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POUR UNE
Ê
% PRAGMATIQUE
DE LA
SIGNIFICATION
SUIVI D’UN CHOIX DE TEXTES
DE Charles S. Peirce
EN TRADUCTION FRANÇAISE
tcuv'ef- 'I
La collection
DOCUMENTS
est dirigée par
Gaëtan Lévesque
Dans la même collection
Angenot, Marc, Les idéologies du ressentiment.
Bertrand, Claudine et Josée Bonneville, La passion au féminin.
Bettinotti, Julia et Jocelyn Gagnon, Que c’est bête, ma belle ! Études sur la presse
féminine au Québec.
Brochu, André, Tableau du poème.
Carpentier, André, Journal de mille jours [Carnets 1983-1986].
Féral, Josette, Rencontres avec Ariane Mnouchkine. Dresser un monument à
l’éphémère.
Karch, Pierre, Les ateliers du pouvoir.
Larouche, Michel (dir). L’aventure du cinéma québécois en France.
Le Grand, Eva (dir). Séductions du kitsch : roman, art et culture.
Léonard, Martine et Élisabeth Nardout-Lafarge (dir.). Le texte et le nom.
Roy, Bruno, Enseigner la littérature au Québec.
Saint-Martin, Lori (dir.). L’autre lecture. La critique au féminin et les textes québé¬
cois (2 tomes).
POUR UNE
PRAGMATIQUE
DE LA
O
SIGNIFICATION O
éditeur
La publication de ce livre a été rendue possible grâce à l’aide financière du
Conseil des Arts du Canada, du ministère des Communications du Canada,
du ministère de la Culture et des Communication du Québec et du Comité
des publications de l’Université du Québec à Montréal.
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Présentation 11
PREMIÈRE PARTIE
Quelques aspects des fondements théoriques
de la sémiotique peircéenne
1. L’enjeu sémiotique. Pour une théorie peircéenne de la littérature.... 21
2. Interprétation et interprétance. Considérations préliminaires en vue
d’une pragmatique de la signification. 35
3. Le représentamen, le fondement, le signe et l’abduction. Bref mé¬
moire sur l’usage de quelques mots courants à partir d’une sug¬
gestion de David Savan. 59
DEUXIÈME PARTIE
Les relations variables entre les objets du monde et le signe
4. Analyse des niveaux et processus triadiques. Où il sera question de
girouettes et de fleurs de tournesol. 77
5. La durée du signe ou la problématique relation, à son objet, du
signe non figuratif Musique, peinture, poésie. 99
6. Les positions des signes, les pôles de la communication et les voix
de la signification. Un rêve et son analyse, un conte et un fragment
de texte littéraire ; Jung, Andersen, Dostoïevski. 115
TROISIÈME PARTIE
L’icône et la métaphore, et leur prolongement
dans quelques textes littéraires
7. Représentation, iconicité et pragmatisme. La pragmatisme comme
cadre épistémologique, l’icône comme fondement de la représenta¬
tion et l’iconisation comme condition de sa réalisation. 145
8. La métaphore est une plongée dans les territoires de l’imaginaire.
L’hypoicône interprétée en regard de quelques oeuvres du poète
Saint-Denys Carneau. 177
9. La métaphore, le signe étendu et le mouvement de pensée. Lecture
de textes de Charles S. Peirce et d’œuvres de Saint-Denys Carneau 207
Bibliographie. 291
7
Abréviations
Les abréviations qui suivent sont utilisées pour renvoyer aux différentes
éditions des écrits de Peirce. Les références complètes figurent à la
bibliographie.
A.N. renvoie à «Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu».
C.P. renvoie aux Collected Papers. L’abréviation est suivie, conformément
à l’usage, du numéro du volume, d’un point et du numéro du paragra¬
phe.
É.S. renvoie aux Écrits sur le signe. L’abréviation est suivie de la pagina¬
tion.
8
Aux étudiantes, étudiants
et collègues chercheurs
qui ont partagé les discussions
et les plaisirs de la découverte
ayant conduit à la rédaction de ce livre.
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Cet ouvrage présente les retombées d’un travail de recherche qui s’est
étalé sur une période de cinq années. En effet, au début de la décennie,
j’avais publié un ouvrage succinct d’introduction à la sémiotique de Charles
S. Peirce. Je terminais en écrivant que, dans ce domaine de réflexion théo¬
rique, qui représente un territoire relativement nouveau dans le cadre des
travaux en sémiotique, s’annonçaient des promesses d’expériences signifiantes
pour l’avenir. Ce livre-ci constitue, à proprement parler, une suite à ce pre¬
mier travail ^ Les conditions ordinaires de la vie d’un universitaire m’ont
conduit à profiter de la quasi-totalité des prestations auxquelles j’ai été
appelé, cours à préparer, conférences à donner, articles à publier, séminaires
et groupes de recherche à animer, etc. pour poursuivre cette recherche. Cet
ouvrage comprend des travaux qui ont été élaborés durant cette période ; s’y
ajoutent, pour plus de la moitié, des inédits qui ont été écrits durant les deux
dernières années.
Peirce fut d’abord et avant tout un logicien autodidacte. Son intérêt pour
la constitution d’une logique ou d’une semeiotic — ces termes sont équiva¬
lents pour lui — était déjà présent dès son premier article publié en 1868
ainsi que dans les articles importants de la fin de la décennie 1870 durant
laquelle, avec son ami de toujours William James, il a fondé la position prag¬
matiste et a même créé ce terme. Pourtant, ce n’est que durant la dernière
partie de sa vie, c’est-à-dire passé l’âge de soixante ans, qu’il put s’y investir
totalement ; habituellement, on donne les conférences sur la pragmatisme,
remontant à 1903, comme date de référence pour indiquer le moment de la
naissance véritable de sa semeiotic. C’est donc dire que le sémioticien qui se
réfère à Peirce s’intéresse aux travaux d’un homme qui est arrivé à l’étape de
la grande maturité et ayant certainement, malgré l’âge, conservé un esprit
toujours vif On comprend alors que Peirce ait avoué qu’il n’avait que défri¬
ché un nouveau territoire qui restait en attente de nouvelles recherches et de
nouveaux développements. Je voudrais ici nuancer ce propos : il est certain
que la pensée de Peirce reste éparpillée entre une multitude de fragments de
texte et que nous devons en quelque sorte la reconstituer; par contre, mal¬
gré cela, nous avons toutes les raisons de postuler, à leur base, une grande
cohésion ; et cette cohésion n’est pas une fixité ; la pensée de Peirce, durant
1. La lecture de cet ouvrage présuppose, chez le lecteur, une connaissance préalable des fon¬
dements de la pensée peircéenne. Pour ceux et celles qui seraient curieux de découvrir
cette pensée et qui n’en maîtriseraient pas les éléments de base, je pourrais suggérer la lec¬
ture de quelques ouvrages d’introduction, dont on trouvera les références dans la biblio¬
graphie: Chenu (1984); Deledalle (1979) et «Commentaire» dans les Écrits sur le signe
(Peirce: É.S.); Everaert-Desmedt (1990); Fisette (1990); Johansen (1993); Savan (1988);
Sheriff (1989).
11
toute la vie de ce dernier, a suivi une ligne de transformation et d’avancée,
et ce même durant l’époque de la grande maturité; j’insiste sur ce point
parce que la principale source de référence pour les écrits de cette période
demeure l’édition des Collected Papers qui est, en fait, un montage théma¬
tique élaboré en dehors de toute prise en compte de la chronologie des
écrits. Or, un effet de sens malheureux de cette publication fut de laisser sup¬
poser qu’il existerait une pensée sémiotique peircéenne exhaustivement
constituée et qui serait systématiquement représentée par cette édition ^ ; ce
qui est certainement faux : Peirce avait raison, l’élaboration de cette sémio¬
tique est présente, mais de façon virtuelle ; elle reste à constituer, en large
partie. Et pourtant, je suis convaincu qu’à y regarder de plus près nous trou¬
vons là les matériaux théoriques essentiels, nécessaires à ce travail. J’ai posé
ce postulat à la base de ma recherche.
Par conséquent, il va de soi que dans cet ouvrage, je ne me réfère qu’à
une partie des travaux de Peirce, celle qui touche le projet de constitution
d’une semeiotic. J’ai omis des pans entiers de sa production, notamment les
travaux scientifiques ainsi que le Traité des graphes existentiels qui a certaine¬
ment représenté une arrière-scène importante à sa réflexion sur les condi¬
tions de la représentation ; ainsi, il est possible que Thomas Sebeok ait eu rai¬
son en affirmant que la notion d’hypoicône demeurerait incompréhensible
en dehors d’une prise en compte de ce traité. J’ai pourtant choisi une voie
différente pour arriver à saisir cette notion qui occupe une position centrale
dans la troisième partie de l’ouvrage : j’ai d’abord tenté de saisir cette notion
sur la base des éléments les plus construits du projet sémiotique, soit les
tableaux des sémiotiques, tels que, par exemple, ils ont été systématisés par
David Savan (1988); puis, je me suis référé à des textes ultérieurs qui
viennent, rétroactivement, conférer un surcroît de signification à cette notion
centrale. En somme, j’ai tenté d’explorer principalement les textes les plus
tardifs, appartenant à cette période où le projet sémiotique, après avoir
connu une première systématisation vers les années 1902-1903, a connu des
avancées, des développements ainsi que d’importantes diversifications.
Cette exploration que je me suis permise de territoires encore largement
inconnus me posait deux difficultés. D’abord, les textes de Peirce sur les¬
quels je m’appuie sont, dans une large mesure, inconnus ; pour permettre au
lecteur de découvrir ces textes, d’y faire lui-même des incursions et, certai¬
nement, ses propres découvertes, j’ai préparé une petite anthologie de ces
textes que j’ai d’ailleurs traduits en français principalement à l’intention de
mes étudiants de langue française. D’autre part, et cette difficulté est plus
sérieuse, ces dernières avancées de la pensée de Peirce arrivent jusqu’à nous
2. De nombreuses études peircéennes omettent cette chronologie qui est effectivement dif¬
ficile à reconnaître et à reconstituer, ce qui conduit fréquemment à des contradictions qui
restent insolubles, par exemple lorsque des fragments séparés de trente ans sont mis en
parallèle ou, comme il arrive fréquemment dans les Collected Papers, quand ces mêmes
fragments sont placés dans une simple séquence linéaire.
12
en dehors de toute systématisation; je pense par exemple aux notions de
signe étendu, de mouvement de pensée, de précepte d’explication du signe, à celle
d’iconisation ou encore à celle du signe donné comme émanation de son objet.
J’ai tenté de faire apparaître entre ces diverses notions cette cohésion à
laquelle j’ai fait allusion plus haut. Mais ces idées, ces propositions théo¬
riques ou encore ces projections risquaient de rester fixées dans une présen¬
tation simple, systématique et abstraite, ce qui aurait marqué une contradic¬
tion, compte tenu du souci évident, dans le texte de Peirce, de rattacher ces
notions à des situations concrètes de la vie courante ; et de fait, dans ceS
fragments tardifs, les notions sont immanquablement construites sur la base
des événements les plus quotidiens.
C’est dans cette perspective que j’ai adopté la position méthodologique
que voici. Mon domaine de recherche et d’enseignement est la littérature. Je
tiens acquis que tant le discours du philosophe — celui de la construction
théorique — que le texte de l’écrivain — qu’il soit poète ou romancier — ins¬
crivent une même recherche, un même parcours orienté vers la création de
nouvelles significations et, simultanément, une réflexion sur les conditions
de la signification. La différence des langages symboliques — texte de
réflexion et texte de création — a depuis longtemps séparé, d’une façon qui
me paraît de plus en plus artificielle, ces activités d’écriture, de manipulation
des signes et de création de nouveaux signes. Il me paraît aujourd’hui incon¬
testable que tant le poète que le philosophe sont à la fois des créateurs et des
penseurs. En somme, je me réfère à Peirce pour mieux comprendre la visée
de l’œuvre de l’artiste et, simultanément, j’explore l’œuvre pour mieux com¬
prendre Peirce et la sémiotique. C’est ma recherche qui m’a conduit à cette
position : ainsi, je prévoyais au départ qu’un poème de Saint-Denys Carneau
me permettrait, au terme de l’analyse, de valider une certaine représentation
que j’aurais préalablement construite des notions d’hypoicône et de méta¬
phore. Or, il s’est produit, sur ma table même de travail, un phénomène
impréA/u : si quelques notions empruntées à la sémiotique me permettaient
de mieux comprendre les conditions formelles d’émergence de la significa¬
tion dans le poème, à l’inverse c’est le poème qui conférait de nouvelles
dimensions au propos théorique comme si ces deux objets, discours théori¬
que et objet de création, étaient liés entre eux à la façon de vases communi¬
cants. Voire plus : la rencontre de ces deux représentamens, les interactions
qui se nouaient entre eux allaient jeter les bases de la constitution de quelque
chose de neuf que je n’avais plus qu’à saisir comme un signe en voie d’éla¬
boration; alors qu’au départ, je m’inscrivais comme l’interprète de ces dis¬
cours, je découvrais, au terme du parcours que j’étais devenu la voix qui
porte ce nouveau signe en regard duquel je laisse aux lecteurs le soin d’assu¬
mer à leur tour la voix de l’interprète. S’il y a une notion qui me paraît essen¬
tielle dans la sémiotique peircéenne, c’est bien celle de semiosis ad infinitum,
soit un développement des signes théoriquement ouvert à l’infini. Je suis
assuré que cette situation que je viens décrire brièvement en constitue une
représentation tout à fait juste. Il est de plus certain, dans mon esprit, que
13
cette position méthodologique est intégralement abductive. C’est donc dire
que je convie mes lecteurs au partage de cette recherche qui n’est, en fait,
qu’une proposition de nouvelles avancées sémiosiques.
Cet ouvrage se présente donc comme une réflexion et une recherche sur
le dernier état de la sémiotique peircéenne qui se construit dans la perspective
de la prise en compte du phénomène littéraire. Or, depuis le début du siècle,
des travaux extrêmement importants et significatifs ont été menés en vue de
construire une sémiotique littéraire. Et de fait, des acquis importants ont été
enregistrés dans la perspective de cette science de la signification. Dans mon
projet initial, j’espérais arriver à mettre en relation les nouveaux acquis que
pourraient révéler cette recherche dans les textes de Peirce avec les principaux
éléments de cette sémiotique littéraire déjà largement constituée. Et ce, pour
une raison très simple : c’est que, dans ce travail, qui s’est étalé au long du pré¬
sent siècle, d’élaboration d’une sémiotique, la pensée de Peirce a été oubliée
ou oblitérée. La difficulté de l’accès aux textes n’explique que partiellement
cette situation; il n’y a nul doute dans mon esprit que l’envergure de cette
entreprise épistémologique ainsi que l’exigence d’un renouvellement en pro¬
fondeur de nos habitudes de pensée fournissent des explications plus convain¬
cantes de cette étrange situation où un nouveau domaine de savoir s’est cons¬
truit sur la mise à l’écart de son plus grand fondateur.
Pourtant, j’ai dû, très tôt, me rendre à l’évidence : le savoir sur la semeio-
tic est encore trop peu avancé pour permettre maintenant cette congruence.
Il m’est apparu qu’il y avait une tâche urgente et, en quelque sorte, prélimi¬
naire à accomplir: celle d’explorer les textes de Peirce et d’en reconstruire
la cohésion, non pas dans une simple visée historique, mais pour nous, en
regard de nos préoccupations d’aujourd’hui, de nos savoirs, de nos visées et
de nos curiosités. Et cette tâche est énorme. En conjonction avec d’autres
chercheurs répartis un peu partout dans le monde, souvent des camarades
avec lesquels je suis en relation, j’ai voulu participer à ce travail. L’arrimage
des études peircéennes avec les travaux plus diversifiés de la sémiotique
s’imposera de lui-même au moment où il deviendra possible. Sans aucune
fausse modestie, je dois reconnaître que je me situe simplement dans une
position préliminaire par rapport à ces travaux à venir.
L’entreprise de la création d’une semeiotic — c’est le terme qu’employait
Peirce pour dénommer son projet spécifique — appartient, de plein droit à
l’ensemble des diverses entreprises d’élaboration d’une science de la signifi¬
cation que l’on désigne sous le terme générique de sémiotique. L’apport par¬
ticulier de Peirce, c’est de poser la question de la signification dans la pers¬
pective d’une pragmatique de la signification, d’où le postulat central : le signe
ou la sémiose est action, activité de production de nouvelles significations ;
dans un fragment tardif, il précisera le sens de ce projet; «[...] le pragma-
14
tisme applique la pensée à l’action, mais exclusivement à l’action conçue. »
(C.P. 5.388, Note 3. 1906) En somme, malgré les affirmations de quelques-
uns^, je suis assuré que cette semeiotic est, à proprement parler, une sémio¬
tique qui ne peut que contribuer à enrichir immensément les travaux déjà
construits dans le cadre de cette entreprise.
Pourquoi Peirce? Au delà des explications déjà données, je voudrais
apporter à cette question une réponse d’un autre ordre. Comme l’avait déjà
proposé Gérard Deledalle (1990a), Peirce fut le premier à introduire une pen¬
sée américaine — ce terme étant pris au sens large, désignant le continent
et non uniquement les États-Unis — dans la philosophie; et la spécificité
américaine s’inscrivit par le biais du pragmatisme qui ne pouvait qu’aboutir
à une sémiotique. En tant que fils et filles du continent américain, que nous
soyons du Nord ou du Sud, nous avons toutes les raisons d’imaginer que
cette pensée puisse rejoindre avec une certaine justesse, comme de
l’intérieur, nos représentations symboliques autant qu’une certaine qualité
d’un imaginaire qui nous serait propre. Ce qui n’empêche évidemment pas,
que l’œuvre de Peirce s’inscrive dans la lignée des grandes pensées philoso¬
phiques qui représentent le trésor de la pensée de l’humanité. Prendre acte
de la spécificité d’une pensée, en démonter son appartenance et les apports
potentiels, c’est une façon qui me paraît particulièrement sûre d’affirmer
l’universalité de la pensée.
3. Par exemple :«[...] l’idée d’une Sémiotique de Peirce nous paraît une contradiction dans les
termes, tant les réflexions sur le signe sont indissociables de l’ontologie qui les commande,
et donc du réalisme sémiotique... Il est tout à fait illusoire [...] si on est sémioticien, [...] de
justifier son ignorance totale en matière de logique formelle — logique et sémiotique. »
(Tiercelin 1993:268-9). Que le projet de Peirce ait été essentiellement conçu, à son origine,
dans la perspective d’une logique formelle, tous l’admettent. Seulement, une simple prise
en compte de la ligne d’avancée de la pensée de Peirce (ce qui implique que l’on tienne
compte de la chronologie des textes, un aspect qui est malheureusement oblitéré dans
l’ouvrage, pourtant fort pénétrant sous d’autres points de vue, de Claudine Tiercelin) révé¬
lera, dès le premier regard, que le projet d’une logique formelle a abouti, comme le mani¬
festent à l’évidence les textes les plus tardifs, à un questionnement qui s’inscrit parfaitement
dans la réflexion sémiotique telle qu’elle a été élaborée au cours du présent siècle.
En 1902, Peirce écrivait à un ami nommé Cattell un lettre où il faisait part de son intention
de rédiger un traité de logique. On peut lire ces quelques phrases : « I hâve my doubts as to
whether tought or reasoning is, properly speaking, an operation of the soûl. At any rate, whe-
ther it be so or not, it is the business of logic, as 1 conceive it, to treat it just as if it were not.
Now, since I am by no means a mere formai logician, — holding formai logic to be nothing
but a useful mathematical adjunct to logic proprer, — to make a completely satisfactory
account of reasoning in ail its éléments without saying one word about mental operations is
a Work never done & a very large job. [...] And now, I am at the very height of my philoso-
phical powers, & am also in admirable trim for work. » (cité dans Brent 1993 : 277-278).
15
notion sur laquelle je reviens constamment, un mouvement de sémiose ne suit
pas un développement linéaire : il ressemblerait plutôt au mouvement d’une
spirale qui repasse incessamment dans les mêmes lieux tout en marquant des
enrichissements, si bien que le même objet est fréquemment revu, la lecture
et les acquisitions étant différentes d’un passage à l’autre. C’est que l’appren¬
tissage — et pas seulement dans la logique de la phanéroscopie — n’est pas
le fait d’une simple accumulation de données, mais bien le fait d’une intégra¬
tion des connaissances qui se fait, pourrait-on dire, simultanément dans les
deux orientations de l’esprit, à la façon d’un regard successivement tourné
vers l’extérieur, cherchant dans le monde de nouveaux objets de savoir, et
tourné vers l’intérieur, cherchant à construire une nouvelle cohésion, à créer
une nouvelle conscience. Je suggérerai que cet apprentissage, ce processus de
découverte que j’ai voulu afficher clairement dans son mode de fonctionne¬
ment spécifique, correspond moins à une pensée établie et sûre d’elle-même,
avançant par déductions, qu’à des processus abductifs inscrivant des tentati¬
ves, des propositions nouvelles venant se greffer sur les précédentes pour les
nuancer, les déplacer. Ce qui ne se fait évidemment pas sans une certaine
rigueur, mais aussi avec une certaine souplesse de l’esprit, un certain espace
laissé à l’imaginaire : je préférerais parler d’une discipline douce.
On comprendra, dans ces conditions, que je revienne à quelques re¬
prises sur les mêmes notions et les mêmes illustrations qui appartiennent au
cœur de la réflexion de Peirce. Je retiendrai ici deux exemples : tous les com¬
mentateurs de Peirce — et je m’inclus dans cette collectivité — se sont heur¬
tés à cette énigme ; nous sommes dans les signes, nous sommes nous-mêmes
signes. Puis, second exemple, ce passage où Peirce se référé aux fleurs de
tournesol, cherchant à établir les conditions suivant lesquelles ces fleurs de
soleil accéderont au statut de signe. Je reviens à plusieurs reprises à ces deux
cas; en fait, comme je viens de le suggérer, je réexamine ces lieux, cher¬
chant, chaque fois, à les situer dans un contexte ou une problématique
renouvelée. Je crois que c’est là la condition de la compréhension et de la
découverte.
16
tique où, de façon très générale, je cherche à saisir les conditions d’une ren¬
contre entre la pensée peircéenne et les travaux de sémiotique tels qu’ils ont
été élaborés au cours du siècle. 2. Interprétation et interprétance : ce texte a été
écrit en collaboration avec mes étudiants de niveau gradué ; sur la base des
corpus de chacun, nous avons tenté de jeter les bases d’une pragmatique de
la signification. 3. Le représentamen, le fondement, le signe et l’abduction: pre¬
nant prétexte d’un simple problème de terminologie — comment dénommer
le premier constituant du signe —, je vise ici, en réalité, à saisir la différence
entre un simple objet du monde reconnu comme artefact et un signe, puis à
établir les conditions suivant lesquelles l’artefact devient signe, et à l’inverse,
comment le signe risque de perdre sa nature sémiosique pour redevenir un
simple artefact. 4. Analyse des niveaux et processus triadiques: ce chapitre ori¬
gine d’une activité d’enseignement où je cherchais à mieux définir quelques
notions de base et la fonction qu’elles pourraient occuper dans la saisie de
différents représentamens ; la problématique spécifiquement peircéenne est
ici mise en relation avec la définition que proposait Émile Benveniste du pro¬
jet sémiologique. 5. La durée du signe: considérant des objets d’art non figu¬
ratifs, l’expérience picturale des Automatistes, notamment celle de Paul-
Émile Borduas, puis l’écriture exploréenne de Claude Gauvreau, et, en me
référant aussi à l’expérience de l’audition musicale, je cherche une solution
à l’apparent paradoxe d’un signe qui se refuserait à représenter un objet du
monde; une rencontre inopinée s’effectue ici entre Peirce et Jean-Jacques
Rousseau. 6. Les positions des signes, les pôles de la communication et les voix de
la signification : explorant trois corpus empruntés à Jung, à Andersen et à
Dostoïevski, je cherche à construire trois problématiques qui, dans leur inté¬
gration, seraient à même de saisir le mouvement sémiosique que constitue
tout texte, puis d’amener ce même texte, compte tenu de son niveau de com¬
plexité, à nous aider à mieux comprendre ce qu’est le signe ; c’est ce chapi¬
tre qui propose les notions et les concepts qui semblent s’avérer utiles sinon
nécessaires pour saisir le phénomène littéraire dans une perspective spécifi¬
quement peircéenne. 7. Représentation, iconicité et pragmatisme: je prends
prétexte des conditions de la lecture d’un texte, de l’audition d’une pièce
musicale et du visionnement d’un tableau pour établir, dans sa relation à la
position philosophique du pragmatisme, la notion d’icône et cette autre
notion qui en découle, inscrivant le dynamisme du mouvement sémiosique,
l’iconisation. Les deux derniers chapitres forment un ensemble consacré à la
métaphore. 8. La métaphore est une plongée dans les territoires de l’imaginaire :
tel qu’indiqué plus haut, j’établis une corrélation entre quelques œuvres du
poète Saint-Denys Garneau et quelques fragments du texte de Peirce consa¬
crés à la métaphore ; il s’avère, au terme de l’analyse, que chacun des dis¬
cours vient expliquer l’autre. 9. La métaphore, le signe étendu et le mouvement
de pensée: m’appuyant sur d’autres œuvres de Saint-Denys Garneau ainsi
17
que sur un fragment où Peirce se laisse porter, à la façon d’un écrivain, par
les signes, j’explore quelques notions spécifiques aux textes les plus tardifs
de Peirce et où le projet d’une semeiotic — qui est essentiellement l’élabora¬
tion d’une pragmatique de la signification — trouve son aboutissement, c’est-
à-dire là où doit commencer notre réflexion.
J’ai trouvé utile de publier en annexe la traduction d’une lettre extrê¬
mement riche d’observations et de suggestions que m’avait écrite, il y a
quelques années David Savant, un des plus grands commentateurs de Peirce.
Puis, comme la réflexion de Peirce porte essentiellement sur des relations
entre différents artefacts devenant signes, j’ai tenté d’illustrer ces processus
de sémiose par le biais de montages graphiques qui, reprenant un enjeu dont
fait état le texte, tentent de le saisir, autrement, sur un mode visuel. Enfin, j’ai
introduit, dans le corps du texte, en caractères italiques, des commentaires
marginaux marquant des ouvertures de la problématique vers des ailleurs] il
s’agit là d’une voix off, par laquelle je fais, en quelque sorte, des clins d’œil
au lecteur, préférant limiter les notes infrapaginales à des précisions d’ordre
plus proprement académique.
Montréal - Orford,
février 1996
18
PREMIÈRE PARTIE
Quelques aspects
des fondements théoriques
de la sémiotique peircéenne
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1. L’enjeu sémiotique.
Pour une théorie peircéenne de la littérature
1. L’usage des termes sémiotique et sémiologie engendre la plus grande confusion. Dans le
cadre de cet ouvrage, j’opte pour la solution suivante : je réserverai le terme « sémiologie »
aux travaux qui appartiennent à la tradition saussurienne et le terme «sémiotique»
(comme traduction du semeiotic peircéen) aux travaux et aux développements notionnels
liés à la pensée de Peirce. Cependant, je conserverai le terme « sémiotique» dans les réfé¬
rences à Hjelmslev, suivant son propre choix, ainsi que dans l’expression sémiotique litté¬
raire, bien que les travaux qui s’y rapportent soient, dans leur ensemble, liées à la pensée
sémiologique.
21
1
11 faut dire, car cela s’est rarement dit, que la rencontre des mots «semio-
tics » (Peirce) et « sémiologie » (Saussure) est un pur et simple accident de
la phraséologie philosophique qui n’impliquait aucune communauté de pen¬
sée et aucun intertexte scientifique commun entre les deux chercheurs.
(Angenot 1985 : 38 et 39)
Que ce soit un accident terminologique ou bien une issue, une voie de sor¬
tie à la relative fermeture qu’impose la rigueur des modèles de référence pre¬
mière, une chose est certaine : la logique peircéenne exerce une fascination ;
je crois que ces positions extrêmes marquent un moment d’incertitude dans
notre réflexion : dans cet entre-deux, de Saussure-Hjelmslev à Peirce, dans
cet espace d’hésitation, il semble qu’un déplacement épistémologique s’opère
actuellement. À quelles nécessités répond-il? Je laisserai aux historiens de
demain le soin de répondre à cette question.
2. L’emploi par Umberto Eco du terme « signifié » constitue en fait une contradiction dans le
mesure où cette notion, appartenant à la sémiologie saussurienne, se définit par l’arbitraire
(le caractère conventionnel), donc par la stabilité de son rapport fonctionnel au signifiant ;
il serait plus logique de se placer dans une problématique proprement peircéenne et
d'employer l’expression «objet dynamique» ou, plus simplement, le terme «signe».
22
férents aspects que Scarpetta reconnaît à la postmodernité, à savoir Vimpureté
dans le croisement et l’hétérogénéité des références, la réutilisation, à un
second degré des mêmes matériaux vue comme un recyclage, l’effet de
déréalisation dans les entreprises de représentation et, au niveau des retom¬
bées esthétiques, le traitement du mal par le mal comme procédure première
de l’instance critique. Comme quoi la réflexion critique et le travail d’élabo¬
ration théorique sont toujours historiquement datés, participant aux enjeux
idéologiques et aux interrogations esthétiques de l’époque où ils s’inscrivent.
Cela étant posé, je limiterai mon propos à la question centrale qui me
préoccupe ici. J’essaierai donc, dans les quelques pages qui suivent, de
suivre à la trace quelques unes des grandes lignes de la problématique sus¬
citée par ce mouvement de décentrement épistémologique, et de dresser un
bref aperçu des conditions de réalisation de ce que pourrait être une sémio¬
tique littéraire d’appartenance peircéenne.
Si les sémioticiens de la littérature se réfèrent de plus en plus fré¬
quemment aux notions et aux concepts empruntés à Peirce, il n’en demeure
pas moins que subsiste une difficulté qui devient une question cruciale pour
nous : de quelle façon opérer le passage entre une théorie abstraite et extrê¬
mement puissante d’une part et, d’autre part, l’objet singulier qui nous inté¬
resse ici, soit le texte littéraire ou, d’une façon un peu plus générale, le phé¬
nomène littéraire. Entre les deux termes, il manque une articulation, une
médiation à faire naître qui serait une théorie du texte.
Des difficultés majeures se présentent à nous. D’une part, la sémiotique
peircéenne est d’abord une épistémologie qui s’est construite contre la tra¬
dition cartésienne et dans une distance critique par rapport à l’épistémolo¬
gie hégélienne ; or, ce sont là les fondements sur lesquels repose notre pen¬
sée sémiologique. D’autre part, la pensée peircéenne, pour cohérente qu’elle
soit, représente un ensemble extrêmement touffu et polyvalent, ouvrant
simultanément des horizons vers une pluralité de directions: les lectures
nombreuses, différentes et parfois divergentes de Peirce en témoignent
abondamment, alors qu’une clarté toute cartésienne caractérise nos référen¬
ces habituelles.
La pensée de Peirce étant complexe, nuancée et somme toute étrangère
à notre passé et à nos habitudes intellectuelles, il nous faut procéder avec une
délicatesse doublée d’une infinie prudence : la lecture de Peirce nécessiterait,
si l’on me permet cette allusion, des prolégomènes : pour l’économie de mon
propos, je m’arrête à quelques aspects qui seront, c’est évident, au nombre de
trois ; 1. le déplacement qui s’opère dans la perception du signe; 2. le dépla¬
cement qui s’opère dans la définition de l’objet de la sémiotique ; et enfin, 3. le
déplacement qui s’opère dans la conception même du projet sémiotique.
Je ne prétends pas construire une théorie du texte] plus modestement, je
chercherai à montrer quelques conditions épistémologiques nécessaires à
cette théorie qui, j’en suis assuré, est en train de naître.
23
La perception du signe : le passage d’un imaginaire spatial
à un imaginaire temporel
En comparaison avec la définition saussurienne du signe, la sémiotique
peircéenne conduit à un assouplissement : le signe, au lieu d’être donné
comme une entité formée d’avance, devient un processus, un mouvement ;
en termes systémiques, nous dirions que nous passons du solide au liquide,
du fixe au relatif, de l’unité prédéfinie sur des réseaux paradigmatiques à une
entité qui a quelque chose de difficilement saisissable. Ce ne sont là encore
que des approximations; en essayant de préciser cette perception pre¬
mière — et primaire —, j’en suis arrivé à déplacer cette représentation : tous
les modèles théoriques que nous puisons chez les représentants de la sémio¬
logie d’inspiration saussurienne, que ce soit chez Hjelmslev, Lévi-Strauss ou
Greimas, se ramènent à un découpage notionnel qui se représente de façon
extrêmement précise et fort efficace par le biais de schémas ou de tracés
graphiques : serait-ce que l’imaginaire qui sous-tend ces avancées théoriques
est d’abord — et peut-être exclusivement — d’ordre spatial et visuel? Or, il
est significatif que le tableau graphique des neuf cases chez Peirce ainsi que
les dix parcours logiquement possibles qui en sont déduits ont quelque chose
de très difficile à représenter dans l’espace. C’est que le signe étant par défi¬
nition mouvement, processus, il n’y figure pas au sens strict ; cette table ne
saisit pas le signe, elle en illustre plutôt les conditions d’existence ; le signe
ne peut qu’en être déduit.
Un fragment du texte peircéen a été lumineux pour moi ; au delà de ces
représentations graphiques, le signe y est défini comme une instance tempo¬
relle: la perception immédiate de l’objet est liée à des instants séparés qui,
théoriquement, s’égrènent suivant une ligne discontinue, comme des îlots ;
ce sont là, propose Peirce, des «points dans le temps» d’une durée infinité¬
simale ; or, une conscience de la séquence de ces instants, de ces moments
séparés de perception engendre une conscience de la continuité où la per¬
ception devient médiate, c’est-à-dire que la conscience accède à une saisie
de l’inférence, soit la relation de ces instants ; cette saisie de l’inférence, c’est
précisément le lieu de la semiosis.
Suivant cette définition, où le processus de la sémiose est saisi comme
conscience de l’inférence entre des moments ponctuellement séparés, le
signe ne peut prendre corps que dans la nécessaire continuité temporelle. Et
de fait, Peirce écrit :«[...] les idées tendent à s’étendre continuellement et à
affecter certaines autres qui entretiennent à leur égard une relation particu¬
lière d’affectibilité » (C.P 6.104; É.S. 87). Cette relation particulière d’affectibi-
lité n’est, en fait, qu’une autre façon d’affirmer la nécessaire temporalisation
du processus de la semiosis.
Pour reprendre ma métaphore, je dirais que la semiosis ne réside ni dans
les perceptions successives des îlots, ni dans la représentation synthétique
de l’archipel, ce qui nous ramènerait au modèle spatial, mais plutôt dans la
conscience du mouvement temporel de la vision sautant d’un îlot à un autre,
24
ce moment même où naît la conscience d’un enchaînement ou d’une infé¬
rence. Si cette métaphore nous paraît «tordue», c’est qu’elle est de l’ordre
du visuel alors que nos représentations mentales, en ce qui concerne les
notions abstraites, sont habituellement d’ordre graphique ou spatial. Alors,
plus simplement, pensons à notre perception lorsque nous écoutons une
fugue de J. S. Bach ; ce ne sont pas les notes séparées qui font sens, ni la tota¬
lité de la pièce saisie comme structure, mais cette conscience, immanente à
l’écoute, de l’enchaînement des notes et des autres procédés musicaux, de
l’inférence qui relie les sons entre eux.
Le signe est défini dans un continuum temporel plutôt que dans un décou¬
page spatial^.
Umberto Eco a tenté d’introduire cette idée fondamentale du continuum
à l’intérieur de la problématique hjelmslévienne; c’est ainsi qu’il a repris, de
Hjelmslev, le tableau classique de la stratification du signe linguistique en lui
adjoignant un anneau périphérique (remarquez les annotations géométri-
oues auxquelles je dois me référer!) comportant l’inscription continuum ou
matière : la logique de cet ajout tient en ceci : le même matériau, qu’il soit
d’ordre visuel, olfactif, auditif ou autre, remplit successivement et/ou simul¬
tanément les fonctions de substrat et au plan de l’expression et au plan du
contenu. Relisons la légende : « La matière, le continuum dont les signes par¬
lent et par lequel ils parlent, est toujours le même [...]» (Eco 1984: 60) La
démonstration est à peu près convaincante ou, en tout cas, conforme à
l’esprit peircéen, si ce n’est que le tableau devient contradictoire : à quoi cor¬
respondent les divisions entre les deux fonctifs si l’anneau périphérique, le
continuum, les homogénéise? La solution de continuité ne peut avoir d’exis¬
tence que dans une temporalité et alors les discriminations préalablement
établies, de fixes qu’elles étaient, deviennent relatives, relatives au processus,
au texte, au temps.
11 découle de cette position que c’est la conception même du texte qui
est remise en cause. Si le sémioticien de la littérature opère ce décentrement
et envisage la construction d’une nouvelle théorie du texte, ce dernier devra
être pensé, non plus comme le lieu de réalisation — le procès, disait
Hjelmslev — d’enjeux et de problématiques posés dans un autre lieu,
abstrait ; le texte devra être imaginé non plus comme un espace graphique
qui soit un lieu de réalisation, mais comme un mouvement, une dynamique,
définis dans le temps, engendrant leur propre sémiose.
Prenons un exemple plus précis. Le conte ou le récit populaire ne pourra
plus être analysé comme la réalisation plus ou moins parfaite d’une sé¬
quence prédéterminée de fonctions narratives auxquelles se superpose,
comme une strate géologique plus récente, un tissu discursif; au contraire.
25
l’écheveau textuel sera analysé comme un processus temporel où, par exem¬
ple, les relations d’engendrement des actes narratifs sont inséparables des
lois et des déterminants discursifs : non plus superposition de strates, mais
processus interactifs entre composantes. Inversons la proposition. Le récit
populaire qui est réductible à une séquence prédéterminée de fonctions nar¬
ratives et où le discours ne figure que comme outil mimétique de représen¬
tation constituerait un produit textuel qui serait arrêté, limité à la secondéité.
Ce texte n’est plus qu’un indice fermé à la sémiose proprement dite.
Ce qui est rejeté là constitue l’essentiel chez Peirce, car c’est précisé¬
ment par le biais de cette articulation logique que se définit la fonction ana¬
lytique et, par voie de conséquemment, la notion même de semiosis. Repre¬
nons l’une des définitions que propose Peirce du signe ;«[...] il tient lieu [...]
de quelque chose sous quelque rapport.» (C.P 2.228; É.S. 121): la relation
4. Plus proprement un «légisigne indiciaire rhématique», ce signe dégénéré que Peirce illus¬
tre par le pronom démonstratif.
26
du signe à son référent, c’est ce que Peirce nomme Vobjet immédiat^] cette
relation n’a d’existence que la durée d’un instant, d’un «point dans le
temps», dit-il. Or, le signe représente aussi, comme à un second degré, dans
l’instant qui lui succède immédiatement et s’y superpose dans la conscience,
son mode de relation à l’objet qui, d’immédiat qu’il était, devient par le fait
même dynamique.
5. Plus précisément «[...] l’objet comme le signe lui-même le représente.» (C.P. 4.536); il
s’agit en somme du signe, tel que les sémioses antérieures l’ont constitué et nous le livrent
dans le temps actuel.
6. «[...] tout signe a. en acte ou virtuellement, ce que nous pouvons appeler un précepte
d’explication suivant lequel il faut le comprendre comme étant, pour ainsi dire, une sorte
d’émanation de son objet.» (C.P. 2.231 ; É.S. 123)
7. L’objet dynamique, écrit Peirce, «par un moyen ou un autre, parvient à déterminer le signe
à sa représentation» (C.P. 4.536; É.S. 189).
27
Le texte déborde sa propre existence comme objet factuel
Le texte littéraire ne paraît plus seulement comme un point d’arrivée, un
lieu de cristallisation d’enjeux idéologiques, d’images archétypales ou des
symboles particuliers à une culture donnée ; en plus, le texte est vu comme
un moment, le fait d’un croisement de différents processus de la semiosis ; le
texte, suggère Eco (1984; 75), est fait d’instructions pragmatiques', certes,
mais ces instructions, précisons-le, loin de renvoyer à une fixation de l’objet
référentiel ou à un effet de détermination du sujet lisant, sont des relances
de l’inférence dans les sentiers multiples de l’imaginaire. C’est d’ailleurs de
cette façon qu’il faut comprendre la notion d’interprétant renvoyant non pas
au destinataire, mais bien à cette relance de la sémiose ; d’ailleurs le « prag¬
matisme» de Peirce® est à comprendre dans cette même acception.
8. C’est d’ailleurs de cette façon que Veron (1887: 149) lisait le «pragmatisme» de Peirce;
non pas, écrit-il, un « soi-disant chapitre de la sémiotique portant sur les liens entre les
signes et ceux qui les utilisent», mais «une façon d’envisager les signes dans leur en¬
semble ».
9. «A literary work, then, is a sign of possibility experienced, according to Peirce as rhema-
tic Symbol. Even though it may contain many propositions and arguments, as for exemple,
a work of fiction frequently dœs, these must be seen in contex as part of a sign of possi¬
bility. The fact that a class eight sign, a rhematic symbol, may be a word or an entire text
is important to emphasize because of what that implies about the nature of literary art.
Peirce définition of a rheme are meant to be applicable to ail classes involving rhemes »
(Sheriff 1981: 67).
10. « La nature de la langue, sa fonction représentative, son pouvoir dynamique, son rôle dans
le vie de relation font d’elle la grande matrice sémiotique, la structure modelante dont les
autres structures reproduisent les traits et le mode d’action.» (Benveniste 1969: 63)
11. «[...] il faut en somme admettre, dès maintenant, la possibilité de renverser un jour la pro¬
position de Saussure: la linguistique n’est pas une partie même privilégiée de la science
générale des signes, c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique qui, dans ces
conditions, deviendrait une trans-linguistique. » (Barthes 1964: 81)
Je signale toutefois que cette prise de position remonte à 1964 et que, par après, Barthes
a produit quelques analyses sémiologiques, par exemple dans L’empire des signes et dans La
chambre claire, qui relèvent d’une problématique fondée sur une définition beaucoup plus
28
poétique de Jakobson. Or, toute l’épistémologie peircéenne tend à affirmer
une conception beaucoup plus large, plus diffuse et plus dynamique du
signe : l’objet littéraire, dans cette perspective, devient un processus de la
semiosis, parmi d’autres; il s’alimente à une pluralité de systèmes et de
codes par lesquels il se réalise, et qu’il déborde, nécessairement. Si l’on se
place, non plus exclusivement dans la perspective du métalangage (encore
ici la schématisation graphique me paraît déterminante) mais dans celle de
la semiosis, il ne me semble pas évident que la langue constitue le point de
départ et le point d’arrivée, l’alpha et l’oméga, la matrice originaire et l’inter¬
prétant final obligés de la sémiose opérée par le signe littéraire. Le retour¬
nement du signe littéraire sur le seul code de la langue ne peut que conduire
à figer le signe, en arrêter le mouvement. C’est que le dynamisme du signe
littéraire ne peut s’analyser qu’en regard de la pluralité de systèmes ou de
codes de référence qui en constituent l’environnement.
large et surtout plus dynamique du signe. Je n'en prends comme exemple, que ce passage :
«[...] ce qui nous importe, c’est de montrer des départs de sens, non des arrivées (au fond,
le sens est-il rien d’autre qu’un départ?). Ce qui fonde le texte, ce n’est pas une structure
interne, fermée, comptabilisable, mais le débouché, du texte sur d’autres textes, d’autres
codes, d’autres signes.» (Barthes 1973: 31-32: Je souligne.)
12. Ce terme est ici emprunté à Benveniste (1969), qui le définit dans un schéma binaire
« interprétant-interprété » où ces termes renvoient à la relation qui s’établit non pas entre
signes, mais entre systèmes. Ce faisant, Benveniste reprend la notion hjelmslévienne de
fonctif Le terme diffère donc substantiellement de son usage chez Peirce où il renvoie,
dans la définition de la semiosis, au passage à la tercéité, La différence entre les deux
acceptions du terme «interprétant» paraît encore plus nette si l’on prend en considération
le fait que chez Benveniste ce terme marque le « terminus », l’aboutissement de la fonction
sémiotique, alors que chez Peirce, l’interprétant constitue à la fois l’opération signifiante à
l’intérieur du signe et, de ce fait même, le maillon, la condition et le lieu même de la
relance du signe dans le processus infini de la sémiose,
13. Ce qui nous conduit au seuil d’une sémiotique de la culture, telle que l’envisageait il y a
quelques années Louis Francœur (1985: 219) : « Dans le mécanisme de la culture, enten¬
due comme intelligence collective et interprète, la traduction d’un message dans un autre,
son interprétant, souvent plus développé que le premier, est le lieu de l’élaboration des
nouveaux messages culturels. [...] Aucun appareil monologique ne pourrait être considéré
comme un appareil pensant, c’est-à-dire susceptible de produire de nouveaux messages. »
29
même titre que les signes appartenant à d’autres codes mais suivant un
mode qui lui est spécifique, sa fonction d’interprétance.
Si, comme je le crois, plusieurs d’entre nous se sentent mal à l’aise dans
ces catégories héritées d’un autre âge où l’Institution littéraire régnait de
façon quasi monopolistique sur toute forme de représentation il me paraît
qu’une sérieuse prise en compte de cette notion d’objet dynamique et du
«pansémiotisme » qui en découle permettrait de constituer de nouvelles
coordonnées où le signe littéraire pourrait mieux respirer dans son environ¬
nement culturel.
30
Nous ne pouvons commencer par douter de tout. Nous devons commencer
avec tous les préjugés que nous avons réellement lorsque nous abordons
l’étude de la philosophie. Ce n’est pas par une maxime que nous pouvons
nous défaire de ces préjugés, car ils sont d’une nature telle qu’il ne nous
vient pas à l’esprit de pouvoir les mettre en question. Ce scepticisme initial
sera donc une pure illusion, et non le doute réel. [...] C’est donc un prélimi¬
naire aussi inutile que d’aller au pôle Nord pour se rendre à Constantinople
en longeant un méridien. On peut, il est vrai, dans le cours de ses études
trouver des raisons de mettre en doute ce qu’on avait commencé par croire ;
mais dans ce cas, on doute parce qu’on avait une raison positive de le faire,
et non en vertu de la maxime cartésienne. Ne prétendons pas douter en phi¬
losophie de ce dont nous ne doutons pas dans nos cœurs. (C.R 5.265. R.M.
65-66.1886)
Encore ici, cette position se définit dans le temps. Le doute ne peut être
posé comme un préalable, comme une étape antérieure à la pensée ; au con¬
traire, le doute, la critique, la remise en cause de valeurs préalablement
acceptées ne peuvent surgir qu’au cœur même du mouvement de la pensée ;
iis sont immanents au processus même de la semiosis. Dans un développe¬
ment ultérieur de la pensée de Peirce, cette même idée sera reprise sous une
formule plus hardie : avant de porter sur les signes, la pensée est elle-même
signe. C’est donc dire que ce moment d’instabilité dans la relation signifiante
dont j’ai parlé plus haut, ce déphasage caractérisant l’objet dynamique, défi¬
nit aussi la pensée sémiotique, qui est elle-même processus de sémiose.
Le point central que je veux retenir ici peut être ramené à ces quelques
aspects: 1. la pensée, contre le postulat cartésien, est dans l’impossibilité
logique de faire «table rase » des acquis de culture (ce qui nous renvoie à la
position prise par Scarpetta) ; 2. la pensée n’est toujours qu’un moment, une
phase à l’intérieur d’une temporalité qui la déborde 3. la pensée critique se
définit comme un processus continu ; 4. loin de pouvoir s’arrêter sur une cer¬
titude, elle est toujours en mouvement, comme la semiosis, affirme Peirce,
est illimitée. Un terme central chez Peirce définit cette condition de la pen¬
sée, celui de « faillibilisme » :
Le principe de continuité, écrit-il, est l’idée du faillibilisme objectivé; [...] le
faillibilisme est la doctrine suivant laquelle notre connaissance n’est jamais
absolue, mais nage toujours, pour ainsi dire, dans un continuum d’incerti¬
tude et d’indétermination. (C.R 1.171 ; É.S. 91)
11 sera évident aux yeux de tous que cette position épistémologique défi¬
nissant la pensée comme «continuum d’incertitude et d’indétermination»
s’oppose de façon absolue à la glossématique de Hjelmslev^®. Ce qui est
remis en cause ici, c’est, au premier chef, ce modèle logique situant la pen¬
sée critique dans une extériorité, à la fois à distance et dans une hauteur, par
15. Par exemple : « La théorie du langage ne peut être vérifiée, ni confirmée, ni infirmée. Elle
n’admet qu’un contrôle : la non-contradiction et l’exhaustivité du calcul. » (Hjelmslev
1943:29)
31
rapport à l’objet analysé qu’est le signe. Encore ici le questionnement
qu’induit Peirce remet en cause la netteté de ces découpages. Classification,
taxinomie, mise en ordre, hiérarchisation, voilà des termes qui tous renvoient
à une saisie spatiale, faite de découpages, de frontières, de discriminations
entre les divers ordres de motivation du signe, d’appartenance à différents
fonctifs, etc. 11 semblerait que le décentrement vers la logique peircéenne
implique le déplacement de la notion de « discrimination » qui nous est pour¬
tant fondamentale (pensons à tous ces termes techniques portant le suffixe
« ème ») vers celle de « continuum ».
C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre le choix opéré par
Umberto Eco, au début de la décennie, d’opposer l’image de l’encyclopédie
à celle du dictionnaire, soit celle d’un univers polymorphe où tous les par¬
cours de la sémiose, toutes les inférences seront permis à l’encontre d’une
structuration logico-sémantique rigide prédéterminant des formes canoni¬
ques de représentation de l’univers. Ce qui est en cause ici, c’est la capacité
qu’a le texte de déjouer les formes imposées de la construction du sens.
16. Je ne referai pas ici le procès maintes fois accompli de l’épistémologie du savoir scienti¬
fique et de la définition du sujet ; je voudrais simplement souligner au passage que la pen¬
sée peircéenne contenait déjà cette critique.
32
processus de déplacement, à l’inférence, à la fuite hors du regard des Chats.
La simple métaphore, considérée depuis toujours comme le procédé le plus
fondamental de l’effet littéraire, est à relire comme moment privilégié de la
semiosis: par elle, écrit Enrico Carontini (1989), «[...] nous assumons para¬
doxalement, à la fois l’envie de comprendre et le désir d’ignorer». C’est que
la métaphore inscrit l’instabilité même du sens, le mouvement de la semio¬
sis. Ce que les poètes ont su de tout temps.
33
2. Interprétation et interprétance.
Considérations préliminaires en vue
d’une pragmatique de la signification
1. Ce texte constitue une version écrite largement augmentée d’une communication qui a été
présentée dans le cadre d’un colloque, tenu à l’Université du Québec à Montréal les 13 et
14 novembre 1992, sous le titre L’interprétation et te texte littéraire. Ont collaboré à la rédac¬
tion de ce texte les chercheurs suivants, tous membres du groupe de recherche que j’ani¬
mais, Représentation iconique et pragmatisme: Rachel Belzile, Alain.-J, Cusson, Sandrine
Donkers, Gilbert Dupuis et Martin Sylvestre.
35
ouvrages savants, la problématique théorique est donc donnée à la toute fin
du texte, comme un aboutissement du travail de réflexion collective et cons¬
titue une proposition que nous soumettons aux lecteurs.
Nous avons choisi comme point de départ le récent débat ^ qui a été
tenu entre Umberto Eco et Richard Rorty sur la question de l’interprétation.
Nous présentons les principaux enjeux de cette discussion sous la forme des
questions que voici.
La cohésion textuelle peut-elle venir limiter l’interprétation ? Quel accès
le lecteur peut-il avoir à Yintentio operis et à Vintentio auctorisl Peut-on et, si
oui, comment, établir une distinction entre l’interprétation d’un texte et son
utilisation? La lecture est-elle réductible, comme le propose Rorty, à une
simple réaction à des sîimuli? Peut-on et, si oui, comment limiter ce
qu’Umberto Eco nomme les uncontrollable drives of the reader? La notion de
semiosis ad infinitum peut-elle justifier la totalité des interprétations imagi¬
nables ?
Pourtant, nous ne chercherons pas à répondre de façon ponctuelle à
chacune de ces questions. Nous chercherons plutôt à construire un contexte
général en nous donnant comme point de départ une simple métaphore, à
savoir le sens du mot interprétation tel qu’il est utilisé lorsqu’on parle d’une
interprétation musicale, théâtrale ou encore chorégraphique d’une œuvre ou
bien un récital de poésie soit une exécution ou une réalisation particulière. Et,
de ce point de vue, nous interrogerons les conditions sémiotiques de Vinter¬
prétation.
Pour ce faire, notre démarche suivra trois étapes : 1. rappeler brièvement
les principes du pragmatisme; 2. définir et illustrer différentes situations
sémiosiques en regard de leurs réalisations ou prolongements interprétatifs ;
3. revenir à la définition du signe comme action et saisir l’interprétation
comme un processus particulier d’interprétance qui trouve à se fixer, provi¬
soirement, conduisant à de nouveaux acquis de savoir par le biais de ce que
Peirce nomme des changements d’habitude. Enfin, nous terminerons sur des
propositions générales concernant ces deux notions clefs que sont l’interpré¬
tation et l’interprétance.
