des C.P. Une traduction de ce texte figure en
annexe.

182
rendre compte de la problématique de la représentation dans les pratiques
liées aux arts où la mise à l’écart du référent est un caractère essentiel (je me
réfère ici à la notion d’illusion référentielle). Le pays interdit de la citation don¬
née plus haut illustre de façon tout à fait convaincante cette pure représen¬
tation, immanente à l’écriture, d’un ailleurs à qui est refusée l’existence en
tant que réalité seconde.

Où il est question de carence


L’hypoicône est donnée comme un mode d’être de l’icône. Mais en quoi
une icône est-elle considérée comme une hypoicônel Une icône est considé¬
rée comme hypoicône, lit-on dans ce passage, s’il manque une légende ou
une étiquette. 11 y a donc une carence. On pourrait penser à un tableau repré¬
sentant un personnage sans aucune indication du nom du personnage : ou
bien ce personnage représenté nous est inconnu, ou bien il n’existe pas
comme individu, ce qui, d’un point de vue sémiotique, revient au même. Dès
lors, le tableau, saisi comme pure icône, n’exprime pas autre chose que ceci :
cette représentation est celle d’un personnage possible, qu’il soit réel ou non,
l’existence de ce personnage n’étant pas prise en considération. C’est donc
dire que la carence appartient moins au représentamen qu’à son mode d’exis¬
tence dans un environnement, dans sa relation au destinataire ou à l’inter¬
prète. Car le nom du personnage, s’il était indiqué sur la légende ou le titre
du tableau, établirait une connexion, et le signe global — le tableau et la
légende saisis comme un tout — en plus d’être iconique, deviendrait indi¬
ciaire.
Inversement, reconnaissant sur un tableau un personnage que je con¬
nais, je suis dans la quasi-incapacité de saisir ce tableau comme pure icône ;
il y a certainement là une base pour fonder une réflexion sur la question de
la non-figuration.
Ainsi, Borduas disait à ses étudiants, à propos du processus de lecture d’un
tableau, qu’il faut se méfier des mots tout faits; phrase que j’interprète ainsi: le
mot, remplissant une fonction de désignation, c’est-à-dire en inscrivant une fonc¬
tion indiciaire, entraîne comme conséquence de rendre très difficile sinon impos¬
sible la saisie du tableau exclusivement pour ses propres qualités sensibles, comme
pure icône. La tentation est grande d’imaginer que le parcours qu’opérait
Borduas vers la non-figuration correspond à tous ces efforts dont fait preuve
Peirce lorsqu’il tente de saisir, de définir et de justifier l’existence de la priméité
comme telle^, c’est-à-dire en dehors de toute caution de quelque existence fac¬
tuelle que ce soit.
Ce fragment du journal de Saint-Denys Carneau cité plus haut traite, en
fait, principalement d’une carence, celle de l’impossibilité de contrôler, par la
raison, l’accès à ce pays, l’impossibilité de le faire surgir par une simple

3. Cet effort est particulièrement frappant dans les fragments que l’on trouvera aux paragra¬
phes 1.304-316 des C.F (É.S. 83-89).

183
prescription, la difficulté en somme de le nommer autrement que par le
terme neutre cela. Je crois que, au niveau sémiotique, les deux carences ici
indiquées révélent un seule et même chose, que ce soit dans une représen¬
tation non contextualisée (le portrait, sans nom) ou dans l’impossibilité de
saisir de façon positive un ailleurs imaginaire dont la durée, l’accessibilité
sinon la réalité même est questionnée : est-ce que tout cela existera toujours,
nous habitera toujours sans qu’on puisse jamais le connaître ?

Brève mise en garde contre la tentation de limiter Ticonique


au visuel
On aura sans doute remarqué, à la lecture de cet exemple proposé par
Peirce, que les deux niveaux de l’icône et de l’indice renvoient à une repré¬
sentation d’ordre respectivement visuel (le tableau) et linguistique (la
légende). À cette étape de notre analyse, ce serait une grande erreur que de
fixer des équivalences entre iconique et visuel, et entre indiciaire et linguis¬
tique, car on simplifierait, on irait jusqu’à déformer la problématique et on
s’interdirait alors l’accès à ce que la logique peircéenne peut nous apporter
de nouveau. Je crois qu’ici le trait pertinent qui distingue le tableau de la
légende tient à ce que la légende soit faite d’un signe simple, un mot isolé,
minimalement iconique et pointant, comme une flèche ou un indice, vers un
référent, alors que le tableau est une icône complexe, c’est-à-dire composée
d’une pluralité de signes graphiques entrant en interaction.
Je me contenterai, pour le moment, de rappeler que cet exemple donné
par Peirce n’est pas le fruit du hasard, car il arrive fréquemment, dans l’usage
courant, que le représentamen visuel soit iconique et que le représentamen
linguistique remplisse une telle fonction indiciaire ; un catalogue d’exposition
par exemple. On trouvera, par contre, tout aussi fréquemment, une inversion
de cette même situation, par exemple dans un quotidien où un long article
portant, disons, sur une catastrophe écologique, serait illustré d’une photo¬
graphie du site désigné qui alors remplirait la fonction assignée, dans l’exem¬
ple de Peirce, à la légende, c’est-à-dire celle d’attester de la réalité de l’objet
de la représentation iconique.
Roland Barthes avait cédé à cette même fausse évidence en proposant qu’un signe
non linguistique, un artifice de mode vestimentaire par exemple, ne peut accéder
au sens que par le relais d'un signe linguistique. Or un examen un peu plus
approfondi nous démontre à l’évidence que l’accès à la signification passe par la
translation d’un signe à un autre, quelle que soit la facture de leur représentamen.

L’hypoicône est une icône à l’état pur


L’icône étant le mode premier de la relation à l’objet, l’absence ou la
carence de renseignements ou de savoir préalable ou complémentaire {infor¬
mations collatérales) sur l’objet spécifique entraînerait comme conséquence
d’interdire le développement du signe — le travail de la sémiose — en ren-

184
dant impossible son passage à l’indice, puis au symbole. On parlera donc
d’un signe qui se voit interdire l’accès à un développement ou à une com¬
plexification.

On sait, suivant les règles de la hiérarchie, que l’icône est une compo¬
sante nécessaire de l’indice, puis du symbole. Alors, la notion d’hypoicône
désignerait l’icône en soi, sans possibilité de développement, en quelque
sorte, une icône à l’état pur...

Si le destin obligé du signe est son serait, un ultérieur, une avancée


sémiosique de ce signe ne pourrait donc pas se faire suivant le mode normé
de la sémiose qui est celui d’une complexification et d’une abstraction, c’est-
à-dire une progression dans l’ordre des classes de signes (je me réfère ici aux
tableaux tant de la première que de la seconde sémiotique). Or, cette avan¬
cée des signes, leur prise sur le contexte et la complexification correspon¬
dent à un développement ou à une élaboration qui se fait dans le sens d’une
croissance jusqu’à une éventuelle saturation qui marquerait une exhaustivité
satisfaisante pour l’esprit. Encore ici, le texte cité de Saint-Denys Garneau
prend en compte, en l’inscrivant cette résistance à l’élaboration; «un grand
mystère où sa raison ne trouve plus aucun appui, et il ne peut comprendre ».
Le développement est sujet à la survenue d’une grâce, d’où la simple posi¬
tion d’attente.

La priméité comme lieu à’indifférenciation


S’il est un trait caractéristique de la priméité, c’est celui de Y indifférencia¬
tion. La relation iconique à l’objet est définie comme simple similarité ou
analogie, ou encore comme virtualité ou simple possibilité ; or, en raison de
ces caractères tout à fait archaïques qui définissent la priméité, les deux ter¬
mes, mis en relation iconique, se fusionnent de sorte que, à ce niveau, l’esprit
n’arrive pas à faire la distinction entre la représentation et la chose réelle
(cette distinction nécessitant l’étape plus avancée marquée par la secondéité
où s’établit une discrimination entre des existants). Cette fusion entre l’objet
proprement dit et la représentation, Peirce l’avait saisie et inscrite de façon
très claire ;
Ainsi, en contemplant un tableau, il y a un moment où nous perdons cons¬
cience qu’il n’est pas la chose, la distinction entre le réel et la copie dispa¬
raît, et c’est sur le moment un pur rêve — non une existence particulière et
pourtant non générale. À ce moment, nous contemplons une icône. [1885.
C.P. 3.360. Trad. Everaert-Desmedt (1993: 98)]

Le signe est alors une simple similarité ; et ceci représente le principal mode
de représentation dans toutes les formes d’art. Dans ce cas, il n’y a pas de
distinction fine entre le signe et la chose représentée, et l’esprit, ne portant
aucune attention à savoir si les choses sont réelles ou non, flotte dans un
monde idéal. («La trichotomique». E.P. 280-284. 1888. Une traduction de
ce texte figure en annexe.)

185
Le fragment cité du journal de Saint-Denys Garneau renvoie à l’ébauche
du poème « Le diable, pour ma damnation... ». Ce poème {Œuvres: 186) dont
la facture est très narrative, met en scène un sujet «Je» qui, assis dans une
salle dans l’attente d’un spectacle de danse, dialogue avec son cœur'^. Tout
se joue en fait entre le regard et les rideaux qui, lorsqu’ils s’ouvriront, don¬
neront place à une révélation dont les connotations rejoignent le pays
défendu dont il a été fait état dans le journal : « La fascination de la nuit / La
splendeur du jour éternel / L’étonnante réalité». Or, l’attente prolongée
vient mettre en cause l’existence même de cette révélation qui pourrait
n’être qu’un fantasme ou une illusion si bien que lorsque surgit la danseuse,
le sujet entre dans une grande exaltation: «Quelle extase! Nous sommes
ivres, / Mon cœur et moi nous sommes fous /Et nous demeurons dans la
salle / Quoique le voile soit tombé ». Puis, la suite du texte raconte la pro¬
longation de l’attente où le désir du sujet se confond avec la réalité de la
révélation. Suit le doute ; ce n’est peut-être qu’un manège du diable qui
« s’amuse de notre mort à petit feu à mesure qu’il voit surgir la folie au fond
de nos yeux agrandis». Enfin, l’évocation se prend dans les rets de la ratio¬
nalisation ; « Tout cela est une mystification / Un piège, une plaisanterie ;
puis II [le diable] sait bien que nous sommes dupes, / Et c’est son plaisir. /
Nous le savons aussi d’ailleurs ».

Ce texte pourrait être analysé comme la réalisation narrative d’une méta¬


phore, celle de l’évocation, par le biais d’un spectacle, du désir qui n’arrive pas
à se constituer dans l’existence. Bref, le désir du sujet, son monologue (ou le
dialogue avec son cœur) ne trouvent qu’à plonger dans un ailleurs.

J’ai signalé, plus haut, la teneur fortement narrative de ce texte. À la dif¬


férence d’autres objets poétiques auxquels je me référerai plus loin, l’évoca¬
tion de l’ailleurs demeure comme extérieure à l’acte même de l’écriture. On
comprend, dans ces conditions, que Saint-Denys Garneau n’ait pas retenu ce
poème pour la publication de Regard et jeux dans l’espace. Et pourtant, ce
texte illustre de façon convaincante l’appel de l’ailleurs qui est, par excel¬
lence, le lieu logique de l’inférence. Comme le pays défendu, la révélation du
spectacle désigne un lieu flou, vague, espace du désir; je ne crois pas que
l’on pourrait trouver illustration plus juste de ce trait de l’indifférenciation où
les valeurs les mieux démarquées se confondent : à la fois splendeur du jour
et fascination de la nuit] lieu où l’on est conduit par la grâce et où l’on ren¬
contre le diable. On pourrait ici paraphraser Peirce ; il n’y a pas de distinction
fine entre le désir et l’ailleurs représenté et l’esprit flotte dans un monde idéal ne
portant aucune attention à savoir si les choses sont réelles ou non.

4. Une analyse sémiotique plus poussée de ce texte reconnaîtrait le «Je» isolé dans un sta¬
tut monadique, une relation dyadique inscrite dans le dialogue « (Je-Tu) » et enfin une rela¬
tion potentiellement triadique qui cherche à se construire dans le complexe «(Je-Tu)-
Elle », ce terme « elle » indiquant la danseuse, soit la révélation de la beauté. En ce sens, ce
poème affiche avec une exhaustivité étonnante un parcours de sémiose. L’analyse triadi¬
que des pronoms a été présentée au chapitre 6.

186
Et le préfixe hypo ?
Maintenant, pourquoi le préfixe hypo pour désigner une icône à l’état pur!
On rappellera que le préfixe hypo (en grec vnô, signifiant en dessous) désigne
l’inverse de hyper (en grec uti é p, signifiant au-dessus) Ce qui pourrait signi¬
fier que l’hypoicône appartiendrait à une sorte de soussigné^ ou à un état
sous-jacent du signe. Je fais ici une lecture diagrammatique des termes hypo
et hyper en comprenant le mot hypo comme un en-dessous. Si l’on se place
dans la perspective du mouvement de croissance inhérent au signe, on sug¬
gérera que dans le terme hypo il y a potentiellement cette idée de carence dans
la mesure où — suivant un archétype de notre imaginaire — le développe¬
ment et la complexification sont associés à la verticalité ascendante. Alors, si
un développement sémiosique de l’hypoicône était possible, il se ferait sui¬
vant une verticalité descendante, comme une immersion dans les territoires
de l’imaginaire à la façon de cet ailleurs dont il a été fait état précédemment.

L’hypoicône comme lieu obscur sous-jacent au signe,


espace virtuel de la représentation
Joseph Chenu (1984: 76) écrivait « La représentation n’est plus une caté¬
gorie : elle est la pensée par signe, c’est-à-dire la pensée tout court ». Ce qui,
d’une certaine façon, est juste si ce n’est que les deux tableaux sémiotiques
désignent des positions logiques (une pure et simple taxinomie de sous¬
signés dans le premier cas et des classes de signes saisis comme inférences
dans le second cas) qui toutes supposent une forme de représentation. Or, la
question que l’on pourrait se poser, même si elle peut paraître naïve — est
la suivante : où s’inscrit cette représentation? Cette notion de représentation
renvoie-t-elle à un simple concept abstrait ou bien désigne-t-elle un lieu spé¬
cifique ? Que ce soit par les illustrations que Peirce emprunte fréquemment
au monde de la peinture pour parler d’images, ou dans son traité des Graphes
existentiels (l’œuvre dont il était le plus fier) fondé sur la notion de diagramme
ou bien par le recours métaphorique constant qu’il fait à la musique pour sai¬
sir la dynamique de la sémiose, chaque fois, il se réfère à des représentations
de type hypoiconique.

5. Le seul autre cas où Peirce compose un néologisme avec le même préfixe, c’est au para¬
graphe 2.284 des C.P où il définit Vhyposéme, aussi nommé sous-indice (renvoyant à des
déictiques, soit le nom propre, les pronoms personnel, démonstratif et relatif ainsi que les
lettres attachées à un diagramme), comme une forme dégénérée de l’indice puisque ces
signes n’existent que dans une relation de dépendance à un antécédent et ne possèdent
donc pas d’existence individuelle. Nous retrouvons ce même caractère de dégénérescence
qui, dans le cas de l’hypoicône, touche non pas l'existence individuelle (qui est de niveau
second), mais la fonction du signe (au niveau premier) comme possibilité de représenta¬
tion ou simple virtualité.
6. Ce terme soussigné que j’emploie ici n’a rien à voir avec l’usage qu’en fait Gérard Deledalle
(1979) et que j’ai repris dans mon Introduction (Lisette: 1990) pour désigner les neuf com¬
posantes du signe telles qu’elles figurent dans le tableau de la première sémiotique. Je
tente de saisir ici une ombre du signe, comme un signe inversé qui lui serait sous-jacent.

187
Xlégisigne Symbole Argumen^^^

Sinsigne Indice Dicisigne

\ Qualisigne'" Icône Rhème


- _ U-

Image \
\ / ' Diagramme \
" Métaphore \
À
Figure 1. L’hypoicone comme un en-dessous obscur du signe

Force est donc d’imaginer l’hypoicône comme un lieu logique (au sens
d’une topique) qui agirait comme un écran où se réalisent des inférences
vouées à la construction de mouvements de sémiose. Pour rendre cette idée
plus concrète, j’essaie d’illustrer ce dédoublement du signe par la figure 1 où
je tente de représenter l’hypoicône comme une projection de l’icône ou
comme une instance conférant une troisième dimension au signe.
Je reviens à cette simple idée que j’avais lancée plus haut à savoir que
l’hypoicône désignerait une sorte de soussigné, ou un double inversé du
signe réduit à son caractère iconique, un lieu obscur, sous-jacent, un ailleurs
insaisissable, un pays défendu comme l’imaginait Saint-Denys Garneau ou
bien à la façon d’une révélation qui pourrait surgir sur scène mais qui est
bien gardée par les rideaux savamment manipulés par le diable.
Cet écran est en fait une surface fragile ou, comme le suggérait l’auteur
d’Alice, un miroir, ou encore la frontière qui sépare le lieu de la pure logique
du lieu du rêve : la transgresser, c’est risquer de se confronter au rien, au non-
sens, à la folie.
Ce qui vient confirmer cette idée proposée plus haut à savoir que le
développement de l’hypoicône ne se fait pas en hauteur dans le sens du
développement normé du signe L’hypoicône désignerait plutôt un en-
dessous du signe, un lieu où se construit une représentation virtuelle, lieu
d’indifférenciation^. Et la métaphore? Elle suppose une plongée dans

7. D’ailleurs la série image/diagramme/métaphore ne paraît ni dans le tableau des neuf cons¬


tituants du tableau de la première sémiotique ni dans la construction de la seconde sémio¬
tique où Peirce reconnaît trente classes de sous-signes.
8. Que l’on pourrait certainement rapprocher de la notion de menig chez Hjelmslev (1943:70-
71) qui désigne une matière, logiquement antérieure aux substances de la forme et du con¬
tenu dans laquelle vient s’inscrire une intention (purport).

188
1 h3i^oicône, inscrivant une représentation qui y trouvera une certaine
autonomie.

Je me référerai ici à une toile de Saint-Denys Garneau intitulée L’île d’en


haut. On sait que le poète avait l’habitude de quitter le manoir familial pour
se réfugier dans la nature où il peignait des paysages. Or, il est une île située
plus au nord dans la rivière
Jacques-Cartier où, dit-on, il se
réfugiait fréquemment. On y
voit le poète-peintre sur l’île,
enfoui au centre de la toile, dif¬
ficilement perceptible, en train
de peindre. Bien qu’il s’agisse
d’un paysage construit sur un
mode très classique, un trait me
paraît particulièrement intéres¬
sant: la surface de l’eau, agis¬
sant comme miroir, écran ou
double de la représentation qui
occupe la moitié inférieure de
l’espace. Cette toile reprend, me
semble-t-il, la portée du poème
que nous avons lu, «Le diable
pour ma damnation... » en ce sens qu’elle est narrative marquant une auto¬
représentation. Les mots ne trompent pas, à ce niveau : dans « Le diable pour
ma damnation... », les mouvements des rideaux, durant l’attente, sont don¬
nés ainsi : «Un frisson court dans les rideaux / [...] un courant d’air, un fris¬
son à la surface ! »
La représentation est un miroitement ; puisqu’elle ne peut avoir d’exis¬
tence que comme métaphore, on ne peut y accéder que métaphoriquement
ou, pour reprendre le sens étymologique, par un transport dans un au delà.

L’analyse triadique de l’hypoicône


Peirce procède à une analyse trichotomique de l’icône. Les trois niveaux
de l’hypoicône — 1. l’image, 2. le diagramme et 3. /a métaphore — représen¬
tent une analyse triadique tout à fait cohérente avec la définition des caté¬
gories.
L’image désigne un simple mode d’existence potentielle, simple simili¬
tude entre des termes qui se distinguent à peine : le profil de la corniche
d’une montagne et la silhouette d’un homme endormi; la danseuse et le
désir du sujet ; le pays défendu, la grâce et la présence du diable.

189
Le diagramme désigne une similitude ou une analogie de proportion
entre deux relations dyadiques (A est à B ce que C est à D) ou, pour le for¬
muler suivant la notation algébrique :
A C

B D
La tête de l’homme endormi (A) est à son corps (B) ce que la partie
supérieure de la montagne (C) est à la partie inférieure (D). Ou, pour se réfé¬
rer à un autre exemple emprunté à la narratologie, il y a relation diagramma-
tique — analogie de proportion — entre, d’une part, la succession des épi¬
sodes narratifs dans un récit linéaire (A/B, B^ B"^) et la succession des
événements (C/D, D") composant l’histoire racontée. L’aspect narratif
du poème « Le diable pour ma damnation... » tient précisément dans la pré¬
dominance de cette relation diagrammatique. La définition classique de la
métonymie pourrait être associée au diagramme à la condition que l’on
prenne la notion d’analogie de proportion dans un sens élargi ; ainsi, telle
bouteille de vin est à sa région vinicole d’origine ce que la ville de Bordeaux
est à sa région.
Le spectacle de la danse (« Un beau contour qui se précise une danse
esquissée») est au «frisson qui court dans les rideaux» ce que le désir du
sujet (« Je vais toucher des yeux la vie ») est au regard (« Les yeux ouverts,
les oreilles attentives /Affamé, rongé d’attente / À mesure que le désespoir
grimpe en moi»). Et effectivement, le texte est construit sur l’avancée, le
développement du parallélisme entre le surgissement du désir et l’apparition
du spectacle. La place intermédiaire du rideau vient attester de la prédomi¬
nance du fonctionnement dyadique du poème.
La métaphore met en relation les caractères représentatifs de deux ter¬
mes, soit une analogie de niveau troisième entre deux relations dyadiques
alors saisies suivant un mode triadique. Reprenons, pour être plus précis, la
formulation exacte de Peirce: les métaphores sont les hypoicônes «[...] qui
représentent le caractère représentatif d’un représentamen en représentant
un parallélisme dans quelque chose». Antony Jappy (1994) a proposé de dia-
grammatiser ce passage par un schéma (figure 2) que je modifie légèrement®.
Les deux figures superposées [•-//-•] rattachées au représentamen
et à l’objet et placées en parallèle désignent, dans leur ensemble, la relation
diagrammatique dont on vient de traiter ; s’il était possible d’inscrire un signe
d’égalité (=) entre ces figures comme dans la formule algébrique donnée plus
haut, on serait en présence d’une simple relation diagrammatique. Dans le cas
de la métaphore, la relation entre ces figures, au lieu d’être simplement don-

9. Les modifications que j’apporte se ramènent aux dénominations. Dans le diagramme pro¬
posé par A. Jappy, on lit «Objet» au lieu de «Représentamen», «Interprétant» au lieu
d’«Objet» et «Signe» au lieu de «Caractère représentatif». J’ajoute aussi, dans la partie
droite du schéma, les inscriptions des trois niveaux de l’hypoicône.

190
née comme un acquis ou une analogie de proportion, passe par un troisième
terme — ici désigné, suivant la formulation de Peirce, par l’expression carac¬
tère représentatif— qui crée, porte et prolonge vers un développement sémio-

sique potentiel le parallélisme de la relation entre le représentamen et l’objet.


Dans le schéma, les marques de coupure (//) indiquent une relation qui ne se
construit pas d’elle-même, d’où le nécessaire recours au troisième terme qui
figure précisément la métaphore saisie comme inférence.

On reconnaîtra que le fonctionnement métaphorique occupe une place


dominante lorsque les relations du niveau de l’image et du diagramme, tout
en restant présentes, sont affaiblies, oubliées, perdues ou moins reconnues
dans l’usage. Pour saisir la question d’un autre point de vue, nous pourrions
proposer que la similarité sous-jacente ainsi que l’analogie de proportion
sont, dans le cas de la métaphore, assignées par la figure.

L’analogie «montagne/homme endormi» étant passée dans l’usage


(habitude collective) une représentation d’un homme endormi pourrait
devenir une représentation symbolique puis, dans l’usage, une icône de la
montagne Revenons à l’exemple de la narration: substituons à un récit

10. À la façon de la tête de hibou devenu le logo (en fait une icône) du site de villégiature du
mont Owl’s Head, situé dans la région de l’Estrie au Québec. Nous trouvons là un beau cas
d’une métaphore (montagne tête de hibou) devenue symbole (tête de hibou ^ site de
la montagne). Dans une telle situation où la relation est passée dans l’habitude, la simila¬
rité première puis l’analogie de proportion sont comme recouvertes par la codification. Et
de fait, malgré mes nombreux parcours dans la région, je n’ai pas encore trouvé le point
de vue d’où le mont Owl’s Head m’apparaîtrait comme une tête de hibou ! Et si l’origine
de cette dénomination reposait non pas sur une similarité de forme mais sur le fait qu’à
une certaine époque cette montagne ait été un sanctuaire de hiboux, alors l’origine aurait
été simplement métonymique (une représentation d’une contiguïté), ce qui ne change rien
au fait que cette valeur, construite dans l’hypoicône soit devenue une valeur symbolique
puis, dans l’usage, une icône.

191
linéaire une narration au «je», construite suivant la forme d’un journal per¬
sonnel où la succession des épisodes narratifs ne correspond pas à la suc¬
cession des événements de l’histoire, mais à une autre règle d’enchaîne¬
ment : dans un tel cas, la narration (qui sera analytique plutôt que
chronologique), tout en imposant sa propre logique à l’histoire, deviendra le
fondement ou le support du caractère représentatif de la narration qui institue
une relation entre le représentamen (récit) et l’objet (histoire). On pourrait
alors dire, en pastichant le texte de Peirce, que la narration représente le carac¬
tère représentatif du récit en représentant (ou en construisant) un parallélisme
entre le récit et l’histoire. Et, encore ici, la similarité entre l’histoire et le récit
sera assignée par la narration (alors que dans le cas du récit linéaire, la simi¬
larité, une analogie de proportion entre l’histoire et le récit, existe indépen¬
damment de l’acte de la narration qui ne fait que la reproduire).
Revenons au poème ; si l’on reportait (pour plus de clarté) les termes de
cette analyse sur la figure 3, l’analyse serait la suivante : la danse, affichant

"T

Représentamen Objet
Danse Liberté du
image
mouvement

Sujets : énonciateur (« Je ») Désir d’accéder


image
et interlocuteur (« Tu ») la fascination

Le poème, le chant,
La liberté du mouvement est
la liberté de l’imaginaire

Caractère
représentatif
J
Figure 3. L’hypoicone dans «Le diable pour ma damnation... »

une liberté de mouvement qui surgit de lui-même, comme une grâce (« Un


beau contour qui se précise une danse esquissé »), est mise en parallèle avec
le désir du sujet donné comme énonciateur «Je» et interlocuteur «Tu»
d’accéder à un troisième, un «II» («la fascination de la nuit, la splendeur du
jour éternel / L’étonnante réalité») par l’écriture du poème («le chant, une
maladie commencée, une aurore qui s’avance à peine / Une lumière qui s’en
vient ») qui inscrit le caractère représentatif fondant ce parallélisme que l’on
pourrait formuler ainsi: la liberté-de mouvement caractérisant la danse
fonde chez le sujet le désir d’accéder à la liberté de l’imaginaire, par le biais
de l’écriture et de la liberté qui s’y exerce. La métaphore construit donc un
pont entre le regard et le spectacle de la danse : c’est la fascination. Cette
liberté étant un pur don, elle est imprescriptible, on ne peut que Y attendre

192
d’où le projet d’écriture de ce poème que nous avions déjà lu dans le frag¬
ment cité du journal: «Cette attente, c’est ce que j’ai voulu exprimer dans
une ébauche de poème que je reconstruirai peut-être un jour, et qui com¬
mence : « Le diable, pour ma damnation... »

J’ai proposé, plus haut, que ce poème était fondé sur une structure à pré¬
dominance narrative ou diagrammatique plutôt que métaphorique : c’est que
le troisième terme, le caractère représentatif réside dans l’acte d’écriture, en
quelque sorte dans une extériorité par rapport au contenu de l’évocation.
Plus bas, je reviendrai sur la notion de mise en abyme; d’une certaine façon,
ce texte est une représentation des conditions de l’écriture. L’inférence méta¬
phorique qui est présente n’est pas prédominante.

Mais est-il possible ou même légitime d’analyser la priméité ?


L’hypoicône est une analyse authentiquement triadique de l’icône.
Quelle logique (ou légitimité) y a-t-il à procéder à une analyse triadique de
l’icône qui, en raison de son caractère primaire ou archaïque, dans l’ordre de
la cognition, ne devrait pas logiquement pouvoir se prêter à un tel dévelop¬
pement.
Cette dernière [une tercéité relativement qualitative ou une tercéité de der¬
nière dégénérescence] peut se subdiviser en des espèces qui pourraient être
reconnues suivant les trois catégories mais elle ne sera pas subdivisée suivant
la manière habituelle en raison des caractères essentiels de sa conception.

L’icône peut, sans aucun doute, être divisée suivant les catégories ; mais
l’autosuffisance de la notion d’icône n’appelle pas impérativement une telle
division. Car une pure icône ne dessine aucune distinction entre elle-même
et son objet. Elle représente tout ce qu’elle peut représenter et tout ce à
quoi elle ressemble. Ce n’est qu’une affaire d’apparence. (C.P. 5.72. et 5.74.
1903. Une traduction de ce texte figure en annexe. Je souligne.)

Autre façon de saisir la même difficulté : l’icône, désignant le premier de


la relation à l’objet, suppose, comme on l’a suggéré plus haut, une indifféren¬
ciation entre les deux termes posés en corrélation, soit le signe et son objet.
On peut alors facilement comprendre le premier de l’hypoicône. Limage qui
désigne quelque chose comme la présence de l’objet inséparable de sa
représentation, immanente en quelque sorte à sa représentation, ce qui rend
bien compte de la furtive impression, devant la corniche de la montagne,
d’un homme endormi ou du sentiment d’accès à un ailleurs, à un au delà
devant un spectacle de danse. Mais le diagramme suppose une relation de
proportion entre des entités qui sont donc nécessairement distinctes. Quant
à la métaphore, elle suppose un processus de fusion — avec accrétion — de
deux entités qui sont préalablement (au niveau second) données comme dis¬
tinctes. Comment alors, dans ces conditions, penser le diagramme et la
métaphore dans leur appartenance à l’ordre de la priméité, c’est-à-dire en
gardant à l’esprit cette idée de Vindifférenciation!

193
Force est de retourner à la définition de la priméité comme ce qui pré¬
cède logiquement et sous-tend l’existence. Alors, le diagramme désignerait
de pures images saisies dans leurs interactions, et cela indépendamment du
fait qu’elles renvoient à un objet du monde; ainsi lorsque le mathématicien
travaille à résoudre une équation algébrique, il oublie toute référence aux
données de la réalité désignée par les constituants du problème pour ne se
confronter qu’au diagramme qui est, en fait, une représentation mentale des¬
sinée inscrite sur le papier, du problème à résoudre. La métaphore dési¬
gnerait un processus suivant lequel les mêmes images dans leurs interac¬
tions arriveraient à produire, au niveau de la signification, quelque chose de
neuf, je ne dirais pas sans la caution du réel, mais dans un oubli momentané du
réel. Et alors, où ces images résident-elles, où ces processus trouvent-ils à se
réaliser sinon dans un lieu purement virtuel qui est celui de la représentation,
le terme représentation ici désignant non pas un état de fait comme une toile
factuelle, mais une dynamique, un processus, en somme un tourbillon
d’images qui habitent notre imaginaire ? Revenons à l’exemple proposé par
Peirce : dans la mesure où le tableau ne comporte pas de légende, c’est-à-
dire qu’il ne repose sur aucune prise en compte de quelque existant que ce
soit, nous ne pouvons le saisir que comme pure virtualité sémiotique : le
tableau n’est que représentation, purement et simplement, à la façon du
spectacle de danse imaginé par le poète. En ce sens, le tableau, le spectacle
de danse, le pays défendu et L’île d’en haut tout comme l’équation algébrique
n’ont d’existence que comme réalisation ou projection d’une représentation
mentale. Pour tout dire, l’hypoicône désigne un lieu logique qui, tout en
demeurant purement virtuel, est susceptible de se prêter à des compositions
complexes ; peut-être, en fait, est-ce parce qu’il est purement virtuel que ces
compositions sont possibles et nécessaires.

Je reviendrai donc à la question posée plus haut. Il me paraît que non


seulement cette analyse de la priméité soit légitime ; elle est nécessaire. Car
cette idée d’un développement ou d’une avancée sémiosique dans Ven-
dessous du signe apporte une solution logique — élégante et convaincante —
à cette énigme qui semble avoir résisté longtemps à Peirce et que je refor¬
mule dans mes mots : comment une sensation peut elle être raisonnable ? Et,
à l’inverse, comment une idée ou une représentation — en somme un signe
qui a atteint le niveau de la tercéité — peut-elle être première dans sa pré¬
dominance ?

La solution logique suggérée ici est celle d’une double représentation (je
nuancerai ce terme plus loin) : en ascendance, vers des niveaux de plus en
plus abstraits, vers du plus en plus général, et, en descendance, vers du plus
en plus sensible, du plus en plus virtuel ou du vague, le second terme de la

11. Non pas au sens d’une représentation picturale qui posséderait avec exhaustivité les carac¬
tères de l’objet, mais plutôt, comme le suggère Peirce, comme un squelette qui n’est fait que
de traces ou de traits sélectionnés (voir la note 16 du chapitre 7, p. 170).

194
trichotomie, la désignation d’un existant étant momentanément oublié. 11 se
produit donc une sorte de correspondance entre les deux lieux que je vais
maintenant mieux saisir: au niveau des valeurs constituées, le signe se fait
représentation, alors que dans le sous-signe, dans l’hypoicône, il se fait pré¬
sentation (sans la particule re- de redoublement), pure présence immédiate
à la conscience où, pour reprendre le terme même de Peirce, le signe se fait
présentité {presentment). 11 se produit en fait cette chose bizarre qui est une
inversion des perspectives, due au point de vue de notre analyse : l’instance
que nous considérons comme un double, celle de l’hypoicône, est en fait pre¬
mière dans l’ordre de la trichotomie et ce serait le signe, dans l’ordre consti¬
tué des valeurs, qui se fait représentation, existant comme un double.

Nous avons accentué l’opposition entre les deux voies, ascendante et


descendante ; c’est là un effet inévitable de la figuration que doit nécessaire¬
ment se donner notre discours. Mais on peut imaginer que, dans les faits, les
deux lieux sont symétriquement dépendants l’un de l’autre, que les deux
mouvements se réalisent concurremment. En ce sens, W. Nôth (1990:121-
123) touchait certainement un aspect fort juste en suggérant que les trois ins¬
tances de l’hypoicône ■— l’image, le diagramme et la métaphore — seraient
le mode d’existence logique, au niveau de l’icône des trois instances du fon¬
dement du signe, soit respectivement le qualisigne, le sinsigne et le légisigne.
Cette correspondance qu’il suggère repose précisément sur l’effet de miroir
qui est ici postulé.

11 reste pourtant une dernière difficulté à laquelle je tenterai d’apporter


trois réponses; reprenons une phrase de la première citation donnée au
début de cette partie : « les trois catégories [...] ne seront pas subdivisées sui¬
vant la manière habituelle en raison des caractères essentiels de sa concep¬
tion». 1. D’abord, ce fragment remonte à 1903; à ce moment, la réflexion,
chez Peirce, portant sur ce type de représentation (ou présentation) était
encore à l’état d’ébauche ; à preuve, il saisissait alors cette présentation sous
le terme d’une tercéité dégénérée, c’est-à-dire d’une carence par rapport à un
développement normé de la sémiose dont le modèle de la recherche scien¬
tifique constituait alors l’étalon de mesure. De fait, il faudra attendre les
textes de 1906, donc, ultérieurs de trois années, pour trouver, par exemple,
la critique des possibilités de représentation; je me réfère ici au fragment
portant sur la question du mouvement de pensée ainsi qu’à la substitution du
terme tuone à tone, soit l’idée d’une totalisation du signe, y compris ses effets
pragmatiques, qui serait conditionnelle à une prédominance de la priméité.
2. Les caractères essentiels de la conception sont nécessairement différents
puisque la visée (le purport) est inversée : dans Yen-dessous du signe, le mou¬
vement sémiosique se développe non pas en s’appuyant sur des objets du
monde ou des existants, mais strictement sur la base d’une représentation
qui ne renvoie qu’à elle-même, donc d’une pure et simple présence: les
points d’appui de l’avancée sémiosiques sont donc, par nécessité, radicale¬
ment différents. 3. Enfin la subdivision ne se ferait pas de la manière habituelle;

195
c’est là le passage le plus difficile à résoudre. Je ne vois pas comment inter¬
préter cette phrase autrement que comme un déni du modèle de la trichoto¬
mie ou du moins des règles de la hiérarchie suivant lesquelles l’instance
métaphorique implique l’instance diagrammatique qui, à son tour, implique
l’instance de l’image. Sur cette question, je prends deux positions: d’abord,
par souci de cohérence, je maintiens le modèle de la trichotomie avec les
règles de hiérarchie. D’autre part, l’idée de construire un mouvement d’avan¬
cée sémiosique dans un miroir, dans une image inversée (voir la figure 1)
marque, en quelque sorte un éloignement en profondeur qui provoque une
déstabilisation du signe plutôt que la construction en hauteur qui se fait sui¬
vant le mode normé de la sémiose.
11 semblerait donc que la distinction entre la représentation et la simple
présence ainsi qu’une prise en compte des textes ultérieurs de Peirce sur ce
thème suffisent à lever cette hypothèque que représente le doute émis con¬
cernant la légitimité d’une telle analyse. En somme, la pensée de Peirce,
durant l’année 1903 où il écrit ce texte sur les tercéités dégénérées est en
état de recherche et les choses ne deviendront plus claires que lors qu’auront
été élargis les critères de la rigueur formelle. On peut donc comprendre cette
valse hésitation chez lui alors que tantôt il donne l’analyse de l’hypoicône
comme superflue, et tantôt cette même analyse conduit à la saisie du dia¬
gramme qui occupe la place centrale que l’on sait, par exemple dans le traité
des Graphes existentiels.

Mise en abyme ou plongée dans l’abîme


Martin Sylvestre suggère, avec grande raison, que dans un monde où
Dieu est mort, les valeurs qui auparavant étaient transcendantes sont main¬
tenant immanentes à la représentation, au fonctionnement du signe. Je crois
que le soussigné, l’hypoicône, désigne précisément leur lieu d’appartenance.
L’hypoicône est un temps-lieu de la représentation où l’on plonge. Ceux
qui l’ont fait de la façon la plus hardie, ce sont, depuis Rimbaud, les poètes
et les artistes authentiques. Chez les poètes, mais aussi dans la mythologie
antique, une métaphore est omniprésente : celle de la plongée dans l’onde.
Elle représente, de façon particulièrement juste, cet en-dessous du signe,
comme un sous-signe. Nous nous plaçons donc dans la foulée de Narcisse et
de son image reflétée à la surface de l’onde, d’Orphée et de l’ailleurs où le
conduira irrémédiablement son rêve, de Rimbaud et du fleuve fantastique où
le conduisait Le bateau ivre, de Nelligan et de l’abîme du rêve, de Saint-Denys
Carneau et de L’île d’en haut^'^, de Borduas et de la non-figuration, d’Antonin

12. Dans une thèse de Ph.D. en cours de rédaction portant sur la métaphore dans le récit.
13. 11 est assez significatif que Saint-Denys Garneau se soit noyé dans les eaux de la rivière
Jacques-Cartier au retour d’une expédition qu’il avait faite à son île. On ne sait, cependant,
s’il s’agissait de cette île qu’on retrouve sur la toile.

196
Artaud et de la cruauté du théâtre, de Claude Gauvreau et de l’écriture
exploréenne... Dans tous ces cas, le transport dans Vau delà fut quasi irrémé¬
diable.
Une théorie moderniste, déjà classique, parle du texte littéraire comme
d’une mise en abyme de l’activité d’écriture, un processus d’autoreprésenta¬
tion, position de l’autotélisme de l’écriture pour rendre compte de l’intransi¬
tivité du littéraire.
Peirce envisage ce qu’il appelle une tercéité dégénérée, c’est-à-dire une
représentation authentiquement troisième qui pourtant serait projetée dans la
modalité de la priméité. L’exemple qu’il donne est à la fois comique et convain¬
cant: celui de la carte géographique (voir C.P. 5.66-76) étendue sur le sol du
pays auquel elle renvoie qui, se projetant en abyme, se représente elle-même
suivant un processus qui serait infini et qui serait caractérisé par l’absence de
tout gain, de toute croissance ou de tout acquis sémiosique. Je soupçonne que
les travaux de poétique, ayant fait la mode durant les années soixante et
soixante-dix (cette position trouve encore aujourd’hui ses défenseurs), qui se
fondaient exclusivement sur la notion de mise en abyme ne soient à l’image de
cette carte géographique continue vouée à la répétition infinie.
Ma position est à l’effet que, dans l’activité réelle de l’écriture, il ne s’agit
pas là d’une simple stratégie, d’un artifice conscient et volontaire, mais d’une
condition fondamentale de la création suivant laquelle la représentation
artistique prend l’initiative du transport pour conduire le sujet qui perd le
contrôle que la réflexion théorique voudrait bien lui accorder, vraisemblable¬
ment pour des raisons psychologiques de confort. Je relis encore ici le frag¬
ment cité du journal de Saint-Denys Garneau; cet ailleurs est imprescripti¬
ble, on n’y accède que par une grâce.
La métaphore représente moins l’aboutissement que la condition préa¬
lable de l’écriture ; non pas représentation des mécanismes de la représenta¬
tion, mais acte même de représentation non pas métalangage fait de dis¬
tanciation, de rationalité, de lumière, de pouvoir, de contrôle, d’utilisation des
signes, de positivité de l’esprit scientifique, lieu de la discrimination des mots
et des valeurs, mais plutôt infralangage, négativité, obscurité, irrationalité,
immersion dans les signes, perte et compensation symbolique, lieu de l’indif¬
férenciation... Cette position découle de ces deux affirmations probable¬
ment les plus hardies chez Peirce : les signes ne sont pas en nous, c’est nous
qui sommes dans les signes... et nous sommes signes nous-mêmes. Pénétrer
dans l’obscur, c’est s’enfoncer encore plus loin dans les signes. J’emprunte à
Peirce cette image de la plongée qu’il associe de façon nécessaire à l’expé¬
rience esthétique :

14. Si l’on examine, avec une certaine finesse, la formulation de Peirce, on découvrira qu’il est
bien écrit que la métaphore «représente le caractère représentatif [...]» et non que la
métaphore représente un mécanisme. En somme, la métaphore appartient à faction du
signe.

197
bien que je sois un parfait ignorant en matière d’esthétique, je me
hasarde à penser que l’état esthétique de l’esprit est au plus pur lorsqu’il est
parfaitement naïf, en dehors de toute déclaration critique, et que la critique
esthétique fonde ses jugements sur l’effet d’une immersion dans cet état de
pure naïveté — et le meilleur critique est celui qui s’est entraîné à faire ceci
parfaitement. (5.111. 1903. Une traduction de ce fragment figure en annexe.
Je souligne.)
Cette plongée dans l’hypoicône est précisément une inférence abduc-
tive. Si elle peut être analysée sur la base des trois catégories, c’est parce que
la distinction entre les trois termes — l’image, le diagramme et la méta¬
phore — est d’ordre triadique et non paradigmatique : non pas une analyse
froide conduite de d’extérieur, mais un processus d’avancée dans l’ordre de
la signification.
En somme, l’hypoicône désigne un développement de l’icône qui est
une modalité première dans la relation à l’objet. Or, la priméité renvoie à la
sensation, à ce que Peirce nommait \es feelings^^. D’où la difficulté que nous
rencontrons à imaginer une analyse, sur la base de la catégorie de la pure
sensation. C’est la raison pour laquelle les exemples que je suggère ici
paraissent aussi frêles. Dans chacun des cas, je me réfère à la sensation per¬
çue qui est immédiatement rattachée au représentamen, que ce soit une
vision furtive, une impression de connexion imaginaire entre le désir et sa
réalisation qui, n’ayant pas encore accédé au symbolique, n’a d’existence
que virtuelle. J’ai employé le terme/ré/e ; il serait sans doute plus juste de
parler de fragilité, d’extrême délicatesse dans ces relations d’exiguïté du
représentamen. Car la métaphore est strictement relation, ce que le poète
cherchait à saisir par le terme de « concordances ». Encore ici, sa méditation
peut nous être d’un grand secours; cet ailleurs est presque totalement
oublié, il n’en reste que la simple sensation d’une béatitude incomparable.
Si nous tentons de saisir la métaphore de l’intérieur, comme une infé¬
rence, elle nous apparaîtra comme une plongée dans l’abîme-, si, à l’inverse,
on cherchait à ramener la métaphore à un simple jeu de valeurs symboliques
coupées de leur soubassement émotionnel, à des commutations de mots,
bref à un trope, l’objet d’art nous apparaîtra comme simple mise en abyme.

La représentation comme lien entre un résidu archétypal


et une construction symbolique
Le représentamen, par exemple, se divise, suivant le modèle de la trichoto¬
mie, entre le signe général ou le symbole, Vindex et Vicône. Une icône est un

15. Plus justement une préscission. Pour une définition de ce terme, on se référera à « Sur une
nouvelle liste de catégories» (N. L.) Cette notion a été présentée au chapitre 3.
16. Correspondant de façon assez juste à ce que Borduas appelait les qualités sensibles. En se
cens, l’inférence métaphorique que je tente de saisir ici, suivant les quelques propositions
de Peirce à ce sujet, comme une immersion dans \esfeelings rejoint de façon étonnamment
juste ce que Borduas (1947) appelait la connaissance sensible.

198
représentamen qui remplit la fonction du représentamen en vertu d’un
caractère qu’elle possède en elle-même et qu’elle pourrait posséder, même si
l’objet n’existait pas. Ainsi la statue d’un centaure n’est pas, il est vrai, un
représentamen puisqu’il n’existe rien de tel qu’un centaure. Pourtant, si elle
représente un centaure, c’est en vertu de sa forme ; et cette forme, la statue
la possède, que le centaure existe ou non, ( C.P. 5.73. 1903. Une traduction
de ce texte figure en annexe. Je souligne.)

La statue du centaure nous apparaîtrait alors comme une pure icône,


c’est-à-dire une représentation qui n’a d’existence que comme image, pure¬
ment et simplement, présence sur une surface sans relief, sans profondeur, à
la façon de l’ombre de ma silhouette projetée par le soleil sur le trottoir où je
marche. Ou bien comme un théâtre d’ombres chinoises à la façon de pures
apparences qui se reflètent sur la surface légèrement agitée de l’eau. Comme
une représentation fragile, ténue, sans relief ou plutôt — puisqu’elle est en
creux — sans profondeur... Scène à la merci du moindre frisson, à la limite
de Vindifférenciation. Dans ces lieux, l’instabilité de la représentation confère
aux choses un caractère de quasi-irréalité.
Mais il y a certainement plus : le centaure, bien que — ou parce que —
n’existant pas dans la réalité, prend des dimensions beaucoup plus riches,
représentant les pulsions du désir appartenant à une zone obscure, bref il
constitue une figure archétypale. Et, de fait, dans l’iconographie ou la poésie,
le centaure devient un être réel (puisqu’il crée son objet), et symbolique trou¬
vant des échos ou des significations extrêmement riches. En d’autres termes,
le centaure, en prenant des significations, devient image, puis diagramme
puis métaphore. Et précisons ici que le centaure est métaphore en raison de
la non-existence, en tant que référent, d’un objet réel. La carence dans l’ordre
de l’existence, de la positivité, devient alors, dans l’ordre de la représenta¬
tion, de la négativité, un caractère positif nécessaire pour conduire le cen¬
taure vers une vie symbolique riche mais d’un autre ordre, dans une autre
direction, comme dans un autre monde.
Tout se passe comme si la figure du centaure était le fait d’un résidu
archétypal qui, par l’usage, au fil des habitudes prises collectivement, était
devenu construction symbolique. L’archétype paraît donc comme un double
inversé du symbole, si ce n’est un préalable : une sorte de légisigne symboli¬
que de l’obscur... On a fait allusion plus haut à l’impossibilité, pour l’icône à
l’état pur, de se développer suivant le mode normé de la sémiose. On pour¬
rait alors imaginer que l’avancée sémiosique se fait suivant une direction ver¬
ticale, descendante, vers le sous-signe, dans l’hypoicône, et que les acquis de
représentation, qu’ils soient de l’ordre de l’image, du diagramme ou de la
métaphore soient comme reportés ou projetés rétroactivement dans le signe

17. J’emprunte à Michael Haley (1993) cette idée de lire la métaphore comme un résidu
archétypal. En ce sens, l’hypoicône pourrait être comprise comme le lieu où se rencon¬
trent le désir personnel et l’imaginaire collectif, lieu de l’indifférenciation et aussi possibi¬
lité de constitution de nouvelles valeurs.

199
proprement dit, dans la vie diurne comme légisigne symbolique C’est
ainsi que des figures, de divers niveaux de complexité, contournent l’exi¬
gence de la caution de l’existence, marquée par la secondéité, ce qui permet
de contrer ce qu’on a appelé Yillasion référentielle et d’assigner à l’icône sa
fonction sémiotique essentielle : constituer un lieu où s’inscrit et se réalise
l’avancée, par le biais de simples images, du savoir et de la conscience. Un
fragment du texte de Peirce est très clair sur ce sujet :
Le travail du poète ou du romancier ne diffère pas tellement de celui de
l’homme de science. L’artiste crée une fiction ; mais elle n’est pas arbi¬
traire. Elle affiche des affinités auxquelles l’esprit apporte une certaine
reconnaissance en les donnant comme belles, ce qui n’est pas exacte¬
ment la même chose que de dire que les synthèses sont vraies ; et pour¬
tant ces jugements appartiennent à la même sorte de généralité. Le géo¬
mètre dessine un diagramme qui, tout en n’étant pas exactement une
fiction, est au moins une création et, par l’observation du diagramme, il
peut synthétiser et démontrer des relations entre les éléments qui aupa¬
ravant, ne semblaient pas avoir nécessairement de relations. ( C.P.
1.383.1890. Trad. J.F.)

Les oeuvres de création, peinture, sculpture, poésie, récits mythiques, ne


feront jamais autre chose que d’opérer ainsi des transports entre Yen deçà et
Y au delà, déplacements entre la valeur symbolique codifiée appartenant à la
positivité, à la vie diurne, et la représentation métaphorique appartenant à
l’obscur, instable celle-ci, mais dynamique, riche de tous les développements
possibles, de toutes les avancées, toutes les croissances à venir. Pastichant
Michel van Schendel (1987) qui proposait que «l’idéologie est un quasi-argu¬
ment», je suggérerai ici que la métaphore est un quasi-symbole. Ce qui est vrai
autant du centaure que de la scène du spectacle de danse, des pays interdits
et de L’île d’en haut, qui serait plus justement une île d’en bas si ce n’était que
dans notre imaginaire, le nord prend justement cette valeur symbolique de
terra incognita — comme dans l’expression les pays d’en haut —, lieu des ter¬
ritoires de notre imaginaire.

Je pourrais, en faisant appel au diagramme en spirale déjà proposé


représenter (voir figure 4) ce mouvement sémiosique qui est le tout de
l’hypoicône; de plus, j’inscris dans la figure ce processus comme transport
entre Yen deçà et Y au delà, ce que nous avons appelé le diurne et l’obscur;
l’ensemble nous permet alors de saisir la plongée métaphorique puis la
remontée vers les valeurs symboliques constituées comme un élément troi¬
sième, une médiation. Peut-être ainsi arrivera-t-on à dépasser le simple
schéma dyadique que nous avons construit pour penser l’ensemble du pro¬
cessus dans les termes d’une triadicité authentique.

18. David Savan (1991) m’avait déjà fait une proposition que j’ai mis quelque temps à com¬
prendre. Il m’avait suggéré que les termes de l’hypoicône désignent une sorte de réplique
de l’icône au sens d’une réalisation factuelle, de la même façon que le sinsigne peut être
tout simplement le token d’un type (légisigne).

200
Les relations
de l’hypoicône
à un objet virtuel

Remontée
L’acquis, au niveau
de l’hypoicône,
Plongée contourne l’indice
Le terme symbo¬ pour reconstruire
lique est ramené à une nouvelle
une relation pre¬ valeur symbolique
mière à son objet,
à la limite de
l'indifférentiation
An'^ogie.de proportion’.-'
Caractèrè féprès^ntatif

L'hypoicône comme Les processus


représentation mentale de l’hypoicône saisis
d'un signe comme interprétants

Figure 4. Les aller-retour entre le signe et l’hypoicône,


et les processus sémiosiques qui s’y livrent

Le déplacement du signe au niveau de l’hypoicône suppose, comme on


l’a suggéré précédemment, une perte des traits discriminés appartenant au
code de référence. 11 se produit à ce niveau une déstabilisation des valeurs
établies, constituant l’occasion — sinon une condition incontournable —
pour conduire à un renouvellement et à un enrichissement des représenta¬
tions.
Les lectures de texte, auxquelles sera consacré le prochain chapitre, se
fonderont sur cette analyse de la métaphore ; elles permettront de concréti¬
ser et de problématiser ce processus sérniosique, en somme de mieux saisir
cet élément troisième médiateur qu’est, en fait, la métaphore. Mais aupara¬
vant, il serait nécessaire de revenir à la question difficile et délicate de l’arri¬
mage entre le signe linguistique qui représente ce que nous pourrions appe¬
ler la matière première (d’ordre dyadique) de notre travail sur le texte et le
signe triadique, tel qu’il est défini dans la phanéroscopie et dont la nature
sémiotique connaît une envergure qui déborde de façon importante l’unité
linguistique.

La question de l’arbitraire du signe linguistique


en regard de l’analyse de l’hypoicône
[devant] tout symbole, une fois lancé dans la cir¬
culation — or aucun symbole n’existe que parce
qu’il est lancé dans la circulation — [on] est à

201
l’instant même dans l’incapacité absolue de
dire en quoi consistera son identité à l’instant
suivant.

Ce qui fait la noblesse de la légende comme de


la langue, c’est que, condamnées l’une et l’autre
à ne servir que d’éléments apportés devant
elles et d’un sens quelconque, elles les réunis
sent et en tirent continuellement un sens nou¬
veau.

Ferdinand de Saussure, Les anagrammes dans


Starobinsky (1971: 16 et 19)

Le déplacement du signe au niveau de l’hypoicône entraîne des effets de


déphasage, communs à tous les signes, mais d’envergure certainement plus
importante en ce qui concerne l’unité linguistique. Au départ, le signe lin¬
guistique n’a d’existence sémiotique que suivant un signe de classe Vil : un
symbole rhématique. Et, lorsqu’il a partie liée à un énoncé, il appartient à un
signe de classe VIII, soit un symbole dicent. Mais, et ce point est central, le
signe linguistique, au niveau de l’interprétant, ne peut pas, de lui-même accé¬
der à une tercéité authentique, soit à l’argument. Voire plus ; si un mot est
employé dans l’objectif de réaliser un argument ou une tercéité authentique,
il ne peut remplir cette fonction que partiellement, c’est-à-dire de façon
insuffisante ou, pour reprendre les termes techniques, suivant la modalité
d’une tercéité dégénérée. Un fragment du texte de Peirce est très net à ce
sujet :
L’expression est une sorte de représentation ou de signification. Un signe
est un troisième établissant une relation entre l’esprit du destinataire et
l’objet représenté. Si la tercéité est dégénérée, la relation du signe à l’objet signi¬
fié ne subsiste qu’en vertu de la relation du signe à l’esprit du destinataire ; c’est-
à-dire que le signe n’est relié à son objet qu’en vertu d’une association mentale.
Les modes conventionnels d’expression et les autres modes reposant sur la
force de cette association comptent pour une part importante dans toute
forme d’art. Ils représentent la plus grande partie du langage. Si la tercéité
est dégénérée au premier degré, le signe établit une médiation entre fobjet
et l’esprit par la force des connections dynamiques qui l’unissent, d’une
part, à l’objet et, d’autre part, à l’esprit. C’est là le seul type de signe qui peut
démontrer la réalité des choses ou établir des distinctions entre des choses
semblables. («La trichotomique» E.P. : 281. 1888. Une traduction de ce
texte figure en annexe. Je souligne.)

C’est donc dire que la seule voie possible pour un mouvement sémiosi-
que, c’est celle d’une déstructuration, d’une descente dans l’ordre des caté¬
gories suivant un chemin qui conduira à l’icône où le mot deviendra, provi¬
soirement, un signe de classe V (un légisigne iconique) ; et à ce stade, le signe
linguistique, en vertu de la logique de l’hypoicône, perd toute relation discri¬
minée et conventionnalisée avec un objet de la réalité pour entrer dans une
relation de fusion avec ce dernier, s’il ne le crée pas tout simplement (ce qui

202
signifie que, à la limite, il ne reste plus du mot qu’un signe de classe 1, un qua-
lisigne) ; et alors il est devenu une simple présence (une « presentité ») dans
l’esprit ou, suivant l’expression consacrée, une représentation mentale ', puis,
c’est sur la base — ou sur le fondement — de cette représentation mentale
que le processus de sémiose opère, obéissant à la logique de l’avancée tri-
chotomique, pour être ensuite conduit à reconstruire une valeur symbolique
potentiellement renouvelée (et accéder de nouveau au statut de signe de
classe Vil). Or, au cours de ce transport, le mot-signe connaît des modifica¬
tions dans son statut sémiologique. Nous touchons ici une question qui est
au cœur de toutes les réflexions sur le double statut linguistique et sémio¬
tique du mot et qui se pose d’une façon particulièrement aiguë dans l’ana¬
lyse du texte de poésie. On comprendra que, à la suite de son déplacement
au niveau de l’hypoicône, le mot perde, en partie, son statut proprement lin¬
guistique tel qu’il a été défini dans le texte du Cours de linguistique générale de
Ferdinand de Saussure. Ce qui ouvre une discussion que je tenterai de rame¬
ner à ses éléments essentiels.
Je rappelle brièvement les données du problème. La fonction sémiotique
se définit comme une relation d’interdépendance — conventionnalisée et
arbitraire — entre les deux constituants du signe que sont le signifiant et le
signifié, ces deux termes désignant des « empreintes psychiques » — on dirait
ici, des représentations mentales —; l’arbitraire repose sur une discrimination
nette, et une association en quelque sorte forcée ou artificielle entre les deux
constituants du signe sous la gouverne d’un code. Or, à première vue, la posi¬
tion que l’on peut déduire des écrits de Peirce sur ce sujet n’est pas fondamen¬
talement différente : ce dernier définit le symbole comme un signe dont l’exis¬
tence sémiotique est dépendante d’un interprétant. En ce sens, en
reconnaissant le signe linguistique comme un symbole, il prend implicitement
la position du caractère arbitraire ou conventionnel du signe linguistique.
Par ailleurs, l’icône est définie par les traits de l’indifférenciation ou de la
fusion du signe à son objet, ce qui conduit à la reconnaissance, à ce niveau
premier de la relation du signe à son objet, du trait de la similarité qui corres¬
pond au caractère de la motivation. Or, les règles de la hiérarchie inscrivent
une relation de présupposition du symbole à l’icône, en passant par l’indice ;
ce qui signifie, en fait, que les règles de la hiérarchie nous imposent d’appor¬
ter des nuances importantes à cette position, car alors la conventionnalité
présuppose la connexion factuelle qui, à son tour, présuppose la similarité.
Le modèle logique que nous avons construit, proposant un déplacement
du signe du niveau symbolique au niveau de l’hypoicône, entraînerait
comme conséquence que, dans ce déplacement, la fonction sémiotique, con¬
naîtrait — ou retrouverait — alors un certain degré de motivation toujours
présente et laissée sous-jacente, c’est-à-dire hors de la conscience immé¬
diate, dans l’usage formalisé de la langue.
Et de fait, les poètes, de tout temps, et ce depuis Cratyle, ont toujours
défendu la position de la motivation du signe. On peut d’autant mieux

203
comprendre cette prise de position des créateurs que l’activité même de la
71 OIT)aiç s’inscrit précisément dans l’hypoicône.
Cette idée de la mobilité du signe, de son déplacement entre le niveau
troisième du symbole et le niveau premier de l’icône, ainsi que la logique de
la trichotomie qui institue non plus une discrimination (une simple sépara¬
tion formelle codifiée) mais un effet de cumul entre ces caractères du signe
permettraient de poser, dans une problématique renouvelée, ce débat éter¬
nel — en fait, insoluble — entre les tenants des deux positions de l’arbitraire
et de la motivation du signe. Bref, le report du signe linguistique dans l’hypo-
icône placerait en prédominance le caractère de la motivation — un proces¬
sus que l’on a précédemment saisi sous la dénomination de similarité préa¬
lable ou assignée — alors que l’usage formalisé du signe reposerait, en
prédominance, sur son caractère arbitraire. Si l’on appliquait rigoureusement
les règles de la hiérarchie, on reconnaîtrait donc que dans tout signe linguis¬
tique — le fait étant marqué avec une insistance beaucoup plus grande dans
l’usage poétique des mots — le caractère de l’arbitraire vient se superposer
à celui de la motivation qui possède un statut logiquement antérieur et qui
demeure virtuellement toujours présent.
Je ne cherche pas à établir ici une correspondance entre SA/SÉ et
signe/objet Délaissant les définitions des constituants du signe — qui de
la linguistique saussurienne à la sémiotique peircéenne sont non superposa¬
bles puisqu’elles obéissent à des modèles de formalisation incompatibles et
qu’elles définissent des grandeurs différentes —, je cherche simplement à
construire un parallèle entre les types logiques de relations constitutives du
signe ; l’arbitraire affirmé comme un axiome contre la motivation dans un
cas et, dans l’autre cas, les trois relations cumulatives que sont l’indifféren¬
ciation (ou le vague), la désignation ponctuelle et l’abstraction (ou le géné¬
ral) générant respectivement les traits de la similarité (préalable ou assi¬
gnée), de la simple connexion et de la nécessaire dépendance de
l’interprétant ; force est de reconnaître que ces traits, pris dans leur relation
triadique, viennent modaliser de façon assez fine la question de l’arbitraire
du signe linguistique.

La même question pourrait être présentée d’un autre point de vue, plus
rapproché cette fois de la question de la métaphore : si cette figure est ana¬
lysée comme un trope, c’est-à-dire comme une simple substitution de termes
sur un paradigme, alors elle repose sur le nécessaire principe de l’arbitraire
du signe; si, par contre, elle est analysée, suivant la suggestion faite ici.

19. Les débats sur la question de l’arbitraire du signe ont toujours été caractérisés par une
ambiguïté en ce qui concerne le lieu logique de l’arbitraire, il est assez significatif, par exem¬
ple, que, dans un article célèbre intitulé La nature du signe linguistique, Benveniste (1939)
apporte un appui inconditionnel à la position de l’arbitraire du signe alors que sa démons¬
tration — on se rappellera les exemples de bœuf et beef-ochs puis de mouton et sheep-
mutton, de l’animal broutant dans la prairie et du plat préparé à la cuisine — repose non
pas sur les relations entre SA et SÉ mais bien sur les relations entre le signe et l’objet.

204
comme une inférence, on doit alors reconnaître que les signes, ici linguis¬
tiques, connaissent alternativement les caractères de la motivation et de
l’arbitraire. Ou, pour le formuler de façon plus synthétique, plus abrupte
aussi : la métaphore serait un détour que fait le signe en s’écartant de son
chemin le plus fonctionnel pour passer par ces lieux étranges, ces ailleurs, où
règne la motivation.

Une autre question, intimement reliée à la première, se pose qui con¬


cerne l’appropriation individuelle et l’appartenance collective de la langue. Et
l’on rencontre encore ici une ambiguïté qui, si l’on en croit Robert Godel
(1957), serait due aux éditeurs du Cours de linguistique générale. Saussure
aurait, suivant le texte publié, établi une équivalence entre l’appropriation
individuelle de la langue — ce qu’il nommait la parole — et la liberté du sujet
parlant, le droit à la fantaisie qui lui serait reconnu et qui lui permettrait
d’appliquer aux signes linguistiques, des caractères de motivation fondés sur
la subjectivité (le poète serait particulièrement visé ici). D’autre part, la langue,
saisie dans son existence collective, donc proprement linguistique, reposerait
strictement sur le caractère arbitraire du signe. Or Robert Godel, en retour¬
nant aux sources manuscrites du Cours, a bien démontré la déplorable con¬
fusion qui a conduit à établir un signe d’égalité entre arbitraire et convention.
Suivant les manuscrits qui nous sont accessibles, on doit reconnaître qu’effec-
tivement le caractère dominant de la langue, dans son appartenance collec¬
tive, tient à l’aspect conventionnel, et que la notion d’arbitraire, découlant d’une
interprétation extrêmement restrictive de la notion de convention, ne s’appli¬
querait qu’au signe linguistique pris isolément, ce qui, en fait, est en contra¬
diction absolue avec la thèse systémique que construit Saussure à propos de
la langue. Rappelons, de plus, que les travaux, conduits par ce dernier sous le
terme générique d’anagramme, présentent essentiellement une quête de lieux
de motivation des signes. De plus, je ne crois pas que la simple distinction éta¬
blie, dans le texte de présentation du Cours entre une «linguistique de la
langue» et une peu probable «linguistique de la parole» ne soit suffisante
pour apporter une réponse satisfaisante à cette question.

Je me suis permis ce bref excursus pour remettre en cause cette fausse


évidence, bien répandue et découlant vraisemblablement du texte publié du
Cours, à l’effet que le caractère de motivation du signe serait le fait d’une
appropriation strictement individuelle et d’un traitement subjectif des mots
de la langue et qu’il n’aurait aucune existence au niveau de la communauté
ou, comme on l’a suggéré ailleurs, dans le Mind collectif L’analyse de l’hypo-
icône, telle que conduite ici, nous conduit, par abduction, à proposer, au con¬
traire, que le signe, même au moment de son passage dans l’hypoicône, con¬
serve toujours, nécessairement, son caractère d’appartenance à la
communauté c’est-à-dire que même dans cet état où la motivation est

20. «[...] l’individualisme et la fausseté sont une seule et même chose. Entre-temps, nous sa¬
vons que l’homme n’est pas un tout aussi longtemps qu’il est seul, car il est essentiellement

205
dominante, il est collectif, au même titre que le centaure et la licorne aux¬
quels on s’est précédemment référé.
Ce qui nous conduit à reconnaître que le caractère motivé du signe
appartient autant que son caractère conventionnel — mais de façon diffé¬
rente — à la communauté, c’est-à-dire au trésor collectif, pour reprendre cette
superbe expression de Ferdinand de Saussure. Alors que reste-t-il, dans ces
conditions, du caractère arbitraire du signe linguistique ? Peut-être devra-t-on
se résoudre à se le représenter comme le costume neuf de l’empereur! Les
poètes, comme l’enfant du conte, seraient les seuls à en dénoncer la nature
d’artifice et le peu de réalité.
Le texte de poésie — comme tous les représentamens artistiques, cha¬
cun dans son code d’appartenance — afficherait donc cette double apparte¬
nance linguistique et sémiotique du signe. Le texte de Peirce est très clair à
ce sujet : « L’artiste crée une fiction ; mais elle n’est pas arbitraire. Elle affiche
des affinités auxquelles l’esprit apporte une certaine reconnaissance [... ]>>
Puis, à propos de l’icône : « Ce qui est affiché devant le regard de l’esprit [...]
doit être logiquement possible». (C.P.4.531) Autrement, la plongée dans
l’hypoicône serait une action purement individuelle, un pur fantasme ou une
simple hallucination qui, étant hors de l’imaginaire partagé par la collectivité,
n’aurait aucune chance, aucune possibilité de signification.

un membre potentiel de la société. Plus spécifiquement, l’expérience d’un individu n’est


rien si elle reste isolée. S’il voit ce que les autres ne voient pas, nous appelons cela une hal¬
lucination. 11 faut penser non pas à “ mon ” expérience, mais à “ notre ” expérience, ce qui
représente des possibilités indéfinies. » (C.P. 5.402. note 2. 1906. Une traduction de ce texte
figure en annexe.)

206
9. La métaphore, le signe étendu et le
mouvement de pensée
Lectures de textes de C.S. Peirce
et d’œuvres de Saint-Denys Garneau

Le signe étendu, le précepte d’explication


et le signe comme émanation de son objet

La question qui se pose maintenant est aussi simple et aussi brutale que
celle-ci ; comment articuler une œuvre, comme un texte littéraire au signe tel
qu’il est défini dans la sémiotique de Peirce ? D’ailleurs, la même question se
pose en regard de toute autre problématique du signe. Roland Barthes avait
posé cette question naguère avec une formulation aussi abrupte: «Par où
commencer?»

Et de fait, une œuvre ne saurait être réduite à un signe simple comme


ceux que l’on retrouve dans l’un ou l’autre des tableaux des deux sémio¬
tiques — ce ne sont, comme Gérard Deledalle suggère de les désigner, que
des soussignés, des composantes du signe. Dans le chapitre 6 nous avons
proposé de reconnaître dans les différentes phases que connaît un rêve,
depuis son surgissement dans l’obscurité de la vie intime jusqu’au discours
public de savoir tenu sur l’interprétation des rêves, une représentation des
dix classes de signes suivant leur complexité graduelle allant du qualisigne à
l’argument. Nous avons alors comparé la situation du rêve à celle d’un texte
suggérant que le rêve, dans ce parcours, correspondrait à un text in progress.
Mais une telle visée est chronologique et linéaire, faisant appel à une plura¬
lité d’énonciateurs et à des lieux discursifs distincts alors qu’un texte consti¬
tue un ensemble complété, structuré et intégré, bref en ensemble qui, d’un
strict point de vue formel, existe en quelque sorte par lui-même. Nous
devrons donc nous donner un autre point de départ.

Nous commencerons par une évidence : un texte est un signe complexe,


c’est-à-dire un composé ou plutôt un construit d’une pluralité de signes qui,
dans l’harmonie de leur intégration, constitue un ensemble cohérent qui cor¬
respondrait à un signe complexe ; mais peut-être une telle affirmation, qui a
d’ailleurs fait l’objet de nombreuses redites, ne nous fait-elle pas avancer
d’un centimètre. Pour éviter le piège de la fausse évidence et nettoyer
quelque peu un terrain déjà balisé, on demandera quel pourrait être le statut
théorique d’une chose telle qu’un signe complexe.

Dans l’un des textes les plus tardifs de Peirce, nous trouvons cette des¬
cription qui pourrait lancer la discussion.

207
Le mot « signe » sera employé pour dénoter un objet perceptible ou seule¬
ment imaginable ou même inimaginable en un sens — le mot anglais fast,
par exemple, qui est un signe, n’est pas imaginable, puisque ce n’est pas ce
mot lui-même qui peut être couché sur le papier ou prononcé, mais seule¬
ment une instance de ce mot, et puisqu’il est le même mot lorsqu’il est écrit
que lorsqu’il est prononcé, mais qu’il est un mot quand il signifie « vite » et
un tout autre mot quand il signifie « fixe » et un troisième quand il se rap¬
porte à l’abstinence. Mais pour que quelque chose soit un signe, il faut,
comme on dit, qu’il «représente» quelque chose d’autre, appelé son objet,
bien que la condition stipulée qu’un signe soit autre que son objet soit peut-
être arbitraire puisque, si nous maintenons cette condition, il faut à tout le
moins que nous fassions une exception dans le cas d’un signe qui est une
partie d’un signe. Ainsi, rien n’empêche l’acteur qui joue le rôle d’un person¬
nage dans un drame historique d’utiliser comme «accessoire» théâtral la
relique même que cet objet est simplement censé représenter, comme le
crucifix que le Richelieu de Bulwer brandit en signe de provocation. Sur la
carte d’une île, posée sur le sol de cette île, il doit y avoir normalement un
endroit, un point, marqué ou non, qui représente sur la carte l’emplacement
même que la carte occupe sur l’île. Un signe peut avoir plus d’un objet.
Ainsi la phrase « Caïn tua Abel » qui est un signe, renvoie au moins autant à
Abel qu’à Caïn, même si elle n’est pas considérée comme il le faudrait, à
savoir comme ayant un «assassinat» comme troisième objet. Mais
l’ensemble des objets peut être regardé comme formant un objet complexe.
Dans ce qui suit et souvent ailleurs, nous ferons comme si les signes
n’avaient chacun qu’un seul objet, dans le but de sérier les difficultés. Si un
signe est autre que son objet, il doit exister, soit dans la pensée, soit dans
l’expression, quelque explication ou argument ou quelque contexte mon¬
trant comment — dans quel système ou pour quelle raison le signe repré¬
sente l’objet ou l’ensemble des objets qu’il représente. Or, le signe et l’expli¬
cation forment un autre signe et puisque l’explication sera un signe, elle
requerra probablement une autre explication qui, ajoutée au signe déjà plus
étendu, formera un signe encore plus vaste ; et en continuant ainsi nous par¬
viendrons ou devrions parvenir en fin de compte à un signe qui est signe de
lui-même, contenant sa propre explication et les explications de toutes ses
parties significatives ; et suivant cette explication, chacune de ces parties a
quelque autre partie pour objet. En conséquence, tout signe a, en acte ou
virtuellement, ce que nous pouvons appeler un précepte d’explication sui¬
vant lequel il faut le comprendre comme étant, pour ainsi dire, une sorte
d’émanation de son objet. (C.R 2.230. 1910. É.S. 122-123. C’est l’auteur qui
souligne.)

Je reprends, sous forme de propositions brèves les suggestions de ce


texte non pas difficile, mais particulièrement dense: 1. un signe (troisième)
n’est pas réductible à une instance (seconde), en fait à sa réplique et vice-
versa; 2. un signe doit nécessairement être distinct de son objet; mais cette
distinction entre signe et objet est arbitraire, car il est des cas où l’objet fait
partie du signe même ; 3. un même signe peut avoir plusieurs objets ou bien,
s’ils sont intégrés, un objet complexe ; 4. si le signe est différent de son objet,
il faut qu’existe à quelque part une explication de cette relation; 5. cette

208
explication, rattachée au signe de départ, forme avec ce dernier un nouveau
signe, plus étendu que celui qui avait marqué l’origine du mouvement ; puis,
ce nouveau signe engendrera de la même façon un signe ultérieur qui sera
encore plus étendu ; 6. au terme de ce processus, on parviendra à trouver un
signe global qui sera signe de lui-même, qui sera sa propre explication et
dont chacune des parties constituantes prendra une autre partie du même
signe comme objet; ce nouveau signe, plus étendu, qui explique le signe de
départ, en est le précepte d’explication ; 7. tout signe possède, en acte ou vir¬
tuellement, son propre précepte d’explication; 8. ce précepte d’explication
est une sorte d’émanation de l’objet du signe.
Si, après avoir recueilli les matériaux de l’analyse, l’on tentait de se don¬
ner une saisie plus globale et plus synthétique de cette explication, on recon¬
naîtrait dans ce fragment trois propositions générales ; 1. l’interprétance, soit
le parcours du signe jusqu’à son explication suivant le mouvement de la
semiosis dite — en théorie — ad infinitum peut, dans les faits, connaître un
certain achèvement ou atteindre un certain accomplissement en termes de
valeur explicative; 2. dans ce mouvement d’avancée ou de sémiose, les
interprétants, étant intégrés au signe, constituent de nouveaux objets qui, à
leur tour, susciteront de nouveaux interprétants; ces objets, que le signe
arrive ainsi à mieux saisir, finiront par déterminer rétroactivement le signe
lui-même qui dès lors paraîtra comme une émanation de ces derniers; 3. ce
mouvement sémiosique, saisi dans sa totalité, qui est virtuellement présent
dans tout signe, peut aussi être présent en acte, c’est-à-dire être réalisé à
l’intérieur de la représentation même, auquel cas le signe contiendrait son
propre précepte d’explication.
Une nuance importante s’impose d’entrée de jeu: Peirce ne parle pas
d’un signe complexe, mais bien d’un objet complexe et d’un signe étendu. Pour
simplifier la réflexion, nous conserverons provisoirement l’expression signe
complexe, quitte à apporter, plus tard, des nuances lorsqu’elles s’imposeront.
Mais il paraît déjà que la notion de signe complexe devra être pensée de façon
beaucoup plus nuancée qu’un simple ensemble structural intégré.
Comment pourrait-on imaginer un signe complexe à partir de ces
quelques éléments ? Je commence, intentionnellement, avec le signe le plus
simple, en fait un indice, un signal appartenant au code la signalisation rou¬
tière : un feu rouge est un signe qui possède un objet distinct de lui-même,
c’est-à-dire l’obligation d’arrêt; la localisation du signal, donc la voie de cir¬
culation à laquelle il s’adresse, font aussi partie de l’objet ; l’explication de la
relation entre le feu rouge et l’obligation d’arrêt, qui est en fait une simple
prescription, relève du système de signalisation routière qui elle relève de la
législation qui l’impose ; c’est donc dire que tel feu rouge plus sa localisation,
c’est-à-dire la voie de circulation à laquelle il s’adresse, plus le code de la
signalisation routière plus la législation du ministère des Transports — ajou¬
tons les règles de civisme qui gèrent notre vie sociale — constituent un signe
intégré, plus étendu, ultérieur dans l’analyse, mais nécessairement présent.

209
virtuellement dans le signe de départ. Je retiens pour l’instant, de cet exem¬
ple, trois observations : 1. il n’est pas évident que l’obligation d’arrêt corres¬
ponde à un référent] peut-être ce signe n’a-t-il tout simplement pas de réfé¬
rent alors qu’il est en relation à une pluralité d’objets (voir, à ce propos,
Savan 1991) ; 2. si le feu rouge est considéré strictement du point de vue de
son utilisation, il fonctionne alors comme un simple signal ; si, par contre, il
est considéré dans la perspective des systèmes englobants dont il relève et
qu’il signifie, alors il agit comme signe; 3. la distinction entre une analyse
ultérieure (dans le temps) et la présence virtuelle de cette même analyse à
l’intérieur du signe établit de façon claire le lieu logique où s’inscrit la problé¬
matique du signe complexe.

Je retiens un autre exemple de signe simple, mais tout de même un peu


plus riche dans ses virtualités : l’icône trouvée sur la quatrième de couverture
d’un livre me signale que l’ouvrage en question a été imprimé sur
du papier recyclé, mais elle est aussi le signe et le support d’une
conscience de l’environnement qui a été particulièrement déve¬
loppée dans les pays d’Occident depuis une quinzaine d’années.
Ou, pour être plus précis, si l’icône désigne simplement l’origine du papier,
elle n’agit que comme signal (c’est alors une étiquette ou un simple indice,
bref un quasi-signe), alors que si la même icône renvoie à la conscience de
l’environnement, alors elle agit comme signe. Ce signe ne possède pas une
fonction de signal aussi prépondérante que le feu de circulation : c’est que ce
n’est pas une prescription directement liée à un agir; cette icône, plutôt que
d’être une prescription, est une invitation, faite aux usagers, à développer une
conscience écologique ; on pourrait alors suggérer que l’agir de cette icône
passe par une nécessaire prise de conscience de sa valeur de signe.