Le pragmatisme
Quelques mots très brefs pour nous situer sur le terrain du pragmatisme
qui sous-tend nos propositions concernant l’interprétation. Le pragmatisme
2. Richard Rorty. «The pragmatist’s progress», p. 89-108 et Umberto Eco, «Reply», p.l39-
151, dans Eco (1992).
36
au sens strict, qui trouve son lieu d’incidence dans les domaines des scien¬
ces de la nature, pourrait se ramener à la formulation suivante :
Une hypothèse scientifique — qui peut être aussi élémentaire que la simple con¬
naissance du lithium, pour reprendre l'exemple de Peirce (C.P. 2.330) — n’accède
au statut de savoir, donc de signe, que sur la base d'une connaissance de ce que
seront les effets de l’objet — soit, dans ce cas-ci, les particularités physique et chi¬
mique du lithium — qui permettront de le reconnaître et de Putiliser dans l'indus¬
trie. Le pragmatisme, pris au sens étroit, appelle à une vérification en laboratoire.
37
De façon évidente, claire et simple, Peirce passe du mode de l’interpré¬
tation à celui de l’interprétance, de l’herméneutique au pragmatisme. La
réponse réside non pas en amont, dans le symbole lui-même, mais bien dans
ses prolongements, dans ses retombées. Autrement dit, le signe est incom¬
préhensible en dehors d’une prise en compte des conséquences de son
action.
Encore dans cette définition, les termes n’importe quel, tous les modes géné¬
raux, toutes les circonstances et tous les désirs reprennent ce caractère central
du pragmatisme, à savoir l’affirmation d’une ouverture sur les possibles à
venir et surtout la résistance de la signification à toute forme de limitation.
Cette position jette un nouvel éclairage sur la question, indiquée plus haut,
que posait Umberto Eco à propos des uncontrollable drives of the reader. Ce
qui ne signifie pas pour autant que la position pragmatiste autorise la totalité
des interprétations possibles, car alors, la signification, définie comme une
totalité, perdrait toute spécificité. Force est donc de sérier les différents
aspects de la question.
3. Qu’il nomme alors le pragmaticisme pour marquer la spécificité de sa conception par rap¬
port à l’usage qu’en fait, à cette époque, son vieil ami William James.
38
signe^. Nous proposons que ces deux fonctions de l’opération et de l’action
(ou bien représentation et prolongement) sont rigoureusement indisso¬
ciables : pas de prolongement sans représentation ; pas de représentation
sans prolongement. Et nous ajoutons, pas d’existence sémiosique sans
représentation. Là est le sens de Y exécution.
Une interprétation (ce mot est pris suivant l’acception qu’il trouve dans
la tradition de l’herméneutique) ne diffère pas fondamentalement de l’inter¬
prétation prise au sens d’exécution. Dans tous les cas, l’acte d’interpréter cor¬
respond à un moment, à une phase, provisoirement arrêtée du mouvement
de l’avancée du signe, soit de la sémiose ; cet arrêt momentané est nécessaire
comme réalisation du signe, c’est-à-dire comme représentation iconique
d’un état du savoir ou de la conscience à un moment donné.
4. Cette distinction entre opération et action, empruntée à Balat (1986), sera reprise au cha¬
pitre 4.
39
une mise en action du mouvement sémiosique qui fait d’un représentamen
donné un signe.
Or, les représentamens, dans leur existence spécifique, se caractérisent
par des traits qui peuvent être très diversifiés. Ainsi, suivant les divers cas
auxquels on pourrait s’intéresser, certains des éléments nécessaires à la com¬
préhension du signe font souvent défaut, que ce soit la connaissance des con¬
ventions propres à un système donné de signes, ou une expérience préalable de
l’objet désigné (ce que Peirce nomme généralement une connaissance collaté¬
rale). Enfin, l’esprit (ou la communauté d’esprit) qui reçoit un signe pourrait
ne pas posséder la haute puissance de raisonnement nécessaire à la reconnais¬
sance de l’interprétant.
40
la colonne de mercure sur un thermomètre et, d’autre part, les signes com¬
plexes tels un texte littéraire, une œuvre musicale ou un tableau. Si l’on
reconnaît que, dans tous les cas, le travail de l’interprétance paraît comme
une action ultérieure se déroulant dans l’esprit de celui qui reçoit le signe et
qui l’interprète, il n’en subsiste pas moins une différence importante. Dans le
cas des signes simples, le mouvement de l’interprétance se déroule ailleurs,
dans un lieu autre (l’enregistrement du niveau de la température se fait dans
mon esprit, dans la représentation que je me fais pour moi-même de la jour¬
née à venir alors que, dans les cas des signes complexes, l’esprit de l’inter¬
prète retourne pour ainsi dire le travail de l’interprétance sur le représenta-
men de départ où en quelque sorte il le reconstruit. D’une certaine façon, le
nuage n’aura joué qu’un rôle instrumental conduisant à quelque chose d’autre
(les vêtements que je porterai durant la journée) qui est de nature autre que
le nuage ou le degré Celsius alors que la pièce musicale, l’œuvre littéraire ou
le tableau constituent des lieux, à la façon d’une scène de représentation, où
le mouvement de la semiosis qui s’élabore dans mon esprit retourne cons¬
truire une signification ; ainsi, la saisie de tel trait de caractère du personnage
de Charles Bovary est nécessairement retournée dans l’espace de représen¬
tation qu’est le roman de Flaubert pour faire sens. Bref le gain, trouve
d’abord à s’inscrire dans l’espace même du représentamen.
11 n’en demeure pas moins que, dans cette analyse préliminaire des con¬
ditions d’une pragmatique de la signification, nous cherchons à comprendre
des signes complexes comme des entités globales, nous refusant toute intro¬
duction à l’intérieur de la représentation même.
5. Dans une lettre à William James datée du 14 mars 1909 (C.P. 8.314), Peirce se réfère pré¬
cisément à cet exemple pour illustrer la différence entre les différentes classes d’objets et
d’interprétants. Une traduction de ce texte figure en annexe.
41
fera ultérieurement de cette même pièce ou d’une autre qui appartiendrait à la
même série, d’une pièce musicale ou picturale où la pièce de départ trouverait à
se prolonger.
Même le texte écrit de la pièce de théâtre, que nous avions placé en pre¬
mière position, est déjà une interprétation d’un état antérieur renvoyant à
d’autres textes, littéraires ou non, à des situations sociales, des états émotion¬
nels tels qu’ils existent déjà sous une forme quelconque de représentation.
Si, dans le cas d’un roman, la séquence des signes est moins évidente,
elle n’en est pas moins réelle. D’abord, une pièce romanesque ne peut naître
que comme réécriture de pièces antérieures ; puis le roman est lu, par diffé¬
rentes personnes appartenant à des cultures différentes et par des personnes
placées dans des situations pragmatiques différentes. La lecture du roman
trouvera une signification dans d’autres romans, dans une production ciné¬
matographique, dans une étude critique. La lecture particulière d’un roman
correspond, dans une perspective pragmatiste, à une interprétation théâtrale
ou musicale qui représente et prolonge, ponctuellement, l’œuvre, lui assu¬
rant, de ce fait, son existence sémiotique.
6. Cette présentation que nous suggérons d’une séquence linéaire est une simplification car.
suivant la logique du mouvement de la sémiose, l’esprit, telle une tête chercheuse, repasse
incessamment dans les mêmes lieux, apportant de nouveaux contenus aux mêmes unités
qui, précédemment, avaient pu être simplement enregistrées. Ainsi, pour revenir à notre
exemple, la lecture d’un compte rendu de presse d’une représentation théâtrale pourra
conduire le lecteur à reprendre et à enrichir le mouvement de sémiose qui avait d’abord
marqué sa première réception de la pièce.
42
D’abord, un emprunt à la musique : parlons, pour le plaisir de la chose, d’un con¬
certo brandebourgeois de J.-S. Bach. Quand bien même on arriverait à rassem¬
bler des instruments d’époque, montés avec le même type de cordes; quand bien
même, par je ne sais quels prodiges techniques, l’exécution serait jouée par des
musiciens qui n’auraient jamais connu d’autre technique instrumentale que celle
qui était en vigueur au xviif siècle; quand bien même on donnerait ce concert
dans un édifice de l’époque ayant conservé les mêmes caractéristiques physiques
en ce qui concerne l’acoustique ; quand bien même toutes ces conditions seraient
rassemblées (et nous aurions pu nous amuser à en ajouter d’autres), les auditeurs
que nous sommes, qui avons entendu la musique de Beethoven (et là nous nous
plaçons dans un laps de temps très court — environ une quarantaine d’années),
avons développé des sensibilités acoustique, auditive et musicale autres ; nous
avons développé un imaginaire musical autre. En fait, nous sommes beaucoup
plus loin : nous avons entendu Stravinsky, nous avons entendu du jazz, du rock,
notre écoute a été conditionnée par les systèmes de reproduction sonore qui per¬
mettent l’écoute ailleurs que dans la salle de concert et qui permettent, à la limite,
l’extrême isolement des écouteurs (même sur la rue avec les baladeurs).
43
des grandes pyramides. Mais comment savoir 7 Ce qui laisse ouverte la question
de la validation de l’hypothèse.
44
verrouillée pour des raisons éminemment émotives ; puis que ces raisons
émotives, bien que vécues individuellement, sont largement partagées par la
collectivité. L’émotion est un mode d’être du signe ^ et, comme le signe, elle
possède un caractère collectif.
45
d’origine ; des glyphes ou des hiéroglyphes reproduits en stuc (quand ce n’est
pas dans une matière plastique) décorent les salons dans les sites de villégia¬
ture et illustrent des dépliants de publicité touristique alors que les pyrami¬
des servent de décor à un opéra de Verdi ou à un film portant sur une guerre
du désert. Pourrait-on suggérer que dans de tels cas où l’interprétance a été
historiquement rompue, l’interprétation risque de rester, en quelque sorte,
totalement étrangère au représentamen qui la fonde, ce qui expliquerait que
le signe qui alors se crée soit quelque chose de complètement autre ? Si oui,
alors la continuité historique deviendrait une condition à l’avancée de la
sémiose. Revenons aux exemples précédents : sur quoi repose l’interpréta¬
tion que nous faisons aujourd’hui de l’œuvre de Sade ? Et si Gauvreau était
un jour intégré dans un état de culture, comment serait-il lu? En somme,
nous reposons la question qui avait surgi à propos de Champollion : il n’est
pas évident que la validation d’une hypothèse interprétative puisse se cons¬
truire sur la base d’une simple similarité avec le texte d’origine ou d’une juste
saisie de la cohésion interne du représentamen de départ. En somme, Vinten-
tio auctoris et Vintentio operis nous sont devenus largement inaccessibles.
Les exemples proposés sont extrêmes : cependant, on pourrait imaginer
que des textes, même contemporains, résistent de la même façon, à des lec¬
teurs d’aujourd’hui qui n’arriveraient pas à construire un espace-temps sym¬
bolique où le serait du texte trouve à surgir. J’imagine que nous avons tous
connu cette expérience décevante d’une lecture qui ne décolle pas.
9. La campagne publicitaire Black Label, produite par la compagnie BCP de Montréal durant
l'année 1991-1992, couvrait les médias imprimé et télévisuel. La campagne publicitaire
Pontiac, produite par la compagnie Cossette Communications de Montréal durant l’année
1992, ne couvrait que le médium télévisuel.
46
à différents moments, se feront des représentations différentes du même
produit et des conditions de sa consommation. Le publicitaire cherche ainsi
à éviter que l’image du produit ne soit « figée » ; au contraire, il vise à ce que
chacun des consommateurs d’images la prolonge à sa guise.
Comme dans l’exemple proposé plus haut des signes constituant l’objet
théâtral, la publicité repose sur un enchaînement de signes.
Les consommateurs ont des besoins, que les manufacturiers interprètent et trans¬
forment en un produit, c’est-à-dire en une représentation concrète d’un besoin,
parfois très abstrait; le publicitaire interprète le produit, son environnement de
consommation et les encyclopédies du consommateur ; il conçoit une publicité que
le consommateur recevra — suivant un mode actif — et interprétera, ce qui con¬
duira peut-être à un achat qui, éventuellement, suscitera une évaluation ou un
mouvement d’interprétance chez les pairs du consommateur, et ainsi de suite.
10. Il est assez significatif que la publicité de la bière Black Label s’adresse à un public plus
instruit, composé de consommateurs plus capables, pour des raisons culturelles, d’assu¬
mer leurs propres mouvements sémiosiques, leurs abductions dans les sentiers de l’imagi¬
naire. Ce qui, sur le plan de la représentation, donne une publicité beaucoup plus créatrice,
infiniment plus raffinée, plus ouverte ; en somme, elle table sur le serait du signe.
47
véritable terrain comme toutes les autres formes de représentation, elle
relève d’une problématique de la signification, c’est-à-dire qu’elle serait, elle
aussi, une question d’interprétance et de sémiose plutôt que d’interprétation
et d’herméneutique ?
Ce cas est extrêmement significatif en ce sens que la conception même
de la représentation, ici publicitaire, se fonde sur une volonté ferme et cons¬
ciente d’annuler les effets limitatifs de Yintentio auctoris et de Yintentio operis
et d’ouvrir la semiosis à tous les sentiers virtuels de l’imaginaire. D’une cer¬
taine façon, cette attitude d’ouverture face aux uncontrollable drives of the rea-
ders n’est pas très éloignée du mouvement qui, il y a maintenant une cen¬
taine d’années, a conduit à la conception moderne de la poésie.
48
signification pour nous, car elle serait partiellement extérieure à nos signes,
rendue quelque peu étrangère à nos sémioses, déphasée par rapport à notre
culture actuelle. Nous ne pouvons qu’à peine l’imaginer.
Le texte littéraire, comme le signe peircéen, n’existe que dans ses muta¬
tions ultérieures : c’est un serait. La lecture prend acte de ce serait et le réalise.
49
Écouter le Premier Concerto brande-
bourgeois sur un baladeur à l’occa¬
sion d’une promenade sur la monta¬
gne ou le long de la rivière un beau
jour d’automne, voilà qui n’a plus
beaucoup à voir avec les soirées
galantes du margrave de Brande¬
bourg. 11 est fort probable que nous
entendions aujourd’hui dans les Con¬
certos brandebourgeois des voix, des
résonances émotives ou symboliques
que les destinataires immédiats de la
pièce, voire J.-S. Bach lui-même, ne
pouvaient entendre. S’il y a perte
partielle, il y a aussi des gains.
Scène de danse.
Gravure allemande (xvni® siècle).
Bibliothèque du Musée des arts décoratifs
50
sémiologique que Von n’arrive pas à combler, soit la perte des rituels antiques et
de leur signification. Lisant des guides touristiques plus ou moins savants, tentant
de comprendre ce qu’a pu être cette civilisation perdue, on croit comprendre un
peu, alors qu’en fait on fait des apprentissages qui s’inscrivent à l’intérieur de
notre conscience actuelle portant, par exemple, sur les conditions de l’habitation
du territoire, sur la fragilité de nos civilisations.
Jacques Michon (1983:178) affirme que l’acte de l’écriture chez Nelligan corres¬
pondait à une immersion dans l’imaginaire où se fusionnaient l’image de la Mère
et le langage de l’affectivité, et à une distanciation des normes du langage, du
code, du Père; ce faisant, Michon confère, à la poésie de Nelligan, une existence
dans le cadre d’un état ponctuel du savoir en sémiotique littéraire. On pourrait
proposer l’étiquette suivante: Nelligan à l’université, dans les années quatre-
vingt ! Inversons la question : de quelle autre façon Nelligan pouvait-il exister
comme signe, ou comme objet de savoir, à l’université dans les années quatre-
vingt ?
Cependant une nuance s’impose ici : d’une certaine façon, nous lisons
Pamphile Lemay, nous écoutons Vitali à travers les échos qu’ils ont laissés
chez Émile Nelligan et chez J.-S. Bach. Et si, un jour, nous ne lisions plus
Nelligan, si nous n’écoutions plus la musique de Bach, en fait nous continue¬
rions à les lire et les écouter à travers des œuvres ultérieures qui les réalise¬
raient en les prolongeant.
La logique de la sémiose réside dans le fait qu’il n’y a pas de perte abso¬
lue, mais des déplacements, des transferts. Au célèbre « rien ne se perd, rien
ne se crée », on devrait substituer : « si tout ne se perd pas, quelque chose de
nouveau se crée constamment». C’est un peu la question de la présence du
Christ sous les Saintes-Espèces qui revient ici. La signification est en aval et
non en amont.
51
condition première de l’établissement de la signification. Il semble donc que
pour apporter une réponse l’on doive poser les conditions de la signification.
La condition première concerne la nature fondamentalement sociale de la
signification. Le sens est, par définition, social, collectif reposant sur une
convention implicite comme le suggérait Saussure ou, pour reprendre le
terme de Peirce, sur un consensus. La source du débat Rorty - Eco tient,
croyons-nous, à la définition de cette notion de consensus.
Eco fait la distinction entre V usage d’un texte et son interprétation fondée
sur la cohésion interne du texte. Rorty refuse cette distinction, affirmant que la
cohésion interne du texte n’existe pas, qu’il n’y a que des réactions à des sti-
muli. Si l’on se place dans la logique du pragmatisme, on reconnaîtra que le
principe de cohésion s’est déplacé: il n’est plus dans le texte {intentio operis)
ou chez l’auteur {intentio auctoris), il s’est transformé pour devenir un prin¬
cipe de cohérence inhérent à l’épistémé où vient s’inscrire l’interprétation.
11. !1 ne fait nul doute que, par ce terme, Ecp fait allusion à la dérive sans fin de la déconstruc¬
tion. En posant cette question, Eco s’immisce dans le débat et prend une position en ce
sens qu’il oppose un déni au consensus auquel prétendent les défenseurs du déconstruc-
tionnisme.
12. Ce terme «immédiat» doit être saisi dans ses deux acceptions: absence de délai tempo¬
rel et absence de médiation.
52
pouvons parcourir que suivant des mouvements d’avancée de l’imaginaire -
en fait des abductions - qui sont largement imprévisibles.
Cependant, il faut reconnaître, que dans un état de culture donné, des
fragments différenciés de la collectivité indexent leur imaginaire, leur savoir
et leur conscience sur des portions différenciées de l’encyclopédie. C’est la
raison pour laquelle la notion d’encyclopédie est nécessaire, le modèle
logique du dictionnaire ne pouvant pas rendre compte de ces décalages.
Combien d’avancées sémiosiques - en somme, des interprétations - n’ont
été reconnues que beaucoup plus tard, c’est-à-dire au moment où l’épis-
témé pouvait les accueillir et leur conférer une signification !
Dans un premier temps, Peirce saisissait le consensus comme une com¬
munauté d’esprit entre différents chercheurs scientifiques qui souvent dans
l’histoire sont arrivés au même résultat ou à la même idée dans un laps de
temps relativement court. Il fondait d’ailleurs sur ces phénomènes l’idée du
caractère collectif de l’esprit {Mind en anglais) auquel participent les indivi¬
dus alors qualifiés de QuasiMind^^.
Lorsque la question de la communauté d’esprit {Mind) s’applique non
plus à la découverte scientifique, mais bien à la question de la signification
prise dans un sens très général, le point central mis en évidence ne concerne
plus un élément ou une donné de savoir achevé ou vérifié (en laboratoire),
mais bien un mouvement de sémiose reconnu comme pure dynamique par¬
tagée socialement et fondant la cohésion sociale.
Nous n’avons aucune certitude que la communauté puisse arriver à une
conclusion indubitable sur quelque question. Et même s’il en était ainsi,
nous n’avons aucune raison de penser qu’une unanimité puisse être rencon¬
trée ; nous ne pouvons non plus présumer qu’un puissant consensus puisse
être atteint sur chacune des questions. La seule chose que nous pouvons
légitimement présumer réside dans la forme d’un espoir qu’une telle conclu¬
sion puisse être finalement atteinte concernant les questions particulières
sur lesquelles portent nos recherches.(C.P. 6.610.1893. Trad. J. F.)
53
L’interprétation comme constitution d’un savoir nouveau
(« changement d’habitudes »)
En fait, il y a, dans notre discours habituel sur la question de l’interpré¬
tation, des inversions absolument étonnantes. Tentons de voir les choses par
le «bon bout de la lorgnette ». Lorsque le commentateur interprète la figure
de Nelligan comme on l’a proposé plus haut, il affirme l’existence de deux
ordres de langage, celui de l’affectivité et celui du code. Et la figure de
Nelligan dans tout cela? Eh bien, elle sert de pré-texte, de scène ou, plus pré¬
cisément, de révélateur, de lieu d’émergence. En fait, le commentateur
emprunte la voix de Nelligan, son autorité, pour défendre une thèse, c’est-
à-dire pour construire un nouveau savoir en provoquant des changements
d’habitudes à l’intérieur de notre conscience actuelle et de notre savoir sur
l’écriture et la poésie .
Cherchons à être plus précis, car le point est délicat : le commentateur
n’utilise pas Nelligan. 11 ne redonne pas, purement et simplement, la cohésion
interne du texte des poésies, car quelle certitude aurait-il en ce qui concerne
la justesse de la représentation de cette cohésion interne! Il serait certaine¬
ment plus juste de proposer que cette cohésion, sur laquelle se fonde une
interprétation, est celle qui est créée au moment de l’acte interprétatif et
qu’elle ne coïncide pas nécessairement avec la conception qui prévalait lors
de l’écriture du texte de référence. En ce sens, cette cohésion n’est pas
interne au texte ; elle serait plutôt externe, extérieure et postérieure au texte
d’origine, sociale, partagée : on parlera plus justement d’une cohérence entre
une interprétation donnée et l’état de culture à laquelle elle appartient. D’où
l’expression que nous proposons de terreau consensuel.
En fait, la question est de savoir qui parle. Pour arriver à formuler de
façon plus juste, il nous faut changer de sujet grammatical : concevoir le
représentamen de départ comme sujet du processus de la sémiose.
Le texte de Nelligan s’avance jusqu’à nous, rencontre une nouvelle épistémé, se
prête éventuellement à une nouvelle conception de la cohésion de la représenta¬
tion ; il se déforme, il se reconstruit; et, placé dans ce lieu qui lui est partiellement
étranger, il contribue à faire surgir quelque chose de neuf
Ce qui est dit ici du texte de Nelligan pourrait être affirmé de toutes les
autres situations sémiosiques auxquelles nous nous sommes référés : le Pre¬
mier Concerto brandebourgeois, La charge de l’orignal épormyable de
Gauvreau, les ruines égyptiennes et mayas, l’activité rituelle de la commu¬
nion eucharistique, etc.
54
Le plaisir comme sentiment d’imminence de la sémiose
ou la qualité affective du mouvement de l’interprétance
Le plaisir esthétique est de nature sociale en ce sens qu’il ne peut surgir
qu’en rapport à un consensus. 11 survient quand l’esprit pressent le vacille-
ment de l’habitude et l’imminence de l’émergence d’une cohésion nouvelle ;
le surgissement d’une définition insoupçonnée, inusité, jusque-là imprévi¬
sible, mais tout de même partagée. L’expérience individuelle du plaisir esthé¬
tique est ainsi associée au sentiment d’une implication active de l’esprit dans
la construction du consensus. Il s’agirait, en somme, de l’expérience d’une
fusion au social, un sentir vivant, le dévoilement, pour le sujet, de sa nature
idéique et de son appartenance au monde des idées.
Il n’y aurait pas plus de plaisir lorsque l’œuvre tiendrait le sujet à l’écart
de cette expérience, lorsque la distance imposée entre l’habitude et la pro¬
position signifiante serait trop grande, lorsque l’étrangeté ne trouverait pas
de prise suffisamment enracinée dans le terreau consensuel pour que l’expé¬
rience de la découverte s’en démarque. C’est vraisemblablement ce qui est
arrivé au spectateur de la pièce de Gauvreau qui quitte la salle au milieu de
la séance. Dans un tel cas, on parlerait non pas d’une simple absence de plai¬
sir, mais bien d’un déplaisir vécu intensément.
55
Le plaisir est la découverte d’une familiarité nouvelle, figure de proue
d’une avancée sémiosique ; le plaisir caractérise le premier moment dans le
processus de l’interprétance, soit le lieu de surgissement de tout savoir nou¬
veau, de tout nouveau gain de conscience.
14. Jusqu’à la fin de sa vie, Peirce est constamment revenu sur sa conception personnelle du
pragmatisme suivant laquelle l’interprétant n’est ni une personne ni un interprète, mais
bien une fonction, un constituant du signe ou une parcelle de signification potentielle
emportée par le mouvement de la sémiose. L’interprète représente, pourrait-on dire, un
esprit où un interprétant trouve à se réaliser: « L’effet de détermination exercé sur l’esprit
de l’interprète, je l’appelle l’interprétant du signe. « [Lettre à Philip E. B. Jourdain datée du
5 décembre 1908, citée dans Fisch (1986: 342). Trad. : J. F.]. C’est la raison pour laquelle
nous avons parlé plus haut non pas d’une collectivité d’interprètes, mais bien d’une com¬
munauté d’esprits, constituant un terreau consensuel, pour décrire le lieu de validation d’une
interprétation.
56
5. Si l’interprétation prétend trouver sa justification dans une repré¬
sentation de la cohésion du texte de référence, il faut reconnaître que
cette cohésion est en bonne partie construite dans l’épistémé où a lieu
l’acte interprétatif Cela signifie que l’on n’a aucune garantie en ce
qui concerne les qualités objective et interne de cette cohésion ou,
pour le formuler autrement ; le texte de référence est en bonne par¬
tie reconstruit lors de l’acte interprétatif II serait donc plus juste de
substituer à la notion de cohésion interne celle de cohérence dans un
état de savoir ou, comme on l’a proposé, de terreau consensuel.
6. La notion de semiosis illimitée ne saurait servir de caution à une
acceptation de la totalité des interprétations imaginables. Elle indi¬
que plutôt que les interprétations sont des moments d’interprétance,
qui seront validés ou non et ce, suivant une ligne de développement
historique. La semiosis illimitée représente non pas la totalité du savoir
qui serait immédiatement accessible, mais une virtualité logique ; elle
est, par excellence, le lieu du serait.
7. Les querelles d’interprétation portent en réalité sur l’indexation
d’une portion d’encyclopédie sur laquelle s’appuie telle interpréta¬
tion ainsi que sur le momentum de l’acte interprétatif
8. Cette définition de la semiosis illimitée, loin d’indiquer un accès à un
savoir absolu, affiche plutôt la relativité, la partialité de notre savoir.
Peirce affirme un principe : le faillibilisme réside au cœur de tout
apprentissage. Les conditions de l’interprétation en constituent l’une
des illustrations les plus convaincantes.
Est-ce à dire que nous serions condamnés à ne jouer Shakespeare que dans des
lieux et des costumes contemporains? Plus justement, nous le lisons, nous le
jouons, nous assistons aux représentations dans un esprit contemporain. Alors à
quoi servent les décors, la versification, le style d’écriture pafois un peu vieillot,
les formes littéraires d’époque? Simplement à conférer un élargissement à notre
imaginaire, à nous ouvrir une portion d’encyclopédie qui - et c’est le point cen¬
tral - nous échappe partiellement. Cette confrontation à l’inconnu, cet élargisse¬
ment des horizons de l’esprit appellent un saut abductif ; ils représentent pour nous
une libération des restrictions de notre culture immédiate et de nos habitudes;
puis, dans les meilleurs cas, ils font surgir le sentiment de l’imminence d’une
découverte ou d’une petite victoire sur le faillibilisme : donc un plaisir. C’est là sans
doute la raison pour laquelle nous visitons Chitchen-Itza, nous écoutons encore
les Concertos brandebourgeois ou nous lisons Nelligan. C’est sans doute aussi
pourquoi Shakespeare a choisi de parler de César, de Cléopâtre et du sénat
romain.
57
bolique ont besoin de ces matériaux, comme d’une substance, d’une matière
dont ils sont faits. Mais tout cela, Shakespeare l’avait déjà dit : Nous sommes
faits de l’étoffe de nos rêves!
Le rêve, comme l’écrihire, comme l’audition musicale, comme la lecture
de la poésie, sont des formes d’interprétation, des actes privilégiés de l’inter-
prétance, des occasions qui nous sont données pour le plaisir !
58
3. Le représentamen, le fondement,
le signe et l’abduction.
Bref mémoire sur l’usage de quelques mots courants
à partir d’une suggestion de David Savan
Sous l’influence de David Savan (1988), j’ai été amené à faire un choix
terminologique particulier; suivant la leçon de son Introduction to C.S. Peirce’s
Full System of Semeiotic, j’ai adopté, dans mon ouvrage d’introduction (Fisette
1990) l’usage du mot «fondement» pour désigner le premier constituant du
signe, au lieu d’employer le terme «représentamen» ou, plus simplement, le
mot «signe» dont les usages sont courants. David Savan (1988a) a discuté
publiquement de la question de cet emploi avec Tom L. Short (1988) dans
une livraison des Transactions of The Charles S. Peirce Society.
Je ne reprendrai pas ici ce débat qui a déjà été mené. Le seul aspect sur
lequel je voudrais insister, c’est que cette question n’est pas purement et sim¬
plement terminologique. Ce flottement ^ dans le choix des termes indique
assez bien, je crois, la diversité, voire l’indécision qui sont nôtres dans la
compréhension que l’on se fait généralement du signe, du processus sémio-
sique, en somme de la définition même du projet d’une sémiotique tel qu’il
avait été amorcé par Peirce. Je tenterai donc non pas de justifier mon em¬
ploi — d’une certaine façon, ces divers emplois sont tous légitimes — encore
moins de tenter d’imposer un usage, mais, plus simplement, de problémati-
ser les questions théoriques sous-jacentes aux usages terminologiques des
termes signe, représentamen, fondement, sujet et objet. Mon objectif reste pour¬
tant bien modeste : chercher à atteindre un certain raffinement dans la com¬
préhension de ces quelques notions qui sont à la base de notre réflexion.
59
Relire quelques fragments du texte de Peirce
La première difficulté que nous rencontrons, c’est que chez Peirce lui-
même l’usage de cette terminologique est instable. D’ailleurs, Tom L. Short
avait bien raison d’affirmer que le terme « fondement » n’apparaît que dans
les œuvres de jeunesse de Peirce^, Mais, plus tard, les termes «signe» et
« représentamen » tendront aussi à se confondre. La plus grande difficulté
que nous rencontrons tient à ce que les Collected Papers, la seule édition suf¬
fisamment exhaustive des écrits de Peirce que nous ayons en notre posses¬
sion actuellement — en attendant l’achèvement de la Chronological Edi¬
tion —, est le fait d’un montage thématique qui ne tient nullement compte de
la chronologie des écrits. 11 se produit donc fréquemment que des paragra¬
phes successifs présentent une terminologie qui n’est pas cohérente.
Pour parer à cette difficulté, je me référerai à trois fragments textuels de
Peirce qui tous datent de 1903, soit, pour donner des points de repère,
l’époque des conférences de Lowell et de la découverte de l’ouvrage de Lady
Welby. Le choix de cette période se justifie d’autant plus que c’est à cette
époque, je crois, que Peirce accède à une pleine maturité de la pensée en ce
qui concerne l’élaboration d’une semeiotic^.
La question de départ est donc celle-ci : quelles distinctions peut-on
apporter entre le « signe » et le « représentamen » ? Voici les trois citations
(j’inscris les caractères gras) :
Un signe est un représentamen qui a un interprétant mental. Il est possible qu’il
y ait des représentamens qui ne soient pas des signes. Ainsi, si une fleur de tour¬
nesol, en se tournant vers le soleil, devenait par cet acte même pleinement
capable, sans autre condition, de reproduire une fleur de tourne sol qui se
tourne vers le soleil exactement de la même façon, et de faire cela avec la
même capacité reproductrice, la fleur de tournesol serait un représentamen
du soleil. Mais la pensée est le principal, sinon le seul, mode de représenta¬
tion. [C.P. 2.274 1902-1903. É.S. 148. Je souligne.]
2. Si ce nest le paragraphe 2.229 des C.P., daté de 1897: «[...] tout représentamen devant
dès lors être connecté avec trois choses, le fondement, l’objet et l'interprétant [...]» D’ail¬
leurs les auteurs de l’édition critique des C.P. ont repris cette même série de trois termes
pour inscrire les sous-titres dans l’ouvrage.
3. On sait tous l’évolution constante qui a marqué l’utilisation de ces termes chez Peirce.
Ainsi, le néologisme représentamen figurait déjà dans le premier article publié dès 1868,
« Sur une nouvelle liste de catégories ».
60
objet, quel que soit le moyen, comme les supports de pensées qui nous sont
familières. Maintenant, je commence avec cette idée familière et je fais la
meilleure analyse possible de ce qui est essentiel au signe ; puis je définis le
représentamen comme ce à quoi l’analyse s’applique. Cependant, si j’ai fait une
erreur dans mon analyse, une partie de ce que je dis à propos des signes
sera fausse. Dans un tel cas, un signe pourrait ne pas être un représenta¬
men. [...] tous les signes apportent des objets de connaissance aux esprits
humains ; mais je ne connais aucune raison pour laquelle chaque représen¬
tamen devrait en faire autant.
Ma définition du représentamen est la suivante : Un REPRÉSENTAMEN est
le sujet d’une relation triadique À un second, appelé son OBJET, POUR un troi¬
sième appelé son INTERPRÉTANT, cette relation triadique étant de telle nature
que le REPRÉSENTAMEN détermine son interprétant à entretenir la même rela¬
tion triadique au même objet pour quelque interprétant. (C.P. 1.540 et 1.541.
1903. Je souligne, sauf le second paragraphe dont les italiques figurent dans
l’édition des C.P. Une traduction de ce fragment figure en annexe)
61
substantif. Le terme « sujet» ici pourrait être pensé dans son sens grammati¬
cal comme ce qui initie l’action.
Puis une distinction; le «signe» c’est tout ce qui communique la notion
définie d’un objet, ce qui, me semble-t-il, renvoie au travail de la semiosis qui
s’opère à l’intérieur du signe jusqu’à ce qu’un objet dynamique ait été cons¬
titué, et que la résultante de ce travail, l’interprétant, puisse être communi¬
quée, c’est-à-dire, relancée dans des phases ultérieures de la sémiose. En
somme, le terme « signe » désigne un processus. Le terme « représentamen »,
quant à lui, désigne ce à quoi l’analyse s’applique, soit à la fois le matériau sur
lequel se construit le signe et l’occasion qui est donnée au signe de surgir. Si
l’on tentait de superposer les traits du sujet activant le processus sémiosique,
du matériau auquel s’applique l’analyse et de l’occasion qui est donnée au
signe de surgir, on pourrait suggérer l’image d’une impulsion donnée au mou¬
vement du signe.
L’aspect le plus intéressant des citations présentées plus haut tient aux
disjonctions opérées entre les deux termes. Un «représentamen», suivant
l’exemple des fleurs de tournesol, n’accédera pas au statut de signe s’il reste
à l’extérieur du processus sémiosique, s’il n’accède pas à une existence men¬
tale. La fleur de tournesol, laissée à elle-même, est dans la totale incapacité
de générer, par elle-même, une représentation de fleurs se tournant vers le
soleil. C’est dans l’esprit, bref dans sa vie sémiosique, que cette fleur devien¬
dra une représentation du soleil.
L’autre cas de disjonction est présenté de façon plus abstraite. 11 renvoie
à un travail d’analyse qui échoue, c’est-à-dire à un mouvement de sémiose
qui en resterait au niveau de généralités et de pures abstractions, bref une
analyse qui perdrait le contact avec le sujet existant dans le monde, à l’exté¬
rieur du signe. À titre de simple exemple indicatif on pourrait imaginer l’ana¬
lyse de la scène de genre qui ne reposerait sur aucune connaissance des
préalables (époque de la scène représentée, les mœurs, les us et coutumes,
etc.), bref de ce qui fait le sujet de la toile. On pourrait aussi imaginer des
archéologues qui, découvrant les traces d’une civilisation disparue et totale¬
ment inconnue, en seraient réduits à de pures conjonctures quant à l’inter¬
prétation de ces traces, sans aucune possibilité de fonder leur analyse sur un
savoir préalable. C’était vraisemblablement le cas des descriptions des hié¬
roglyphes avant la découverte de la pierre de Rosette.
On pourrait donc imaginer une frontière et une articulation entre le
représentamen et le signe proprement dit. Les deux cas de disjonction ana¬
lysés ici mettent en scène une rupture saisie de chacun des côtés de cette
articulation : la fleur de la nature qui reste du côté du représentamen sans
accéder à la sémiose, et l’analyse des hiéroglyphes qui, ne trouvant pas
d’attache dans le monde extérieur, en demeure au niveau d’une problémati¬
que purement abstraite, sans assise dans le monde.
Dans ces conditions, le terme «représentamen» désigne un objet ponc¬
tuel, existant réellement dans le monde; dans la mesure où cet objet du
62
monde devient l’occasion de la construction du signe, son impulsion, selon le
terme suggéré, il se produira alors une traversée de la frontière indiquée ci-
dessus, bref une articulation se nouera ; et alors le représentamen accédera
à un nouveau mode d’existence, en tant que manifestation, assurant la base
logique sur laquelle se construira le signe. C’est précisément cette base
logique que David Savan proposait de nommer le «fondement» du signe. Ce
fondement, le premier constituant du signe, est premier dans la mesure où,
d’un point de vue intérieur au signe, il n’inscrit encore qu’une potentialité de
signifier, même si, à l’extérieur du signe, il possède une existence (qu’elle soit
d’ordre premier, second ou troisième).
En regard du «représentamen», le «signe» serait un objet construit, un
produit de l’esprit ; ou, pour être encore plus précis, le terme « signe » dési¬
gnerait le travail de l’esprit; le signe, c’est le lieu de l’action de la semiosis
ou, si l’on préfère, de l’esprit en mouvement. Au paragraphe 8.177 des C.P.,
Peirce définit le signe comme un cognizable, c’est-à-dire un lieu virtuel de
connaissance.
Une phrase de Peirce présente de façon synthétique la distinction entre
les deux termes sur la base de la disjonction indiquée plus haut : «Tous les
signes apportent des objets de connaissance aux esprits humains ; mais je ne
connais aucune raison pour laquelle chaque représentamen devrait en faire
autant. »
63
La première fois de ma vie que j’ai vu des fleurs de tournesol, c’était sur
la reproduction d’une toile de Van Gogh, pour la simple raison que ces fleurs
ne sont pas très courantes dans mon pays de neige. Or, lorsque, il y a une
vingtaine d’années, j’ai fait un premier séjour en Espagne et que j’ai vu des
champs de tournesols le long de la route, j’étais dans l’incapacité absolue de
regarder ces fleurs sans avoir présents à mon esprit les tableaux de Van
Gogh. Autrement dit, la fleur de tournesol, dans sa nature première, primi¬
tive, m’était dorénavant inaccessible. Si je tentais de reformuler cette propo¬
sition, je dirais que la fleur de tournesol, à partir du moment où elle avait
préalablement accédé à une existence mentale, c’est-à-dire qu’elle était
devenue le signe constitué que Van Gogh en avait fait, elle existait doréna¬
vant, pour moi, comme objet mental.
Ce n’est pas là une exception, au contraire, ce serait plutôt la normalité !
Nous vivons dans un monde déjà sémiotisé. Je soupçonne que l’accès à une
pureté originelle n’est plus qu’un mythe. Nous sommes le produit de sémio-
ses antérieures qui, en fait, sont l’Histoire. Les langues portent ces acquis des
sémioses antérieures ; ainsi, l’anglais désigne cette fleur comme signe, c’est-
à-dire dans sa relation iconique au soleil {sunflower) alors que le français
comme le portugais désignent cette fleur dans ses relations iconique et indi¬
ciaire au soleil {tournesol, girassol signifient : qui se tourne vers le soleil^).
C’est donc dire que le représentamen, préalablement désigné comme
simple objet du monde, existant préalablement au processus sémiosique
proprement dit, est déjà le produit de nombreuses sémioses antérieures. Le
nouveau processus sémiosique — imaginons que j’écrirais un texte décrivant
un champ de fleurs de tournesol — trouve son ancrage et dans la fleur telle
que nous la donne la nature, et dans la représentation que Van Gogh en a
donnée. Je pourrais ici me référer à quelques exemples : Hergé, le dessina¬
teur belge des bandes dessinées Tintin, nomme Tournesol son savant illu¬
miné. Autant la toile de Van Gogh inscrivait une fascination pour l’absolu, le
soleil, autant le dessinateur Hergé reconduit cette quête de l’absolu du savoir
dans son personnage. Le cinéaste japonais Kurosawa met en scène, dans
Rêves, la fascination pour le monde de la représentation en racontant au
cinéma comment un personnage entre dans les champs de blé et de tourne¬
sols de Van Gogh.
4. On peut imaginer que c’est cette iconicité, clairement inscrite dans le mot, qui a pu con¬
duire Peirce à choisir cet exemple.
64
sentamens, marquant le mouvement de sémiose qui confère des significa¬
tions à ces différentes représentations. On pourrait imaginer le mouvement
de la sémiose comme le parcours d’un marcheur dont les représentamens
correspondraient aux traces laissées par ses pas dans la neige. Cherchant à
rejoindre ce marcheur, nous n’avons accès immédiatement qu’aux traces
laissées dans la neige, mais nous en induisons son passage, la direction qu’il
a prise, etc.
Signe 2
Signe 1 . çtésenta^ '
n /?
'Fondem. Le La
Fleurs Fondem.
'Obj. imm. personnage scène
de Obj imm.
de de
tournesol Int. imm. Int. imm.
Tournesol Rêve
Obj. dyn. Obj. dyn
(Van Gogh Int. dyn. (Hergé) Int. dyn. (Kurosawa)
Interprétant final
Interprétant final
_
Figure 1. L’enchevêtrement du signe et du représentamen
drait imaginer ce que le schéma ne peut pas rendre ici ; le signe 1 établit une
relation entre deux premiers représentamens ; le signe 2 prend en charge et
le deuxième représentamen et les traces laissées par le premier représenta¬
men pour les conduire dans le troisième et ainsi de suite. C’est que l’avancée
se fait, non pas de façon linéaire et simple comme le suggère ce schéma,
mais suivant le tracé d’une spirale : tout mouvement d’avancée suppose un
effet de retour sur les acquis antérieurs.
65
mouvement de sémiose, à l’intérieur du signe, qui perdrait le contact ou qui
n’arriverait pas, faute d’informations collatérales ou de justesse dans l’ana¬
lyse, à s’enraciner dans le représentamen de départ risquerait de simplement
tourner en rond — au lieu de suivre le mouvement d’une spirale — sans mar¬
quer aucun acquis; je pourrais revenir à l’exemple du déchiffrage des hiéro¬
glyphes égyptiens avant la découverte de la pierre de Rosette ou, plus sim¬
plement, aux glyphes mayas qui résistent toujours, en bonne partie, à
l’analyse. Dans mon schéma, les intersections des ensembles, indiquant
l’enchevêtrement du représentamen et du signe, illustrent la frontière et
l’articulation auxquelles je me suis référé plus haut.
11 est assez significatif que c’est dans le cas des disjonctions que la dis¬
tinction entre le signe et le représentamen s’avère la plus évidente. Et la rai¬
son est bien simple : c’est que dans ces cas, la relation signe — représenta¬
men reste dyadique ou binaire; elle n’arrive pas à construire un lieu de
signification. Dans les cas de réussite de l’articulation — tel l’exemple des
fleurs de tournesol —, la relation entre les termes se complexifie au point de
devenir insaisissable dans son exhaustivité, d’où le Play of Musement (cette
notion sera présentée au chapitre 7) qui, précisément, désigne un jeu d’infé¬
rences allant dans tous les sens.
On pourrait tirer une autre observation de ce schéma. Le processus de
la sémiose produit de nouvelles connaissances ou de nouveaux acquis de
conscience. Mais ces nouveaux acquis ne nous sont immédiatement acces¬
sibles que sous la forme d’un nouveau représentamen qui, à son tour, assu¬
rera l’assise d’un autre processus sémiosique. C’est donc dire que le signe,
défini comme processus ou pure fonction relationnelle, n’est accessible que
par les représentamens qu’il enchaîne et auxquels il confère des significa¬
tions. On comprend, dans ces conditions, la difficulté que nous rencontrons
à distinguer ces termes et ces notions puisque leurs objets sont constam¬
ment superposés, l’un voilant l’autre alternativement.
Et la difficulté va encore plus loin. L’orientation vers tel ou tel représen¬
tamen est imprévisible, tant les facteurs sont nombreux et leurs relations
complexes. Qui, par exemple, pourra m’assurer que l’imaginaire de Van
Gogh est nécessairement présent dans le personnage créé par Hergé? La
quête de l’absolu jusqu’à la folie que Van Gogh inscrivait sur la toile est-elle
inhérente à ce personnage de bédé ou bien à ce personnage du film de Kuro¬
sawa qui s’exile dans la représentation comme dans un paradis ? Je crois que
la réponse ne peut qu’être relative ; elle dépend de notre choix, de notre cul¬
ture, des expériences esthétiques qui nous ont marqués. En faisant ce choix,
je rattache la bande dessinée et la production cinématographique à un mou¬
vement de sémiose qui existe, de façon forte, je crois, dans notre culture
occidentale et qui avait été amorcée (ou, plus probablement, reprise d’ail¬
leurs) par Van Gogh. Le point central est celui-ci : il n’y a pas de construction
de signe sans intégration des sémioses antérieures, c’est-à-dire les acquis
historiques qui sont le tout de la culture.
66
Peirce a finalement poussé à bout cette logique de la culture, en l’appli¬
quant aux objets de la nature^. Le monde, dans son évolution, est une
immense sémiose («L’univers est un vaste représentamen [...]» C.P. 5.119).
Nous en sommes partie. Nous sommes nous-mêmes signes.
On conclura provisoirement que la distinction proposée plus haut entre
le représentamen et le signe est nécessaire ; mais que, en raison de sa bina-
rité, elle est insuffisante pour rendre compte de la complexité des relations
qui se nouent entre ces termes.
5. D’où le terme «quasi-signe» dénommant des représentamens qui, tout en n’ayant pas
atteint une triadicité authentique, débordent le simple dyadisme.
67
C’est donc dire que le découpage corpus/problématique, auquel on se
réfère habituellement pour des raisons de commodité, est bien simpliste (et
bien binaire). Je crois qu’il nous faudrait plutôt reconnaître que le savoir nou¬
veau est le fait d’un prolongement, d’une croissance de savoir que le simple
fait d’une interprétation fondée sur une rupture entre corpus et problémati¬
que. Ou, pour être plus rigoureux, on reformulera ainsi : les textes de Sopho¬
cle et de Dostoïevski ont été les sujets d’une action, Vimpulsion d’un proces¬
sus sémiosique qui s’est déroulé dans l’esprit de Freud et dans le petit milieu
des savants qui, en reconnaissant cette avancée de façon consensuelle, lui
ont conféré une validation.
6. La disposition graphique dans cet ordre (résultat, cas, règle) vise à représenter, diagram-
matiquement, les étapes de l’avancée de l’inférence abductive. Cette inversion de l’ordre,
par rapport à la série classique de la déduction, illustre de façon on ne peut plus évidente
la première dénomination que Peirce avait adoptée : la rétroduction.
68
Règle : Le meurtre symbolique du Père ou l’Œdipe comme princi¬
pes généraux.
En revanche si, comme je l’ai évoqué plus haut, le jeune étudiant se con¬
tentait de reconnaître le meurtre symbolique du Père dans la fresque roma¬
nesque de Dostoïevski ou le complexe d’Œdipe dans la tragédie de Sopho¬
cle ou bien dans tout autre texte, alors sa démarche ne correspondrait qu’à
une inférence inductive. 11 construirait moins un signe nouveau qu’il n’en
reconnaîtrait un déjà constitué. Dans un tel cas, il y aurait identité parfaite
entre le signe et le représentamen; l’acquis ne serait pas réellement nou¬
veau. Imaginons, à l’inverse, un cas d’incompréhension: une lecture d’un
texte qui serait un échec, c’est-à-dire qui ne conduirait à aucun acquis ; alors,
signe et représentamen seraient restés totalement étrangers l’un à l’autre. Le
processus triadique n’aurait pas eu lieu.
69
C’est donc dire que représentamen et signe doivent se rencontrer, s’arti¬
culer ou se nouer sans perdre leurs spécificités. Là réside, je crois, le point
central qui rend diffuses les utilisations de ces termes.
Au cœur de la pensée de Peirce, nous trouvons cette affirmation à l’effet
que le signe authentique, fondé sur le principe de la triadicité, n’est pas
réductible à des relations binaires. Pourrait-on suggérer que, dans les meil¬
leurs des cas, le processus sémiosique soit fondamentalement abductif!
C’est là ce qui définit les conditions de naissance de tout savoir nouveau.
Certes, l’abduction représente un risque ; elle est le fait d’un saut dans
l’inconnu ; elle repose sur des impondérables ; elle a quelque chose d’impré¬
visible. On comprendra que Peirce ait invoqué le célébré Play of Musement
pour rendre compte de ces avancées. Gérard Deledalle (1987: 89) en parle
comme d’un «vagabondage de l’esprit dans les trois ordres », ce qui exprime
bien les conditions de l’abduction et du travail de constitution du signe. Les
notions et les termes que j’essaie ici de distinguer et de serrer de plus près
représentent comme les indices de ces différents lieux de vagabondage. Leur
utilisation a quelque chose de risqué, d’impondérable, d’imprévisible, d’où
ces traits de l’indécision et du flottement que j’évoquais en commençant.
Ces termes saisissent divers aspects du processus sémiosique ; ils sont
eux-mêmes des signes. Force est donc de penser ces mots avec la même
problématique que nous avons élaborée ici.
70
construction théorique d’une linguistique générale. Et les textes de Peirce
viennent appuyer cette observation. Lorsque (C.P. 8.177-181), il veut illustrer
le fonctionnement du signe, il se réfère comme exemple, à des phrases, à des
prédicats où les mots, pris isolément, sont donnés comme renvoyant à des
objets partiels dont la connaissance préalable est nécessaire mais insuffi¬
sante. Je crois que les mots isolés, les lexèmes appartiennent à l’instance
première de Y acception (le sense de Lady Welby ; voir C.P. 8.184 : une traduc¬
tion figure en annexe) et à l’instance seconde de la désignation (le meaning
de Lady Welby), alors que la signification (correspondant à la significance de
Lady Welby) ne peut se construire que sur la base d’un prédicat qui permet
l’accès à la tercéité. Or notre difficulté terminologique réside précisément là :
nous nous situons dans l’instance première de Yacception et nous tentons
d’opérer des choix terminologiques pour rendre compte de phénomènes de
signification qui dépassent les mots pris isolément.
71
Le point que je défends ici est que les mots de la langue — dont les
mots signe et représentamen qui nous occupent ici — se définissent mutuel¬
lement sur la base d’une relation de discrimination (la loi saussurienne de la
« différence ») alors que dans la logique de la phanéroscopie, le signe et le
représentamen sont reliés par une relation de préscission. La difficulté, qui
semble incontournable, vient de l’inadéquation entre la discrimination et la
préscission. Le mot fondement, défini comme purement relationnel, est utile
pour marquer cette relation de préscission entre les deux autres termes ou,
de façon plus précise, pour dénommer ce qui émerge d’une attention dirigée
vers une chose particulière (le fondement du signe : la fleur comme présence,
manifestation fondant le processus sémiosique) alors que les autres choses (le
représentamen, le signe antérieur : la fleur telle que donnée par la nature) sont
négligées.
7. Dans Le bégaiement des maîtres. Dany-Robert Dufour (1976) s’adresse au lecteur, lui deman¬
dant s'il a déjà «parlé en italiques».
72
Je crois, et c’est ce que David Savan suggérait, qu’il y aurait un gain de
clarté et de précision à maintenir ces distinctions que j’ai tenté d’élaborer et
d’illustrer ici : reconnaître que la présence d’un signe antérieur ou d’un repré-
sentamen donné, au point d’entrée d’un nouveau signe, est, en fait, la trans¬
mutation d’une donnée de départ en une manifestation marquant l’occasion
d’une impulsion, pour quelque chose de neuf à naître. L’usage d’un terme
spécifique pour marquer cette présence offre l’avantage indéniable de mar¬
quer clairement ces distinctions, ces articulations ; et aussi de rendre compte
des cas de disjonctions évoqués plus haut.
Si la signification, définie comme triadicité, est partout — c’est là le sens
de la sémiose généralisée à laquelle on s’est référé précédemment —, il faut
reconnaître que tout n’est pas triadique. Les cas de disjonction évoqués plus
haut en témoignent clairement. La distinction entre les termes représentamen,
signe et fondement représente, à mon avis, l’un des outils les plus efficaces
pour inscrire cette distinction fondamentale dans nos analyses.
73
'*‘*1
1. Pour assurer la cohérence dans notre terminologie, nous conservons le terme «sémiolo¬
gie » pour dénommer cette problématique spécifiquement saussurienne du signe.
77
— dans l’analyse intralinguistique, par l’ouverture d’une nouvelle dimen¬
sion de signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique
désormais distincte de celle qui est liée au signe, et qui sera sémiotique ;
— dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l’élaboration
d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation.
Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont les instruments et
la méthode pourront aussi concourir au développement des autres bran¬
ches de la sémiologie générale. (Benveniste 1969: 65-66)
La leçon centrale que Benveniste retient de la sémiologie linguistique est
que le monde du signe est clos. En somme, sur cette base, il y aurait une impos¬
sibilité absolue à traverser la frontière qui sépare le lieu structural du signe
et l’usage, c’est-à-dire la parole, la phrase puis le discours. Je crois que Ben¬
veniste, en se plaçant dans la logique saussurienne, a parfaitement raison. La
stratification du signe linguistique (Benveniste 1962) qu’il avait élaborée,
d’une façon très claire d’ailleurs, définissait et limitait le «domaine du signe».
Benveniste a certainement saisi les limites de cette analyse lorsqu’il propose
que «la sémiologie de la langue a été bloquée, paradoxalement, par l’ins¬
trument même qui l’a créée; le signe». La difficulté essentielle tient, me
semble-t-il, à ce que le signe, défini sur une base exclusivement linguistique,
ne peut rencontrer les objets du monde, alors qu’en fait le mot est un objet
du monde, un signe comme le sont l’index, le geste ostensif, le logo ren¬
voyant à telle image de marque, le symbole mathématique ou bien tel
poème, tel roman, tel tableau. Que ces signes se caractérisent par des degrés
plus ou moins élevés de complexité, cela va de soi, mais, ce sont là des
objets du monde qui agissent tous à titre de signe : des différences dans le
degré de complexité n’implique pas de différence dans la nature du signe.
Aussi Benveniste se voit-il conduit à imaginer un nouveau domaine qui
viendrait s’annexer au premier pour le compléter et qu’il propose de nom¬
mer le «sémantique». Il y a là une procédure qui paraît extrêmement
gênante en ce qu’elle maintient intacte la définition du signe qui avait bloqué
le projet d’une sémiologie générale. Si le signe, comme le donne à penser
cette délimitation de territoires distincts, ne peut être imaginé dans ses
modes d’insertion dans l’usage, alors, on serait forcé d’admettre que cette
analyse ramène le signe au simple statut d’une unité fixe à l’intérieur d’un
ensemble logique parfaitement balisé, arpenté, structuré; je soupçonne
qu’alors le signe ne serait plus qu’un simple signal ou, suivant l’expression de
Peirce, un quasi-signe.
2. On pourrait proposer ici que Benveniste avait vu extrêmement juste en ce sens que la
«sémiotique» construite par l’École de Paris a répondu à cette perspective qui se décou¬
vrait alors. Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’acte de naissance de cette théorie fut
marqué par la Sémantique structurale (Greimas : 1966).
78
qui implique que l’on revienne sur la définition même du signe ou, de façon
encore plus précise, que l’on remette en cause la définition exclusivement
linguistique du signe. Je ne crois pas que l’appel à un nouveau domaine ou
à une nouvelle discipline qui viendrait se superposer à la première ne suffise ;
au contraire, cette proposition vient réaffirmer, encore plus, l’étanchéité de
la frontière qui délimite et définit le lieu proprement linguistique. Peut-être
ces deux domaines envisagés par Benveniste seraient-ils à concevoir comme
ces deux fonctions indissociables du signe que l’on présentera plus loin : le
signe comme représentation et le signe comme action. Autrement dit, la seule
façon de résoudre cette difficulté théorique — et, peut-être, d’échapper au
« paradoxe » — serait d’abolir la frontière étanche qui sépare le signe linguis¬
tique du « monde », la langue du discours.
79
d’autres facteurs tels l’environnement, les habitudes préalablement acquises
et comme ici, la tradition dans la fabrication des girouettes, etc. 11 faudrait
pourtant apporter une nuance supplémentaire : si le représentamen girouette
et l’esprit dans lequel il vient s’inscrire constituent deux entités logiques dis¬
tinctes, le signe qui se constitue appartient à ces deux lieux logiques; en
d’autres termes, le signe n’est pas une simple réception d’un stimulus (visuel
dans cet exemple) ; le signe serait plutôt le lieu logique même où un repré¬
sentamen devient un signe. Le signe réside autant dans l’objet que dans
l’esprit ; il est défini comme l’occasion de leur rencontre.
80
La condition pour que l’objet girouette soit significatif, c’est qu’il soit
représenté^.
Secondéité
La girouette constitue l’objet dont parle le texte. Trois relations à l’objet
«girouette» pourraient être mises en scène: pour l’enfant, elle n’est qu’une
icône; pour les marins du dimanche, icône et indice, et pour le designer,
icône, indice et symbole. Une précision s’impose ici: lorsque la relation à
l’objet atteint le niveau symbolique, l’objet déborde le statut de simple réfé¬
rent : il devient quelque chose de plus, il cumule les deux rôles de référent et
référence, c’est-à-dire d’objet réel et d’objet symbolique"^.
81
conservant ses valeurs antérieures de signe ; lorsque la girouette est écrite,
elle n’est pas retournée à une primitivité ou à une utopique pureté qui serait
antérieure aux processus sémiosiques qui en ont fait un objet de culture. Le
texte, l’écriture et aussi la lecture, en feront moins un signe totalement nou¬
veau qu’un signe renouvelé, enrichi, bref un signe ultérieur. La girouette
représentée ne constitue pas une négation ou un oubli de l’objet de culture
qu’elle était, antérieurement à cette nouvelle représentation, elle constitue,
pourrait-on dire, une girouette enrichie, la représentation textuelle lui adjoi¬
gnant un plus. D’une certaine façon, on pourrait proposer que prendre au
pied de la lettre la formule girouette de papier, ce serait postuler que le signe
textuel qui se constitue devient le tout du signe, niant la réalité non seule¬
ment de l’objet factuel, mais aussi de l’existence ou de la valeur symbolique
préalable de la girouette. 11 y aurait, dans cette position, quelque chose qui
se rapprocherait du doute systématique (cartésien) qui prétend pouvoir abo¬
lir le monde pour le reconstruire ex nihilo: cet aller-retour entre les deux
absolus de la néantisation et de la création me paraît, pour le moins, sujet à
caution !
Si je reviens à notre exemple, je proposerai que le marin du dimanche
autant que le designer de girouettes ne peuvent oublier l’émerveillement
qu’ils ont connu, enfants, lorsque pour la première fois ils ont vu une
girouette.
Priméité
La girouette n’atteindra le statut de symbole que par le biais d’une forme
quelconque de représentation. Revenons à l’exemple précédent : pour le
designer, la girouette réelle, factuelle qu’il découvrait prenait une valeur dans
son esprit, ou bien effectuait un mouvement sémiosique dans la mesure où
elle s’inscrivait postérieurement (et non antérieurement) à toutes ces girouet¬
tes représentées, dessinées, construites dont il avait déjà expérimenté les
modèles.
Le fondement de cette représentation littéraire, ce serait le texte qui
peut être saisi comme appartenant à une forme type, soit un récit, une des¬
cription ou tout autre cadre préalablement construit de représentation (légi-
signe). Le texte sera saisi dans sa réalisation factuelle — ce texte en particu¬
lier (sinsigne). Ou bien il ne sera saisi que comme simple virtualité ou
possibilité logique : j’imagine l’enfant qui se dirait en lui-même : un jour je sau¬
rai ce qu’est cet objet étrange, je l’expliquerai en décrivant son fonctionnement
dans un texte ; ou bien, de façon peut-être plus réaliste, un jour, je dessinerai des
girouettes de toutes sortes de couleurs, elles seront encore plus belles...
•
82
Tercéité
Dans la mesure où je tiens dans mes mains le livre où figure ce texte,
m’apprêtant à le lire, le texte reste une pure potentialité (rhème) ; puis je le
lis et j’en saisis immédiatement un premier niveau de signification (dici-
signe) ; enfin, le texte me paraît, à la suite de ma lecture, comme une repré¬
sentation plus globale de la girouette : il donne une signification à la girouette
dans la mesure où il se constitue en la représentant (argument).
Est-ce que je me trompe ou bien n’est-ce pas ce qui est arrivé dans nos
esprits, lorsque nous avons lu le premier fragment de ce texte ?
5. Pour reformuler en termes plus techniques, on proposerait que, pour l’enfant, la girouette
dessinée correspond à un sinsigne émergeant simplement d’un qualisigne, alors que, pour
les adultes, le dessin correspondrait à la réplique de divers légisignes indexés aux savoirs
donnés dans l’exemple.
83
Deux aspects majeurs ressortent de tout ceci ; le processus de représen¬
tation — le dessin de l’enfant, la simple indication sur un panneau de signa¬
lisation ou bien le tracé savant que l’on retrouve sur les plans du designer —
de par sa nature même, confère une valeur sémiotique spécifique à l’objet
référent qu’est la girouette. De plus, — et c’est l’aspect sur lequel je veux
insister ici — ces diverses formes de représentation s’inscrivent nécessaire¬
ment dans la continuité des savoirs, des valeurs et des mouvements sémio-
siques préalables ou antérieurs que l’objet a connus et qui en ont fait un objet
de culture.
84
L’analyse des niveaux ; connotation et métalangage
Si l’on se réfère au modèle devenu classique de l’imbrication de deux
signes tel que Roland Barthes l’a construit en se fondant sur des postulats
théoriques empruntés à Louis Hjelmslev, on construira la figure des emboî¬
tements de deux signes. Ce modèle est trop connu pour qu’on s’y étende lon¬
guement®. Quelques brèves remarques suffiront. Précisons toutefois que ce
schéma, tel que représenté ici, illustre le processus de la connotation — le
nouveau terme produit est un signifié (SÉ) —, tandis qu’une commutation
des termes signifiant et signifié — le nouveau terme produit étant alors un
signifiant (SA) — renverrait au processus du métalangage.
2^ niveau SA SÉ
1®'' niveau SA SÉ
85
qui, telle la langue face aux objets de la réalité, vient classifier, ordonner ou
organiser les contenus du langage de premier niveau suivant sa propre
logique. Dans tous les cas, on parlera donc, strictement, d’un arrêt du proces¬
sus de la sémiose.
Or, le processus de la connotation correspond de façon précise à la
notion d’avancée du signe, de la semiosis. Il semble que le modèle triadique
soit mieux à même de rendre compte de cet effet d’échappement du signe,
de son écoulement imprévisible vers d’autres lieux de la signification.
On pourrait, par exemple, demander en quoi cette schématisation de la
connotation permet de répondre aux questions suivantes ; Quel serait le con¬
tenu de la case signifié du signe de second niveau ou, pour revenir à nos exem¬
ples préalables, quelle serait la valeur symbolique de la découverte, par le desi¬
gner, de la nouvelle girouette ? En quoi le signe de second niveau reconduit-il
tout en l’altérant légèrement le contenu du signifié de premier niveau ou en
quoi la découverte que le designer-enfant avait faite, la première fois, d’une
girouette est-elle encore présente dans son travail professionnel actuel ? Puis
en quoi cette schématisation rend-elle compte du fait que la découverte du
designer ne trouvera sa pleine réalisation qu’ultérieurement, c’est-à-dire dans
un nouveau modèle qu’il dessinera en s’inspirant de sa découverte récente ?
En fait, par ces questions, je cherche à saisir le choc entre elles des
valeurs symboliques de l’objet et des traces qu’elles ont laissées dans l’ima¬
ginaire, tant chez l’individu designer auquel on se réfère que, plus générale¬
ment, dans l’ensemble des représentations à la fois de l’ordre de l’imaginaire
et du symbolique que nous tous, comme membres d’une collectivité, nous
faisons d’une simple girouette. Si, d’une certaine façon le terme signifiant
pouvait correspondre, vaille que vaille, à la notion de représentamen (le
signe saisi globalement, préalablement à son analyse, comme un simple
artefact), le terme signifié est trop simple, trop peu explicite pour rendre
compte des divers aspects des trois constituants du signe.
On pourrait résumer cette réflexion critique en proposant que le modèle
de schématisation auquel on s’est référé ici s’inscrit dans la logique d’un sys¬
tème fermé, exhaustivement structuré, ce qu’Umberto Eco a proposé
d’appeler le dictionnaire, alors que les questions que nous inscrivons, en nous
plaçant dans la perspective de la connotation, trouvent leur place à l’inté¬
rieur d’un univers beaucoup plus large, non exhaustivement structuré et qui
inscrit, en son centre même, la possibilité de découvertes imprévisibles : ce
serait alors l’espace et le temps de Y encyclopédie.
86
que nous ressentons à voir cet objet coloré sur un fond de ciel bleu, un beau
jour d’été. Dans tous ces cas, la girouette, plutôt que de marquer un aboutis¬
sement, représente un départ, une promesse, une ouverture
87
Les constituants du signe
Objet
En regard de la girouette, le texte agit comme un interprétant, venant,
sous son mode dynamique, assurer la médiation entre l’objet immédiat
qu’est la girouette référentielle dans ses caractéristiques physiques et la
girouette dans son existence préalable comme objet de culture; bref, il vient
la donner comme image d’elle-même ; puis, il la désigne comme instance uti¬
litaire dans un environnement donné ; enfin, il construit une nouvelle valeur
symbolique. D’une certaine façon, ces trois phases logiques correspondent
aux trois personnages que nous avons imaginés : l’enfant, le marin du diman¬
che et le designer.
Au cours du processus, la nouvelle girouette (objet dynamique : suivant
les valeurs symboliques suggérées plus haut, telles qu’elles s’offrent au desi¬
gner) apparaît comme une émanation de ce que l’objet (immédiat) était au
départ ; cette émanation, l’interprétant, que ce soit un texte ou toute autre
forme de représentation, ne peut que la suggérer.
Fondement
Le texte, qui constitue le lieu même de la représentation n’a comme pre¬
mière existence que celle d’une virtualité ; on parlerait alors du métier préa¬
lable du romancier ou du conteur qui se saisit d’un objet premier ou immé¬
diat, préalablement donné. Puis, il existe, suivant un mode factuel ; c’est alors
que, par Vécriture, s’opèrent les processus sémiosiques qui multiplient les
désignations de l’objet. Enfin, ce texte s’inscrit à la suite d’une tradition ou
d’un savoir préalable qui, pour ainsi dire, détermine la forme qui sera celle
d’un récit d’aventure ou d’un conte ou d’une légende, ou bien d’un traité sur
la fabrication des girouettes. C’est précisément à ce niveau logique, dans la
rencontre d’une forme préalable d’écriture — reliée à un savoir spécifique
déjà constitué — et d’un objet particulier, ici la girouette, que se construit le
discours, générateur de la symbolisation. On pourrait alors parler d’une coop¬
tation qui rend possible la représentation à un certain niveau de généralité.
Comme on l’a déjà suggéré plus haut, si l’enfant dessine la girouette avec
toutes sortes de couleurs, ce sera le rôle du psychologue, du maître, du parent
ou du sémioticien, qui ont déjà accès à la forme de ce discours, de porter la
représentation faite par l’enfant à un certain niveau de généralisation.
Interprétant
L’interprétant (texte ou toute autre forme de représentation) trouve son
point de départ dans un signe préalable ; puis, il gère un parcours qui consti¬
tue le processus sémiosique proprement dit. Au terme de ce parcours, un nou¬
veau signe a été constitué.
88
Les étapes de l’avancée de la sémiose
Le texte, dans la mesure où il constitue une instance de représentation
doit être saisi à différents niveaux qui correspondent autant à des instances
logiques qu’à des phases ou à des moments dans le processus temporel de
la sémiose.
89
intersection, comme s’il était «à cheval» sur deux représentamens. En
somme, le signe, c’est la relation^, le lien entre des représentamens, tels
qu’ils se rencontrent dans le monde réel. Ici le signe, c’est l’articulation entre
1. la girouette préalablement donnée, 2. la nouvelle girouette qui se construit
et 3. l’esprit où survient cette rencontre. C’est d’ailleurs pourquoi, le signe ne
peut pas représenter exhaustivement le nouvel objet construit : il ne peut que
le suggérer] le nouvel objet construit n’est qu’une émanation du signe.
Dés lors que ce parcours a été accompli, le signe est prêt à émigrer dans
un autre lieu sémiosique — une autre représentation — où il pourra se cons¬
truire comme signe authentique, de la même façon que ce n’est que dans le
lieu textuel que la girouette est devenue un signe authentique. Ce lieu ulté¬
rieur, ce sera la lecture, ce sera un autre texte qui prolongera ou relancera ce
dernier, ce sera une représentation picturale, romanesque, filmique, etc. Et
lorsqu’une autre représentation de la girouette viendra s’inscrire dans la
suite logique de celle-ci, le point de départ de cet autre processus sémiosi¬
que, ce sera l’état sémiotique où le processus que nous décrivons aura con¬
duit la représentation et l’objet girouette, ceux-ci étant, en quelque sorte,
indissociables.
Nous touchons ici la différence entre les logiques binaire et triadique. La
logique trichotomique permet de rendre compte de ce fait simple mais cen¬
tral : un texte est un processus de sortie de lui-même comme la girouette n’a
d’existence qu’en sortant d’elle-même pour aller ailleurs.
Un autre aspect — qui est plus important, je crois — tient à ce que
l’objet dynamique (équivalent du second niveau dans le schéma de la con¬
notation) ne vient pas dominer on écraser l’objet immédiat (équivalent du pre¬
mier niveau dans le schéma de la connotation) mais plutôt en prolonger la
vie sémiosique, en faire un signe qui sera non pas une négation, mais un pro¬
longement du signe antérieur. La girouette lue est, de façon cumulative, une
girouette réelle, une girouette représentée et l’interaction entre ces deux
modes d’existence de la girouette. Autre façon de saisir la même probléma¬
tique : la girouette n’offre de prise à notre intelligence que par le biais de la
représentation, c’est-à-dire le lieu même où se créera la signification. C’était
probablement là le sens du monologue intérieur que je prêtais, plus haut, à
l’enfant : un jour je dessinerai des girouettes de toutes sortes de couleurs...
La représentation littéraire, picturale ou autre de la girouette ne consti¬
tue pas un voile qui viendrait simplement cacher l’objet; au contraire, la
représentation, en nouant les aspects imaginaire, réel et symbolique de la
girouette, la rend intelligible, c’est-à-dire qu’elle permet précisément à notre
8. « Le réel est donc ce à quoi, tôt ou tard, l’information et le raisonnement aboutiront fina¬
lement et qui est donc indépendant de mes fantaisies et des vôtres. Ainsi, l’origine même
de la conception de la réalité montre que cette conception implique essentiellement la
notion d’une communauté sans limites définies et susceptibles d’une croissance définie de
la connaissance.» (C.P. 5.311. R.M. 98. 1868)
90
intelligence d’y avoir accès. Et, inversement, le texte n’a d’existence comme
signe qu’en travaillant \e contenu sémiosique de l’objet premier (immédiat).
9. Néanmoins, ces objets sont des quasi-signes dans la mesure où ils appartiennent au cos¬
mos, c’est-à-dire au même univers qu’habite notre esprit. (Voir à ce propos Savan 1991)
91
2^ niveau. Le texte, dans la mesure où il constitue un lieu sémiosique,
construit, en les représentant, les processus sémiosiques qui font du
représentamen de premier niveau les fleurs de tournesol et les
—
92
Dans les sciences de la signification qui s’intéressent à des produits cul¬
turels, nous travaillons toujours sur du matériau déjà constitué comme signe.
Je ne crois pas qu’il existe, dans le monde de la culture, des représentamens
purement dyadiques, c’est-à-dire des représentamens qui n’auraient pas pré¬
alablement accédé à une existence symbolique. Une fois qu’un signe est
constitué, il est très difficile d’imaginer que l’on puisse revenir à une utopi¬
que pureté originelle, c’est-à-dire à une étape antérieure de la sémiose. En fait,
l’analyse ne représente rien d’autre qu’un mouvement de l’avancée de la
sémiose : elle est, par définition, un processus d’interprétance.
10. Rappelons que dans l'album Le Temple du soleil le professeur Tournesol représentait la vic¬
time sacrificielle offerte au soleil.
11. « Notre univers est un ensemble de signes où les signes renvoient aux signes. Et le médium
de Hergé les accueille, tous, aussi bien au niveau des contenus qu’à celui des signifiants
(en commençant par les objets les plus divers jusqu’au bric-à-brac, au capharnaüm, image
qui revient régulièrement au fil des albums). Nouveau charivari, envahissement des pertur¬
bations, des interférences, qu’il convient de neutraliser, de répartir en un clavier bien tem¬
péré, comme le fait la télévision lorsqu’elle alterne un flash sur la guerre sino-vietna-
mienne et un spot publicitaire.» (Sterckx 1979: 25)
93
Et lorsque le poète Roland Giguère redonne la fleur de tournesol comme
un œil crépitant / s’ouvrant sur un paysage purifié / lavé par le feu, on reconnaît
le tableau de Van Gogh qui a traversé une épaisseur de sémioses historiques
pour arriver jusqu’à nous. D’une certaine façon, le poète participe au même
imaginaire des formes, héritée du peintre, et relancé dans le dessin épuré de
Hergé comme le souligne ce vers toute ombre dissoute et le doute écrasé qui
renvoie autant à la toile impressionniste des années 1880 qu’au profil épuré
du professeur Tournesol dessiné en 1953.
94
Vincent Van Gogh,
Douze tournesols dans un vase
VAN GOGH
Ce que nous étions nus au soleil blanc
ce que nous étions lourds
de plomb et vaincus
et dans les champs les blés tordus
en gerbes de feu
le blanc de l’œil virait au rouge
au rouge criant dans le jaune sourd
tout pur et hurlant comme chien
notre passé debout sur le bûcher
toute ombre dissoute et le doute écrasé
la vie revenait à ses sources de miel
sève et sang renouvelés
dans un crépitement de l’œil
qui s’ouvrait sur un paysage purifié
Hergé et Giguère furent
lavé par le feu
des je qui imaginèrent à
par Van Gogh aux cheveux rouges
partir d’un cela est hérité de à l’oreille coupée
Van Gogh des ils seraient, et à l’œil enflammé
c’est-à-dire un professeur
une vie de tournesols commençait.
Tournesol et un « œil
crépitant ». Roland Giguére,
Les armes blanches
95
tible d’être reconnu comme identique dans un environnement différent, ou
d’être remplacée par une unité différente dans un environnement identique.
Le locuteur peut ne pas aller plus loin ; il a pris conscience du signe sous
l’espèce du « mot ». 11 a fait un début d’analyse linguistique à partir de la
phrase et dans l’exercice du discours. Quand le linguiste essaie pour sa part
de reconnaître les niveaux de l’analyse, il est amené par une démarche
inverse, partant des unités élémentaires, à fixer dans la phrase le niveau
ultime. C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme
et se configure. Là commence le langage. On pourrait dire, calquant une for¬
mule classique ; nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione (Benve-
niste 1962 :131).
En somme, la question que Benveniste pose concerne la « direction » de
la démarche ; chez le locuteur, le discours génère la langue et la conscience
du signe alors que l’analyste, faisant abstraction de son statut de locuteur,
amorce le parcours de l’analyse dans la langue pour s’orienter vers le dis¬
cours sans pouvoir y arriver en raison de la clôture inhérente au modèle lin¬
guistique.
Cette inversion dans les démarches ne tient qu’à une seule raison : main¬
tenir le sujet analyste qui tient un discours à l’extérieur de son objet, la
langue. En cela, Benveniste marquait son adhésion à la définition de la
science qui prévalait au début du siècle, précisément à l’époque où Saussure
créait la science de la linguistique. Comme cela a souvent été dit, cette épis¬
témologie est pré-freudienne et pré-einsteinienne. On comprend alors que,
en introduisant le texte « Sémiologie de la langue », Benveniste, après avoir
présenté, de façon trop schématique, l’apport potentiel de l’œuvre de Peirce,
écrive :
[...] le signe est posé à la base de l’univers entier, et [...] il fonctionne à la
fois comme principe de définition pour chaque élément et comme principe
d’explication pour tout ensemble, abstrait ou concret. L’homme entier est
un signe, sa pensée est un signe, son émotion est un signe. Mais finalement
ces signes, étant tous signes les uns des autres, de quoi pourront-ils être
signes qui ne soit pas signe? Trouverons-nous le point fixe où amarrer la
première relation de signe? L’édifice sémiotique que construit Peirce ne
peut s’inclure lui-même dans sa définition. (1969: 45)
Ces questions ne sont pas sans rappeler le procès jadis fait à Galilée à
qui l’on reprochait de faire disparaître le point fixe que représentait la posi¬
tion de la Terre comme centre du monde.
12. « Il n’y a rien dans la langue qui n’existe’d’abord dans le discours. » Cette phrase constitue
un pastiche de cette formule que l’on trouve chez saint Thomas d’Aquin qui la tenait
d’Aristote qui la tenait des matérialistes (voir la note 17 du chapitre 6, page 141) : Nihil est
in intellectu quod non prius fuerit in sensu: « II n’y a rien dans l’esprit qui ne fut d’abord dans
les sensations. »
96
étant dans l’impossibilité de s’invalider, serait, du fait même, dans l’impossi¬
bilité de s’autovalider. La question que soulève Gôdel en proposant ce pos¬
tulat rejoint les conditions de notre entreprise, mais comme dans une pers¬
pective inversée. Renversant le point de vue et assumant les conséquences
de ce théorème, je proposerai cette reformulation du texte de Benveniste : le
discours sémiotique, dans la mesure où il cherche à produire du sens et que,
simultanément, il porte sur la signification, ne peut pas ne pas s’inclure lui-
même dans sa définition. Car comment pourrait-on proposer une affirmation
portant sur les règles de la signification et le faire à l’intérieur d’un discours
qui les contrediraient ? C’est donc dire que l’édifice sémiotique doit nécessai¬
rement s’inclure dans sa propre définition.
C’est exactement là que réside la grande leçon de Peirce, et Benveniste
l’avait pourtant bien lue: les signes ne sont pas en nous, c’est nous qui
sommes dans les signes À la limite, nous sommes nous-mêmes signes. Et
cette conscience d’une immersion dans l’univers des signes, nous la trou¬
vons dans ce même texte de Benveniste, à preuve ce passage fulgurant :
[...] il est clair que notre vie entière est prise dans des réseaux de signes qui
nous conditionnent au point qu’on ne saurait en supprimer un seul sans
mettre en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces signes semblent
s’engendrer et se multiplier en vertu d’une nécessité interne, qui apparem¬
ment répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale.( 1969:51 )
Si ce passage nous paraît lumineux, c’est qu’il réintroduit, par l’emploi
du «nous», le sujet analyste à l’intérieur du monde des signes ou, pour le
dire autrement : les signes y sont vus, sentis et pensés de l’intérieur. Cette
reprise en compte du sujet, de l’instance de l’énonciation permet d’instaurer
une analyse des niveaux qui soit plus globale, en somme un modèle logique
où les signes linguistiques n’occupent pas tout l’espace logique puisqu’ils y
rencontrent, suivant diverses modalités, le monde des objets, celui des
affects et de l’imaginaire et aussi celui des représentations abstraites.
C’est afin d’opérer ce redressement des perspectives que nous avons fait
appel à la phanéroscopie qui représente certainement l’une des plus puissan¬
tes théories de la signification qui prenne acte de la nécessaire inclusion du
sujet à l’intérieur de son objet Peut-être, en fin de compte, ce déplacement
épistémologique que nous tentons d’opérer répond moins à une nécessité de
prendre acte des acquis importants de l’épistémologie au cours du siècle,
que de nous donner les assises théoriques qui nous permettent d’écrire des
propositions aussi élémentaires que celles-ci : telle girouette que je remar¬
que, une belle journée d’été, se découpant sur un fond de ciel bleu, ou bien
13. «De la même façon que nous disons qu’un corps est dans le mouvement et non que le
mouvement est dans un corps, nous devrions dire que nous sommes dans la pensée et non
que des pensées sont en nous.». (C.P. 5.289, note 1. Trad. J. F.)
14. Dans cette perspective épistémologique, on devra reconnaître que le correspondant
d’Einstein et de Freud, sur le plan des théories de la signification est non pas Ferdinand de
Saussure, mais bien Charles S. Peirce qui, chronologiquement, les a d’ailleurs précédés.
97
les trois figures des fleurs de tournesol auxquelles je me suis référé n’ont de
signification (donc d’existence sémiotique) que dans la mesure où elles
m’apportent du plaisir, c’est-à-dire qu’elles rencontrent mon imaginaire et
que, de ce lieu, elles contribuent à construire de nouvelles valeurs que je par¬
tagerai avec la communauté.
98
5. La durée du signe
ou la problématique relation,
à son objet, du signe non figuratif
Musique, peinture, poésie ^
99
social qui dès lors me paraissait moins comme une structure que comme un
ensemble de processus sémiosiques, d’interprétances multidirectionnelles
suivant lesquels la société québécoise s’était mise en mouvement. Je ne crois
pas exagérer en affirmant qu’au pays, nous vivons encore des retombées de
cette action énergique qui, au sortir de la guerre, commença de secouer le
pays tout entier.
Je ne me prêterai pas à un traitement historique, je ne construirai pas de
tableau chronologique. Je m’interrogerai sur les conditions de la non-figura¬
tion dans les arts picturaux et poétiques. En somme, cette réflexion consti¬
tue une retombée de ma lecture de ces événements. Si j’ai voulu, en com¬
mençant, indiquer ce qui constitue l’arrière-scène de cette réflexion, c’est
pour en indiquer la circonstance et aussi ce qui a été pour moi un fondement.
Car — et la logique de la phanéroscopie est implacable sur ce point —
l’analyse, la réflexion abstraite, la construction théorique ne se font pas à dis¬
tance des objets-signes. Au contraire, la réflexion est intimement liée au
représentamen qui en constitue l’origine et le lieu. Elle n’en est que le pro¬
longement, le fait de signes ultérieurs, une interprétance. Je suis postérieur
mais non extérieur à ces signes, ils me rejoignent et, d’une certaine façon, ils
m’enveloppent. C’est donc dire que ce discours que je tiendrai, plutôt que
d’être le fait d’une interprétation, inscrit une interprétance. Ces artistes créa¬
teurs, sur lesquels j’appuie mon propos, représentent pour moi une entre¬
prise pleinement sémiotique qui s’est alors exprimée dans des langages sym¬
boliques simplement différents du mien.
100
sémioticien ne fait que suivre le mouvement même de déplacement qu’avait
alors assumé l’artiste. Et ce déplacement, je le présente ainsi: non plus défi¬
nir la représentation par son contenu saisi comme substance mais arriver à
penser la représentation comme processus, comme mise en scène de pures
relations. Lorsqu’on arrive à ce point, la référence à la semeiotic s’impose.
Et effectivement, on a toutes les raisons de supposer que cette sémio¬
tique nous fournira les instruments conceptuels nécessaires dans la mesure
où la survenue de la non-figuration (commençant dans la deuxième partie du
xix^ siècle et culminant, en 1907, avec Les demoiselles d'Avignon de Picasso)
est tout à fait contemporaine de l’élaboration même de la phanéroscopie.
Une même époque, une même conscience, une même compréhension des
conditions de la représentation et, peut-être de Peirce aux artistes, une sen¬
sibilité et des imaginaires qui se rejoignent. Voilà des présomptions qui ser¬
vent d’assises à ma réflexion.
Mon questionnement porte sur la non-figuration en art ; plus spécifique¬
ment, je m’interroge sur les conditions de la relation première à l’objet, soit
la relation iconique.
2. «[.,.] unless man has a natural bent in accordance with nature’s, he bas no chance of
understanding nature at ail.» (C.P. 6,477). «[...] There is. says Peirce, a kind of sympathy
which the quality of the object awakens in the interprétant of its sign. The interprétant
answers the tone of the object transmitted through the sign with a responsive résonance. »
(Savan 1988: 69)
101
Or, l’artiste créateur, c’est par excellence celui qui donne, qui crée, celui
qui renouvelle et enrichit les représentations. Dans ces conditions, à quelle
logique peut correspondre, chez l’artiste, l’abolition de la figuration? La
communication reste-t-elle possible ? Est-ce la relation au monde qui est ren¬
due ambiguë? Le scepticisme viendrait-il se substituer à cette confiance
initiale dont on vient de faire état? 11 me semble que ce sont là des éléments
qui sont impliqués dans le terme «abstraction^». Quelle peut être la portée
de la représentation si elle est non figurative ? Ou bien, pour reprendre un
terme que Peirce aimerait, quelle peut en être la chance ?
3. Il est assez significatif que le peintre Paul-Émile Borduas rejetait l’expression de « peinture
abstraite» pour lui préférer celle de «peinture non figurative».
102
la lecture d’un poème ou d’un tableau —je lis autant les mots qui figurent sur
la ligne imprimée — ou les plages colorées sur la surface — que le chemine¬
ment de l’interprétance qui se crée chez moi et se faufile dans mon imaginaire :
autrement dit, les actes de perception et de compréhension sont irrémédiable¬
ment liés, inséparables. En somme, à l’antériorité des conditions de l’écriture,
je substitue la fonction de médiation des processus de l’interprétance.
La proposition centrale que je ferai est que l’entreprise esthétique de la
non-figuration dans la peinture et dans la poésie consiste à camoufler, à
soustraire, voire à abolir le premier niveau de la représentation iconique
(celui qui est lié à la réfraction simple) et à relier de façon nettement prédo¬
minante, sinon exclusive, l’iconicité au processus de l’interprétance. En
somme, passer à la non-figuration, ce serait, en quelque sorte, tourner le dos
à l’antériorité de l’objet immédiat, le mettre en veilleuse et s’inscrire dans le
conditionnel, le serait qui caractérise la tercéité génératrice de l’objet dyna¬
mique.
Je reformule donc ma question centrale de façon encore plus précise :
comment représenter ce qui n’existe pas encore, ce qui n’est pas encore
advenu ou ce qui est en cours? Avant de proposer une réponse, je me don¬
nerai quelques minutes pour examiner les conditions dans lesquelles les
automatistes en sont arrivés à ce paradoxe où l’objet artistique est fonda¬
mentalement remis en cause.
4. « Si la série des interprétants successifs s’arrête, le signe devient par là même, à tout le
moins imparfait ».(C.P. 2.303; É.S. 126. 1902)
103
Dix ans avant Pollock, Borduas instaurait ce que l’artiste états-unien
nommera Vaction painting, c’est-à-dire cette polarisation sur le geste de
peindre, sur l’action. L’activité de création se fait purement interprétance. Au
tableau, au poème, à l’ouvrage bien fait et terminé, bref au substantif,
l’artiste substitue l’action, le verbe, le Tioietv. Le tableau, comme le signe,
est action.
11 paraît donc évident que la création artistique se caractérise par une
nette prédominance dans la polarisation du côté de l’interprétant dyna¬
mique, ce qui aussi suppose une « mise à distance », une suspension des
valeurs codifiées, ce bagage culturel emmagasiné au niveau du légisigne et
qui constitue ce qu’Umberto Eco appelle l’encyclopédie. On comprendra
que simultanément toutes les recettes, tous les modèles qui appellent à une
simple activité de reproduction soient condamnés. Dans cette foulée, le pein¬
tre allait très loin ; méfiez-vous des mots tout faits, écrivait-il, ce qui eut certai¬
nement une influence déterminante sur le poète, l’homme des mots.
À qui s’adressait cette interprétance, vers où se dirigeait-elle ? Ou, pour
reprendre les termes bakhtiniens, quel en était Vhorizon ? Je rappellerai ici
que Borduas était professeur, qu’il s’adressait d’abord à ses étudiants, qu’il
les conduisait moins à la découverte de techniques de peinture qu’à la
découverte d’eux-mêmes. Il cherchait à dépouiller, à retourner à l’essentiel,
au simple geste saisi dans son intime symbiose avec toute la personne. En
fait, le déplacement qui s’opérait visait une intériorisation de l’objet du signe :
l’apport nouveau que représentait l’automatisme tenait essentiellement à ce
déplacement de la scène et de la logique de la représentation suivant laquelle
le signe, plutôt que d’être le simple substitut d’un référent extérieur, devenait
le lieu même et simultanément la figuration du processus sémiosique.
L’interprétant dynamique, de niveau troisième, logique, conduit à ce que
Peirce nomme les «changements d’habitude». L’artiste l’avait bien vu qui
écrivait viser un renouvellement de la sensibilité et de l’imaginaire.
104
commutation, d’association et de distribution des symboles.» (C.P. 2.279;
E.S. 150) En somme, et c’est le premier point que je retiens, l’icône est, la
plupart du temps, associée chez Peirce à des représentations de l’ordre du
visuel.
5. Voir Whitney (1877). Cette schématisation sera reprise tant par Saussure que par Hjelms-
lev, notamment sous les termes de «substance» et de «forme».
105
juste. Je tente néanmoins de formaliser encore plus : l’instabilité fondamen¬
tale du signe s’inscrit dans la représentation ; l’icône, plutôt que de simple¬
ment refléter la substance du monde, prend en charge et affiche la totalité
du processus sémiosique. C’est comme si les trois types de relations à l’objet,
le symbole, l’indice et l’icône, se rabattaient dans l’hypoicône, correspondant
respectivement à la métaphore, au diagramme et à l’image. On pourrait pro¬
poser que le processus de la semiosis se précipite — au sens d’une réaction
chimique — dans l’épaisseur insaisissable de la toile, de la feuille de papier,
dans le fil sonore que perçoit l’oreille. Force est donc d’admettre que l’on
passe dans une autre dimension, des arts de l’espace à ceux de l’espace-
temps ; en somme, nous trouvons une musicalisation de la représentation ico-
nique.
Et comme le signe, cet objet qui paraît dés lors comme un représenta-
men (au sens spécifique que lui donne Peirce), reste éminemment faillible
dans la mesure où le processus même qui le constitue reste, malgré tous les
acquis, potentialité, attente, indétermination partielle. Le signe n’existe que
par ce qu’il deviendrait dans la communauté des esprits qui le recevront et où
il sera conduit vers quelque chose d’autre. La durée du signe a un corrélât
obligatoire : c’est le partage social.
Un autre paradoxe affleure-t-il ici ? J’ai proposé de définir le statut esthé¬
tique du signe par son incomplétude, marque de son dynamisme, mais alors
c’est cette incomplétude même qui rend problématique la communication,
c’est-à-dire le partage de cet espace imaginaire dont je viens de faire état. En
fait, plutôt que de parler de paradoxe, il serait peut-être plus juste de parler
de limite à l’expérience esthétique. Et je crois que l’expérience de la non-
figuration marque effectivement une telle limite, au delà de laquelle la nature
sémiosique de ce représentamen risque de s’abolir elle-même. Dans ces con¬
ditions, pourrait-on proposer que la non-figuration marque un point limite de
l’expérience esthétique ? Je suggérerais qu’elle en inscrit le risque absolu !
Et l’écriture poétique ?
Que fit le poète dans ce contexte ? Eh bien, Claude Gauvreau suivit les
traces du maître, il inscrivit ce même questionnement, opéra cette même
remise en question de l’iconicité première dans les mots de la langue. Nul
106
doute qu’un procès sémiotique majeur s’y livra. Une occasion précieuse
nous est donnée — dont il faut profiter — de saisir la présence de l’iconicité
dans les mots de la langue ; il semble que cette présence représente autant
une force dynamique liée au mouvement sémiosique qu’un principe de
masse ou de lourdeur agissant comme une entrave à l’avancée de la signifi¬
cation. Le poète autant que le peintre, peut-être de façon plus urgente, est
aux prises avec les termes de cette dialectique...
Car si une toile non figurative continue d’exister comme toile, un poème
dont les unités-mots sont absentes ou irrepérables appartient-il toujours à la
classe des objets linguistiques ou bien cet objet n’est-il pas retourné au
simple statut d’un stimulus sonore, à l’extrême limite d’un langage ou en¬
core, comme situé à mi-chemin entre deux articulations différentes, entre la
musique et la langue, comme dans un désert, un espace de nulle part, dans
le lieu d’une nouvelle représentation à faire naître à partir de rien ?
Je me ferai ici plus bref, ne retenant, de l’expérimentation du poète, que
les quelques traits suivants. D’abord, la langue est réduite à des unités de
prononciation, soit des syllabes qui, au dire du poète (Gauvreau-Dussault
1950 : lettre du 13 avril; 285-306), correspondent à des teintes, à des nuances
affectives (remarquez le vocabulaire emprunté à la picturalité) : le texte pro¬
duit ressemble, d’une certaine façon à des glossolalies (voir Fisette; 1990a).
Ce qui est aboli, ce sont les codifications préalables, le contenu componen-
tiel du signe linguistique que Johansen (1984) analysait comme la pression
du légisigne sur l’icône. La finalité de l’objet ainsi construit est d’atteindre et
de susciter de Vémotion pure. Comme précédemment, un déplacement de
polarisation s’opère dans le principe de la constitution de l’icône, des unités
pré-codifiées (le légisigne) vers le qualisigne : le substrat sonore n’est plus
qu’un potsign, un signe de possibilité, une pure virtualité sémiosique.
Second trait ; le texte de Gauvreau ne peut avoir d’existence que dans
l’expérience de la communication directe; il n’existe que comme objet
sonore s’adressant à l’oreille — et non à l’œil ; ce n’est pas de la poésie let-
triste. Ce texte est d’abord sonore, comme toute poésie, bien sûr, mais celui-
ci l’est exclusivement. 11 est d’ailleurs significatif que, dans les années suivan¬
tes, le poète se soit fait dramaturge, c’est-à-dire homme de communication
directe avec la foule.
Enfin, et ici je touche aux finalités, cette nouvelle langue qu’il instaurait,
Gauvreau l’appelait l’« exploréen » et c’est un nouveau langage dont la raison
d’être est la découverte de soi-même, de ses pulsions, de son désir condui¬
sant au plaisir de l’expressivité totalement libérée de toute contrainte. En ce
sens, le poème sonore, représentation de pures relations, correspond tout à
fait à la formule algébrique dont parle Peirce ; je reprends ce passage en sub¬
stituant le terme «écoute» au mot «observation»; «[...] par 1’[écoute]
directe [de l’icône sonore] peuvent être découvertes concernant son objet
d’autres vérités que celles qui suffisent à déterminer sa construction. » (G.P. :
2.279; É.S. 150)
107
Claude Gauvreau, en parfaite continuité avec l’activité créatrice et
l’action pédagogique de Borduas, développa, à l’époque de la correspon¬
dance avec Jean-Claude Dussault, une conception de l’esthétique qui rejoint
de façon on ne peut plus juste, les postulats du pragmatisme tels qu’ils
avaient été élaborés par Peirce dans les premières années du siècle. En
témoignent ces quelques passages que je tire de la lettre centrale du 13 avril
renvoyant successivement à la prédominance de l’iconicité — ce qui va de
soi dans le domaine des arts — puis au report de la signification dans l’ulté¬
rieur, dans le serait du signe.
L’image, pour le poète, c’est l’état mental singulier et nuancé qui préexiste
à toute écriture, à toute possibilité d’écriture ; l’image, pour le critique, pour
les spectateurs, objectivement, c’est aussi un état mental qui varie et se
déploie — mais en tant qu’il est inscrit dans la matière, en tant qu’il est concré¬
tisé et éprouvable par la connaissance de l’objet, sans aucune considération
pour la conception de l’auteur.
Théoriquement, l’auteur d’un objet poétique n’est pas mieux placé qu’un
autre pour faire goûter son œuvre.
6. Dans «Comment rendre nos idées claires» (1878), Peirce esquissait une première défini¬
tion du pragmatisme : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pou-
108
sémiosique que les signes, ici les objets artistiques, concourent à faire surgir,
ce ne sont, comme l’écrivait Borduas à propos du tableau, que des «objets
sans importance». Gauvreau élaborait la même conception du poème en
exploréen. Sur un plan strictement théorique, cette position est extrêmement
cohérente.
Mais je crois qu’il y avait là une difficulté majeure, sinon une stricte
impossibilité pour la simple raison que les lieux imaginaires atteints par
l’exploréen sont trop personnels, trop intimes, trop individualisés, trop
archaïques aussi pour se prêter au partage Il me semble y avoir là un effet
de retour ou plutôt d’immersion dans la priméité de la vie affective qui rende
très peu probable le partage. Et effectivement, il s’est avéré historiquement
que l’exploréen resta à peu près étranger au public auquel il était destiné.
Puis, le poète se fit dramaturge : il mit en scène sa vie, les conditions fai¬
tes au poète ; il rendit public, au théâtre, la fabrication du langage exploréen.
Et, dans ces conditions, l’exploréen devint accessible, significatif (parce que
représenté et contextualisé) ; le langage de l’émotivité pure trouva un lieu
d’interprétance. Alors que devant la récitation du poème, le destinataire
risquait de ne percevoir que des stimuli, des amorces de signes sans lende¬
main, au théâtre il était placé devant une représentation exhaustive d’un
voir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la
conception complète de l’objet.» (C.P. 5.402) Puis, près de vingt ans plus tard, en 1906, il
reprend la définition du pragmatisme : « Le pragmatisme définit la pensée comme le méta¬
bolisme vivant, inférentiel de symboles dont la visée repose dans les conditions générales
de la résolution des actes.» (C.P 5.402; Note 3. Une traduction de ce fragment figure en
annexe.)
7. Une analyse plus fine, au niveau de l’hypoicône, suggérerait que l’exploréen se caractérise
par une immersion au niveau premier de l’image et par une rythmique qui reproduit le
mouvement des pulsions psychiques dans l’inconscient, soit le niveau second du diagram-
matique. Mais c’est le processus d’autonomisation du signe en voie de constitution,
d’accès au niveau troisième de la métaphore qui resterait problématique.
D’une certaine façon, l’expérience de l’exploréen avait tous les traits d’une autopsychana¬
lyse. Si je me réfère à la lecture proposée par Balat (1986), ce difficile accès à la tercéité
correspondrait à l’absence de l’Autre, en somme au manque d’une situation où le transfert
serait possible. La situation de communication directe où se plaçait constamment
Gauvreau est, à cet égard, particulièrement significative.
109
mouvement de sémiose À un étudiant qui me demandait de quoi parlent
ces pièces, je me surpris à répondre ; des conditions de l’accès à significa¬
tion, d’un représentamen situé à la limite de la non-codification.
Ces souvenirs émotifs que je crois entendre, ce sont peut-être les miens ;
ils n’ont pas plus de certitude ou de validité logique que les mêmes que
j’entendrais en écoutant telle pièce musicale; émotivement, par contre, ils
sont incontournables, car autrement il n’y aurait pas de poésie ; leur nature
est la même, que le représentamen soit musical, pictural ou exploréen. La
difficulté de valider ces signes tient à leur nature inférentielle : ils n’existent
qu’en tant qu’abduction, soit des avancées vers quelque part, vers un ailleurs
indéterminé.
8. La pièce de théâtre de Claude Gauvreau, intitulée La charge de l’orignal épormyable est très
proche du langage exploréen : bien que cette pièce ne s’y réduise effectivement pas, on y
trouve une profusions de cris, de jurons, autrement dit d’icônes extrêmement agressantes
qui repoussent le public alors que la dernière grande pièce de Gauvreau, Les oranges sont
vertes, qui est beaucoup plus tempérée, beaucoup plus poétique aussi, a enchanté le pu¬
blic ; je crois que, pour la première fois, le projet poétique de Gauvreau était réalisé, c’est-
à-dire partagé. Le drame dans tout cela, c’est que Gauvreau nous ait quittés quelques
semaines avant la première de cette pièce.
9. Jakobson se réfère à la «fonction poétique» dont il renouvelle la définition, la dénomina¬
tion (il parle alors d’une «fonction esthétique») et la problématique puisqu’il se place alors
dans une perspective peircéenne. On consultera avec profit la poursuite de cette réflexion
chez Michael Shapiro (1980).
110
gastribig aboulouc nouf geûleurr
naumanamanamanamouèr agulztri stubglèpct
olstromstim ulzz stupp lûdzz lagauzniopc légo
111
d’une musicalisation des autres formes artistiques que j’ai interprétée comme
un sur-investissement dans la représentation iconique.
112
de la sémiose. C’est en ce sens que ces pratiques artistiques de la modernité
inscrivent la créativité dans ce qu’elle a d’absolu.
Il est fort probable que Peirce n’a jamais pu imaginer un art pictural non
figuratif de langage. L’art non figuratif de la peinture n’est pas plus présent,
à ma connaissance, dans son œuvre. Et la musique figure plus comme une
référence métaphorique que comme un représentamen ; et pourtant, dans le
texte de Peirce, la métaphore musicale, qui est très fréquente, agit constam¬
ment comme support à la saisie et à la définition de cette idée de l’avancée,
dans la continuité, du signe.
113
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1 7
1. Qui correspond de façon assez juste à la distinction établie au chapitre 3 entre le représen¬
tamen et le signe.
115
natures logiques qu’il faudrait reconnaître dans leur spécificité, ce qui per¬
mettrait de lever les apparents paradoxes présentés ici.
116
Le rêve, son surgissement, ses élaborations, ses interprétations
Les rêves, dans la mesure où ils sont narrés — ce qu’en termes tech¬
niques on appelle l’élaboration secondaire — reçoivent une existence de
2. Dans un des derniers états du tableau des signes, Peirce suggère une autre dénomination
pour le qualisigne, soit le Potsign, un signe de possibilité ou signe virtuel. Les deux catégo¬
ries du virtuel et de la sensation (feeling) sont toujours associées ; cette association paraît
particulièrement juste en ce qui concerne le rêve dans son état brut.
117
l’ordre de la secondéité. Il est certain que cet acte de narration se fait sous la
gouverne d’une codification des modes de la narration. En ce sens, telle nar¬
ration, comme forme, pourrait être saisie comme réplique d’un légisigne,
c’est-à-dire des règles de la narrativité. Mais, à cette étape, le rêve lui-même
reste encore authentiquement second il ne peut être compris comme répli¬
que puisque le légisigne qui serait un élément de généralité renvoyant au con¬
texte onirique n’a pas encore été construit. Ce sera la fonction de 1 analyse.
Dans la mesure où le rêve est saisi après coup, reconnu dans son existence
ponctuelle, mais sans plus, il correspond à un signe de classe II (un sinsigne
iconique); puis, lorsque le rêve est narré en dehors de toute interprétation
spécifique, c’est son objet qui est reconnu dans une existence ponctuelle et
alors il correspond à un signe de classe III (sinsigne indiciaire rhématique).
Deux rêves successifs sont racontés; j’en donne quelques éléments. Dans le pre¬
mier, le sujet s’est rendu à la gare et, ayant oublié des documents à la maison, il
retourne en arrière, chez lui, les récupérer. À son retour à la gare, il voit le train
qui déjà dépasse le bout du quai prenant un tournant; le chauffeur accélère de
façon excessive entraînant le déraillement du train. Le sujet est très angoissé.
Le second rêve est particulièrement intéressant. Le rêveur est face à une bête
étrange, énorme, mi-lézard, mi-écrevisse. La bête se déplace à gauche, puis à
droite bloquant le chemin au sujet rêveur. Ce dernier, d’un coup de baguette magi¬
que, tue la bête puis la contemple longuement...
Puis, le contenu potentiel du rêve sera mis en relation avec des événe¬
ments de la vie quotidienne, plus particulièrement, dans le cas qui nous inté¬
resse ici, des événements de la veille (ces éléments n’étant pas donnés par
Jung dans la présentation qu’il faisait de cette analyse, je les introduis dans
un simple but d’illustration) : la veille, le sujet est-il passé devant la gare, a-t-
il lu une manchette sur un déraillement de train ou encore a-t-il vu une écre¬
visse ou un lézard en travaillant dans son jardin ? On se souvient tous de cet
exemple donné par Freud où le rêve de la mer était consécutif à une grande
soif elle-même causée par les harengs fumés consommés la veille. Dans la
mesure où est reconnue la possibilité d’une simple correspondance entre un
rêve et des objets de la réalité, on se^ retrouve devant un signe de classe V
(un légisigne iconique) ; si, par contre, une possibilité de connexion est envi-
3. La forme narrative, peu développée en comparaison avec le texte littéraire, ne suffit pas à
conférer au rêve une signification.
118
sagée entre un rêve spécifique et des événements singuliers, mais sans
qu’une interprétation spécifique n’ait encore été avancée, le rêve correspond
à un signe de classe VI : un légisigne indiciaire rhématique. C’est l’équivalent
d’un nom de personne ou d’un pronom personnel et, de fait, le rêve, à la
façon du nom propre, agit comme délégué de quelque chose d’autre qui est
particulier. Puis, si le contenu du rêve est effectivement mis en relation avec
tel événement précis (la soif et les harengs fumés), alors une première inter¬
prétation, encore bien factuelle il est vrai, a eu lieu : le rêve tel qu’interprété
atteint alors le niveau du signe de classe VII : un légisigne indiciaire dicent
(l’exemple habituellement donné est celui d’un cri entendu dans la rue:
l’interprétation est immédiate, elle se fait sans hésitation, comme par évi¬
dence). Mais l’analyse ne peut en rester à ces niveaux assez primaires où
aucun acquis de savoir d’ordre symbolique n’est marqué.