Je poursuis encore un peu l’analyse. La conscience de la nécessaire pré¬


servation de l’environnement conduit les gens à économiser les ressources
naturelles, donc à réutiliser les matières déjà employées, d’où la notion de
recyclage qui conduit à expliquer la facture graphique de cette icône où les
flèches, suivant le mouvement circulaire affiché par le cercle sombre du
fond, illustrent ce processus de réitération dans un même parcours. L’idée de
recyclage conduit donc à reconnaître la motivation de la représentation ico-
nique, alors que si l’icône n’est perçue, à la façon du feu rouge auquel on s’est
référé plus haut, que comme unité d’un code formalisé, elle agit d’une façon
purement conventionnelle'^. C’est en ce sens que le signe plus étendu se
caractérise par les traits suivants ; 1. chacune de ses parties constituantes en
prend d’autres pour objet : l’icône graphique prend le recyclage pour objet,
le signe plus étendu icône plus recyclage prend la conscience écologique
comme objet, la conscience écologique, via la notion de recyclage, prend la
représentation graphique comme objet, la représentation graphique, à son

1. Qui est le résultat d’un processus historique dont les origines sont perdues, oubliées ou
absentes de la conscience.

210
tour, prend le recyclageplusXa. conscience écologique comme objet, etc. 2. le
précepte d’explication réside dans ces relations multilatérales et de plus en
plus complexes entre les divers constituants à mesure que le signe s’étend,
tandis que le simple signal, comme le feu de circulation pris pour lui-même,
repose sur une simple relation bilatérale 3. l’affirmation à l’effet que le
signe soit une sorte d’émanation de son objet repose sur une lecture du signe
qui se fait en sens inverse de celle qui nous est habituelle : au lieu de partir
du signe pour en chercher et en désigner les objets (ce que j’ai fait ci-dessus),
la lecture part des objets multiples et fortement interreliés pour remonter
vers l’icône ; et dans cette perspective, l’icône émane effectivement, comme
par elle-même, de la totalité du signe étendu^. Notons, au passage, que dans
cette perspective, la notion d’arbitraire du signe n’a plus aucun sens...
Dans les cas des deux exemples que nous nous sommes donnés, le signe
étendu comprenant le précepte d’explication n’existe qu’à l’état virtuel ; et
de fait, j’ai dû les reconstruire comme en attestent les paragraphes précé¬
dents. Pour concevoir le signe complexe, il faudrait arriver à imaginer que
tous ces éléments soient coprésents à l’intérieur même de la représentation.
On peut maintenant mieux saisir ce que pourrait être un signe complexe : ce
serait celui qui possède une pluralité d’objets interconnectés suivant des
relations multilatérales et dont l’étendue serait réalisée, celui qui contien¬
drait, dans sa représentation même, ce mouvement d’interprétance tel que
nous venons de le reconstruire pour des signes simples. On comprendra
maintenant que la notion de signe complexe est insuffisante et que l’on aurait
tout avantage à mieux explorer celle de signe étendu.

Le signe étendu et la question de l’esthétique


11 paraîtra déjà évident au lecteur que le représentamen artistique
(tableau, pièce musicale, poème, roman, chorégraphie, film, etc.) corres¬
pond, comme par une sorte de nécessité formelle, à cette définition du signe
étendu. Ainsi, pour ne retenir que des exemples bien primaires, dans un
roman, les personnages, étant interprétants les uns des autres, finissent, de
par leur appartenance commune au même ensemble, par se prendre mutuel¬
lement pour objet ; et, de la même façon, agissent entre elles, les images d’un
poème ou les plages d’un tableau, les divers fragments d’une pièce musicale,
les séquences d’un film, etc. On reconnaîtra là les caractères autoréflexif et
autoréférentiel qui, suivant l’opinion communément admise, caractérisent

2. On sait, par exemple, que dans le domaine de la diplomatie internationale, les relations
multilatérales entre une pluralité d’États échappent à l’exercice d’un pouvoir politique
fondé sur une bonne part d’arbitraire qui caractérise les relations bilatérales. Je crois que
la logique est la même en ce qui concerne le signe : une simple relation bilatérale ou dya-
dique est toujours l’exercice d’une domination, dans ce cas, celle d’un code abstrait.
3. Cette idée du signe comme émanation de son objet correspond à deux autres thèmes théo¬
riques présentés ailleurs dans cet ouvrage, soit la notion de similarité assignée, développée
au chapitre 7, et la notion de retroversive semiosis, développée au chapitre 5.

211
l’œuvre d’art; et ces caractères sont effectivement virtuellement présents
dans cette description du signe étendu. Mais je crois que ce fragment que
nous venons de lire déborde de beaucoup ces deux caractères.

Ce fragment du texte de Peirce a été utilisé par plusieurs commentateurs


[Larry Short (1995) fait une brève revue de littérature critique à ce sujet]
pour fonder une conception de l’esthétique qui serait propre à la pensée de
Peirce ; cette interprétation me paraît bien brève, en fait trop purement struc¬
turale, trop éloignée d’autres fragments de Peirce portant sur l’expérience
esthétique, par exemple le paragraphe 5.113 des C.Pintroduisant l’idée
d’une prédominance des sensations — de l’ordre de la priméité — qui
seraient comme superposées à une représentation — qui est nécessairement
de l’ordre de la tercéité. De plus, si l’on voulait suivre de façon stricte le texte
de Peirce, aux deux traits déjà suggérés il faudrait en ajouter un troisième qui
serait un caractère auto-explicatif. Je tenterai donc de sérier les questions : les
deux caractères de l’autoréflexivité et de l’autoréférence épuisent-ils cette
description? Ces caractères sont-ils compatibles avec celui de l’auto-expli-
cation ? Si le signe étendu peut rendre compte du représentamen artistique,
en donne-t-il une explication suffisante ?

L’interprétation classique des deux caractères de l’autoréflexivité et de


l’autoréférentialité a conduit à affirmer l’autosuffisance de l’œuvre d’art et
l’immanence de la signification à la représentation même. Dans cette perspec¬
tive, le représentamen artistique devient son propre métalangage. Or, les
signes plus étendus auxquels se réfère Peirce dans le fragment que nous avons
lu sont le produit non pas d’un déplacement de la visée de l’œuvre à un niveau
plus abstrait, mais bien le fait d’un prolongement sémiosique qui contient tou¬
jours le signe de départ. Si l’on tentait de serrer de plus près cette description,
on arriverait inévitablement à l’idée que le signe étendu n’est pas, suivant le
modèle structural, une maison à deux étages habités respectivement par un
langage de premier niveau et un métalangage qui le gérerait, mais un lieu mar¬
qué par la présence d’un mouvement de semiosis qui, ayant atteint un certain
accomplissement, trouve en lui-même une valeur explicative ; et c’est ici que
l’on aurait tout intérêt à distinguer entre un signe complexe — dont la définition
se rapproche de celle d’une structure^, excluant toute idée d’un précepte
d’explication — et un signe étendu qui serait, comme je l’ai suggéré précédem¬
ment à propos de la métaphore, un concentré de sémiose.

Admettons que le précepte d’explication soit virtuellement présent dans


tout signe ; c’est d’ailleurs là un postulat qui appartient à la définition même
du pragmatisme. Mais maintenant une nouvelle question se pose : dans

4. Voir entres autres le fragment, figurant en annexe, intitulé ; « Une sensation raisonnable »
5. Rappelons ici cette définition, extraordinaire de concision, proposée par Hjelmslev (1948 :
28) de la structure: «entité autonome de dépendances internes». Le terme autonome pa¬
raît en effet contradictoire avec cette idée du prolongement du signe, son mouvement de
sémiose.

212
quelle mesure ce précepte d’explication peut-il être présent en acte dans le
signe, c’est-à-dire jusqu’à quel niveau d’accomplissement ? jusqu’à l’exhaus¬
tivité ? Si c’était le cas, aux caractères de l’autoréférentialité et de l’autoré-
flexivité s’ajouterait effectivement celui de l’autosuffisance.

Si l’on appliquait ces trois caractères à l’œuvre artistique, il nous apparaî¬


trait alors que l’œuvre contiendrait en elle-même, dans sa propre représenta¬
tion, son histoire passée et la totalité de son destin, c’est-à-dire quelque chose
comme la totalité imaginable de son histoire à venir. 11 y a là une position logique
qui est à la limite du paradoxe, sinon de la contradiction parce qu’elle est fon¬
dée sur un anachronisme (pour reprendre un terme de Genette, une prolepse).
L’ambiguïté vient, je crois, de ce que l’on confond le serait du signe, qui est une
potentialité, et un sera, qui est de l’ordre de la réalisation : la signification autant
que le précepte d’explication appartiennent à la tercéité, tandis qu’un sera
appartient à l’ordre de la secondéité. L’idée qu’une œuvre réalise, en acte, la
totalité de son avenir — le sera — et de ses virtualités — le serait — conduit à
la définir comme achronique, anhistorique, bref comme un absolu®.

Or, l’on sait très bien que l’œuvre artistique est profondément dépen¬
dante, pour sa signification, du contexte qui l’a vu naître ^ et, d’une façon
toute aussi importante sinon plus (voir le chapitre 2), du contexte où elle est
lue, écoutée, visionnée, c’est-à-dire là où se construit la signification. Force
est donc de concevoir l’œuvre d’art comme un ensemble intégré, partielle¬
ment autoréflexif, partiellement autoréférentiel, partiellement auto-explicatif
mais absolument pas autosuffisant. En somme, le signe étendu ouvre des
parcours de mouvements sémiosiques et les réalise partiellement ou, pour le
dire autrement, le signe étendu serait celui qui représente moins des objets
que des processus, des relations, des mouvements de sémiose ou, plus pré¬
cisément, des promesses, les amorces de tels parcours.

On pourrait, à ce point de la discussion, revenir à deux des exemples pro¬


posés dans le texte de Peirce. L’inscription, sur la carte géographique, de la
position où je me situe en la consultant® est un précepte d’utilisation plus que
d’explication, dans la mesure où ce signe, à la façon du feu de circulation, agit

6. «L’interprétant final ne réside pas dans la façon suivant laquelle un esprit agit, mais dans
la façon suivant laquelle tous les esprits agiraient. C’est-à-dire qu’il réside dans une vérité
qui pourrait se ramener à une proposition conditionnelle du type : “ Si telle chose et telle
chose devaient arriver à un esprit, ce signe déterminerait alors l’esprit à telle et telle con¬
duites”. Par “conduite”, je désigne une action placée sous l’influence de l’autocontrôlé.
Aucun événement qui arriverait à un esprit, aucune action de quelque esprit ne pourraient réali¬
ser la vérité d'une telle proposition conditionnelle.» (C.P. 8.315. 1909. Une traduction de ce
texte figure en annexe. Je souligne.)
7. Peirce écrit (C.P. 8.179) que, pour comprendre correctement le personnage d’Hamlet, il
faudrait connaître — plutôt que simplement présumer — ce que représentait, pour
Shakespeare, la folie.
8. Cette inscription est devenue courante aujourd’hui dans tous les cas où une carte ou bien
un plan, attaché à un endroit fixe, sert au repérage des visiteurs et porte la mention : «Vous
êtes ici. »

213
prioritairement au niveau de la secondéité ; c’est en ce sens que cette inscrip¬
tion affiche un des objets du signe à l’intérieur de la représentation; mais
cette inscription indique des parcours en les ouvrant, elle a comme fonction,
lorsque je consulte cette carte, de me guider, de m’aider à aller ailleurs. Si, à
l’inverse, ce précepte n’avait comme fonction que de signaler la carte à l’inté¬
rieur de la carte, on se retrouverait dans la situation de la dégénérescence que
Peirce décrit au paragraphe 5.71 des C.E ^ où une carte ne fait rien d’autre que
de se représenter elle-même dans un effet d’autoreprésentation à l’infini, mais
sans gain, sans sémiose réelle. Et alors, ce signe est dit non pas étendu, mais
bien continu. L’autre exemple est celui du personnage du cardinal Richelieu
qui, dans la pièce de théâtre, brandit un crucifix qui serait l’objet qui fut réel
dans l’histoire racontée : il y aurait alors une superposition du légisigne (un
crucifix) et d’un sinsigne (l’objet historique). Cette confusion du légisigne et
du sinsigne — remettant en cause la valeur de généralité du légisigne — défi¬
nit effectivement le fétichisme qui, précisément, caractérise le culte des reli¬
ques. Ou, pour le dire autrement, il y aurait une restriction telle de l’objet d’un
tel signe qu’il serait ramené à un référent unique. L’utilisation, comme acces¬
soire, du crucifix que brandit naguère — si l’histoire est vraie — le cardinal de
Richelieu, confère sans doute un effet de réel^^ à la représentation mais
n’apporte certainement rien de plus à la signification qu’une retombée qui
participerait d’une rhétorique de persuasion, ramenant le caractère du vrai¬
semblable à l’identité. Dans un tel cas, le signe, au lieu d’être étendu, est, au
contraire, concentré et limité, fermé sur lui-même, pour tout dire : autosuffi¬
sant. En somme, il faut, pour que la sémiose s’accomplisse, que le crucifix de
la pièce soit là pour quelque chose d’autre — que la valeur représentative, en
tant que légisigne, se libère de l’objet factuel, le sinsigne, et accède à une cer¬
taine généralité — sinon on tomberait dans le fétichisme et la fixation, l’arrêt
de la sémiose, la mort du signe...

D’où la nécessité de reconnaître dans le cas du signe simple, et a fortiori


dans le cas du signe étendu, la pluralité des objets et la complexité de leurs
relations multilatérales, l’impossibilité d’une exhaustivité dans la représenta¬
tion du mouvement de l’interprétance, c’est-à-dire son insuffisance foncière.
L’idée d’auto-explication est contradictoire avec celle d’autosuffisance, dans
la mesure où l’explication — qui est plus proprement l’interprétance — est,
par définition, une ouverture sur l’aval du signe.

En somme, un texte, comme toute œuvre d’art, ressemble à un orga¬


nisme vivant ou à un embryon qui contient les déterminations de la vie

9. Les tercéités dégénérées. Une traduction figure en annexe.


10. Où la valeur symbolique est dépendante d’une chose ponctuelle et inversement une chose
ponctuelle prend une valeur symbolique qui la dépasse : la relique correspond tout à fait à
cette « chose », cet état particulier, bizarre d’un signe.
11. Lors de la création de la pièce de Claude Gauvreau Les oranges sont vertes en 1971, les
tableaux suspendus aux murs de l’appartement du personnage central étaient de vérita¬
bles toiles de Borduas, ce qui conférait effectivement un effet de réel assez saisissant.

214
future ; et pourtant l’être qui en sera issu sera soumis aux aléas et aux déter¬
minations de son milieu de vie. L’existence de l’œuvre n’est pas marquée de
façon plus déterminante que l’existence de l’être vivant. Postuler l’autosuffi-
sance absolue de l’œuvre c’est reprendre, dans un autre lieu, les thèses d’un
déterminisme biologique absolu.

Un ensemble complexe, suivant la définition moderne de ce terme ^2, est


insaisissable dans son exhaustivité. On n’y a accès que par ses unités, ses
parties. Même si une certaine étendue du signe figure dans la représentation,
la lecture la reconstruit et la prolonge nécessairement puisqu’elle se situe
dans un autre temps, un autre lieu, à l’intérieur d’une autre épistémé, en
créant des associations, d’ordre symbolique, indiciaire et iconique, avec
d’autres signes n’appartenant pas à l’univers d’origine du signe.
Réduire le signe étendu à un signe complexe suivant le modèle structural,
c’est passer de l’expansion à la concentration, de l’image d’une étoile ou d’un
centre de rayonnement à celle d’un trou noir qui absorbe les nouveaux signes
étrangers qui lui adviennent, d’où les caractères de l’exhaustivité et de l’auto-
suffisance qui lui sont souvent attribués ; on sait maintenant que c’est là le
fait d’une procédure d’abolition de la multiplicité des objets, d’un fétichisme
du représentamen artistique; bref, c’est le fait d’une illusion d’optique

Le signe étendu, l’hypoicône et la métaphore


Appuyons-nous sur le postulat qui veut qu’un représentamen artistique
corresponde à un signe étendu comportant un objet complexe suivant la pré¬
sentation que nous venons de construire. Deux questions se posent : en quoi
l’analyse d’œuvres artistiques nous permettrait-elle d’accroître notre com¬
préhension de cette notion de signe étendu ? Et une seconde question : par
où commencer l’analyse ? Dans la mesure où le prolongement, tel que défini
dans ce fragment, est l’analyse du signe, cette seconde question n’est rien
d’autre que la reformulation de la première. Analyser une œuvre, c’est essen¬
tiellement chercher à comprendre et ce, à un certain niveau de généralité, les
règles des mécanismes de la signification.
L’analyse de l’hypoicône, élaborée au chapitre précédent, pourrait four¬
nir des instruments utiles pour saisir d’une façon authentiquement triadique
les relations multilatérales entre les différentes parties constitutives du signe
étendu. Ainsi, la mise en veilleuse de l’indice, la substitution de la notion

12. La complexité dans la théorie moderne des systèmes est définie, à la différence de la com¬
plication, par ce trait de la résistance à la possibilité même d’une compréhension exhaus¬
tive. Voir, à ce propos, Atlan (1979). En ce sens, la notion de complexité serait beaucoup
plus proche de celle de signe étendu que de la définition structurale de la complexité.
13. Pourrait-on ici suggérer que c’est la prise de conscience de cette illusion d’optique qui a pré¬
sidé à la remise en cause des acquis de la modernité pure et dure, puis au surgissement
d’une nouvelle conscience qui cherche à se construire sous la dénomination de la postmo¬
dernité? (voir, à ce propos, le chapitre 1.)

215
d’objet complexe à celle de référent, et le déplacement aller-retour entre le
symbolique et l’iconique supposent que les objets du signe, plutôt que d’être
extérieurs, soient présents à l’intérieur même de la représentation ; donc que
les divers constituants du signe, dans son état hypoiconique, se prennent
mutuellement pour objet (comme le schématise la figure 4 du chapitre 8).
Pourrait-on alors envisager que le caractère représentatif qui fonde le proces¬
sus métaphorique corresponde à un précepte d’explication! L’avancée du
texte métaphorique dans le lieu de l’hypoicône correspondrait alors à ce par¬
cours du signe jusqu’à ce que les relations multilatérales entre les objets
atteignent un précepte d’explication qui, dans ces conditions, serait pensé
comme un principe constitutif. Dans une telle perspective, le représentamen
textuel, qui se caractérise par une prédominance de l’inférence métaphori¬
que, paraîtrait, au terme de l’analyse, comme une émanation de son objet.
Ce ne sont là que des hypothèses. Si elles se vérifient, nous aurons
trouvé à rattacher les notions de métaphore et d’hypoicône à une probléma¬
tique sémiotique beaucoup plus large, rejoignant des réflexions sur l’esthé¬
tique ; bref, cette réflexion nous aura conduit beaucoup plus loin que ce que
laissait augurer le simple paragraphe analysant l’hypoicône (C.P. 2.277) qui
nous a servi de point de départ.
Nous nous proposons, dans ce chapitre, de procéder à la lecture de deux
textes sur la base de l’analyse de l’hypoicône telle qu’elle a été construite
précédemment. Nous poursuivrons la lecture d’œuvres de Saint-Denys
Carneau, question d’assurer la cohérence avec le travail de construction
théorique élaborée dans le chapitre précédent. Nous débuterons cependant
par ta lecture d’un fragment de Peirce où le recours au processus de l’infé¬
rence métaphorique s’impose avec évidence ; nous profiterons de cette lec¬
ture pour accumuler de nouveaux traits caractéristiques de cette plongée
dans un ailleurs qui nous seront utiles pour mieux saisir les enjeux de la
représentation artistique.
Rappelons cependant que la métaphore a été définie comme un mouve¬
ment sémiosique et qu’elle n’est pas réductible à la stricte forme de la poé¬
sie. Et effectivement, nous trouvons ce processus autant dans le texte du
récit que dans celui de l’essai, autant qu’au théâtre qu’au cinéma ou
dans les arts plastiques.

14. Je pourrais donner, comme exemples de ce processus, les récits rassemblés dans les Fic¬
tions de Borgès où l’on trouve des cas exemplaires d’un double mouvement de plongée,
dans un ailleurs au niveau de l’histoire racontée et dans l’hypoicône au niveau du proces¬
sus de narration. Ces deux entités, les ailleurs du contenu narré et de la narration, se pre¬
nant mutuellement — et alternativement — pour objet, jusqu’à ce qu’un caractère repré¬
sentatif émerge, agissant comme précepté d’explication, le récit, saisi globalement, paraît
alors comme une émanation de son objet. Nous trouvons alors des processus triadiques
authentiques répondant de façon exemplaire à la notion de signe étendu.
15. Un exemple particulièrement convaincant de la métaphore au cinéma que je pourrais
invoquer se trouve dans le film de Jonathan Demme et Edward Saxon intitulé Philadelphia
(TriStar Pictures, 1993), où l’on assiste à l’effondrement de la vie professionnelle, sociale

216
Dans l’analyse, nous ne cherchons pas à appliquer une grille, c’est-à-dire
un modèle abstrait qui aurait été préalablement construit ; nous considérons
l’œuvre du poète autant que les fragments du philosophe comme des lieux
différents mais convergents de production de significations, des expériences
de sémiose dont l’analyse est nécessaire pour nous permettre de com¬
prendre les enjeux théoriques présentés dans cette introduction. En ce sens,
chacun des textes analysés devrait contribuer à enrichir cette problématique.

Un recours à la métaphore par Peirce lui-même :


La conscience ressemble à un lac sans fond
Peirce a laissé quelques fragments de texte qui inscrivent avec une
exhaustivité étonnante le processus métaphorique. Nous y découvrons un
Peirce qui, dans le cadre de sa réflexion de philosophe, se rapproche de
l’écrivain, fondant sa réflexion dans le langage et, comme l’artiste, se laissant
porter par les signes. Nous procéderons à une brève analyse de l’un de ces
fragments, question de vérifier la cohésion, avec l’imaginaire de Peirce, de
l’analyse que nous avons construite, dans le chapitre précédent, de l’hypo-
icône, puis d’ouvrir de nouvelles problématiques susceptibles de venir enri¬
chir notre compréhension des mécanismes de la signification en regard de la
métaphore.

Et fait, trois fragments ont été retrouvés qui, chacun à leur façon, cher¬
chent à saisir divers aspects des phénomènes la conscience. Ces textes sont
non datés et ont été reproduits tels quels, sans ordre apparent, dans les
CoUected Papers. 11 s’agit, selon toute vraisemblance, de trois brouillons
répondant au même projet dont nous ignorons tout de l’enjeu: préparation
d’une communication, article ou, plus probablement, esquisse d’un texte de
correspondance, on ne sait. On peut cependant imaginer que ces textes ne

et personnelle d’un avocat, rattaché à un bureau prestigieux, qui se découvre atteint du


sida. Tout l’enjeu du récit filmique tourne autour de l’effondrement de ce personnage et
des processus suivant lesquels il acceptera, pour sa paix intérieure, de reconnaître son état.
Le film nous donne une scène superbe, très longue, où le personnage, à l’écoute d’un air
d’opéra, battant la mesure, superposant sa voix frêle à celle, énergique, de la soprano,
reproduisant corporellement — à la fois des mouvements de danse et de direction
d’orchestre — les pulsions de la musique, plonge littéralement dans cette évocation, se
fond dans cette mouvance de la mélodie et, au plus profond de cet enchantement tragique,
accepte sa détresse. Tout le film repose sur cette scène magistrale qui est une immersion
à la fois dans un ailleurs narratif et une hypoicône narratologique et qui marque le retour¬
nement central du film. Par après, le personnage sera prêt à entamer des poursuites judi¬
ciaires contre son ex-employeur, donc à régler ses comptes avec le monde, puis à mourir
sereinement puisqu’il aura rétabli son accord avec l’univers.
16. Une traduction de ces trois fragments figure en annexe. Dans la mesure où le premier de
ces trois fragments s’ouvre sur la question de la possibilité de la connaissance après coup
de ce qui a préalablement occupé l’esprit, on pourrait imaginer, sans plus de certitude, que
ces fragments aient été écrits dans le même foulée que le paragraphe 2.27 des C.P.. daté
de 1902, consacré à la question de la représentation du mouvement de pensée. Ce chapitre
se terminera sur une analyse de ce fragment et reprendra donc cette problématique.

217
sont pas étrangers aux échanges que Peirce entretenait avec son ami de tou¬
jours William James puisque la thématique correspond tout à fait aux préoc¬
cupations de ce dernier qui jetait alors les bases de ce qui allait devenir la
psychologie américaine. Claudine Tiercelin (1993 :76) avait certainement rai¬
son lorsqu’elle mettait le lecteur en garde contre une lecture freudienne de
ces textes. Peirce ne put connaître de Freud que ce que James — qui a ren¬
contré ce dernier à Vienne en 1902 (voir à ce propos Balat 1986) — a pu lui
en dire. Et de fait, la position affichée de Peirce n’est, au niveau de la problé¬
matique formelle, en rien freudienne, comme en témoigne le troisième frag¬
ment où il analyse les phénomènes de conscience essentiellement dans la
perspective de l’autocontrôlé ; en fait, il n’y a pas de place avouée, chez lui,
pour l’inconscient.

Et pourtant, une analyse un peu fine de ces fragments laisse entrevoir


une position beaucoup moins tranchée : les divergences entre les trois ver¬
sions affichent une hésitation dans la pensée de Peirce sur le sujet; nous
trouvons néanmoins, dans les trois fragments, avec des intensités variables,
une représentation de mécanismes dynamiques entre les objets du passé, —
souvenirs déposés, reportés dans l’obscurité (mais non refoulés, puisque
cette notion n’existe pas ici) — qui sont alternativement ramenés à la surface
de la conscience puis retournés dans les profondeurs de l’obscurité, et qui
sont soumis à une compétition pour occuper un espace forcément limité.
Peirce va jusqu’à proposer que «toute notre expérience passée reste conti¬
nuellement dans notre conscience ». En ce sens, on doit reconnaître que ces
fragments sont très proches de L’analyse des rêves, si ce n’est que la perspec¬
tive qui oriente ces textes ne recouvre pas la problématique spécifiquement
freudienne, fondatrice de la psychanalyse.

Dans cette brève réflexion, Peirce ne construit pas, à proprement parler,


de problématique qui soit spécifique au sujet abordé; l’enjeu reste le même
que celui qui caractérise tous les textes de l’époque de la grande maturité :
les conditions de la signification. Si par contre nous lisons ces fragments
dans la perspective de la problématique de la métaphore, nous pourrons
vraisemblablement apporter quelque lumière sur les similitudes et les diffé¬
rences entre ces deux obscurités que sont l’inconscient et l’hypoicône.

Ces trois fragments sont difficilement dissociables (et j’invite le lecteur à


prendre connaissance de l’ensemble). Mais, pour focaliser mon analyse, je
retiens le second fragment qui me paraît le plus significatif du point de vue
qui m’intéresse ici.

Nous allons, pour une fois, choquer les psychologues physiologistes en nous
fondant, non pas sur une hypothèse concernant la nature du cerveau, mais
sur une image qui devrait correspondre, point par point, aux différents
aspects des phénomènes de la conscience. La conscience ressemble à un
lac sans fond dans lequel les idées seraient suspendues à différents niveaux
de profondeur. Certes, ces idées constituent le médium de la conscience
elle-même. [Une idée n’est rien d’autre qu’une portion de conscience ne

218
possédant en elle-même aucune frontière bien définie, si ce n’est qu’elle
peut être d’une qualité différente des idées voisines.] Les percepts, pris
séparément, n’appartiennent pas à ce médium. Nous devons imaginer une
chute de pluie continuelle sur le lac qui figurerait l’afflux constant des per¬
cepts liés à l’expérience. Toutes les idées autres que les percepts résident à
des niveaux plus ou moins profonds et nous pouvons concevoir une force
de gravitation telle que les idées qui sont situées à des niveaux plus pro¬
fonds exigent un travail plus important pour être ramenées à la surface. [...]
Mais l’on ne doit pas imaginer qu’une idée doive être ramenée à la surface
avant qu’elle ait été discernée, car la ramener ainsi brusquement à la sur¬
face produirait une hallucination. Non seulement la totalité des idées ten¬
dent à tomber dans l’oubli, mais nous pouvons imaginer que diverses idées
réagissent les unes par rapport aux autres suivant des attractions sélectives,
ce qui rend compte des associations entre des idées qui tendent à s’agglo¬
mérer pour former des idées simples. De la même façon que notre compré¬
hension de la distance spatiale repose sur la durée qui, compte tenu d’un
effort donné, est nécessaire pour passer d’un point à un autre, la distance
entre les idées est mesurée par le temps nécessaire pour les mettre en rela¬
tion. [...] Cela, je dois l’admettre, est extrêmement vague ; aussi vague que
serait notre conception des distances spatiales si nous vivions au milieu de
l’océan, que nous étions dépourvus de toute mesure rigide pour procéder à
une telle évaluation et que nous étions nous-mêmes partie de ce fluide.
(C.P. 7.553. Texte non daté. Une traduction figure en annexe.)

Le texte de Peirce reproduit l’analyse de l’hypoicône d’une façon telle¬


ment conforme aux propositions théoriques analysées dans le chapitre pré¬
cédent que quelques brèves observations suffiront pour amorcer la réflexion.
D’entrée de jeu, il élimine le recours à une hypothèse, c’est-à-dire à une
idée complète qui ne commanderait qu’une simple vérification. C’est donc
dire que ce fragment se situe dans une phase logique antérieure qui corres¬
pondrait justement à la recherche d’une hypothèse, c’est-à-dire à la phase de
l’abduction. Or au paragraphe 2.643 des C.P., Peirce caractérise l’abduc¬
tion par la substitution d’un terme simple — lié à l’émotion — à un ensemble
trop complexe pour être saisi exhautivement et provoquant un affolement de
la pensée, cette substitution assurant un repos à la pensée et renvoyant à un
moment de croyance. Tout ce fragment, se fondant sur une simple image
plutôt que sur une hypothèse qui serait d’ordre physiologique, inscrit
d’entrée de jeu une telle simplification à laquelle est d’ailleurs associé un
caractère ludique (« Nous allons choquer»). De plus, le texte thématise cette
même idée de la simplification en proposant que l’agglomération d’idées
tend à produire des idées simples. La thématisation de ce caractère central
de l’abduction qu’est la simplification vient, en quelque sorte, attester, de
l’intérieur, par affinité pourrait-on dire, du caractère abductif de la méta¬
phore. On doit cependant reconnaître que cette abduction reste ouverte en
ce qu’elle ne conduit nullement à la formulation d’une hypothèse; ce

17. « L’hypothèse crée l’élément sensuel de la pensée ». Une traduction figure en annexe.

219
caractère ouvert du texte et de l’inférence abductive qui s’y inscrit rappro¬
che encore plus ces fragments du texte de création ce qui nous autorise à
les lire comme un exercice de la métaphore.
On peut aisément reconnaître dans ce fragment trois parties distinctes
qui, successivement, inscrivent les trois composantes du mouvement de
sémiose dans l’hypoicône, tel que nous l’avons décrit précédemment ;
d’abord des images qui fournissent un contenu au processus en voie d’élabo¬
ration : le lac, sa profondeur et sa surface, et la pluie qui y tombe, les objets
du passé qui sont suspendus à différents niveaux de profondeur; d’autre
part, des termes, en général plus abstraits, liés à la question de la cons¬
cience : percepts, oubli, attractions sélectives, associations, hallucination,
distance entre les idées, durée, etc. Second niveau ; une image, lit-on, qui
devrait correspondre, point par point, aux différents aspects des phénomènes
de la conscience ; je crois que l’on ne pourrait trouver une formulation plus
juste et plus simple de Vanalogie de proportion, c’est-à-dire du diagramme.
Enfin, le troisième registre qui appartient à la médiation, c’est-à-dire à la
métaphore proprement dite et qui est exprimée au mode conditionnel, mar¬
quant le statut de simple possibilité de l’évocation et exprimé suivant trois
moments logiques (marquant une quasi-triade) : « si nous vivions », « si nous
étions dépourvus», «si nous étions nous-mêmes partie de ce fluide».
C’est l’analogie de proportion, c’est-à-dire la relation diagrammatique
qui occupe la majeure partie du texte, puisqu’elle réalise une analyse. La
relation établie entre l’espace intérieur au lac et la durée des processus de la
conscience ainsi que la question des niveaux de profondeur couplée à
l’image d’une mesure rigide sont particulièrement proches d’une analyse qui
se ferait sur une représentation graphique ou un schéma. On reconnaîtra là
le scientifique qui travaille essentiellement sur des schémas et des diagram¬
mes cherchant dans la représentation même des solutions logiques aux pro¬
blèmes posés au départ.
Le passage au registre de la métaphore implique un changement de
point de vue, c’est-à-dire un décentrement du sujet énonciateur; voyons la
question plus en détail, car ce point est majeur. Dans la première partie de
ce fragment, le sujet «nous» occupe deux positions logiques: celle de l’ana¬
lyste extérieur à son objet qui est impliqué dans une instance de communi¬
cation avec son lecteur (« Nous allons choquer ») ; puis celle d’un « nous » qui,
agissant comme un embrayeur, relie les images et les relations diagramma-

18. Douglas R. Anderson (1987: 63) explique en ces termes la différence fondamentale entre
une abduction scientifique et une abduction artistique :«[...] an artist does not hypothesi-
zes solutions to a conceptual problem ; rather, he “ hypothesizes ” by trying to express the
problem — by filling the vacancy. This is how he overcomes his unsetttled feeling. The
essentiel différence is that artists do not perform représentation proprer, but a second
degree degenerate case which Peirce calls “ embodiement ” ; again “ esthetics considers
those things whose ends are to embody qualifies of feeling ” and logic “ those things whose
end is to represent something” (C.R 5.129).»

220
tiques à un effet de réel, ou à un certain niveau de vraisemblable : « nous
pouvons imaginer», «notre compréhension». Le passage à la métaphore
proprement dite, qui marquera l’acquis, inscrit le niveau triadique, soit ici les
circonstances de la disparition élocutoire (Mallarmé) du sujet comme entité
autonome, en l’immergeant dans l’objet. Et alors, comme on l’a suggéré plus
haut, quelque chose de neuf est créé qui est donné comme simplement pos¬
sible. Si l’on voulait pousser plus loin l’analyse, on pourrait suggérer que le
caractère représentatif, qui fonde la métaphore, réside dans ce trait de Vindif-
férenciation qui, après avoir construit le parallèle entre le flou des idées — ou
portions de conscience — (« elles n’ont aucune frontière bien définie ») et les
objets mobiles suspendus à différents niveaux de profondeur (qui sont appe¬
lés à des associations), atteint finalement le sujet qui perd sa distance critique
(«si [...] nous étions partie de ce fluide»). Ce fragment paraît donc comme
une mise en scène ou une représentation étonnamment juste et exhaustive
du processus de plongée dans l’hypoicône.

En effet, ce texte est donné au départ comme une simple analogie, soit
le fait d’une saisie de l’extérieur d’un objet, ici la conscience; et la représen¬
tation, on l’a suffisamment démontré, rejoint avec la plus grande justesse le
processus de l’inférence dans l’hypoicône. Mais il y a plus : le texte, dans son
écriture même, inscrit une plongée jusqu’à atteindre ce point où Vindifféren¬
ciation glissera graduellement des idées ou des portions de conscience et des
objets-souvenirs en suspension dans l’eau vers la composition même du
texte, d’où la notion de vague. J’ai suggéré précédemment que la métaphore
ne peut être saisie que métaphoriquement. C’est un peu ce qui arrive ici :
l’écriture, construisant une métaphore, se prend dans les rets de sa propre
construction et devient elle-même métaphorique. Si l’on se reporte à l’ana¬
lyse précédente, on lira dans ce passage final l’avancée du mouvement de
sémiose jusqu’à ce point où la représentation devient un signe étendu, c’est-
à-dire jusqu’à ce que soit atteint un certain point de satisfaction explicative ;
et cette explication n’est pas, comme on l’a suggéré plus haut, une hypothèse
formelle mais, suivant la formule d’Anderson (voir note 18), un remplissage
d’espaces laissés vacants, une occupation de l’espace, non pas symbolique,
mais iconique qui agit comme un précepte d’explication.

S’il y a glissement de la métaphore, du contenu de l’évocation à l’ins¬


tance même de représentation, comment Peirce analyse-t-il ce phénomène ?
En fait, il adopte deux positions différentes suivant le fragment de référence ;
d’abord, il reconnaît que « ceci est extrêmement vague ». Or, le vague cons¬
titue avec le général l’une des deux formes d’indétermination qui caractéri¬
sent tout ensemble de signes. C’est donc dire que ce mot «vague» ne doit
pas être interprété ici comme un déni ou une simple atténuation de la valeur
de cette évocation métaphorique ; au contraire, ce mot « vague », qui est ici
un qualificatif, désigne aussi une notion qui rattache cette représentation de
la conscience à une problématique construite ailleurs. 11 semblerait donc que
l’ouverture de l’abduction dont on a parlé plus haut conduise quelque part.

221
En conclusion du troisième fragment (C.P. 7.554), on trouve la seconde posi¬
tion : « la justesse de cette métaphore me paraît très grande ». On pourrait
suggérer que, dans ce dernier cas, le texte reconnaît nommément la méta¬
phore alors que, dans le fragment que nous analysons, le texte se laisse
prendre en charge par la métaphore ; de l’un à l’autre, il y a la différence
entre l’appel à un simple langage descriptif et un mouvement d’interpré-
tance où la sémiose poursuit son cours.
Cette évocation pourrait-elle correspondre à ce que l’on a appelé plus
haut, à l’encontre de la «mise en abyme», la «plongée dans l’abîme»? Ce
qui pose, sous un autre éclairage, la même question de la position du sujet
énonciateur par rapport à l’objet.
Dans la mesure où la mise en abyme suppose une mise en forme consé¬
cutive à une intention consciente («Nous allons choquer»), elle correspon¬
drait, dans ce texte voué aux phénomènes de la conscience, à la logique du
diagramme, alors que le registre de la métaphore, conduisant à la perte
d’identité du sujet énonciateur, ne peut que correspondre à la plongée dans
l’abîme. En ce sens, ce texte, dans son écriture même, opérerait le passage
d’une logique à l’autre. 11 est peut-être exceptionnel qu’un texte de Peirce
affiche ainsi, dans sa facture même, un tel transport. Par contre, cette problé¬
matique, Peirce l’a fréquemment répétée durant la dernière période de sa vie
et elle marque, je crois, l’un des aboutissements les plus importants de sa
réflexion sur les conditions de la signification. La simple analyse des signes,
leur représentation sous la forme de tableaux — les deux classifications de
signe ou les deux sémiotiques — correspondraient à une mise en abyme du
travail de réflexion sur les signes ; d’autre part, les deux énoncés fonda¬
mentaux à l’effet que « nous sommes dans les signes » et que « nous sommes
nous-mêmes signes», inscrivant la perte d’identité du sujet, correspondent
de façon très claire à la plongée dans l’abîme', en fait, ce texte reprend et,
pourrait-on dire, réalise ces deux énoncés en les exemplifiant: «si nous
étions au milieu de l’océan » et « si nous étions nous-mêmes partie de ce
fluide ». En somme — et la chose me paraît particulièrement significative —
c’est une métaphore qui nous explique au mieux ces deux énoncés fonda¬
mentaux. C’est là essentiellement que réside le mouvement sémiosique qui
porte ce texte.

19. C’est en ce sens que les tableaux ou classifications de signes ne sauraient servir, sous peine
de simplification outrancière, d’outils suffisants pour l’analyse des signes. Ce ne sont pas
là des patrons ou des codes de références, mais bien le fait d’une synthèse ou d’une retom¬
bée de l’analyse. Analyser des représentamens sur la base de ces tableaux, ce serait inver¬
ser la démarche sémiotique, ce serait pratiquer une simple démarche déductive qui, au dire
de Peirce, n'apporte rien de neuf.