119
La résistance de l’analysant s’exprime alors de façon très claire: «Ce
n’est pas prouvé, ce n’est pas scientifique, ce ne sont que d’élégantes élucu¬
brations dont le hasard est le principal artisan.» (Jung 1934: 302) Comment
lire cette réaction de l’analysant sinon comme un refus de prendre en consi¬
dération les deux prolongements sémiosiques déjà proposés, c’est-à-dire à la
fois le rattachement des rêves à la priméité, à l’inconscient et le rattachement
des rêves à la tercéité, à des valeurs symboliques. En somme, la résistance
pourrait être saisie comme une tentative, de la part de l’analysant, de réduire
le rêve à l’indice, c’est-à-dire à la secondéité dans sa relation aux objets de la
vie quotidienne : le contenu du rêve, comme une girouette (signe de classe
IV : sinsigne indiciaire dicent), comme un nom propre (signe de classe VI) ou
encore comme le cri entendu dans la rue (signe de classe VII) n’est rien
d’autre, argumente-t-il, qu’une simple réaction à des stimuli ou encore la
simple retombée de quelques sensations ayant marqué les heures précédant
le sommeil. Dans tous ces cas, l’analysant refuse d’entrer dans l’ordre du sym¬
bolique, c’est-à-dire qu’il refuse de laisser la sémiose suivre son cours.
On assiste ici à un conflit des interprétations ou plus justement à une dis¬
cussion portant sur la nature sémiotique du rêve. Et lorsque l’analysant se
rendra à la raison symbolique — puisque, au dire de Jung, tel sera le cas — il
rejoindra l’étape, déjà franchie par l’analyste, dans l’avancée de l’analyse
jusqu’au signe de classe IX. Et si cette analyse conduit le sujet à une prise de
conscience de la totalité de son imaginaire, de son existence réelle et de ses
valeurs symboliques dans un ensemble intégré, les rêves et leur analyse
auront constitué pour lui la base d’une transformation profonde de sa relation
à lui-même : alors, le quasi-signe onirique de départ aura atteint pour lui la
classe X, c’est-à-dire l’équivalent de ce que, formellement, Peirce nomme
l’argument, soit un signe qui est, à la fois, l’occasion, le lieu et le médium
même de la sémiose. Seulement, comme observateurs ou analystes externes,
nous n’avons pas accès à ce niveau de réalisation qui appartient en propre au
jeune homme suisse qui souffrait du mal des montagnes. Si le signe onirique
atteint, pour nous, le niveau de l’argument, c’est forcément ailleurs.
Et effectivement, lorsque Jung, dans le cadre d’un séminaire de forma¬
tion, se réfère à cette analyse pour fonder et illustrer un propos général por¬
tant sur l’inconscient et sur l’analyse, il pousse le développement du signe au
niveau de la construction du savoir abstrait ; il s’agit assurément d’une situa¬
tion discursive où le rêve lui-même, fondant un discours, devient argument,
signe de classe X. Notre propre discours, portant sur la nature sémiotique du
rêve, appartient à cet ordre.
Ce bref portrait de l’analyse du rêve sur la base des dix classes de signe
telles que construites dans le tableau de la première sémiotique établit que
l’interprétation des rêves constitue un cas parmi les plus patents du proces-
120
sus de construction de la signification suivant un mouvement qui appartient
à la sémiose'^.
4. On devrait d’ailleurs reconnaître que la psychanalyse représente l’une des plus grandes
pratiques sémiotiques ayant marqué la culture du xx^ siècle. Ce n’est d'ailleurs pas éton¬
nant : on n’a qu’à rappeler que la naissance de la psychanalyse est contemporaine du pro¬
jet de construction d’une semeiotic. Je reviendrai, au chapitre 9, sur cette question de la
proximité entre les démarches de la psychanalyse et de la sémiotique.
5. Ce qui laisse supposer une parenté entre la priméité et l’inconscient. Qu’il y ait des affini¬
tés, la chose est certaine ; d’ailleurs David Savan (1980: 14) donnait les processus primaires
de la pensée comme exemple du qualisigne, en raison de leurs caractères vagues et contra¬
dictoires. Par contre, la question est délicate et l’on aurait intérêt à éviter toute identifica¬
tion qui serait certainement abusive. Je reviendrai sur cette question au chapitre 9.
121
l’analyste et où il devient un analysant, il entre dans une relation dyadique
d’échange et de communication. Dorénavant, il a partie liée à une relation
définissant les deux pôles: « Je-Tu>>. Mais cette simple relation dyadique ne
définit que des pôles ou des tours de prise de parole, les deux interlocuteurs
échangeant simplement, par alternance, les rôles d’émetteur et de destina
taire de la parole. Si la relation en restait à ce simple échange, il n’y aurait
aucun gain, ce serait plutôt un simple effet de miroir. La relation entre « Je »
et « Tu » ne sera définie comme relation de présence que dans la mesure où
une absence aura été chassée en dehors du lieu de leur interaction; et
l’absence, c’est l’extériorité, l’altérité, le contenu du rêve, le « Il », la non-per¬
sonne comme le suggère Benveniste. En fait, le symbolique est fondé sur
cette ambiguïté de l’absence/présence du « 11 », du troisième. Je citerai ici
Dany-Robert Dufour (1986: 56-57) :
C’est en considérant un instant la forme la plus spontanée, la plus
dépouillée, la plus simple de la trinité, la forme «je, tu, il», que je pourrai
faire la réponse la plus concise qui soit — quand bien même elle serait
abrupte. On pourrait en première approche, relever que la trinité naturelle
contient des articulations fondamentales à propos de la présence et de
l’absence. Le «je» est celui qui assume la présence vis-à-vis d’un «tu» — il
n’y a pas d’autre moyen d’être présent que celui de se signaler à l’autre, il
n’est aucune définition de la présence qui ne reprenne ce constat. Parler,
dire «je», définit instantanément un «ici» et un «maintenant», c’est-à-dire
un point dans le temps et dans l’espace à partir duquel peut être parlé le
monde. Le «je» est donc connecté à la présence. Mais que devient le locu¬
teur qui cesse de dire «je » ? Il devient « tu ». Le « tu » désigne celui qui vient
de parler ou celui qui va parler. L’homme, en tant que parlant, quels que
soient les deux et les âges, ne fera jamais que passer sa vie à aller d’une
position à l’autre, jamais il ne sortira de l’espace duel de la parole. Pour
éprouver sa propre présence, pour s’éprouver comme sujet, pour être un, il
faut être deux : c’est en changeant constamment de position que les inter¬
locuteurs se font mutuellement valoir comme coprésents. [...] Mais pour
que deux soient coprésents l’un à l’autre, il faut et il suffit qu’ils aient rejeté
l’absence hors de leur champ. Il faut que l’espace interlocutoire de la copré¬
sence ménage une place à l’absence. Elle y est inscrite sous la forme du
« il ». Je peux le dire autrement : pour être un, il faut être deux, mais quand on
est deux, on est tout de suite trois. L’espace duel de la parole ne peut être com¬
pris sans la trinité®. (C’est l’auteur qui souligne.)
122
sujet alors placé dans une situation de monologue ou, plus précisément, de
dialogue avec lui-même, l’analyste ne servant ultimenent, c’est-à-dire au
terme de l’analyse, que de correspondant ou de représentation du pôle de
l’altérité dans l’échange Et le « 11 », le contenu du rêve, la locomotive et la
bête sauvage représenteront le troisième pôle dans la mesure où ils auront
accédé à de nouvelles valeurs; en somme, ces unités de signification con¬
naissent un autre mode d’existence, un mode, comme le suggérait Dany-
Robert Dufour, à la fois de présence et d’absence. Puis, à l’extrémité infé¬
rieure du tableau, le contenu du rêve, tout lié à l’intimité du sujet «Je» pris
isolément, inscrit le lieu de la présupposition obscure de son existence, c’est-
à-dire la priméité.
Le processus d’analyse consistera alors à mettre en relation ces trois
niveaux : le « Je » isolé, miroir de lui-même, retourné sur ses fantasmes, dans
une existence monadique ; la relation dyadique « Je-Tu » qui marque le ter¬
rain de la réalité ponctuelle de l’échange; enfin la relation triadique où s’ins¬
crit le symbolique que je schématise par la formule suivante: «(Je-Tu) II»:
c’est là le lieu logique où le mouvement de sémiose entraîne le sujet et le
conduit vers un ailleurs, celui de la présence/absence, lui permettant d’accé¬
der à la signification.
123
n’est un simple dictionnaire avec ses valeurs arrêtées en dehors de tout
développement sémiosique, et alors le déroulement de l’analyse s’arrêterait
à l’étape du signe de classe VllI. Le terme objet, à la différence de référent,
désigne des éléments ou des composantes du contexte élargi qui viennent
exercer une influence sur le signe en voie de constitution [Savan (1991) parle
d’une causalité sémiotique]. En ce sens, le développement du signe, sa mou¬
vance, c’est un processus suivant lequel se découvre le milieu d’où il est issu
et avec lequel il construit des relations plus riches et plus cohérentes ; ces
relations, c’est en fait assez simplement la signification (alors que le terme
sens désignerait la simple relation d’un terme à son référent).
L’analyse s’établit sur le terrain de la secondéité, de l’échange entre
«Je» et «Tu»; l’analyse se fait, comme on l’a suggéré, dans deux directions
excentriques : vers un savoir de plus en plus discriminé, de plus en plus cons¬
truit puis vers un autre lieu, moins discriminé, plus obscur : Peirce employait
les termes de général et de vague pour caractériser ces deux types d’indéter¬
mination. Les deux directions se construisent simultanément, l’un suppor¬
tant l’autre : la priméité fournissant une matière première et un lieu d’inscrip¬
tion, soit l’imaginaire; la tercéité fournissant le symbolique, c’est-à-dire une
forme signifiante ou une médiation entre les deux positions, le « Je » et « Tu »,
que le même sujet analysant occupe alternativement. La signification réside
dans une pluralité, une succession et un enchevêtrement de mouvements
inférentiels, marquant le temps de l’analyse, la durée du signe en quelque
sorte, une circulation à travers les trois univers.
[...] on ne se sent pas tout à fait à son aise tant qu’on ne s’est pas rencon¬
tré avec soi-même, tant qu’on ne s’est pas heurté à soi-même ; si l’on n’a pas
été en butte à des difficultés intérieures, on demeure à sa propre surface ;
lorsqu’un être entre en collision avec lui-même, il en éprouve après coup
une impression salutaire qui lui procure du bien-être. (Jung 1934: 309)
124
Considérons un bref moment un texte aussi connu que le conte de
Hans-Christian Andersen intitulé Le costume neuf de l’empereur. Une situation
pragmatique semblable s’impose. Lejeune enfant — et par association, nous
comme lecteurs, qui retrouvons notre enfance — est placé dans une relation
d’échange avec l’adulte, disons son parent, qui lui raconte cette histoire®.
Aussitôt que le rituel magique a été amorcé par le II était une fois, « Je » et
« Tu » trouvent le décor ou, plus proprement, la scène sur laquelle sera rendu
possible l’accès au symbolique. Le jeune enfant sera projeté sur une autre
scène où il pourrait devenir maître dans la capitale de l’empire (à la façon du
pauvre dans The Prince and the Pauper). Et quel est cet acquis? Tout simple-
m.ent l’accès à l’ordre du symbolique, c’est-à-dire à la signification. Doréna¬
vant, c’est-à-dire après plusieurs lectures marquant un apprentissage,
l’enfant sait qu’il peut trouver sa place dans la société, et l’occuper. Pour
l’enfant, l’acquis est celui d’un accès à la signification parce qu’il a quitté sym¬
boliquement le giron familial, et qu’il a eu accès à la socialité qui représente
la condition et le lieu essentiel de la signification.
Dans le cas de ce conte, la réponse est assez claire : c’est celle de l’enfant
du conte qui, symboliquement, deviendra celle de l’enfant-narrataire. À
8. Qu’arrive-t-il si, comme c’est courant aujourd’hui, c’est la télévision, un « Tu » délégué, qui
lui raconte cette histoire ? L’enfant doit imaginer que la télévision est une voix sociale —
ce qu’elle est assurément — mais est-ce une évidence pour lui? Il doit donc, à la façon de
l’analysant auquel on s’est référé précédemment, assumer seul, par lui-même, alternative¬
ment, les deux pôles de l’échange, puis accéder au niveau troisième de la signification.
125
partir du moment où l’enfant du conte — et par mimétisme l’enfant narra-
taire — s’écrie devant toute la population rassemblée pour la procession ;
«L’empereur est nu», il occupe simultanément la position pragmatique d’un
« Je » second s’adressant non plus à son parent mais à la foule saisie comme
interlocuteur ; il se saisit du « Il », le non-dit, Y absence de vêtement qu’il rend
symboliquement présent, et simultanément il occupe sa position d’enfant,
c’est-à-dire qu’il assume sa voix d’enfant appartenant, du point de vue social,
à la priméité ; il porte alors la voix de la spontanéité, celle qui précédé l’ins¬
cription définitive dans l’organisation sociale.
On peut comprendre la fortune qu’a connue cette simple histoire d’un
empereur nu, compte tenu de l’exhaustivité dans la représentation des trois
univers. Et effectivement, le trait qui me paraît le plus significatif ici, c’est
que le texte crée les conditions pragmatiques de la lecture ou de la réception
du texte par l’enfant narrataire, en représentant les trois constituants de ce
signe en train de naître: 1. son statut d’enfant, 2. sa relation dyadique à son
parent narrateur, et enfin 3. la relation au « 11 » soit la signification qu’il incor¬
pore.
On doit postuler que, dans l’esprit de l’enfant qui fait sien ce conte, il se
produit un déplacement qui est le tout de la signification. La parole de
l’enfant du conte pourrait ne représenter auprès de l’enfant narrataire, disons
lors d’une première narration, qu’un simple événement encore incompris —
un signe de niveau inférieur; on imagine l’enfant demander: «qu’est-ce
qu’un empereur?», auquel cas, c’est l’accès au signe de classe Vlll qui se
construirait. Mais cette parole finira par s’inscrire dans un réseau de signes
de plus en plus complexe jusqu’à ce que, à la fin, cette voix, qu’il aura faite
sienne, devienne le support de son entrée dans la socialité. On reconnaîtra
alors que cette répartie puisse susciter, dans l’esprit de l’enfant narrataire, un
mouvement sémiosique® semblable à celui qu’elle déclenche dans l’histoire
racontée ; elle sera devenue un légisigne symbolique dicent, une proposition,
un signe de classe IX —■ alors qu’en tant que sémioticiens, nous en faisons
actuellement un argument, un signe de classe X, ce que fera éventuellement
l’enfant narrataire, un jour.
9. Le dicton populaire, que ce conte semble venir exemplifier: « La vérité sort de la bouche
des enfants ». affirme de fait, cette capacité qu’a l’enfant d’opérer comme spontanément,
un tel saut dans l’ordre de la signification.
126
Il était relativement aisé ici, compte tenu du genre du conte, de recons¬
truire une situation de communication fondée sur les positions pragmatiques
des intervenants, analysée sur la base des pronoms personnels. Dans le pas¬
sage de l’analyse du rêve à celle du conte, nous avons simplement inversé
les relations : la situation de communication qui, dans le premier cas, était
reconnue comme un préalable, nous l’avons inversée dans le cas du conte,
proposant que c’est le conte lui-même qui, en la représentant, la suscite sui¬
vant cette notion centrale de Peirce, reprise par Jakobson (1971), celle d’une
similarité qui, au delà de son état préalable serait renouvelée ou assignée par
le processus sémiosique lui-même. Mais dans un texte littéraire, il n’est pas
évident que cette situation de communication soit présente, même de façon
implicite (ou si elle l’est, elle n’est pas forcément significative). Nous ouvri¬
rons donc une autre problématique qui nous permettra d’analyser, à l’inté¬
rieur de la représentation, les interactions des intervenants que nous saisi¬
rons sous la notion de voix.
127
phénomène de diverses voix qui, dans leur interaction et leur superposition,
transforment radicalement un motif, tout en assurant une indéfectible conti¬
nuité au fil musical. La même situation se produit d’ailleurs régulièrement
dans les relations interpersonnelles quand trois individus sont en cause.
C’est que ce phénomène n’est pas spécifiquement musical : il répond plutôt
à la simple logique d’un complexe formé de trois intervenants dont la règle
ordinaire est marquée par une hésitation cons tante entre trois relations à
deux (qui génèrent des conflits sans fin) et une difficile — souvent impossi¬
ble — relation authentiquement triadique
Or, dans ce trio —je laisse à chacun choisir l’œuvre qui lui parlera —,
les trois instruments ne sont pas rattachés de façon fixe à chacune des trois
voix : tour à tour, chacun des instruments, le violon, le violoncelle et le piano,
joue alternativement chacune des trois voix On pourrait aussi imaginer le
même jeu entre les regards qui se superposent, entrent en compétition ou en
collision dans une toile, la peinture cubiste illustrant de façon particulière¬
ment convaincante cet effet de tissage entre des parcours sémiosiques,
visuels dans cet exemple.
Ces voix pourraient être saisies à la façon de rôles. Mais, en raison de la non fixité
d’un instrument ou d’un personnage à une voix spécifique, on ne saurait parler de
rôles actantiels; cette notion d’actant que Greimas a construite dans la foulée de
celle de prototype de personnage héritée de Propp repose sur une structure séman¬
tique suivant laquelle des valeurs sémantiques, inscrites à un niveau de structures
profondes sont figurativisées, à un niveau de surface, par des actions et des per¬
sonnages. Comme nous ne nous appuyons pas sur le modèle d’une structure à
deux niveaux, nous ne pouvons pas imaginer de telles correspondances ou rela¬
tions de figuration. Nous postulons plutôt un ensemble formé de trois plans qui se
réalisent simultanément, et qui restent en interaction constante à la surface du
représentamen. Plutôt que de rôles actantiels, nous préférons donc le simple terme
de voix qui désigne simultanément des niveaux de complexité du signe, des prises
de parole et des voies qu’empruntent les parcours de sémiose.
La fixité existe dans des genres simples, passablement stéréotypés, tels les skaskas,
ou contes merveilleux analysés, par Propp (c’est cette fixité même qui permettait
l’analyse et que Propp a mise à jour) ou, pour revenir à un exemple musical,
Pierre et le loup de Prokofîev où l’ensemble raconte une histoire : la flûte est
l’oiseau, etc. Ce cas est particulièrement intéressant en ce sens que c’est une struc-
10. Dany-Robert Dufour écrivait: «[...] quand on est deux, on est tout de suite trois.» Il donne
cet exemple de la relation amoureuse qui, sur le plan de la représentation, ne peut être
donnée que sous la forme d’un triangle amoureux, c’est-à-dire de trois relations entre pai¬
res. Ce qui expliquerait que les gens heureux, ceux qui ne sont que deux, n’aient pas d’his¬
toire. Plus précisément, ils ne sont pas représentables car leur sémiose a vraisemblable¬
ment été complétée. Ou bien, de façon-plus vraisemblable, ils arrivent à jouer trois voix
dans un duo, ce qui, dans une narration — à la différence d’une pièce musicale — est tout
aussi difficilement représentable.
11. Une expression populaire, liée à la même métaphore, exprime ce complexe de relations
incontrôlables où une personne risque toujours de devenir troisième, c’est-à-dire l’exclue :
jouer à la chaise musicale.
128
ture de représentation narrative simple, celle d’un conte, qui est exportée dans un
représentamen musical, d’où le sous-titre de Conte musical. Dans cette méta¬
phore sur laquelle nous nous appuyons ici, nous tentons la démarche inverse,
c’est-à-dire partir du représentamen musical caractérisé par le fait que les instru¬
ments ou les personnages de la représentation ne sont pas fixés à des voix ou à des
fonctions, pour penser des représentamens plus fluides. Les skaskas sont éminem¬
ment figuratifs, comme Pierre et le loup d’ailleurs. Et si le principe même de la
figuration reposait sur une fixité entre les personnages et les voix!
Alors comment saisir ces voix? J’emprunte à Michel Balat (1994 : 174 et sui¬
vantes le modèle triadique de ces trois voix. En voici la partition :
une F® qui, à l’image de la mélodie, crée une représentation ou une évo¬
cation sur la base de sa stricte impulsion : c’est la voix du scribe',
une 2® qui, à l’image de l’accompagnement de basse, explore le monde
et relie la représentation suggérée au contexte, en fait à ce que Peirce
désigne sous l’expression d’«informations collatérales» : c’est la voix du
museur]
une 3® qui, à la façon du troisième larron évoqué plus haut, vient assurer
la médiation entre les deux premières voix, éventuellement transformer
la représentation en opérant des effacements ou de nouvelles insertions,
puis conduire l’ensemble vers quelque chose d’autre ; donc une voix qui
confirme, qui achève, qui ferme et qui, simultanément, ouvre : c’est celle
de Y interprète, qui réalise le serait du signe.
Si l’on revenait à l’exemple du conte d’Andersen, tel qu’analysé ci-haut,
on pourrait reconnaître trois scènes ou trois instances : celle de la communi¬
cation (échange parent narrateur/enfant narrataire), celle du contenu de la
12. C’est dans le cadre d’une présentation du Traité des graphes existentiels que Michel Balat
propose ces trois «personnages»; les dénominations qu’il suggère — et que nous repre¬
nons ici — sont, dans le cas des deux premières, des substitutions qu’il apporte aux deux
termes plus techniques utilisés par Peirce (C.F 4.431), soit, the Grapheus, le grapheur, pour
le scribe et the Graphist, le graphiste pour le museur. Voici le texte d’où proviennent ces
dénominations :
« Afin de fixer nos idées, nous pouvons imaginer qu’il y a deux personnes, l’une d’elle appe¬
lée le Grapheur crée l’univers par le développement continu de l’idée qu’il a de celui-ci,
chaque intervalle de temps durant le procès ajoutant quelque fait à l’univers, c’est-à-dire,
apportant une justification à quelque assertion, bien que, le procès étant continu, ces faits
ne soient pas distincts les uns des autres dans leur mode d’être, comme le sont les propo¬
sitions qui établissent certains d’entre eux. [...] L’autre personne concernée des deux,
appelé le Graphiste, est occupée, pendant le procès de création, à faire des modifications
successives (c’est-à-dire, pas par un procès continu, dans la mesure où, à chaque modifica¬
tion, à moins qu’elle ne soit finale, une autre succède juste après), du graphe entier. [...] 11
doit y avoir un interprète car, tout signe fondé sur une convention, a seulement la sorte
d’être qu’il a s’il est interprété ; car un signe conventionnel n’est ni une masse d’encre sur
un morceau de papier ou quelque autre existence individuelle, ni une image présente à la
conscience, mais il est une habitude spéciale ou règle d'interprétation et consiste précisé¬
ment dans le fait que certaines sortes de taches d’encre — que j’appelle ses répliques —
auront certains effets sur la conduite mentale et corporelle de l’interprète.» (C.P. 4.431.
1896. Trad. Michel Balat 1994: 145)
129
narration (le contenu du conte comme tel) puis celle de la signification, soit
l’interaction entre le contenu du conte et la situation d’échange, donc la
médiation et l’avancée de ces premières composantes vers quelque chose
d’autre que nous avons analysé comme l’accès de l’enfant narrataire par le
biais de l’enfant du conte, à la socialité. Or, l’enfant narrataire, le parent,
l’enfant du conte ou l’empereur, d’une instance à l’autre, n’occupent pas les
mêmes positions ou n’assument pas les mêmes voix, de la même façon que
dans la partition musicale évoquée plus haut, la ligne mélodique est tenue
tantôt par le violon, tantôt par le piano, tantôt par le violoncelle Je pour¬
rais donner l’exemple suivant : dans l’instance première de la communica¬
tion, l’enfant narrataire est museur, il explore le monde en ce qu’il tente de
raccorder les éléments de cet échange à son univers ; face au contenu du
conte qui lui est narré, il est le lieu à la fois imaginaire et symbolique de la
réalisation des événements, il assure donc la voix de l’interprète] tandis que,
au niveau de la signification, il porte lui-même la représentation : autrement
dit, il assume la voix du scribe alors que c’est la société qui, en l’accueillant,
l’interprète comme citoyen.
L’analyse complète des voix dans le conte d’Andersen, ainsi que les con¬
ditions de la narration et celles de la signification pourraient être résumées
dans ce tableau (étant entendu que, plus rigoureusement, ces données
devraient être présentées dans le diagramme en spirale illustré ailleurs dans
cet ouvrage).
Je citerai ici Michel Balat (1994 : 178 ; c’est l’auteur qui souligne) ; il ins¬
crit d’une façon particulièrement juste les relations logiques entre les trois
voix, lisant les relations en remontant du troisième vers le second, puis vers
le premier;
[...] ce que le scribe inscrit doit recevoir l’existence de l’interprète dont le
travail consiste à produire l’objet à partir du représentement, autrement dit
à faire exister le discours du museur dans le travail du scribe.
13. Un instrument unique, tel un orgue dans une grande fugue, peut tenir les trois voix, alors
qu'à l’inverse, dans une symphonie par exemple, les même trois voix peuvent être réalisée
par une grande diversité d’instruments.
130
Cette proposition nous permet de donner son plein sens à la proposition
de l’analyse énoncée ci-dessus : la société, en tant qu’interprète, fait exister —
j’ajoute sémiotiquement— cette histoire d’une confrontation entre un empe¬
reur nu et un enfant, dans l’imaginaire de l’enfant narrataire ; en dehors de la
force agissante de la société, la troisième scène ou le troisième signe, celui
de la lecture, ne se constituerait pas. Ce qui démontre bien que la lecture
pleinement signifiante du conte est un processus qui trouve son inscription
dans un lieu-temps ultérieur (d’où les nombreuses lectures et relectures aux¬
quelles je me suis référé plus haut et qui inscrivent l’apprentissage chez
l’enfant, ce que Peirce nomme un changement d’habitudes); en ce sens,
Michel Balat avait visé tout à fait juste en suggérant que le temps du scribe
est le présent (celui de la mise en représentation et de la communication),
celui du museur est le passé (marqué, il va de soi, par le il était une fois.tan¬
dis que celui de Vinterprète est «au futur (ou plutôt au conditionnel, compte
tenu des changements d’habitudes possibles». (178) Suivant notre analyse,
l’enfant narra taire se situe donc, successivement, dans le passé, dans le futur
puis dans le présent.
131
durée du signe. Les déplacements des personnages, d’une voix à une autre
selon l’instance, assurent la cohésion entre la situation préliminaire, telle que
donnée dans le représentamen de départ, la situation de communication qui
enrichit la représentation, et l’instance troisième, celle de la signification qui
médiatise les deux premières et donc les totalise.
De plus, cette cohésion est assurée par la répartition des inscriptions
temporelles : prenons, par exemple, dans l’analyse du conte, la deuxième
scène, celle de la narration : la voix du parent, celle du scribe, narre dans le
présent alors que l’enfant du conte, le museur, appartient au passé ; puis, le
dialogue parent/enfant, assumant la voix de l’interprète, s’inscrit dans le futur
ou le conditionnel et, ce faisant, prépare la troisième scène, celle de la signi¬
fication. Ce qui pourrait nous ramener à la référence musicale où, disons
dans une fugue, une voix donnée trouve son ancrage dans la voix précédente
qu’elle déborde de peu alors que, dans l’autre direction, elle offre à la voix
suivante l’occasion de sa survenue. En dehors de cet enchaînement des ins¬
tances, des scènes, des voix musicales ou des voix narratives et discursives,
les signes ne seraient que des pièces détachées, artificiellement juxtaposées.
On peut imaginer que la cohésion formelle d’une pièce, autant de musique
que de littérature tient précisément à une certaine exhaustivité dans
l’ensemble des parcours qui sont ainsi réalisés.
132
des parties ou moments du signe auxquels on vient de se référer. Mais plus
simplement, cette mobilité est, comme cela a été établi, un caractère inhérent
au processus sémiosique que nous avons analysé dans les représentamens
que sont le rêve et le conte.
Cette partition des voix, reposant sur une tercéité authentique, nous a
permis de résoudre cette contradiction. La présence de l’absence du vêtement
est résolue non pas dans le conte, qui reste un lieu de contradiction, mais sur
la troisième scène, par l’enfant narrataire qui accède à la socialité ; autrement
dit, c’est dans un ailleurs — qui est aussi notre propre discours d’analyse —
que la simple alternative peut être dépassée ; et de la même façon, la présence
de l’absence du caractère sémiotique du rêve se résout autant dans l’achève¬
ment et le dépassement du processus d’analyse chez le jeune homme que
dans le discours de savoir tenu par Jung et les analystes en formation sur la
psychanalyse.
Dans les deux cas, la solution est trouvée sur une scène troisième, celle
de la lecture en somme, qui est un signe ultérieur où se réalise effectivement
le serait du signe. Ce passage à une troisième scène ou instance pourrait être
compris, si l’on se reportait au tableau des signes, au passage de l’interpré¬
tant second (dynamique) à l’interprétant troisième dit final (ou argument
dans le premier tableau) ; un fragment du texte de Peirce est très clair à ce
sujet :
133
C’est exactement là ce que nous avons lu : la personne concernée,
l’enfant narrataire et le jeune homme en analyse, passe à la voix du scribe,
et, simultanément la voix de l’interprète, qui avait été préalablement assu¬
mée par le parent narrateur puis l’analyste, perd son caractère d’individuali¬
sation ; le signe, ici le conte et l’analyse, devenu argument, signifie par lui-
même, non pas magiquement, mais en vertu de son intégration dans le tout
sémiosique que constitue la société
On pourrait rattacher une autre considération à cette brève réflexion :
une habitude a été prise depuis longtemps de distinguer une sémiotique de
la communication d’une sémiotique de la signification. Si la relation de com¬
munication se définissait strictement sur la base d’un simple échange de
tours de parole suivant les pôles que représentent le « Je » et le « Tu » aux¬
quels on s’est précédemment référé, alors il faudrait reconnaître tout l’arbi¬
traire de cette distinction. Il serait certainement plus créateur et plus produc¬
tif d’imaginer que communication et signification sont deux lieux logiques ou
deux modalités d’un même processus, deux façons différentes de suivre un
même parcours. Les dissocier, isoler l’échange, ce serait, pour reprendre les
termes de Dany-Robert Dufour, supposer que l’on puisse être deux sans être
trois, ce serait reproduire la vieille dichotomie entre un contenu et sa forme
(ici un contenu de représentation et son existence formelle sous la gouverne
des procédures de transmission), ce serait nier la triadicité alors qu’il
s’impose à l’évidence que la communication est un partage, entre une plura¬
lité d’intervenants, du mouvement sémiosique qui conduit le message à la
signification.
14. Ce qui nous conduit à une position qui est exactement l’inverse de celle que défendait Ben-
veniste (1969:62): « [...] la langue fonctionne à l’intérieur de la société qui l’englobe. [...]
Mais la considération sémiologique inverse ce rapport... On pourra dire que c’est la
langue qui contient la société. Ainsi la relation d’interprétance, qui est sémiotique, va à
l’inverse de la relation d’emboîtement qui est sociologique. » Cette position prise par Ben-
veniste est tout à fait cohérente avec la définition du «sémiologique» sur laquelle il
s’appuie, à savoir une structure de signes qui, à l’image de la langue saussurienne, existe
dans quelque idéalité, indépendamment du social, et vient déterminer ce dernier. Pour une
discussion de cette question, on se reportera au chapitre 4.
134
suivant le modèle « (Je-Tu)-Il ». La question sera de trouver la direction
qu’emprunte le mouvement de sémiose.
Je me réfère donc, brièvement, à un exemple littéraire classique. Dans
Les frères Karamazov (Dostoïevski), nous trouvons au centre même du roman,
une narration de rêve; «La légende du Grand Inquisiteur». Le personnage
narrateur, Yvan, s’adressant à son jeune frère Aliocha, raconte cette histoire
que nous connaissons tous: le Christ revient sur Terre, en Espagne à
l’époque des inquisitions. Saisi par les forces de l’armée, il est placé en pri¬
son. Le Grand Inquisiteur (qui est le seul à l’avoir reconnu) vient lui rendre
visite. Au terme de la rencontre, la raison d’État prévaut sur l’Évangile, de
sorte que le Christ est libéré à la condition qu’il quitte les lieux laissant aux
hommes la gestion de la Cité. Cette longue rencontre, racontée ou donnée
comme un rêve et un projet de poème par le personnage d’Yvan a toutes les
allures d’un mythe fondateur du pouvoir.
Notons d’abord que l’on retrouve le même phénomène d’une représen¬
tation, à l’intérieur de l’évocation, des conditions pragmatiques de la com¬
munication. Les indices sont on ne peut plus clairs. Le personnage d’Aliocha,
qui prolonge la figure de l’Idiot, est donné comme une réalisation symboli¬
que de la figure du Christ, tandis que le personnage d’Yvan représente, dans
cet univers culturel fortement marqué dans son appartenance slave, la figure
honnie de l’Occidental rationaliste ; il correspond tout à fait à la figure de
l’Inquisiteur qui, précisément, invoque la raison d’État plutôt qu’une raison
d’ordre éthique pour fonder son pouvoir. Puis, au niveau des quelques évé¬
nements racontés ; le Christ ne dira aucun mot de toute la rencontre, mais, à
la toute fin, donnera un baiser d’adieu à l’Inquisiteur. De même, à la fin de
leur rencontre, Aliocha donnera un baiser d’adieu à son frère Yvan. Cette
conversation reproduit et, ce faisant, confère une nouvelle signification à la
relation entre les deux frères. D’une certaine façon, le Christ et l’Inquisiteur
sont des figurations, d’Yvan et d’Aliocha, cette représentation étant com¬
prise suivant le postulat, évoqué plus haut, d’une similarité assignée.
On pourrait en effet suggérer que de la même façon que l’enfant narra-
taire du conte analysé plus haut avait besoin de l’enfant du conte pour exis¬
ter socialement, et que, de la même façon, le jeune homme suisse avait besoin
de la locomotive et de la bête monstrueuse pour reconstruire sa personnalité
de façon plus harmonieuse, Yvan et Aliocha pour exister doivent, d’une cer¬
taine façon, correspondre aux figures de l’Inquisiteur et du Christ. Si ce n’est
que, dans ce cas-ci, Yvan et Aliocha ne sont pas des personnes, mais des per¬
sonnages de roman. Les quelques éléments que l’on peut emprunter à la
pragmatique de la communication appartiennent dans ce cas à l’ordre de la
représentation. C’est donc dire que cette brève analyse n’a fait rien d’autre
que de suivre quelque cheminement de sémiose à l’intérieur du roman. Com¬
ment alors saisir le mouvement de semiosis qui constitue ce texte littéraire ?
La légende, rêve, projet de poème ou mythe, pourrait agir comme un
«II», comme le troisième présent/absent, venant médiatiser l’échange entre
135
les deux frères, mais c’est insuffisant pour cette raison très simple que cette
scène qui a lieu à Séville appartient au même ordre de la représentation lit¬
téraire que celle qui a lieu à Saint-Pétersbourg entre Yvan et Aliocha. En fait,
cette scène, n’est qu’un double de la première, d’ailleurs aussi dyadique.
Ainsi, si l’on se référait aux voix, telles qu’analysées plus haut, on se
retrouverait précisément dans la situation d’une correspondance entre deux
scènes soit, pour reprendre le tableau auquel on s’est déjà référé :
136
On énoncera donc ici une proposition générale : le texte littéraire, plutôt
que de participer positivement à construire le symbolique qui fonde le social,
suivrait un chemin inverse : partant d’une représentation déjà constituée du
social et des valeurs établies, il poursuit un cheminement de sémiose qui
déstabilise cette représentation posée au départ et ce, jusqu’à atteindre un
point ultime où les valeurs symboliques constituées, ayant été désagrégées,
sont reconnues dans leur crudité : au terme de ce que l’on pourrait appeler
la visée du mouvement sémiosique interne au texte littéraire, les valeurs
symboliques ont été ramenées à la priméité, à la virtualité, à de simples icô¬
nes. Et effectivement, le destin de tout signe représenté, c’est de conduire à
des éléments minimaux, virtuels, profondément incarnés dans le sensible, en
somme des icônes, qui prépareront le surgissement de nouveaux signes.
On s’est référé, plus haut, à cette idée que le représentamen devait trou¬
ver une façon quelconque d’afficher, pour la susciter, la relation pragmatique
de la communication qui sous-tend la lecture. Dans les cas du conte, la
réponse à cette question était particulièrement évidente. On avait aussi sug¬
géré que, dans le cas du texte littéraire proprement dit, cette relation de
communication n’est peut-être pas un facteur significatif parce que le mou¬
vement de sémiose est déjà lancé. À la suite de cette brève analyse de la
fonction de la « Légende du Grand Inquisiteur » dans Les frères Karamazov, on
pourrait introduire l’hypothèse suivante ; l’effet pragmatique de la représen¬
tation sur le lecteur résiderait dans cette mise en scène de la déstabilisation
des signes, soit, ici, le passage de l’échange Yvan/Aliocha à la rencontre du
Grand Inquisiteur avec la figure du Christ.
En somme, la position pragmatique tient au fait qu’un signe, en repré¬
sentant une relation, la suscite. On pourrait, pour prendre un autre exemple,
se référer à la tragédie dont l’aboutissement ponctuel est la mort des person¬
nages alors que la visée du texte est précisément l’inverse, leur reconstruc¬
tion dans le lieu-temps de la signification. S’il y a une similarité assignée, elle
est là, au niveau du processus de lecture qui, en somme, n’est rien d’autre
que la construction d’un signe ultérieur.
En ce sens, le roman de Dostoïevski est extrêmement cohérent : comme
on le sait, c’est le grand roman du meurtre symbolique du père. L’assassinat
du père Karamazov — dont les trois fils légitimes se reconnaissent une
potentielle responsabilité — ne représente en fait rien d’autre que cette désa¬
grégation des signes qui est l’aboutissement du maintien au pouvoir du
Grand Inquisiteur et de l’abandon de la figure de pureté et d’humilité du
Christ. C’est en ce sens, et Freud l’avait bien vu, que le meurtre symbolique
du père, c’est-à-dire la remise en cause du support des valeurs établies,
représente une condition préalable à l’accès au symbolique
15. Notons au passage, la chose ne pouvant être passée sous silence, qu’à l’époque de la
rédaction de Totem et tabou, l’essai dans lequel on trouve cette allégorie de la horde primi
tive où les fils mettent à mort le père pour occuper sa place, Freud lisait précisément Les
frères Karamazov.
137
On peut maintenant commencer à saisir l’orientation du mouvement de
sémiose que constitue la lecture d’un texte littéraire. D’une certaine façon, le
lecteur, face au roman, est placé dans une position semblable à celles de
l’enfant narrataire du conte et du jeune homme suisse : il doit arriver à se
constituer comme le porteur ou le scribe d’une représentation ou d’une scène
autre, d’une nouvelle instance dont les voix exploratrices du monde, celles
du museur, seront assumées par les personnages du roman et dont la voix
d’interprète sera celle de sa participation à la vie sociale. Et pour arriver à se
constituer comme scribe, il doit, pour les remplacer, déloger les scribes anté¬
rieurs — le père symbolique — qui occupent trop de place, en fait tout
l’espace symbolique.
Nous avons suggéré plus haut que l’enfant narrataire du conte, en faisant
l’apprentissage des signes, faisait l’apprentissage de la socialité, et que le
jeune homme suisse, en intégrant les signes étranges que lui fournissaient
ses rêves, apprenait à mieux harmoniser sa personnalité ; dans chacun de ces
cas, la personne y arrivait en se faisant scribe, en assumant et en portant la
représentation, puis en la partageant avec les museurs qui lui sont donnés de
l’extérieur (du passé) et enfin en la soumettant aux voix des interprètes qui en
somme est celle de l’autre, de l’altérité. Le lecteur du roman se retrouve
devant un tableau complexe, déjà constitué ; alors il doit faire un apprentis¬
sage qui, dans une étape préliminaire, est l’inverse de celui de l’enfant narra¬
taire du conte : déconstruire les valeurs reçues du passé, les signes, prendre
conscience de leur nature d’artefact tout autant que de leur nécessité comme
support de la pensée et ce, jusqu’à les conduire à un niveau de déstabilisa¬
tion où il pourra les assimiler, leur faire une place dans son propre imagi¬
naire ; puis les reconstruire : cette reconstruction, c’est sa participation
active au Mind collectif La lecture qui est, par excellence, une action de la
solitude, de la rencontre avec soi-même ne peut que conduire à la pleine
intégration à la socialité ; car signification et socialité sont des mots synony¬
mes ou, plus précisément, la signification est l’origine de la solidarité.
138
de scribe. La grande exigence de la lecture, qui est aussi sa puissance, force
le lecteur à habiter le passé de l’histoire racontée, le présent de son travail de
déstabilisation des signes et l’avenir de son intégration dans l’ordre de la
signification qui, éventuellement, conduira à un renouvellement et de l’ima¬
ginaire et des valeurs symboliques.
Lire c’est cueillir, c’est semer de nouveaux signes, c’est aussi créer des
icônes...
L’iconisation ad infinitum
[...] cette mythologie de l’inconscient collectif
est caractérisée par une sorte d’écoulement,
qui fait naturellement jaillir un thème nouveau
d’un motif finissant. Nulle part nous n’y ren¬
controns de stagnation effective; toutes les
situations difficiles y parviennent à leur culmi¬
nation, se dénouent et engendrent des situa¬
tions nouvelles. Ainsi s’y déroule la mélodie
infinie de la vie, telle une onde salvatrice dans
laquelle on se voit immédiatement plongé.
Qu’on s’abandonne un temps à ce flot souve¬
rain et l’on ne manquera pas d’en sortir avec
une attitude rectifiée, ce qui aide à guérir le mal
moral dont on souffre. (Jung 1934: 285)
[...] La pensée est comme le fil d’une mélodie
qui parcourt la suite de nos sensations. (C.P.
5.395. R.M. 160)
16. «Si, une idée interprétante ayant été déterminée dans une conscience individuelle, cette
idée ne détermine pas de signe extérieur, mais que la conscience soit anéantie ou bien perde
toute mémoire ou tout autre effet significatif du signe, il devient absolument impossible de
139
Dans l’analyse du rêve cité ici comme exemple, Jung pousse très loin
Ticonisation. Ainsi l’interprétation qu’il fait du rêve à l’écrevisse atteint des
lieux tout à fait imprévus tels ceux-ci qu’il suggère aux analystes en forma¬
tion : le monstre mi-écrevisse, mi-lézard, c’est ce qui subsiste en nous — et
dans toute l’humanité — comme trace et souvenir de la préhistoire où la
Terre était peuplée de sauriens; tuant le dragon, nous tuons en nous les
entrailles, ce qu’il y a de plus archaïque, de plus bassement corporel ; le jeune
homme prétendait ressembler à ces images d’angelots sans corps et munis
d’immenses ailes. La baguette magique par laquelle il tuait le monstre et niait
son corps, c’est, par excellence, la convention d’insignifiance:
Il nous faut tenir compte du gros de notre armée, du saurien qui est en nous,
et dont notre rêveur avait fait totalement abstraction ; c’est d’ailleurs pour¬
quoi, maintenant qu’il \aent de l’immoler, il lui faut réfléchir à la portée de son
acte. On a une névrose pour avoir méconnu les lois fondamentales du corps vivant
et pour s’en être éloigné: le corps alors se révolte et apparaît sous une forme
monstrueuse; celle-ci est destinée à impressionner profondément le sujet;
celui-ci ne paraît guère se soucier de ce facteur éminemment dangereux et il
le neutralise grâce à sa baguette magique. Qu’est cette dernière? En quoi
peut consister la magie de la conscience, comment celle-ci peut-elle ensorce¬
ler? La conscience peut imaginer! Nous pouvons nier une chose en pensée,
nous refuser à la considérer, convenir et décréter qu’elle est insignifiante, ins¬
tituer autour d’elle la conspiration du silence. Nous pouvons ainsi, à l’occa¬
sion, nous fermer à une réalité que nous prétendons reléguer au rang d’affaire
classée. Je pourrais vous en citer une foule d’exemples, grands et petits. La
convention d’insignifiance, voilà la baguette magique, la propriété dangereuse et
divine de la conscience, propriété créatrice qui peut à volonté abstraire un monde et
en postuler un autre. Pour la vie, le danger manifeste qui émane de la cons¬
cience, c’est que celle-ci peut instituer, supprimer ou déplacer, selon son bon
plaisir, telle ou telle chose à laquelle on est livré. C’est ainsi que prennent nais¬
sance les épidémies mentales et autres phénomènes de cette sorte. Il est bon
que nous ayons en nous un appareil régulateur, notre « psychisme spinal » et
notre «psychisme sympathique», susceptibles, à l’occasion, d’élever des pro¬
testations. (Jung 1934: 299. C’est l’auteur qui souligne.)
Ce qui est dit ici pourrait être repris dans une perspective proprement
sémiotique : ce qui est pointé, c’est la tentation d’arrêter le mouvement de
sémiose, de se réfugier, à la façon du Grand Inquisiteur, dans les pures
abstractions, dans le pur métalangage, dans la tercéité, soit nier le pulsion¬
nel, l’obscur, la priméité; dans tous les cas, le sujet occupe un pouvoir illu¬
soire. Or, on le sait, le processus de la sémiose suppose une circulation dans
les trois univers. Un représentamen donné n’a d’existence sémiotique qu’en
découvrir qu’il y eut jamais cette idée dans cette conscience ; et dans ce cas, il est difficile
de voir comment cela pourrait avoir une signification de dire que cette conscience eut
jamais cette idée, puisque le dire serait un interprétant de cette idée [j’ajoute : et non de ce
signe].» (C.P. 2.303; É.k 126. 1902. Je souligne.) Ce fragment inscrit une problématique
fondamentale qui a trait à la différence entre le simple report d’un signe dans un métalan¬
gage où il devient simplement une idée, et un signe ultérieur interprétant dont le surgisse¬
ment est saisi, dans ce contexte, sous la notion d’iconisation.
140
fournissant l’occasion à un nouveau signe de surgir; et cette occasion, c’est
l’icône; «[...] le but de toute action est d’amener au résultat sensible'>) (C.P,
5.401 ; Deledalle 87 :42. 1878. Je souligne.) Ce que Denis Diderot autant que
Bakhtine et Volochinov, cherchant à se démarquer des positions philosophi¬
ques idéalistes, avaient déjà clairement établi
Les trois problématiques théoriques sur lesquelles nous avons fondé ces
analyses, dans leur complexité croissante, nous conduisent à une même con¬
sidération : le représentamen, devenu signe, ne fera sens qu’à la condition que
le parcours de la sémiose, plutôt que de suivre une droite ligne vers les niveaux
plus abstraits, repasse constamment dans les mêmes lieux. Et ce, même au ris¬
que de s’égarer — ce sont là les conditions de l’inférence abductive —, ce qui
représente un danger moins grand, je crois, que celui d’une fixation dans de
pures abstractions, suivant la convention d’insignifiance dont parle Jung.
17. «11 [Locke] renouvela l’ancien axiome : il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été aupa¬
ravant dans la sensation* *, et il en conclut qu’il n’y avait aucun principe de spéculation,
aucune idée de morale innée.
D’où il aurait pu tirer une autre conséquence très utile : c’est que toute idée doit se résou¬
dre en dernière décomposition en une représentation sensible, et que puisque tout ce qui
est dans notre entendement est venu par la voie de la sensation, tout ce qui sort de notre
entendement est chimérique, ou doit en retournant par le même chemin trouver hors de
nous un objet sensible pour s’y attacher.
De là une grande règle en philosophie, c’est que toute expression qui ne trouve pas hors
de notre esprit un objet sensible auquel elle puisse se rattacher est vide de sens.
* Aristote, Métaphysique, A, 1 (qui rapporte l’axiome des matérialistes plus connue sous sa
forme latine : Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu, sans le prendre à son
compte)». (Diderot 1766:472)
•
»En dehors de son objectivation, de sa réalisation dans un matériau déterminé (le geste, la
parole, le cri), la conscience est une fiction. Ce n’est qu’une construction idéologique incor¬
recte, créée sans tenir compte des données concrètes de l’expression sociale. » (Bakhtine
et Volochinov 1929:129. Ce sont les auteurs qui soulignent.)
141
la perspective dans laquelle nous situons cette analyse, soit celle d une prag¬
matique de la signification.
Notre intelligence, notre compréhension d’un représentamen donné est
précisément un mouvement de sémiose in actu : aussitôt que le texte est saisi
dans le processus de la semiosis, il devient, à l’image du rêve, évanescent, ins¬
table, il n’est plus qu’une icône en développement, un nouveau signe en voie
de surgissement. C’est précisément là le seul mode suivant lequel Jung peut
parler du rêve et de l’analysant; en construisant un nouveau signe; et je ne
puis parler des textes de Jung, d’Andersen et de Dostoïevski qu’en les pro¬
longeant à mon tour dans un mouvement d’interprétance.
Nous avions commencé ce chapitre en interrogeant le mode d’existence
d’un texte littéraire ; c’était poser la question centrale : qu’est-ce que la signi¬
fication ? Je crois que nous avons apporté quelques réponses en donnant le
lieu de la signification dans un ultérieur que nous avons aussi appelé la lec¬
ture : construction d’un ailleurs qui est à la fois, très proche de mon imagi¬
naire de lecteur, nécessairement partagé collectivement et ouvert sur des
possibles qui dépassent ce que l’on peut entrevoir au moment de l’acte ponc¬
tuel de la lecture. C’est certainement la raison pour laquelle des lectures, des
auditions de pièces musicales, des visionnements de pièces de théâtre, de
films, de tableaux, etc. continuent de nous hanter longtemps après le contact
initial. L’ambiguïté de la relation présence/absence proposée par Dufour
trouve sa solution dans ces lieux ultérieurs.
Si Peirce a raison en proposant que la pensée est comme lefiil d’une mélo¬
die qui parcourt la suite de nos sensations, alors le lecteur doit, à la façon des
trois instruments de musique auxquels on s’est référé plus haut, arriver à
regarder à l’arrière, à se projeter dans l’avenir et à assumer son présent,
c’est-à-dire à s’alimenter au musement que lui suggèrent les personnages du
roman, à se faire interprétant en participant à l’esprit de la collectivité, puis à
porter sa propre représentation, c’est-à-dire à se faire scribe. Le texte litté¬
raire comme le rêve et comme le conte commandent, à des niveaux diffé¬
rents d’exigence et de complexité, ce mouvement giratoire entre les trois
univers. Car, comme le suggèrent Peirce et Jung, « la conscience, loin d’être
un angelot ailé sans corps », a nécessairement partie liée avec « la catégorie
de la qualité de la sensation» (C.R 5.113).
18. «[,..] tous les rêves ont en commun de précéder, en quelque sorte, la conscience de celui
qui les rêve. Je ne comprends pas au premier abord mes propres rêves mieux que
n’importe qui les siens, car ils sont toujours un peu au delà de mon attente et de ma por¬
tée, et j’éprouve avec eux les mêmes difficultés que quiconque.» (Jung 1934 : 305. Je sou¬
ligne.)
142
TROISIÈME PARTIE
L’icône et la métaphore,
et leur prolongement dans
quelques textes littéraires
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7. Représentation, iconicité
et pragmatisme
Le pragmatisme comme cadre épistémologique,
l’icône comme fondement de la représentation et
riconisation comme condition de sa réalisation
1. En grec ancien, (fa i v q (faino) signifie montrer, dévoiler, faire en sorte que quelque chose soit
visible-, cfaivôiaevov (fainomenon) est une forme passive du participe, signifiant ce qui est
en train d'être manifesté, alors que (faivepov (faineron) est formé à partir de l’adjectif
(favepôç signifiant simplement visible, clair, manifeste.
145
retombée sinon de réalisation — en termes de signification — des phénomè¬
nes, D’autre part, le terme grec {jtaivepov (faineron) désigne ce qui apparaît
indépendamment du fait qu’on le perçoive', les apparences, saisies sous la
coupe de la notion de phaneron ne sont donc limitées ni par l’esprit ou la
conscience qui les percevrait, ni donc par un temps ou un lieu qui leur
seraient spécifiques ; c’est pourquoi la notion de phaneron désigne la totalité
collective^ de tout ce qui est susceptible d’être présent à l’esprit ; la phanéros-
copie s’intéressant donc à des manifestations ou à des apparences prises
pour elles-mêmes, appartient purement à la logique (voir Deledalle: 1994).
La sémiotique se définit comme l’étude des apparences (des phanerons) sai¬
sies comme signes. Dans un souci de saisie simple et rapide de la différence
entre ces deux concepts, on pourrait suggérer que tous deux sont relatifs,
que le phénomène trouve sa résolution dans la conscience alors que le pha¬
neron trouve sa résolution dans d’autres phanerons qui lui sont nécessaire¬
ment rattachés et qui, dans la perspective de la sémiose, lui succéderont.
Le travail de traitement des signes, par d’autres signes, est un processus,
un mouvement d’avancée des signes, du savoir. C’est ce que Peirce nomme
un mouvement de sémiose.
D’une certaine façon, on n’échappe pas à la semiosis (du grec
or| peiwoiç, soit; action de signifier). Elle est fondamentale, première, abso¬
lue. Notre esprit en somme est le produit des sémioses qui nous ont précé¬
dés ; l’origine première de la sémiose est irrepérable. La sémiose est aussi infi¬
nie dans son mouvement à venir. Le savoir, comme la connaissance, comme
la signification, est constamment reporté dans un virtuel (un serait) que l’on
peut mieux saisir comme un futur sur lequel nous pouvons agir dans une por¬
tée immédiate mais qui, à plus long terme, nous échappe nécessairement.