222
Deux ailleurs imaginaires, étrangement semblables,
mais pourtant différents : l’hypoicône et Tinconscient
On trouve donc chez Peirce cette image des profondeurs comme un lieu
dynamique où s’entrechoquent des souvenirs, des traces de la vie passée
intervenant de façon imprévue dans la vie quotidienne. Ce lieu représente
donc comme un soubassement à la conscience donnée comme une surface.
Si l’on complète l’ensemble en reconnaissant ce lieu obscur de l’hypoicône
comme une représentation inversée (à l’image du diagramme suggéré à la
figure 1 du chapitre 8) ou comme un double obscur des signes de la vie
diurne marquée par la prédominance de la codification des valeurs, l’analo¬
gie avec la topique freudienne n’échappera à personne.
Pourtant, de simples analogies ne sont pas des identités. Et le principal
point de divergence entre la pensée freudienne et la semeiotic qui toutes deux
se construisaient, à peu près à la même époque d’ailleurs, tient entre autres
à la définition du sujet : Freud fait éclater le sujet, le saisissant comme un
ensemble complexe et irréductible de mouvements et de forces liés aux trois
instances de la topique. Mais le sujet, tout en étant éclaté dans cette repré¬
sentation, demeure un lieu de potentielle cohésion. Et, de fait, toute la
démarche psychanalytique est vouée à l’œuvre de compréhension et, dans
l’instance clinique, de reconstruction de la cohésion du sujet.
Chez Peirce, c’est l’existence même du sujet, comme entité autonome,
qui est remise en cause ; le sujet est un signe, vivant parmi les signes, comme
au milieu de l’océan, comme s’il était partie de ce fluide. De la même façon que
le signe est défini strictement comme relation, le sujet-signe n’a d’existence
que relationnelle, en rapport de dépendance avec les objets du monde, avec
les représentations et avec les autres sujets-signes. Je ferai appel à deux
autres notions chez Peirce pour mieux problématiser cette question. Lorsque
Peirce se réfère à la situation de communication, il définit les interlocuteurs
comme quasi-énonciateur et quasi-interprète^^. Les sujets sont des quasi-
esprits, parce que, à eux deux, ils constituent un seul esprit qui se nomme
Mind^^. Bref, le sujet n’a d’existence sémiotique que dans la mesure où il est
signe, c’est-à-dire où il participe au Mind, à un esprit commun ou partagé.
Sur cette base, on peut commencer à saisir les similitudes et les différen¬
ces entre les deux opérations de décentrement du sujet chez Freud et chez

20. «[.■•] les signes requièrent au moins deux quasi-esprits [Quasi-Minds)'. un quasi-énonciateur
et un quasi-interprète ■, et bien que ces deux soient un dans le signe lui-même (c’est-à-dire
qu’ils soient un esprit [Mind\), ils doivent pourtant être distincts. Dans le signe, il sont, pour
ainsi dire, soudés. En conséquence, ce n’est pas un simple fait de psychologie, mais une
nécessité de la logique que toute évolution logique de la pensée soit dialogique. » (C.P.
4.551. C’est l’auteur qui souligne. Trad. J.F.)
21. Ce terme anglais Mind est particulièrement difficile à rendre dans la langue française dont
le mot esprit suppose une individualité. On pourrait par exemple trouver une acception du
terme Mind très proche du sens que lui donne Peirce, chez Gregory Bateson, dans Steps
toward an Ecology of Mind.

223
Peirce. Dans un cas, le sujet est comme éclaté de l’intérieur, alors que, dans
l’autre cas, il est fondu à un ensemble qui le dépasse et auquel il participe. Je
me contenterai pourtant de cette brève allusion à ce problème qui a déjà fait
l’objet d’un travail important (Balat 1986) et qui inviterait certainement à
d’autres réflexions. On retiendra tout de même que la rupture épistémologi¬
que qui s’est faite au début du siècle, à l’époque de la création de la psycha¬
nalyse, était à l’ordre du jour chez tous les chercheurs qui conduisaient des
analyses sur la question de la signification (et qui participaient, en quelque
sorte, à un même Mind). Peirce, à sa façon, a participé à cette phase de rup¬
ture qui était dans l’air (suivant ce que les Allemands appellent le Zeitgeist,
l’esprit du temps). Et dans son cas, comme dans celui de Freud, et dans celui
d’Einstein introduisant la notion de relativité générale, de Nietzsche décou¬
vrant le fondement rhétorique de la vérité, de Saussure qui, parallèlement à
la rédaction du Cours de linguistique générale, s’immergeait dans l’analyse des
anagrammes, autant que chez les artistes qui, à la même époque, définis¬
saient ce qu’allait être l’esthétique du nouveau siècle, les avancées étaient
nécessairement préliminaires, tant l’enjeu épistémologique était fondamen¬
tal et l’aboutissement de cette démarche, imprévisible.

Ce qui signifie que le qualificatif de pré-freudien attribué à Peirce doit


être nuancé de façon importante La chose qui est la plus étonnante — et
qui est certainement significative — c’est que Peirce ait à sa façon, sans peut-
être en prendre vraiment conscience, effectivement atteint les frontières de
cette nouvelle terra incognita en réfléchissant aux conditions de la représen¬
tation, en analysant les signes dans leur état le plus primaire voire archaïque,
en reconnaissant qu’à un certain niveau les idées ne connaissent pas entre
elles de frontières bien définies si ce n’est de l’ordre de qualités différentes, en
postulant l’existence d’un mouvement de pensée qui soit, à la limite, non
représentable, puis, plus simplement, en analysant les conditions sémio¬
tiques de la métaphore; enfin — et c’est ce qu’a révélé cette brève ana¬
lyse — en s’abandonnant lui-même à la métaphore qui prend les comman¬
des d’une inférence et lance un mouvement sémiosique incontrôlable.

Ce qui me ramène à la question de ce lieu obscur qu’est l’hypoicône. J’ai


proposé précédemment que cet ailleurs représente un lieu de rêve, une terre
interdite, et que transgresser la frontière qui le défend c’est risquer de se con-

22. Jacques Lacan a bien saisi les profondes affinités qui lient les pensées peircéenne et freu¬
dienne. Suivant un témoignage oral de Gérard Deledalle, c’est à la suite de sa découverte
de la sémiotique de Peirce, notamment des trois grandes catégories de la phanéroscopie
que Lacan aurait introduit dans la psychanalyse ce modèle triadique sous les termes de
Symbolique (lercéité)/Imaginaire (priméité)/Æée/ (secondéité). En ce sens, du strict point de
vue de la modélisation logique, Yimaginaiit lacanien correspondrait à Vhypoicône peircéen,
et, de fait, les dénominations proposées ici à'ailleurs, de lieu obscur, de terra incognita, etc.,
peuvent effectivement désigner ces deux lieux définis logiquement, autant d’ailleurs que
les terres de délices dont rêve le poète. Pour une analyse des affinités entre la pensée de
Peirce et celle qui sous-tend la démarche psychanalytique, on se reportera aux travaux de
Michel Balat.

224
fronter au rien, au non-sens, à la folie. Je me suis aussi référé à ces poètes
pour qui ce transport dans l’au delà fut quasiment irrémédiable. D’une cer¬
taine façon, le texte de Peirce ici analysé inscrit un destin semblable, c’est-
à-dire la perte du sujet, sa fusion avec l’objet et un aboutissement au vague
qui effectivement laisse présager un problématique retour à la vie diurne.
C’est ce que j’avais déjà inscrit plus haut en proposant que l’inférence abduc-
tive qui sous-tend ce texte de Peirce reste ouverte, mais qu’elle conduit
quelque part; je préciserai maintenant: elle conduit à la reconnaissance du
faillibilisme et de l’indétermination foncière des signes analysée sous les
caractères du vague, dans l’ordre de la priméité et du général, dans l’ordre de
la tercéité, marquant comme les frontières des territoires voisins de la simple
désignation ponctuelle. Freud s’est aussi confronté à cette béance, c’est-à-
dire à la proximité ou à l’imminence de la déstabilisation des signes, de la
perte du sens.

Et de la même façon que le fondateur de la psychanalyse construira un


appareil conceptuel complexe — et relativement bien formalisé — pour
rendre compte du caractère instable des valeurs, et pour apporter quelques
certitudes ou, comme on l’a suggéré plus haut, pour assurer des moments de
repos à l’esprit — des croyances —, Peirce, entrevoyant ce même abîme, a
continué de s’appuyer sur son projet de construire une semeiotic. De la même
façon que la psychanalyse est une poursuite incessante de signes suscepti¬
bles de conduire dans un ailleurs, à la fois étrange et inquiétant, le signe que
définit Peirce n’est en somme qu’un transport, un trajet indéfini vers une des¬
tination incertaine ou, pour reprendre ses propres termes, une semiosis ad
infmitum. Ce qui représente certainement une remise en cause de la sécurité,
toujours quelque peu factice, de la croyance. Les termes de ce schéma dya-
dique doute/croyance appartiennent, sans l’ombre d’un doute, à une perspec¬
tive d’ordre psychologique. Pour tenter de penser cette saisie d’une façon
triadique, tout en demeurant dans le même registre, peut-être serait-il utile
ici d’emprunter à Nicole Everaert-Desmedt (1993; 127) cette expression
superbe qui me paraîtrait correspondre d’une façon particulièrement juste à
cette poursuite incessante qui marque les processus dans l’hypoicône : la
sérénité du mystère...

On suggérera donc — et c’est là l’acquis le plus important de la lecture


de ce texte — que l’hypoicône, de par son appartenance à la sémiotique
peircéenne, représente un lieu imaginaire, vague, où règne une certaine indif¬
férenciation des valeurs, un lieu où, par une incursion métaphorique — qui
est à proprement parler une inférence abductive —, les individus sujets vien¬
nent plonger pour déstabiliser les représentations et, ce faisant, les régénérer.
Puis, et cet autre caractère est central, ce lieu imaginaire, loin d’appartenir
strictement aux fantasmes d’un individu isolé — ce qui nous reporterait aux
limites du fétichisme —, est un territoire commun, partagé par la collectivité
des hommes, des femmes et des enfants ; on ne comprendrait d’ailleurs pas
comment, en dehors du partage de cet ailleurs imaginaire, les contes, les

225
mythes, la poésie comme les licornes et les centaures pourraient connaître
une interprétance, donc accéder à une signification. C’est là sans doute la
raison pour laquelle, dans le texte que l’on vient d’analyser, Peirce inscrit le
sujet nous et non pas le je. C’est aussi la raison pour laquelle les contenus de
ce lieu obscur, les objets suspendus à différents niveaux de profondeur ont
été précédemment donnés comme des quasi-symboles ou comme des
archétypes. En somme, la raison ultime tient à ce que cet ailleurs imaginaire
représente le lieu où circulent les mouvements sémiosiques, là où nous
vivons comme quasi-sujets ] ce lieu, qui a foncièrement partie liée avec la
signification, appartient intégralement au Mind collectif; il est je crois, par
excellence, le social ou, plus précisément, Ven-dessous du social comme une
vaste hypoicône se développant à la façon d’un signe étendu à la recherche
d’un précepte d’explication et qui nous est donné comme une émanation du
monde ; c’est dans ce lieu que notre imaginaire trouve une prise, une appar¬
tenance. Affirmer que les signes vécus collectivement y trouvent leur origine
et leur lieu d’attache, ce n’est qu’une reformulation de cette autre proposi¬
tion : par définition, la signification, comme la logique, est enracinée dans le
social
Une ultime remarque : le texte du poète Saint-Denys Garneau, couplé
aux trop brefs propos théoriques de Peirce sur l’hypoicône, m’avait, dans le
chapitre précédent, conduit à analyser la métaphore comme une inférence
figurée par la plongée dans l’onde. Au départ, je n’avais eu recours à cette
image de la plongée dans l’onde qu’en tant que simple métaphore, parmi
d’autres possibles ; or, ce n’est qu’après coup que j’ai découvert ce fragment
de Peirce qui étrangement reprend cette même figure métaphorique ainsi
que cet autre passage (C.P 5.111) où l’expérience esthétique est donnée
comme une « immersion dans [un] état de pure naïveté ». Je me contenterai
de constater que ce fragment vient apporter un surcroît de justesse à la
métaphore à laquelle j’ai eu recours pour expliquer la métaphore.

23. « Celui qui ne sacrifierait pas sa propre âme pour sauver le monde entier est illogique dans
son inférence. Car le principe social est enraciné dans la logique. » « Celui qui ne sacrifie¬
rait pas sa propre âme pour sauver le monde entier est, à ce qu’il semble, illogique dans
toutes ses inférences, prises collectivement. La logique est enracinée dans le principe so¬
cial» (C.P. 5.354 et 2.654. C’est l’auteur qui souligne. Trad. J.F.)
24. À la réflexion, cette métaphore s’avère tellement courante que l’on pourrait postuler qu’il
puisse s agir là d un archétype. Gilbert Durand (1963: 225-268) l’analyse effectivement
sous le thème générique du Régime nocturne: La descente et la coupe. Mais l’analyse de
l’hypoicône ne correspond pas à l’entreprise de Durand de construire une archétypologie
générale en ce que ce dernier analyse l’imaginaire comme une symbolique, c’est-à-dire
comme un lieu logique comportant tous lès caractères de la tercéité. D’une certaine façon,
la perspective qui fonde cette analyse archétypale est à l’inverse de celle qui nous conduit
à postuler l’hypoicône comme lieu du surgissement de la métaphore ; dans cette perspec¬
tive, l’archétype — qui serait une simple présentité — est plutôt analysé comme un quasi-
symbole, c’est-à-dire comme lieu et condition de la déstabilisation et de la régénération
des valeurs.

226
L’inférence métaphorique est un agir à l’intérieur du signe.
Lecture de « Spectacle de la danse », de Saint-Denys Garneau

La sémiose est un mouvement d’avancée, une poursuite du serait. Pour


cette raison, la sémiose, par définition, échappe à une saisie qui se ferait sans
médiation. Mais si ce mouvement de sémiose, au lieu d’être strictement une
promesse reportée dans un ultérieur, trouvait à se réaliser à l’instant même,
bien que médiatement, suivant, pour reprendre l’expression de Peirce, une
durée infinitésimale, alors ce mouvement se ferait sur le lieu même de la
représentation. Dans ces conditions, le mouvement de sémiose serait
comme sous-jacent au représentamen, comme le reflet auquel on s’est référé
plus haut, d’un paysage sur la surface ridée de l’eau, constituant un lieu pri¬
maire de présence. Ce mouvement de sémiose représenterait une inférence
abductive qui caractérise un certain type de cheminement de l’esprit. 11 ne
peut être que bref, instantané ; et, si ce mouvement de sémiose est authenti¬
quement triadique, il correspond à la métaphore.

Je me suis référé, précédemment à des œuvres de Saint-Denys Garneau


qui toutes traitent de la plongée métaphorique dans l’au delà comme un
thème, suivant un mode que j’ai qualifié de narratif. Or, tous ces textes —
qui, en fait, ne sont que des ébauches — trouvent leur pleine réalisation dans
«Spectacle de la danse» {Œuvres: 12-13) un poème qui figure dans Regards
et jeux dans l’espace. Je reproduis les trois dernières strophes afin de procé¬
der à l’analyse de l’hypoicône.

SPECTACLE DE LA DANSE
[...]
La danse est seconde mesure et second départ
Elle prend possession du monde
Après la première victoire
Du regard
Qui lui ne laisse pas de trace en l’espace
— Moins que l’oiseau même et son sillage
Que même la chanson et son invisible passage
Remuement imperceptible de l’air
Accolade, lui, par l’immatériel
Au plus près de l’immuable transparence
Comme un reflet dans l’onde au paysage
Qu’on n’a pas vu tomber dans la rivière
Qr la danse est paraphrase de la vision
Le chemin retrouvé qu’ont perdu les yeux dans le but
Un attardement arabesque à reconstruire
Depuis sa source l’enveloppement de la séduction.

Notre lecture court et saute sur une succession d’images: passage de


l’oiseau, sillon, chanson, accolade, remuement de l’air pms, encore ici, reflet dans
l’onde, un peu à la façon d’un « surfeur » qui saute de la crête d’une vague à

227
la suivante et cela, aussi longtemps qu’il maintient son équilibre, ou bien
jusqu’à ce qu’il rejoigne la terre ferme, ou bien le fil lui échappera et il plon¬
gera dans l’onde.

Je pose que ces images sont données, au départ, comme des icônes ren¬
voyant à autant d’objets immédiats saisis comme purement virtuels (à la
façon du corps de l’homme endormi furtivement pressenti au moment d’un
aperçu rapide de la corniche de la montagne) ; posons d’autre part que le
poème, comme tout ensemble construit, vise un objet dynamique potentiel,
c’est-à-dire le produit du processus sémiosique qu’est le poème. La question
que l’on pourrait alors poser est la suivante : comment s’effectue la transfor¬
mation ou le passage qui va des objets immédiats vers l’objet dynamique?
Autrement dit, est-il possible de suivre à la trace le mouvement de sémiose ?

Dans la perspective du tableau de la première sémiotique, on suggére¬


rait que les icônes, pointant vers des objets reconnus comme appartenant au
monde réel, deviennent indices alors que, sous l’effet de l’interprétant, ils
accèdent à la valeur symbolique. Or, l’on sait très bien que, dans un objet
d’art comme le poème, l’accès à la symbolisation ne passe pas par un appel
direct au référent ou, pour le dire de façon plus banale, lisant le poème, je
sais très bien que l’oiseau, le sillon, l’accolade figurent non pas comme simples
désignations d’existants (tel oiseau 2^, tel sillon, etc.), mais strictement
comme des images qui, tout en ne niant pas leurs objets immédiats — car
alors, se perdrait la définition du signe —, déportent cette fonction de dési¬
gnation, la plaçant comme en sourdine ; en somme, oiseau, sillon, accolade,
etc. fonctionnent comme le centaure auquel on s’est référé plus haut : ces
signes doivent être saisis comme représentations pour quelque chose
d’autre.

Une première analyse de l’avant-dernière strophe nous révélerait que


toutes ces images sont à lire sur une isotopie — pour reprendre cette notion,
empruntée à Greimas (1966) fort utile à ce niveau — du dessin. Rappelons
que ce poème appartient à la première section de Regards et jeux dans l’espace
alors qu’étrangement il réalise à merveille le titre de la troisième section ;
«Esquisses en plein air». Ces icônes sont semblables à des traits ou à des
tracés graphiques comme Yaccolade renvoyant à la représentation d’un oi¬
seau lointain aux ailes déployées se découpant sur le fond de l’azur ou, plus
précisément, à des actions de dessiner sur un canevas qui serait le fond du
ciel : relisons les images ou les composantes d’une telle représentation : trace
en l’espace, l’oiseau et son sillage, la chanson et son passage] puis, pour synthé¬
tiser le tout, à la dernière strophe : Un attardement arabesque. Nous retrouvons
donc une composition diagrammatique (suivant la définition déjà donnée de

25. «Et quand il [le poète] dit oiseau, il peut n’avoir aucun souvenir d’oiseau, aucun autre
modèle que cette part de lui-même qui est oiseau et qui répond à l’appel de son nom par
un vol magnifique en plein air et le déploiement vaste de ses ailes. » « Monologue fantai¬
siste sur le mot» dans Œuvres: 290-291.

228
cette notion) dont les termes de Y analogie de proportion seraient les suivants :
la trace dans l’espace, le sillage de l’oiseau, le passage de la chanson, etc. sont
au fond du ciel, ce que des tracés graphiques sont à un canevas.
Cette première lecture assure une cohésion au texte. Cependant elle a
un envers qui tient dans l’illusion d’une exhaustivité de l’analyse ; si l’on se
contentait de cette lecture, la chaîne des interprétants s’arrêterait et le signe
deviendrait, pour reprendre l’expression de Peirce, à tout le moins, imparfait.
En fait, cette lecture est une inférence inductive (rattacher un ensemble
de faits à une règle générale, déjà connue) qui ramène une diversité d’images
à une proposition générale unique reconnue dans l’isotopie du dessin. Ou,
pour reprendre un des termes de la définition de l’hypoicône, on pourrait
suggérer que cette isotopie du dessin agit comme la légende qui vient actua¬
liser révocation d’un tableau en lui conférant un objet déterminé, c’est-à-dire
ramener le signe dans l’ordre du diurne et donc limiter la sémiose potentielle
du signe, en limitant la visée sémiosique dans l’hypoicône au niveau du dia¬
gramme, rendant superflu le recours à l’inférence métaphorique. D’une cer¬
taine façon, en procédant à cette inférence inductive, nous nous trouvons
dans la position de l’analyste d’un message crypté qui, ayant trouvé la clef,
c’est-à-dire une règle interprétative, rend le texte à la clarté. Or, la lecture de
la poésie ne saurait être ramenée à une telle opération de déchiffrage, pour
la simple raison que la poésie n’est pas un message, pas plus qu’un mot
d’esprit, d’ailleurs.
Revenons au texte : les images sont données comme absence : ni
l’oiseau ni la chanson ne laissent de trace de leur passage ; toutes ces images
sont effectivement données sous la gouverne d’une quasi-négation (« Moins
que >>) qui leur confère un caractère de quasi-irréalité. En fait — et l’accumu¬
lation des adjectifs est incontournable — tout est; «invisible», «impercep¬
tible», «immatériel», «immuable» et «transparent». C’est donc dire que le
texte, tout en construisant cet ensemble diagrammatique, l’inscrit comme
négativité pour affirmer quelque chose d’autre. Poursuivons en lisant le mou¬
vement suivant de déplacement: «comme [le] reflet dans l’onde au pay¬
sage » ; je glose —je prolonge ma lecture, cherchant de nouvelles cohésions :
l’inscription est à réinscrire là où une représentation pourrait prendre forme,
c’est-à-dire sur la surface de l’eau qui constitue une substance moins imma¬
térielle, moins transparente et moins immuable que le fond du ciel ; le passage
de l’oiseau, par exemple, peut effectivement y laisser un sillage, même s’il est
éphémère. Mais, sitôt cette autre lecture trouvée, elle rencontre à nouveau la
négativité', «d’un paysage qu’on n’a pas vu tomber». Puis encore: «Le che¬
min [...] qu’ont perdu les yeux »
Lorsque, au cours de cette lecture, je cherche à m’approprier un mouve¬
ment sémiosique, l’aspect qui me paraît le plus significatif, c’est la constante
fuite en avant des images qui, sitôt qu’elles ont été reconnues, nous échap¬
pent. Le « quelque chose d’autre », renvoie toujours à « quelque chose d’autre »
et ce, jusqu’au dépassement du seuil linguistique, suivant un cheminement

229
qui est apparemment sans fin, comme la semiosis ad infinitum qu’évoque
Peirce. Et pourtant, cette avancée constante des signes vers « quelque chose
d’autre » repose sur autre chose que la stricte négativité ; c’est que le texte
inscrit un passage du registre du regard à celui de la danse. Or, les objets du
regard peuvent être inscrits puisque, précisément, ce sont des objets par rap¬
port à un sujet regardant : en fait, le terme «regard» inscrit une relation sim¬
plement dyadique. Inversement, la danse suppose un autre type de relation
où le sujet ne reste pas simplement spectateur, extérieur à son objet : la
danse suppose une immersion du sujet à l’intérieur de la représentation, bref
une présence active. Ce changement de registre entraîne deux conséquen¬
ces : le sujet n’étant plus extérieur, il ne peut plus désigner des objets-signes
puisqu’il est lui-même devenu signe, immergé dans le monde de la représen¬
tation; ce qui explique que cette inférence ne puisse s’inscrire que par la
négativité (« Moins que l’oiseau et la trace de son passage », « d’un paysage
qu’on n’a pas vu tomber», etc.). D’une certaine façon, l’écriture poétique, à
ce point, se heurte au mur de l’indicible en ce que le mouvement de la
sémiose déborde la nature strictement linguistique des signes.
On comprendra alors que cette nouvelle relation, où la séduction
devient médiation entre la danse et le monde, soit authentiquement triadi-
que. Alors quel est ce sujet? Où le reconnaître, sinon dans le mouvement de
la danse qui désigne précisément cette immersion dans le monde des signes.
La danse est seconde mesure et second départ
Elle prend possession du monde
Après la première victoire
Du regard

D’où cette formule qui apparaît comme l’aboutissement du mouvement


sémiosique constitutif du poème: «l’enveloppement de la séduction». La
prise de possession du monde ne se fait pas de l’extérieur, par la force «bru¬
tale », seconde que représente le regard, mais par une force que Peirce qua¬
lifie de « douce », une médiation, troisième, représentée par une immersion
dans celui-ci, ce qui figurait d’ailleurs dans le fragment du journal auquel on
s’est abondamment référé : « comme un qui s’est aventuré en pays défendu
[...] et n’en garde que la sensation d’une béatitude incomparable».

Revenons à la relation diagrammatique ; l’acte de dessiner sur un cane¬


vas ainsi que les traces sur un fond de ciel constituent une corrélation qui
doit se lire dans les deux sens, l’acception du mot « sens » se lisant à la fois
comme direction et comme signification, car la signification est une direction
du mouvement inférentiel. On y lira alors l’espoir que les mouvements dans
la nature {vol de l’oiseau, trace de son passage, etc.) puissent être saisis par la
pratique du dessin et, à l’inverse, que l’acte de dessiner soit non pas en rup¬
ture ou en simple superposition ou encore suivant une approximation mimé¬
tique, mais en profonde continuité avec la nature et le monde. Cette affirma¬
tion d’une continuité nature/culture, représentée au cœur même du poème
entre l’artefact et le monde résume un des traits centraux de toute visée poé-

230
tique et qui se réalise de façon particulièrement nette dans Regards et jeux
dans l’espace.
Le terme troisième, la médiation, assurerait précisément, dans ce pro¬
cessus de transfert, l’intégration au monde de l’activité de création ; l’inter¬
prétant qui figure dans le texte sous l’expression d’« enveloppement de la
séduction », marque un accord accompli, une acceptation de la fusion avec
la nature, un Fiat. Curieusement, le premier texte auquel on s’est préalable¬
ment référé, «Le diable pour ma damnation...», traitait aussi de séduc¬
tion — c’est même le thème central de cette ébauche de poème —, mais
alors le texte représentait une rupture, un refus qui se lisait dans le « Allons-
nous-en » ; ce texte, on l’a déjà suggéré, reste dyadique, non seulement dans
sa forme où la narrativité est prédominante, mais aussi dans l’histoire qu’il
raconte (mise en corrélation de deux lieux, la scène du spectacle de la danse
et la salle où est assis le spectateur) et qui en était une de retrait, de recul, en
somme un échec dans la tentative de prise de possession du monde. Dans
« Spectacle de la danse », la médiation a lieu, l’interprétant {enveloppement de
la séduction) vient générer un objet dynamique qui tient dans la continuité
nature/culture.
Force est donc, pour rendre compte du mouvement de sémiose que
constitue notre lecture, de dépasser la logique du diagramme et de passer à
la logique authentiquement triadique inhérente à la métaphore. Le caractère
représentatif agit alors comme un interprétant, c’est-à-dire qu’il remplit cette
fonction de médiation qui est de créer de nouvelles cohésions et, simultané¬
ment, de conduire l’évocation poétique dans un ailleurs ; nous touchons ici,
je crois, le serait du signe. Dans la dernière strophe du poème, nous trouvons
effectivement l’inscription claire de tels interprétants : « La danse est para¬
phrase de la vision » représenterait un interprétant premier (rhématique), soit
le point de départ du mouvement ; à ce niveau qui, logiquement, précède la
sémiose proprement dite, le texte demeure un simple assemblage d'images
qui n’est que promesse de signification : il reste monadique. « L’attardement
arabesque », correspondant à l’isotopie du dessin, représente un interprétant
second (dynamique), et à ce niveau de la lecture le texte est dynamisé par la

26. Comme l’on démontré les chercheurs du Groupe MU. Le modèle logique extrêmement
puissant qu’ils proposent dans Rhétorique de la poésie {1^11) pour l’analyse du phénomène
poétique repose sur la reconnaissance des trois thèmes fondamentaux que sont anthro¬
pos/cosmos/logos et qui, sur le plan du contenu, ne sont pas étrangers aux trois catégories
de la sémiotique de Peirce. La seule divergence — et elle est importante — entre leur ana¬
lyse et la proposition que je construis ici tient dans le modèle sémiotique de référence :
bien qu’ils utilisent l’expression modèle triadique, conduisant à la notion de médiation, leurs
références théoriques hjelmslévienne et greimassienne demeurent dyadiques; consé¬
quemment les modalités que sont anthropos/cosmos/logos sont analysées strictement
comme isotopies, c’est-à-dire en tant que phénomènes linguistiques. La phanéroscopie —
et c’est là que réside l’intérêt — permet de saisir ces modalités comme des instances
cognitives possédant chacune leur logique et leur mode de fonctionnement propres, ce qui
confère au texte de poésie une ampleur sans commune mesure avec un objet textuel qui,
dans cette perspective, reste fondé exclusivement sur la mécanique de la langue.

231
création d’un parallélisme d’ordre diagrammatique ; il est alors saisi suivant
un mode dyadique. «L’enveloppement de la séduction», marquant l’aboutis¬
sement du texte, représenterait un interprétant troisième (final) et, à ce
niveau, le texte connaît une transmutation; il devient réellement quelque
chose d’autre, l’acte de dessiner qui représente une saisie du monde de l’exté¬
rieur, cède la place à la danse qui représente une saisie du monde par le biais
d’une immersion ; accédant à la métaphore, le texte peut, à ce niveau de lec¬
ture, être reconnu comme authentiquement triadique. Si la métaphore est,
comme on l’a suggéré, une plongée dans les territoires de l’imaginaire, le
texte de poésie ici parle d’une telle plongée et, simultanément, la réalise.
On suggérera donc que ces interprétants viennent assurer la cohésion
de l’ensemble textuel, puis la dépasser; en ce sens, le texte met en scène le
mouvement sémiosique qui le constitue, le représente et le met en action. Ce
qui, en fin de compte, nous retourne à la maxime pragmatiste qui « applique
ultimement la pensée à l’action, mais exclusivement à l’action conçue ». (C.P.
5.402, note 3.1906.)
Pour résumer et synthétiser cette analyse, je reprends le diagramme pro¬
posé plus haut pour représenter les mouvements sémiosiques constitutifs de
l’hypoicône et l’appliquer au poème « Spectacle de la danse » (figure 5).

La remontée dans le symbolique


Équilibre du regard.

Regard, lame à double sens. La distance où il


pénètre au-dehors, il faut qu’il la perce au-
dedans. Sans quoi voilà qu’il bascule et nous à
sa suite, entraîne à un écoulement perfide,
funeste.

Pour supporter la percée rétroactive du regard,


il faut que le pays intérieur ait la profondeur, et
la solidité, l’authenticité, la force et la santé, afin
de pouvoir se conformer sans périr à un sens,
de pouvoir réparer la brèche par sa vitalité.
Sans quoi le pays est massacré, disjoint ; il ne
reste plus que décombres.

(Saint-Denys Garneau, Œuvres : 752-3)

27. Cet effort de cohésion appartient, en fait, à un choix esthétique ; des oeuvres plus éclatées
comme celles des surréalistes ou des automatistes reportent la travail de l’interprétance,
de façon beaucoup plus importante, à la pratique de la lecture. Il y a nécessairement une
sorte de tension ou de dialectique entre les procédures inscrites à l’intérieur même du texte
pour en assurer la cohésion (ce que l’on nomme généralement « l’intention du texte ») et
l’ouverture du tissu discursif laissant au lecteur le soin d’en construire lui-même la cohé¬
sion. Or, il est loin d’être évident que le travail du lecteur se résume à retrouver une « inten-
tionalité » qui serait immanente au texte. Pour une discussion de cette question, on se rap¬
portera au chapitre 2.

232
V
Les objets virtuels avec lesquels
l’hypoicône entretient successivement
des relations monadique (images),

E
CJ
<o
G
0)
T3
03
C
00
c/3
03
CJ
<4-1
03
13
<D
(D
T3
C
00
<D

233
a
Je me suis précédemment
référé à une toile de Saint-
Denys Garneau, intitulée L’île
d’en haut qui figurait la repré¬
sentation comme un reflet sur
la sur face de l’eau et que
j’avais interprétée comme un
mouvement de plongée dans
l’imaginaire. Or, nous trouvons
un pastel qui construit une
représentation marquant l’in¬
verse de cette plongée: on y
voit, devant un paysage exoti¬
que, le corps d’une danseuse
nue (bien que la légende ins¬
crive la baigneuse) projetée
dans les airs, sur un fond de
ciel dont la teinte de bleu est
tellement foncée qu’elle dési¬
gnerait plutôt la surface d’un
cours d’eau ; et, encore ici, elle
Saint-Denys Garneau, La baigneuse, pastel,
est accompagnée de son
25 cm X 30 cm
reflet, une ombre projetée sur
le sol. Cette fois-ci, le mouvement est ascendant, indiquant, pourrait-on sug¬
gérer, cette remontée vers la vie diurne, vers le symbolique. Le passage qui
s’opère dans le poème, du regard sur le « paysage / Qu’on n’a pas vu tom¬
ber dans la rivière » à la danse comme « source » de « l’enveloppement de la
séduction» semble correspondre, avec la plus grande justesse, aux deux
œuvres picturales de Saint-Denys Garneau ici brièvement présentées qui
marqueraient comme les deux pôles de la plongée dans l’hypoicône et de la
remontée. Qui plus est, ces œuvres picturales comme le poème « Spectacle
de la danse » confèrent sa pleine signification au titre du recueil Regards et
jeux dans l’espace. 11 est un fait étonnant et certainement significatif : ce pas¬
tel s’intitule La baigneuse-, il ne fait aucun doute que ce titre rattache l’évoca¬
tion à l’ensemble du processus poétique qui ne peut être pensé que comme
ce mouvement d’aller-retour incessant entre les valeurs et les représenta¬
tions sous-jacentes obscures, à la limite d’une existence archétypale, et les
expressions et représentations diurnes, pleinement symboliques.
Le court fragment, donné en épigraphe de ce passage, qui a été trouvé
dans les papiers laissés par le poète Saint-Denys Garneau, atteste d’une
extraordinaire lucidité en ce qui concerne les risques encourus par l’aventu¬
rier de l’imaginaire qui, ayant entrepris cette plongée, n’est jamais assuré de
sa remontée dans l’ordre du symbolique.

234
Considérations finales sur la définition de la métaphore
Cette analyse sémiotique de « Spectacle de la danse » nous permet
d’achever notre compréhension de la métaphore au sens proprement peir-
céen. Je rappelle la définition de départ : les métaphores sont des hypoicô-
nes «qui représentent le caractère représentatif d’un représentamen en
représentant un parallélisme dans quelque chose ». Je pourrais reprendre la
formulation en la reliant au poème analysé ; la métaphore, qui est un mouve¬
ment de plongée dans l’hypoicône, construit un parallélisme, par le biais du
caractère représentatif de Y instabilité, entre le caractère mouvant des mots
qui déjouent les définitions strictes, fuyant constamment dans un ailleurs, et
quelque chose d’autre, c’est-à-dire les objets du monde qui, après avoir été
saisis, fixés et arrêtés avec une « force brutale » provenant d’un point de vue
extérieur, par le regard, par le dessin, se voient finalement pris en charge cette
fois avec une «force douce», par un processus d’immersion dans les signes,
représenté par la danse, la séduction figurant une inférence propre à cette
plongée dans l’imaginaire.
Le caractère représentatif retenu ici, Y instabilité des signes et des choses
du monde est extrêmement général; en fait, ce caractère pourrait renvoyer
à une majeure partie de la production poétique du siècle. C’est parce que la
définition peircéenne de la métaphore se situe à un haut niveau d’abstraction
qu’elle conduit nécessairement à des considérations d’une telle généralité.
« Spectacle de la danse » réalise ce trait en le représentant d’une façon par¬
ticulièrement convaincante. Et pourtant ce poème, qui pourrait effective¬
ment être interprété comme un « art poétique », possède sa propre spécifi¬
cité ; le caractère d’instabilité est en fait réalisé d’une façon particulière, par
les images, par la relation diagrammatique ainsi que par l’immersion dans le
monde des signes que nous avons longuement décrits et analysés et qui sont
spécifiques à ce poème. Mais en fin de compte, la définition même de la ter-
céité comporte ce niveau de généralité ; et si la métaphore, tout en apparte¬
nant à l’hypoicône, est troisième, elle se situe nécessairement à ce niveau où
se combinent les deux caractères de l’indétermination que sont le vague et
le général. En somme, c’est le destin de toute pratique artistique que de trou¬
ver à fusionner une généralité abstraite, troisième, et le niveau premier des
images, des sensations, des feelings] ce qui définit, je crois les conditions pré¬
liminaires à une appropriation du monde.
L’énigme que représentaient, dans la citation définissant l’hypoicône
(C.P. 2.227), les occurrences de quatre termes appartenant au paradigme de
la représentation, peut maintenant être éclaircie : ces termes renvoient à des
phases ou à des moments successifs, de niveaux différents de complexité qui
peuvent être reconnus dans les étapes de l’avancée du mouvement sémiosi-
que dans l’hypoicône que j’ai tenté de formaliser en recourant au diagramme
de la spirale.
En somme, cette définition de la métaphore construit une représentation
en télescopage, ou une représentation pour une représentation pour une

235
représentation ; de façon plus pointue, on pourrait proposer l’analyse sui¬
vante : les métaphores sont des hypoicônes qui représentent (niveau premier
des images) le caractère représentatif (niveau troisième de la métaphore) d’un
représentamen (la représentation, saisie globalement, constituant le lieu-
temps où se construit le signe) en représentant un parallélisme (niveau second
du diagramme) dans quelque chose d’autre (entre le signe de départ et un nou¬
veau représentamen).
Cette explication ne peut être donnée que dans un vocabulaire extrême¬
ment limité et ce, en raison des caractères abrupt et exigu de la citation de
départ, ainsi que de son isolement dans l’ensemble du discours tenu par
Peirce sur ce sujet ; cette explication pourrait même paraître, aux yeux du lec¬
teur, comme un discours tenu dans une langue de bois. Pour apporter un peu
plus de lumière, il n’y a qu’une solution : tenter de saisir la même pensée dans
une perspective élargie ou légèrement décalée. En me référant au fragment
initialement analysé portant sur le signe étendu, je pourrais suggérer la for¬
mulation suivante : les métaphores sont des signes qui, dans un mouvement
d’extension, multiplient, à l’intérieur de la scène de la représentation, les
images d’objets virtuels, établissant entre eux des relations multilatérales (d/a-
gramme) pjLsqp’à. ce que soit atteint un point où un précepte d’explication {carac¬
tère représentatif) émerge de l’ensemble et lui confère une cohésion d’un nou¬
vel ordre ; le signe étendu, ainsi constitué, paraît alors comme une émanation
de son objet. Et effectivement, l’essentiel du processus métaphorique réside
probablement dans cette idée d’émanation et c’est, me semble-t-il, ce que le
poème analysé rend à l’évidence : la danse est, après le regard et le dessin,
l’ultime condition d’une saisie du monde; le monde n’a d’existence sémio¬
tique que dans la mesure où il est spectacle, c’est-à-dire représentation ; le
poème, qui est un signe étendu, est le fait de l’immersion du Mind dans la pri-
méité, marquée par l’abandon à la séduction, soit le Fiat auquel on s’est pré¬
cédemment référé : le poème peut émaner ou resurgir du monde de la pri-
méité dans la mesure où il est lui-même, nécessairement, spectacle de la danse.
Saint-Denys Garneau aura ainsi surmonté l’échec du «Diable pour ma dam¬
nation... » en assumant pleinement la plongée métaphorique.

La lecture, l’analyse et le mouvement de pensée


J’ai suggéré, plus haut, que la métaphore est un mouvement bref, rapide,
se réalisant dans la lecture, qui tout en étant médiatisée (par le caractère repré¬
sentatif), se fait dans l’instant, hors de la durée ou dans une durée infinitési¬
male. Le lecteur doit y mettre du sien, coopérer, comme le suggérait Umberto
Eco, à la réalisation du processus sémiosique. Ce que le texte donne en fait,
ce sont des pistes, des appels — à proprement parler des signes — au lecteur

28. Et non pas «la représentation d’une représentation d’une représentation», car cette for¬
mulation nous retournerait dans le modèle logique des relations entre un langage de pre¬
mier niveau et un métalangage.

236
pour qu’il en construise une signification, c’est-à-dire qu’il initie ces plongées
en lui-même, dans sa propre obscurité, dans son imaginaire qui, tout en lui
étant personnel, est aussi nécessairement partagé par la collectivité, la signi¬
fication n’ayant d’existence, par définition, que sociale.

Force est, alors, d’imaginer que ces icônes qui nous sont présentées doi¬
vent plutôt être saisies comme projections ou invitations à un transport qui
s’effectue dans Vau delà, bref à des inférences rapides, successives dans ce
lieu obscur que l’on appelle l’hypoicône. Dans ce lieu d’indifférenciation, les
images du sillon, de Voiseau, de la chanson, etc. sont soumises (pour
reprendre les expressions suggérées au début du chapitre précédent) dans
un moment furtif, à ce moment de déraillement où les mots empiètent les uns sur
les autres', et c’est là que les images, placées dans un milieu diagrammatique
potentiel — trop complexe pour être spontanément construit — connaissent
comme une mutation, semblable à ce phénomène de précipitation, que
reconnaissent les chimistes, lorsque des solutions différentes, entrant en
contact, produisent une nouvelle matière 2®, en fait quelque chose d’autre, de
neuf ', une cohésion nouvelle se construit alors qui, du fond de ce lieu obscur,
est comme projetée ou retournée dans le signe en voie de constitution.
Au niveau de la lecture spontanée, sans délai ni durée, c’est-à-dire dans
ces conditions où le lecteur de poésie réalise sa propre performance, les infé¬
rences sont de même nature. L’esprit du lecteur devient la scène ou le lieu
d’une projection rapide d’images dont il n’a pas le temps de reconstruire
consciemment la cohérence. Et l’on reconnaîtra qu’effectivement la lecture
proposée ci-haut ne fait rien d’autre que de reconstruire après coup des cohé¬
rences diagrammatiques reconnues au terme de l’analyse.
Une dernière question se pose donc et qui est centrale : si la signification
que nous avons dégagée du poème — le serait — fait partie intégrante,
comme constituant troisième, comme interprétant, du signe, quelle assurance
avons-nous de la justesse de cette lecture ? En quoi cette analyse, qui est for¬
cément un après coup, conduit-elle l’acte de lecture à terme ? Ou, pour le for¬
muler autrement : comment ces mouvements inférentiels que nous avons lon¬
guement décrits peuvent-ils se construire dans l’immédiateté de la lecture ?
Peut-être en fin de compte, est-ce ce caractère de l’instantanéité qui force la
conscience du lecteur à sauter le niveau diagrammatique trop complexe et à
se situer rapidement de plain-pied au niveau troisième de la métaphore.
En fait, la même question que nous posons, en ce qui concerne la l’ana¬
lyse du poème qui est une représentation, faite après coup, de la lecture saisie
comme «mouvement de pensée», pourrait être retournée au poème

29. Saint-Denys Garneau recourt à cette même métaphore dans le poème terminal de Regard
et jeux dans l’espace'. «[...] je machine en secret des échanges / Par toutes sortes d’opéra¬
tions. des alchimies, / Par des transfusions de sang / Des déménagements d’atomes / par
des jeux d’équilibres //Afin qu’un jour, transposé, / Je sois porté [...]» («Accompagne¬
ment» dans Œuvrer: 34)

237
lui-même : en quoi le texte de ce poème est-il une représentation juste
une similitude — du mouvement de pensée qu’aurait été l’inférence poétique
dans l’imaginaire du poète ?
Ce qui pose en fait la question de l’enchaînement des signes qui est au
fondement de la notion de semiosis ad infinitum. Je citerai ici, un fragment
daté de 1902, qui inscrit cette question authentiquement sémiotique et qui
propose une réponse assez brutale :
[...] lorsqu’un homme essaie d’établir ce qu’a été le processus de sa pensée,
après que ce processus est arrivé à terme, il se demande à quelle conclusion
il a abouti. Le résultat se formule dans une assertion qui, nous pouvons l’assu¬
mer, possède une certaine similitude — je serais incliné à penser qu’elle est
conventionnalisée — avec ce qu’était le contenu de sa pensée au terme du
mouvement. Ceci étant établi, il se demandera ensuite comment cette assu¬
rance peut être justifiée ; puis, il se mettra à la recherche d’une phrase, expri¬
mée en mots, dont la ressemblance avec un contenu antérieur de sa pensée
le frappera et qui, simultanément, devra être en liaison logique avec la phrase
représentant sa conclusion. [...] Mais l’observateur de lui-même ne possède
aucune garantie, quelle qu’elle soit, que cette prémisse représente une atti¬
tude qui ait été celle de la pensée, même un seul instant. [...] nous ne possé¬
dons aucun fait qui nous interdise de supposer que le processus de la pensée
soit un processus continu (bien qu’indubitablement varié). En tout état de
cause, il n’y a que l’intégrité de ce processus qui soit clairement brisé pour
être ramené à des arguments. 11 est plus que douteux que nous puissions sta¬
tuer qu’un argument ou une inférence représente une partie quelconque de la
pensée si ce n’est dans la relation logique qui va de la vérité de la prémisse à
la vérité de la conclusion. Et de plus, l’argument ainsi établi consiste en un
énoncé fait de mots. Avec quelle justesse représentent-ils quoi que ce soit de
réel dans la pensée? voilà qui est à la fois douteux et assez immatériel. [...]
Le processus réel de l’acte de penser commence présumément avec les per-
cepts. Mais un percept ne peut pas être représenté avec des mots et, en con¬
séquence, la première partie de l’acte de penser ne peut être représentée par
quelque forme logique d’un argument. Notre explication logique sur cette
matière doit commencer avec un fait perceptuel ou une proposition résultat
d’une pensée sur un percept — on peut présumer que l’acte de penser, dans
son propre mouvement, est de la même nature que celui que nous représen¬
tons par des arguments et des inférences, mais, comme tel, il n’est pas repré¬
sentable en raison d’un défaut dans cette méthode de représentation. (C.R
2.27. 1902. Line traduction de ce fragment figure en annexe.)

La réponse proposée par Peirce est très claire : la seule certitude que
nous puissions avoir de la validité de la représentation d’un mouvement de
pensée repose sur sa cohérence interne établie sur la base des critères de
vérité fondés sur la logique, soit la relation de conséquence entre la prémisse
et la conclusion ; mais en ce qui concerne la similitude entre un mouvement
de pensée ou une inférence et sa représentation — même si on peut présu¬
mer qu’elles sont de même nature — elle serait largement conventionnalisée.
Et ce, pour la raison qu’une représentation logique est fixe, arrêtée dans sa
forme, qu’elle est construite avec des mots, tout aussi fixés et discriminés

238
dans la structure de la langue et que pour cette raison elle ne peut rendre
compte de la mouvance et de la continuité du processus de pensée. Un pas¬
sage précédent de ce même fragment est très clair: «la langue [...] repré¬
sente des contenus de pensée et non des mouvements de pensée.» (2.27.
1902). Comme si ce mouvement de pensée, auquel se référé Peirce dans ce
texte, correspondait à un ailleurs difficilement accessible.
Force est donc de postuler que la signification ne reste pas prisonnière
des mots bien qu’elle trouve en eux ses signes, ses instruments d’élabora¬
tion, qu’elle n’a de similitude avec le mouvement de pensée qu’approximative,
qu’elle est largement conventionnalisée dans sa formulation et que l’écart
dans la représentation, reconnu en principe, est impossible à évaluer. Est-ce
à dire que nous sommes condamnés à de pures approximations qui ne
seront jamais vérifiables ?
La question de la justesse de la représentation, en ce qui concerne le
poème, est, en tout état de cause, certainement inutile parce qu’insoluble :
nous avons encore moins accès à l’imaginaire du poète qu’à notre propre
imaginaire. La question juste serait alors celle-ci : le poème a-t-il un mode de
représentation qui lui serait propre et qui échapperait aux règles de l’argu¬
mentation logique ?
Dans ce fragment, Peirce se réfère à des formulations abstraites faites
d’enchaînements d’arguments logiques construits avec toute la rigueur for¬
melle. Qu’en est-il de la poésie ou, plus largement, du représentamen artis¬
tique ? Nous pouvons arguer qu’un texte de poésie, tel celui que nous avons
analysé ici, est caractérisé précisément par cette mouvance qui marquerait
le processus de la pensée, soit, globalement, un voyagement entre le troi¬
sième univers et le premier, escamotant le second, descendant des signes
linguistiques, codifiés dans la langue, vers des représentations imaginaires,
des «présentités», avons-nous suggéré, potentiellement plus rapprochées
des percepts parce qu’inscrites à la limite de l’indifférenciation avec leur objet.
Peut-être en fin de compte le représentamen artistique se caractérise-t-il par
cette capacité d’atteindre l’instabilité et la continuité qui caractériseraient le
mouvement de pensée.
La représentation strictement abstraite et logique souffrirait d’une
carence fondamentale, d’un défaut dans sa méthode, en ce qu’elle ne peut
rendre compte de la dynamique de l’inférence. Le représentamen artistique
donne une représentation qui n’obéit pas aux règles logiques de l’argumen¬
tation ; c’est en ce sens que l’objet poétique a souvent été caractérisé par un
écart dans sa relation aux normes du langage. On pourrait reprendre ici une
proposition donnée précédemment alors que l’on se référait à l’icône du cen¬
taure, c’est-à-dire à un signe qui construit son propre objet; la carence qui
caractérise l’hypoicône, soit la perte de son objet de référence dans la réa¬
lité — le monde diurne de la positivité — devient, dans l’ordre de la repré¬
sentation — le monde de la négativité, de l’ombre — un caractère positif
nécessaire pour conduire le signe vers une vie archétypale, puis symbolique.

239
plus riche, mais d’un autre ordre, dans une autre direction, comme dans un
autre monde. Peut-être, au regard de cette proposition de Peirce à propos du
mouvement de pensée, faudrait-il inverser l’évaluation et proposer que le
représentamen artistique, à la façon du poème qui nous a occupés ici,
déjouant les règles logiques de l’argumentation (on chercherait en vain à
désigner des prémisses et des conclusions, la question de la vérité ne se
posant pas), arriverait à surmonter ce défaut fondamental inhérent aux
règles de la logique et des unités linguistiques, pour atteindre, avec une cer¬
taine forme de similitude qu’on peut supposer moins conventionnalisée, le
mouvement de pensée. Peut-être, en fait, touchons-nous ici la différence essen¬
tielle entre le diagramme et la métaphore !

Car qu’est-ce qui pourrait porter, au niveau de la représentation, le mou¬


vement de pensée sinon l’icône qui, en raison de ses caractères de l’indifféren¬
ciation et du vague, constituerait l’état du signe propre à échapper aux règles
de la logique formelle ? Le fragment cité plus haut portant sur le défaut de
représentation remonte à 1902. On pourrait imaginer que cet autre fragment,
de quatre années postérieur, apporte une réponse à la question de la possi¬
bilité même de la représentation du mouvement de pensée :
[Les icônes] ont plus à voir avec le caractère vivant de la vérité que les sym¬
boles et les indices. L’icône ne se substitue pas de façon univoque à telle ou
telle chose existante comme le fait l’indice. Rarement, son objet est d’une
sorte que l’on rencontre habituellement. Mais il y a une assurance que
l’icône apporte au plus haut degré. Nommément, ce qui est affiché devant
le regard de l’esprit — la forme de l’icône est aussi son objet — doit être
logiquement possible. (C.P. 4.531. 1906. Trad. J.E)

Effectivement, si l’objet de l’icône est indissociable de la forme de


l’icône, c’est que l’on se retrouve devant une représentation dont l’objet fait
défaut, une représentation à l’état pur dont tout ce que l’on peut dire, c’est
qu’elle doit être logiquement possible. On pourrait dès lors interpréter cette
expression étonnante du caractère vivant de la vérité, comme renvoyant pré¬
cisément au mouvement de pensée qui, comme l’icône ne peut être que pos¬
tulé comme un possible logique.

Or, où retrouve-t-on de telles icônes qui affichent au regard de l’esprit des


objets qui sont d’une sorte que l’on rencontre rarement, des objets indissocia¬
bles du signe qui les portent, sinon dans le représentamen artistique. 11
deviendrait dès lors licite d’imaginer que c’est à ce trait auquel se référait
Peirce lorsqu’il écrivait, et je reprends ici une citation, quasiment pasca-
lienne, déjà donnée en introduction du chapitre précédent : « Rien n’est plus
vrai que la vraie poésie Et laissez-moi dire aux scientifiques que les artistes
sont des observateurs beaucoup plus-précis et plus fins qu’eux si ce n’est la
minutie qui leur est spécifique et qu’ils recherchent constamment» (C.P.
1.315.1903.) Cette « minutie» renverrait aux règles de la logique formelle qui
caractérisent les travaux des scientifiques alors que cette « finesse » et cette
«précision» renverraient à la capacité — fondée sur une affinité de

240
formes — qu’auraient les langages artistiques de se rapprocher de la pensée
saisie comme un processus continu répondant à des règles de fonctionnement
autres que celles qui ont été établies par la logique formelle.

Qu’en est-il alors de notre analyse? Elle répond certainement aux carac¬
tères des formulations abstraites et logiques auxquelles se réfère Peirce dans
ce texte ; elle est, en fait, diagrammatique, comme en attestent les schémas
qui ont ponctué notre démarche. Par cette analyse, nous cherchons à repré¬
senter ce qu’a été le processus de pensée au cours de la lecture. C’est d’ail¬
leurs la raison pour laquelle nous avons tenté de saisir le recours à ce pro¬
cessus inférentiel comme plongée dans l’abîme plutôt que comme une simple
mise en abyme, ou une mise en scène qui correspond effectivement à ces
argumentations logiques auxquelles se réfère Peirce. Mais nous ne possé¬
dons aucune garantie quant à la justesse représentative de cette analyse. Et
pourtant, plutôt que des contenus — car les icônes, en regard de leurs objets,
sont trop instables —, nous avons tenté de saisir des mouvements inféren-
tiels, des processus d’iconisation qui puissent rendre compte minimalement
de l’imaginaire dans sa mouvance et dans son instabilité. Si, de ce point de
vue, nous avions atteint quelque justesse, c’est le poème dans sa facture, tout
autant que cette réflexion que conduit Peirce sur les conditions de la repré¬
sentation, qui nous aurait permis d’y accéder.
J’ai postulé une congruence entre les œuvres du poète et du philosophe
et j’ai tenté d’instaurer un dialogue. Il s’est avéré que chacune des œuvres
venait éclairer l’autre en la prolongeant, en lui conférant de nouvelles signi¬
fications. Je crois que c’était la seule façon de comprendre quelque chose à
cette définition abrupte de la métaphore; et aussi de comprendre quelque
chose à ces métaphores de Xélixir d’oubli et de Xenveloppement dans la séduc¬
tion marquant l’apothéose et la chute de l’expérience esthétique au moment
même où elle se réalise. La cohésion entre les démarches du poète et du phi¬
losophe, en ce qui concerne cette recherche de la signification, est telle que,
de la même façon que le philosophe se prêtait à une écriture très proche de
celle du créateur, un fragment du poète reprend, dans le langage qui lui est
propre, les enjeux essentiels de cette lecture que Peirce nous a conduit à pro¬
poser de l’inférence métaphorique.
Poète et lecteur
Chacun interrogeant des signes. Le poète pour qui toute chose, toute la vie
est signe. Et lui cherche des signes intelligibles, des signes formés pour pré¬
senter le sens trouvé, le sens obscur, profond. 11 nous offre des signes à son
tour, ces signes et cette obscurité, cherchant à comprendre cet autre, cet
étranger, à reconnaître en nous le sens qu’il a trouvé. Il participe à cette
obscurité de la création pour nous, il nous ouvre des fenêtres sur une obs¬
curité plus profonde, plus exigeante et plus significative. Il participe au mys-

241
tère, à sa lumière et à son obscurité. Il nous emmène à l’invisible, nous
ouvre des portes sur l’au-delà. {Œuvres: 753)

Au début de ce chapitre, une hypothèse avait été posée que je reformule


sous la forme de questions : le caractère représentatif qui fonde le processus
métaphorique correspondrait-il à un précepte d’explication! L’avancée du
texte dans l’hypoicône correspondrait-elle à la progression d’un signe occu¬
pant un espace logique de plus en plus étendu jusqu’à ce que les relations
multilatérales entre les objets atteignent un précepte d’explication qui, dans ces
conditions, serait pensé comme un principe constitutif? Le représentamen
textuel, qui se caractérise par une prédominance de l’inférence métaphorique,
paraîtrait-il au terme de l’analyse, comme une émanation de son objet!
Au regard des autres fragments sur lesquels s’est appuyé notre réflexion,
nous pourrions ajouter celles-ci: l’inférence métaphorique échappe-t-elle
aux règles de la formalisation logique ? Si oui, est-on justifié de rattacher le
mode de formalisation qui lui est propre au mouvement de pensée ! Ce que la
métaphore affiche au regard de l’esprit, qui est si difficilement saisissable et
dont l’existence est si problématique, cela doit-il être logiquement possible?
Le processus métaphorique nous apporte-t-il une telle assurance qui, de sur¬
croît, serait du plus haut degré ?
Puis, en ce qui concerne les autres problématiques que nous avons cons¬
truites, nous pourrions poser ces questions : le processus d’iconisation vient-
il supplanter la simple reconnaissance d’icônes? Les textes analysés affi¬
chent-ils, au niveau même de la représentation, un concentré de sémiose que
nous n’aurions qu’à cueillir? Notre lecture a-t-elle assumé successivement,
comme cela a été proposé plus haut, les trois voix du museur, de l’interprète
puis du scribe!
Je crois que l’analyse de « Spectacle de la danse » ainsi que celle de « La
conscience ressemble à un lac sans fond [...]» ont été suffisamment dévelop¬
pées pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir. Dans les deux cas, nous avons
effectivement vu à l’œuvre le processus d’élaboration d’un signe étendu qui se
rapprochait étrangement du mouvement de pensée si difficilement discernable.
Nous pouvons répondre par l’affirmative à chacune des questions. Sur cette
base, on pourrait envisager que l’ensemble des représentamens artistiques met¬
tent en œuvre de tels parcours dans l’imaginaire. Mais alors, il faudra conduire
d’autres analyses qui apporteront certainement des ajouts, des distinctions, des
raffinements à cette représentation que nous avons tenté de construire ici de ce
mode particulier de la signification qu’est l’inférence métaphorique.
Ce qui signifie que l’analyse de l’hypoicône ne représenterait, dans les
écrits de Peirce, qu’une parmi plusieurs formulations visant en fait le même
objet qu’est la dynamique qui anime le signe étendu comme représentation
et action d’un concentré de sémiose.

242
Choix de textes
de
Charles S. Peirce

Traduction
DE
Jean Fisette
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Pour mener à terme la recherche dont cet ouvrage propose les résultats,
je n’ai eu de cesse de revenir aux écrits de Peirce, parcourant cette masse de
documents qui, dans l’état actuel, ne nous sont accessibles, pour la majeure
partie, que dans les huit tomes des CoUected Papers^, sous la forme d’un
montage thématique, ou encore comme une masse de documents encore
plus difficilement pénétrable, c’est-à-dire la reproduction, sur le support de
trente-trois bobines de microfilm, des manuscrits^. L’édition critique et chro¬
nologique des Wriüngs de Peirce représente une nécessité pour quiconque
voudrait poursuivre plus aisément dans la voie de la compréhension de la
phanéroscopie et de la semeiotic. Mais ce travail de bénédictin n’a commencé
qu’il y a quelques années et, encore, le travail de recherche a été retardé en
raison d’une suspension qu’on espère provisoire des subventions d’aide à
l’édition ; en tout état de cause, l’édition n’en est arrivée qu’au volume cinq
sur les trente-deux prévus. Les éditeurs des Writings ayant prévu une publi¬
cation des principaux textes dans un format populaire ont effectivement
livré au public le tome 1 de The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings.
Et encore ici, la publication actuelle s’arrête à l’année 1893.
Or, les textes qui, du point de vue de notre problématique, sont les plus
intéressants appartiennent à la période proprement sémiotique dans la pen¬
sée de Peirce, laquelle débute approximativement avec les conférences de
1903 sur le pragmatisme; et leur publication dans les Writings autant que
dans The Essential Peirce risque de se faire attendre encore longtemps. Une
autre raison, majeure celle-ci, de la difficulté de l’accès à ces écrits, tient à ce
qu’ils n’existent que sous la forme de fragments, de pages de correspon¬
dance ainsi que d’ébauches d’articles puisque Peirce, malgré ses nombreux
projets, n’a jamais mené à terme la production d’un ouvrage de synthèse sur
ses recherches sémiotiques^.

1. Les CoUected Papers sont aussi disponibles sous forme d’une base de données sur support
informatique (CD-ROM), Cet outil s’est avéré extrêmement précieux pour suivre les fils
thématique et chronologique de certaines notions.
2. The Charles S. Peirce Papers (voir bibliographie). Nous possédons tout de même un index
préparé par Richard S. Robin (1967).
3. Des membres de l’Institut de recherche en sémiotique, communication et éducation
(IRSCE) de rUniversité de Perpignan ont préparé, sous la direction de Gérard Deledalle,
une traduction française de l’ensemble des textes que Peirce avait tenté de remettre à jour
et de regrouper en vue d’une publication qui devait s’intituler X Questfor a Method. Le pro¬
jet de Peirce ne s’étant pas réalisé, nous nous trouvons dans la situation bizarre où À la
recherche d’une méthode, paraît plus de cent ans après que le projet en fut élaboré et dans
une autre langue. On y trouve des textes extrêmement précieux portant, entre autres
sujets, sur le pragmatisme. La bibliographie recense cet ouvrage sous l’abréviation: R.M.

245
En conduisant ma recherche, j’ai eu recours à une série de fragments qui
appartiennent au dernier état de la pensée de Peirce et qui touchent, d’une
façon plus spécifique, aux questions de la représentation, de la signification
et de l’esthétique. Il m’a semblé utile de mettre ces textes à la disposition
immédiate du lecteur, qui pourra y trouver à la fois mes principales sources
et des lieux de prolongement à sa propre réflexion. La publication de ce
choix de textes vise aussi à mettre à la disposition du lecteur francophone —
et ici je pense particulièrement à mes étudiants — des fragments qui, dans
leur quasi-totalité, paraissent pour la première fois en français.
Ces fragments de texte n’ont pas été écrits dans la perspective d’une
publication immédiate; ils appartiendraient plutôt à l’activité quotidienne
d’écriture d’un Peirce âgé qui s’était retiré à sa maison de campagne à Mil-
ford, en Pennsylvanie. On comprend alors que, dans ces conditions où l’acte
d’écriture est le fait d’une méditation ou d’une conversation avec soi-même,
la facture du texte soit moins soignée, qu’il soit resserré dans des paragra¬
phes très longs et que, la plupart du temps, ces fragments ne comportent pas
de titre ; bref, ces fragments se présentent au chercheur sous une forme peu
invitante. Certains passages sont tellement touffus que le travail de traduc¬
tion en devient extrêmement difficile. En fait, toutes les étapes dans le che¬
minement des écrits de Peirce nous causent des difficultés, depuis l’écriture
jusqu’aux conditions de la publication. Et malgré tout, on y trouve, comme
on dit, des perles.
Pour la présentation de ma traduction, je me suis permis d’insérer des
coupures de paragraphe ainsi que des titres tirés, dans la plupart des cas,
d’un passage du texte qui me paraissait particulièrement significatif J’ai
réduit au strict minimum l’appareil critique, me contentant de reproduire en
notes quelques ajouts apportés par Peirce lui-même, ainsi que quelques
annotations utiles à la compréhension. Dans le texte, les passages entre
parenthèses appartiennent à Peirce lui-même; les quelques passages entre
crochets appartiennent aux éditeurs de la publication anglaise qui m’a servi
de référence, tandis que les passages que je me suis permis d’ajouter pour
rendre le texte plus clair ont été placés entre des accolades.

En somme, je me suis permis quelques interventions minimales d’édi¬


teur afin d’assurer le passage de ces fragments, de leur existence liée à l’inti¬
mité de la vie quotidienne, à la scène sociale. Et je suis assuré que ce travail
valait les efforts qui y ont été investis ; le lecteur, j’en suis convaincu, y fera
des découvertes intéressantes.

J. F.

246
Table des fragments traduits

L’hypothèse crée l’élément sensuel de la pensée


(C.P. 2.643. 1878). 249
La trichotomique
(E.P. 280-284. 1888). 249
C’est le génie de l’esprit que de se saisir de ces traces de sens
(C.P. 1.383-4. 1890). 254
Une proposition ne prescrit jamais un mode particulier d’iconisation
(Ms 599: 4-9. 1902). 255
Le mouvement de pensée
(C.P 2.27. 1902). 257
Une sensation raisonnable
(C.P. 5.111 — 5.114. 1903). 258
L’univers est une grande œuvre d’art, un grand poème —
car tout argument raffiné est un poème ou une symphonie
(C.P 5.119. 1903). 260
Un vaste océan des conséquences imprévisibles
auquel pourrait conduire l’accord avec un mot
(C.P 8.176. 1903). 261
Je dois commencer l’examen de la représentation
(C.P. 1.540-542. 1903). 262
Les tercéités dégénérées
(C.P. 5.66-76. 1903). 263
Un signe est un lieu virtuel de connaissance
(C.P. 8.177-185. s.d.). 267
Extraits de trois lettres à William James
(C.P. 8.313-315. 1905, 1909). 272
Type, occurrence, ton, air et air-ton
(Ms 339d. 1906). 275
Les icônes ont plus à voir avec le caractère vivant de la vérité
(C.P 4.531. 1906). 276
La conscience ressemble à un lac sans fond
(C.P. 7.547, 553, 554. s.d.). 277
L’individualisme et la fausseté sont une seule et même chose
(C.P. 5.402, note 2. 1893). 280
Le pragmatisme applique ultimement la pensée à l’action,
mais exclusivement à l’action conçue
(C.P. 5.402, note 3. 1906). 281

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L’hypothèse crée l’élément sensuel de la pensée
1878. C.P. 2.643. Extrait de «Déduction, Induction, and Hypothesis» paru dans
Popular Science Monthly, le 13 août 1878.
2.643 Un troisième avantage de cette distinction tient à ce qu’elle est
associée à des aspects psychologiques ou plutôt physiologiques dans le
mode d’appréhension des faits. L’induction infère une règle. La croyance en
une règle est une habitude. 11 est évident que l’habitude est une règle active
en nous. Que toute croyance soit de la nature d’une habitude en raison de
son caractère général a été suffisamment démontré dans les textes prélimi¬
naires de cette série. L’induction est donc une formule logique qui exprime
le processus physiologique de la formation d’une habitude. L’hypothèse vient
substituer une conception simple à un enchevêtrement de prédicats compli¬
qués liés à un sujet donné. Maintenant, il y a une sensation particulière rat¬
tachée à l’acte de penser suivant la façon dont chacun de ces prédicats est
naturellement rattaché à son sujet. Dans l’inférence hypothétique, la sensa¬
tion d’une complexité est remplacée par un sentiment simple d’une grande
intensité, appartenant à l’acte d’avancer une conclusion hypothétique. Lors¬
que notre système nerveux est excité d’une façon complexe, il s’établirait
une relation entre les constituants de cette excitation résultant en une per¬
turbation unique que je nomme une émotion. Ainsi, les différents sons pro¬
duits par les instruments de l’orchestre frappent notre oreille et le résultat en
est une émotion particulière, somme toute différente des sons eux-mêmes.
Cette émotion est essentiellement la même chose qu’une inférence hypothé¬
tique et chaque inférence hypothétique suppose la formation d’une telle
émotion. Nous pourrions alors dire que l’hypothèse crée l’élément sensuel
de la pensée, et l’induction l’élément habituel. Quant à la déduction, elle
n’ajoute rien de neuf aux prémisses, elle ne retient que l’un des faits présen¬
tés dans les prémisses et attire l’attention sur lui ; elle peut dès lors être con¬
sidérée comme la formule logique de l’acte de porter attention, ce qui est
conforme à l’élément volitionel de la pensée et qui, si on le situe dans le
domaine de la physiologie, correspond à une décharge nerveuse.

La trichotomique
1888. MS 1600. Ce texte est reproduit dans The Essential Peirce, p. 280-284.
La trichotomique est l’art de faire des divisions en trois termes. De telles
divisions reposent sur les définitions du l®'", du 2® et du 3®. Le premier mar¬
que le commencement, ce qui est frais, original, spontané, gratuit. Le

249
second, c’est ce qui est déterminé, achevé, terminé, corrélé, objectif, rendu
nécessaire, réactif Le troisième, c’est la médiation, le devenir, le développe¬
ment, le dépassement.
Une chose considérée pour elle-même est une unité. Une chose consi¬
dérée comme corrélation ou dépendance ou comme effet, est seconde par
rapport à quelque chose d’autre. Une chose qui, de quelque façon, met une
chose en relation avec une autre est troisième ou placée au milieu des deux
autres.
La priméité ou la fraîcheur peuvent connaître plusieurs variétés ; ou plu¬
tôt l’arbitraire et la variété lui sont essentielles ; mais elle est absolue et non
susceptible de différences de degré. Elle peut être plus ou moins présente,
mais elle ne connaît aucune différence de l’ordre de la complication. D’autre
part, la secondéité peut être authentique ou dégénérée. Il y a deux variétés
de secondéités dégénérées; ainsi, un simple objet, considéré comme second
par rapport à lui-même, est un second dégénéré; serait aussi un second
dégénéré, un objet considéré comme second par rapport à un autre objet
auquel il n’est aucunement relié de sorte que même si cet autre objet n’exis¬
tait pas, il conserverait les mêmes caractères qui fondent cette relation. La
secondéité authentique repose sur une connexion dynamique ; la secondéité
dégénérée est une relation de raison comme une simple ressemblance. La
tercéité connaît deux ordres de dégénérescence. La tercéité authentique se
réalise lorsque chacun des trois termes de la série A, B, C, est relié à chacun
des autres, ces relations ne subsistant qu’en vertu du troisième terme et cha¬
cun de ces termes ne conservant son caractère propre qu’en autant qu’il est
influencé par les autres. Ce ne serait pas suffisant de dire que la relation
entre ces termes est dynamique, car la force ne subsiste qu’à l’intérieur d’une
paire d’objets. Il serait plus juste d’employer le terme «vital» pour exprimer
ce mode de connection, car il n’y a de tercéité authentique que là où il y a
de la vie, de la génération, de la croissance et du développement. La tercéité
de premier niveau de dégénérescence se reconnaît lorsque deux des trois
termes sont identiques, et alors le troisième terme n’établit de relation
qu’entre deux aspects du même objet ou, d’une autre façon, lorsqu’il n’y a
pas de connection vitale entre A, B, et C, mais seulement une connection
dynamique entre A et B puis une autre entre B et C qui conduisent à une
relation dynamique entre A et C. Le second niveau de dégénérescence se
reconnaît lorsqu’il n’y a aucune relation dynamique entre les termes ou, à
tout le moins, lorsque la tercéité n’y réside pas [bien que ce puisse être
nécessaire pour établir la tercéité] mais lorsque les trois termes sont virtuel¬
lement identiques ou mis en connection par de simples relations posées par
la raison.

L’expression est une sorte de représentation ou de signification. Un


signe est un troisième établissant une relation entre l’esprit du destinataire et
l’objet représenté. Si la tercéité est dégénérée, la relation du signe à l’objet
signifié ne subsiste qu’en vertu de la relation du signe à l’esprit du destina-

250
taire ; c’est-à-dire que le signe n’est relié à son objet qu’en vertu d’une asso¬
ciation mentale. Les modes conventionnels d’expression et les autres modes
reposant sur la force de cette association comptent pour une part importante
dans toute forme d’art. Ils représentent la plus grande partie du langage. Si
la tercéité est dégénérée au premier degré, le signe établit une médiation
entre l’objet et l’esprit en vertu des connections dynamiques qui l’unissent,
d’une part, à l’objet et, d’autre part, à l’esprit. C’est là le seul type de signe
qui peut démontrer la réalité des choses ou établir des distinctions entre des
choses tout à fait semblables. Pendant que je marche seul durant une nuit
très sombre, un homme surgit soudainement d’un coin avec un « Boh ! » et
ainsi me manifeste sa présence de cette manière particulièrement odieuse. Il
serait impossible de suivre une démonstration géométrique sans les lettres
qui sont attachées aux différentes parties de la figure et qui ainsi dirigent for¬
cément l’attention sur le bon objet. Ainsi le dramaturge produit souvent la
configuration mentale désirée sur son auditoire par la force en affectant
directement le système nerveux, sans faire appel à de telles associations ; ou
l’attention d’un auditoire peut être éveillée comme par un membre du clergé
qui crierait le début de son sermon ou bien elle peut être dirigée vers une
autre partie de la scène, comme le font souvent les jongleurs. Si la tercéité
est dégénérée au [second] degré, l’idée dans l’esprit du destinataire, l’objet
représenté et l’instance de représentation ne sont reliés que par une ressem¬
blance mutuelle. Le signe est alors une similarité ; et ceci représente le prin¬
cipal mode de représentation dans toutes les formes d’art. Dans ce cas, il n’y
a pas de distinction fine entre le signe et la chose représentée, et l’esprit, ne
portant aucune attention à savoir si les choses sont réelles ou non, flotte
dans un monde idéal. Ce caractère marque un point central de différence
entre cette sorte de représentation et celle qui appartient à la secondéité ; et
c’est pourquoi l’emploi du mode de la secondéité dans la représentation est
si peu artistique. Puis le mode de la tercéité, dans la représentation, n’est pas
analytique, il présente l’objet total, tel qu’il existe concrètement et non pas
seulement par le biais de simples relations abstraites entre des traits et
l’objet. Et ceci constitue un contraste marqué avec le premier mode de
représentation. Et c’est ce qui fait du premier mode une représentation non
artistique. M. Mackaye distingue dans l’expression dramatique la panto¬
mime, la voix et le langage. On pourrait, dans un premier temps, établir une
distinction entre la langue et la gestualité, ce qui, hors de tout doute, semble¬
rait mieux répondre à certains objectifs. Mais la référence aux valeurs des
différents instruments qui sont à notre portée nous permet de faire une dis¬
tinction qui correspond de façon beaucoup plus juste aux différentes sortes
de représentation. Maintenant, la langue, par la force de l’association, cons¬
titue la principale représentation ; ce qui suppose que l’on analyse tout ce qui
peut être transmis [autant de la part de l’auditeur que de l’auteur] ainsi que
l’expression spécifique des aspects abstraits. D’un autre côté, la voix attire
l’attention, la dirige vers des canaux particuliers, fait appel aux sensations et,
d’une façon plus générale, modifie les états de conscience suivant un mode

251
physiologique. C’est dès lors un mode d’expression de second type. La pan¬
tomime seule est principalement une représentation d’un type purement
artistique qui peut être vue sans analyse et sans discrimination entre le signe
et la chose signifiée. La pantomime peut, elle-même, être subdivisée suivant
le même principe, en trois variétés : la pantomime artistique qui affiche sim¬
plement l’homme, sa configuration générale et ce qui le caractérise au
moment même où il est regardé, en dehors de toute analyse ; la pantomime
dynamique qui se manifeste lorsqu’on pointe un doigt, le fait vibrer ou le
place haut pour marquer ce qui est dit ou encore lorsqu’on menace du poing
ou frappe l’interlocuteur ; puis, le langage des signes est principalement, dû
à la nature particulière de la pantomime, une sorte d’imitation qui suppose
une analyse et qui correspond alors plus à un langage qu’à la pantomime
proprement dite.
La conscience est formée de trois éléments ; la conscience unique, la
conscience duelle et la conscience plurielle. La conscience unique ou simple
est une conscience telle qu’elle existe, dans un simple instant, la conscience
de tout ce qui est immédiatement présent et pour laquelle tout ce qui n’est
pas immédiatement présent est un vide absolu. C’est là la pure sensation,
l’enveloppe et la trame de la conscience ou, dans le vocabulaire de Kant, sa
matière. Dans cette sorte de conscience, sujet et objet ne sont aucunement
discriminés ; en fait, il n’y a aucune discrimination, aucune division, aucune
analyse, aucune chose considérée en fonction d’une autre, aucune relation,
aucune représentation, mais seulement une pure qualité, indescriptible, qui
disparaît en un clin d’œil et qui n’apporte aucune ressemblance avec quelque
objet qui ait été mémorisé. C’est la simple qualité de ce qui est immédiate¬
ment présent, qui est continuellement versé à travers nous, qui est toujours
présent mais qui ne s’arrête jamais pour être examiné. C’est toujours frais,
toujours nouveau, appartenant à des variétés non reliées entre elles. La cons¬
cience duelle est le sens d’un autre, absent, le sens de frapper et d’être
frappé, une action et une réaction réciproques, une énergie. C’est là le type
de conscience la plus répandue; elle se donne énergiquement des objets
contre le sujet au lieu de simplement reconnaître la situation qui appartient
à la sensation. La conscience duelle inclut la volonté, et des expériences
préalables ont démontré à la conscience du fait de frapper ne diffère de celle
d’être frappé; le sens, dans sa référence directe à un objet ressemble à une
conscience de l’action et de la réaction. C’est son caractère énergique et réel
qui la distingue principalement. 11 consiste en un sens du «je peux» qui,
simultanément est un «je ne peux pas». La force implique une résistance et
une limite à la puissance. 11 y a toujours un opposant, toujours un «mais»,
toujours un second, dans la conscience duelle. Elle n’a rien à voir avec les
«peut-être». Elle est toujours là. La conscience plurielle ou synthétique n’est
pas la simple conscience de ce qui est immédiatement présent, ni le simple
sens de quelque chose laissé seul, mais elle est l’être conscient d’un pont qui
lie le présent et l’absent, c’est la conscience d’un processus. Zénon a démon¬
tré comment le mouvement est impossible si vous refusez d’ouvrir les yeux

252
de la conscience synthétique. Elle est la perception du mouvement et du
changement. Je suis profondément endormi et mes vêtements de nuit pren¬
nent en feu. D’abord, la chaleur va teinter ma conscience, si l’on peut dire ;
c’est là une pure sensation; puis, je deviens énergiquement conscient de
quelque chose, sans savoir ce qui se passe ; c’est la conscience duelle, le sens
avec la volonté; finalement, je commence à me prendre en main, je suis
conscient d’un processus d’apprentissage; je mets les choses ensemble;
c’est là une perception et une conscience synthétique qui rassemblent le pré¬
sent et l’absent en un tout.
La conscience duelle, parce qu’elle est la conscience d’un second, con¬
naît deux degrés, la forme dynamique et la forme statique ou dégénérée. La
conscience duelle dynamique consiste en des actions et en des réactions
orientées vers l’extérieur, le sens de l’extériorité et la volition; la conscience
duelle statique consiste en des actions et en des réactions orientées vers
l’intérieur, la conscience de soi et l’autocontrôle. La conscience plurielle,
parce qu’elle est conscience du troisième, connaît deux degrés de dégéné¬
rescence. La conscience authentique synthétique, la conscience de ce qui
appartient à la tercéité, est la raison. Sa variété dynamique est une cons¬
cience de la coordination entre les actes du sens et de la volonté, soit le
regard jeté sur le phénomène des sens et la volonté saisie comme acte
rationnel qui peut faire surgir le désir, bien qu’il ne le définisse pas de façon
précise. La variété statique réside dans la comparaison des sensations et
peut alors être appelée une compréhension esthétique.
La distinction des principes de l’être, proposée par M. Mackaye, ressem¬
ble beaucoup à celle-ci. Ce qu’il appelle le principe vital ou passionnel qui
fonde la vie semble très près de ce que j’appelle la simple conscience de la
sensation ; ce qu’il nomme le principe affectif ou impulsif est ma conscience
duelle plus le désir et moins le sens ; ce qu’il appelle la réflexion est proba¬
blement la raison avec une compréhension esthétique.
11 y a trois fonctions du système nerveux correspondant aux trois sortes
de conscience. D’abord, l’irritabilité, la capacité d’une cellule nerveuse d’être
jetée dans un état d’excitation, hors de tout doute, est la raison physiologi¬
que de la sensation ; deuxièmement, le pouvoir de transmettre une excitation
nerveuse le long des fibres nerveuses, car c’est par cette propriété que les
nerfs entrent en relation avec le monde externe ; et, troisièmement, le pou¬
voir d’acquérir des habitudes, qui fonde notre faculté d’apprentissage.
11 y a généralement trois propriétés du protoplasme ; premièrement, sa
capacité d’être jeté dans un état où il est plus liquide et où, simultanément,
il connaît une plus grande cohésion et une plus grande tension superficielle ;
deuxièmement, la tendance de cet état à se répandre à la masse entière ; et,
troisièmement, le pouvoir qu’il a, lorsqu’il entre dans cet état ou qu’il en sort,
d’assimiler de nouveaux matériaux, à la condition qu’ils lui soient assujettis
à la même force qui l’avait affectée — en d’autres mots, le pouvoir de croître
avec tout ce que cela implique.