Si le monde ne nous est accessible qu’en tant qu’un immense ensemble
de signes, nous sommes nécessairement à l’intérieur de ces signes. Les
signes ne sont pas des objets extérieurs à nous que nous traiterions à la
façon de choses ou que nous tenterions tout simplement de décoder ou
d’interpréter. Dans un tel cas, on parlerait de signaux. Le travail réel effectif
qui est le nôtre, lorsque nous interprétons des signes et que nous réfléchis
sons sur leur fonctionnement, ne saurait être ramené à une simple activité
métalangagière ou métalinguistique distanciée et détachée qui se construi¬
rait dans un non-lieu, un non-temps, un hors-contexte stérilisé (car c’est ainsi
que se présente le projet d’une science détachée). Non, le travail de déco-
2. «La phanéroscopie est la description du phaneron', par phaneron, j’entends la totalité col¬
lective de tout ce qui, de quelque manière et en quelque sens que ce soit, est présent à
l’esprit, sans considérer aucunement si cela correspond à quelque chose de réel ou non. Si
vous me demandez: présent quand et à l’esprit de qui, je réponds que je laisse ces ques¬
tions sans réponse, n’ayant jamais eu le moindre doute que ces traits du phanéron que j’ai
trouvé dans mon esprit soient présents de tout temps et dans tous les esprits. La science
de la phanéroscopie telle que je l’ai développée jusqu’ici s’occupe des éléments formels du
phanéron.» (C.P. 1.284; É.S. 67. 1905)
146
dage, d’interprétation des signes et celui de la réflexion sur leur mode de
fonctionnement est essentiellement un mouvement de sémiose, une avancée
en nous, par nous, des signes sur lesquels nous concentrons notre attention.
Penser, c’est manipuler des signes, certes, puisque qu’ils représentent la seule
prise qui soit à la disposition de notre esprit, mais les manipuler comme de
l’intérieur, en l’absence d’une vue d’ensemble d’où nous les saisirions
exhaustivement ou bien d’où nous les dominerions.
Nous affirmons que nous parlons et que nous pensons les signes par des
signes ; il serait certainement tout aussi juste de proposer que les signes par¬
lent, s’avancent à travers et par une collectivité d’esprits dont nous faisons
partie. Nous sommes individuellement et collectivement l’occasion donnée
à des signes de poursuivre leur mouvement de sémiose : c’est en ce sens que
les signes sont pensés.
La position pragmatiste élaborée par Peirce (il a, avec son ami William
James, créé le terme) pourrait se ramener à l’idée suivante : la signification
d’un symbole réside dans la totalité des effets de sens qu’il pourrait prendre
dans l’avenir. Une première définition du pragmatisme élaborée dans les
années 1870 au sein du «Cercle métaphysique de Cambridge^» et inscrite
principalement dans Comment rendre nos idées claires (1877) — bien que le
terme pragmatisme ne figure pas dans le texte — a fini, vingt ans plus tard,
particuliérement dans les travaux de William James par être réduite au sens
d’une détermination à l’action'^; révisant ce texte en vue d’une réédition,
Peirce en a repris la définition (voir, en annexe C.P 5.402, Note 3), affirmant
que l’action provoquée par le signe est une action conçue et non un agir
d’ordre ponctuel ou second. C’est en ce sens que la position pragmatiste (au
moment de cette correction, Peirce emploie le terme pragmaticisme), définie
comme action d’un signe sur un signe subséquent correspond tout à fait à la
notion de semiosis.
147
La signification d’un signe ne peut être saisie que comme un condition¬
nel (suivant la formule : « Si X, donc Y ») ou un serait qui, écrivait Peirce (C.P.
5.461 ; R.M. 351. 1905), est \m futur atténué. De fait, le conditionnel définit la
modalité de la tercéité, alors que l’indicatif^ définit la modalité de la secon-
déité et que le subjonctif, désignant la simple possibilité, définit la modalité
de la priméité.
Le signe est en mouvement constant. On pourrait se figurer le signe —
un élément de connaissance — sous l’image d’une fuite en avant. Car le signe
est théoriquement toujours en mouvement, en progression ou en croissance.
Je prends la précaution d’écrire théoriquement, car on trouve aussi des signes
en décroissance ou en déperdition. On trouve aussi des mouvements de
sémiose avortés. Peirce a traité de cette question, entre autres, sous la notion
de dégénérescence, c’est-à-dire de signes qui, dans leur manifestation, mar¬
quent des reculs dans l’ordre des catégories, d’où les notions de secondéité
dégénérée, de tercéité dégénérée une fois (un troisième retournée à niveau
second) et de tercéité dégénérée deux fois (un troisième retourné au niveau
premier®).
Le signe n’appartient à personne en propre. Pour fonder cette idée,
Peirce se réfère à cette situation fréquente où, à une même époque, durant
un laps de temps relativement court, plusieurs personnes font la même
découverte ou arrivent à la même idée nouvelle. C’est que l’épistémologie
ou l’état actuel du savoir et de la conscience — bref, un état de la sémiose
en cours — étaient prêts à ce pas qui est ainsi accompli. Dans une perspec¬
tive plus théorique, cette même idée pourrait se ramener à ceci : les idées, les
signes évoluent, se transforment suivant leur propre logique. Les individus
ou les personnes ne possèdent pas ces idées ni ne les contrôlent. Au con¬
traire, les esprits des personnes sont dans les idées (comme on dit qu’on est
dans le mouvement et non que le mouvement est dans nous). Les esprits des
personnes représentent donc des occasions données aux signes de se mani¬
fester et de connaître des évolutions. Ce qui conduit Peirce à affirmer que, en
regard des idées et des signes, les personnes sont des Quasi-Mind, en somme
des individus participant à un même esprit partagé appelé Mind. L’esprit
n’est pas un réceptacle qui attendrait les signes comme une inspiration
venue on ne sait d’où. L’intelligence ce serait plutôt le lien de l’esprit de la
personne (le Quasi-Mind) aux mouvements sémiosiques à l’intérieur desquels
il baigne. D’où l’importance, pour saisir la démarche de Peirce, de prendre
acte de la distinction, établie plus haut, entre le phénomène et le phaneron.
Il s’en suit qu’une nouvelle idée, une proposition ne pourront trouver de
validation, c’est-à-dire d’existence sémiosique — on comprendra que ces
deux notions se superposent — que dans un consensus, c’est-à-dire dans
148
l’adhésion de la communauté ou collectivité des esprits, le Mind, qui, ce fai¬
sant, lui conférera une signification. La signification comme la logique, ainsi
que l’écrit Peirce à plusieurs reprises, sont enracinées dans le social. On
pourrait ajouter ici que cette position pragmatiste, définie sur une base pure¬
ment logique, ramène la signification au consensus social et correspond ainsi
à une position politique qui est fondamentalement et essentiellement démo¬
cratique répondant aux rêves des pères fondateurs de la République améri¬
caine. Gérard Deledalle (1990) a défendu cette idée que la pensée pragma¬
tiste introduisait la démocratie dans la philosophie.
Si le signe n’a de signification que dans le serait, il ne nous est accessible
que comme apparence ou phaneron, comme artefact et promesse, sous la
forme d’une représentation. De plus, et ce point est central, la saisie ne
pourra jamais être exhaustive.
La relation à l’objet, qui serait mieux saisie sous l’expression d’un effet de
détermination que l’objet exerce sur le signe, fait partie de la définition du signe ;
c’est donc dire que l’on ne saurait éliminer l’objet] et pourtant l’objet n’est pas
dans le signe (autrement, la sémiotique serait une cosmologie) : ce qui est
présent dans le signe, c’est l’effet de détermination que l’objet désigné
exerce, par un effet de retour, sur le signe. En ce sens, la relation entre le
signe et son objet n’est pas à direction unique : si cette relation était un sens
unique orienté du signe vers l’objet, ce dernier ne serait que référé par le
signe, ce serait strictement un référent. On pourrait, à propos de cet effet de
149
détermination que l’objet exerce sur le signe, renvoyer à Savan (1991) qui
parle d’une causalité sémiotique. Cette notion de détermination est inscrite
clairement au paragraphe 8.177 des C.P. (donné ici en annexe): ce terme,
écrit Peirce, doit être pris dans un sens très large. On pourrait saisir d’un
autre point de vue cette double relation entre le signe et l’objet en affirmant
que le signe désigne des objets du monde et que, à l’inverse, les objets du
monde contribuent à la formation du signe: en ce sens, le signe est une
exploration du monde, et le monde une présence efficiente à l’intérieur des
mouvements sémiosiques. Ajoutons que c’est par simplification que l’on
parle de l’objet comme d’un singulier: sauf exception, l’objet désigne tou¬
jours une pluralité d’individus ; Peirce apporte la précision suivante : « ce qui
détermine le signe, c’est le complexe, la totalité des objets partiels» (C.P.
8.177. s.d.)8.
Cette définition du deuxième constituant du signe, comme relation à
double sens à l’objet — et non l’objet référentiel lui-même —, permet
d’échapper à deux difficultés : d’abord, l’exclusion totale et absolue de l’objet
conduirait à faire d’un système de signes un ensemble fermé sur lui-même,
isolé, séparé en quelque sorte du monde, voué à l’autotélisme ; ensuite, ce
qu’on a appelé l’illusion référentielle, qui, à l’inverse de la première difficulté,
n’arrive pas à séparer le signe de son référent immédiat rendrait de ce fait
impossible toute malléabilité dans le signe et dans la représentation.
Enfin l’interprétant désigne non pas une personne, qui serait mieux
nommée interprète, mais une fonction, soit le travail ultérieur du mouvement
sémiosique qui fait aussi partie intégrante du signe. 11 y a là, je crois, un coup
de force opéré par Peirce : celui d’affirmer que le devenir ultérieur du signe
fait partie intégrante du signe. C’est donc dire que le signe est défini par le
conditionnel plutôt que par le futur; et pourtant le signe est un lieu et un
temps autant réels que logiques : il y a un espace de réalisation ainsi qu’une
durée du signe. C’est en ce sens aussi que le mouvement de saisie d’un
signe — la lecture d’un texte, l’audition d’une pièce musicale, le visionne-
ment d’un tableau ou d’un film — sont des activités qui font partie intégrante
du signe et sans lesquelles, ces œuvres, à la façon de celles qui ont été
enfouies puis oubliées dans les musées et les bibliothèques, n’existeraient
que comme des objets du monde, des représentamens qui auraient perdu
leur accès au mouvement sémiosique, donc au statut de signe.
Enfin, un simple rappel. Les trois constituants du signe — le fondement,
l’objet et l’interprétant — doivent être reconnus suivant la définition des trois
catégories, c’est-à-dire que ces constituants sont de différentes natures
logiques (un artefact, une relation à un objet extérieur au signe proprement
dit et un parcours de signification) ; les règles de la hiérarchie s’appliquent
ngoureusement.
8. Je reviendrai sur cette question de la pluralité des objet partiels et de la notion d’objet
complexe au chapitre 9 en traitant du signe étendu.
150
Le fondement, qui est un artefact, peut exister seul suivant une modalité
dite monadique-, la relation à l’objet présuppose l’artefact; la relation entre
ces deux premiers constituants est dyadique ou binaire. S’il n’y avait pas
d accès au troisième, l’ensemble demeurerait ce que Peirce nomme, suivant
l’image du métier à tisser de Jacquart, un quasi-signe. Enfin, l’interprétant ou
le parcours de la signification présuppose à la fois l’artefact et la relation à
l’objet dans le cadre d’une relation authentiquement triadique, c’est-à-dire un
complexe où les relations entre les trois constituants ne sauraient être rame¬
nées à des relations binaires entre termes d’une paire (ce serait alors le pre¬
mier niveau de dégénérescence) et encore moins à de simples unités saisies
isolément (second niveau de dégénérescence). L’interprétant, le troisième
constituant du signe remplit en fait deux fonctions : d’abord, il exerce une
fonction de médiation entre les deux premiers termes saisis dans leur rela¬
tion binaire ; ensuite, il marque un acquis, un gain, un plus. L’exemple simple,
habituellement donné est celui du cadeau, disons «C» que «A» donne à
« B » ; le cadeau inscrit précisément la médiation entre les deux personnages
« A » et « B » qui, de ce fait, trouvent une signification à leur relation. La thèse
de Marcel Mauss (1923) sur le don repose fondamentalement sur cette idée
que le cadeau, le troisième, dans la mesure où il est objet d’échange, apporte
un gain ou un surplus de cohésion entre les partenaires de l’échange ou, plus
généralement, les membres de la communauté, cette dernière étant précisé¬
ment donnée comme un lieu logique de relations d’interprétance. Au chapi¬
tre précédent, je me suis référé à Dany-Robert Dufour qui exprimait à peu
près la même idée, mais d’un point de vue différent, affirmant que la relation
binaire est, en quelque sorte intenable: «[...] lorsqu’on est deux, écrit-il, on
est tout de suite trois ». La présence du troisième possède effectivement ce
caractère nécessaire ou incontournable sur la scène des relations interper¬
sonnelles ou sociales. Par contre, au niveau des phanerons qui constituent
notre environnement, l’accès à la tercéité n’est pas donné de soi comme une
nécessité. Je crois avoir démontré de façon suffisamment claire, aux chapi¬
tres 2 et 3, qu’il y a des représentamens qui restent figés dans la secondéité,
voire dans la priméité.
Je tenterai ici d’illustrer l’interaction des trois constituants du signe en
me rapportant à l’exemple, suggéré par Peirce (C.P 8.179 : une traduction de
ce texte figure en annexe), d’un tableau représentant une scène de genre.
Le tableau, en somme un artefact fait de pigments colorés appliqués sur
une toile, correspond au fondement] aussi longtemps que le tableau est sim¬
plement considéré pour lui-même, dans son existence propre, il reste une
chose du monde, sans plus ; il n’est qu’une présence, une simple possibilité de
signification; il n’a d’existence que monadique et peut ne même pas être
perçu comme représentation.
Supposons maintenant que cette toile figurative représente une scène de
village où l’on reconnaît des paysans qui, disons pour marquer la fête des
moissons, participent à une danse populaire. Les éléments figuratifs
151
(architecture des maisons, style des vêtements, mouvements de danse, etc.),
en tant qu’objets extérieurs au signe proprement dit, exercent un effet de
détermination sur le tableau, tant dans sa production que dans sa compréhen¬
sion. Dans ces conditions, le tableau est simplement mis en relation à un
second appelé son objet (ici immédiat). Le couple tableau / objets du monde
n’a alors d’existence que dyadique ou binaire. Aussi longtemps que la ques¬
tion de la signification ne se pose pas, le tableau n’a d’existence que comme
une présentation (et non re-présentation), à la façon d’un cliché photogra¬
phique® qui serait saisi immédiatement, c’est-à-dire, sans médiation, et
reconnu exclusivement comme simple impression sur la pellicule de rayons
lumineux provenant de la situation cible.
Enfin, imaginons que ce tableau — qui pourrait être la Danse des paysans
de Rubens — ait connu au cours des siècles une longue carrière, c’est-à-dire
qu’il ait été copié, reproduit, qu’il ait servi de référence à d’autres créations
picturales, à des récits, à des productions cinématographiques, qu’il ait servi
de modèle à des entreprises de reconstitution architecturale, qu’il ait été uti¬
lisé comme référence dans la préparation de décors et de vêtements en vue
de la préparation d’un film d’époque, qu’il ait été redonné dans divers lieux
iconographiques, puis qu’il ait été l’objet de nombreux commentaires, voire
qu’il ait servi de référence à l’élaboration de traités, d’arts théoriques, etc.
Alors, cette carrière nous apparaît comme une longue trace dans l’histoire
suivant laquelle ce tableau signe a, en quelque sorte, suivi l’histoire : il s’est
développé, il a contribué (parfois, pas toujours) à faire surgir quelque chose
de nouveau à la façon d’un mouvement d’esprit (je cherche ici à traduire le
terme anglais Mind) qui, tel un pas, marquerait une avancée.
152
Dans ces conditions, chacun des trois constituants — l’artefact, la rela¬
tion à l’objet et l’interprétant —- n’est plus pensable individuellement; voire
plus, des relations entre termes d’une paire de constituants ne sont pas plus
imaginables. Par exemple, le parcours d’interprétance accompli durant
quelques siècles fait que la simple considération d’une justesse entre l’arte¬
fact (le tableau lui-même) et l’objet (la fête de village) ne nous est plus acces¬
sible, car il faudrait pour cela que nous soyons précisément les paysans qui
dansaient jadis alors qu’une épaisseur de sémioses historiques nous sépare
d’eux. Autre situation plus difficile ; dans le cas d’un tableau non figuratif, le
mouvement de sémiose qui s’élabore dans l’esprit de celui qui le visionne
consiste alors à construire une relation à un objet qui est conduit, par ce pro¬
cessus même, à une existence logique; cet objet n’est pas nécessairement
une chose tangible ou référentielle du monde; l’objet construit peut être le
rappel, le renouvellement ou encore la transformation du souvenir d’un
affect éveillé par un discours ou un récit autobiographique, d’une sensation
particulière éveillée par un complexe de couleurs sur un tableau, d’un plaisir
éphémère suscité par un signe musical, d’une notion ou une valeur abstraite
suggérée par un traité philosophique, etc. Dans tous les cas, la présence d’un
objet différent du signe est nécessaire, cet objet étant alternativement placé
à l’extérieur puis à l’intérieur du signe ; mais en dehors d’une séparation
logique entre l’objet et l’artefact, il n’y aurait pas de signe. Cette présence,
alternativement à l’extérieur puis à l’intérieur du signe, c’est précisément
l’interprétant qui a charge de l’aménager.
Je pourrais donc faire ici la suggestion d’une analyse triadique de la
notion de représentation en regard de la relation du signe à l’objet sur la base
des dénominations que voici : au niveau de la priméité, une simple présence
[Peirce (C.P. 1.313) emploie le terme presentment que C. Tiercelin (1993 ; 158)
traduit, de façon excellente, par présentité] ; au niveau second, présentation,
comme on dit couramment qu’un conférencier fera une présentation puis, au
niveau troisième, représentation^^, la particule de redoublement re- marquant
simultanément ce report à un niveau décalé, l’acquis d’un plus et cette fonc¬
tion de médiation que remplit la troisième instance. Ainsi, la pièce de toile
colorée est une présence, la toile en relation immédiate avec les objets du
monde qu’elle figure, une présentation puis le tableau que nous regardons,
enrichi de trois siècles de mouvements sémiosiques, une représentation.
11. Dès son article inaugural, «On a New List of Categories» (C.P. 1.545-559; R.M.19-31.
1868), au moment même où se construisait le modèle des catégories, Peirce donnait effec¬
tivement la représentation comme troisième.
153
une occasion, un lieu où s’élaborera un processus sémiosique. Un tableau, un
film, un texte, voilà des représentamens. Lorsqu’ils sont lus, écoutés, vision¬
nés, ils entrent en sémiose, ils deviennent le fondement d’un nouveau signe
ou processus sémiosique en voie d’élaboration.
Un cas particulièrement clair serait celui d’une installation où, en dehors
du mouvement de sémiose qui s’opère dans l’esprit de celui qui la visite, le
représentamen n’existe que comme un assemblage de choses du monde.
L’urinoir de Duchamp placé dans un lieu d’exposition autant que la petite
madeleine de Proust constituent d’autres exemples assez convaincants. Je
crois qu’avec ces types de représentamen nous touchons un aspect impor¬
tant d’une pratique contemporaine, à savoir sa profonde dépendance de
l’interprétance qui lui confère son existence sémiosique, alors que dans 1 art
classique, figuratif, déjà reconnu dans son appartenance à l’institution, les
mouvements sémiosiques sont déjà largement amorcés (donc déjà orientés)
à l’intérieur même de la représentation. Pourrait-on ici suggérer que la pra¬
tique contemporaine en art, mais aussi en d’autres domaines, présuppose
une participation active chez le destinataire d’une représentation auquel
cas la définition de la signification comme processus plutôt que comme don¬
née fixe et exhaustivement constituée serait sous-jacente à notre conscience.
Peut-être la culture d’aujourd’hui est-elle plus sémiosique qu’elle ne l’était
par le passé !
Le mouvement de la sémiose ne peut exister que sur une scène qui est
un espace-temps de représentation. C’est en ce sens qu’un représentamen
constitue l’occasion et le lieu du parcours des signes.
On comprendra maintenant cette proposition centrale dans le projet
sémiotique : il n’y a pas de processus sémiosique (c’est-à-dire de significa¬
tion) possible sans une forme quelconque de représentation ; ou, pour le dire
autrement : tout nouvel acquis de savoir est le produit d’un mouvement de
semiosis qui ne peut s’opérer que sur la base d’une forme quelconque —
quelle qu’elle soit — de représentation. La représentation étant le seul mode
possible d’existence, pour l’esprit, du phaneron, on comprendra que cette
proposition, centrale à la démarche sémiotique, découle directement de la
position philosophique du pragmatisme.
À l’opposé de la position sémiotique, on trouve la position de la mimesis
qui affirme que le savoir existe — préexiste, en fait — indépendamment des
représentations qui n’en seraient que des manifestations occasionnelles pour
des fins pratiques de communication (Saussure avait déjà rejeté cette posi¬
tion). Puis la position de Vherméneutique classique (peu soutenue aujourd’hui)
qui, affirmant l’extériorité et l’indépendance d’un contenu par rapport à la
représentation, exclut la notion de signe.
12. On pourrait en trouver un exemple, à la limite du caricatural, dans les romans dont vous
êtes le héros! Mais plus significatives sont les recherches conduites actuellement dans le
domaine de la représentation virtuelle.
154
Quelques aspects de la sémiotique peircéenne en regard de la
question de l’iconisme
L’iconicité n’est pas exclusivement d’ordre visuel, de la même façon que
la représentation n’est pas exclusivement visuelle. La vue n’est qu’un des
cinq sens ; la représentation peut aussi être d’ordre auditif, gustatif, olfactif et
tactile Aussitôt que la notion d’iconicité déborde le visuel, la notion de
similarité s’élargit nécessairement et commande une nouvelle définition. La
notion de représentation, lorsqu’elle est saisie à un niveau très général, ne
renvoie qu’à une présence de l’objet dans le signe, ces deux termes étant à
peine discriminés. Le terme iconicité désigne le premier mode, le plus fonda¬
mental, de cette présence de l’objet dans le signe; la notion de similarité
entraînant un effet de restriction, il serait certainement plus utile ici de se
référer à la notion de présence.
Dans la logique de la phanéroscopie, la définition de l’iconicité ne pré¬
suppose aucunement — mais n’exclut pas — une similarité, entre le signe et
son objet, qui serait préalable à l’usage du signe. Le tremblement d’une voix
est la présence, l’icône d’une émotion chez celui qui parle. La trace laissée
par le crayon est la présence, l’icône du mouvement de déplacement de la
main sur le canevas. Le rire franc et spontané du jeune enfant, l’icône de la
grande liberté qui habite son imaginaire. Mais ces tremblements de voix, ces
tracés de crayon, ces rires cristallins, nous les reconnaissons aussi en vertu
d’un savoir constitué qui comporte une part d’apprentissage, donc de con¬
vention. On se référera avec le plus grand soin et la plus grande prudence
aux catégories classiques de la motivation, de la convention et de l’arbitraire,
question de ne pas limiter ou fermer trop hâtivement la notion d’iconicité.
Comment, maintenant, définir la relation du signe à l’objet? Peirce ana¬
lyse cette relation sur la base des trois catégories phanéroscopiques : le résul¬
tat en est la trichotomie bien connue non pas de signes, mais, suivant
l’expression de Gérard Deledalle, de sous-signes qui ne représentent que
trois des neuf composantes possibles du signe ; l’icône, l’indice et le sym¬
bole.
L’icône correspond à la relation du signe à l’objet saisie dans sa priméité,
désignant une simple présence ou la qualité de l’effet de détermination de
l’objet dans le signe; Savan (1991) donne l’exemple simple de la même qua¬
lité du rouge qui établit la relation entre un coucher de soleil et sa représen¬
tation figurative. De fait, la priméité, écrit Peirce, c’est «[...] toujours frais,
toujours nouveau, appartenant à des variétés non reliées entre elles » [La tri-
choîomique, 1888). L’indice correspond au second, désignant le mode d’exis¬
tence factuel de cet effet de détermination ; la peinture de genre à laquelle
13. On pourrait ainsi renvoyer à l’exemple des parfums qui caractériseraient des types de per¬
sonnalité féminine ou à cet autre exemple, que Peirce reprend de Locke, de l’aveugle qui
associait la couleur rouge au son de la trompette (C.P 1.313), ou encore à ce passage où
Peirce, suggère que «le mot “soleil” peint acoustiquement l’objet soleil». (C.P, 8.177)
155
on s’est référé n’aurait pas pu exister si n’avaient jamais existé des danses
villageoises. Le symbole correspond au troisième, désignant une médiation
abstraite entre les constituants et nécessitant donc une interprétation ; cette
même peinture de genre n’existe pour nous que dans la foulée des mouve¬
ments sémiosiques qui ont fait l’histoire qui nous sépare et de la scène-objet
et de la toile proprement dite.
La relation du signe à l’objet n’est donc pas «ou bien iconique, ou bien indiciaire
ou bien symbolique» mais, plus rigoureusement, elle est «ou bien iconique (mona¬
dique : dégénérée), ou bien iconique et indiciaire (dyadique : authentique), ou bien
iconique et indiciaire et symbolique (triadique : accrétive)».
Ailleurs, Peirce caractérise ces trois modes de relation à l’objet par les
termes de similarité (1®''), contiguïté (2®) et de conventionnalité (3®). Si l’on
applique rigoureusement les mêmes règles de la hiérarchie, on proposera
donc que la relation du signe à l’objet est de l’ordre ou bien de la similarité,
ou bien de la similarité et de la contiguïté, ou bien de la similarité, de la con¬
tiguïté et de la conventionnalité.
156
triangle — peuvent-ils comprendre une iconicité et donc comporter une
forme de similarité ? Comment les mots de la langue, définis par une conven¬
tion, peuvent-ils comprendre nécessairement une iconicité et donc une
forme de similarité? Comment une toile non figurative pourrait-elle com¬
prendre nécessairement une iconicité et donc une forme de similarité ? Com¬
ment concilier similarité et non-figuration? comment concilier similarité et
convention ? Je suis assuré que nous touchons ici le cœur de la question de
Ficonisme.
C’est donc dire que cette similarité est moins un état de fait ou le simple trait
pertinent (voire essentiel) d’une unité que le caractère souple et variable d’un pro¬
cessus en cours.
157
On remarquera que le raisonnement des mathématiciens repose principale¬
ment sur l’usage des ressemblances qui sont les gonds même des portes de
leur science [...]. L’utilité des ressemblances pour les mathématiciens con¬
siste dans le fait qu’elles suggèrent d’une manière précise de nouveaux
aspects des états supposés des choses... (C.P. 2.279 et 281; É.S. : 151-2.
1895. Je souligne.)
Le diagramme est principalement une icône et une icône des relations intel¬
ligibles. (C.P. 4.531. 1906. Une traduction de ce texte figure en annexe.)
158
ensemble codifié, fermé et exhaustif, c’est-à-dire un signe qui serait figé dans
sa constitution. Dans la mesure où l’on arrive à penser le signe comme un
mouvement, un processus lié à des sémioses antérieures et qui ne se réali¬
sera que dans un développement à venir, on reconnaîtra que cette similarité,
plutôt que d’être exclusivement un préalable, puisse être assignée par le processus
sémiosique lui-même. J’irai plus loin : même dans le cas d’une similarité préa¬
lablement établie et reconnue comme telle, le processus sémiosique, néces¬
sairement, réassigne une forme potentiellement renouvelée de similarité.
Car autrement, l’utilisation des signes puis leur interprétation ne seraient
qu’un simple processus déductif et alors ils fonctionneraient moins comme
des signes authentiques que comme des signaux (dans les termes de la pha-
néroscopie, on parlerait alors de tercéités dégénérées : la signalisation rou¬
tière en constituerait un exemple particulièrement évident).
14. Le diagramme est une forme de l’icône. Ce sujet sera longuement analysé au chapitre 8.
159
n’est pas une pure icône ; mais, au cours de nos raisonnements, nous oublions
en grande partie son caractère abstrait, et le diagramme est pour nous la chose
même. Ainsi, en contemplant un tableau, il y a un moment où nous perdons
conscience qu’il n’est pas la chose, la distinction entre le réel et la copie dispa¬
raît, et c’est sur le moment un pur rêve — non une existence particulière et pour¬
tant non générale. À ce moment nous contemplons une icône. (C.P. 3.362.
Cité dans et traduit par Nicole Evereart-Desmedt : 1993: 98. Je souligne.)
160
Une proposition consiste en un acte de signification, qu’il soit reconnu ou
non, peu importe son mode d’expression. Cet acte de signification réside
dans la portée de n’importe quel signe qui devrait signifier qu’une certaine
représentation iconique ou une image (ou bien tout autre équivalent) est un
signe de quelque chose désigné par un certain signe indiciaire ou un équi¬
valent.
[...] Il est probable que chaque personne possède une ou plusieurs façons
propres de se figurer à elle-même la négation. Une proposition ne prescrit
jamais un mode particulier d’iconisation bien que la forme de l’expression
puisse suggérer un quelconque mode. Ici, cependant, les deux disciples
sont libres de se représenter la négation suivant leurs habitudes propres.
Une méthode pourrait consister à penser à une image transparente super¬
posée à une autre à laquelle elle ne correspondrait pas. Ou bien deux traits
séparés pourraient être figurés comme un diagramme de la non-identité,
chacun de ces traits pouvant être imaginé comme possédant un fil le reliant
à l’image de quelque chose d’identique.
[...] «Vous suivrez ce chemin qui conduit au village qui est devant nous».
Jésus n’asserte pas cette proposition, c’est-à-dire qu’il n’en prend pas la res¬
ponsabilité. Au contraire, il enjoint ou donne un ordre qui en rend les deux
disciples responsables. Mais cela n’affecte pas la proposition elle-même.
L’icône ou la figuration suscitée dans leur imagination est celle des deux
hommes marchant vers un village. Il y a deux indices ou étiquettes pour
montrer ce qu’est cette image. L’une tient à leur point de vue clairement
exprimé lorsque Jésus dit «ce village qui est devant nous». Cette étiquette
est attachée au village à l’intérieur de l’icône même.
Cette brève analyse, faite par Peirce, nous permettra de saisir les condi¬
tions de la construction de la signification d’un texte. D’abord, le processus
de la signification se situe simultanément à deux niveaux : à l’intérieur du
161
texte, entre les figures de Jésus et des disciples, puis entre le texte et le lec¬
teur. D’un lieu à l’autre, la situation pragmatique de l’échange est différente,
suivant les mêmes modalités que l’on avait reconnues, au chapitre précé¬
dent, dans l’analyse de La légende du Grand Inquisiteur. Et pourtant, on peut
postuler qu’à un niveau plus global, les règles générales de l’élaboration de
la signification sont similaires.
15. La partition des voix que sont celles du scribe, du museur et de l’interprète a été présentée
au chapitre 6.
162
Et la seconde scène, celle du lecteur? Le lecteur de référence ici, c’est
Peirce lui-même ; que fait-il, sinon reconstituer dans son esprit, puis dans le
texte de son commentaire, les icônes qu’il prête aux scribes figurant comme
personnages à l’intérieur de la représentation ; en fait, comme énonciateur de
ce commentaire, il prend pour objet de musement ce processus même d’inter-
prétance, et il le fait, à titre de scribe. C’est en ce sens que ce commentaire, à
la façon du tableau ou du cahier d’exercices du géomètre auquel on s’est
référé plus haut, devient le lieu même de la représentation, cette scène d’où
surgira la signification pour nous, lecteurs, qui, à notre tour, devenons les
interprètes ultimes — évidemment provisoires — de ce signe, ce statut
d’interprète nous conduisant, à notre tour, à celui de scribe. Et effectivement,
commentant ce verset de l’Évangile que nous saisissons à travers l’analyse
qu’en fait Peirce, nous le portons, c’est-à-dire que nous en tenons la voix de
scribe. C’est aussi exactement ce que nous avons suggéré plus haut, à propos
du lecteur des aventures de Don Quichotte, de celui qui visionne une toile de
Borduas ou encore de l’auditeur du Requiem de Mozart. Dans tous les cas, un
processus d’iconisation est nécessairement à l’œuvre qui se reporte d’une ins¬
tance à l’autre et ce, comme aurait certainement ajouté Peirce, ad infinitum.
16. Par exemple : « C’est une expérience familière à tout être humain qui désire quelque chose
qu’il n’a pas présentement le moyen de se payer et qui fait suivre ce désir de la question :
“ Est-ce que je désirerais cette chose autant si j’avais largement les moyens de me l’offrir? ”
Pour répondre à cette question, il s’examine et fait ainsi ce que j’appelle une observation
abstractive. Il fait par l’imagination une sorte de diagramme-squelette ou de schéma-
silhouette de lui-même, considère quelles modifications cet état de choses hypothétique
exigerait qu’il introduise dans ce tableau et l'examine alors, c’est-à-dire observe ce qu’il a
imaginé pour voir si le même désir ardent s’y trouve toujours. Grâce à ce processus, qui
ressemble fort au fond au raisonnement mathématique, nous pouvons parvenir à des con¬
clusions portant sur ce qui serait vrai des signes dans tous les cas, à condition que l’intel¬
ligence qui les utilise fût scientifique.» (C.P. 2.227; É.S. 120-1. 1897. Je souligne.)
17. Claudine Tiercelin (1993) a exploré avec beaucoup de perspicacité cette question centrale
sur laquelle je passe ici rapidement, faute d’espace. Voici quelques éléments de synthèse
de sa réflexion :
« L’un des sujets de discussion les plus vifs de la philosophie contemporaine de l’esprit est
celui qui a trait au statut des images mentales, et à la question de savoir si une conception
pictorialiste ou descriptionnaliste de l’esprit est le mieux à même de rendre compte des
phénomènes mentaux. Ce qui constitue indéniablement la force et l’originalité de Peirce
en ce domaine, c’est d’avoir simultanément nié l’existence d’images-tableaux dès le seuil
de la perception sensorielle et insisté sur le rôle fondamental que devaient en revanche
jouer les mécanismes iconiques — en association avec les procédures symboliques —
dans toute représentation mentale digne de ce nom.» (p.ll9)
« Peirce en conclut que nous n’avons aucune image ni dans la perception, ni dans l’imagi¬
nation, si par image on doit entendre quelque chose qui ressemblerait à un tableau ou à
163
nés comme indices d’une représentation potentielle ou virtuelle encore à
naître.
Et cette incomplétude foncière de la représentation, plutôt que de mar¬
quer une carence ou une insuffisance, définit précisément, au dire de Peirce,
les conditions mêmes de l’exercice de l’intelligence ;
[...] penser ne nécessite pas la présence en acte de ce qui est pensé, [... ] con¬
naître l’anglais ne signifie [pas] qu’à chaque instant où on le connaît, on ait
présent en acte à l’esprit le dictionnaire tout entier. En vérité, penser implique,
si possible, encore moins que connaître, de présence à l’esprit; car il est à peu
près certain qu’un esprit pour qui un mot est présent avec une certaine fami¬
liarité connaît ce mot, alors qu’un esprit à qui on demande de penser à
quelque chose, disons, à une locomotive, et qui se contente d’évoquer une
image de locomotive, a, selon toute probabilité, par mauvais entraînement,
presque perdu le pouvoir de penser; car en vérité, penser à la locomotive
signifie se préparer à lui attacher l’un de ses traits essentiels que l’on pourra
à l’occasion considérer; et cela doit se faire avec des signes généraux, non
avec une image de l’objet. [C.P. 4.622. Traduction de Tiercelin (1993 :121)]
La situation qui nous est donnée d’un même exemple est trop belle pour ne pas en
profiter; Si, dans l’esprit du jeune homme suisse, la locomotive rêvée était restée
fixée à ce véhicule tel qu’il existe dans le monde des objets, bref si l’image de la
locomotive avait été exclusivement mise en relation à un référent, alors la valeur
de signe authentique n’aurait pas pu surgir et le signe onirique en serait resté au
niveau de la classe IV(une girouette). Nous avons d’ailleurs démontré que c’était
là la première réaction du jeune homme qui se refusait à considérer la nature
sémiotique du rêve. Si je tentais de pasticher le texte de ce fragment, je suggére¬
rais que, au moment de cette étape de l’analyse, le jeune homme n’avait pas
encore acquis le pouvoir de penser son rêve et qu’il y est arrivé suite à /'entraî¬
nement qu’a fait naître l’exercice de l’analyse, ce que l’on nomme un change¬
ment d’habitude.
une copie de la réalité en quelque sorte réalisée dans notre esprit. Mais, ici encore, ce n’est
pas dire que notre esprit ne procède pas par images mentales. Simplement, “ si nous avons
une image (picture) devant nous, c’en est une qui est construite par l’esprit sur la sugges¬
tion de sensations antérieures” (C.R 5.303). Auquel cas il ne peut s’agir d’une image abso¬
lument déterminée. Comme le dit Dennett, s’il y a des images mentales, alors il y a de for¬
tes chances pour qu’elles soient davantage de l’ordre de descriptions que de l’ordre de
tableaux, bref, partiellement indéterminées. Du reste, ai-je besoin, pour reprendre le
fameux exemple d’Alain, de savoir combien de colonnes ornent le Panthéon, pour l’imagi¬
ner? » (p.l30)
164
comme relationnelle'. Ticonisation, c’est l’icône pensée comme relation ou
comme dynamique.
165
Richard J. Parmentier (1994) proposait que lorsqu’un système de signes
est saisi de l’extérieur comme un tout compact, fixe et exhaustivement cons¬
truit, les unités apparaissent à l’observateur comme arbitraires, c’est-à-dire
ne tirant un sens que de leur appartenance à un ensemble qui est inconnu ;
l’exemple le plus convaincant serait celui des sociétés dites primitives du
Matto Grosso que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss tentait de décrire sur
la base de sa propre culture européenne : je soupçonne que dans ces condi¬
tions les signes peuvent être saisis puis décrits au titre de « signaux », mais
que leur compréhension reste, dans ces conditions, problématique. À l’inverse,
dans le cas d’un système vécu de l’intérieur, les signes sont saisis et pris en
charge par le destinataire, qui est alors, plutôt qu’un analyste, un usager, sui¬
vant leurs caractères combinés de la conventionnalité, de la contiguïté et de
la similarité ; ou, pour le dire de façon plus théorique, ils existent, pour l’usa¬
ger, à la fois comme symbole, indice et icône. Et l’on comprendra que dans
ces conditions, l’usager ne puisse s’abstraire de lui-même et se constituer
comme un observateur ou un analyste extérieur, neutre. Les signes sont
alors vivants, ils sont en mouvement, ils constituent le lieu et le temps du
surgissement des significations^®. Je ne vois pas comment, en dehors de
cette condition d’une immersion à l’intérieur des signes, les représentamens
auxquels je me suis référé précédemment, la toile automatiste, le roman de
Cervantes, le Requiem de Mozart, voire la formulation d’un problème de géo¬
métrie, pourraient conduire aux mouvements sémiosiques suggérés plus
haut.
18. Je me contenterai de signaler que nous retrouvons ici une des positions fortes prises par
Bakhtine et Volochinov (1929:135-136): «La véritable substance de la langue n’est pas
constituée par un système abstrait de formes linguistiques ni par l’énonciation-monologue
isolée, ni par l’acte psycho-physiologique de sa production, mais par le phénomène social
de 1 interaction verbale, réalisée à travers Y énonciation et les énonciations. L’interaction ver¬
bale constitue ainsi la réalité fondamentale de la langue.» (Ce sont les auteurs qui souli¬
gnent.)
19. Auquel il ramène alors le signe iconique : dans ce passage où je tente de présenter cette
brève réflexion d’Umberto Eco, j’inscris le terme visuel entre crochets là où Eco inscrit —
erronément d’après moi — le terme iconique.
166
riconicité dans une perspective élargie, débordant le visuel, c’est-à-dire
comme constituant nécessaire de tout signe, il semble que les difficultés sou¬
levées s’abolissent d’elles-mêmes.
Dans ce passage, Eco (1992a; 63-66) propose que le signe [visuel] ne
peut être saisi que sous le point de vue de ses « modes de production » et
ceci, indépendamment de «sa dimension et de sa composition». Et pourtant
son projet est énoncé de façon claire et nette :«[...] mener à bien une typo¬
logie des signes» et «étendre [...] la définition du signe à tout type de cor¬
rélation qui institue un rapport entre deux fonctifs». Remarquons d’abord
que le fondement théorique de cette réflexion nous paraît comme un syncré¬
tisme assez étonnant, marquant une hésitation reconnaissable dans le va-et-
vient constant entre la problématique peircéenne définissant le signe comme
lieu du mouvement sémiosique et la proposition hjelmslévienne cherchant à
reconnaître des règles de corrélation entre deux fonctifs, soit, pour reprendre
les termes employés ici, une «texture expressive» et une «portion de con¬
tenu ».
Il n’est pas étonnant que dans ces conditions le signe [visuel] lui échappe :
tantôt il le saisit comme « texte iconique [sic] instaurant un processus d’ins¬
titution de code», tantôt comme unité appartenant à un «code faible et
imprécis » ; bref, dans un cas, le signe [visuel] n’est pas assez codifié pour que
sa nature sémiotique soit reconnue alors que, dans l’autre cas, il ne renvoie
qu’à une codification linguistique trop forte pour que soit sauvegardée sa
part d’iconicité. Cette schématisation binaire simple est tellement marquée
que, au terme de l’analyse, la seule solution trouvée est celle-ci : le signe ico¬
nique [ou le «signe visuel» saisi comme «signe iconique» : ce n’est pas très
clair ici] n’existe pas et la notion même de signe est en crise.
Je soupçonne que cette «crise» surgit moins de la rencontre du signe
\asuel et de sa divergence par rapport au signe linguistique que de l’ambi¬
guïté, de l’indécision et, à la limite, de la contradiction qu’il y a à tenter de
superposer des projets sémiotiques aussi éloignés l’un de l’autre que ceux de
Peirce et de Hjelmslev. Alors que dans la logique de Peirce l’iconicité, ne se
réduisant pas au visuel, désigne un caractère essentiel du signe, le projet
sémiotique de Hjelmslev, fondé sur la proposition saussurienne d’établir un
principe de classification des signes sur la base de leur pure appartenance au
symbolique ne laisse aucune place à cette notion d’iconicité. Je crois que les
unités qui sont mises en opposition dans ce texte d’Eco sont moins le signe
linguistique et le signe visuel que les deux définitions peircéenne puis saus-
surienne-hjelmslévienne du signe.
Le signe linguistique est l’unité d’un code ; il existe comme préalable au
processus sémiosique qui — on l’a suffisamment dit — est le seul mode
d’existence authentique du signe. En somme, la codification de la langue a
depuis longtemps voilé le fonctionnement sémiosique du signe linguistique
qu’il vaudrait d’ailleurs certainement mieux appeler discursif. Car de la même
façon que l’iconicité de l’unité signifiante visuelle est, dans des proportions
167
variables, préalable et postérieure à son appartenance à un ensemble (un
tableau, une photographie, un montage, une installation, etc.), de la même
façon, le mot n’a d’existence sémiotique authentique, c’est-à-dire de signifi¬
cation, qu’en vertu des sémioses antérieures, du travail de la semiosis qui
s’effectue à l’intérieur de l’énoncé (une phrase, un discours, un roman, etc.)
puis dans sa relation à l’environnement et dans le temps ultérieur de l’inter-
prétance. Les termes icône et iconisation désignent d’une façon particuliére¬
ment claire et juste ces deux états du signe saisi comme produit d’une con-
ventionnalisation historique passée puis comme processus actuel de
signification. Or, ces deux états du signe s’appliquent, de la même façon, au
signe visuel et au signe linguistique.
Mais, argumentera-t-on, le signe linguistique demeure tout de même
une unité codifiée dans la langue alors que le signe visuel semblerait échap¬
per, dans une large mesure, à cette codification. Le signe linguistique est,
plus proprement, la résultante des sémioses antérieures, soit des habitudes
déjà prises, dirait Peirce, qui, en dehors du contexte qui a présidé à leur éla¬
boration sont devenues des unités conventionnelles, préalables aux mouve¬
ments sémiosiques vivants, créateurs de signification. Il faudrait, par contre,
reconnaître que la conventionnalisation des unités visuelles est extrêmement
répandue, particuliérement à notre époque où les conditions d’une vie
sociale, beaucoup plus internationale et multilingue qu’elle ne l’était autre¬
fois, nous forcent à recourir à des icônes construites sur le modèle de base de
la signalisation routière Et à l’inverse, les travaux conduits par les princi¬
paux représentants de l’étude des Speech Acts (malheureusement traduits
«Actes de langage», alors que ce sont en fait des «actes de discours) ont
démontré la part importante que jouent, dans la communication quoti¬
dienne, des traits pleinement iconiques tels le ton de la voix, ou encore la
présence implicitement iconicisée, à l’intérieur même de l’énoncé, du con¬
texte où il s’inscrit. En somme, les signes linguistique et visuel sont beaucoup
plus proches que ne le suggère Eco : ce qui les différencie essentiellement,
c’est le fondement sensoriel qui préside à leur fonctionnement ainsi que les
modes de conventionnalisation qui en découlent.
20. Johansen (1993:121) donne l’exemple-des icônes désignant les lieux d’aisance pour les
femmes et les hommes : si, écrit-il, ces icônes n’étaient pas con-ventionnalisées, elles signi¬
fieraient qu’une porte est destinée à toute personne portant un pantalon et la porte voi¬
sine, à toute personne portant une jupe ou une robe.
21. Cette expression de Ferdinand de Saussure a été reprise par Benveniste (1969) dans le
cadre d’une discussion de cette même question.
168
le signe visuel devrait nous conduire à la reconnaître dans le signe linguis¬
tique. Je reprendrai la première proposition d’Umberto Eco en l’inversant :
c’est parce que l’unité signifiante, qu’elle soit linguistique ou visuelle, n’a
d’existence authentiquement triadique que par son action — à la fois de sym¬
bolisation, de désignation et d’iconisation — à l’intérieur d’un ensemble
(texte, tableau, etc.) qu’elle peut être reconnue comme signe.
En somme, c’est parce que le signe est en devenir que l’iconicité est omnipré¬
sente ; et cette iconicité est malléable, instable, changeante ; elle n’a rien à voir avec
une similarité de fait, préalable qui fixerait le signe une fois pour toutes. C’est en
somme la raison pour laquelle nous avons été appelés à placer, au centre de
notre discussion, la notion d’iconisation plutôt que celle d’icône.
169
Il me semble que, dans le plaisir esthétique, nous atteignons la totalité de la
perception sensible — et spécialement la totalité résultant des qualités de
sensation présentes dans l’œuvre d’art que nous contemplons —, déjà il y
a là une sorte de sympathie intellectuelle, une conviction qu’il y a là une
perception sensible que l’on peut comprendre, une sensation raisonnable.
Je n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est, mais il y a là un élé¬
ment de conscience qui appartient à la catégorie de la représentation, la
pensée représentant quelque chose qui appartient à la catégorie de la qua¬
lité de la sensation. (C.P. 5.113. 1903. Une traduction de ce texte figure en
annexe.)
22. Le plaisir est aussi lié à l’émotion et à ce que Peirce appelle le fonctionnement sensuel de
la pensée; à ce propos, on se référera au paragraphe 2.643 des C.P. dont une traduction
figure en annexe.
170
La transcription, par Peirce, du « Corbeau » d’Edgar Allan Poe
Un exemple de l’écriture chirographique où se rejoignent, au niveau de
l’icône, le texte de poésie et l’acte de dessiner, ici saisi comme une
gestuelle. En fait, le poème d’Edgar Allan Poe est représenté, y compris
certains effets esthétiques. Ce qui illustre bien que la compréhension d’un
signe est la production d’un nouveau signe.
(Reproduit avec la permission de la bibliothèque Houghton, Université
Harvard.)
171
nous est accessible que par ses « qualités iconiques » : « L’univers, écrit-il, est
une grande œuvre d’art, un grand poème — car tout argument raffiné est un
poème ou une symphonie — comme tout vrai poème est un argument
sonore» (C.P. 5.119. 1903. Une traduction de ce texte figure en annexe.)
De toute évidence, ce que tente alors de saisir Peirce, c’est un signe, un
processus sémiosique qui se réalise et se totalise en s’iconicisant lui-même au
niveau de la priméité, des sensations, des feelings. Je crois qu’ici nous trou¬
vons une réponse à la question posée plus haut et qui, en dehors de cette
perspective, reste résolument paradoxale.
Un fragment, daté de 1906, donc encore postérieur au dernier cité, a été
retrouvé dans les manuscrits ; malgré son caractère bref et limité dans
l’exemplification, il marque certainement une autre avancée dans la voie de
cette même réflexion.
Le signe, pris pour lui-même, est ou bien un air-ton, ou bien une occurrence
ou bien un type. Le mot air-ton [Tuone] est un composé de ton [Tone] et d'air
[Tune]. Il désigne une qualité de la sensation qui est significative, qu’elle soit
simple comme un ton ou complexe comme un air. [...] S’il peut y avoir une
confusion entre l’air-ton et le type, ces termes peuvent cependant être dis¬
tingués de diverses façons. En premier lieu, [un type] est absolument iden¬
tique à lui-même dans toutes ses instances ou dans tous ses emplois, alors
qu’un air-ton ne possède aucune identité, il ne repose que sur la similarité.
[...] Ainsi, toute chose qui pourrait être rendue absolument définie, même
si l’on croit que des choses ne sauraient être rendues exactement identiques
dans toutes leurs qualités, ne pourrait être considérée comme un air-ton.
Une autre vérification tient à ce qu’un air-ton, même s’il peut, à la façon
d’un composé chimique constitué de plusieurs éléments, être composé de
plusieurs ingrédients, est parfaitement homogène et sans composition de
structure, alors qu’un type, même s’il peut être indécomposable, doit être
plus ou moins complexe dans sa composition.
Prenons, pour exemple, une mélodie, disons «The Last Rose of the Sum-
mer». Considérée en regard de sa structure, cette mélodie est un type;
mais, considérée comme un tout, y compris ses effets esthétiques qui ne sont pas
dus à des liens directs entre telle note et tel effet puis telle autre note et tel autre
effet, cette mélodie est alors considérée comme un air-ton. Conçue, suivant
l’habitude, comme un air-ton, la mélodie sera légèrement différente chaque
fois qu’elle sera chantée, mais du point de vue de sa composition, elle sera
exactement la même chaque fois qu’elle sera chantée avec une correction
minimale (bien qu’elle puisse alors être interprétée légèrement en dehors
du rythme et de l’air), et la mélodie sera alors considérée comme un type.
Mais lorsque quelqu’un chante cette mélodie, elle est considérée non pas
comme un air-ton, ni comme un type, mais comme une occurrence. [Logic
Notebook, M.S. 339d:533-534. 1906. Ce fragment a été cité par Johansen
(1993 :70-71). Une traduction complète figure en annexe. Je souligne.]
172
type, le token puis le tone. Et pourtant, il y a beaucoup plus : la simple recon¬
naissance des catégories est donnée ici comme insuffisante. Lorsque la
mélodie est considérée comme un tout, y compris ses effets esthétiques (prise
en compte de la qualité de la sensation et du serait extérieur ou ultérieur au
signe), elle devient un processus global où la priméité est nécessairement
prédominante. L’aspect premier [ou sensuel (C.P. 2.643)] de la représentation
est dés lors plus que le simple caractère sensible lié à notre perception
immédiate. D’où l’introduction, qui marque la nouvelle avancée de ce frag¬
ment, du mot-valise «air-ton» (Tuone) désignant une superposition du type
troisième et du ton premier, soit une totalisation du signe.
173
dernier grand texte de Peirce (1908) intitulé Un argument négligé en faveur de
l’existence de Dieu. Le processus d’iconisation qui avait été préalablement
donné comme une modalité, disons technique, de compréhension des
signes, puis comme une saisie de la globalité du signe (y compris ses effets
esthétiques) désigne au terme de cette réflexion, le processus même de l’intel¬
ligence qui, au delà du travail acharné de la formalisation logique, paraît,
assez simplement, comme une rêverie ou plutôt comme une exploration des
trois univers, comme un musement.
Il y a une certaine occupation de l’esprit qui, si j’en crois le fait qu’elle n’a
pas de nom particulier, n’est pas aussi communément pratiquée qu’elle
mérite de l’être, car pratiquée modérément — disons pendant cinq ou six
pour cent de la \ae éveillée, pendant une promenade, par exemple — elle
est assez rafraîchissante pour faire plus que compenser le temps qu’on lui
consacre. Parce qu’elle n’implique aucun projet sauf celui d’éliminer tout
projet sérieux, j’ai parfois été à demi enclin à l’appeler rêverie, non sans
réserve ; mais pour une disposition d’esprit aux antipodes de l’abandon et
du rêve, cette appellation serait une distorsion de sens trop affreuse. En fait,
c’est du Jeu Pur. Or le Jeu, nous le savons tous, est le libre exercice de nos
capacités. Le Jeu Pur n’a pas de règle, hormis cette loi même de la liberté.
II souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. L’occupation
que je veux dire — une petite bouchée [en français dans le texte] avec les
Univers — peut prendre soit la forme de la contemplation esthétique ou
celle de la construction de châteaux lointains (en Espagne ou dans notre
propre formation morale) ou celle de la considération de quelque merveille
dans l’un des Univers ou de quelque connexion entre deux des trois Uni¬
vers, avec spéculation sur sa cause.