253
C’est le génie de l’esprit que de se saisir
de ces traces de sens
1890. C.P. 1.383-384. Extrait de «A Guess at the Riddie». Projet d’un livre qui n’a
jamais été mené à terme.

1.383 [...] la plus haute synthèse se rencontre lorsque l’esprit n’est


amené ni par la force interne des sensations ou des représentations elles-
mêmes, ni par une force transcendantale de nécessité, mais dans un but
d’intelligibilité, dans la perspective du «Je pense» lui-même saisi comme
principe de synthèse. Et il le fait en introduisant une idée qui n’est pas con¬
tenue dans les éléments qu’il met en relation et que les éléments ne possé¬
deraient pas autrement. Cette sorte de synthèse n’a pas été étudiée suffisam¬
ment, et spécialement la relation intime entre ses diverses variétés n’a pas
été suffisamment prise en considération. Le travail du poète ou du roman¬
cier ne diffère pas tellement de celui de l’homme de science. L’artiste crée
une fiction ; mais elle n’est pas arbitraire. Elle affiche des affinités auxquelles
l’esprit apporte une certaine reconnaissance en les donnant comme belles ce
qui n’est pas exactement la même chose que de dire que la synthèse est
vraie, qu’elle appartient à la même sorte de généralité. Le géomètre dessine
un diagramme qui, tout en n’étant pas exactement une fiction, est au moins
une création et, par l’observation du diagramme, il peut synthétiser et
démontrer des relations entre les éléments qui auparavant, ne semblaient
pas avoir nécessairement de relations. Les données de la réalité nous forcent
à placer certaines choses dans des relations très serrées et d’autres moins, et
ceci d’une façon très complexe qui semble inintelligible. Mais c’est le génie
de l’esprit que de se saisir de ces traces de sens, de les enrichir immensé¬
ment, de les rendre plus précises et de les afficher sous une forme intelligi¬
ble suivant les intuitions de l’espace et du temps. L’intuition consiste à saisir
les choses abstraites dans une forme concrète par une hypostase réaliste des
relations. C’est là la seule méthode valable de la pensée. L’idée que cela
devrait être évité est très superficielle. Vous pourriez aussi bien dire que le
raisonnement devrait être évité parce qu’il conduit à des erreurs : ce serait là
la même ligne de pensée philistine; en accord avec cela, je m’étonne que,
dans l’esprit du nominalisme, personne n’ait eu cette idée. La vraie consigne,
c’est de ne pas s’abstenir de l’hypostase, mais de le faire intelligemment...

1.384 Kant donne cette conception erronée que les idées se présentent
à nous de façon séparée et que l’esprit les rassemble. C’est la doctrine qu’il
défend qu’une synthèse précède chaque analyse. Ce qui arrive en réalité,
c’est qu’une chose qui se présente à nous ne possède aucune subdivision en
elle-même alors que des parties différentes sont reconnues, après coup par
l’analyse de l’esprit. Ces idées partielles n’appartiennent pas à la première
idée en elle-même, elles sont séparées de celle-ci. C’est un cas de distillation
destructrice. Lorsque, après avoir séparé les parties, nous les pensons, nous
sommes transportés, malgré nous, d’une pensée à une autre et c’est là que

254
réside en premier lieu la synthèse réelle. Une synthèse qui serait antérieure
à cette étape serait une fiction. La conception globale du temps appartient à
une synthèse authentique et elle ne devrait pas être considérée dans une
autre perspective.

Une proposition ne prescrit jamais


un mode particulier d’iconisation
1902. Ms 599: 4-9
Une proposition reste la même chaque fois qu’elle est pensée, dite ou
écrite, que ce soit en anglais, en allemand, en espagnol, en tatalog ou dans
je ne sais quelle autre langue. Une proposition consiste en un acte de signi¬
fication, qu’il soit retenu ou non, peu importe son mode d’expression. Cet
acte de signification réside dans la portée de n’importe quel signe qui devrait
signifier qu’une certaine représentation iconique ou une image (ou bien tout
autre équivalent) est un signe de quelque chose désignée par un certain signe
indiciaire ou un équivalent. N’importe quelle phrase servira à illustrer ceci.
Prenons celle-ci :
« Suivez ce chemin conduisant au village qui est devant nous ; vous y
entrerez et vous y trouverez une ânesse couchée et, près d’elle, un ânon sur
lequel aucun homme ne s’est encore assis L »
Au moment où cette injonction fut faite par Jésus à l’adresse de deux de
ses disciples, elle créa dans leur imagination l’image d’une ânesse accompa¬
gnée de son jeune ânon. Cette image était l’icône que mentionnait l’injonc¬
tion. De quoi était-elle l’image? 11 lui rattache une légende de la façon sui¬
vante : ils se tenaient ensemble regardant le village. Maintenant, dit Jésus,
vous ne pouvez pas voir l’ânon d’où nous sommes, mais allez-y et lorsque
vous entrerez dans le village, regardez autour de vous ; et vous verrez ce que
je vous ai décrit. Cette injonction créa chez eux une impulsion à diriger leur
attention vers ce dont leur parlait Jésus. Cette injonction agit comme un
signal ou une indication. Ce passage nous apportera deux illustrations sup¬
plémentaires des significations de cette injonction puisque qu’elle contient
deux autres propositions. La première est à l’effet qu’aucun homme ne s’était
encore assis sur cet ânon. Ici le signe iconique sera un diagramme représen¬
tant une négation. Il est probable que chaque personne possède une ou plu¬
sieurs façons propres de se figurer à elle-même la négation. Une proposition
ne prescrit jamais un mode particulier d’iconisation bien que la forme de
l’expression puisse suggérer un quelconque mode. Ici, cependant, les deux
disciples sont libres de se représenter la négation suivant leurs habitudes
propres. Une méthode pourrait consister à penser à une image transparente
superposée à une autre à laquelle elle ne correspondrait pas. Ou bien deux

1. Le fragment de l’Évangile analysé est tiré de Mathieu, 21,2.

255
traits séparés pourraient être figurés comme un diagramme de la non-
identité, chacun de ces traits pouvant être imaginé comme possédant un fil
le reliant à l’image de quelque chose d’identique.
Ils devaient maintenant imaginer qu’il leur serait permis de saisir un ins¬
tant de la vie de l’ânon qu’ils recherchaient et de recueillir des informations
sur ce qu’était la situation de l’ânon à cet instant précis de sa vie, bref de
prendre une photographie de l’animal à cet instant ou quelque chose d’équi¬
valent. Alors, construisant cette image puis celle d’un ânon sur lequel un
homme est assis, ils devaient appliquer à ces deux images une négation. Une
idée aussi complexe est exprimée par ces quelques mots : « sur lequel aucun
homme ne s’est encore assis ».
L’autre illustration est apportée par cette proposition ; « Vous suivrez ce
chemin conduisant au village qui est devant nous. » Jésus nasserte pas cette
proposition, c’est-à-dire qu’il n’en prend pas la responsabilité. Au contraire,
il enjoint ou donne un ordre qui en rend les deux disciples responsables. Mais
cela n’affecte pas la proposition elle-même. L’icône ou l’image suscitée dans
leur imagination est celle des deux hommes marchant vers un village. 11 y a
deux indices ou étiquettes pour montrer ce qu’est cette image. L’une tient à
leur point de vue clairement exprimé lorsque Jésus dit « ce village qui est
devant nous». Cette étiquette est attachée au village à l’intérieur de l’icône
même. L’autre étiquette est le pronom «vous » (en grec, le simple suffixe exe
de VTiàyzxc) qui, mis en relation avec la position d’autorité de leur maître,
aurait été bien suffisant pour leur montrer qui les deux hommes de l’icône
désignaient; car, dans plusieurs langues, la seconde personne, au mode
impératif, repose sur des suffixes qui dispensent de nommer la personne à
qui s’adresse l’ordre.
Ces explications suffisent à rendre la nature de la proposition suffisam¬
ment claire pour répondre à notre propos. Elles ont, je l’espère, satisfait le
lecteur qui cherche à comprendre le sujet débattu, en le préservant de
s’emmêler dans une perplexité qui serait due à une accumulation (sans fin)
de détails et il comprendra comment, peu importe de quelle autre façon, une
proposition peut être comprise ; que nous touchions ou non le cœur de ce
sujet, il s’avère vrai (et c’est une vérité qui s’impose) que toute proposition
est susceptible d’expressivité, que ce soit par le moyen d’une photographie
simple ou d’une photographie composite, avec ou sans stéréoscopie, avec ou
sans élaboration cinéscopique, et ce, en conjonction avec quelque signe, ce
qui devrait démontrer la connexion de ces images avec l’objet par le biais de
quelque indice ou d’un signe, ou bien en vertu d’une expérience dirigeant
l’attention, apportant quelque information, ou indiquant quelque source
d’information; ou encore, en faisant appel à quelque icône semblable
s’adressant à des sens autres que la vue et lié à des indications du même
ordre ; dans tous les cas, le signe établit une connexion entre l’icône et de tels
indices.

256
Le mouvement de pensée
1902. C.P 2.27.

1.11 [...] Un homme connaît un processus de pensée. Qui peut dire


quelle fut la nature de ce processus de pensée ? 11 ne le peut lui-même ; car,
durant ce processus, il était préoccupé par l’objet auquel il pensait et non par
lui-même ou par ses mouvements. Aurait-il pensé à ces choses que le mou¬
vement de sa pensée aurait été rompu et, simultanément, modifié ; car il
aurait alors dû passer d’un sujet de pensée à un autre. Essaiera-t-il, après que
le cours de sa pensée aura atteint son terme, de le récupérer en le répétant,
et, à l’occasion, de l’interrompre, pour noter alors ce qu’il a à l’esprit? Alors,
il est tout à fait vraisemblable qu’il sera incapable d’interrompre le cours de
sa pensée lorsque ce dernier est puissant ; pourtant, il sera vraisemblable¬
ment capable de le faire seulement durant les moments où le mouvement de
la pensée sera au ralenti, essayant alors de se dire à lui-même ce qu’il a à
l’esprit, et alors il perdra de vue le mouvement de sa pensée, particulière¬
ment avec la langue qui représente des contenus de pensée et non des mou¬
vements de pensée.

En pratique, lorsqu’un homme essaie d’établir ce qu’a été le processus


de sa pensée, après que ce processus est arrivé à terme, il se demande à
quelle conclusion il a abouti. Le résultat se formule dans une assertion qui,
nous pouvons l’assumer, possède une certaine similitude —je serais incliné
à penser qu’elle est conventionnalisée — avec ce qu’était le contenu de sa
pensée au terme du mouvement. Ceci étant établi, il se demandera ensuite
comment cette assurance peut être justifiée ; puis, il se mettra à la recherche
d’une phrase, exprimée en mots, dont la ressemblance avec un contenu
antérieur de sa pensée le frappera et qui, simultanément, devra être en liai¬
son logique avec la phrase représentant sa conclusion, d’une façon telle que
si la proposition-prémisse était vraie, la proposition-conclusion devrait
nécessairement ou naturellement être vraie. Cet argument est une représen¬
tation de la dernière partie de sa pensée en autant que sa logique en soit
assurée, c’est-à-dire que la conclusion soit vraie en autant que l’a prémisse
l’est aussi.

Mais l’observateur de lui-même ne possède aucune garantie, quelle


qu’elle soit, que cette prémisse représente une attitude qui ait été celle de la
pensée, même durant un seul instant. Si ceci ne peut en aucune façon être
confirmé, il doit y avoir un autre moyen d’y arriver, probablement par la phy¬
siologie. Dans la perspective d’une telle présomption d’ordre physiologique,
je pencherais vers cette hypothèse que la pensée est en mutation continuelle.
En tout état de cause, la physiologie ne rejette décisivement pas cette hypo¬
thèse. En conformité avec cette idée, l’argument logique ne représente que
la dernière partie de la pensée pour la raison qu’elle suppose une prémisse
qui représente un quelconque contenu de pensée qui ne peut avoir résulté
que de l’acte de penser. Maintenant, si vous ne retenez que la dernière partie

257
d’une durée, vous délaissez la durée précédente. Et si vous ne retenez que la
dernière partie de celle-ci, vous délaissez encore les moments précédents ;
que vous reteniez ainsi des parties finales, il n’y a aucune possibilité que vous
épuisiez toutes les pièces précédentes.

11 n’y a aucune nécessité qu’une série d’arguments représentant le cours


d’une pensée remonte jusqu’à un premier argument avant lequel il n’y aurait
eu aucun argument dans la pensée dans le sens où il n’y aurait eu aucun
argument dans le processus de la pensée. Car nous ne possédons aucun fait
qui nous interdise de supposer que le processus de la pensée soit un proces¬
sus continu (bien qu’indubitablement varié). En tout état de cause, il n’y a
que l’intégrité de ce processus qui soit clairement brisé pour être ramené à
des arguments. 11 est plus que douteux que nous puissions statuer qu’un
argument ou une inférence représente une partie quelconque de la pensée si
ce n’est dans la relation logique qui va de la vérité de la prémisse à la vérité
de la conclusion. Et de plus, l’argument ainsi établi consiste en un énoncé fait
de mots. Avec quelle justesse représentent-ils quoi que ce soit de réel dans
la pensée? voilà qui est à la fois douteux et assez immatériel.

Le processus réel de l’acte de penser commence présumément avec les


percepts. Mais un percept ne peut pas être représenté avec des mots et, en
conséquence, la première partie de l’acte de penser ne peut être représentée
par quelque forme logique d’un argument. Notre explication logique sur
cette matière doit commencer avec un fait perceptuel ou une proposition
résultat d’une pensée sur un percept — on peut présumer que l’acte de pen¬
ser, dans son propre mouvement, soit de la même nature que celui que nous
représentons par des arguments et des inférences, mais il ne peut être repré¬
senté en raison d’un défaut dans cette méthode de représentation.

Une sensation raisonnable


1903. C.P. 5.111-114. Extrait des Conférences sur le pragmatisme

5.111 [...] j’ai été conduit à une série de pensées qui m’ont amené à con¬
sidérer l’éthique comme un art simple ou une science appliquée et non pas
une science normative. Mais lorsque, au début de l’année 1883, j’en vins à
lire les ouvrages des grands moralistes dont la grande fertilité d’esprit m’a
émerveillé, contrastant avec la stérilité des logiciens — j’ai été forcé de
reconnaître que la logique dépend de l’éthique; et alors je me suis réfugié
dans l’idée qu’il n’y avait pas de science de l’esthétique et ceci en raison du
de gustibus non est disputandum ; et donc qu’il n’y a pas de vérité ou de fausseté
esthétiques ou qu’il n’y a pas de beauté ni de laideur qui puissent être géné¬
ralement validées. Mais je ne me suis pas contenté de cette opinion bien
longtemps. Très tôt, je me suis rendu compte que cette objection globale
reposait sur une fausse conception fondamentale. Affirmer que la morale, en
dernière analyse, conduit au jugement esthétique n’est pas une position

258
hédoniste, mais une position directement opposée. Toute prise de position
entre le bien et le mal relève, à n’en pas douter, de la catégorie de la secon-
déité ; une telle prise de position s’écarte de la voix de la conscience en rai¬
son de ce dualisme absolu que nous ne retrouvons même pas en logique;
bien que je sois un parfait ignorant en matière d’esthétique, je me hasarde à
penser que l’état esthétique de l’esprit est au plus pur lorsqu’il est parfaite¬
ment naif, en dehors de toute déclaration critique, et que la critique esthé¬
tique fonde ses jugements sur l’effet d’une immersion dans cet état de pure
naïveté — et le meilleur critique est celui qui s’est entraîné à faire ceci par¬
faitement.

5.112 C’est une grande erreur que de supposer que les phénomènes du
plaisir et de la douleur sont principalement des phénomènes de sensation.
Examiner la douleur plutôt que le plaisir semblerait un bon choix, beaucoup
plus positif Je suis incapable de reconnaître, en toute certitude, des qualités
de sensation qui seraient communes à toutes les douleurs] et si je ne le puis,
je suis certain que c’est là une chose qui n’est pas facile pour qui que ce soit.
Je me suis donné un entraînement systématique à reconnaître mes percep¬
tions sensibles. J’y ai travaillé intensément plusieurs heures par jour, tous les
jours, durant de longues années. Je recommanderais à chacun d’entre vous
d’en faire autant. L’artiste a un tel entraînement. Mais le principal de ses
efforts est consacré à sa tâche de reproduire, dans une forme ou une autre,
ce qu’il voit ou ce qu’il entend, ce qui suppose, dans toutes les formes d’art,
une entreprise très compliquée, alors que je me suis simplement efforcé de
voir ce que je voyais. Cette limitation de la tâche a été, pour moi, d’un grand
avantage puisque j’ai découvert que la grande majorité des artistes sont
extrêmement limités. Leurs appréciations esthétiques sont étroites ; et ceci
vient de ce que leur pouvoir de reconnaître les qualités de leurs sensations
est orienté vers des tâches bien précises.
Mais la majorité de ceux qui pensent que la douleur est une qualité de
la sensation ne sont pas des artistes ; et même parmi ceux qui seraient artis¬
tes, il y en a très peu qui soient des artistes dans la douleur. La vérité est qu’il
y a certains états d’esprit, spécialement ceux où la douleur occupe une
grande place, desquels nous avons l’impulsion de nous libérer. C’est là un
phénomène bien évident; et l’explication ordinaire est à l’effet que cette
impulsion surgit de la qualité d’une sensation qui serait commune à tous ces
états ; cette explication repose sur le fait que cette impulsion serait particu¬
lièrement puissante en comparaison d’autres états où la sensation est prédo¬
minante. Que ce soit vrai ou faux, ce n’est là qu’une théorie. Ce n’est pas le
fait que n’importe laquelle de ces qualités communes à toutes les douleurs
soit facilement reconnaissable.
5.113 En tout état de cause, le phénomène global de la douleur et le phé¬
nomène global du plaisir proviennent de l’univers des états d’esprit et ils ne
connaissent pas une grande importance sauf lorsqu’ils sont liés à des états
d’esprit où la perception sensible est prédominante ; ces phénomènes eux-

259
mêmes ne reposent pas principalement sur une qualité commune dans la
perception du plaisir ou une qualité commune dans la douleur, même si l’on
y retrouve de telles qualités ; mais ces phénomènes s’expliquent principale¬
ment par le fait que la douleur soit liée à un combat pour rendre à l’esprit une
quiétude] et le plaisir provient d’un état d’esprit particulier associé à la cons¬
cience de faire une généralisation dont le principal constituant n’est pas une
sensation mais bien un élément de cognition. Cette proposition serait diffi¬
cile à soutenir en regard des plaisirs les plus primaires, mais notre argumen¬
tation ne s’intéresse pas à ces derniers. Nous nous intéressons au plaisir
esthétique; même ignorant comme je le suis, en matière d’art, j’ai une
grande capacité de jouissance esthétique. 11 me semble que dans le plaisir
esthétique nous atteignons la totalité de la perception sensible — et spécia¬
lement la totalité résultant des qualités de sensation présentes dans l’œuvre
d’art que nous contemplons —, déjà il y a là une sorte de sympathie intellec¬
tuelle, une conviction qu’il y a là une perception sensible que l’on peut com¬
prendre, une sensation raisonnable. Je n’arrive pas à exprimer exactement ce
qu’il en est, mais il y a là un élément de conscience qui appartient à la caté¬
gorie de la représentation, la pensée représentant quelque chose qui appar¬
tient à la catégorie de la qualité de la sensation.
En nous plaçant dans cette perspective, il semble que nous ayons
répondu à l’objection de la doctrine voulant que la distinction entre l’appro¬
bation et la désapprobation morales ne soit qu’une espèce de la distinction
entre l’approbation et la désapprobation esthétiques.
5.114 11 semble donc que, en nous plaçant dans la logique de l’autocon¬
trôlé, la distinction entre le bien et le mal définis logiquement doit commen¬
cer là où commence le contrôle des processus de la cognition; et tout objet
qui précède cette distinction, qu’il ait été nommé bien ou mal, doit être con¬
sidéré comme un bien. Puisqu’aucune erreur ne le touche, il doit être consi¬
déré pour lui-même.

L’univers est une grande œuvre d’art, un grand


poème — car tout argument raffiné est un poème
et une symphonie
1903. C.P. 5.119. Extraits des Conférences sur le pragmatisme
5.119 Si, alors, vous me demandez le rôle que peuvent jouer les qualités
dans l’économie de l’univers, je devrai vous répondre que l’univers est un
vaste représentamen, un grand symbole de la volonté de Dieu, inscrivant ses
conclusions dans les réalités vivantes: Chaque symbole doit posséder, orga¬
niquement attachés à lui, ses indices de réactions et ses icônes de qualités ;
ces aspects de réaction et ces aspects de qualités jouent, dans l’argument, le
même rôle qu’ils jouent dans l’univers — cet univers étant précisément un
argument. Dans le petit peu que vous et moi pouvons tirer de cette énorme

260
démonstration, nos jugements perceptuels représentent, pour nous, des pré¬
misses, et ces jugements perceptuels se fondent sur des icônes appartenant
à leurs prédicats dans lesquels les qualités iconiques sont immédiatement
présentes. Mais ce qui est premier pour nous ne l’est pas nécessairement
dans la nature. Les prémisses des processus de la nature sont tous les élé¬
ments indépendants, de nature non causale, des faits qui contribuent à créer
la variété dans la nature que les Nécessitariens supposent avoir existé depuis
la création du monde, alors que les Tychistes se les représentent comme
recevant continuellement de nouvelles accrétions. Ces prémisses de la
nature, cependant, bien qu’ils ne représentent pas des prémisses pour nous,
doivent pourtant ressembler aux prémisses de l’être. Nous ne pouvons que
les imaginer en les comparant avec nos prémisses. Et, en tant que prémisses,
ils supposent des qualités.
Maintenant, leur fonction dans l’économie de l’univers. L’univers, saisi
comme qualité, est nécessairement une grande oeuvre d’art, un grand
poème — car tout argument raffiné est un poème et une symphonie —
comme tout vrai poème est un argument sonore. Mais comparons-le plutôt
à une peinture — une toile impressionniste représentant une scène ma¬
rine —, alors toute qualité appartenant à une prémisse correspond à un pig¬
ment de la peinture ; ces pigments sont voués à se rassembler pour compo¬
ser une qualité qui appartient à l’ensemble saisi comme totalité. L’effet total
est au delà de notre capacité de saisie ; mais nous pouvons, dans une cer¬
taine mesure, apprécier la qualité résultant des parties de l’ensemble qui sont
le fait de la combinaison des qualités élémentaires qui appartiennent aux
prémisses.
Mais je devrai reprendre ce sujet de façon plus claire dans ma prochaine
conférence.

Un vaste océan de conséquences imprévisibles


auquel pourrait conduire l’accord avec un mot
1903. C.P. 8.176. Extrait des Conférences sur le pragmatisme
8.176 Récemment, Lady Victoria Welby a fait paraître un petit ouvrage
intitulé What is meaning? Cet ouvrage a plusieurs mérites, dont celui de
démontrer qu’il y a trois modes de signification. L’aspect le plus important
tient à ce que la question centrale est directement posée : « Qu’est-ce que la
signification ? » Un mot a du sens dans la mesure où nous pouvons l’utiliser
pour communiquer notre savoir aux autres et pour avoir accès au savoir que
îes autres veulent nous communiquer. Ceci correspond au premier niveau du
sens. Le sens d’un mot, c’est, plus globalement, la somme totale de toutes les
prédictions conditionnelles dont la personne qui l’emploie se rend intention¬
nellement responsable ou qu’elle cherche à nier. Cette intention consciente ou
quasi consciente dans l’utilisation du mot correspond au second niveau du

261
sens. Mais en plus des conséquences du mot assumées, en toute connais¬
sance de cause, par la personne qui l’énonce, il y a un vaste océan de con¬
séquences imprévisibles auquel pourrait conduire l’accord avec le mot ; et il
ne s’agit pas là de conséquences découlant simplement d’un savoir établi,
mais potentiellement de révolutions sociales. Personne ne peut prédire ce
que sera le pouvoir de tel mot ou de telle expression par rapport aux chan¬
gements à venir dans la face du monde ; la somme de ces conséquences cor¬
respond au troisième niveau du sens.

Je dois commencer l’examen de la représentation


1903 C.P. 1.540-542. Extrait des Conférences sur le pragmatisme

1.540 [...] je dois commencer l’examen de la représentation en la défi¬


nissant de façon un peu plus précise. Premièrement, dans ma terminologie,
je ramène le terme représentation à l’opération du signe ou à sa relation à
l’objet po«r l’interprète de la représentation. Le sujet concret qui représente,
je l’appelle un signe ou un représentamen. J’emploie ces deux termes, signe et
représentamen, différemment. Par signe, je désigne tout ce qui porte la notion
définie d’un objet, quel que soit le moyen, comme les supports de pensées
qui nous sont familières. Maintenant, je commence avec cette idée familière
et je fais la meilleure analyse possible de ce qui est essentiel au signe ; puis,
je définis le représentamen comme ce à quoi l’analyse s’applique. Cependant,
si j’ai fait une erreur dans mon analyse, une partie de ce que je dis à propos
des signes sera fausse. Dans un tel cas, un signe pourrait ne pas être un repré¬
sentamen. L’analyse, saisie comme représentamen, est certainement juste
dans la mesure où c’est là ce que signifie le mot. Même si mon analyse est
correcte, il pourrait arriver que quelque chose soit vrai de tous les signes,
c’est-à-dire tout ce qui est antérieur à mon analyse ; nous serions alors
d’accord pour reconnaître que le signe porte quelque notion que ce soit,
alors qu’il pourrait y avoir quelque chose que décrive mon analyse à propos
de quoi la même chose n’est pas vraie. De façon plus spécifique, tous les
signes portent des notions aux esprits humains', mais je ne connais pas de rai¬
son pour laquelle tout représentamen devrait en faire autant.

1.541 Ma définition du représentamen est la suivante : Un représentamen


est le sujet d’une relation diadique à un second, appelé son objet, pour un troi¬
sième appelé son interprétant, cette relation triadique étant d’une nature telle que
le REPRÉSENTAMEN détermine son interprétant à entretenir la même relation triadi¬
que au même objet pour quelque interprétant.

1.542 II s’ensuit que cette relation ne peut renvoyer à un événement


actuel qui se serait déjà produit par le passé; car, dans un tel cas, il y aurait
un autre événement actuel renvoyant l’interprétant à son propre interprétant
dont la vérité serait la même ; et alors il y aurait une série infinie d’événe¬
ments qui arriveraient simultanément, ce qui serait absurde. Pour la même

262
raison, l’interprétant ne peut pas être un objet individuel défini. La relation
doit dès lors reposer sur un pouvoir du représentamen de déterminer quelque
interprétant à devenir le représentamen du même objet.

Les tercéités dégénérées


1903. C.P. 5.66-76. Extrait des Conférences sur le pragmatisme.

5.66 La catégorie du premier désigne l’idée de ce qui est tel, indépen¬


damment de toute autre chose. C’est donc dire que c’est une qualité de la
sensation.

La catégorie du second désigne l’idée de ce qui est tel, tout en étant


second par rapport à un premier, indépendamment de toute autre chose et
surtout, indépendamment de toute loi, même s’il se conforme à une loi. C’est
donc dire que c’est une réaction saisie comme partie du phénomène.

La catégorie du troisième désigne l’idée de ce qui est tel, tout en étant


troisième ou une médiation entre un second et un premier. C’est donc dire
que c’est une représentation saisie comme élément du phénomène.

5.67 Une complexification de la catégorie du troisième, n’impliquant


aucune idée qui soit essentiellement différente, ne donnera qu’une faible
idée de sa nature, en raison de ses relations à tous ses corrélats, qu’ils soient
multiples, énumérables, abnumérables ou en surmultitude. De la sorte, cette
catégorie suffit, à elle seule, à illustrer la conception d’une véritable conti¬
nuité dont aucune conception plus haute n’a encore été découverte.

5.68 La catégorie du premier, en raison de son caractère extrêmement


rudimentaire, n’est pas susceptible de conduire à une dégénérescence ou à
quelque modification affaiblie.

5.69 La catégorie du second connaît une forme dégénérée dans laquelle


on trouve une secondéité certes, mais une secondéité faible ou seconde qui
ne réside pas le couple de ses qualités, mais qui lui appartient seulement
d’un certain point de vue. De plus, cette dégénérescence ne doit pas être
absolue, mais seulement approximative. Ainsi, un genre, caractérisé par la
réaction, en raison du caractère essentiel de sa détermination, se divisera en
deux espèces, l’une où la secondéité sera forte et l’autre où la secondéité
sera faible. L’espèce forte sera, à son tour, subdivisée en deux qui seront cor¬
rélés de façon similaire, en dehors de toute correspondance avec la secon¬
déité faible. Ainsi, les réactions d’ordre psychologique se divisent entre la
volonté où la secondéité est forte, et la sensation où elle est faible; et la
volonté se subdivise entre une volonté active et une volonté inhibée, cette
dernière dichotomie ne correspondant en rien à la sensation. On doit pour¬
tant reconnaître que cette subdivision, saisie pour elle-même, implique
quelque chose de plus que la seconde catégorie.

263
5.70 La catégorie du troisième affiche deux voies différentes de dégéné¬
rescence puisque l’idée irréductible de la pluralité, nettement distinguée de
la dualité, est présente certes, mais dans des conditions mutilées. On trouve
le premier degré de dégénérescence dans une pluralité irrationnelle qui, sui¬
vant son mode d’existence, est en contraste avec son mode de représenta¬
tion; il ne s’agit alors que d’une complexification de la dualité. Nous venons
de donner une idée de cette subdivision. Dans la pure secondéité, les corré-
lats de la réaction sont des singuliers et, comme tels, ils sont des individus,
non susceptibles de division ultérieure. En conséquence, la conception de
cette subdivision opérée, disons, par une double dichotomie, implique une
sorte de tercéité, mais c’est là une tercéité qui doit être pensée comme une
secondéité seconde.

5.71 Nous rencontrons la tercéité la plus dégénérée lorsque nous trou¬


vons une simple qualité de la sensation ou une priméité qui se représente
elle-même à elle-même comme représentation. Telle serait une pure cons¬
cience de soi qui pourrait être grossièrement décrite comme le simple senti¬
ment, reposant sur l’instinct obscur d’être un germe de pensée. Ceci semble
absurde, je le reconnais. Mais il y aurait quelque chose à faire pour rendre
ceci un peu plus clair.

Je me souviens du témoignage d’une dame rapportant que son père


avait entendu un ministre, dont elle n’a rien dit du caractère, qui commen¬
çait ainsi la prière ; « Ô Toi, Tout-Puissant, Tout-Suffisant, Dieu Insuffisant. »
La pure conscience de soi est autosuffisante et si elle est aussi toute-
suffisante, il s’ensuit, semble-t-il, qu’elle conduise à l’insuffisance. Je vou¬
drais m’excuser d’amorcer une conférence sérieuse par une telle bouffonne¬
rie. Je le fais, car je pense, très sérieusement, qu’un peu d’humour aide la
pensée en lui assurant son aspect pragmatique.

Imaginez que sur le sol d’un pays, qui aurait une frontière simple ressem¬
blant à ceci et non à ceci ou à ceci (^, on étendrait une

carte de ce pays. Cette carte pourrait déformer les frontières des provinces de
quelque façon. Je suppose que toutes les parties du pays qui possèdent une
frontière simple sont représentées par une partie de la carte qui possède une
frontière simple, de sorte que chacune des parties soit représentée dans sa
liaison aux autres, comme elles le sont dans la réalité et que tous les points
du pays soient représentés par un point sur la carte et que tous les points sur
la carte représentent un point sur le pays. Supposons de plus que cette carte
soit infiniment précise dans sa représentation à ce point qu’il n’y ait pas un
grain de sable dans le pays qui ne soit reconnais sable sur la carte, à la con¬
dition que nous puissions l’examiner avec une loupe suffisamment puissante.
Alors, tout ce qui existe sur le sol de ce pays serait représenté sur la carte ; et
comme la carte est étendue sur le sol du pays, la carte elle-même serait repré¬
sentée sur la carte, et sur la carte de la carte on pourrait trouver tout ce qui
existe sur le sol du pays, incluant la carte elle-même avec la carte de la carte

264
et ce, à l’intérieur des frontières. Alors, il y aurait sur la carte, une carte de la
carte et, sur celle-ci, la carte de la carte de la carte et ainsi ad infmitum. Cha¬
que carte étant placée sur celle qui la précède dans la série, il y aurait un point
commun à chacune d’elle : ce point, ce serait la carte elle-même. Chacune des
cartes, représentant directement ou indirectement le pays, est elle-même
représentée dans la suivante, c’est-à-dire que sur la suivante, la carte est repré¬
sentée comme une carte du pays. En d’autres mots, chaque carte est interpré¬
tée pour ce qu’elle est, sur la suivante. On pourrait alors avancer que chacune
est une représentation du pays pour la carte suivante ; ce qui est commun à
chacune des cartes, c’est qu’elles ne sont qu’une représentation de rien
d’autre que d’elles-mêmes et pour rien d’autre que pour elles-mêmes. On
trouve là l’analogie d’une pure conscience de soi-même. Puis, saisie pour elle-
même, cette représentation est autosuffisante. Elle n’est cependant pas insuf¬
fisante, ce qui supposerait une absence de représentation ; en raison des cir¬
constances qui ne sont pas toutes-suffisantes, il ne s’agit pas ici d’une
représentation exhaustive, mais tout simplement d’un point sur une carte
continue. J’ose dire que vous pouvez avoir déjà entendu quelque chose
comme cela en provenance du professeur Royce et, si c’est le cas, remarquez
une divergence importance. L’idée même n’appartient ni à lui, ni a moi, bien
que je l’aie déjà utilisée dans cette perspective il y a une trentaine d’années.

5.72 Les formes relativement dégénérées de la troisième catégorie ne


tombent pas dans une cascade comme celles de la seconde classe. Voici ce
que nous y trouvons. Prenons n’importe quelle classe dans laquelle est pré¬
dominante la tercéité ou la représentation ; alors, l’autodéveloppement de
cette idée essentielle — je devrais dire que ce développement n’est pas
orienté par un effort de pensée mais par un simple processus élaboré, fondé
sur une combinaison de l’expérience et de la raison — conduit à une tricho¬
tomie donnant naissance à trois sous-classes ou trois genres supposant res¬
pectivement une tercéité relativement authentique, une tercéité relativement
réactionnelle ou une tercéité de faible niveau de dégénérescence et une ter¬
céité relativement qualitative ou une tercéité de dernière dégénérescence.
Cette dernière peut se subdiviser en des espèces qui pourraient être recon¬
nues suivant les trois catégories, mais elle ne sera pas subdivisée suivant la
manière habituelle en raison des caractères essentiels de sa conception. Le
genre correspondant au premier degré de dégénérescence, le genre de la
dégénérescence réactionnelle, se subdivise à la façon de la seconde catégo¬
rie, formant une cascade. Le genre de la tercéité relativement authentique se
subdivisera suivant le mode de la trichotomie comme son origine le com¬
mande. Lorsque la division avance, la reconnaissance des subdivisions
devient de plus en plus difficile.

5.73 Le représentamen, par exemple, se divise, suivant le modèle de la


trichotomie, entre le signe général ou le symbole, Vindice et Vicône. Une icône
est un représentamen qui remplit la fonction du représentamen en vertu d’un
caractère qu’elle possède en elle-même et qu’elle pourrait posséder, même

265
si l’objet n’existait pas. Ainsi la statue d’un centaure n’est pas, il est vrai, un
représentamen puisqu’il n’existe rien de tel qu un centaure. Pourtant, si elle
représente un centaure, c’est en vertu de sa forme ; et cette forme, la statue
la possède, que le centaure existe ou non. Un indice est un représentamen
qui remplit la fonction de représentamen en vertu d’un caractère qu’il ne
posséderait pas si l’objet n’existait pas et que l’objet continue de posséder,
qu’il soit considéré comme représentamen ou non. Par exemple, un bon vieil
hygromètre est un indice. 11 est construit de telle façon qu il réagit à la séche¬
resse ou à l’humidité de l’air, de sorte que le petit homme sortira si le temps
est humide et ceci arrivera même si l’utilisation de l’hygromètre était entiè¬
rement oubliée et qu’alors il cesserait de transmettre de l’information. Un
symbole est un représentamen qui remplit sa fonction, indépendamment de
quelque similarité ou analogie avec son objet et aussi indépendamment de
quelque connexion factuelle avec ce dernier, mais seulement et simplement
parce qu’il est interprété comme un représentamen. Ainsi en est-il de tout
mot commun, de toute phrase ou de tout livre.
De ces trois représentamens, Vicône est le genre qualitativement dégé¬
néré, Y indice, le genre réactionnellement dégénéré, alors que le symbole est
le genre relativement authentique.
5.74 L’icône peut, sans aucun doute, être divisée suivant les catégories;
mais l’autosuffisance de la notion d’icône n’appelle pas impérativement une
telle division. Car une pure icône ne dessine aucune distinction entre elle-
même et son objet. Elle représente tout ce qu’elle peut représenter et tout ce
à quoi elle ressemble. Ce n’est qu’une affaire d’apparence.
5.75 II en va autrement de Yindice. Voici un signe réactionnel qui n’existe
que par la relation réelle qu’il entretient avec son objet. Ce qui soulève la
question du caractère duel de l’indice, soit la présence de deux éléments
dont l’un sert de substitut pour un objet particulier alors que l’autre est une
icône supposée qui représente le représentamen, considéré comme une qua¬
lité de l’objet — ou bien n’y a-t-il pas réellement un tel caractère de dualité
dans l’indice de sorte qu’il désignerait simplement l’objet avec lequel il entre
en contact à la façon de l’icône qui représente simplement l’objet auquel il
ressemble? L’hygromètre nous fournit un exemple du premier cas, soit la
forme relativement authentique de l’indice. Sa connection dualiste avec la
température est telle qu’elle implique une icône qui transmet cette informa¬
tion. D’un autre côté, nous trouvons des indices dégénérés tels une simple
borne d’arpenteur par laquelle un terrain peut être situé parce qu’il lui est
associé, un nom propre sans signification particulière ou un index qui pointe.
Horatio Greenough, qui a dessiné le Bunker Hill Monument nous confie, dans
son livre, qu’il a simplement voulu signifier « Ici ! » Ce monument repose sur
le sol et est immobile. De sorte que si nous cherchons le champ de bataille,
le monument nous indiquera où diriger nos pas.
5.76 Le symbole, ou la forme relativement authentique du représenta¬
men, se divise, suivant la trichotomie, en terme, proposition et argument. Le

266
terme correspond à l’icône et à l’indice dégénéré. 11 n’évoque pas une icône
dans notre imagination. La proposition apporte une information définie
comme le fait l’indice authentique, en se référant à deux constituants dont la
fonction du premier est de désigner l’objet référé alors que l’autre représente
le représentamen en évoquant une icône des qualités de l’objet. L’argument
est un représentamen qui ne soumet pas l’interprétation à la personne à
laquelle s’adresse le symbole ; mais il représente séparément la représenta¬
tion interprétée de ce qu’il cherche à préciser. Cette représentation interpré¬
tée constitue, de fait, la conclusion. 11 serait intéressant de pousser ces illus¬
trations plus loin. Mais je ne puis m’attarder. Aussitôt qu’un sujet commence
à être intéressant, je suis obligé de passer à un autre.