C’est ce dernier genre d’occupation — tout bien considéré, je l’appellerai
« Musement»...
[...] continuant à donner les conseils qu’on m’avait demandés, je dirais:
« Montez dans l’esquif du Musement, faites-lui gagner le large du lac de la
pensée, et laissez le souffle du ciel gonfler ses voiles. Les yeux ouverts,
soyez attentifs à ce qui est autour de vous ou en vous, et entamez la con¬
versation avec vous-mêmes ; car la méditation n’est pas autre chose que
cela.» (C.P. 6.458-461. A.N. 174-176. Je souligne.)
23. De la même façon que l’abduction — qui, sur une base purement classificatoire, était don¬
née comme la première inférence — devient, au terme des derniers écrits de Peirce, dans
cette perspective, troisième.
174
ces musicales, etc. C’est précisément ce que je tentais de saisir plus haut
lorsque j’écrivais que le tableau automatiste, la fresque romanesque de
Cervantes, tout comme une démonstration géométrique ou le Requiem de
Mozart donnent à voir, à entendre, à imaginer une totalité provisoire du
mouvement sémiosique qui les constitue. On pourrait alors suggérer que de
telles icônes, parce qu’elles représentent, présentent puis rendent présents
simultanément des signes, nous fournissent, dans notre contact avec eux,
des occasions de musements. En fait, on trouve là des concentrés de sémiose
virtuels en attente de réalisations à venir.
Les deux prochains chapitres seront consacrés à étudier de telles con¬
centrations de sémiose à l’œuvre à l’intérieur de quelques textes littéraires.
175
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8. La métaphore est une plongée
dans les territoires de l’imaginaire
L’hypoicône interprétée en regard de quelques
œuvres du poète Saint-Denys Garneau
À la recherche de la métaphore
Poser la question de l’iconicité, c’est en fait interroger la représentation.
Le littéraire que je suis demandera donc : comment un texte littéraire arrive-
t-il à représenter? Que représente-t-il? Quel est, par exemple, le statut de la
représentation dans un poème par rapport à un récit ou à un essai? Le
«représenté» est-il quelque chose de différent du texte, à la façon d’un objet
par rapport au signe ? Puis, comment s’articulent « représentation » et « signi¬
fication» dans le cas d’un représentamen textuel? Ces deux notions sont-
elles — comme je serais porté à le croire — indissolublement liées? Voilà
des questions vastes et fondamentales, trop ambitieuses pour que je puisse
prétendre arriver, dans le cadre de cette démarche, à une réponse qui soit
une solution exhaustive. Je me permettrai donc une ellipse ; je me donne
comme postulat que le texte littéraire se fonde essentiellement sur la méta¬
phore, c’est-à-dire sur un mouvement de sémiose qui cherche à saisir un
objet en le circonscrivant de façon allusive, sinon à le créer en accumulant
des parcelles de signification qui finiront par constituer un ensemble cohé¬
rent, une représentation dont la question du statut de la réalité référentielle
ne se pose pas. Je travaillerai donc essentiellement sur la métaphore dans sa
relation à l’iconicité.
Je fais appel à deux discours et à deux corpus extrêmement différents :
l’œuvre d’un poète, Saint-Denys Garneau, et le texte d’un philosophe théori¬
cien, Charles S. Peirce. Chacun parle de la métaphore ; et dans les textes de
chacun l’usage de la métaphore est présent, suivant des proportions varia¬
bles. Or, autant Peirce, après avoir écrit quelques propositions sur l’expé¬
rience esthétique et la métaphore, semble impuissant à donner un prolonge¬
ment à ces incursions dans un domaine où il ne se sentait vraisemblablement
pas à l’aise, autant Saint-Denys Garneau, qui, comme tous les poètes, a pra¬
tiqué abondamment la métaphore, ne semble pas arriver à saisir, de façon un
peu plus exhaustive et distanciée, les enjeux de ce mécanisme fondamental
de la signification.
Je ne crois pas qu’il soit possible de saisir la métaphore en dehors d’un
usage métaphorique, car alors elle nous échapperait, pour la raison très
simple que la métaphore ne saurait être réduite à un simple fait objectif et
statique de nature linguistique ; la métaphore est une inférence de l’esprit, un
177
déplacement dans les lieux ténus de l’imaginaire. Et inversement, si l’on sai¬
sit la métaphore, étant immergé dans celle-ci, comment arriver à com¬
prendre ce qu’elle est réellement? Ou, pour le dire autrement: notre esprit
étant à l’intérieur de la métaphore, nous y participons, nous la prolongeons
en nous, nous nous prolongeons en elle, mais nous ne pouvons pas la recon¬
naître comme figure. Étant à l’extérieur de la métaphore, nous pouvons la
désigner, mais alors comment la comprendre, comment participer au par¬
cours de signification qu’elle réalise ?
Je me propose donc de procéder à une lecture conjointe du poète et du
philosophe, cherchant à construire, si l’on peut dire, une pièce à deux voix
qui, je le suppose, se compléteront l’une l’autre, à la façon d’un duo musical.
Peut-être aussi, en tentant d’y insérer ma modeste voix, de façon à construire
un trio.
1. L’usage a plutôt retenu, comme signification au terme grec peTâ le sens de au-dessus, tel
que l’atteste le terme métalangage: un langage qui parle d’un langage autre au dessus
duquel il est placé. Le terme métalangage (vraisemblablement construit sur le modèle de
métaphysique) suppose un regard surplombant, un pouvoir de définition et de détermination
qui est celui de l’application d’un code. Cette signification du terme métalangage s’explique
du fait que l’usage de ce terme s’inscrit dans un modèle sémiotique où l’instabilité du
signe, sa transformation continuelle est niée avec force. L’ailleurs que désigne le terme
métalangage est donc réduit à ne recouvrir qu’une instance plus abstraite. On comprend,
dans ces conditions, que le préfixe pet à, qui appartient au terme métaphore, reste inex¬
pliqué.
178
lieu obscur, extrêmement ténu, largement insaisissable, appartenant à la pri-
méité ; bref, la métaphore m’apparaît comme un concentré de sémiose. Me
référant au poète, je proposerai que la métaphore, en tant que processus
inférentiel, ressemble à un voyagé que quelqu’un aurait fait dans un pays
inconnu alors qu’elle nous est donnée comme le journal de ce voyage ; les
lecteurs qui n’ont pas connu cette terra incognito se retrouvent devant des
mots, des propositions, des images qui leur échappent en bonne partie et qui,
de ce fait même, les invitent au dépaysement et à la découverte.
179
ma damnation... » (Saint-Denys Garneau, Journal, mai 1935, dans Œuvres:
360)
Ce dont parle le texte ici, c’est d’une expérience esthétique, comme d’un
exil, dans un pays inconnu et interdit ou d’une plongée dans un autre monde,
ce qui est, à proprement parler un transport dans un ailleurs, alors même que
cet ailleurs, lieu de bonheur incomparable, reste indicible, impossible à dési¬
gner autrement que par le démonstratif neutre cela, inaccessible autrement
que par un moment de grâce, c’est-à-dire une occasion qui est donnée gra¬
tuitement, de façon tout à fait juste ici, un serait. Cet ailleurs est insaisissable,
il ne peut être imaginé que comme une totalité sans discrimination : et effec¬
tivement, on trouve ici juxtaposés et l’appel à la grâce divine et la présence
du diable puis de la damnation', il semblerait que cet ailleurs n’existe que
comme instance de séduction... (et c’est précisément là le thème que déve¬
loppe le poème annoncé «Le diable pour ma damnation... »). Le texte est
particulièrement explicite ici : la raison n’y trouve aucun appui... l’expérience
est vécue comme sensation...
Je noterai tout de même trois termes qui marquent comme des lieux dif¬
férents qu’habite le sujet: la nature, l’ailleurs et l’esprit ou la raison. Si l’on
tentait de penser ces trois scènes suivant les catégories de la phanéroscopie,
il apparaîtrait spontanément que l’esprit-raison appartient au troisième, la
nature autant que le poème à construire au deuxième, et l’ailleurs, le pays
défendu au premier. Alors, les mystérieuses concordances — qui diffèrent des
correspondances baudelairiennes en ce qu’elles sont simplement présumées
et non réalisées symboliquement — désignent une liaison à construire entre
ces trois lieux. L’impuissance à comprendre renvoie à l’insuffisance de la rai¬
son-troisième à établir ces concordances, d’où la position d’attente... Et
Y exaltation, puis Yinspiration désignent des forces, survenues on ne sait d’où,
venant au secours de l’imaginaire pour que s’opère cette plongée dans Tail¬
leurs où se vit une béatitude incomparable... L’aventure poétique autant que
l’écriture de la pièce de poésie sont perçues comme un don, le fait d’une
grâce imprévisible et imprescriptible.
Enfin, un dernier point. Si par ce texte, Saint-Denys Garneau décrit une
plongée dans l’inconnu qui serait une inférence, il ne peut le faire que de
façon métaphorique («pays défendu», «élixir d’oubli», etc.). Et si cette infé¬
rence ne peut exister que comme métaphore, c’est qu’elle ne peut être écrite
que métaphoriquement. Et c’est bien là le trait le plus caractéristique de ce
fragment tiré du journal où l’écriture est en parfaite continuité avec la pra¬
tique de la poésie, en fait, en dehors de toute rupture entre ce que nous appe¬
lons maintenant un langage de premier niveau et un métalangage. Je crois
que c’est pour cette même raison que je ne puis arriver à comprendre ce que
le discours abstrait nous dit de la métaphore sans me référer à ces œuvres du
poète qui viennent conférer une substance aux propositions plus formelles.
À l’époque de la maturité, Peirce touchait un aspect semblable dans sa
réflexion sur la signification. 11 écrivait :
180
Je vous entends dire : « Tout cela, ce ne sont pas des faits, c’est de la poé¬
sie. » Insensé ! Que la mauvaise poésie soit fausse, j’en conviens ; mais rien
n’est plus vrai que la vraie poésie. Et laissez-moi dire aux scientifiques que
les artistes sont des observateurs beaucoup plus précis et plus fins qu’eux,
si ce n’est la minutie qui leur est spécifique et qu’ils recherchent constam¬
ment. (1903. C.P. 1.315. Trad. J. F.)
L’hypoicône
En fait, tout le débat autour de la définition peircéenne de la métaphore
origine de ce fragment :
Seule une possibilité est une icône, purement en vertu de sa qualité ; et son
objet ne peut qu’être une priméité. Mais un signe peut être iconique, c’est-
à-dire peut représenter son objet principalement par sa similarité, quel que
soit son mode d’être. S’il faut un substantif, un représentamen iconique peut
être appelé une hypoicône. Toute image matérielle, comme un tableau, est
largement conventionnelle dans son mode de représentation; mais en soi,
sans légende ni étiquette, on peut l’appeler une hypoicône.
181
Pour m’aider à comprendre ce fragment qui, je crois, demeurera tou¬
jours énigmatique (la cascade des quatre occurrences de termes appartenant
au paradigme de représentation ne simplifie pas les choses ^), je me référerai
à divers fragments du texte de Peirce portant sur l’expérience esthétique ; je
tenterai aussi de le lire sur la base de quelques textes de Saint-Denys
Garneau, tenant comme acquis une congruence entre le témoignage et la
pratique d’écriture du poète et cette abrupte proposition du sémioticien.
J’accumulerai des traits ou des aspects qui marquent cette citation, cher¬
chant à lui conférer des prolongements, des significations.
D’une certaine façon, la définition de la pure icône est à penser dans les
termes de l’absence ou de l’exclusion du passage par la médiation d’un réfé¬
rent. On peut déjà pressentir que la notion d’icône sera nécessaire pour
2. En ce qui concerne cette tendance, chez Peirce, à la répétition d'un même terme, on se
référera à la note 3 du paragraphe 5.402 des C.P. Une traduction de ce texte figure en
annexe.
182
rendre compte de la problématique de la représentation dans les pratiques
liées aux arts où la mise à l’écart du référent est un caractère essentiel (je me
réfère ici à la notion d’illusion référentielle). Le pays interdit de la citation don¬
née plus haut illustre de façon tout à fait convaincante cette pure représen¬
tation, immanente à l’écriture, d’un ailleurs à qui est refusée l’existence en
tant que réalité seconde.
3. Cet effort est particulièrement frappant dans les fragments que l’on trouvera aux paragra¬
phes 1.304-316 des C.F (É.S. 83-89).
183
prescription, la difficulté en somme de le nommer autrement que par le
terme neutre cela. Je crois que, au niveau sémiotique, les deux carences ici
indiquées révélent un seule et même chose, que ce soit dans une représen¬
tation non contextualisée (le portrait, sans nom) ou dans l’impossibilité de
saisir de façon positive un ailleurs imaginaire dont la durée, l’accessibilité
sinon la réalité même est questionnée : est-ce que tout cela existera toujours,
nous habitera toujours sans qu’on puisse jamais le connaître ?
184
dant impossible son passage à l’indice, puis au symbole. On parlera donc
d’un signe qui se voit interdire l’accès à un développement ou à une com¬
plexification.
On sait, suivant les règles de la hiérarchie, que l’icône est une compo¬
sante nécessaire de l’indice, puis du symbole. Alors, la notion d’hypoicône
désignerait l’icône en soi, sans possibilité de développement, en quelque
sorte, une icône à l’état pur...
Le signe est alors une simple similarité ; et ceci représente le principal mode
de représentation dans toutes les formes d’art. Dans ce cas, il n’y a pas de
distinction fine entre le signe et la chose représentée, et l’esprit, ne portant
aucune attention à savoir si les choses sont réelles ou non, flotte dans un
monde idéal. («La trichotomique». E.P. 280-284. 1888. Une traduction de
ce texte figure en annexe.)
185
Le fragment cité du journal de Saint-Denys Garneau renvoie à l’ébauche
du poème « Le diable, pour ma damnation... ». Ce poème {Œuvres: 186) dont
la facture est très narrative, met en scène un sujet «Je» qui, assis dans une
salle dans l’attente d’un spectacle de danse, dialogue avec son cœur'^. Tout
se joue en fait entre le regard et les rideaux qui, lorsqu’ils s’ouvriront, don¬
neront place à une révélation dont les connotations rejoignent le pays
défendu dont il a été fait état dans le journal : « La fascination de la nuit / La
splendeur du jour éternel / L’étonnante réalité». Or, l’attente prolongée
vient mettre en cause l’existence même de cette révélation qui pourrait
n’être qu’un fantasme ou une illusion si bien que lorsque surgit la danseuse,
le sujet entre dans une grande exaltation: «Quelle extase! Nous sommes
ivres, / Mon cœur et moi nous sommes fous /Et nous demeurons dans la
salle / Quoique le voile soit tombé ». Puis, la suite du texte raconte la pro¬
longation de l’attente où le désir du sujet se confond avec la réalité de la
révélation. Suit le doute ; ce n’est peut-être qu’un manège du diable qui
« s’amuse de notre mort à petit feu à mesure qu’il voit surgir la folie au fond
de nos yeux agrandis». Enfin, l’évocation se prend dans les rets de la ratio¬
nalisation ; « Tout cela est une mystification / Un piège, une plaisanterie ;
puis II [le diable] sait bien que nous sommes dupes, / Et c’est son plaisir. /
Nous le savons aussi d’ailleurs ».
4. Une analyse sémiotique plus poussée de ce texte reconnaîtrait le «Je» isolé dans un sta¬
tut monadique, une relation dyadique inscrite dans le dialogue « (Je-Tu) » et enfin une rela¬
tion potentiellement triadique qui cherche à se construire dans le complexe «(Je-Tu)-
Elle », ce terme « elle » indiquant la danseuse, soit la révélation de la beauté. En ce sens, ce
poème affiche avec une exhaustivité étonnante un parcours de sémiose. L’analyse triadi¬
que des pronoms a été présentée au chapitre 6.
186
Et le préfixe hypo ?
Maintenant, pourquoi le préfixe hypo pour désigner une icône à l’état pur!
On rappellera que le préfixe hypo (en grec vnô, signifiant en dessous) désigne
l’inverse de hyper (en grec uti é p, signifiant au-dessus) Ce qui pourrait signi¬
fier que l’hypoicône appartiendrait à une sorte de soussigné^ ou à un état
sous-jacent du signe. Je fais ici une lecture diagrammatique des termes hypo
et hyper en comprenant le mot hypo comme un en-dessous. Si l’on se place
dans la perspective du mouvement de croissance inhérent au signe, on sug¬
gérera que dans le terme hypo il y a potentiellement cette idée de carence dans
la mesure où — suivant un archétype de notre imaginaire — le développe¬
ment et la complexification sont associés à la verticalité ascendante. Alors, si
un développement sémiosique de l’hypoicône était possible, il se ferait sui¬
vant une verticalité descendante, comme une immersion dans les territoires
de l’imaginaire à la façon de cet ailleurs dont il a été fait état précédemment.
5. Le seul autre cas où Peirce compose un néologisme avec le même préfixe, c’est au para¬
graphe 2.284 des C.P où il définit Vhyposéme, aussi nommé sous-indice (renvoyant à des
déictiques, soit le nom propre, les pronoms personnel, démonstratif et relatif ainsi que les
lettres attachées à un diagramme), comme une forme dégénérée de l’indice puisque ces
signes n’existent que dans une relation de dépendance à un antécédent et ne possèdent
donc pas d’existence individuelle. Nous retrouvons ce même caractère de dégénérescence
qui, dans le cas de l’hypoicône, touche non pas l'existence individuelle (qui est de niveau
second), mais la fonction du signe (au niveau premier) comme possibilité de représenta¬
tion ou simple virtualité.
6. Ce terme soussigné que j’emploie ici n’a rien à voir avec l’usage qu’en fait Gérard Deledalle
(1979) et que j’ai repris dans mon Introduction (Lisette: 1990) pour désigner les neuf com¬
posantes du signe telles qu’elles figurent dans le tableau de la première sémiotique. Je
tente de saisir ici une ombre du signe, comme un signe inversé qui lui serait sous-jacent.
187
Xlégisigne Symbole Argumen^^^
Image \
\ / ' Diagramme \
" Métaphore \
À
Figure 1. L’hypoicone comme un en-dessous obscur du signe
Force est donc d’imaginer l’hypoicône comme un lieu logique (au sens
d’une topique) qui agirait comme un écran où se réalisent des inférences
vouées à la construction de mouvements de sémiose. Pour rendre cette idée
plus concrète, j’essaie d’illustrer ce dédoublement du signe par la figure 1 où
je tente de représenter l’hypoicône comme une projection de l’icône ou
comme une instance conférant une troisième dimension au signe.
Je reviens à cette simple idée que j’avais lancée plus haut à savoir que
l’hypoicône désignerait une sorte de soussigné, ou un double inversé du
signe réduit à son caractère iconique, un lieu obscur, sous-jacent, un ailleurs
insaisissable, un pays défendu comme l’imaginait Saint-Denys Garneau ou
bien à la façon d’une révélation qui pourrait surgir sur scène mais qui est
bien gardée par les rideaux savamment manipulés par le diable.
Cet écran est en fait une surface fragile ou, comme le suggérait l’auteur
d’Alice, un miroir, ou encore la frontière qui sépare le lieu de la pure logique
du lieu du rêve : la transgresser, c’est risquer de se confronter au rien, au non-
sens, à la folie.
Ce qui vient confirmer cette idée proposée plus haut à savoir que le
développement de l’hypoicône ne se fait pas en hauteur dans le sens du
développement normé du signe L’hypoicône désignerait plutôt un en-
dessous du signe, un lieu où se construit une représentation virtuelle, lieu
d’indifférenciation^. Et la métaphore? Elle suppose une plongée dans
188
1 h3i^oicône, inscrivant une représentation qui y trouvera une certaine
autonomie.
189
Le diagramme désigne une similitude ou une analogie de proportion
entre deux relations dyadiques (A est à B ce que C est à D) ou, pour le for¬
muler suivant la notation algébrique :
A C
B D
La tête de l’homme endormi (A) est à son corps (B) ce que la partie
supérieure de la montagne (C) est à la partie inférieure (D). Ou, pour se réfé¬
rer à un autre exemple emprunté à la narratologie, il y a relation diagramma-
tique — analogie de proportion — entre, d’une part, la succession des épi¬
sodes narratifs dans un récit linéaire (A/B, B^ B"^) et la succession des
événements (C/D, D") composant l’histoire racontée. L’aspect narratif
du poème « Le diable pour ma damnation... » tient précisément dans la pré¬
dominance de cette relation diagrammatique. La définition classique de la
métonymie pourrait être associée au diagramme à la condition que l’on
prenne la notion d’analogie de proportion dans un sens élargi ; ainsi, telle
bouteille de vin est à sa région vinicole d’origine ce que la ville de Bordeaux
est à sa région.
Le spectacle de la danse (« Un beau contour qui se précise une danse
esquissée») est au «frisson qui court dans les rideaux» ce que le désir du
sujet (« Je vais toucher des yeux la vie ») est au regard (« Les yeux ouverts,
les oreilles attentives /Affamé, rongé d’attente / À mesure que le désespoir
grimpe en moi»). Et effectivement, le texte est construit sur l’avancée, le
développement du parallélisme entre le surgissement du désir et l’apparition
du spectacle. La place intermédiaire du rideau vient attester de la prédomi¬
nance du fonctionnement dyadique du poème.
La métaphore met en relation les caractères représentatifs de deux ter¬
mes, soit une analogie de niveau troisième entre deux relations dyadiques
alors saisies suivant un mode triadique. Reprenons, pour être plus précis, la
formulation exacte de Peirce: les métaphores sont les hypoicônes «[...] qui
représentent le caractère représentatif d’un représentamen en représentant
un parallélisme dans quelque chose». Antony Jappy (1994) a proposé de dia-
grammatiser ce passage par un schéma (figure 2) que je modifie légèrement®.
Les deux figures superposées [•-//-•] rattachées au représentamen
et à l’objet et placées en parallèle désignent, dans leur ensemble, la relation
diagrammatique dont on vient de traiter ; s’il était possible d’inscrire un signe
d’égalité (=) entre ces figures comme dans la formule algébrique donnée plus
haut, on serait en présence d’une simple relation diagrammatique. Dans le cas
de la métaphore, la relation entre ces figures, au lieu d’être simplement don-
9. Les modifications que j’apporte se ramènent aux dénominations. Dans le diagramme pro¬
posé par A. Jappy, on lit «Objet» au lieu de «Représentamen», «Interprétant» au lieu
d’«Objet» et «Signe» au lieu de «Caractère représentatif». J’ajoute aussi, dans la partie
droite du schéma, les inscriptions des trois niveaux de l’hypoicône.
190
née comme un acquis ou une analogie de proportion, passe par un troisième
terme — ici désigné, suivant la formulation de Peirce, par l’expression carac¬
tère représentatif— qui crée, porte et prolonge vers un développement sémio-
10. À la façon de la tête de hibou devenu le logo (en fait une icône) du site de villégiature du
mont Owl’s Head, situé dans la région de l’Estrie au Québec. Nous trouvons là un beau cas
d’une métaphore (montagne tête de hibou) devenue symbole (tête de hibou ^ site de
la montagne). Dans une telle situation où la relation est passée dans l’habitude, la simila¬
rité première puis l’analogie de proportion sont comme recouvertes par la codification. Et
de fait, malgré mes nombreux parcours dans la région, je n’ai pas encore trouvé le point
de vue d’où le mont Owl’s Head m’apparaîtrait comme une tête de hibou ! Et si l’origine
de cette dénomination reposait non pas sur une similarité de forme mais sur le fait qu’à
une certaine époque cette montagne ait été un sanctuaire de hiboux, alors l’origine aurait
été simplement métonymique (une représentation d’une contiguïté), ce qui ne change rien
au fait que cette valeur, construite dans l’hypoicône soit devenue une valeur symbolique
puis, dans l’usage, une icône.
191
linéaire une narration au «je», construite suivant la forme d’un journal per¬
sonnel où la succession des épisodes narratifs ne correspond pas à la suc¬
cession des événements de l’histoire, mais à une autre règle d’enchaîne¬
ment : dans un tel cas, la narration (qui sera analytique plutôt que
chronologique), tout en imposant sa propre logique à l’histoire, deviendra le
fondement ou le support du caractère représentatif de la narration qui institue
une relation entre le représentamen (récit) et l’objet (histoire). On pourrait
alors dire, en pastichant le texte de Peirce, que la narration représente le carac¬
tère représentatif du récit en représentant (ou en construisant) un parallélisme
entre le récit et l’histoire. Et, encore ici, la similarité entre l’histoire et le récit
sera assignée par la narration (alors que dans le cas du récit linéaire, la simi¬
larité, une analogie de proportion entre l’histoire et le récit, existe indépen¬
damment de l’acte de la narration qui ne fait que la reproduire).
Revenons au poème ; si l’on reportait (pour plus de clarté) les termes de
cette analyse sur la figure 3, l’analyse serait la suivante : la danse, affichant
"T
Représentamen Objet
Danse Liberté du
image
mouvement
Le poème, le chant,
La liberté du mouvement est
la liberté de l’imaginaire
Caractère
représentatif
J
Figure 3. L’hypoicone dans «Le diable pour ma damnation... »
192
d’où le projet d’écriture de ce poème que nous avions déjà lu dans le frag¬
ment cité du journal: «Cette attente, c’est ce que j’ai voulu exprimer dans
une ébauche de poème que je reconstruirai peut-être un jour, et qui com¬
mence : « Le diable, pour ma damnation... »
J’ai proposé, plus haut, que ce poème était fondé sur une structure à pré¬
dominance narrative ou diagrammatique plutôt que métaphorique : c’est que
le troisième terme, le caractère représentatif réside dans l’acte d’écriture, en
quelque sorte dans une extériorité par rapport au contenu de l’évocation.
Plus bas, je reviendrai sur la notion de mise en abyme; d’une certaine façon,
ce texte est une représentation des conditions de l’écriture. L’inférence méta¬
phorique qui est présente n’est pas prédominante.
L’icône peut, sans aucun doute, être divisée suivant les catégories ; mais
l’autosuffisance de la notion d’icône n’appelle pas impérativement une telle
division. Car une pure icône ne dessine aucune distinction entre elle-même
et son objet. Elle représente tout ce qu’elle peut représenter et tout ce à
quoi elle ressemble. Ce n’est qu’une affaire d’apparence. (C.P. 5.72. et 5.74.
1903. Une traduction de ce texte figure en annexe. Je souligne.)
193
Force est de retourner à la définition de la priméité comme ce qui pré¬
cède logiquement et sous-tend l’existence. Alors, le diagramme désignerait
de pures images saisies dans leurs interactions, et cela indépendamment du
fait qu’elles renvoient à un objet du monde; ainsi lorsque le mathématicien
travaille à résoudre une équation algébrique, il oublie toute référence aux
données de la réalité désignée par les constituants du problème pour ne se
confronter qu’au diagramme qui est, en fait, une représentation mentale des¬
sinée inscrite sur le papier, du problème à résoudre. La métaphore dési¬
gnerait un processus suivant lequel les mêmes images dans leurs interac¬
tions arriveraient à produire, au niveau de la signification, quelque chose de
neuf, je ne dirais pas sans la caution du réel, mais dans un oubli momentané du
réel. Et alors, où ces images résident-elles, où ces processus trouvent-ils à se
réaliser sinon dans un lieu purement virtuel qui est celui de la représentation,
le terme représentation ici désignant non pas un état de fait comme une toile
factuelle, mais une dynamique, un processus, en somme un tourbillon
d’images qui habitent notre imaginaire ? Revenons à l’exemple proposé par
Peirce : dans la mesure où le tableau ne comporte pas de légende, c’est-à-
dire qu’il ne repose sur aucune prise en compte de quelque existant que ce
soit, nous ne pouvons le saisir que comme pure virtualité sémiotique : le
tableau n’est que représentation, purement et simplement, à la façon du
spectacle de danse imaginé par le poète. En ce sens, le tableau, le spectacle
de danse, le pays défendu et L’île d’en haut tout comme l’équation algébrique
n’ont d’existence que comme réalisation ou projection d’une représentation
mentale. Pour tout dire, l’hypoicône désigne un lieu logique qui, tout en
demeurant purement virtuel, est susceptible de se prêter à des compositions
complexes ; peut-être, en fait, est-ce parce qu’il est purement virtuel que ces
compositions sont possibles et nécessaires.
La solution logique suggérée ici est celle d’une double représentation (je
nuancerai ce terme plus loin) : en ascendance, vers des niveaux de plus en
plus abstraits, vers du plus en plus général, et, en descendance, vers du plus
en plus sensible, du plus en plus virtuel ou du vague, le second terme de la
11. Non pas au sens d’une représentation picturale qui posséderait avec exhaustivité les carac¬
tères de l’objet, mais plutôt, comme le suggère Peirce, comme un squelette qui n’est fait que
de traces ou de traits sélectionnés (voir la note 16 du chapitre 7, p. 170).
194
trichotomie, la désignation d’un existant étant momentanément oublié. 11 se
produit donc une sorte de correspondance entre les deux lieux que je vais
maintenant mieux saisir: au niveau des valeurs constituées, le signe se fait
représentation, alors que dans le sous-signe, dans l’hypoicône, il se fait pré¬
sentation (sans la particule re- de redoublement), pure présence immédiate
à la conscience où, pour reprendre le terme même de Peirce, le signe se fait
présentité {presentment). 11 se produit en fait cette chose bizarre qui est une
inversion des perspectives, due au point de vue de notre analyse : l’instance
que nous considérons comme un double, celle de l’hypoicône, est en fait pre¬
mière dans l’ordre de la trichotomie et ce serait le signe, dans l’ordre consti¬
tué des valeurs, qui se fait représentation, existant comme un double.
195
c’est là le passage le plus difficile à résoudre. Je ne vois pas comment inter¬
préter cette phrase autrement que comme un déni du modèle de la trichoto¬
mie ou du moins des règles de la hiérarchie suivant lesquelles l’instance
métaphorique implique l’instance diagrammatique qui, à son tour, implique
l’instance de l’image. Sur cette question, je prends deux positions: d’abord,
par souci de cohérence, je maintiens le modèle de la trichotomie avec les
règles de hiérarchie. D’autre part, l’idée de construire un mouvement d’avan¬
cée sémiosique dans un miroir, dans une image inversée (voir la figure 1)
marque, en quelque sorte un éloignement en profondeur qui provoque une
déstabilisation du signe plutôt que la construction en hauteur qui se fait sui¬
vant le mode normé de la sémiose.
11 semblerait donc que la distinction entre la représentation et la simple
présence ainsi qu’une prise en compte des textes ultérieurs de Peirce sur ce
thème suffisent à lever cette hypothèque que représente le doute émis con¬
cernant la légitimité d’une telle analyse. En somme, la pensée de Peirce,
durant l’année 1903 où il écrit ce texte sur les tercéités dégénérées est en
état de recherche et les choses ne deviendront plus claires que lors qu’auront
été élargis les critères de la rigueur formelle. On peut donc comprendre cette
valse hésitation chez lui alors que tantôt il donne l’analyse de l’hypoicône
comme superflue, et tantôt cette même analyse conduit à la saisie du dia¬
gramme qui occupe la place centrale que l’on sait, par exemple dans le traité
des Graphes existentiels.
12. Dans une thèse de Ph.D. en cours de rédaction portant sur la métaphore dans le récit.
13. 11 est assez significatif que Saint-Denys Garneau se soit noyé dans les eaux de la rivière
Jacques-Cartier au retour d’une expédition qu’il avait faite à son île. On ne sait, cependant,
s’il s’agissait de cette île qu’on retrouve sur la toile.
196
Artaud et de la cruauté du théâtre, de Claude Gauvreau et de l’écriture
exploréenne... Dans tous ces cas, le transport dans Vau delà fut quasi irrémé¬
diable.
Une théorie moderniste, déjà classique, parle du texte littéraire comme
d’une mise en abyme de l’activité d’écriture, un processus d’autoreprésenta¬
tion, position de l’autotélisme de l’écriture pour rendre compte de l’intransi¬
tivité du littéraire.
Peirce envisage ce qu’il appelle une tercéité dégénérée, c’est-à-dire une
représentation authentiquement troisième qui pourtant serait projetée dans la
modalité de la priméité. L’exemple qu’il donne est à la fois comique et convain¬
cant: celui de la carte géographique (voir C.P. 5.66-76) étendue sur le sol du
pays auquel elle renvoie qui, se projetant en abyme, se représente elle-même
suivant un processus qui serait infini et qui serait caractérisé par l’absence de
tout gain, de toute croissance ou de tout acquis sémiosique. Je soupçonne que
les travaux de poétique, ayant fait la mode durant les années soixante et
soixante-dix (cette position trouve encore aujourd’hui ses défenseurs), qui se
fondaient exclusivement sur la notion de mise en abyme ne soient à l’image de
cette carte géographique continue vouée à la répétition infinie.
Ma position est à l’effet que, dans l’activité réelle de l’écriture, il ne s’agit
pas là d’une simple stratégie, d’un artifice conscient et volontaire, mais d’une
condition fondamentale de la création suivant laquelle la représentation
artistique prend l’initiative du transport pour conduire le sujet qui perd le
contrôle que la réflexion théorique voudrait bien lui accorder, vraisemblable¬
ment pour des raisons psychologiques de confort. Je relis encore ici le frag¬
ment cité du journal de Saint-Denys Garneau; cet ailleurs est imprescripti¬
ble, on n’y accède que par une grâce.
La métaphore représente moins l’aboutissement que la condition préa¬
lable de l’écriture ; non pas représentation des mécanismes de la représenta¬
tion, mais acte même de représentation non pas métalangage fait de dis¬
tanciation, de rationalité, de lumière, de pouvoir, de contrôle, d’utilisation des
signes, de positivité de l’esprit scientifique, lieu de la discrimination des mots
et des valeurs, mais plutôt infralangage, négativité, obscurité, irrationalité,
immersion dans les signes, perte et compensation symbolique, lieu de l’indif¬
férenciation... Cette position découle de ces deux affirmations probable¬
ment les plus hardies chez Peirce : les signes ne sont pas en nous, c’est nous
qui sommes dans les signes... et nous sommes signes nous-mêmes. Pénétrer
dans l’obscur, c’est s’enfoncer encore plus loin dans les signes. J’emprunte à
Peirce cette image de la plongée qu’il associe de façon nécessaire à l’expé¬
rience esthétique :
14. Si l’on examine, avec une certaine finesse, la formulation de Peirce, on découvrira qu’il est
bien écrit que la métaphore «représente le caractère représentatif [...]» et non que la
métaphore représente un mécanisme. En somme, la métaphore appartient à faction du
signe.
197
bien que je sois un parfait ignorant en matière d’esthétique, je me
hasarde à penser que l’état esthétique de l’esprit est au plus pur lorsqu’il est
parfaitement naïf, en dehors de toute déclaration critique, et que la critique
esthétique fonde ses jugements sur l’effet d’une immersion dans cet état de
pure naïveté — et le meilleur critique est celui qui s’est entraîné à faire ceci
parfaitement. (5.111. 1903. Une traduction de ce fragment figure en annexe.
Je souligne.)
Cette plongée dans l’hypoicône est précisément une inférence abduc-
tive. Si elle peut être analysée sur la base des trois catégories, c’est parce que
la distinction entre les trois termes — l’image, le diagramme et la méta¬
phore — est d’ordre triadique et non paradigmatique : non pas une analyse
froide conduite de d’extérieur, mais un processus d’avancée dans l’ordre de
la signification.
En somme, l’hypoicône désigne un développement de l’icône qui est
une modalité première dans la relation à l’objet. Or, la priméité renvoie à la
sensation, à ce que Peirce nommait \es feelings^^. D’où la difficulté que nous
rencontrons à imaginer une analyse, sur la base de la catégorie de la pure
sensation. C’est la raison pour laquelle les exemples que je suggère ici
paraissent aussi frêles. Dans chacun des cas, je me réfère à la sensation per¬
çue qui est immédiatement rattachée au représentamen, que ce soit une
vision furtive, une impression de connexion imaginaire entre le désir et sa
réalisation qui, n’ayant pas encore accédé au symbolique, n’a d’existence
que virtuelle. J’ai employé le terme/ré/e ; il serait sans doute plus juste de
parler de fragilité, d’extrême délicatesse dans ces relations d’exiguïté du
représentamen. Car la métaphore est strictement relation, ce que le poète
cherchait à saisir par le terme de « concordances ». Encore ici, sa méditation
peut nous être d’un grand secours; cet ailleurs est presque totalement
oublié, il n’en reste que la simple sensation d’une béatitude incomparable.
Si nous tentons de saisir la métaphore de l’intérieur, comme une infé¬
rence, elle nous apparaîtra comme une plongée dans l’abîme-, si, à l’inverse,
on cherchait à ramener la métaphore à un simple jeu de valeurs symboliques
coupées de leur soubassement émotionnel, à des commutations de mots,
bref à un trope, l’objet d’art nous apparaîtra comme simple mise en abyme.
15. Plus justement une préscission. Pour une définition de ce terme, on se référera à « Sur une
nouvelle liste de catégories» (N. L.) Cette notion a été présentée au chapitre 3.
16. Correspondant de façon assez juste à ce que Borduas appelait les qualités sensibles. En se
cens, l’inférence métaphorique que je tente de saisir ici, suivant les quelques propositions
de Peirce à ce sujet, comme une immersion dans \esfeelings rejoint de façon étonnamment
juste ce que Borduas (1947) appelait la connaissance sensible.
198
représentamen qui remplit la fonction du représentamen en vertu d’un
caractère qu’elle possède en elle-même et qu’elle pourrait posséder, même si
l’objet n’existait pas. Ainsi la statue d’un centaure n’est pas, il est vrai, un
représentamen puisqu’il n’existe rien de tel qu’un centaure. Pourtant, si elle
représente un centaure, c’est en vertu de sa forme ; et cette forme, la statue
la possède, que le centaure existe ou non, ( C.P. 5.73. 1903. Une traduction
de ce texte figure en annexe. Je souligne.)
17. J’emprunte à Michael Haley (1993) cette idée de lire la métaphore comme un résidu
archétypal. En ce sens, l’hypoicône pourrait être comprise comme le lieu où se rencon¬
trent le désir personnel et l’imaginaire collectif, lieu de l’indifférenciation et aussi possibi¬
lité de constitution de nouvelles valeurs.
199
proprement dit, dans la vie diurne comme légisigne symbolique C’est
ainsi que des figures, de divers niveaux de complexité, contournent l’exi¬
gence de la caution de l’existence, marquée par la secondéité, ce qui permet
de contrer ce qu’on a appelé Yillasion référentielle et d’assigner à l’icône sa
fonction sémiotique essentielle : constituer un lieu où s’inscrit et se réalise
l’avancée, par le biais de simples images, du savoir et de la conscience. Un
fragment du texte de Peirce est très clair sur ce sujet :
Le travail du poète ou du romancier ne diffère pas tellement de celui de
l’homme de science. L’artiste crée une fiction ; mais elle n’est pas arbi¬
traire. Elle affiche des affinités auxquelles l’esprit apporte une certaine
reconnaissance en les donnant comme belles, ce qui n’est pas exacte¬
ment la même chose que de dire que les synthèses sont vraies ; et pour¬
tant ces jugements appartiennent à la même sorte de généralité. Le géo¬
mètre dessine un diagramme qui, tout en n’étant pas exactement une
fiction, est au moins une création et, par l’observation du diagramme, il
peut synthétiser et démontrer des relations entre les éléments qui aupa¬
ravant, ne semblaient pas avoir nécessairement de relations. ( C.P.
1.383.1890. Trad. J.F.)
18. David Savan (1991) m’avait déjà fait une proposition que j’ai mis quelque temps à com¬
prendre. Il m’avait suggéré que les termes de l’hypoicône désignent une sorte de réplique
de l’icône au sens d’une réalisation factuelle, de la même façon que le sinsigne peut être
tout simplement le token d’un type (légisigne).
200
Les relations
de l’hypoicône
à un objet virtuel
Remontée
L’acquis, au niveau
de l’hypoicône,
Plongée contourne l’indice
Le terme symbo¬ pour reconstruire
lique est ramené à une nouvelle
une relation pre¬ valeur symbolique
mière à son objet,
à la limite de
l'indifférentiation
An'^ogie.de proportion’.-'
Caractèrè féprès^ntatif
201
l’instant même dans l’incapacité absolue de
dire en quoi consistera son identité à l’instant
suivant.
C’est donc dire que la seule voie possible pour un mouvement sémiosi-
que, c’est celle d’une déstructuration, d’une descente dans l’ordre des caté¬
gories suivant un chemin qui conduira à l’icône où le mot deviendra, provi¬
soirement, un signe de classe V (un légisigne iconique) ; et à ce stade, le signe
linguistique, en vertu de la logique de l’hypoicône, perd toute relation discri¬
minée et conventionnalisée avec un objet de la réalité pour entrer dans une
relation de fusion avec ce dernier, s’il ne le crée pas tout simplement (ce qui
202
signifie que, à la limite, il ne reste plus du mot qu’un signe de classe 1, un qua-
lisigne) ; et alors il est devenu une simple présence (une « presentité ») dans
l’esprit ou, suivant l’expression consacrée, une représentation mentale ', puis,
c’est sur la base — ou sur le fondement — de cette représentation mentale
que le processus de sémiose opère, obéissant à la logique de l’avancée tri-
chotomique, pour être ensuite conduit à reconstruire une valeur symbolique
potentiellement renouvelée (et accéder de nouveau au statut de signe de
classe Vil). Or, au cours de ce transport, le mot-signe connaît des modifica¬
tions dans son statut sémiologique. Nous touchons ici une question qui est
au cœur de toutes les réflexions sur le double statut linguistique et sémio¬
tique du mot et qui se pose d’une façon particulièrement aiguë dans l’ana¬
lyse du texte de poésie. On comprendra que, à la suite de son déplacement
au niveau de l’hypoicône, le mot perde, en partie, son statut proprement lin¬
guistique tel qu’il a été défini dans le texte du Cours de linguistique générale de
Ferdinand de Saussure. Ce qui ouvre une discussion que je tenterai de rame¬
ner à ses éléments essentiels.
Je rappelle brièvement les données du problème. La fonction sémiotique
se définit comme une relation d’interdépendance — conventionnalisée et
arbitraire — entre les deux constituants du signe que sont le signifiant et le
signifié, ces deux termes désignant des « empreintes psychiques » — on dirait
ici, des représentations mentales —; l’arbitraire repose sur une discrimination
nette, et une association en quelque sorte forcée ou artificielle entre les deux
constituants du signe sous la gouverne d’un code. Or, à première vue, la posi¬
tion que l’on peut déduire des écrits de Peirce sur ce sujet n’est pas fondamen¬
talement différente : ce dernier définit le symbole comme un signe dont l’exis¬
tence sémiotique est dépendante d’un interprétant. En ce sens, en
reconnaissant le signe linguistique comme un symbole, il prend implicitement
la position du caractère arbitraire ou conventionnel du signe linguistique.
Par ailleurs, l’icône est définie par les traits de l’indifférenciation ou de la
fusion du signe à son objet, ce qui conduit à la reconnaissance, à ce niveau
premier de la relation du signe à son objet, du trait de la similarité qui corres¬
pond au caractère de la motivation. Or, les règles de la hiérarchie inscrivent
une relation de présupposition du symbole à l’icône, en passant par l’indice ;
ce qui signifie, en fait, que les règles de la hiérarchie nous imposent d’appor¬
ter des nuances importantes à cette position, car alors la conventionnalité
présuppose la connexion factuelle qui, à son tour, présuppose la similarité.
Le modèle logique que nous avons construit, proposant un déplacement
du signe du niveau symbolique au niveau de l’hypoicône, entraînerait
comme conséquence que, dans ce déplacement, la fonction sémiotique, con¬
naîtrait — ou retrouverait — alors un certain degré de motivation toujours
présente et laissée sous-jacente, c’est-à-dire hors de la conscience immé¬
diate, dans l’usage formalisé de la langue.
Et de fait, les poètes, de tout temps, et ce depuis Cratyle, ont toujours
défendu la position de la motivation du signe. On peut d’autant mieux
203
comprendre cette prise de position des créateurs que l’activité même de la
71 OIT)aiç s’inscrit précisément dans l’hypoicône.
Cette idée de la mobilité du signe, de son déplacement entre le niveau
troisième du symbole et le niveau premier de l’icône, ainsi que la logique de
la trichotomie qui institue non plus une discrimination (une simple sépara¬
tion formelle codifiée) mais un effet de cumul entre ces caractères du signe
permettraient de poser, dans une problématique renouvelée, ce débat éter¬
nel — en fait, insoluble — entre les tenants des deux positions de l’arbitraire
et de la motivation du signe. Bref, le report du signe linguistique dans l’hypo-
icône placerait en prédominance le caractère de la motivation — un proces¬
sus que l’on a précédemment saisi sous la dénomination de similarité préa¬
lable ou assignée — alors que l’usage formalisé du signe reposerait, en
prédominance, sur son caractère arbitraire. Si l’on appliquait rigoureusement
les règles de la hiérarchie, on reconnaîtrait donc que dans tout signe linguis¬
tique — le fait étant marqué avec une insistance beaucoup plus grande dans
l’usage poétique des mots — le caractère de l’arbitraire vient se superposer
à celui de la motivation qui possède un statut logiquement antérieur et qui
demeure virtuellement toujours présent.
Je ne cherche pas à établir ici une correspondance entre SA/SÉ et
signe/objet Délaissant les définitions des constituants du signe — qui de
la linguistique saussurienne à la sémiotique peircéenne sont non superposa¬
bles puisqu’elles obéissent à des modèles de formalisation incompatibles et
qu’elles définissent des grandeurs différentes —, je cherche simplement à
construire un parallèle entre les types logiques de relations constitutives du
signe ; l’arbitraire affirmé comme un axiome contre la motivation dans un
cas et, dans l’autre cas, les trois relations cumulatives que sont l’indifféren¬
ciation (ou le vague), la désignation ponctuelle et l’abstraction (ou le géné¬
ral) générant respectivement les traits de la similarité (préalable ou assi¬
gnée), de la simple connexion et de la nécessaire dépendance de
l’interprétant ; force est de reconnaître que ces traits, pris dans leur relation
triadique, viennent modaliser de façon assez fine la question de l’arbitraire
du signe linguistique.
La même question pourrait être présentée d’un autre point de vue, plus
rapproché cette fois de la question de la métaphore : si cette figure est ana¬
lysée comme un trope, c’est-à-dire comme une simple substitution de termes
sur un paradigme, alors elle repose sur le nécessaire principe de l’arbitraire
du signe; si, par contre, elle est analysée, suivant la suggestion faite ici.
19. Les débats sur la question de l’arbitraire du signe ont toujours été caractérisés par une
ambiguïté en ce qui concerne le lieu logique de l’arbitraire, il est assez significatif, par exem¬
ple, que, dans un article célèbre intitulé La nature du signe linguistique, Benveniste (1939)
apporte un appui inconditionnel à la position de l’arbitraire du signe alors que sa démons¬
tration — on se rappellera les exemples de bœuf et beef-ochs puis de mouton et sheep-
mutton, de l’animal broutant dans la prairie et du plat préparé à la cuisine — repose non
pas sur les relations entre SA et SÉ mais bien sur les relations entre le signe et l’objet.
204
comme une inférence, on doit alors reconnaître que les signes, ici linguis¬
tiques, connaissent alternativement les caractères de la motivation et de
l’arbitraire. Ou, pour le formuler de façon plus synthétique, plus abrupte
aussi : la métaphore serait un détour que fait le signe en s’écartant de son
chemin le plus fonctionnel pour passer par ces lieux étranges, ces ailleurs, où
règne la motivation.
20. «[...] l’individualisme et la fausseté sont une seule et même chose. Entre-temps, nous sa¬
vons que l’homme n’est pas un tout aussi longtemps qu’il est seul, car il est essentiellement
205
dominante, il est collectif, au même titre que le centaure et la licorne aux¬
quels on s’est précédemment référé.
Ce qui nous conduit à reconnaître que le caractère motivé du signe
appartient autant que son caractère conventionnel — mais de façon diffé¬
rente — à la communauté, c’est-à-dire au trésor collectif, pour reprendre cette
superbe expression de Ferdinand de Saussure. Alors que reste-t-il, dans ces
conditions, du caractère arbitraire du signe linguistique ? Peut-être devra-t-on
se résoudre à se le représenter comme le costume neuf de l’empereur! Les
poètes, comme l’enfant du conte, seraient les seuls à en dénoncer la nature
d’artifice et le peu de réalité.
Le texte de poésie — comme tous les représentamens artistiques, cha¬
cun dans son code d’appartenance — afficherait donc cette double apparte¬
nance linguistique et sémiotique du signe. Le texte de Peirce est très clair à
ce sujet : « L’artiste crée une fiction ; mais elle n’est pas arbitraire. Elle affiche
des affinités auxquelles l’esprit apporte une certaine reconnaissance [... ]>>
Puis, à propos de l’icône : « Ce qui est affiché devant le regard de l’esprit [...]
doit être logiquement possible». (C.P.4.531) Autrement, la plongée dans
l’hypoicône serait une action purement individuelle, un pur fantasme ou une
simple hallucination qui, étant hors de l’imaginaire partagé par la collectivité,
n’aurait aucune chance, aucune possibilité de signification.
206
9. La métaphore, le signe étendu et le
mouvement de pensée
Lectures de textes de C.S. Peirce
et d’œuvres de Saint-Denys Garneau
La question qui se pose maintenant est aussi simple et aussi brutale que
celle-ci ; comment articuler une œuvre, comme un texte littéraire au signe tel
qu’il est défini dans la sémiotique de Peirce ? D’ailleurs, la même question se
pose en regard de toute autre problématique du signe. Roland Barthes avait
posé cette question naguère avec une formulation aussi abrupte: «Par où
commencer?»
Dans l’un des textes les plus tardifs de Peirce, nous trouvons cette des¬
cription qui pourrait lancer la discussion.
207
Le mot « signe » sera employé pour dénoter un objet perceptible ou seule¬
ment imaginable ou même inimaginable en un sens — le mot anglais fast,
par exemple, qui est un signe, n’est pas imaginable, puisque ce n’est pas ce
mot lui-même qui peut être couché sur le papier ou prononcé, mais seule¬
ment une instance de ce mot, et puisqu’il est le même mot lorsqu’il est écrit
que lorsqu’il est prononcé, mais qu’il est un mot quand il signifie « vite » et
un tout autre mot quand il signifie « fixe » et un troisième quand il se rap¬
porte à l’abstinence. Mais pour que quelque chose soit un signe, il faut,
comme on dit, qu’il «représente» quelque chose d’autre, appelé son objet,
bien que la condition stipulée qu’un signe soit autre que son objet soit peut-
être arbitraire puisque, si nous maintenons cette condition, il faut à tout le
moins que nous fassions une exception dans le cas d’un signe qui est une
partie d’un signe. Ainsi, rien n’empêche l’acteur qui joue le rôle d’un person¬
nage dans un drame historique d’utiliser comme «accessoire» théâtral la
relique même que cet objet est simplement censé représenter, comme le
crucifix que le Richelieu de Bulwer brandit en signe de provocation. Sur la
carte d’une île, posée sur le sol de cette île, il doit y avoir normalement un
endroit, un point, marqué ou non, qui représente sur la carte l’emplacement
même que la carte occupe sur l’île. Un signe peut avoir plus d’un objet.
Ainsi la phrase « Caïn tua Abel » qui est un signe, renvoie au moins autant à
Abel qu’à Caïn, même si elle n’est pas considérée comme il le faudrait, à
savoir comme ayant un «assassinat» comme troisième objet. Mais
l’ensemble des objets peut être regardé comme formant un objet complexe.
Dans ce qui suit et souvent ailleurs, nous ferons comme si les signes
n’avaient chacun qu’un seul objet, dans le but de sérier les difficultés. Si un
signe est autre que son objet, il doit exister, soit dans la pensée, soit dans
l’expression, quelque explication ou argument ou quelque contexte mon¬
trant comment — dans quel système ou pour quelle raison le signe repré¬
sente l’objet ou l’ensemble des objets qu’il représente. Or, le signe et l’expli¬
cation forment un autre signe et puisque l’explication sera un signe, elle
requerra probablement une autre explication qui, ajoutée au signe déjà plus
étendu, formera un signe encore plus vaste ; et en continuant ainsi nous par¬
viendrons ou devrions parvenir en fin de compte à un signe qui est signe de
lui-même, contenant sa propre explication et les explications de toutes ses
parties significatives ; et suivant cette explication, chacune de ces parties a
quelque autre partie pour objet. En conséquence, tout signe a, en acte ou
virtuellement, ce que nous pouvons appeler un précepte d’explication sui¬
vant lequel il faut le comprendre comme étant, pour ainsi dire, une sorte
d’émanation de son objet. (C.R 2.230. 1910. É.S. 122-123. C’est l’auteur qui
souligne.)
208
explication, rattachée au signe de départ, forme avec ce dernier un nouveau
signe, plus étendu que celui qui avait marqué l’origine du mouvement ; puis,
ce nouveau signe engendrera de la même façon un signe ultérieur qui sera
encore plus étendu ; 6. au terme de ce processus, on parviendra à trouver un
signe global qui sera signe de lui-même, qui sera sa propre explication et
dont chacune des parties constituantes prendra une autre partie du même
signe comme objet; ce nouveau signe, plus étendu, qui explique le signe de
départ, en est le précepte d’explication ; 7. tout signe possède, en acte ou vir¬
tuellement, son propre précepte d’explication; 8. ce précepte d’explication
est une sorte d’émanation de l’objet du signe.
Si, après avoir recueilli les matériaux de l’analyse, l’on tentait de se don¬
ner une saisie plus globale et plus synthétique de cette explication, on recon¬
naîtrait dans ce fragment trois propositions générales ; 1. l’interprétance, soit
le parcours du signe jusqu’à son explication suivant le mouvement de la
semiosis dite — en théorie — ad infinitum peut, dans les faits, connaître un
certain achèvement ou atteindre un certain accomplissement en termes de
valeur explicative; 2. dans ce mouvement d’avancée ou de sémiose, les
interprétants, étant intégrés au signe, constituent de nouveaux objets qui, à
leur tour, susciteront de nouveaux interprétants; ces objets, que le signe
arrive ainsi à mieux saisir, finiront par déterminer rétroactivement le signe
lui-même qui dès lors paraîtra comme une émanation de ces derniers; 3. ce
mouvement sémiosique, saisi dans sa totalité, qui est virtuellement présent
dans tout signe, peut aussi être présent en acte, c’est-à-dire être réalisé à
l’intérieur de la représentation même, auquel cas le signe contiendrait son
propre précepte d’explication.
Une nuance importante s’impose d’entrée de jeu: Peirce ne parle pas
d’un signe complexe, mais bien d’un objet complexe et d’un signe étendu. Pour
simplifier la réflexion, nous conserverons provisoirement l’expression signe
complexe, quitte à apporter, plus tard, des nuances lorsqu’elles s’imposeront.
Mais il paraît déjà que la notion de signe complexe devra être pensée de façon
beaucoup plus nuancée qu’un simple ensemble structural intégré.
Comment pourrait-on imaginer un signe complexe à partir de ces
quelques éléments ? Je commence, intentionnellement, avec le signe le plus
simple, en fait un indice, un signal appartenant au code la signalisation rou¬
tière : un feu rouge est un signe qui possède un objet distinct de lui-même,
c’est-à-dire l’obligation d’arrêt; la localisation du signal, donc la voie de cir¬
culation à laquelle il s’adresse, font aussi partie de l’objet ; l’explication de la
relation entre le feu rouge et l’obligation d’arrêt, qui est en fait une simple
prescription, relève du système de signalisation routière qui elle relève de la
législation qui l’impose ; c’est donc dire que tel feu rouge plus sa localisation,
c’est-à-dire la voie de circulation à laquelle il s’adresse, plus le code de la
signalisation routière plus la législation du ministère des Transports — ajou¬
tons les règles de civisme qui gèrent notre vie sociale — constituent un signe
intégré, plus étendu, ultérieur dans l’analyse, mais nécessairement présent.
209
virtuellement dans le signe de départ. Je retiens pour l’instant, de cet exem¬
ple, trois observations : 1. il n’est pas évident que l’obligation d’arrêt corres¬
ponde à un référent] peut-être ce signe n’a-t-il tout simplement pas de réfé¬
rent alors qu’il est en relation à une pluralité d’objets (voir, à ce propos,
Savan 1991) ; 2. si le feu rouge est considéré strictement du point de vue de
son utilisation, il fonctionne alors comme un simple signal ; si, par contre, il
est considéré dans la perspective des systèmes englobants dont il relève et
qu’il signifie, alors il agit comme signe; 3. la distinction entre une analyse
ultérieure (dans le temps) et la présence virtuelle de cette même analyse à
l’intérieur du signe établit de façon claire le lieu logique où s’inscrit la problé¬
matique du signe complexe.
1. Qui est le résultat d’un processus historique dont les origines sont perdues, oubliées ou
absentes de la conscience.
210
tour, prend le recyclageplusXa. conscience écologique comme objet, etc. 2. le
précepte d’explication réside dans ces relations multilatérales et de plus en
plus complexes entre les divers constituants à mesure que le signe s’étend,
tandis que le simple signal, comme le feu de circulation pris pour lui-même,
repose sur une simple relation bilatérale 3. l’affirmation à l’effet que le
signe soit une sorte d’émanation de son objet repose sur une lecture du signe
qui se fait en sens inverse de celle qui nous est habituelle : au lieu de partir
du signe pour en chercher et en désigner les objets (ce que j’ai fait ci-dessus),
la lecture part des objets multiples et fortement interreliés pour remonter
vers l’icône ; et dans cette perspective, l’icône émane effectivement, comme
par elle-même, de la totalité du signe étendu^. Notons, au passage, que dans
cette perspective, la notion d’arbitraire du signe n’a plus aucun sens...
Dans les cas des deux exemples que nous nous sommes donnés, le signe
étendu comprenant le précepte d’explication n’existe qu’à l’état virtuel ; et
de fait, j’ai dû les reconstruire comme en attestent les paragraphes précé¬
dents. Pour concevoir le signe complexe, il faudrait arriver à imaginer que
tous ces éléments soient coprésents à l’intérieur même de la représentation.
On peut maintenant mieux saisir ce que pourrait être un signe complexe : ce
serait celui qui possède une pluralité d’objets interconnectés suivant des
relations multilatérales et dont l’étendue serait réalisée, celui qui contien¬
drait, dans sa représentation même, ce mouvement d’interprétance tel que
nous venons de le reconstruire pour des signes simples. On comprendra
maintenant que la notion de signe complexe est insuffisante et que l’on aurait
tout avantage à mieux explorer celle de signe étendu.
2. On sait, par exemple, que dans le domaine de la diplomatie internationale, les relations
multilatérales entre une pluralité d’États échappent à l’exercice d’un pouvoir politique
fondé sur une bonne part d’arbitraire qui caractérise les relations bilatérales. Je crois que
la logique est la même en ce qui concerne le signe : une simple relation bilatérale ou dya-
dique est toujours l’exercice d’une domination, dans ce cas, celle d’un code abstrait.
3. Cette idée du signe comme émanation de son objet correspond à deux autres thèmes théo¬
riques présentés ailleurs dans cet ouvrage, soit la notion de similarité assignée, développée
au chapitre 7, et la notion de retroversive semiosis, développée au chapitre 5.
211
l’œuvre d’art; et ces caractères sont effectivement virtuellement présents
dans cette description du signe étendu. Mais je crois que ce fragment que
nous venons de lire déborde de beaucoup ces deux caractères.
4. Voir entres autres le fragment, figurant en annexe, intitulé ; « Une sensation raisonnable »
5. Rappelons ici cette définition, extraordinaire de concision, proposée par Hjelmslev (1948 :
28) de la structure: «entité autonome de dépendances internes». Le terme autonome pa¬
raît en effet contradictoire avec cette idée du prolongement du signe, son mouvement de
sémiose.
212
quelle mesure ce précepte d’explication peut-il être présent en acte dans le
signe, c’est-à-dire jusqu’à quel niveau d’accomplissement ? jusqu’à l’exhaus¬
tivité ? Si c’était le cas, aux caractères de l’autoréférentialité et de l’autoré-
flexivité s’ajouterait effectivement celui de l’autosuffisance.
Or, l’on sait très bien que l’œuvre artistique est profondément dépen¬
dante, pour sa signification, du contexte qui l’a vu naître ^ et, d’une façon
toute aussi importante sinon plus (voir le chapitre 2), du contexte où elle est
lue, écoutée, visionnée, c’est-à-dire là où se construit la signification. Force
est donc de concevoir l’œuvre d’art comme un ensemble intégré, partielle¬
ment autoréflexif, partiellement autoréférentiel, partiellement auto-explicatif
mais absolument pas autosuffisant. En somme, le signe étendu ouvre des
parcours de mouvements sémiosiques et les réalise partiellement ou, pour le
dire autrement, le signe étendu serait celui qui représente moins des objets
que des processus, des relations, des mouvements de sémiose ou, plus pré¬
cisément, des promesses, les amorces de tels parcours.
6. «L’interprétant final ne réside pas dans la façon suivant laquelle un esprit agit, mais dans
la façon suivant laquelle tous les esprits agiraient. C’est-à-dire qu’il réside dans une vérité
qui pourrait se ramener à une proposition conditionnelle du type : “ Si telle chose et telle
chose devaient arriver à un esprit, ce signe déterminerait alors l’esprit à telle et telle con¬
duites”. Par “conduite”, je désigne une action placée sous l’influence de l’autocontrôlé.
Aucun événement qui arriverait à un esprit, aucune action de quelque esprit ne pourraient réali¬
ser la vérité d'une telle proposition conditionnelle.» (C.P. 8.315. 1909. Une traduction de ce
texte figure en annexe. Je souligne.)
7. Peirce écrit (C.P. 8.179) que, pour comprendre correctement le personnage d’Hamlet, il
faudrait connaître — plutôt que simplement présumer — ce que représentait, pour
Shakespeare, la folie.
8. Cette inscription est devenue courante aujourd’hui dans tous les cas où une carte ou bien
un plan, attaché à un endroit fixe, sert au repérage des visiteurs et porte la mention : «Vous
êtes ici. »
213
prioritairement au niveau de la secondéité ; c’est en ce sens que cette inscrip¬
tion affiche un des objets du signe à l’intérieur de la représentation; mais
cette inscription indique des parcours en les ouvrant, elle a comme fonction,
lorsque je consulte cette carte, de me guider, de m’aider à aller ailleurs. Si, à
l’inverse, ce précepte n’avait comme fonction que de signaler la carte à l’inté¬
rieur de la carte, on se retrouverait dans la situation de la dégénérescence que
Peirce décrit au paragraphe 5.71 des C.E ^ où une carte ne fait rien d’autre que
de se représenter elle-même dans un effet d’autoreprésentation à l’infini, mais
sans gain, sans sémiose réelle. Et alors, ce signe est dit non pas étendu, mais
bien continu. L’autre exemple est celui du personnage du cardinal Richelieu
qui, dans la pièce de théâtre, brandit un crucifix qui serait l’objet qui fut réel
dans l’histoire racontée : il y aurait alors une superposition du légisigne (un
crucifix) et d’un sinsigne (l’objet historique). Cette confusion du légisigne et
du sinsigne — remettant en cause la valeur de généralité du légisigne — défi¬
nit effectivement le fétichisme qui, précisément, caractérise le culte des reli¬
ques. Ou, pour le dire autrement, il y aurait une restriction telle de l’objet d’un
tel signe qu’il serait ramené à un référent unique. L’utilisation, comme acces¬
soire, du crucifix que brandit naguère — si l’histoire est vraie — le cardinal de
Richelieu, confère sans doute un effet de réel^^ à la représentation mais
n’apporte certainement rien de plus à la signification qu’une retombée qui
participerait d’une rhétorique de persuasion, ramenant le caractère du vrai¬
semblable à l’identité. Dans un tel cas, le signe, au lieu d’être étendu, est, au
contraire, concentré et limité, fermé sur lui-même, pour tout dire : autosuffi¬
sant. En somme, il faut, pour que la sémiose s’accomplisse, que le crucifix de
la pièce soit là pour quelque chose d’autre — que la valeur représentative, en
tant que légisigne, se libère de l’objet factuel, le sinsigne, et accède à une cer¬
taine généralité — sinon on tomberait dans le fétichisme et la fixation, l’arrêt
de la sémiose, la mort du signe...
214
future ; et pourtant l’être qui en sera issu sera soumis aux aléas et aux déter¬
minations de son milieu de vie. L’existence de l’œuvre n’est pas marquée de
façon plus déterminante que l’existence de l’être vivant. Postuler l’autosuffi-
sance absolue de l’œuvre c’est reprendre, dans un autre lieu, les thèses d’un
déterminisme biologique absolu.
12. La complexité dans la théorie moderne des systèmes est définie, à la différence de la com¬
plication, par ce trait de la résistance à la possibilité même d’une compréhension exhaus¬
tive. Voir, à ce propos, Atlan (1979). En ce sens, la notion de complexité serait beaucoup
plus proche de celle de signe étendu que de la définition structurale de la complexité.
13. Pourrait-on ici suggérer que c’est la prise de conscience de cette illusion d’optique qui a pré¬
sidé à la remise en cause des acquis de la modernité pure et dure, puis au surgissement
d’une nouvelle conscience qui cherche à se construire sous la dénomination de la postmo¬
dernité? (voir, à ce propos, le chapitre 1.)
215
d’objet complexe à celle de référent, et le déplacement aller-retour entre le
symbolique et l’iconique supposent que les objets du signe, plutôt que d’être
extérieurs, soient présents à l’intérieur même de la représentation ; donc que
les divers constituants du signe, dans son état hypoiconique, se prennent
mutuellement pour objet (comme le schématise la figure 4 du chapitre 8).
Pourrait-on alors envisager que le caractère représentatif qui fonde le proces¬
sus métaphorique corresponde à un précepte d’explication! L’avancée du
texte métaphorique dans le lieu de l’hypoicône correspondrait alors à ce par¬
cours du signe jusqu’à ce que les relations multilatérales entre les objets
atteignent un précepte d’explication qui, dans ces conditions, serait pensé
comme un principe constitutif. Dans une telle perspective, le représentamen
textuel, qui se caractérise par une prédominance de l’inférence métaphori¬
que, paraîtrait, au terme de l’analyse, comme une émanation de son objet.
Ce ne sont là que des hypothèses. Si elles se vérifient, nous aurons
trouvé à rattacher les notions de métaphore et d’hypoicône à une probléma¬
tique sémiotique beaucoup plus large, rejoignant des réflexions sur l’esthé¬
tique ; bref, cette réflexion nous aura conduit beaucoup plus loin que ce que
laissait augurer le simple paragraphe analysant l’hypoicône (C.P. 2.277) qui
nous a servi de point de départ.
Nous nous proposons, dans ce chapitre, de procéder à la lecture de deux
textes sur la base de l’analyse de l’hypoicône telle qu’elle a été construite
précédemment. Nous poursuivrons la lecture d’œuvres de Saint-Denys
Carneau, question d’assurer la cohérence avec le travail de construction
théorique élaborée dans le chapitre précédent. Nous débuterons cependant
par ta lecture d’un fragment de Peirce où le recours au processus de l’infé¬
rence métaphorique s’impose avec évidence ; nous profiterons de cette lec¬
ture pour accumuler de nouveaux traits caractéristiques de cette plongée
dans un ailleurs qui nous seront utiles pour mieux saisir les enjeux de la
représentation artistique.
Rappelons cependant que la métaphore a été définie comme un mouve¬
ment sémiosique et qu’elle n’est pas réductible à la stricte forme de la poé¬
sie. Et effectivement, nous trouvons ce processus autant dans le texte du
récit que dans celui de l’essai, autant qu’au théâtre qu’au cinéma ou
dans les arts plastiques.
14. Je pourrais donner, comme exemples de ce processus, les récits rassemblés dans les Fic¬
tions de Borgès où l’on trouve des cas exemplaires d’un double mouvement de plongée,
dans un ailleurs au niveau de l’histoire racontée et dans l’hypoicône au niveau du proces¬
sus de narration. Ces deux entités, les ailleurs du contenu narré et de la narration, se pre¬
nant mutuellement — et alternativement — pour objet, jusqu’à ce qu’un caractère repré¬
sentatif émerge, agissant comme précepté d’explication, le récit, saisi globalement, paraît
alors comme une émanation de son objet. Nous trouvons alors des processus triadiques
authentiques répondant de façon exemplaire à la notion de signe étendu.
15. Un exemple particulièrement convaincant de la métaphore au cinéma que je pourrais
invoquer se trouve dans le film de Jonathan Demme et Edward Saxon intitulé Philadelphia
(TriStar Pictures, 1993), où l’on assiste à l’effondrement de la vie professionnelle, sociale
216
Dans l’analyse, nous ne cherchons pas à appliquer une grille, c’est-à-dire
un modèle abstrait qui aurait été préalablement construit ; nous considérons
l’œuvre du poète autant que les fragments du philosophe comme des lieux
différents mais convergents de production de significations, des expériences
de sémiose dont l’analyse est nécessaire pour nous permettre de com¬
prendre les enjeux théoriques présentés dans cette introduction. En ce sens,
chacun des textes analysés devrait contribuer à enrichir cette problématique.
Et fait, trois fragments ont été retrouvés qui, chacun à leur façon, cher¬
chent à saisir divers aspects des phénomènes la conscience. Ces textes sont
non datés et ont été reproduits tels quels, sans ordre apparent, dans les
CoUected Papers. 11 s’agit, selon toute vraisemblance, de trois brouillons
répondant au même projet dont nous ignorons tout de l’enjeu: préparation
d’une communication, article ou, plus probablement, esquisse d’un texte de
correspondance, on ne sait. On peut cependant imaginer que ces textes ne
217
sont pas étrangers aux échanges que Peirce entretenait avec son ami de tou¬
jours William James puisque la thématique correspond tout à fait aux préoc¬
cupations de ce dernier qui jetait alors les bases de ce qui allait devenir la
psychologie américaine. Claudine Tiercelin (1993 :76) avait certainement rai¬
son lorsqu’elle mettait le lecteur en garde contre une lecture freudienne de
ces textes. Peirce ne put connaître de Freud que ce que James — qui a ren¬
contré ce dernier à Vienne en 1902 (voir à ce propos Balat 1986) — a pu lui
en dire. Et de fait, la position affichée de Peirce n’est, au niveau de la problé¬
matique formelle, en rien freudienne, comme en témoigne le troisième frag¬
ment où il analyse les phénomènes de conscience essentiellement dans la
perspective de l’autocontrôlé ; en fait, il n’y a pas de place avouée, chez lui,
pour l’inconscient.
Nous allons, pour une fois, choquer les psychologues physiologistes en nous
fondant, non pas sur une hypothèse concernant la nature du cerveau, mais
sur une image qui devrait correspondre, point par point, aux différents
aspects des phénomènes de la conscience. La conscience ressemble à un
lac sans fond dans lequel les idées seraient suspendues à différents niveaux
de profondeur. Certes, ces idées constituent le médium de la conscience
elle-même. [Une idée n’est rien d’autre qu’une portion de conscience ne
218
possédant en elle-même aucune frontière bien définie, si ce n’est qu’elle
peut être d’une qualité différente des idées voisines.] Les percepts, pris
séparément, n’appartiennent pas à ce médium. Nous devons imaginer une
chute de pluie continuelle sur le lac qui figurerait l’afflux constant des per¬
cepts liés à l’expérience. Toutes les idées autres que les percepts résident à
des niveaux plus ou moins profonds et nous pouvons concevoir une force
de gravitation telle que les idées qui sont situées à des niveaux plus pro¬
fonds exigent un travail plus important pour être ramenées à la surface. [...]
Mais l’on ne doit pas imaginer qu’une idée doive être ramenée à la surface
avant qu’elle ait été discernée, car la ramener ainsi brusquement à la sur¬
face produirait une hallucination. Non seulement la totalité des idées ten¬
dent à tomber dans l’oubli, mais nous pouvons imaginer que diverses idées
réagissent les unes par rapport aux autres suivant des attractions sélectives,
ce qui rend compte des associations entre des idées qui tendent à s’agglo¬
mérer pour former des idées simples. De la même façon que notre compré¬
hension de la distance spatiale repose sur la durée qui, compte tenu d’un
effort donné, est nécessaire pour passer d’un point à un autre, la distance
entre les idées est mesurée par le temps nécessaire pour les mettre en rela¬
tion. [...] Cela, je dois l’admettre, est extrêmement vague ; aussi vague que
serait notre conception des distances spatiales si nous vivions au milieu de
l’océan, que nous étions dépourvus de toute mesure rigide pour procéder à
une telle évaluation et que nous étions nous-mêmes partie de ce fluide.
(C.P. 7.553. Texte non daté. Une traduction figure en annexe.)
17. « L’hypothèse crée l’élément sensuel de la pensée ». Une traduction figure en annexe.
219
caractère ouvert du texte et de l’inférence abductive qui s’y inscrit rappro¬
che encore plus ces fragments du texte de création ce qui nous autorise à
les lire comme un exercice de la métaphore.
On peut aisément reconnaître dans ce fragment trois parties distinctes
qui, successivement, inscrivent les trois composantes du mouvement de
sémiose dans l’hypoicône, tel que nous l’avons décrit précédemment ;
d’abord des images qui fournissent un contenu au processus en voie d’élabo¬
ration : le lac, sa profondeur et sa surface, et la pluie qui y tombe, les objets
du passé qui sont suspendus à différents niveaux de profondeur; d’autre
part, des termes, en général plus abstraits, liés à la question de la cons¬
cience : percepts, oubli, attractions sélectives, associations, hallucination,
distance entre les idées, durée, etc. Second niveau ; une image, lit-on, qui
devrait correspondre, point par point, aux différents aspects des phénomènes
de la conscience ; je crois que l’on ne pourrait trouver une formulation plus
juste et plus simple de Vanalogie de proportion, c’est-à-dire du diagramme.
Enfin, le troisième registre qui appartient à la médiation, c’est-à-dire à la
métaphore proprement dite et qui est exprimée au mode conditionnel, mar¬
quant le statut de simple possibilité de l’évocation et exprimé suivant trois
moments logiques (marquant une quasi-triade) : « si nous vivions », « si nous
étions dépourvus», «si nous étions nous-mêmes partie de ce fluide».
C’est l’analogie de proportion, c’est-à-dire la relation diagrammatique
qui occupe la majeure partie du texte, puisqu’elle réalise une analyse. La
relation établie entre l’espace intérieur au lac et la durée des processus de la
conscience ainsi que la question des niveaux de profondeur couplée à
l’image d’une mesure rigide sont particulièrement proches d’une analyse qui
se ferait sur une représentation graphique ou un schéma. On reconnaîtra là
le scientifique qui travaille essentiellement sur des schémas et des diagram¬
mes cherchant dans la représentation même des solutions logiques aux pro¬
blèmes posés au départ.
Le passage au registre de la métaphore implique un changement de
point de vue, c’est-à-dire un décentrement du sujet énonciateur; voyons la
question plus en détail, car ce point est majeur. Dans la première partie de
ce fragment, le sujet «nous» occupe deux positions logiques: celle de l’ana¬
lyste extérieur à son objet qui est impliqué dans une instance de communi¬
cation avec son lecteur (« Nous allons choquer ») ; puis celle d’un « nous » qui,
agissant comme un embrayeur, relie les images et les relations diagramma-
18. Douglas R. Anderson (1987: 63) explique en ces termes la différence fondamentale entre
une abduction scientifique et une abduction artistique :«[...] an artist does not hypothesi-
zes solutions to a conceptual problem ; rather, he “ hypothesizes ” by trying to express the
problem — by filling the vacancy. This is how he overcomes his unsetttled feeling. The
essentiel différence is that artists do not perform représentation proprer, but a second
degree degenerate case which Peirce calls “ embodiement ” ; again “ esthetics considers
those things whose ends are to embody qualifies of feeling ” and logic “ those things whose
end is to represent something” (C.R 5.129).»
220
tiques à un effet de réel, ou à un certain niveau de vraisemblable : « nous
pouvons imaginer», «notre compréhension». Le passage à la métaphore
proprement dite, qui marquera l’acquis, inscrit le niveau triadique, soit ici les
circonstances de la disparition élocutoire (Mallarmé) du sujet comme entité
autonome, en l’immergeant dans l’objet. Et alors, comme on l’a suggéré plus
haut, quelque chose de neuf est créé qui est donné comme simplement pos¬
sible. Si l’on voulait pousser plus loin l’analyse, on pourrait suggérer que le
caractère représentatif, qui fonde la métaphore, réside dans ce trait de Vindif-
férenciation qui, après avoir construit le parallèle entre le flou des idées — ou
portions de conscience — (« elles n’ont aucune frontière bien définie ») et les
objets mobiles suspendus à différents niveaux de profondeur (qui sont appe¬
lés à des associations), atteint finalement le sujet qui perd sa distance critique
(«si [...] nous étions partie de ce fluide»). Ce fragment paraît donc comme
une mise en scène ou une représentation étonnamment juste et exhaustive
du processus de plongée dans l’hypoicône.
En effet, ce texte est donné au départ comme une simple analogie, soit
le fait d’une saisie de l’extérieur d’un objet, ici la conscience; et la représen¬
tation, on l’a suffisamment démontré, rejoint avec la plus grande justesse le
processus de l’inférence dans l’hypoicône. Mais il y a plus : le texte, dans son
écriture même, inscrit une plongée jusqu’à atteindre ce point où Vindifféren¬
ciation glissera graduellement des idées ou des portions de conscience et des
objets-souvenirs en suspension dans l’eau vers la composition même du
texte, d’où la notion de vague. J’ai suggéré précédemment que la métaphore
ne peut être saisie que métaphoriquement. C’est un peu ce qui arrive ici :
l’écriture, construisant une métaphore, se prend dans les rets de sa propre
construction et devient elle-même métaphorique. Si l’on se reporte à l’ana¬
lyse précédente, on lira dans ce passage final l’avancée du mouvement de
sémiose jusqu’à ce point où la représentation devient un signe étendu, c’est-
à-dire jusqu’à ce que soit atteint un certain point de satisfaction explicative ;
et cette explication n’est pas, comme on l’a suggéré plus haut, une hypothèse
formelle mais, suivant la formule d’Anderson (voir note 18), un remplissage
d’espaces laissés vacants, une occupation de l’espace, non pas symbolique,
mais iconique qui agit comme un précepte d’explication.
221
En conclusion du troisième fragment (C.P. 7.554), on trouve la seconde posi¬
tion : « la justesse de cette métaphore me paraît très grande ». On pourrait
suggérer que, dans ce dernier cas, le texte reconnaît nommément la méta¬
phore alors que, dans le fragment que nous analysons, le texte se laisse
prendre en charge par la métaphore ; de l’un à l’autre, il y a la différence
entre l’appel à un simple langage descriptif et un mouvement d’interpré-
tance où la sémiose poursuit son cours.
Cette évocation pourrait-elle correspondre à ce que l’on a appelé plus
haut, à l’encontre de la «mise en abyme», la «plongée dans l’abîme»? Ce
qui pose, sous un autre éclairage, la même question de la position du sujet
énonciateur par rapport à l’objet.
Dans la mesure où la mise en abyme suppose une mise en forme consé¬
cutive à une intention consciente («Nous allons choquer»), elle correspon¬
drait, dans ce texte voué aux phénomènes de la conscience, à la logique du
diagramme, alors que le registre de la métaphore, conduisant à la perte
d’identité du sujet énonciateur, ne peut que correspondre à la plongée dans
l’abîme. En ce sens, ce texte, dans son écriture même, opérerait le passage
d’une logique à l’autre. 11 est peut-être exceptionnel qu’un texte de Peirce
affiche ainsi, dans sa facture même, un tel transport. Par contre, cette problé¬
matique, Peirce l’a fréquemment répétée durant la dernière période de sa vie
et elle marque, je crois, l’un des aboutissements les plus importants de sa
réflexion sur les conditions de la signification. La simple analyse des signes,
leur représentation sous la forme de tableaux — les deux classifications de
signe ou les deux sémiotiques — correspondraient à une mise en abyme du
travail de réflexion sur les signes ; d’autre part, les deux énoncés fonda¬
mentaux à l’effet que « nous sommes dans les signes » et que « nous sommes
nous-mêmes signes», inscrivant la perte d’identité du sujet, correspondent
de façon très claire à la plongée dans l’abîme', en fait, ce texte reprend et,
pourrait-on dire, réalise ces deux énoncés en les exemplifiant: «si nous
étions au milieu de l’océan » et « si nous étions nous-mêmes partie de ce
fluide ». En somme — et la chose me paraît particulièrement significative —
c’est une métaphore qui nous explique au mieux ces deux énoncés fonda¬
mentaux. C’est là essentiellement que réside le mouvement sémiosique qui
porte ce texte.
19. C’est en ce sens que les tableaux ou classifications de signes ne sauraient servir, sous peine
de simplification outrancière, d’outils suffisants pour l’analyse des signes. Ce ne sont pas
là des patrons ou des codes de références, mais bien le fait d’une synthèse ou d’une retom¬
bée de l’analyse. Analyser des représentamens sur la base de ces tableaux, ce serait inver¬
ser la démarche sémiotique, ce serait pratiquer une simple démarche déductive qui, au dire
de Peirce, n'apporte rien de neuf.
222
Deux ailleurs imaginaires, étrangement semblables,
mais pourtant différents : l’hypoicône et Tinconscient
On trouve donc chez Peirce cette image des profondeurs comme un lieu
dynamique où s’entrechoquent des souvenirs, des traces de la vie passée
intervenant de façon imprévue dans la vie quotidienne. Ce lieu représente
donc comme un soubassement à la conscience donnée comme une surface.
Si l’on complète l’ensemble en reconnaissant ce lieu obscur de l’hypoicône
comme une représentation inversée (à l’image du diagramme suggéré à la
figure 1 du chapitre 8) ou comme un double obscur des signes de la vie
diurne marquée par la prédominance de la codification des valeurs, l’analo¬
gie avec la topique freudienne n’échappera à personne.
Pourtant, de simples analogies ne sont pas des identités. Et le principal
point de divergence entre la pensée freudienne et la semeiotic qui toutes deux
se construisaient, à peu près à la même époque d’ailleurs, tient entre autres
à la définition du sujet : Freud fait éclater le sujet, le saisissant comme un
ensemble complexe et irréductible de mouvements et de forces liés aux trois
instances de la topique. Mais le sujet, tout en étant éclaté dans cette repré¬
sentation, demeure un lieu de potentielle cohésion. Et, de fait, toute la
démarche psychanalytique est vouée à l’œuvre de compréhension et, dans
l’instance clinique, de reconstruction de la cohésion du sujet.
Chez Peirce, c’est l’existence même du sujet, comme entité autonome,
qui est remise en cause ; le sujet est un signe, vivant parmi les signes, comme
au milieu de l’océan, comme s’il était partie de ce fluide. De la même façon que
le signe est défini strictement comme relation, le sujet-signe n’a d’existence
que relationnelle, en rapport de dépendance avec les objets du monde, avec
les représentations et avec les autres sujets-signes. Je ferai appel à deux
autres notions chez Peirce pour mieux problématiser cette question. Lorsque
Peirce se réfère à la situation de communication, il définit les interlocuteurs
comme quasi-énonciateur et quasi-interprète^^. Les sujets sont des quasi-
esprits, parce que, à eux deux, ils constituent un seul esprit qui se nomme
Mind^^. Bref, le sujet n’a d’existence sémiotique que dans la mesure où il est
signe, c’est-à-dire où il participe au Mind, à un esprit commun ou partagé.
Sur cette base, on peut commencer à saisir les similitudes et les différen¬
ces entre les deux opérations de décentrement du sujet chez Freud et chez
20. «[.■•] les signes requièrent au moins deux quasi-esprits [Quasi-Minds)'. un quasi-énonciateur
et un quasi-interprète ■, et bien que ces deux soient un dans le signe lui-même (c’est-à-dire
qu’ils soient un esprit [Mind\), ils doivent pourtant être distincts. Dans le signe, il sont, pour
ainsi dire, soudés. En conséquence, ce n’est pas un simple fait de psychologie, mais une
nécessité de la logique que toute évolution logique de la pensée soit dialogique. » (C.P.
4.551. C’est l’auteur qui souligne. Trad. J.F.)
21. Ce terme anglais Mind est particulièrement difficile à rendre dans la langue française dont
le mot esprit suppose une individualité. On pourrait par exemple trouver une acception du
terme Mind très proche du sens que lui donne Peirce, chez Gregory Bateson, dans Steps
toward an Ecology of Mind.
223
Peirce. Dans un cas, le sujet est comme éclaté de l’intérieur, alors que, dans
l’autre cas, il est fondu à un ensemble qui le dépasse et auquel il participe. Je
me contenterai pourtant de cette brève allusion à ce problème qui a déjà fait
l’objet d’un travail important (Balat 1986) et qui inviterait certainement à
d’autres réflexions. On retiendra tout de même que la rupture épistémologi¬
que qui s’est faite au début du siècle, à l’époque de la création de la psycha¬
nalyse, était à l’ordre du jour chez tous les chercheurs qui conduisaient des
analyses sur la question de la signification (et qui participaient, en quelque
sorte, à un même Mind). Peirce, à sa façon, a participé à cette phase de rup¬
ture qui était dans l’air (suivant ce que les Allemands appellent le Zeitgeist,
l’esprit du temps). Et dans son cas, comme dans celui de Freud, et dans celui
d’Einstein introduisant la notion de relativité générale, de Nietzsche décou¬
vrant le fondement rhétorique de la vérité, de Saussure qui, parallèlement à
la rédaction du Cours de linguistique générale, s’immergeait dans l’analyse des
anagrammes, autant que chez les artistes qui, à la même époque, définis¬
saient ce qu’allait être l’esthétique du nouveau siècle, les avancées étaient
nécessairement préliminaires, tant l’enjeu épistémologique était fondamen¬
tal et l’aboutissement de cette démarche, imprévisible.
22. Jacques Lacan a bien saisi les profondes affinités qui lient les pensées peircéenne et freu¬
dienne. Suivant un témoignage oral de Gérard Deledalle, c’est à la suite de sa découverte
de la sémiotique de Peirce, notamment des trois grandes catégories de la phanéroscopie
que Lacan aurait introduit dans la psychanalyse ce modèle triadique sous les termes de
Symbolique (lercéité)/Imaginaire (priméité)/Æée/ (secondéité). En ce sens, du strict point de
vue de la modélisation logique, Yimaginaiit lacanien correspondrait à Vhypoicône peircéen,
et, de fait, les dénominations proposées ici à'ailleurs, de lieu obscur, de terra incognita, etc.,
peuvent effectivement désigner ces deux lieux définis logiquement, autant d’ailleurs que
les terres de délices dont rêve le poète. Pour une analyse des affinités entre la pensée de
Peirce et celle qui sous-tend la démarche psychanalytique, on se reportera aux travaux de
Michel Balat.
224
fronter au rien, au non-sens, à la folie. Je me suis aussi référé à ces poètes
pour qui ce transport dans l’au delà fut quasiment irrémédiable. D’une cer¬
taine façon, le texte de Peirce ici analysé inscrit un destin semblable, c’est-
à-dire la perte du sujet, sa fusion avec l’objet et un aboutissement au vague
qui effectivement laisse présager un problématique retour à la vie diurne.
C’est ce que j’avais déjà inscrit plus haut en proposant que l’inférence abduc-
tive qui sous-tend ce texte de Peirce reste ouverte, mais qu’elle conduit
quelque part; je préciserai maintenant: elle conduit à la reconnaissance du
faillibilisme et de l’indétermination foncière des signes analysée sous les
caractères du vague, dans l’ordre de la priméité et du général, dans l’ordre de
la tercéité, marquant comme les frontières des territoires voisins de la simple
désignation ponctuelle. Freud s’est aussi confronté à cette béance, c’est-à-
dire à la proximité ou à l’imminence de la déstabilisation des signes, de la
perte du sens.
225
mythes, la poésie comme les licornes et les centaures pourraient connaître
une interprétance, donc accéder à une signification. C’est là sans doute la
raison pour laquelle, dans le texte que l’on vient d’analyser, Peirce inscrit le
sujet nous et non pas le je. C’est aussi la raison pour laquelle les contenus de
ce lieu obscur, les objets suspendus à différents niveaux de profondeur ont
été précédemment donnés comme des quasi-symboles ou comme des
archétypes. En somme, la raison ultime tient à ce que cet ailleurs imaginaire
représente le lieu où circulent les mouvements sémiosiques, là où nous
vivons comme quasi-sujets ] ce lieu, qui a foncièrement partie liée avec la
signification, appartient intégralement au Mind collectif; il est je crois, par
excellence, le social ou, plus précisément, Ven-dessous du social comme une
vaste hypoicône se développant à la façon d’un signe étendu à la recherche
d’un précepte d’explication et qui nous est donné comme une émanation du
monde ; c’est dans ce lieu que notre imaginaire trouve une prise, une appar¬
tenance. Affirmer que les signes vécus collectivement y trouvent leur origine
et leur lieu d’attache, ce n’est qu’une reformulation de cette autre proposi¬
tion : par définition, la signification, comme la logique, est enracinée dans le
social
Une ultime remarque : le texte du poète Saint-Denys Garneau, couplé
aux trop brefs propos théoriques de Peirce sur l’hypoicône, m’avait, dans le
chapitre précédent, conduit à analyser la métaphore comme une inférence
figurée par la plongée dans l’onde. Au départ, je n’avais eu recours à cette
image de la plongée dans l’onde qu’en tant que simple métaphore, parmi
d’autres possibles ; or, ce n’est qu’après coup que j’ai découvert ce fragment
de Peirce qui étrangement reprend cette même figure métaphorique ainsi
que cet autre passage (C.P 5.111) où l’expérience esthétique est donnée
comme une « immersion dans [un] état de pure naïveté ». Je me contenterai
de constater que ce fragment vient apporter un surcroît de justesse à la
métaphore à laquelle j’ai eu recours pour expliquer la métaphore.
23. « Celui qui ne sacrifierait pas sa propre âme pour sauver le monde entier est illogique dans
son inférence. Car le principe social est enraciné dans la logique. » « Celui qui ne sacrifie¬
rait pas sa propre âme pour sauver le monde entier est, à ce qu’il semble, illogique dans
toutes ses inférences, prises collectivement. La logique est enracinée dans le principe so¬
cial» (C.P. 5.354 et 2.654. C’est l’auteur qui souligne. Trad. J.F.)
24. À la réflexion, cette métaphore s’avère tellement courante que l’on pourrait postuler qu’il
puisse s agir là d un archétype. Gilbert Durand (1963: 225-268) l’analyse effectivement
sous le thème générique du Régime nocturne: La descente et la coupe. Mais l’analyse de
l’hypoicône ne correspond pas à l’entreprise de Durand de construire une archétypologie
générale en ce que ce dernier analyse l’imaginaire comme une symbolique, c’est-à-dire
comme un lieu logique comportant tous lès caractères de la tercéité. D’une certaine façon,
la perspective qui fonde cette analyse archétypale est à l’inverse de celle qui nous conduit
à postuler l’hypoicône comme lieu du surgissement de la métaphore ; dans cette perspec¬
tive, l’archétype — qui serait une simple présentité — est plutôt analysé comme un quasi-
symbole, c’est-à-dire comme lieu et condition de la déstabilisation et de la régénération
des valeurs.
226
L’inférence métaphorique est un agir à l’intérieur du signe.
Lecture de « Spectacle de la danse », de Saint-Denys Garneau
SPECTACLE DE LA DANSE
[...]
La danse est seconde mesure et second départ
Elle prend possession du monde
Après la première victoire
Du regard
Qui lui ne laisse pas de trace en l’espace
— Moins que l’oiseau même et son sillage
Que même la chanson et son invisible passage
Remuement imperceptible de l’air
Accolade, lui, par l’immatériel
Au plus près de l’immuable transparence
Comme un reflet dans l’onde au paysage
Qu’on n’a pas vu tomber dans la rivière
Qr la danse est paraphrase de la vision
Le chemin retrouvé qu’ont perdu les yeux dans le but
Un attardement arabesque à reconstruire
Depuis sa source l’enveloppement de la séduction.
227
la suivante et cela, aussi longtemps qu’il maintient son équilibre, ou bien
jusqu’à ce qu’il rejoigne la terre ferme, ou bien le fil lui échappera et il plon¬
gera dans l’onde.
Je pose que ces images sont données, au départ, comme des icônes ren¬
voyant à autant d’objets immédiats saisis comme purement virtuels (à la
façon du corps de l’homme endormi furtivement pressenti au moment d’un
aperçu rapide de la corniche de la montagne) ; posons d’autre part que le
poème, comme tout ensemble construit, vise un objet dynamique potentiel,
c’est-à-dire le produit du processus sémiosique qu’est le poème. La question
que l’on pourrait alors poser est la suivante : comment s’effectue la transfor¬
mation ou le passage qui va des objets immédiats vers l’objet dynamique?
Autrement dit, est-il possible de suivre à la trace le mouvement de sémiose ?
25. «Et quand il [le poète] dit oiseau, il peut n’avoir aucun souvenir d’oiseau, aucun autre
modèle que cette part de lui-même qui est oiseau et qui répond à l’appel de son nom par
un vol magnifique en plein air et le déploiement vaste de ses ailes. » « Monologue fantai¬
siste sur le mot» dans Œuvres: 290-291.
228
cette notion) dont les termes de Y analogie de proportion seraient les suivants :
la trace dans l’espace, le sillage de l’oiseau, le passage de la chanson, etc. sont
au fond du ciel, ce que des tracés graphiques sont à un canevas.
Cette première lecture assure une cohésion au texte. Cependant elle a
un envers qui tient dans l’illusion d’une exhaustivité de l’analyse ; si l’on se
contentait de cette lecture, la chaîne des interprétants s’arrêterait et le signe
deviendrait, pour reprendre l’expression de Peirce, à tout le moins, imparfait.
En fait, cette lecture est une inférence inductive (rattacher un ensemble
de faits à une règle générale, déjà connue) qui ramène une diversité d’images
à une proposition générale unique reconnue dans l’isotopie du dessin. Ou,
pour reprendre un des termes de la définition de l’hypoicône, on pourrait
suggérer que cette isotopie du dessin agit comme la légende qui vient actua¬
liser révocation d’un tableau en lui conférant un objet déterminé, c’est-à-dire
ramener le signe dans l’ordre du diurne et donc limiter la sémiose potentielle
du signe, en limitant la visée sémiosique dans l’hypoicône au niveau du dia¬
gramme, rendant superflu le recours à l’inférence métaphorique. D’une cer¬
taine façon, en procédant à cette inférence inductive, nous nous trouvons
dans la position de l’analyste d’un message crypté qui, ayant trouvé la clef,
c’est-à-dire une règle interprétative, rend le texte à la clarté. Or, la lecture de
la poésie ne saurait être ramenée à une telle opération de déchiffrage, pour
la simple raison que la poésie n’est pas un message, pas plus qu’un mot
d’esprit, d’ailleurs.
Revenons au texte : les images sont données comme absence : ni
l’oiseau ni la chanson ne laissent de trace de leur passage ; toutes ces images
sont effectivement données sous la gouverne d’une quasi-négation (« Moins
que >>) qui leur confère un caractère de quasi-irréalité. En fait — et l’accumu¬
lation des adjectifs est incontournable — tout est; «invisible», «impercep¬
tible», «immatériel», «immuable» et «transparent». C’est donc dire que le
texte, tout en construisant cet ensemble diagrammatique, l’inscrit comme
négativité pour affirmer quelque chose d’autre. Poursuivons en lisant le mou¬
vement suivant de déplacement: «comme [le] reflet dans l’onde au pay¬
sage » ; je glose —je prolonge ma lecture, cherchant de nouvelles cohésions :
l’inscription est à réinscrire là où une représentation pourrait prendre forme,
c’est-à-dire sur la surface de l’eau qui constitue une substance moins imma¬
térielle, moins transparente et moins immuable que le fond du ciel ; le passage
de l’oiseau, par exemple, peut effectivement y laisser un sillage, même s’il est
éphémère. Mais, sitôt cette autre lecture trouvée, elle rencontre à nouveau la
négativité', «d’un paysage qu’on n’a pas vu tomber». Puis encore: «Le che¬
min [...] qu’ont perdu les yeux »
Lorsque, au cours de cette lecture, je cherche à m’approprier un mouve¬
ment sémiosique, l’aspect qui me paraît le plus significatif, c’est la constante
fuite en avant des images qui, sitôt qu’elles ont été reconnues, nous échap¬
pent. Le « quelque chose d’autre », renvoie toujours à « quelque chose d’autre »
et ce, jusqu’au dépassement du seuil linguistique, suivant un cheminement
229
qui est apparemment sans fin, comme la semiosis ad infinitum qu’évoque
Peirce. Et pourtant, cette avancée constante des signes vers « quelque chose
d’autre » repose sur autre chose que la stricte négativité ; c’est que le texte
inscrit un passage du registre du regard à celui de la danse. Or, les objets du
regard peuvent être inscrits puisque, précisément, ce sont des objets par rap¬
port à un sujet regardant : en fait, le terme «regard» inscrit une relation sim¬
plement dyadique. Inversement, la danse suppose un autre type de relation
où le sujet ne reste pas simplement spectateur, extérieur à son objet : la
danse suppose une immersion du sujet à l’intérieur de la représentation, bref
une présence active. Ce changement de registre entraîne deux conséquen¬
ces : le sujet n’étant plus extérieur, il ne peut plus désigner des objets-signes
puisqu’il est lui-même devenu signe, immergé dans le monde de la représen¬
tation; ce qui explique que cette inférence ne puisse s’inscrire que par la
négativité (« Moins que l’oiseau et la trace de son passage », « d’un paysage
qu’on n’a pas vu tomber», etc.). D’une certaine façon, l’écriture poétique, à
ce point, se heurte au mur de l’indicible en ce que le mouvement de la
sémiose déborde la nature strictement linguistique des signes.
On comprendra alors que cette nouvelle relation, où la séduction
devient médiation entre la danse et le monde, soit authentiquement triadi-
que. Alors quel est ce sujet? Où le reconnaître, sinon dans le mouvement de
la danse qui désigne précisément cette immersion dans le monde des signes.
La danse est seconde mesure et second départ
Elle prend possession du monde
Après la première victoire
Du regard
230
tique et qui se réalise de façon particulièrement nette dans Regards et jeux
dans l’espace.
Le terme troisième, la médiation, assurerait précisément, dans ce pro¬
cessus de transfert, l’intégration au monde de l’activité de création ; l’inter¬
prétant qui figure dans le texte sous l’expression d’« enveloppement de la
séduction », marque un accord accompli, une acceptation de la fusion avec
la nature, un Fiat. Curieusement, le premier texte auquel on s’est préalable¬
ment référé, «Le diable pour ma damnation...», traitait aussi de séduc¬
tion — c’est même le thème central de cette ébauche de poème —, mais
alors le texte représentait une rupture, un refus qui se lisait dans le « Allons-
nous-en » ; ce texte, on l’a déjà suggéré, reste dyadique, non seulement dans
sa forme où la narrativité est prédominante, mais aussi dans l’histoire qu’il
raconte (mise en corrélation de deux lieux, la scène du spectacle de la danse
et la salle où est assis le spectateur) et qui en était une de retrait, de recul, en
somme un échec dans la tentative de prise de possession du monde. Dans
« Spectacle de la danse », la médiation a lieu, l’interprétant {enveloppement de
la séduction) vient générer un objet dynamique qui tient dans la continuité
nature/culture.
Force est donc, pour rendre compte du mouvement de sémiose que
constitue notre lecture, de dépasser la logique du diagramme et de passer à
la logique authentiquement triadique inhérente à la métaphore. Le caractère
représentatif agit alors comme un interprétant, c’est-à-dire qu’il remplit cette
fonction de médiation qui est de créer de nouvelles cohésions et, simultané¬
ment, de conduire l’évocation poétique dans un ailleurs ; nous touchons ici,
je crois, le serait du signe. Dans la dernière strophe du poème, nous trouvons
effectivement l’inscription claire de tels interprétants : « La danse est para¬
phrase de la vision » représenterait un interprétant premier (rhématique), soit
le point de départ du mouvement ; à ce niveau qui, logiquement, précède la
sémiose proprement dite, le texte demeure un simple assemblage d'images
qui n’est que promesse de signification : il reste monadique. « L’attardement
arabesque », correspondant à l’isotopie du dessin, représente un interprétant
second (dynamique), et à ce niveau de la lecture le texte est dynamisé par la
26. Comme l’on démontré les chercheurs du Groupe MU. Le modèle logique extrêmement
puissant qu’ils proposent dans Rhétorique de la poésie {1^11) pour l’analyse du phénomène
poétique repose sur la reconnaissance des trois thèmes fondamentaux que sont anthro¬
pos/cosmos/logos et qui, sur le plan du contenu, ne sont pas étrangers aux trois catégories
de la sémiotique de Peirce. La seule divergence — et elle est importante — entre leur ana¬
lyse et la proposition que je construis ici tient dans le modèle sémiotique de référence :
bien qu’ils utilisent l’expression modèle triadique, conduisant à la notion de médiation, leurs
références théoriques hjelmslévienne et greimassienne demeurent dyadiques; consé¬
quemment les modalités que sont anthropos/cosmos/logos sont analysées strictement
comme isotopies, c’est-à-dire en tant que phénomènes linguistiques. La phanéroscopie —
et c’est là que réside l’intérêt — permet de saisir ces modalités comme des instances
cognitives possédant chacune leur logique et leur mode de fonctionnement propres, ce qui
confère au texte de poésie une ampleur sans commune mesure avec un objet textuel qui,
dans cette perspective, reste fondé exclusivement sur la mécanique de la langue.
231
création d’un parallélisme d’ordre diagrammatique ; il est alors saisi suivant
un mode dyadique. «L’enveloppement de la séduction», marquant l’aboutis¬
sement du texte, représenterait un interprétant troisième (final) et, à ce
niveau, le texte connaît une transmutation; il devient réellement quelque
chose d’autre, l’acte de dessiner qui représente une saisie du monde de l’exté¬
rieur, cède la place à la danse qui représente une saisie du monde par le biais
d’une immersion ; accédant à la métaphore, le texte peut, à ce niveau de lec¬
ture, être reconnu comme authentiquement triadique. Si la métaphore est,
comme on l’a suggéré, une plongée dans les territoires de l’imaginaire, le
texte de poésie ici parle d’une telle plongée et, simultanément, la réalise.
On suggérera donc que ces interprétants viennent assurer la cohésion
de l’ensemble textuel, puis la dépasser; en ce sens, le texte met en scène le
mouvement sémiosique qui le constitue, le représente et le met en action. Ce
qui, en fin de compte, nous retourne à la maxime pragmatiste qui « applique
ultimement la pensée à l’action, mais exclusivement à l’action conçue ». (C.P.
5.402, note 3.1906.)
Pour résumer et synthétiser cette analyse, je reprends le diagramme pro¬
posé plus haut pour représenter les mouvements sémiosiques constitutifs de
l’hypoicône et l’appliquer au poème « Spectacle de la danse » (figure 5).
27. Cet effort de cohésion appartient, en fait, à un choix esthétique ; des oeuvres plus éclatées
comme celles des surréalistes ou des automatistes reportent la travail de l’interprétance,
de façon beaucoup plus importante, à la pratique de la lecture. Il y a nécessairement une
sorte de tension ou de dialectique entre les procédures inscrites à l’intérieur même du texte
pour en assurer la cohésion (ce que l’on nomme généralement « l’intention du texte ») et
l’ouverture du tissu discursif laissant au lecteur le soin d’en construire lui-même la cohé¬
sion. Or, il est loin d’être évident que le travail du lecteur se résume à retrouver une « inten-
tionalité » qui serait immanente au texte. Pour une discussion de cette question, on se rap¬
portera au chapitre 2.
232
V
Les objets virtuels avec lesquels
l’hypoicône entretient successivement
des relations monadique (images),
E
CJ
<o
G
0)
T3
03
C
00
c/3
03
CJ
<4-1
03
13
<D
(D
T3
C
00
<D
233
a
Je me suis précédemment
référé à une toile de Saint-
Denys Garneau, intitulée L’île
d’en haut qui figurait la repré¬
sentation comme un reflet sur
la sur face de l’eau et que
j’avais interprétée comme un
mouvement de plongée dans
l’imaginaire. Or, nous trouvons
un pastel qui construit une
représentation marquant l’in¬
verse de cette plongée: on y
voit, devant un paysage exoti¬
que, le corps d’une danseuse
nue (bien que la légende ins¬
crive la baigneuse) projetée
dans les airs, sur un fond de
ciel dont la teinte de bleu est
tellement foncée qu’elle dési¬
gnerait plutôt la surface d’un
cours d’eau ; et, encore ici, elle
Saint-Denys Garneau, La baigneuse, pastel,
est accompagnée de son
25 cm X 30 cm
reflet, une ombre projetée sur
le sol. Cette fois-ci, le mouvement est ascendant, indiquant, pourrait-on sug¬
gérer, cette remontée vers la vie diurne, vers le symbolique. Le passage qui
s’opère dans le poème, du regard sur le « paysage / Qu’on n’a pas vu tom¬
ber dans la rivière » à la danse comme « source » de « l’enveloppement de la
séduction» semble correspondre, avec la plus grande justesse, aux deux
œuvres picturales de Saint-Denys Garneau ici brièvement présentées qui
marqueraient comme les deux pôles de la plongée dans l’hypoicône et de la
remontée. Qui plus est, ces œuvres picturales comme le poème « Spectacle
de la danse » confèrent sa pleine signification au titre du recueil Regards et
jeux dans l’espace. 11 est un fait étonnant et certainement significatif : ce pas¬
tel s’intitule La baigneuse-, il ne fait aucun doute que ce titre rattache l’évoca¬
tion à l’ensemble du processus poétique qui ne peut être pensé que comme
ce mouvement d’aller-retour incessant entre les valeurs et les représenta¬
tions sous-jacentes obscures, à la limite d’une existence archétypale, et les
expressions et représentations diurnes, pleinement symboliques.
Le court fragment, donné en épigraphe de ce passage, qui a été trouvé
dans les papiers laissés par le poète Saint-Denys Garneau, atteste d’une
extraordinaire lucidité en ce qui concerne les risques encourus par l’aventu¬
rier de l’imaginaire qui, ayant entrepris cette plongée, n’est jamais assuré de
sa remontée dans l’ordre du symbolique.