Un signe est un lieu virtuel de connaissance


C.R 8.177-185. Extrait d’un long manuscrit, non daté.

8.177 [Ma définition du signe est;] Un signe est un lieu virtuel de con¬
naissance ^ qui, d’un côté est déterminé (c’est-à-dire spécifié, bestimmt) par
quelque chose d’autre que lui-même, appelé son objet ^ alors que, d’un autre
côté, il détermine quelque esprit actuel ou potentiel; cette détermination, je
l’appelle l’interprétant créé par le signe de sorte que l’esprit qui interprète est
médiatement déterminé par l’objet.

8.178 Cette définition implique que l’on examine cette question d’une
façon nouvelle. On pourrait se demander, par exemple, comment un men¬
songe ou un signe erroné est déterminé par son objet, ou comment, et le cas
n’est pas rare, l’objet peut être conduit à l’existence par le signe. La difficulté
de tels cas donne une indication de ce que le mot « détermination » est pris
dans un sens trop étroit. L’esprit d’une personne qui dirait que Napoléon
était un être léthargique serait, à l’évidence, interpellé^ par Napoléon; car
autrement, elle ne le connaîtrait pas du tout. 11 y a ici une situation para¬
doxale. La personne qui interprète cette phrase (ou bien quelque autre signe
que ce soit) doit recevoir un effet de détermination de la part de l’objet par
l’intermédiaire d’observations collatérales, indépendantes de l’action du
signe même. Autrement, elle ne serait pas conduite à la pensée de cet objet.
Si cette personne n’avait jamais entendu parler de Napoléon auparavant.

1. Je me permets ici une certaine liberté dans la traduction, la version anglaise du texte don¬
nant : A sign is a Cognizable.... « Le signe est un connaissable... »
2. Le passage suivant apparaît ici entre parenthèses: «ou, dans certains cas, comme si le
signe était la phrase “ Caïn tua Abel ”, dans laquelle Caïn et Abel sont également des
objets partiels, il serait plus juste de dire que ce qui détermine le signe, c’est le complexe,
la totalité des objets partiels. Dans chaque cas, l’objet est précisément l’univers auquel
appartient l’objet spécifique» (Note des éditeurs des C.F).
3. Pour donner un sens à cette phrase, je dois traduire determined par interpellé, ce qui illus¬
tre bien la nécessité, indiquée plus haut, de ne pas prendre le mot détermination dans un
sens trop étroit.

267
cette phrase ne signifierait, pour elle, rien d’autre que ceci ; une personne ou
une chose, à laquelle le nom de « Napoléon » a été rattaché, fiat un être
léthargique. Car Napoléon ne peut pas exercer de détermination sur son
esprit, à moins que le mot dans la phrase n’attire son attention sur la bonne
personne et cela ne sera possible que si, indépendamment de ce contexte,
une habitude a été créée en elle, à l’effet que ce nom rappelle une variété des
attributs de l’homme que fut Napoléon. La même chose est vraie pour tout
autre signe. Dans la phrase donnée comme exemple. Napoléon n’est pas le
seul objet. Un autre objet partiel est la léthargie; et la phrase ne pourra pas
avoir de signification à moins qu’une expérience collatérale n’ait amené
l’interprète à connaître la léthargie ou à connaître le sens du mot « léthargie »
dans cette phrase. L’objet du signe pourrait être quelque chose devant être
créé par ce signe. Car l’objet de « Napoléon » appartient à l’univers de l’exis¬
tence dans la mesure où Napoléon fut un membre de cet univers. L’objet de
la phrase « Hamlet était fou » appartient à l’univers de la création shakespea¬
rienne par le simple fait que Hamlet est membre de cet univers. L’objet du
commandement « Bas les armes ! » est immédiatement subséquent à l’action
des soldats dans la mesure où cette action est affectée par la molition expri¬
mée dans le commandement. L’objet ne peut pas être compris à moins
qu’une expérience collatérale n’indique la relation entre l’énonciateur et la
rangée de soldats. Vous pourriez dire, si vous voulez, que l’objet appartient
à l’univers des actions voulues par le capitaine d’infanterie à ce moment pré¬
cis ; ou bien que l’obéissance, dans la mesure où elle est tout à fait prévisi¬
ble, appartienne à l’univers de son attente. En tout état de cause, l’objet
détermine le signe même s’il est créé par le signe suivant des circonstances
qui veulent que l’univers soit relatif, à ce moment, à l’état particulier de
l’esprit de l’officier.
8.179 Passons maintenant à l’interprétant. Je suis loin d’avoir expliqué
exhaustivement ce qu’est l’objet du signe ; mais j’ai atteint ce point où les
explications supplémentaires supposent une compréhension de ce qu’est
l’interprétant. Le signe crée quelque chose dans l’esprit de l’interprète; ce
quelque chose, qui a été créé par le signe et qui l’a été d’une façon médiate,
suivant une voie relative, est aussi créé par l’objet du signe, bien que l’objet
soit essentiellement autre que le signe lui-même. Cette créature du signe est
appelée l’interprétant. Elle est le fait du signe, mais non pas du signe en tant
qu’appartenant à l’univers de l’objet ; l’interprétant a été créé par le signe sur
la base de sa capacité à porter la détermination créée par l’objet. L’interpré¬
tant est créé dans l’esprit (jusqu’à quel point cet esprit est réel, il faudrait voir).
Toute cette partie de la compréhension du signe suivant laquelle l’esprit de
l’interprète a besoin d’observations collatérales est extérieure à l’interprétant.
Par « observations collatérales », je neveux pas dire une connaissance du sys¬
tème de signes. Ce qui est ainsi désigné n’est pas collatéral. C’est, au con¬
traire, le prérequis pour saisir une idée signifiée par le signe. Par observation
collatérale, je désigne toute connaissance antérieure à laquelle le signe ren¬
voie. Ainsi, prenons comme signe la phrase «Hamlet était fou»; pour com-

268
prendre ce que cela signifie, on doit savoir que les hommes connaissent par¬
fois des états étranges ; on doit avoir vu ces hommes ou avoir lu à leur pro¬
pos ; et ce sera encore mieux si l’on connaît précisément (plutôt que d’être
simplement amené à présumer) ce que représentait la folie pour Shakespeare.
Tout ceci, ce sont des observations collatérales qui n’appartiennent pas à
l’interprétant. Le travail de formalisation de l’interprétant, c’est de mettre
ensemble les différents sujets que le signe représente. Prenons, pour signe,
l’exemple d’une toile représentant une scène de genre. 11 y a habituellement,
dans une telle toile, une histoire qui ne peut être comprise qu’en vertu d’une
connaissance des coutumes. Le style des robes, par exemple, ne fait pas par¬
tie de la signification, c’est-à-dire de ce que livre la toile. Cela n’indique, tout
au plus, que le sujet de la toile. Sujet et objet sont la même chose, sauf pour
des distinctions infimes... Présumons que vous possédez les informations
collatérales requises, concernant les principaux éléments, tels que vous les
percevez, dans la situation de référence et qui sont généralement familiers ;
alors, le peintre ^ cherche à porter à votre connaissance quelque chose que
vous n’avez probablement encore jamais vu de façon aussi précise — cela,
c’est l’interprétant du signe, — sa «signification».
8.180 Tout ceci peut paraître désordonné en raison de l’absence de cer¬
taines distinctions que je tenterai maintenant d’établir, bien qu’il sera difficile
de les rendre suffisamment claires.
8.181 En premier lieu, on doit faire remarquer que le signe, lorsqu’il
dénote simplement un objet, ne fait pas appel à une intelligence ou à une rai¬
son particulières de la part de l’interprète. Pour arriver, tout simplement, à lire
un signe et à le distinguer d’un autre, on doit posséder une capacité assez fine
de perception, une connaissance des contextes dans lesquels ces manifesta¬
tions sont données, ainsi qu’une connaissance des conventions propres au
système de signes auquel il appartient. Pour saisir un objet, il faut une expé¬
rience préalable de ce qu’est cet objet individuel. L’objet de tout signe est un
individu, habituellement une collection spécifique d’individus. Ses sujets, c’est-
à-dire les aspects du signe qui dénotent des objets partiels, sont ou bien des
indications permettant de trouver les objets, ou bien des Cyrioides c’est-à-dire
des signes d’objets individuels... Ainsi en est-il de tous les mots abstraits tels
les noms de personnes, les pronoms personnels, les pronoms démonstratifs
et les pronoms relatifs, etc. Pour nommer les indications permettant de trou¬
ver des objets, je n’ai pas inventé d’autre terme que «sélectif»; je désigne
ainsi des termes tels «n’importe quoi» (c’est-à-dire peu importe ce que vous
voulez), « quelque » (c’est-à-dire un « quelque chose » choisi avec justesse),
etc. Reconnaître l’interprétant, c’est-à-dire ce que le signe lui-même exprime,
exige une très haute puissance de raisonnement.

4. Le texte donne writer, «écrivain». 11 s’agit probablement d’une erreur.


5. 11 s’agit là d’un néologisme que Peirce construit à partir de racines grecques. On pourrait
l’interpréter ainsi : de kû p lo ç, magistrat et o pci; co, voir, donc « regard surplombant », soit
une orientation vers des singularités.

269
8.182 En second lieu, pour établir plus finement ce qu’est l’objet du
signe en général et ce qu’est l’interprétant en général, il est nécessaire de dis¬
tinguer deux sens dans le mot «objet» et trois dans le mot «interprétant». 11
serait préférable de pousser l’analyse plus loin, mais ces deux distinctions
suffiraient à occuper le restant de ma vie...
8.183 Le terme «objet» peut renvoyer à l’objet tel qu’il est reconnu dans
le signe et alors c’est une idée ; ou bien il peut renvoyer à n’importe quel
aspect que prendrait celui-ci, l’objet, dans une telle situation, étant illimité et
alors, seule une longue analyse pourrait le révéler. Dans le premier cas, je
parle de l’objet immédiat, dans le second, de l’objet dynamique. Ce dernier
représente le terme d’une recherche menée par une science dynamique (ou
ce que, de nos jours, nous appelons une science «objective»). Prenons
comme exemple la phrase suivante : « le soleil est bleu » : ses objets sont « le
soleil» et «la bleuité». Si, par «bleuité», on désigne l’objet immédiat qui ne
peut être qu’une qualité de la sensation, il ne peut être saisi que par une per¬
ception sensible. Mais s’il est établi que «bleuité» désigne une «réalité», un
fait d’existence, causé par l’émission d’une lumière ayant des ondes très
courtes, alors cette proposition est vraie, comme l’a déjà prouvé Langley.
Ainsi, le « soleil » pourrait représenter l’occasion de sensations diverses et tel
est l’objet immédiat ; ou bien le « soleil » pourrait renvoyer aux interpréta¬
tions habituelles de ces mêmes sensations en matière de situation, de masse,
etc. et alors cela répondrait à l’objet dynamique. Ni une image, ni une des¬
cription, ni quelque autre signe que ce soit, ayant le soleil pour objet, ne
peuvent, à elles seules, nous donner une connaissance de l’objet immédiat ni
de l’objet dynamique. Si une personne pointe du doigt et dit «Voyez là ! C’est
ce que nous appelons le « soleil » », alors le soleil n’est pas l’objet de ce signe.
Cet énoncé porte sur le signe du soleil, sur le mot « soleil ». Et ce mot, nous
devons le connaître par une expérience collatérale. Supposons qu’un élève
francophone tout en pointant le doigt vers le soleil, demande à son profes¬
seur d’anglais « Wbat is the word for that ? » Le professeur répondra « It is the
sun » et alors il donnera des informations collatérales en parlant du soleil, en
anglais. Supposons maintenant que, au lieu de s’exprimer lui-même dans sa
langue, il dise « Our word is “ sun ” » en décrivant le mot, alors il offrirait une
pure icône du soleil. L’objet d’une icône est entièrement indéfini; en cela, il
équivaut au mot «quelque chose». Virtuellement, il dit «notre mot est
comme cela : », puis il produit le son. 11 informe son élève que le mot (repo¬
sant évidemment sur une habitude) produit un effet qu’il peint acoustique¬
ment. Mais une simple image, sans légende, n’affirme rien d’autre que ceci ;
«quelque chose ressemble à cela». En réalité, il ajoute l’équivalent d’une
légende. Ce qui ne fait que rendre sa phrase semblable à un portrait, disons
de Leopardi, sous lequel serait inscrit « Leopardi ». Cette légende donne une
information à la personne qui connaît Leopardi mais à quiconque d’autre.

6. Pour rendre au texte sa pleine signification dans cette traduction, j’inverse les termes
anglophone et francophone puis la langue utilisée dans les exemples.

270
elle ne communique que ceci : « quelque chose appelé Leopardi ressemble à
cela». L’élève est dans la situation de la personne qui n’est pas certaine si
Leopardi a réellement existé ; il est assuré qu’il doit y avoir en français un
mot pour le soleil, et maintenant, il le connaît, mais il ne sait pas comment
sonne ce mot lorsqu’il est dit, ni comment il apparaît lorsqu’il est écrit.
J’estime que vous devez maintenant comprendre ce que je veux dire lorsque
je propose qu’un signe ne peut pas être compris — ou au moins aucune pro¬
position ne peut être comprise — si l’interprète ne possède aucune « connais¬
sance collatérale» de chacun des objets référés. Il en est ainsi du simple
substantif qui doit naître dans l’esprit, car îl ne constitue pas une partie indis¬
pensable du discours. Les langues sémitiques descendent de langues qui ne
possédaient pas de « nom commun ». Le mot commun n’est rien d’autre que
la. forme vide d’une proposition dont le sujet est précisément le vide et le vide
ne peut signifier rien d’autre que «quelque chose» ou quelque chose
d’encore plus indéfini. Maintenant, je crois que je puis vous laisser le soin
d’évaluer si ma proposition est correcte ou non.

8.184 Ainsi en est-il de l’interprétant, c’est-à-dire de la «signification»


ou de r«interprétation»: nous devons distinguer l’immédiat du dynamique
comme nous avons dû le faire pour l’objet. Pourtant, nous devons aussi pos¬
tuler qu’il y a une troisième sorte d’interprétant, que j’appelle l’interprétant
final, parce qu’il s’agit là de ce que le signe pourrait être finalement dans une
interprétation vraie, si l’analyse était conduite jusqu’à ce qu’une opinion
ultime ait été atteinte. Mon amie Lady Welby a consacré, me dit-elle, sa vie
entière à l’étude des signifies, que je pourrais décrire comme l’étude de la
relation des signes à leurs interprétants ; mais il me semble qu’elle s’intéresse
principalement aux mots. Elle est aussi arrivée à la conclusion qu’il y a trois
sens dans lesquels les mots peuvent être interprétés. Elle les appelle sense,
meaning et significance. Significance représente le plus profond et le plus élevé
des trois et il s’accorde avec mon interprétant final \ significance me paraît un
excellent terme. Sense me semble correspondre à l’analyse logique ou à la
définition; je préfère m’en tenir aux vieux termes acception ou acceptation.
Par meaning, elle désigne l’intention de l’énonciateur.

8.185 Mais il m’apparaît que tous les symptômes de maladie, les signes
de la température, etc. n’ont pas d’énonciateur. Ainsi, je ne crois pas que l’on
puisse, à proprement parler, dire que Dieu énonce quelque signe que ce soit
lorsqu’il est le Créateur de toutes choses. Mais lorsque [Lady Welby] pro¬
pose, comme elle le fait, que cet acte est lié à une volition, je note immédia¬
tement que ce caractère de la volition dans l’interprétation correspond à
Y interprétant dynamique. Dans la seconde partie de mes essais sur le pragma¬
tisme, parus dans The Popular Science Monthly de novembre 1877 et de jan¬
vier 1878 j’ai établi trois niveaux de clarté dans l’interprétation. Le premier

7. «Comment se fixe la croyance» (R.M.: 137-154) et «Comment rendre nos idées claires»
(R.M.: 155-175).

271
désignait une familiarité dans l’usage ou l’interprétation du signe. L usager
semble consciemment à l’aise avec le signe. Bref, il s’agit là d’une interpréta¬
tion qui se situe au niveau de la perception sensible. Le second niveau cor¬
respondait à l’analyse logique = le sense de Lady Welby. Le troisième, {dans
la perspective de} l’analyse pragmatique, semblerait correspondre à 1 ana¬
lyse dynamique, mais il s’identifie à l’interprétant final.

Extraits de trois lettres à William James


1905, 1909. C.P. 8.313-315.
8. 313 [Le 22 janvier, 1905] Une assertion appartient à la même classe
de phénomènes que celui d’aller chez le notaire préparer un affidavit, exécu¬
ter un contrat ou signer une note, en ce sens que dans chaque cas quelqu’un
se place volontairement dans une situation où des pénalités seront imposées
à moins que la proposition ne soit vraie. On pourrait soutenir que toute pro¬
position implique une assertion. Tout comme cela peut être vrai en tant que
vérité d’ordre psychologique; mais il arrive souvent qu’un élément d’une
assertion soit, dans une grande mesure, inhibé ou désavoué. Je n’ai rien
d’autre à dire sur l’assertion. Le point auquel je veux en venir, c’est la ques¬
tion de savoir en quoi consiste une proposition lorsqu’un élément de celle-
ci, dans la mesure où cela est possible, est retiré. Il s’agit, en effet d’un signe
[...]. Mais à quelle sorte de signe appartiendrait une telle proposition? Un
symptôme n’est pas une proposition bien qu’il justifie une proposition. La
raison est qu’il lui manque ce qui est essentiel à la proposition ainsi qu’à dif¬
férentes autres sortes de signes, comme professer quelque chose, faire
preuve de prétention, se présenter soi-même comme ceci ou cela. Cela cons¬
titue un certain type de signe, plus spécifiquement cette sorte de signes qui
n’existe que dans la mesure où ceux-ci sont réellement connectés à leur
objet, ce qui signifie qu’ils entretiennent une sorte de relation à leur objet qui
subsiste dans leurs deux corrélats, indépendamment de tous les autres.
Ainsi, suivant mon opinion, la réalité est une conception que possède tout
homme parce qu’il est impliqué dans toute proposition ; et, dans la mesure
où tout homme fait des assertions, il négocie avec des propositions. (En fait,
je n’ai pas pleinement défini la proposition, je n’ai pas distingué la proposi¬
tion du signe individuel qui est contenu dans la proposition. Par une propo¬
sition, comme une chose qui est répétée encore et encore, puis traduite dans
une autre langue, contenue dans un graphe logique ou une formule algébri¬
que et qui cependant demeure toujours la seule même chose, nous ne signi¬
fions pas un objet individuel mais un type, un général qui n’existe pas, mais
qui gouverne des existants, un général auquel ces existants se conforment.)
8.314 [Le 14 mars 1909] Nous devons distinguer entre l’objet immé¬
diat, — c’est-à-dire l’objet tel qu’il est représenté dans le signe —, et le réel
(non, parce que l’objet peut aussi être fictif, je devrai donc choisir un autre
terme), disons alors l’objet dynamique que, en raison de la nature des

272
choses, le signe ne peut pas exprimer, mais qu’il peut simplement indiquer et
laisser à l’interprète le soin de le trouver par expérience collatérale. Par exem¬
ple, je pointe mon doigt vers ce que je désigne, mais je ne puis amener mon
compagnon à savoir ce que je désigne s’il ne peut le voir ou si, en regardant
dans cette direction, il ne peut séparer l’objet visé de l’ensemble des objets
environnants présents dans son champ de vision. 11 serait inutile d’essayer de
discuter de l’authenticité de la personnalité de Théodore Roosevelt, donnée
sous une forme théâtrale, avec une personne qui arriverait de la planète
Mars et qui n’aurait jamais entendu parler de Théodore auparavant. Une dis¬
tinction similaire doit être faite pour l’interprétant. Mais, en ce qui concerne
l’interprétant, cette dichotomie est loin d’être suffisante. Par exemple, je sup¬
pose qu’un matin je m’éveille avant ma femme et que, par après, celle-ci, à
son réveil, me demande ; « Quelle sorte de journée avons-nous ? » Cela c’est
un signe dont l’objet, tel qu’il est exprimé, est le temps qu’il fait à ce moment
et dont l’objet dynamique est Vimpression que j’ai présumément retenue de mon
regard furtif entre les rideaux de la fenêtre. L’interprétant, tel qu’il est illustré,
c’est la qualité du temps, alors que l’interprétant dynamique c’est ma réponse
à sa question. Mais au delà, il y a un troisième interprétant. L’interprétant
immédiat, c’est ce que la question exprime, tout ce qui est immédiatement
exprimé et que j’ai imparfaitement relaté plus haut. L!interprétant dynamique,
c’est l’effet actuel que la question a exercé sur moi, en tant qu’interprète. Et
la signification de tout cela, l’interprétant final, ou ultime, c’est son intention
lorsqu’elle me posait la question et les effets que la réponse aura sur ses pro¬
jets pour la journée. Supposons que je réponde : «La journée est pluvieuse.»
Il y a ici un autre signe. Idobjet immédiat, c’est cette vague idée du temps qu’il
fait, dans la mesure où elle est commune à son esprit et au mien — non pas
le caractère, mais bien l'identité de cette vague idée. Idobjet dynamique, c’est
l’identité des conditions météorologiques réelles ou actuelles à ce moment
précis. Idinterprétant immédiat, c’est le schéma dans son imagination, c’est-à-
dire cette image vague ou ce qu’il y a de commun à diverses images de jour¬
nées pluvieuses. Idinterprétant dynamique, c’est la déception ou tout autre
effet qui serait produit chez elle. Id interprétant final, c’est la somme des leçons
de ma réponse, qu’elles soient morales, scientifiques, etc. Maintenant, il est
facile de voir que ma tentative d’établir cette triple distinction « triviale » ren¬
voie à une distinction triadique importante bien qu’elle soit encore confuse
et qu’elle nécessitera de longues études avant d’être rendue à sa perfection.
Lady Welby a établi la même distinction avec les termes « sense, meaning et
signifiicance » ; elle conçoit cette distinction aussi imparfaitement que je le
fais, mais imparfaitement suivant un autre point de vue. Son sense est
l’impression produite ou qui devrait normalement être produite. Son meaning
renvoie à ce qui est intentionnellement voulu. Son signifiicance, c’est un véri¬
table coup de maître.
8.315 (Le 1®'' avril 1909) [...] laissez-moi vous donner quelques explica¬
tions supplémentaires sur ma distinction entre les interprétants immédiat,
dynamique et final... L’interprétant dynamique désigne toute interprétation

273
que l’esprit fait, actuellement, d’un signe. Cet interprétant tient son caractère
de la catégorie du dyadique, la catégorie de l’action. Ce dernier possède
deux aspects, l’actif et le passif, qui ne sont pas de simples traits opposés
mais des contrastes relatifs entre les différentes réalisations de cette catégo¬
rie, données comme plus actives ou plus passives. En psychologie, cette
catégorie indique la molition dans son aspect actif comme une force et, sui¬
vant son aspect passif, comme une résistance. Lorsque qu’un mouvement de
l’imaginaire, un rêve éveillé, touche l’ambition d’un jeune homme ou toute
autre passion active, on trouve alors une variante plus active de l’interpréta¬
tion dynamique de son rêve. Lorsqu’une nouveauté excite sa surprise —
ainsi que le scepticisme qui accompagne l’effet de surprise — on trouve une
variante plus passive de l’interprétant dynamique. Je ne parle pas des sensa¬
tions de la passion ou de la surprise en tant que qualités. Car ces qualités
n’appartiennent pas à l’interprétant dynamique. Les agitations de la passion
et de la surprise sont les interprétants dynamiques actuels. De la même
façon, la surprise possède elle-même des variantes active et passive. La pre¬
mière se trouve lorsque l’attente conduit à un conflit positif, la seconde
lorsqu’il n’y a aucune attente positive mais une simple absence de toute
forme de suspicion que quelque chose puisse arriver — comme la survenue
d’une éclipse totale du soleil qui n’aurait pas été prévue. Toute surprise sup¬
pose une résistance à accepter le fait. L’un se frottera les yeux, comme
Shaler avait l’habitude de le faire, et cherchera à ne pas reconnaître le fait
observé jusqu’à ce qu’il soit forcé de l’admettre. Ainsi, toute interprétation
actuelle est dyadique... [Comme] l’affirme le pragmaticisme... (un aspect du
pragmaticisme seulement, car le pragmaticisme ne se réduit pas à la simple
compréhension de l’interprétant dynamique),... la désignation de tout signe,
réside, pour quiconque, dans la façon dont il réagira à un signe. Lorsque le
capitaine de l’infanterie donne l’ordre « Bas les armes ! », l’interprétant dyna¬
mique réside dans le bruit des mousquets qui frappent le sol ou, plutôt dans
,, . . [active
1 action qui se déroule dans l’esprit des militaires. Dans ses formes
[ passive ^
l’interprétant dynamique s’approche indéfiniment du caractère de l’interpré-
f final
[ immédiat J ’ distinction reste absolue. L’interprétant final ne ré¬
side pas dans la façon suivant laquelle un esprit agit, mais dans la façon sui¬
vant laquelle tous les esprits agiraient. C’est-à-dire qu’il réside dans une
vérité qui pourrait se ramener à une proposition conditionnelle du type : « si
telle chose et telle chose devaient arriver à un esprit, ce signe déterminerait
alors 1 esprit à telle et telle conduites». Par conduite, je désigne une action
voulue au sens de l’autocontrôlé. Aucun événement qui arriverait à un esprit,
aucune action de quelque esprit ne pourraient réaliser la vérité d’une telle
proposition conditionnelle. L’interprétant immédiat réside dans la qualité de
l’impression qu’un signe est appelé à éveiller et non dans une réaction
actuelle. Ainsi les interprétants immédiat et final me semblent absolument
distincts de l’interprétant dynamique et chacun, l’un de l’autre. Et s’il y a une

274
quatrième sorte d’interprétant, fondée sur la même base que les trois, il doit
y avoir une épouvantable rupture dans ma rétine mentale, car je ne la vois
pas du tout.

Type, occurrence, ton, air et air-ton


1906, inscription du 2 avril. «Logic Notebook». MS 339d.
Le signe, pris pour lui-même, est ou bien un air-ton ^ ou bien une occur¬
rence ou bien un type. Le mot air-ton {Tuone} est un composé de ton {Tone}
et d’air {Tune}. 11 désigne une qualité de la sensation qui est significative,
qu’elle soit simple comme un ton ou complexe comme un air. Mais ce der¬
nier n’est pas une pure sensation. Par occurrence, je désigne une chose exis¬
tante ou un événement historique actuel agissant comme signe. Par type, je
désigne une forme générale susceptible d’être répétée indéfiniment et qui,
dans chacune de ses occurrences, demeure un seul et même signe. La dis¬
tinction entre le type et l’occurrence est évidente. S’il peut y avoir une con¬
fusion entre l’air-ton et le type, ces termes peuvent cependant être distingués
de diverses façons. En premier lieu, [un type] est absolument identique à lui-
même dans toutes ses instances ou dans tous ses emplois, alors qu’un air-ton
ne possède aucune identité, il ne repose que sur la similarité. Ainsi, le son de
n’importe quelle voyelle prononcée deux fois sera légèrement différent ; dans
la mesure où il en est ainsi, on trouve alors deux air-tons différents. Toute
double occurrence d’une voyelle, dans la mesure où elles sont semblables,
réalise un même air-ton, à la stricte condition qu’une même identité soit pos¬
sible dans l’air-ton. Ainsi, toute chose qui pourrait être rendue absolument
définie, même si l’on croit que des choses ne sauraient être rendues exacte¬
ment identiques dans toutes leurs qualités, ne pourrait être considérée
comme un air-ton. Une autre vérification tient à ce qu’un air-ton, même s’il
peut, à la façon d’un composé chimique constitué de plusieurs éléments, être
composé de plusieurs ingrédients, est parfaitement homogène et sans com¬
position de structure, alors qu’un type, même s’il peut être indécomposable,
doit être plus ou moins complexe dans sa composition.
Prenons, pour exemple, une mélodie, disons «The Last Rose of the
Summer». Considérée en regard de sa structure, cette mélodie est un type;
mais, considérée comme un tout, y compris ses effets esthétiques qui ne sont
pas dus à des liens directs entre telle note et tel effet, et telle autre note et
tel autre effet, cette mélodie est alors considérée comme un air-ton. Conçue,
suivant l’habitude, comme un air-ton, la mélodie sera légèrement différente
chaque fois qu’elle sera chantée, mais du point de vue de sa composition,
elle sera exactement la même chaque fois qu’elle sera chantée avec une cor¬
rection minimale (bien qu’elle puisse alors être interprétée légèrement en

1. Je tente ainsi de reproduire le mot-valise Tuone composé par Peirce. Je traduis le terme
Token par occurrence alors que je conserve le terme Type.

275
dehors du rythme et de l’air), et la mélodie sera alors considérée comme un
type. Mais lorsque quelqu’un chante cette mélodie, elle est considérée non
pas comme un air-ton, ni comme un type, mais comme une occurrence.

Les icônes ont plus à voir avec le caractère vivant


de la vérité que les symboles ou les indices
1906. C.P. 4.531. «Prolegomena to an Apology of Pragmaticism », The Monist,
p. 492-546, vol. 16.

4.531[...] Je me contenterai d’une rapide esquisse de ma preuve. Pre¬


mièrement, une analyse de l’essence d’un signe (étant entendu que ce mot
est pris dans son sens le plus large, comme quelque chose qui, étant déter¬
miné par un objet, détermine une interprétation destinée à sa propre déter¬
mination, par l’intermédiaire du même objet) conduit à la preuve que chacun
des signes est déterminé par son objet ou bien, premièrement, en partageant
les caractères de cet objet, et j’appelle alors ce signe une icône, ou bien,
deuxièmement, en étant, dans son existence individuelle, réellement con¬
necté à cet objet individuel, et j’appelle alors ce signe un indice ; ou bien, troi¬
sièmement, suivant une approximation plus ou moins certaine, à l’effet que
le signe sera interprété comme dénotant l’objet en vertu d’une habitude
(j’utilise aussi ce terme au sens d’une disposition naturelle), et j’appelle alors
ce signe un symbole.

J’examine ensuite les différents apports, utiles ou non, de ces trois types
de signe dans la recherche de la vérité. Le symbole comprend une habitude
et est, pour dire le moins, indispensable à l’application de toute habitude
intellectuelle. De plus, les symboles assurent un sens à l’acte de penser des
idées d’une façon telle que nous ne pourrions pas penser sans eux. Ils nous
permettent, par exemple, de créer des abstractions sans lesquelles nous
serions dépourvus d’une grande puissance de découverte ; ils nous permet¬
tent de compter; ils nous enseignent que les collections sont composées
d’individus (individu = objet individuel) ; et, sous plusieurs aspects, ils sont la
fibre de la raison. Mais les symboles, qui reposent exclusivement sur des
habitudes déjà formées et définies, ne fournissent aucune observation,
même d’eux-mêmes ; et puisque la connaissance est habitude, ils ne nous
permettent pas d’ajouter à notre connaissance, même si c’était une consé¬
quence nécessaire, par le moyen d’une habitude prédéfinie en ce sens.
D’autre part, les indices nous fournissent une assurance positive de la réalité
et de la proximité de leurs objets. Mais avec cette assurance, l’esprit ne pénè¬
tre pas la nature des objets. Le mêrrie percept peut, cependant, fonctionner
doublement comme signe. L’empreinte d’un pied que Robinson Crusoé a
découverte dans le sable et qui a été gravée dans le granit de la renommée,
était pour lui un indice à l’effet qu’une certaine créature habitait son île, et,
simultanément, en tant que symbole, ce signe appela l’idée d’un homme.

276
Chaque icône partage, de façon plus ou moins évidente, les caractères
de son objet. Les icônes partagent tous les caractères les plus évidents des
mensonges et des déceptions — elles les affichent. Elles ont plus à voir avec
le caractère vivant de la vérité que les symboles et les indices. L’icône ne se
substitue pas de façon univoque à tel ou telle chose existante comme le fait
l’indice. Son objet peut être une pure fiction qui fonde ainsi son existence.
Rarement, son objet est une chose d’une sorte que l’on rencontre habituel¬
lement. Mais il y a une assurance que l’icône apporte au plus haut degré.
Nommément, ce qui est affiché devant le regard de l’esprit — la forme de
l’icône est aussi son objet — doit être logiquement possible.

Cette division des signes ne représente qu’une des dix différentes clas¬
ses que j’ai trouvé particulièrement nécessaire d’étudier. Je ne dis pas
qu’elles sont définies d’une manière satisfaisante à mon esprit. Ces classes
semblent toutes être des trichotomies, ce qui constitue l’attribut de la nature
essentiellement triadique du signe. Parce que trois choses sont prises en
compte dans le fonctionnement du signe : le signe lui-même, son objet et son
interprétant. Je ne puis discuter de toutes ces classes dans le cadre de cet
article ; on pourrait aussi bien penser que la nature globale du raisonnement
ne peut pas être exposée de façon exhaustive en ne prenant en considéra¬
tion qu’un seul point de vue parmi les dix. Ce que nous pouvons apprendre
de cette division des signes, c’est quelle sorte de signe devrait être utilisée
pour représenter l’objet sur lequel porte le raisonnement.

Maintenant, tout raisonnement doit rendre ses conclusions manifestes.


Il doit donc être en relation avec les formes qui constituent les principaux
objets de la pénétration rationnelle. En conséquence, les icônes sont spécia¬
lement nécessaires pour le raisonnement. Le diagramme est principalement
une icône et une icône des relations intelligibles. Il est vrai que l’objet du
savoir ne peut être appris par une simple inspection des choses. Mais lorsque
nous parlons de la nécessité du raisonnement déductif, nous ne disons pas
qu’il est infaillible. Ce que nous disons précisément, c’est que la conclusion
découle de la forme des relations posées dans les prémisses. Maintenant, un
diagramme, bien qu’il possède des traits d’ordre symbolique aussi bien que
des traits s’approchant de la nature de l’indice, demeure, pour l’essentiel, une
icône représentant la forme des relations à l’œuvre dans son objet; on peut
aisément voir la pertinence de ceci pour la représentation de l’inférence
nécessaire.

La conscience ressemble à un lac sans fond


C.P. 7.547, 553, 554. Manuscrits non datés.

7.547 [...] lorsque vous vous demandez ce qui, à un certain moment,


occupe votre esprit et que, même après avoir examiné minutieusement le
champ de votre conscience, vous vous donnez une réponse, vous n’avez pas

277
touché la vérité entière. Car c’est une chose que de sentir une chose et c’en
est une autre que de développer une sensation réflexe de la présence d’une
sensation ; ma propre expérience me démontre que la conscience doit attein¬
dre une grande clarté avant qu’une sensation réflexe soit produite. Ce qui est
réellement senti est atteint par un grand effort de concentration qui est
nécessaire. C’est comme s’il y avait une couche supérieure de conscience à
laquelle était rattaché un réflexe conscient, ou une forme d’autoconscience.
Un effort modéré d’attention d’une durée d’une seconde ou deux ne peut
apporter que quelques éléments à la conscience. Mais aussi longtemps que
dure cet effort de concentration, des milliers d’autres idées, appartenant à
différents niveaux de profondeur dans la conscience ou, pour ainsi dire, de
différents degrés de brillance, sont ramenées à la surface. Ces idées peuvent
influencer nos autres idées longtemps avant qu’elles n’atteignent la couche
supérieure de la conscience réflexe. 11 y a ainsi un très grand nombre d’idées
de faible degré de brillance et il peut être juste — de toute façon, c’est à peu
près juste, compte tenu de ma propre expérience — que toute notre expé¬
rience passée reste continuellement présente dans notre conscience même
si elle s’est enfoncée à une grande profondeur dans l’obscurité. J’imagine la
conscience comme un lac sans fond dont les eaux sembleraient transparen¬
tes et à travers lesquelles, nous pourrions voir clairement, mais dans des
conditions particulières. Dans l’eau, il y a des objets innombrables, situés à
différents niveaux de profondeur; et, dans certaines circonstances, certaines
classes de ces objets subiront une impulsion vers le haut qui peut être suffi¬
samment intense et suffisamment prolongée pour que la couche supérieure
visible soit atteinte. Et, lorsque cette impulsion cesse, les objets recommen¬
cent à s’enfoncer.
7.553 Nous allons, pour une fois, choquer les psychologues physiologis¬
tes en nous fondant non pas sur une hypothèse concernant la nature du cer¬
veau, mais sur une image qui devrait correspondre, point par point, aux dif¬
férents aspects des phénomènes de la conscience. La conscience ressemble
à un lac sans fond dans lequel les idées seraient suspendues à différents
niveaux de profondeur. Certes, ces idées constituent le médium de la cons¬
cience elle-même ^ Les percepts, pris séparément, n’appartiennent pas à ce
médium. Nous devons imaginer une chute de pluie continuelle sur le lac qui
figurerait l’afflux constant de percepts liés à l’expérience. Toutes les idées
autres que les percepts résident à des niveaux plus ou moins profonds et
nous pouvons concevoir une force de gravitation telle que les idées qui sont
situées à des niveaux plus profonds exigent un travail plus important pour
être ramenées à la surface. Le travail virtuel que les mathématiciens appel¬
lent les «potentiels» des particules est l’inverse de !’«énergie potentielle»;
cette énergie potentielle représente un trait de l’image correspondant au

1. «Une idée n’est rien d’autre qu’une portion de conscience ne possédant en elle-même
aucune frontière bien définie, si ce n’est qu’elle peut être d’une qualité différente des idées
voisines. » Commentaire marginal de Peirce.

278
degré de brillance de l’idée. Nous pouvons ainsi considérer que le potentiel,
ou la profondeur, représente le niveau d’énergie qui est exigé dans l’attention
pour discerner des idées qui seraient situées à une grande profondeur. Mais
l’on ne doit pas imaginer qu’une idée doive être ramenée à la surface avant
qu’elle ait été discernée, car la ramener ainsi brusquement à la surface pro¬
duirait une hallucination. Non seulement la totalité des idées tendent à tom¬
ber dans l’oubli, mais nous pouvons imaginer que diverses idées réagissent
les unes par rapport aux autres suivant des attractions sélectives, ce qui rend
compte des associations entre des idées qui tendent à s’agglomérer pour for¬
mer des idées simples. De la même façon que notre compréhension de la dis¬
tance spatiale repose sur la durée qui, compte tenu d’un effort donné, est
nécessaire pour passer d’un point à un autre, la distance entre les idées est
mesurée par le temps nécessaire pour les mettre en relation. Quelqu’un cher¬
che-t-il le mot français pour « shark » ou « linchpin », que le temps qu’il met
à retrouver le mot oublié dépend de la force d’association entre les idées des
mots français et anglais ainsi que des circonstances dans lesquelles nous
imaginons ces mots dans leur éloignement. Cela, je dois l’admettre, est
extrêmement vague ; aussi vague que serait notre conception des distances
spatiales si nous vivions au milieu de l’océan, que nous étions dépourvus de
toute mesure rigide pour procéder à une telle évaluation et que nous étions
nous-mêmes partie de ce fluide.
7.554 La conscience ressemble plutôt à un lac sans fond dans lequel les
idées seraient suspendues à différentes profondeurs. Les percepts, pris sépa¬
rément, n’appartiennent pas à ce médium. Le sens de cette métaphore tient
à ce que les idées qui sont situées à un niveau plus profond ne sont percep¬
tibles que par un effort plus grand et contrôlées par un effort encore plus
grand. Ces idées, suspendues dans le médium de la conscience, ou, plutôt,
qui sont elles-mêmes du fluide, s’attirent l’une l’autre par des habitudes
d’association et par des dispositions — dans le premier cas, par association
de contiguïté et, dans le second, par des associations de similarité. Une idée
située près de la surface en attirera une autre qui est très profonde, mais cela
de façon très ténue, si bien que cette action devra être prolongée durant un
certain laps de temps avant que cette dernière ne soit ramenée à un certain
niveau où elle pourra être discernée facilement. Entre temps, la première
idée sombrera à un niveau plus obscur de la conscience. 11 semblerait y avoir
un facteur, comme un momentum, suivant lequel l’idée qui était originale¬
ment plus sombre devienne plus brillante que celle qui l’a appelée. De plus,
l’esprit possède une zone limitée à chacun des niveaux, de sorte que le fait
de ramener une idée à un niveau supérieur entraîne inévitablement le dépla¬
cement d’autres idées vers le bas. Un autre facteur semble résider dans un
certain degré de fixation ou d’association avec toute idée brillante qui appar¬
tiendrait à ce que nous appelons des usages et en vertu desquels l’idée pre¬
mière serait particulièrement apte à ramener, sous la pression des percepts,
d’autres idées au niveau de la surface puis à conserver toutes ces idées avec
lesquelles elle est associée. Le contrôle que nous exerçons sur nos pensées.

279
dans le raisonnement, consiste à garder certaines pensées à la surface de la
conscience, c’est-à-dire là où elles peuvent être examinées. Les niveaux des
idées facilement contrôlées sont si rapprochés de la surface qu’ils peuvent
être fortement affectés par nos intentions immédiates. La justesse de cette
métaphore me paraît très grande.

L’individualisme et la fausseté sont une seule


et même chose
1893. C.P. 5.402, note2.
En 1893, Peirce procède à un ensemble de corrections et de retouches à « Comment
rendre nos idées claires», un article déjà publié en 1878, dans l’intention de préci¬
ser sa pensée sur cette question du pragmatisme et ce, en vue de deux projets datés
de la même année, d’abord sa Grand Logic, puis A Search for a Method. Aucun
de ces projets ne s’est réalisé. Le fragment qui suit appartient à ces retouches.

5.402 Avant d’entreprendre d’appliquer cette régie ^ réfléchissons briè¬


vement à ses implications. On a dit qu’il s’agissait d’un principe sceptique et
matérialiste. Mais c’est la simple application du seul principe de logique qui
fut recommandé par Jésus : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits » et, ce prin¬
cipe est très intimement lié aux idées de l’Évangile. Nous devons certaine¬
ment nous garder de comprendre cette règle dans un sens trop individua¬
liste. Dire que l’homme n’accomplit rien d’autre que ce qui suit ses
penchants serait une cruelle condamnation d’une grande partie des humains
qui n’ont jamais hésité à travailler en vue de répondre aux nécessités de la
vie, pour eux-mêmes et pour leurs familles. Mais sans s’efforcer d’atteindre
directement ce but, le comprenant encore moins, les hommes répondent à
tout ce que la civilisation requiert d’eux et forcent la génération suivante à
accomplir un autre pas dans l’avancée de l’histoire. Le fruit de leur travail est
dès lors collectif; c’est là l’accomplissement de l’humanité entière. Alors
qu’est-ce que cet accomplissement de l’humanité entière, qu’est-ce que cette
civilisation qui est l’aboutissement de l’histoire mais qui n’est jamais complé¬
tée? Nous ne pouvons espérer arriver à une compréhension complète. Mais
nous pouvons voir qu’il s’agit d’un processus graduel qui suppose la réalisa¬
tion des idées dans la conscience de l’homme et dans ses travaux, ce qui est
possible par la capacité qu’a l’homme de faire des apprentissages et, par
l’expérience, de continuellement verser en lui des idées qu’il n’avait pas
encore acquises auparavant. Nous pouvons dire que c’est le processus par


1. Dans ce fragment, Peirce revient à la maxime pragmatiste telle qu’elle avait été définie
quinze années plus tôt: «[...] la règle pour atteindre le troisième degré de clarté dans la
compréhension peut se formuler de la manière suivante : considérer quels sont les effets
pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La con¬
ception de tous ces effets est la conception complète de l’objet». (C.P. 5.402. «Comment
rendre nos idées claires» 1878; version en langue française de Peirce. R.M.164-165.)

280
lequel l’homme, dans sa misérable petitesse, placé dans la nature et dans le
cours de l’histoire, devient graduellement de plus en plus imprégné de
l’esprit de Dieu. Nous nous sommes fait dire de croire au monde à venir;
mais cette idée est, en elle-même, trop vague pour contribuer à l’éclaircisse¬
ment des idées ordinaires. C’est un fait d’observation commune que ceux qui
sont continuellement axés sur leurs espoirs oublient les exigences de la
situation où ils sont au moment où ils y sont. Le grand principe de logique
est d’obéir à soi-même, ce qui ne signifie pas que le soi doive viser un triom¬
phe ultime. Ce pourrait être un échec ; en tout état de cause, ce principe ne
devrait pas être dominant.

Lorsque nous en viendrons à étudier le grand principe de la continuité


et que nous verrons que tout est fluide et que chaque point partage son être
avec les autres, il deviendra clair que l’individualisme et la fausseté sont une
seule et même chose. Entre temps, nous savons que l’homme n’est pas un
tout aussi longtemps qu’il est seul, car il est essentiellement un membre
potentiel de la société. Plus spécifiquement, l’expérience d’un individu n’est
rien si elle reste isolée. S’il voit ce que les autres ne voient pas, nous appe¬
lons cela une hallucination. 11 faut penser non pas à « mon >> expérience, mais
à « notre » expérience, ce qui représente des possibilités indéfinies.
Nous ne devons pas non plus comprendre l’aspect pratique dans un sens
bas ou sordide. L’action individuelle est un moyen et non une fin. Le plaisir
individuel n’est pas une fin; nous mettons tous l’épaule à la roue en vue
d’une fin qu’aucun de nous ne peut pas plus qu’entrevoir — et sur la base
des acquis des générations. Mais nous pouvons voir que le développement
d’idées intégrées représente le lieu de cette volonté ultime.

Le pragmatisme applique ultimement la pensée


à l’action, mais exclusivement à l’action conçue
1906. C.P. 5.402, note 3. Extrait de « Conséquences of Pragmaticism».

Remarquez que dans ces trois lignes, on trouve « conceivably », « con-


ceive», «conception», «conception» et « conception » h Je découvre au¬
jourd’hui qu’il y a des gens qui devinent la paternité de mes textes non
signés. Et je ne doute pas que l’une des marques de mon style, par laquelle
ils y arrivent, tient à ma répugnance excessive à répéter un mot. Ces cinq
emplois de dérivés du mot concipere devaient répondre à une intention. En
fait, il y en avait deux. La première était de démontrer que je parlais de la
signification dans aucun contexte autre que celui d’un objectif intellectuel.

1. La phrase en langue anglaise est celle-ci ; « Consider what effects, that might conceivably
hâve practical bearings, we conceive the object of our conception to hâve. Then, our con¬
ception of these effects is the whole of our conception of the object ». La traduction en
français de cette même phrase figure dans la note 1 du fragment précédent.

281
L’autre était d’éviter tous les dangers d’être perçu comme essayant d’expli¬
quer un concept par le biais de percepts, d’images, de schémas ou de toute
autre chose que des concepts. Je ne voulais donc pas signifier que les
actions, qui sont plus singulières que tout autre chose, pourraient constituer
l’objectif ou l’interprétation propre de quelque symbole. J’ai comparé^
l’action à la finale de la symphonie de la pensée, la croyance étant une demi-
cadence. Personne ne concevra que les quelques mesures qui terminent un
mouvement musical en représentent l’objectif Elles pourraient être appelées
l’aboutissement. Mais cette figure ne saurait évidemment conduire à une
application détaillée. Je n’ai mentionné ce point que pour démontrer le doute
que j’ai moi-même exprimé (l’article Pragmatism dans le Baldwin s Dictionary)
après une relecture trop hâtive de cet article de magazine, maintenant
oublié, qui a pu être mésinterprété dans le sens d’un stoïcisme nominaliste,
matérialiste, représentant un état de pensée absolument philistin.
11 ne fait aucun doute que le pragmatisme applique ultimement la pensée
à l’action, mais exclusivement à l’action conçue. Entre admettre cela et dire
que l’action crée la pensée ou encore dire que l’objectif véritable ultime de
la pensée est l’action, il y a la même différence qu’il y aurait entre d’une part
dire que l’art de l’artiste peintre est d’appliquer de la peinture sur un cane¬
vas et, d’autre part, dire que la vie d’artiste consiste à appliquer de la pein¬
ture ou que son objectif ultime est d’appliquer de la peinture. Le pragma¬
tisme définit la pensée comme le métabolisme vivant inférentiel des
symboles dont la visée s’inscrit dans les conditions générales de la résolution
des actes.
Quant à l’objectif ultime de la pensée, qui devrait aussi être l’objectif de
toutes choses, il est au delà de toute compréhension ; mais suivant le point où
j’en suis dans ma réflexion — avec l’aide de plusieurs personnes parmi les¬
quelles je mentionne Royce (dans World and Individual), Schiller (dans Riddles
of the Sphinx) aussi bien, tant qu’à y être, que le fameux poète [Friedrich
Schiller] (dans Aesthetische Briefe), Henry James l’aîné (dans Substance and
Shadow et dans nos conversations) et Swedenborg lui-même — c’est par la
reproduction indéfinie de l’autocontrôle sur l’autocontrôlé que Vhomme
s’engendre lui-même, et que, par l’action, à travers la pensée, il construit un
idéal esthétique, non pas en vue de ses simples et pauvres inclinaisons, mais
comme un partage, que Dieu lui permettrait, dans l’œuvre de création.
Cet idéal, en modifiant les règles de l’autocontrôle, modifie l’action, puis
l’expérience — (et modifie aussi} les biens de l’homme et ceux des autres

2. Voici le texte de référence : « La pensée est comme le fil d’une mélodie qui parcourt la suite
de nos sensations. [...] Qu’est-ce donc que la croyance ? C’est la demi-cadence qui clôt une
phrase musicale dans la symphonie de notre vie intellectuelle [...]. C’est pourquoi j’ai cru
pouvoir appeler l’état de croyance la pensée au repos, bien que la pensée soit essentielle-
rnent une action. Le résultat final de la pensée est l’exercice de la volonté, fait auquel
n’appartient plus la pensée ». (C.P. :5.397 « Comment rendre nos idées claires », Traduction
de Peirce. R.M. :160-161.)

282
suivant un mouvement centrifuge qui rebondit alors en un nouveau mouve¬
ment centripète et ainsi de suite ; le tout correspond un peu, peut-on présu¬
mer, à ce qui s’est passé durant un certain laps de temps en comparaison de
quoi la somme des âges géologiques de la terre ressemblerait à la surface
d’un électron en comparaison de celle d’une planète.

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Lettre de David Savan à Jean Lisette

Department of Philosophy
University of Toronto, Toronto, Ontario, Canada

Le 8 avril 1991

Cher Jean (me permettez-vous d’être aussi familier?),


11 est très clair que j’étais très optimiste en vous assurant que je répon¬
drais à votre très intéressante lettre dans un délai d’une dizaine de jours.
Quelle erreur! À ce moment, j’étais occupé à préparer trois conférences
(aucune ne portait sur la séméiotique) en vue d’une tournée à Corner Brook
à Terre-Neuve. À Corner Brook, j’ai parlé d’écologie et philosophie, à Saint-
Jean, Nietzsche et le postmodernisme, et du concept de nature. La prépara¬
tion de ces trois communications a exigé plus de temps et d’énergie que je
ne l’avais prévu. Depuis mon retour de Terre-Neuve, j’ai été très occupé par
des questions autant académiques que personnelles. Je crains que cette let¬
tre n’arrive trop tard pour vous être utile dans la préparation de votre com¬
munication sur l’art abstrait et Paul-Émile Borduas, mais vous m’avez aussi
mentionné que vous reprendriez ces questions dans un cours, l’automne pro¬
chain.
Premièrement, la distinction que suggère Peirce au paragraphe 5.473
entre un signe authentique et un « quasi-signe » est la distinction entre la ter-
céité qui introduit la généralité, l’intention et la pensée, et la secondéité qui
n’implique que des mécanismes et des activités automatiques. Un thermo¬
stat qui enregistre la température et qui, à un certain niveau, déclenche le
système de chauffage, est un « quasi-signe >> parce que cela arrive en dehors
de toute généralité ou de toute intention, d’une façon purement automati¬
que. Mais on pourrait considérer la température enregistrée comme un
«quasi-objet» et la mise en marche du système de chauffage comme un
« quasi-interprétant » du signe thermostatique. De la même façon, on pour¬
rait considérer les fils de laine ou de coton comme un «quasi-objet» du
métier à tisser de Jacquard et le patron de ce tissu qu’il est programmé à tis¬
ser, comme un «quasi-interprétant». Mais Peirce souhaite réserver le mot
« signe » à ce qui implique la tercéité, la pensée, la généralité et l’intention.
Ainsi la fièvre (c’est-à-dire la température du corps) et les rougeurs et les
éruptions cutanées sont des signes plutôt que des quasi-signes parce que (a) il
y a une lecture mentale du thermomètre médical et une vue mentale des rou¬
geurs et des éruptions ; (b) il y a une compréhension mentale ou une interpré¬
tation de ces manifestations qui indiquent au médecin qu’elles sont les signes
d’une maladie. Comme la poésie concrète et la peinture abstraite ainsi que

285
la musique impliquent une attention mentale plus quelques pensées dans leur
interprétation, elles ne peuvent pas correspondre à ce que Peirce appellerait
un «quasi-signe». (Mais évidemment, je ne crois pas que nous devrions
suivre Peirce servilement. Nous pouvons utiliser certaines de ses idées en
tant que suggestions que nous adaptons à nos problèmes et à nos objectifs.)
Si la poésie concrète, la peinture non figurative, la musique, la danse ne
sont pas des quasi-signes, à quelles sortes de signes appartiennent-ils et quel
est, s’il y en a un, leur interprétant immédiat? Comme vous me l’avez
demandé, possèdent-ils un interprétant immédiat? Sinon, sont-ils des
signes ?
Je crois que de telles œuvres sont des signes, mais toutes les œuvres
d’art, de mon point de vue, sont des signes d’une sorte particulière, des
signes autoréférentiels. Mais, avant d’aller plus loin, je voudrais revenir à deux
autres questions soulevées dans votre lettre. L’une concerne Vhypoicône.
L’autre touche à ce que Peirce entend par objet du signe. En ce qui concerne
l’hypoicône, la matière tient simplement à la distinction entre une qualité
(une icône) et le matériau existant qui porte cette qualité (l’hypoicône). Un
signe est une icône si la relation à son objet repose simplement sur une res¬
semblance. Mais la ressemblance est une relation entre des qualités, entre
des prédicats. Le rouge de cette toile représentant un paysage est qualitati¬
vement similaire au rouge d’un coucher de soleil. Le rouge est donc l’icône.
Mais la toile physique est une chose, le support ou le sujet des qualités. C’est
l’hypoicône. 11 n’y a pas de problème tel en ce qui concerne l’indice. Mais
avec le symbole, le problème revient et Peirce dirait que, à strictement par¬
ler, le symbole est réel de la même façon qu’une loi est réelle, mais seule la
réplique du symbole existe, comme une instance, comme réaction seconde.
Les répliques d’un symbole pourraient être appelées des «hyposymboles».
On pourrait résoudre la difficulté liée à l’hypoicône en parlant non pas d’une
icône, mais d’une relation iconique. On pourrait alors dire que l’hypoicône est
un signe physique qui entretient une relation iconique (c’est-à-dire de res¬
semblance) avec son objet.

Cela me conduit à la question de ce que Peirce entend par objet du signe.


L’objet est souvent compris comme le référent, ce à quoi renvoie le signe, ce
qu’il dénote. Mais c’est là une erreur, j’en suis convaincu. Et cette erreur
vient du fait que plusieurs personnes pensent aux mots, spécialement aux
noms et aux pronoms comme paradigme du signe. Mais la théorie des signes
de Peirce est générale et doit s’appliquer à des signes naturels comme le ton¬
nerre, le chant des oiseaux, l’arrivée des grues (Hésiode écrit de l’arrivée des
grues qu’elle est le signe, pour l’agriculteur, qu’est arrivé le temps de mettre
en terre), la peau rougie du patient malade d’une fièvre, etc. Trois difficultés
évidentes s’opposent à ce que l’on interprète l’objet comme le référent.
1. Quel est l’objet de phrases vides comme le roi actuel de la France, Vunicorne,
un carré circulaire? 2. Quel est l’objet d’une conjonction, d’une préposition,
d’un verbe, etc. ? Dans le chapitre 2 de son De Magistro, saint Augustin se

286
demande de quoi les mots « si » et « nihil » sont les signes. Si, et, parce que,
etc. n’ont pas de référents mais (si Peirce a raison), ils ont des objets. 3. Quel
est le référent du tonnerre, d’un nuage? D’un simple échantillon de tissu
qu’un tailleur montre à son client? De l’appel de la grue ou des pleurs d’un
bébé ? Dans tous ces cas, il n’y a pas de référent, mais, suivant la théorie de
Peirce, ce sont des signes qui doivent donc avoir des objets.

Peirce dit deux sortes de choses à propos de l’objet du signe. Première¬


ment, c’est ce avec quoi les interprétants doivent entretenir des relations col¬
latérales, indépendamment du signe lui-même. Deuxièmement, l’objet est la
cause du signe — c’est-à-dire qu’il en est la cause séméiotique. L’objet est la
situation actuelle, dans le monde réel, d’où surgit le signe. C’est de cette
situation, le contexte actuel, dont le signe a besoin pour que la situation puisse
acquérir plus de signification, plus de sens, qu’elle puisse être mieux com¬
prise et qu’elle puisse apporter plus d’information. Utilisons un exemple
donné par Peirce. Je suppose que vous et moi soyons dans une pièce près
d’une fenêtre et que je vous dise : « 11 y a un feu ! » Pour déterminer l’objet de
cette phrase, vous devez savoir si je regardais par la fenêtre (en direction
d’un feu) ou si je regardais le foyer lorsque j’ai prononcé cette phrase, ou
encore si je regardais des allumettes placées sur la table ou encore si je ne
regardais rien de particulier, étant plutôt plongé au milieu de quelque expli¬
cation d’une question grammaticale, utilisant simplement cette phrase pour
illustrer un point de discussion. En dehors de quelque connaissance collaté¬
rale du contexte actuel de l’énoncé, il n’y a pas de signe. Si, de fait, je regar¬
dais par la fenêtre lorsque j’ai prononcé cette phrase, alors l’objet dynami¬
que est le feu que je regardais au loin. L’objet immédiat ou interne est le mot
« là-bas » plus la direction dans laquelle pointaient mes yeux lorsque j’ai pro¬
noncé ces mots. Bien sûr, à mesure que ce signe trouvera de plus en plus
d’interprétants, l’objet dynamique deviendra de plus en plus précis. 11 pour¬
rait s’avérer par exemple, que l’objet dynamique n’est pas un feu du tout
mais plutôt de la fumée produite par quelque expérience chimique. Ainsi,
lorsque je parle de Hamlet, le personnage de Shakespeare ou d’une unicorne
ou encore du fameux exemple de Russel, « le roi actuel de la France », il y a
toujours quelque contexte actuel, quelque situation réelle d’où le signe
émerge, quelque chose à quoi le signe confère une signification. Puis, à
mesure que la série des interprétants s’accroît, la nature précise de l’objet
devient plus claire (du moins, nous l’espérons). Ce que Peirce écrit aux para¬
graphes 8.177-78 des Collected PapersponrraxX. s’avérer de la plus grande uti¬
lité pour comprendre l’objet. J’espère pouvoir écrire et publier un article sur
ce sujet parce que je trouve qu’il y a souvent des incompréhensions et je
crois que le point de vue de Peirce a quelque chose à offrir aux philosophes
d’aujourd’hui qui traitent ce problème de la référence.

Je reviens enfin à la question de la poésie concrète, de la peinture non


figurative, de la musique et des autres formes d’art qui semblent laisser au
récepteur le soin de formuler un code de référence ou un objet immédiat. Ou

287
qui, peut-être, semblent n’avoir aucun interprétant. Les vues de Peirce sur la
peinture et la musique (voyez ses remarques sur la peinture de genre en
8.179) ne sont pas très utiles. 11 a fait des remarques semblables à propos de
la musique (je n’ai pas la référence en ce moment). Aussi, bien que je doive
me référer à sa séméiotique, je dois dépasser ce que Peirce a lui-même à dire
à propos des arts. Je maintiendrais que le caractère premier et spécifique des
œuvres d’art, dans quelque médium que ce soit, tient à ce qu’elles se pren¬
nent elles-mêmes comme objet. Autrement dit, un ouvrage d’art doit, à tout
le moins, être autoréférentiel. Ce qui signifie que son objet est une triade for¬
mée d’un fondement, d’un objet et d’un interprétant. Ce qui n’exclut pas la
possibilité qu’elle puisse avoir en plus d’autres objets. [L’objet peut être com¬
plexe, comportant des objets partiels subordonnés (voyez 8.178 et 8.181)].

Une peinture, qu’elle soit figurative ou abstraite est, suivant l’expression


de Nelson Goodman, autographique. Dans la terminologie de Peirce, c’est un
sinsigne. C’est une entité unique, à la différence d’un poème, d’une pièce de
musique ou d’une photographie qui sont tous aüographiques, reproductibles,
donc de la nature des légisignes.

Pour déterminer l’objet, je me demande « Quel est le monde réel contex¬


tuel de cet ouvrage d’art, quels sont les éléments du contexte que tous les
interprétants doivent présupposer comme une chose à laquelle ils sont déjà
liés et auxquels ils apporteront, par l’intermédiaire de cette œuvre d’art, un
surcroît adéquat qui sera d’ordre émotionnel, énergétique et logique ? »
Comme Peirce l’écrit quelque part (je ne prends pas le temps de chercher
cette référence) le tout de la réalité, la vérité pourrait être considérée comme
le contexte ultime de tous les signes et ainsi constituer leur objet dynamique
ultime. Mais encore, à l’intérieur de la totalité du monde réel, chaque signe
présuppose un contexte plus étroit et plus spécifique. Comme Peirce l’écrit
au paragraphe 8.179, dans le cas d’une peinture de genre représentant,
disons, une danse de village, l’objet dynamique réside dans les couleurs
visuellement observables, les lignes et les mouvements des villageois (ainsi
que leurs maisons, les arbres, le paysage) alors qu’ils dansent. L’objet interne
ou immédiat est la structure de la toile, les conventions de la peinture euro¬
péenne, les règles de la perspective, les couleurs, etc. Au paragraphe 8,179,
Peirce indique qu’il considérerait, dans une telle peinture, le style des robes
comme une partie de l’objet interne ou immédiat. Peut-être est-ce juste, sur¬
tout si la toile est interprétée dans une perspective historique, donnant des
informations sur un lieu particulier, sur une époque particulière, sur un festi¬
val quelconque du xvii® siècle, disons une célébration de la récolte. Mais si
la toile est considérée comme une œuvre des beaux-arts, j’argumenterais
que le style des robes, la représentation des maisons, les arbres, etc. repré¬
sentent une partie très mineure de l’objet immédiat. La majeure partie de
l’objet immédiat, dirais-je, c’est le jeu de composition des couleurs, des
lignes, de la texture, etc. qui suggèrent et qui révèlent le jeu iconique de la
lumière, des couleurs, des lignes, etc. qui sont à l’œuvre dans l’objet dynami-

288
que de la peinture de genre. J’argumenterais que, dans la peinture abstraite
ou non figurative, les rôles de l’objet dynamique et de l’objet immédiat sont
inversés. C’est-à-dire que le caractère autoréférentiel de la peinture est inten¬
sifié à un point tel que le jeu de la couleur, des lignes, de la texture, de la
lumière et de la structure finissent par constituer l’objet dynamique et que
les couleurs, la lumière, les lignes, etc. dans la mesure où elles appartiennent
au monde réel, correspondent à l’objet immédiat. Dans le cas de la peinture
non figurative, la relation entre le signe et l’objet dynamique est dès lors,
dans une large mesure, indiciaire.
La première question soulevée par votre lettre concerne l’interprétant. Je
ne dirai rien maintenant à propos de la peinture figurative ou de la poésie de
répertoire, ni de mes vues sur les divers interprétants, ni des deux relations
des interprétants dynamiques et de la relation triadique des interprétants
émotionnel, énergétique et intellectuel (logique). Mais, comme pour la pein¬
ture non figurative et la poésie concrète, mon opinion, comme je l’ai déjà indi¬
qué, tient à ce qu’ils jouent sur un facteur réflexif et autoréférentiel qui est
présent dans tout art, mais qui est comme masqué dans l’art figuratif en rai¬
son de son apparente direction vers l’extérieur. L’interprétant immédiat de la
peinture non figurative et de la poésie concrète réside précisément dans le
processus interprétatif On pourrait le représenter comme une interprétation
multipliée par elle-même, une interprétation au carré, un interprétant^. Je
dirais (avec quelque hésitation) que l’interprétant immédiat de la peinture non
figurative et de la poésie concrète est un interprétant catégoriel (voyez mon
Introduction to Peirce’s Full System of Semeiotic, page 54). L’interprétant immé¬
diat nous conduit à interpréter la peinture non figurative à travers son objet
dynamique, c’est-à-dire à travers sa propre réalité interne. L’interprétant
dynamique d’un signe non figuratif doit être ou bien un complexe perceptuel
de qualités (c’est-à-dire un interprétant dynamique émotionnel— Peirce inclut
les qualités de perception comme les couleurs et les complexes de couleur
sous le terme d’«interprétant émotionnel») ou bien, comme dans certaines
formes de musique rythmique, un interprétant dynamique énergétique. Ce qui
produira un interprétant dynamique soit suggestif, soit impératif
Mais ce qui, me semble-t-il, est le plus caractéristique de la peinture non
figurative, de la poésie concrète et de la musique, c’est leur caractère progres¬
sif C’est une invitation faite aux interprétants de croître, de se transformer,
de se développer. interprétant final de la peinture non figurative et des arts
hors répertoire est, je dirais, ouvert. Parce qu’un tel ouvrage d’art est son
propre objet, il ressemble à un être vivant, et son interprétant final est sim¬
plement l’épanouissement de ses propres virtualités internes. Jusqu’à un cer¬
tain point, c’est vrai de tout art, mais l’art non figuratif est libéré des limita¬
tions qui avaient été imposées à la peinture ou à la poésie traditionnelles en
raison de l’objet dynamique qui appartient au monde externe.
L’interprétant final de toute œuvre d’art est graphitique, mais encore,
dans le cas de l’art non figuratif, il y a un élément important d’autocritique

289
et d’autocorrection dans nos procédures interprétatives. Peirce a proposé
d’appeler un tel interprétant final «pragmatistique». Il me semble qu’en rai¬
son de son caractère réflexif, l’interprétant final peut être relié dyadiquement
à la visée de la peinture ou de la musique, soit comme un rhème, soit comme
un dicisigne, soit comme un argument. Le caractère ouvert et autocréateur
de telles œuvres d’art signifie, je crois, que la relation triadique (fonde¬
ment — objet — interprétant) produit d’abord un état d’illumination ou une
compréhension instinctive qui peut certainement être rehaussé par l’expé¬
rience autant que par la forme. Peirce parlait de Vassurance par l’instinct, par
l’expérience et par la forme, mais il pensait alors principalement à la science
et à la logique de la science. En contre partie, l’assurance de l’art repose, je
pense, sur une compréhension illuminée ou sur l’instinct.
C’est une longue lettre et j’espère n’avoir pas abusé de votre patience.
J’espère aussi n’avoir pas adopté un ton trop dogmatique. Vous en savez
beaucoup plus que moi sur toutes ces matières et je me sens très hésitant en
ce qui concerne mes opinions. Mais je pense que les questions que vous avez
soulevées représentent une épreuve des plus importantes en ce qui con¬
cerne la séméiotique de Peirce.

Je voudrais vous remercier encore pour votre très intéressante et très


stimulante lettre ; et je m’excuse encore pour ce long retard à vous répondre.
Je vous transmets, à vous ainsi qu’à Mme Fisette, mes salutations chaleureu¬
ses et mes meilleurs vœux.

Bien amicalement, cher collègue et ami *,

David
[Trad. J. F.]

* En français dans la lettre.

290
Bibliographie

Charles S. Peirce
N.B. En ce qui concerne les écrits de Peirce, les références sont présentées suivant
l’ordre alphabétique des abréviations afin de faciliter la consultation.

Textes en langue anglaise


C.R Collected Papers, vol I-VI; 1931-35 par C. Hartshorne, R Weiss; vol.Vll-Vlll:
1958 par W. Burks, Harvard, Harvard University Press.
Édition électronique sur CR-ROM préparée et présentée par John Deely,
Intelex Corporation, Charlotteville, VA., USA, 1994 («Past Masters Sériés»).
E.P. The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings (1867-1893), vol. 1, édité par
Nathan Houser et Christian Klosel, Bloomington, Indiana University Press,
1992, 399 p.
M.S. The Charles S. Peirce Papers, Cambridge, Mass, Harvard University Library,
1966 (33 bobines de microfilm; 35mm).
S.S. Semiotic and Signifies. The Correspondance between Charles S. Peirce and Victoria
Lady Welby, édité par Charles S. Hardwick et James Cook, Bloomington,
Indiana University Press, 1977, 201 p.
W. Writings of Charles S. Peirce. A Chronological Edition, Bloomington, depuis 1982,
Indiana University Press, 5 tomes parus.

Traductions en langue française


A.N. « Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu» (1908), Deledalle 1990 :
172- 192.
É.S. Écrits sur le signe, textes rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle,
Paris, Seuil, coll. «L’Ordre philosophique», 1978, 268 p.
N.L. «Sur une nouvelle liste de catégories» (1868), R.M. 19-31.
R.M. À la recherche d’une méthode, traduction et édition par Janice Deledalle-Rhodes
et Michel Balat, sous la direction de Gérard Deledalle, Perpignan, Presses uni¬
versitaires de Perpignan, coll. «Études», 1993, 375 p.

Études peircéennes
Anderson, Douglas R. (1987) Creativity and the Philosophy of C.S. Peirce, Dordrecht,
Netherlands, Martinus Nijhoff, coll. «Philosophy Library», n° 27, 177 p.
Balat, Michel. (1986) Des fondements sémiotiques de la psychanalyse. Peirce et Ereud
après Lacan. Texte inédit prêté par l’auteur.
-. (1990) «Sur la distinction signe/représentamen chez Peirce», Recherches
sémiotiques/Semiotic Inquiry, vol. IX, n“ 1-2-3, p. 171-178.

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Brent, Joseph. (1993) Charles S. Peirce. A Life, Bloomington, Indiana University Press,
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Giguère, Roland. (1953) Les armes blanches, L’Âge de la parole, Montréal, l’Hexagone,
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Hergé. (1953) Les aventures de Tintin : Objectif Lune, Tournai, 1966, Casterman.
Saint-Denys Garneau, Hector de. (1925-1941) Œuvres, édition critique préparée par
Benoît Lacroix et Jacques Brault, Montréal, 1970, Presses de l’Université de
Montréal, coll. «Bibliothèque des Lettres québécoises», 1320 p.
-. (1937) Regards et jeux dans l’espace, édition illustrée de 35 huiles et aquarelles
de Saint-Denys Garneau, conception et réalisation par Henri Rivard, préface
d’Anne Hébert, Montréal, 1993, Fides, 207 p.

297
Publications
et communications préalables

Certains des chapitres de cet ouvrage ont déjà paru dans une version
préliminaire. D’autres ont fait l’objet de communication ou de conférence
dans le cadre de diverses activités. Dans tous les cas, des modifications —
certaines sont majeures — ont été apportées à ces textes en vue de la pré¬
sente édition.
Je voudrais ici marquer ma gratitude envers les premiers lecteurs et
auditeurs de ces études peircéennes ; leurs remarques, leurs suggestions et
leurs encouragements m’ont permis d’introduire des nuances importantes,
quand ce n’est pas l’orientation même de ma réflexion qui a été rectifiée. Je
remercie aussi les éditeurs des revues savantes ainsi que Beth Savan, fille du
regretté David Savan, qui ont permis la présente publication.
1. L’enjeu sémiotique. Pour une théorie peircéenne de la littérature
Une première version à déjà paru dans Recherches sémiotiques/Semiotic
Inquiry. Revue de l’Association canadienne de sémiotique, 1989, vol. IX,
n°® 1-2-3, p. 179-191 sous le titre suivant: «La sémiotique littéraire au
risque de la pensée peircéenne»
2. Interprétation et interprétance. Considérations préliminaires en vue
d’une pragmatique de la signification

Ce texte a été écrit en collaboration avec Rachel Belzile, Alain J. Cusson,


Sandrine Donkers, Gilbert Dupuis et Martin Sylvestre, tous membres du
groupe de recherche «Représentation iconique et pragmatisme». Il a
paru dans Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry. Revue de l’Association
canadienne de sémiotique, vol. XV, n°® 1-2, 1995, p. 65-89.
3. Le représentamen, le fondement, le signe et l’abduction. Bref mémoire
SUR l’usage de quelques mqts courants a partir d’une suggestion de David
Savan

Ce texte a paru dans The Peirce Seminar Papers. An Annual of Semiotic


Analysis, II («En hommage à David Savan»), Providence, RI, USA,
Oxford, Grande-Bretagne, Berghahn Books, 1994, p. 47-67.
4. Analyse des niveaux et processus triadiques. Où il sera question de
girouettes et de fleurs de tournesol

Une version préliminaire de ce texte a fait l’objet d’une conférence au


printemps 1993 au séminaire de l’Institut de recherche en sémiotique,
communication et éducation (IRSCE) de l’Université de Perpignan.

298
5. La durée du signe. Musique, peinture, poésie

Une version abrégée de ce texte a paru dans S. Revue européenne d’études


sémiotiques, vol. V, n°® 1-2, Vienne, Autriche 1993, p. 89-107.
6. Les positions des signes, les pôles de la communication et les voix de la
SIGNIFICATION. Un RÊVE ET SON ANALYSE, UN CONTE ET UN FRAGMENT DE TEXTE
LITTÉRAIRE : JUNG, ANDERSEN, DOSTOÏEVSKI

Une première ébauche de ce texte a fait l’objet d’une communication en


juin 1993 à San Francisco, au V® congrès de l’Association internationale
de sémiotique.
7. Représentation, iconicité et pragmatisme. Le pragmatisme comme cadre
ÉPISTÉMOLOGIQUE, L’ICÔNE COMME FONDEMENT DE LA REPRÉSENTATION ET L’ICONI-
SATION COMME CONDITION DE SA RÉALISATION

Une première ébauche de ce texte a fait l’objet d’une conférence à l’au¬


tomne 1994, dans le cadre du séminaire intersémiotique du programme
de Ph.D. en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal.
8. La MÉTAPHORE EST UNE PLONGÉE DANS LES TERRITOIRES DE L’IMAGINAIRE.
L’HYPOICÔNE interprétée en regard de quelques œuvres du POÈTE Saint-
Denys Carneau

Deux ébauches de ce texte ont fait l’objet de conférences : au printemps


1993 au séminaire de l’Institut de recherche en communication, sémio¬
tique et enseignement (IRSCE) de l’Université de Perpignan, et, à l’hiver
1995, au séminaire intersémiotique signalé précédemment.
Lettre de David Savan à Jean Fisette

Cette lettre a paru, dans sa version d’origine en langue anglaise, dans


The Peirce Seminar Papers. An Annual of Semiotic Analysis, 11 (« En hom¬
mage à David Savan»), Providence, RI, USA., Oxford, Crande-Bretagne,
Berghahn Books, p. 71-77.

Crédits pour reproductions photographiques


Je remercie le Service des reproductions photographiques et des droits
d’auteurs du Musée des Beaux-Arts de Montréal qui a permis la
reproduction à la page 111, de Paysage antique de Paul-Émile Borduas,
(1950, huile sur toile, 33 x 46 cm, photo de Brian Merrett, MBAM), la
maison d’édition Fides qui a permis la reproduction aux pages 189 et
234 de deux pièces de Saint-Denys Carneau, L’île d’en haut et La
Baigneuse ainsi que la bibliothèque Houghton de l’Université Harvard,
MA qui a autorisé la reproduction, à la page 171, de la transcription, par
Peirce, du «Corbeau» d’Edgar Allan Poe.

299
DATE DUE / DATE DE RETOUR

CARR MCLEAN 38-297

Cet ouvrage
composé en Amasis corps 10 sur 11,5
a été achevé d’imprimer
le sept septembre mil neuf cent quatre-vingt-seize
sur les presses de

«L'IMPRIMEUR.

Cap-Saint-Ignace (Québec).
HT VER. IT

64 042696
Faisant suite à l.’Introduction a la
SÉMIOTIQUE DE C. S. PEIRCE PARUE IL
Y A QUELQUES ANNÉES, CET OUVRAGE
EXPLORE LES NOTIONS DÉVELOPPÉES
PAR LE FONDATEUR DE LA PRAGMATIQUE
DURANT LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA
VIE COMME CELLES DE L’ICÔNE ET DE
L’ICONISATION, DE L’HYPOICÔNE ET DE
LA MÉTAPHORE, DU SIGNE ÉTENDU ET
DU MOUVEMENT DE PENSÉE. LES QUES¬
TIONS SOULEVÉES PAR CES NOTIONS
TROUVENT DES RÉALISATIONS, DES PRO¬
LONGEMENTS ET DONC DES ÉCLAIR¬
CISSEMENTS DANS LES OUVRAGES
ARTISTIQUES ET PLUS PARTICULIÈRE¬
MENT LITTÉRAIRES COMME EN ATTESTE
LA PRÉSENCE ICI DE PENSEURS,
ARTISTES, ÉCRIVAINS, CONTEURS,
POÈTES TELS ANDERSEN, VAN GOGH,
DOSTOÏEVSKI, Jung, Hergé, Paul-
Émile BoRDUAS, Claude Gauvreau et
SURTOUT LE POÈTE QUÉBÉCOIS SAINT-
DENYS Garneau. En ressortent des
AVANCÉES QUE L’AUTEUR PLACE DANS
LA PERSPECTIVE D’UNE PRAGMATIQUE
DE LA SIGNIFICATION.

Cet ouvrage propose aussi au


LECTEUR DES TEXTES DE PEIRCE QUI
ONT ÉTÉ CHOISIS EN FONCTION DE
L’ÉCLAIRAGE NOUVEAU QU’ILS APPOR¬
TENT AUX QUESTIONS DISCUTÉES ICI ET
QUI PARAISSENT, POUR LA PREMIÈRE
FOIS, DANS UNE TRADUCTION EN
LANGUE FRANÇAISE.

JEAN FISETTE EST RATTACHÉ AU


Département d’études littéraires
ET AU PROGRAMME DE PH.D. EN SÉMIO¬
LOGIE À L’Université du Québec à
Montréal. Il enseigne la littéra¬
ture QUÉBÉCOISE, LA THÉORIE LIT¬
TÉRAIRE ET LA SÉMIOTIQUE. MEMBRE
D’ASSOCIATIONS SAVANTES NATIONALES
ET INTERNATIONALES, IL EST RECONNU
POUR L’IMPORTANCE DE SES RECHER¬
CHES EN ÉTUDES PEIRCÉENNES.

[QUE DE U SIGNIFICMiüN
96/09 97/06 0254

lllllllllllliffl 28.95$

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