234
Considérations finales sur la définition de la métaphore
Cette analyse sémiotique de « Spectacle de la danse » nous permet
d’achever notre compréhension de la métaphore au sens proprement peir-
céen. Je rappelle la définition de départ : les métaphores sont des hypoicô-
nes «qui représentent le caractère représentatif d’un représentamen en
représentant un parallélisme dans quelque chose ». Je pourrais reprendre la
formulation en la reliant au poème analysé ; la métaphore, qui est un mouve¬
ment de plongée dans l’hypoicône, construit un parallélisme, par le biais du
caractère représentatif de Y instabilité, entre le caractère mouvant des mots
qui déjouent les définitions strictes, fuyant constamment dans un ailleurs, et
quelque chose d’autre, c’est-à-dire les objets du monde qui, après avoir été
saisis, fixés et arrêtés avec une « force brutale » provenant d’un point de vue
extérieur, par le regard, par le dessin, se voient finalement pris en charge cette
fois avec une «force douce», par un processus d’immersion dans les signes,
représenté par la danse, la séduction figurant une inférence propre à cette
plongée dans l’imaginaire.
Le caractère représentatif retenu ici, Y instabilité des signes et des choses
du monde est extrêmement général; en fait, ce caractère pourrait renvoyer
à une majeure partie de la production poétique du siècle. C’est parce que la
définition peircéenne de la métaphore se situe à un haut niveau d’abstraction
qu’elle conduit nécessairement à des considérations d’une telle généralité.
« Spectacle de la danse » réalise ce trait en le représentant d’une façon par¬
ticulièrement convaincante. Et pourtant ce poème, qui pourrait effective¬
ment être interprété comme un « art poétique », possède sa propre spécifi¬
cité ; le caractère d’instabilité est en fait réalisé d’une façon particulière, par
les images, par la relation diagrammatique ainsi que par l’immersion dans le
monde des signes que nous avons longuement décrits et analysés et qui sont
spécifiques à ce poème. Mais en fin de compte, la définition même de la ter-
céité comporte ce niveau de généralité ; et si la métaphore, tout en apparte¬
nant à l’hypoicône, est troisième, elle se situe nécessairement à ce niveau où
se combinent les deux caractères de l’indétermination que sont le vague et
le général. En somme, c’est le destin de toute pratique artistique que de trou¬
ver à fusionner une généralité abstraite, troisième, et le niveau premier des
images, des sensations, des feelings] ce qui définit, je crois les conditions pré¬
liminaires à une appropriation du monde.
L’énigme que représentaient, dans la citation définissant l’hypoicône
(C.P. 2.227), les occurrences de quatre termes appartenant au paradigme de
la représentation, peut maintenant être éclaircie : ces termes renvoient à des
phases ou à des moments successifs, de niveaux différents de complexité qui
peuvent être reconnus dans les étapes de l’avancée du mouvement sémiosi-
que dans l’hypoicône que j’ai tenté de formaliser en recourant au diagramme
de la spirale.
En somme, cette définition de la métaphore construit une représentation
en télescopage, ou une représentation pour une représentation pour une
235
représentation ; de façon plus pointue, on pourrait proposer l’analyse sui¬
vante : les métaphores sont des hypoicônes qui représentent (niveau premier
des images) le caractère représentatif (niveau troisième de la métaphore) d’un
représentamen (la représentation, saisie globalement, constituant le lieu-
temps où se construit le signe) en représentant un parallélisme (niveau second
du diagramme) dans quelque chose d’autre (entre le signe de départ et un nou¬
veau représentamen).
Cette explication ne peut être donnée que dans un vocabulaire extrême¬
ment limité et ce, en raison des caractères abrupt et exigu de la citation de
départ, ainsi que de son isolement dans l’ensemble du discours tenu par
Peirce sur ce sujet ; cette explication pourrait même paraître, aux yeux du lec¬
teur, comme un discours tenu dans une langue de bois. Pour apporter un peu
plus de lumière, il n’y a qu’une solution : tenter de saisir la même pensée dans
une perspective élargie ou légèrement décalée. En me référant au fragment
initialement analysé portant sur le signe étendu, je pourrais suggérer la for¬
mulation suivante : les métaphores sont des signes qui, dans un mouvement
d’extension, multiplient, à l’intérieur de la scène de la représentation, les
images d’objets virtuels, établissant entre eux des relations multilatérales (d/a-
gramme) pjLsqp’à. ce que soit atteint un point où un précepte d’explication {carac¬
tère représentatif) émerge de l’ensemble et lui confère une cohésion d’un nou¬
vel ordre ; le signe étendu, ainsi constitué, paraît alors comme une émanation
de son objet. Et effectivement, l’essentiel du processus métaphorique réside
probablement dans cette idée d’émanation et c’est, me semble-t-il, ce que le
poème analysé rend à l’évidence : la danse est, après le regard et le dessin,
l’ultime condition d’une saisie du monde; le monde n’a d’existence sémio¬
tique que dans la mesure où il est spectacle, c’est-à-dire représentation ; le
poème, qui est un signe étendu, est le fait de l’immersion du Mind dans la pri-
méité, marquée par l’abandon à la séduction, soit le Fiat auquel on s’est pré¬
cédemment référé : le poème peut émaner ou resurgir du monde de la pri-
méité dans la mesure où il est lui-même, nécessairement, spectacle de la danse.
Saint-Denys Garneau aura ainsi surmonté l’échec du «Diable pour ma dam¬
nation... » en assumant pleinement la plongée métaphorique.
28. Et non pas «la représentation d’une représentation d’une représentation», car cette for¬
mulation nous retournerait dans le modèle logique des relations entre un langage de pre¬
mier niveau et un métalangage.
236
pour qu’il en construise une signification, c’est-à-dire qu’il initie ces plongées
en lui-même, dans sa propre obscurité, dans son imaginaire qui, tout en lui
étant personnel, est aussi nécessairement partagé par la collectivité, la signi¬
fication n’ayant d’existence, par définition, que sociale.
Force est, alors, d’imaginer que ces icônes qui nous sont présentées doi¬
vent plutôt être saisies comme projections ou invitations à un transport qui
s’effectue dans Vau delà, bref à des inférences rapides, successives dans ce
lieu obscur que l’on appelle l’hypoicône. Dans ce lieu d’indifférenciation, les
images du sillon, de Voiseau, de la chanson, etc. sont soumises (pour
reprendre les expressions suggérées au début du chapitre précédent) dans
un moment furtif, à ce moment de déraillement où les mots empiètent les uns sur
les autres', et c’est là que les images, placées dans un milieu diagrammatique
potentiel — trop complexe pour être spontanément construit — connaissent
comme une mutation, semblable à ce phénomène de précipitation, que
reconnaissent les chimistes, lorsque des solutions différentes, entrant en
contact, produisent une nouvelle matière 2®, en fait quelque chose d’autre, de
neuf ', une cohésion nouvelle se construit alors qui, du fond de ce lieu obscur,
est comme projetée ou retournée dans le signe en voie de constitution.
Au niveau de la lecture spontanée, sans délai ni durée, c’est-à-dire dans
ces conditions où le lecteur de poésie réalise sa propre performance, les infé¬
rences sont de même nature. L’esprit du lecteur devient la scène ou le lieu
d’une projection rapide d’images dont il n’a pas le temps de reconstruire
consciemment la cohérence. Et l’on reconnaîtra qu’effectivement la lecture
proposée ci-haut ne fait rien d’autre que de reconstruire après coup des cohé¬
rences diagrammatiques reconnues au terme de l’analyse.
Une dernière question se pose donc et qui est centrale : si la signification
que nous avons dégagée du poème — le serait — fait partie intégrante,
comme constituant troisième, comme interprétant, du signe, quelle assurance
avons-nous de la justesse de cette lecture ? En quoi cette analyse, qui est for¬
cément un après coup, conduit-elle l’acte de lecture à terme ? Ou, pour le for¬
muler autrement : comment ces mouvements inférentiels que nous avons lon¬
guement décrits peuvent-ils se construire dans l’immédiateté de la lecture ?
Peut-être en fin de compte, est-ce ce caractère de l’instantanéité qui force la
conscience du lecteur à sauter le niveau diagrammatique trop complexe et à
se situer rapidement de plain-pied au niveau troisième de la métaphore.
En fait, la même question que nous posons, en ce qui concerne la l’ana¬
lyse du poème qui est une représentation, faite après coup, de la lecture saisie
comme «mouvement de pensée», pourrait être retournée au poème
29. Saint-Denys Garneau recourt à cette même métaphore dans le poème terminal de Regard
et jeux dans l’espace'. «[...] je machine en secret des échanges / Par toutes sortes d’opéra¬
tions. des alchimies, / Par des transfusions de sang / Des déménagements d’atomes / par
des jeux d’équilibres //Afin qu’un jour, transposé, / Je sois porté [...]» («Accompagne¬
ment» dans Œuvrer: 34)
237
lui-même : en quoi le texte de ce poème est-il une représentation juste
une similitude — du mouvement de pensée qu’aurait été l’inférence poétique
dans l’imaginaire du poète ?
Ce qui pose en fait la question de l’enchaînement des signes qui est au
fondement de la notion de semiosis ad infinitum. Je citerai ici, un fragment
daté de 1902, qui inscrit cette question authentiquement sémiotique et qui
propose une réponse assez brutale :
[...] lorsqu’un homme essaie d’établir ce qu’a été le processus de sa pensée,
après que ce processus est arrivé à terme, il se demande à quelle conclusion
il a abouti. Le résultat se formule dans une assertion qui, nous pouvons l’assu¬
mer, possède une certaine similitude — je serais incliné à penser qu’elle est
conventionnalisée — avec ce qu’était le contenu de sa pensée au terme du
mouvement. Ceci étant établi, il se demandera ensuite comment cette assu¬
rance peut être justifiée ; puis, il se mettra à la recherche d’une phrase, expri¬
mée en mots, dont la ressemblance avec un contenu antérieur de sa pensée
le frappera et qui, simultanément, devra être en liaison logique avec la phrase
représentant sa conclusion. [...] Mais l’observateur de lui-même ne possède
aucune garantie, quelle qu’elle soit, que cette prémisse représente une atti¬
tude qui ait été celle de la pensée, même un seul instant. [...] nous ne possé¬
dons aucun fait qui nous interdise de supposer que le processus de la pensée
soit un processus continu (bien qu’indubitablement varié). En tout état de
cause, il n’y a que l’intégrité de ce processus qui soit clairement brisé pour
être ramené à des arguments. 11 est plus que douteux que nous puissions sta¬
tuer qu’un argument ou une inférence représente une partie quelconque de la
pensée si ce n’est dans la relation logique qui va de la vérité de la prémisse à
la vérité de la conclusion. Et de plus, l’argument ainsi établi consiste en un
énoncé fait de mots. Avec quelle justesse représentent-ils quoi que ce soit de
réel dans la pensée? voilà qui est à la fois douteux et assez immatériel. [...]
Le processus réel de l’acte de penser commence présumément avec les per-
cepts. Mais un percept ne peut pas être représenté avec des mots et, en con¬
séquence, la première partie de l’acte de penser ne peut être représentée par
quelque forme logique d’un argument. Notre explication logique sur cette
matière doit commencer avec un fait perceptuel ou une proposition résultat
d’une pensée sur un percept — on peut présumer que l’acte de penser, dans
son propre mouvement, est de la même nature que celui que nous représen¬
tons par des arguments et des inférences, mais, comme tel, il n’est pas repré¬
sentable en raison d’un défaut dans cette méthode de représentation. (C.R
2.27. 1902. Line traduction de ce fragment figure en annexe.)
La réponse proposée par Peirce est très claire : la seule certitude que
nous puissions avoir de la validité de la représentation d’un mouvement de
pensée repose sur sa cohérence interne établie sur la base des critères de
vérité fondés sur la logique, soit la relation de conséquence entre la prémisse
et la conclusion ; mais en ce qui concerne la similitude entre un mouvement
de pensée ou une inférence et sa représentation — même si on peut présu¬
mer qu’elles sont de même nature — elle serait largement conventionnalisée.
Et ce, pour la raison qu’une représentation logique est fixe, arrêtée dans sa
forme, qu’elle est construite avec des mots, tout aussi fixés et discriminés
238
dans la structure de la langue et que pour cette raison elle ne peut rendre
compte de la mouvance et de la continuité du processus de pensée. Un pas¬
sage précédent de ce même fragment est très clair: «la langue [...] repré¬
sente des contenus de pensée et non des mouvements de pensée.» (2.27.
1902). Comme si ce mouvement de pensée, auquel se référé Peirce dans ce
texte, correspondait à un ailleurs difficilement accessible.
Force est donc de postuler que la signification ne reste pas prisonnière
des mots bien qu’elle trouve en eux ses signes, ses instruments d’élabora¬
tion, qu’elle n’a de similitude avec le mouvement de pensée qu’approximative,
qu’elle est largement conventionnalisée dans sa formulation et que l’écart
dans la représentation, reconnu en principe, est impossible à évaluer. Est-ce
à dire que nous sommes condamnés à de pures approximations qui ne
seront jamais vérifiables ?
La question de la justesse de la représentation, en ce qui concerne le
poème, est, en tout état de cause, certainement inutile parce qu’insoluble :
nous avons encore moins accès à l’imaginaire du poète qu’à notre propre
imaginaire. La question juste serait alors celle-ci : le poème a-t-il un mode de
représentation qui lui serait propre et qui échapperait aux règles de l’argu¬
mentation logique ?
Dans ce fragment, Peirce se réfère à des formulations abstraites faites
d’enchaînements d’arguments logiques construits avec toute la rigueur for¬
melle. Qu’en est-il de la poésie ou, plus largement, du représentamen artis¬
tique ? Nous pouvons arguer qu’un texte de poésie, tel celui que nous avons
analysé ici, est caractérisé précisément par cette mouvance qui marquerait
le processus de la pensée, soit, globalement, un voyagement entre le troi¬
sième univers et le premier, escamotant le second, descendant des signes
linguistiques, codifiés dans la langue, vers des représentations imaginaires,
des «présentités», avons-nous suggéré, potentiellement plus rapprochées
des percepts parce qu’inscrites à la limite de l’indifférenciation avec leur objet.
Peut-être en fin de compte le représentamen artistique se caractérise-t-il par
cette capacité d’atteindre l’instabilité et la continuité qui caractériseraient le
mouvement de pensée.
La représentation strictement abstraite et logique souffrirait d’une
carence fondamentale, d’un défaut dans sa méthode, en ce qu’elle ne peut
rendre compte de la dynamique de l’inférence. Le représentamen artistique
donne une représentation qui n’obéit pas aux règles logiques de l’argumen¬
tation ; c’est en ce sens que l’objet poétique a souvent été caractérisé par un
écart dans sa relation aux normes du langage. On pourrait reprendre ici une
proposition donnée précédemment alors que l’on se référait à l’icône du cen¬
taure, c’est-à-dire à un signe qui construit son propre objet; la carence qui
caractérise l’hypoicône, soit la perte de son objet de référence dans la réa¬
lité — le monde diurne de la positivité — devient, dans l’ordre de la repré¬
sentation — le monde de la négativité, de l’ombre — un caractère positif
nécessaire pour conduire le signe vers une vie archétypale, puis symbolique.
239
plus riche, mais d’un autre ordre, dans une autre direction, comme dans un
autre monde. Peut-être, au regard de cette proposition de Peirce à propos du
mouvement de pensée, faudrait-il inverser l’évaluation et proposer que le
représentamen artistique, à la façon du poème qui nous a occupés ici,
déjouant les règles logiques de l’argumentation (on chercherait en vain à
désigner des prémisses et des conclusions, la question de la vérité ne se
posant pas), arriverait à surmonter ce défaut fondamental inhérent aux
règles de la logique et des unités linguistiques, pour atteindre, avec une cer¬
taine forme de similitude qu’on peut supposer moins conventionnalisée, le
mouvement de pensée. Peut-être, en fait, touchons-nous ici la différence essen¬
tielle entre le diagramme et la métaphore !
240
formes — qu’auraient les langages artistiques de se rapprocher de la pensée
saisie comme un processus continu répondant à des règles de fonctionnement
autres que celles qui ont été établies par la logique formelle.
Qu’en est-il alors de notre analyse? Elle répond certainement aux carac¬
tères des formulations abstraites et logiques auxquelles se réfère Peirce dans
ce texte ; elle est, en fait, diagrammatique, comme en attestent les schémas
qui ont ponctué notre démarche. Par cette analyse, nous cherchons à repré¬
senter ce qu’a été le processus de pensée au cours de la lecture. C’est d’ail¬
leurs la raison pour laquelle nous avons tenté de saisir le recours à ce pro¬
cessus inférentiel comme plongée dans l’abîme plutôt que comme une simple
mise en abyme, ou une mise en scène qui correspond effectivement à ces
argumentations logiques auxquelles se réfère Peirce. Mais nous ne possé¬
dons aucune garantie quant à la justesse représentative de cette analyse. Et
pourtant, plutôt que des contenus — car les icônes, en regard de leurs objets,
sont trop instables —, nous avons tenté de saisir des mouvements inféren-
tiels, des processus d’iconisation qui puissent rendre compte minimalement
de l’imaginaire dans sa mouvance et dans son instabilité. Si, de ce point de
vue, nous avions atteint quelque justesse, c’est le poème dans sa facture, tout
autant que cette réflexion que conduit Peirce sur les conditions de la repré¬
sentation, qui nous aurait permis d’y accéder.
J’ai postulé une congruence entre les œuvres du poète et du philosophe
et j’ai tenté d’instaurer un dialogue. Il s’est avéré que chacune des œuvres
venait éclairer l’autre en la prolongeant, en lui conférant de nouvelles signi¬
fications. Je crois que c’était la seule façon de comprendre quelque chose à
cette définition abrupte de la métaphore; et aussi de comprendre quelque
chose à ces métaphores de Xélixir d’oubli et de Xenveloppement dans la séduc¬
tion marquant l’apothéose et la chute de l’expérience esthétique au moment
même où elle se réalise. La cohésion entre les démarches du poète et du phi¬
losophe, en ce qui concerne cette recherche de la signification, est telle que,
de la même façon que le philosophe se prêtait à une écriture très proche de
celle du créateur, un fragment du poète reprend, dans le langage qui lui est
propre, les enjeux essentiels de cette lecture que Peirce nous a conduit à pro¬
poser de l’inférence métaphorique.
Poète et lecteur
Chacun interrogeant des signes. Le poète pour qui toute chose, toute la vie
est signe. Et lui cherche des signes intelligibles, des signes formés pour pré¬
senter le sens trouvé, le sens obscur, profond. 11 nous offre des signes à son
tour, ces signes et cette obscurité, cherchant à comprendre cet autre, cet
étranger, à reconnaître en nous le sens qu’il a trouvé. Il participe à cette
obscurité de la création pour nous, il nous ouvre des fenêtres sur une obs¬
curité plus profonde, plus exigeante et plus significative. Il participe au mys-
241
tère, à sa lumière et à son obscurité. Il nous emmène à l’invisible, nous
ouvre des portes sur l’au-delà. {Œuvres: 753)
242
Choix de textes
de
Charles S. Peirce
Traduction
DE
Jean Fisette
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Pour mener à terme la recherche dont cet ouvrage propose les résultats,
je n’ai eu de cesse de revenir aux écrits de Peirce, parcourant cette masse de
documents qui, dans l’état actuel, ne nous sont accessibles, pour la majeure
partie, que dans les huit tomes des CoUected Papers^, sous la forme d’un
montage thématique, ou encore comme une masse de documents encore
plus difficilement pénétrable, c’est-à-dire la reproduction, sur le support de
trente-trois bobines de microfilm, des manuscrits^. L’édition critique et chro¬
nologique des Wriüngs de Peirce représente une nécessité pour quiconque
voudrait poursuivre plus aisément dans la voie de la compréhension de la
phanéroscopie et de la semeiotic. Mais ce travail de bénédictin n’a commencé
qu’il y a quelques années et, encore, le travail de recherche a été retardé en
raison d’une suspension qu’on espère provisoire des subventions d’aide à
l’édition ; en tout état de cause, l’édition n’en est arrivée qu’au volume cinq
sur les trente-deux prévus. Les éditeurs des Writings ayant prévu une publi¬
cation des principaux textes dans un format populaire ont effectivement
livré au public le tome 1 de The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings.
Et encore ici, la publication actuelle s’arrête à l’année 1893.
Or, les textes qui, du point de vue de notre problématique, sont les plus
intéressants appartiennent à la période proprement sémiotique dans la pen¬
sée de Peirce, laquelle débute approximativement avec les conférences de
1903 sur le pragmatisme; et leur publication dans les Writings autant que
dans The Essential Peirce risque de se faire attendre encore longtemps. Une
autre raison, majeure celle-ci, de la difficulté de l’accès à ces écrits, tient à ce
qu’ils n’existent que sous la forme de fragments, de pages de correspon¬
dance ainsi que d’ébauches d’articles puisque Peirce, malgré ses nombreux
projets, n’a jamais mené à terme la production d’un ouvrage de synthèse sur
ses recherches sémiotiques^.
1. Les CoUected Papers sont aussi disponibles sous forme d’une base de données sur support
informatique (CD-ROM), Cet outil s’est avéré extrêmement précieux pour suivre les fils
thématique et chronologique de certaines notions.
2. The Charles S. Peirce Papers (voir bibliographie). Nous possédons tout de même un index
préparé par Richard S. Robin (1967).
3. Des membres de l’Institut de recherche en sémiotique, communication et éducation
(IRSCE) de rUniversité de Perpignan ont préparé, sous la direction de Gérard Deledalle,
une traduction française de l’ensemble des textes que Peirce avait tenté de remettre à jour
et de regrouper en vue d’une publication qui devait s’intituler X Questfor a Method. Le pro¬
jet de Peirce ne s’étant pas réalisé, nous nous trouvons dans la situation bizarre où À la
recherche d’une méthode, paraît plus de cent ans après que le projet en fut élaboré et dans
une autre langue. On y trouve des textes extrêmement précieux portant, entre autres
sujets, sur le pragmatisme. La bibliographie recense cet ouvrage sous l’abréviation: R.M.
245
En conduisant ma recherche, j’ai eu recours à une série de fragments qui
appartiennent au dernier état de la pensée de Peirce et qui touchent, d’une
façon plus spécifique, aux questions de la représentation, de la signification
et de l’esthétique. Il m’a semblé utile de mettre ces textes à la disposition
immédiate du lecteur, qui pourra y trouver à la fois mes principales sources
et des lieux de prolongement à sa propre réflexion. La publication de ce
choix de textes vise aussi à mettre à la disposition du lecteur francophone —
et ici je pense particulièrement à mes étudiants — des fragments qui, dans
leur quasi-totalité, paraissent pour la première fois en français.
Ces fragments de texte n’ont pas été écrits dans la perspective d’une
publication immédiate; ils appartiendraient plutôt à l’activité quotidienne
d’écriture d’un Peirce âgé qui s’était retiré à sa maison de campagne à Mil-
ford, en Pennsylvanie. On comprend alors que, dans ces conditions où l’acte
d’écriture est le fait d’une méditation ou d’une conversation avec soi-même,
la facture du texte soit moins soignée, qu’il soit resserré dans des paragra¬
phes très longs et que, la plupart du temps, ces fragments ne comportent pas
de titre ; bref, ces fragments se présentent au chercheur sous une forme peu
invitante. Certains passages sont tellement touffus que le travail de traduc¬
tion en devient extrêmement difficile. En fait, toutes les étapes dans le che¬
minement des écrits de Peirce nous causent des difficultés, depuis l’écriture
jusqu’aux conditions de la publication. Et malgré tout, on y trouve, comme
on dit, des perles.
Pour la présentation de ma traduction, je me suis permis d’insérer des
coupures de paragraphe ainsi que des titres tirés, dans la plupart des cas,
d’un passage du texte qui me paraissait particulièrement significatif J’ai
réduit au strict minimum l’appareil critique, me contentant de reproduire en
notes quelques ajouts apportés par Peirce lui-même, ainsi que quelques
annotations utiles à la compréhension. Dans le texte, les passages entre
parenthèses appartiennent à Peirce lui-même; les quelques passages entre
crochets appartiennent aux éditeurs de la publication anglaise qui m’a servi
de référence, tandis que les passages que je me suis permis d’ajouter pour
rendre le texte plus clair ont été placés entre des accolades.
J. F.
246
Table des fragments traduits
247
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L’hypothèse crée l’élément sensuel de la pensée
1878. C.P. 2.643. Extrait de «Déduction, Induction, and Hypothesis» paru dans
Popular Science Monthly, le 13 août 1878.
2.643 Un troisième avantage de cette distinction tient à ce qu’elle est
associée à des aspects psychologiques ou plutôt physiologiques dans le
mode d’appréhension des faits. L’induction infère une règle. La croyance en
une règle est une habitude. 11 est évident que l’habitude est une règle active
en nous. Que toute croyance soit de la nature d’une habitude en raison de
son caractère général a été suffisamment démontré dans les textes prélimi¬
naires de cette série. L’induction est donc une formule logique qui exprime
le processus physiologique de la formation d’une habitude. L’hypothèse vient
substituer une conception simple à un enchevêtrement de prédicats compli¬
qués liés à un sujet donné. Maintenant, il y a une sensation particulière rat¬
tachée à l’acte de penser suivant la façon dont chacun de ces prédicats est
naturellement rattaché à son sujet. Dans l’inférence hypothétique, la sensa¬
tion d’une complexité est remplacée par un sentiment simple d’une grande
intensité, appartenant à l’acte d’avancer une conclusion hypothétique. Lors¬
que notre système nerveux est excité d’une façon complexe, il s’établirait
une relation entre les constituants de cette excitation résultant en une per¬
turbation unique que je nomme une émotion. Ainsi, les différents sons pro¬
duits par les instruments de l’orchestre frappent notre oreille et le résultat en
est une émotion particulière, somme toute différente des sons eux-mêmes.
Cette émotion est essentiellement la même chose qu’une inférence hypothé¬
tique et chaque inférence hypothétique suppose la formation d’une telle
émotion. Nous pourrions alors dire que l’hypothèse crée l’élément sensuel
de la pensée, et l’induction l’élément habituel. Quant à la déduction, elle
n’ajoute rien de neuf aux prémisses, elle ne retient que l’un des faits présen¬
tés dans les prémisses et attire l’attention sur lui ; elle peut dès lors être con¬
sidérée comme la formule logique de l’acte de porter attention, ce qui est
conforme à l’élément volitionel de la pensée et qui, si on le situe dans le
domaine de la physiologie, correspond à une décharge nerveuse.
La trichotomique
1888. MS 1600. Ce texte est reproduit dans The Essential Peirce, p. 280-284.
La trichotomique est l’art de faire des divisions en trois termes. De telles
divisions reposent sur les définitions du l®'", du 2® et du 3®. Le premier mar¬
que le commencement, ce qui est frais, original, spontané, gratuit. Le
249
second, c’est ce qui est déterminé, achevé, terminé, corrélé, objectif, rendu
nécessaire, réactif Le troisième, c’est la médiation, le devenir, le développe¬
ment, le dépassement.
Une chose considérée pour elle-même est une unité. Une chose consi¬
dérée comme corrélation ou dépendance ou comme effet, est seconde par
rapport à quelque chose d’autre. Une chose qui, de quelque façon, met une
chose en relation avec une autre est troisième ou placée au milieu des deux
autres.
La priméité ou la fraîcheur peuvent connaître plusieurs variétés ; ou plu¬
tôt l’arbitraire et la variété lui sont essentielles ; mais elle est absolue et non
susceptible de différences de degré. Elle peut être plus ou moins présente,
mais elle ne connaît aucune différence de l’ordre de la complication. D’autre
part, la secondéité peut être authentique ou dégénérée. Il y a deux variétés
de secondéités dégénérées; ainsi, un simple objet, considéré comme second
par rapport à lui-même, est un second dégénéré; serait aussi un second
dégénéré, un objet considéré comme second par rapport à un autre objet
auquel il n’est aucunement relié de sorte que même si cet autre objet n’exis¬
tait pas, il conserverait les mêmes caractères qui fondent cette relation. La
secondéité authentique repose sur une connexion dynamique ; la secondéité
dégénérée est une relation de raison comme une simple ressemblance. La
tercéité connaît deux ordres de dégénérescence. La tercéité authentique se
réalise lorsque chacun des trois termes de la série A, B, C, est relié à chacun
des autres, ces relations ne subsistant qu’en vertu du troisième terme et cha¬
cun de ces termes ne conservant son caractère propre qu’en autant qu’il est
influencé par les autres. Ce ne serait pas suffisant de dire que la relation
entre ces termes est dynamique, car la force ne subsiste qu’à l’intérieur d’une
paire d’objets. Il serait plus juste d’employer le terme «vital» pour exprimer
ce mode de connection, car il n’y a de tercéité authentique que là où il y a
de la vie, de la génération, de la croissance et du développement. La tercéité
de premier niveau de dégénérescence se reconnaît lorsque deux des trois
termes sont identiques, et alors le troisième terme n’établit de relation
qu’entre deux aspects du même objet ou, d’une autre façon, lorsqu’il n’y a
pas de connection vitale entre A, B, et C, mais seulement une connection
dynamique entre A et B puis une autre entre B et C qui conduisent à une
relation dynamique entre A et C. Le second niveau de dégénérescence se
reconnaît lorsqu’il n’y a aucune relation dynamique entre les termes ou, à
tout le moins, lorsque la tercéité n’y réside pas [bien que ce puisse être
nécessaire pour établir la tercéité] mais lorsque les trois termes sont virtuel¬
lement identiques ou mis en connection par de simples relations posées par
la raison.
250
taire ; c’est-à-dire que le signe n’est relié à son objet qu’en vertu d’une asso¬
ciation mentale. Les modes conventionnels d’expression et les autres modes
reposant sur la force de cette association comptent pour une part importante
dans toute forme d’art. Ils représentent la plus grande partie du langage. Si
la tercéité est dégénérée au premier degré, le signe établit une médiation
entre l’objet et l’esprit en vertu des connections dynamiques qui l’unissent,
d’une part, à l’objet et, d’autre part, à l’esprit. C’est là le seul type de signe
qui peut démontrer la réalité des choses ou établir des distinctions entre des
choses tout à fait semblables. Pendant que je marche seul durant une nuit
très sombre, un homme surgit soudainement d’un coin avec un « Boh ! » et
ainsi me manifeste sa présence de cette manière particulièrement odieuse. Il
serait impossible de suivre une démonstration géométrique sans les lettres
qui sont attachées aux différentes parties de la figure et qui ainsi dirigent for¬
cément l’attention sur le bon objet. Ainsi le dramaturge produit souvent la
configuration mentale désirée sur son auditoire par la force en affectant
directement le système nerveux, sans faire appel à de telles associations ; ou
l’attention d’un auditoire peut être éveillée comme par un membre du clergé
qui crierait le début de son sermon ou bien elle peut être dirigée vers une
autre partie de la scène, comme le font souvent les jongleurs. Si la tercéité
est dégénérée au [second] degré, l’idée dans l’esprit du destinataire, l’objet
représenté et l’instance de représentation ne sont reliés que par une ressem¬
blance mutuelle. Le signe est alors une similarité ; et ceci représente le prin¬
cipal mode de représentation dans toutes les formes d’art. Dans ce cas, il n’y
a pas de distinction fine entre le signe et la chose représentée, et l’esprit, ne
portant aucune attention à savoir si les choses sont réelles ou non, flotte
dans un monde idéal. Ce caractère marque un point central de différence
entre cette sorte de représentation et celle qui appartient à la secondéité ; et
c’est pourquoi l’emploi du mode de la secondéité dans la représentation est
si peu artistique. Puis le mode de la tercéité, dans la représentation, n’est pas
analytique, il présente l’objet total, tel qu’il existe concrètement et non pas
seulement par le biais de simples relations abstraites entre des traits et
l’objet. Et ceci constitue un contraste marqué avec le premier mode de
représentation. Et c’est ce qui fait du premier mode une représentation non
artistique. M. Mackaye distingue dans l’expression dramatique la panto¬
mime, la voix et le langage. On pourrait, dans un premier temps, établir une
distinction entre la langue et la gestualité, ce qui, hors de tout doute, semble¬
rait mieux répondre à certains objectifs. Mais la référence aux valeurs des
différents instruments qui sont à notre portée nous permet de faire une dis¬
tinction qui correspond de façon beaucoup plus juste aux différentes sortes
de représentation. Maintenant, la langue, par la force de l’association, cons¬
titue la principale représentation ; ce qui suppose que l’on analyse tout ce qui
peut être transmis [autant de la part de l’auditeur que de l’auteur] ainsi que
l’expression spécifique des aspects abstraits. D’un autre côté, la voix attire
l’attention, la dirige vers des canaux particuliers, fait appel aux sensations et,
d’une façon plus générale, modifie les états de conscience suivant un mode
251
physiologique. C’est dès lors un mode d’expression de second type. La pan¬
tomime seule est principalement une représentation d’un type purement
artistique qui peut être vue sans analyse et sans discrimination entre le signe
et la chose signifiée. La pantomime peut, elle-même, être subdivisée suivant
le même principe, en trois variétés : la pantomime artistique qui affiche sim¬
plement l’homme, sa configuration générale et ce qui le caractérise au
moment même où il est regardé, en dehors de toute analyse ; la pantomime
dynamique qui se manifeste lorsqu’on pointe un doigt, le fait vibrer ou le
place haut pour marquer ce qui est dit ou encore lorsqu’on menace du poing
ou frappe l’interlocuteur ; puis, le langage des signes est principalement, dû
à la nature particulière de la pantomime, une sorte d’imitation qui suppose
une analyse et qui correspond alors plus à un langage qu’à la pantomime
proprement dite.
La conscience est formée de trois éléments ; la conscience unique, la
conscience duelle et la conscience plurielle. La conscience unique ou simple
est une conscience telle qu’elle existe, dans un simple instant, la conscience
de tout ce qui est immédiatement présent et pour laquelle tout ce qui n’est
pas immédiatement présent est un vide absolu. C’est là la pure sensation,
l’enveloppe et la trame de la conscience ou, dans le vocabulaire de Kant, sa
matière. Dans cette sorte de conscience, sujet et objet ne sont aucunement
discriminés ; en fait, il n’y a aucune discrimination, aucune division, aucune
analyse, aucune chose considérée en fonction d’une autre, aucune relation,
aucune représentation, mais seulement une pure qualité, indescriptible, qui
disparaît en un clin d’œil et qui n’apporte aucune ressemblance avec quelque
objet qui ait été mémorisé. C’est la simple qualité de ce qui est immédiate¬
ment présent, qui est continuellement versé à travers nous, qui est toujours
présent mais qui ne s’arrête jamais pour être examiné. C’est toujours frais,
toujours nouveau, appartenant à des variétés non reliées entre elles. La cons¬
cience duelle est le sens d’un autre, absent, le sens de frapper et d’être
frappé, une action et une réaction réciproques, une énergie. C’est là le type
de conscience la plus répandue; elle se donne énergiquement des objets
contre le sujet au lieu de simplement reconnaître la situation qui appartient
à la sensation. La conscience duelle inclut la volonté, et des expériences
préalables ont démontré à la conscience du fait de frapper ne diffère de celle
d’être frappé; le sens, dans sa référence directe à un objet ressemble à une
conscience de l’action et de la réaction. C’est son caractère énergique et réel
qui la distingue principalement. 11 consiste en un sens du «je peux» qui,
simultanément est un «je ne peux pas». La force implique une résistance et
une limite à la puissance. 11 y a toujours un opposant, toujours un «mais»,
toujours un second, dans la conscience duelle. Elle n’a rien à voir avec les
«peut-être». Elle est toujours là. La conscience plurielle ou synthétique n’est
pas la simple conscience de ce qui est immédiatement présent, ni le simple
sens de quelque chose laissé seul, mais elle est l’être conscient d’un pont qui
lie le présent et l’absent, c’est la conscience d’un processus. Zénon a démon¬
tré comment le mouvement est impossible si vous refusez d’ouvrir les yeux
252
de la conscience synthétique. Elle est la perception du mouvement et du
changement. Je suis profondément endormi et mes vêtements de nuit pren¬
nent en feu. D’abord, la chaleur va teinter ma conscience, si l’on peut dire ;
c’est là une pure sensation; puis, je deviens énergiquement conscient de
quelque chose, sans savoir ce qui se passe ; c’est la conscience duelle, le sens
avec la volonté; finalement, je commence à me prendre en main, je suis
conscient d’un processus d’apprentissage; je mets les choses ensemble;
c’est là une perception et une conscience synthétique qui rassemblent le pré¬
sent et l’absent en un tout.
La conscience duelle, parce qu’elle est la conscience d’un second, con¬
naît deux degrés, la forme dynamique et la forme statique ou dégénérée. La
conscience duelle dynamique consiste en des actions et en des réactions
orientées vers l’extérieur, le sens de l’extériorité et la volition; la conscience
duelle statique consiste en des actions et en des réactions orientées vers
l’intérieur, la conscience de soi et l’autocontrôle. La conscience plurielle,
parce qu’elle est conscience du troisième, connaît deux degrés de dégéné¬
rescence. La conscience authentique synthétique, la conscience de ce qui
appartient à la tercéité, est la raison. Sa variété dynamique est une cons¬
cience de la coordination entre les actes du sens et de la volonté, soit le
regard jeté sur le phénomène des sens et la volonté saisie comme acte
rationnel qui peut faire surgir le désir, bien qu’il ne le définisse pas de façon
précise. La variété statique réside dans la comparaison des sensations et
peut alors être appelée une compréhension esthétique.
La distinction des principes de l’être, proposée par M. Mackaye, ressem¬
ble beaucoup à celle-ci. Ce qu’il appelle le principe vital ou passionnel qui
fonde la vie semble très près de ce que j’appelle la simple conscience de la
sensation ; ce qu’il nomme le principe affectif ou impulsif est ma conscience
duelle plus le désir et moins le sens ; ce qu’il appelle la réflexion est proba¬
blement la raison avec une compréhension esthétique.
11 y a trois fonctions du système nerveux correspondant aux trois sortes
de conscience. D’abord, l’irritabilité, la capacité d’une cellule nerveuse d’être
jetée dans un état d’excitation, hors de tout doute, est la raison physiologi¬
que de la sensation ; deuxièmement, le pouvoir de transmettre une excitation
nerveuse le long des fibres nerveuses, car c’est par cette propriété que les
nerfs entrent en relation avec le monde externe ; et, troisièmement, le pou¬
voir d’acquérir des habitudes, qui fonde notre faculté d’apprentissage.
11 y a généralement trois propriétés du protoplasme ; premièrement, sa
capacité d’être jeté dans un état où il est plus liquide et où, simultanément,
il connaît une plus grande cohésion et une plus grande tension superficielle ;
deuxièmement, la tendance de cet état à se répandre à la masse entière ; et,
troisièmement, le pouvoir qu’il a, lorsqu’il entre dans cet état ou qu’il en sort,
d’assimiler de nouveaux matériaux, à la condition qu’ils lui soient assujettis
à la même force qui l’avait affectée — en d’autres mots, le pouvoir de croître
avec tout ce que cela implique.
253
C’est le génie de l’esprit que de se saisir
de ces traces de sens
1890. C.P. 1.383-384. Extrait de «A Guess at the Riddie». Projet d’un livre qui n’a
jamais été mené à terme.
1.384 Kant donne cette conception erronée que les idées se présentent
à nous de façon séparée et que l’esprit les rassemble. C’est la doctrine qu’il
défend qu’une synthèse précède chaque analyse. Ce qui arrive en réalité,
c’est qu’une chose qui se présente à nous ne possède aucune subdivision en
elle-même alors que des parties différentes sont reconnues, après coup par
l’analyse de l’esprit. Ces idées partielles n’appartiennent pas à la première
idée en elle-même, elles sont séparées de celle-ci. C’est un cas de distillation
destructrice. Lorsque, après avoir séparé les parties, nous les pensons, nous
sommes transportés, malgré nous, d’une pensée à une autre et c’est là que
254
réside en premier lieu la synthèse réelle. Une synthèse qui serait antérieure
à cette étape serait une fiction. La conception globale du temps appartient à
une synthèse authentique et elle ne devrait pas être considérée dans une
autre perspective.
255
traits séparés pourraient être figurés comme un diagramme de la non-
identité, chacun de ces traits pouvant être imaginé comme possédant un fil
le reliant à l’image de quelque chose d’identique.
Ils devaient maintenant imaginer qu’il leur serait permis de saisir un ins¬
tant de la vie de l’ânon qu’ils recherchaient et de recueillir des informations
sur ce qu’était la situation de l’ânon à cet instant précis de sa vie, bref de
prendre une photographie de l’animal à cet instant ou quelque chose d’équi¬
valent. Alors, construisant cette image puis celle d’un ânon sur lequel un
homme est assis, ils devaient appliquer à ces deux images une négation. Une
idée aussi complexe est exprimée par ces quelques mots : « sur lequel aucun
homme ne s’est encore assis ».
L’autre illustration est apportée par cette proposition ; « Vous suivrez ce
chemin conduisant au village qui est devant nous. » Jésus nasserte pas cette
proposition, c’est-à-dire qu’il n’en prend pas la responsabilité. Au contraire,
il enjoint ou donne un ordre qui en rend les deux disciples responsables. Mais
cela n’affecte pas la proposition elle-même. L’icône ou l’image suscitée dans
leur imagination est celle des deux hommes marchant vers un village. 11 y a
deux indices ou étiquettes pour montrer ce qu’est cette image. L’une tient à
leur point de vue clairement exprimé lorsque Jésus dit « ce village qui est
devant nous». Cette étiquette est attachée au village à l’intérieur de l’icône
même. L’autre étiquette est le pronom «vous » (en grec, le simple suffixe exe
de VTiàyzxc) qui, mis en relation avec la position d’autorité de leur maître,
aurait été bien suffisant pour leur montrer qui les deux hommes de l’icône
désignaient; car, dans plusieurs langues, la seconde personne, au mode
impératif, repose sur des suffixes qui dispensent de nommer la personne à
qui s’adresse l’ordre.
Ces explications suffisent à rendre la nature de la proposition suffisam¬
ment claire pour répondre à notre propos. Elles ont, je l’espère, satisfait le
lecteur qui cherche à comprendre le sujet débattu, en le préservant de
s’emmêler dans une perplexité qui serait due à une accumulation (sans fin)
de détails et il comprendra comment, peu importe de quelle autre façon, une
proposition peut être comprise ; que nous touchions ou non le cœur de ce
sujet, il s’avère vrai (et c’est une vérité qui s’impose) que toute proposition
est susceptible d’expressivité, que ce soit par le moyen d’une photographie
simple ou d’une photographie composite, avec ou sans stéréoscopie, avec ou
sans élaboration cinéscopique, et ce, en conjonction avec quelque signe, ce
qui devrait démontrer la connexion de ces images avec l’objet par le biais de
quelque indice ou d’un signe, ou bien en vertu d’une expérience dirigeant
l’attention, apportant quelque information, ou indiquant quelque source
d’information; ou encore, en faisant appel à quelque icône semblable
s’adressant à des sens autres que la vue et lié à des indications du même
ordre ; dans tous les cas, le signe établit une connexion entre l’icône et de tels
indices.
256
Le mouvement de pensée
1902. C.P 2.27.
257
d’une durée, vous délaissez la durée précédente. Et si vous ne retenez que la
dernière partie de celle-ci, vous délaissez encore les moments précédents ;
que vous reteniez ainsi des parties finales, il n’y a aucune possibilité que vous
épuisiez toutes les pièces précédentes.
5.111 [...] j’ai été conduit à une série de pensées qui m’ont amené à con¬
sidérer l’éthique comme un art simple ou une science appliquée et non pas
une science normative. Mais lorsque, au début de l’année 1883, j’en vins à
lire les ouvrages des grands moralistes dont la grande fertilité d’esprit m’a
émerveillé, contrastant avec la stérilité des logiciens — j’ai été forcé de
reconnaître que la logique dépend de l’éthique; et alors je me suis réfugié
dans l’idée qu’il n’y avait pas de science de l’esthétique et ceci en raison du
de gustibus non est disputandum ; et donc qu’il n’y a pas de vérité ou de fausseté
esthétiques ou qu’il n’y a pas de beauté ni de laideur qui puissent être géné¬
ralement validées. Mais je ne me suis pas contenté de cette opinion bien
longtemps. Très tôt, je me suis rendu compte que cette objection globale
reposait sur une fausse conception fondamentale. Affirmer que la morale, en
dernière analyse, conduit au jugement esthétique n’est pas une position
258
hédoniste, mais une position directement opposée. Toute prise de position
entre le bien et le mal relève, à n’en pas douter, de la catégorie de la secon-
déité ; une telle prise de position s’écarte de la voix de la conscience en rai¬
son de ce dualisme absolu que nous ne retrouvons même pas en logique;
bien que je sois un parfait ignorant en matière d’esthétique, je me hasarde à
penser que l’état esthétique de l’esprit est au plus pur lorsqu’il est parfaite¬
ment naif, en dehors de toute déclaration critique, et que la critique esthé¬
tique fonde ses jugements sur l’effet d’une immersion dans cet état de pure
naïveté — et le meilleur critique est celui qui s’est entraîné à faire ceci par¬
faitement.
5.112 C’est une grande erreur que de supposer que les phénomènes du
plaisir et de la douleur sont principalement des phénomènes de sensation.
Examiner la douleur plutôt que le plaisir semblerait un bon choix, beaucoup
plus positif Je suis incapable de reconnaître, en toute certitude, des qualités
de sensation qui seraient communes à toutes les douleurs] et si je ne le puis,
je suis certain que c’est là une chose qui n’est pas facile pour qui que ce soit.
Je me suis donné un entraînement systématique à reconnaître mes percep¬
tions sensibles. J’y ai travaillé intensément plusieurs heures par jour, tous les
jours, durant de longues années. Je recommanderais à chacun d’entre vous
d’en faire autant. L’artiste a un tel entraînement. Mais le principal de ses
efforts est consacré à sa tâche de reproduire, dans une forme ou une autre,
ce qu’il voit ou ce qu’il entend, ce qui suppose, dans toutes les formes d’art,
une entreprise très compliquée, alors que je me suis simplement efforcé de
voir ce que je voyais. Cette limitation de la tâche a été, pour moi, d’un grand
avantage puisque j’ai découvert que la grande majorité des artistes sont
extrêmement limités. Leurs appréciations esthétiques sont étroites ; et ceci
vient de ce que leur pouvoir de reconnaître les qualités de leurs sensations
est orienté vers des tâches bien précises.
Mais la majorité de ceux qui pensent que la douleur est une qualité de
la sensation ne sont pas des artistes ; et même parmi ceux qui seraient artis¬
tes, il y en a très peu qui soient des artistes dans la douleur. La vérité est qu’il
y a certains états d’esprit, spécialement ceux où la douleur occupe une
grande place, desquels nous avons l’impulsion de nous libérer. C’est là un
phénomène bien évident; et l’explication ordinaire est à l’effet que cette
impulsion surgit de la qualité d’une sensation qui serait commune à tous ces
états ; cette explication repose sur le fait que cette impulsion serait particu¬
lièrement puissante en comparaison d’autres états où la sensation est prédo¬
minante. Que ce soit vrai ou faux, ce n’est là qu’une théorie. Ce n’est pas le
fait que n’importe laquelle de ces qualités communes à toutes les douleurs
soit facilement reconnaissable.
5.113 En tout état de cause, le phénomène global de la douleur et le phé¬
nomène global du plaisir proviennent de l’univers des états d’esprit et ils ne
connaissent pas une grande importance sauf lorsqu’ils sont liés à des états
d’esprit où la perception sensible est prédominante ; ces phénomènes eux-
259
mêmes ne reposent pas principalement sur une qualité commune dans la
perception du plaisir ou une qualité commune dans la douleur, même si l’on
y retrouve de telles qualités ; mais ces phénomènes s’expliquent principale¬
ment par le fait que la douleur soit liée à un combat pour rendre à l’esprit une
quiétude] et le plaisir provient d’un état d’esprit particulier associé à la cons¬
cience de faire une généralisation dont le principal constituant n’est pas une
sensation mais bien un élément de cognition. Cette proposition serait diffi¬
cile à soutenir en regard des plaisirs les plus primaires, mais notre argumen¬
tation ne s’intéresse pas à ces derniers. Nous nous intéressons au plaisir
esthétique; même ignorant comme je le suis, en matière d’art, j’ai une
grande capacité de jouissance esthétique. 11 me semble que dans le plaisir
esthétique nous atteignons la totalité de la perception sensible — et spécia¬
lement la totalité résultant des qualités de sensation présentes dans l’œuvre
d’art que nous contemplons —, déjà il y a là une sorte de sympathie intellec¬
tuelle, une conviction qu’il y a là une perception sensible que l’on peut com¬
prendre, une sensation raisonnable. Je n’arrive pas à exprimer exactement ce
qu’il en est, mais il y a là un élément de conscience qui appartient à la caté¬
gorie de la représentation, la pensée représentant quelque chose qui appar¬
tient à la catégorie de la qualité de la sensation.
En nous plaçant dans cette perspective, il semble que nous ayons
répondu à l’objection de la doctrine voulant que la distinction entre l’appro¬
bation et la désapprobation morales ne soit qu’une espèce de la distinction
entre l’approbation et la désapprobation esthétiques.
5.114 11 semble donc que, en nous plaçant dans la logique de l’autocon¬
trôlé, la distinction entre le bien et le mal définis logiquement doit commen¬
cer là où commence le contrôle des processus de la cognition; et tout objet
qui précède cette distinction, qu’il ait été nommé bien ou mal, doit être con¬
sidéré comme un bien. Puisqu’aucune erreur ne le touche, il doit être consi¬
déré pour lui-même.
260
démonstration, nos jugements perceptuels représentent, pour nous, des pré¬
misses, et ces jugements perceptuels se fondent sur des icônes appartenant
à leurs prédicats dans lesquels les qualités iconiques sont immédiatement
présentes. Mais ce qui est premier pour nous ne l’est pas nécessairement
dans la nature. Les prémisses des processus de la nature sont tous les élé¬
ments indépendants, de nature non causale, des faits qui contribuent à créer
la variété dans la nature que les Nécessitariens supposent avoir existé depuis
la création du monde, alors que les Tychistes se les représentent comme
recevant continuellement de nouvelles accrétions. Ces prémisses de la
nature, cependant, bien qu’ils ne représentent pas des prémisses pour nous,
doivent pourtant ressembler aux prémisses de l’être. Nous ne pouvons que
les imaginer en les comparant avec nos prémisses. Et, en tant que prémisses,
ils supposent des qualités.
Maintenant, leur fonction dans l’économie de l’univers. L’univers, saisi
comme qualité, est nécessairement une grande oeuvre d’art, un grand
poème — car tout argument raffiné est un poème et une symphonie —
comme tout vrai poème est un argument sonore. Mais comparons-le plutôt
à une peinture — une toile impressionniste représentant une scène ma¬
rine —, alors toute qualité appartenant à une prémisse correspond à un pig¬
ment de la peinture ; ces pigments sont voués à se rassembler pour compo¬
ser une qualité qui appartient à l’ensemble saisi comme totalité. L’effet total
est au delà de notre capacité de saisie ; mais nous pouvons, dans une cer¬
taine mesure, apprécier la qualité résultant des parties de l’ensemble qui sont
le fait de la combinaison des qualités élémentaires qui appartiennent aux
prémisses.
Mais je devrai reprendre ce sujet de façon plus claire dans ma prochaine
conférence.
261
sens. Mais en plus des conséquences du mot assumées, en toute connais¬
sance de cause, par la personne qui l’énonce, il y a un vaste océan de con¬
séquences imprévisibles auquel pourrait conduire l’accord avec le mot ; et il
ne s’agit pas là de conséquences découlant simplement d’un savoir établi,
mais potentiellement de révolutions sociales. Personne ne peut prédire ce
que sera le pouvoir de tel mot ou de telle expression par rapport aux chan¬
gements à venir dans la face du monde ; la somme de ces conséquences cor¬
respond au troisième niveau du sens.
262
raison, l’interprétant ne peut pas être un objet individuel défini. La relation
doit dès lors reposer sur un pouvoir du représentamen de déterminer quelque
interprétant à devenir le représentamen du même objet.
263
5.70 La catégorie du troisième affiche deux voies différentes de dégéné¬
rescence puisque l’idée irréductible de la pluralité, nettement distinguée de
la dualité, est présente certes, mais dans des conditions mutilées. On trouve
le premier degré de dégénérescence dans une pluralité irrationnelle qui, sui¬
vant son mode d’existence, est en contraste avec son mode de représenta¬
tion; il ne s’agit alors que d’une complexification de la dualité. Nous venons
de donner une idée de cette subdivision. Dans la pure secondéité, les corré-
lats de la réaction sont des singuliers et, comme tels, ils sont des individus,
non susceptibles de division ultérieure. En conséquence, la conception de
cette subdivision opérée, disons, par une double dichotomie, implique une
sorte de tercéité, mais c’est là une tercéité qui doit être pensée comme une
secondéité seconde.
Imaginez que sur le sol d’un pays, qui aurait une frontière simple ressem¬
blant à ceci et non à ceci ou à ceci (^, on étendrait une
carte de ce pays. Cette carte pourrait déformer les frontières des provinces de
quelque façon. Je suppose que toutes les parties du pays qui possèdent une
frontière simple sont représentées par une partie de la carte qui possède une
frontière simple, de sorte que chacune des parties soit représentée dans sa
liaison aux autres, comme elles le sont dans la réalité et que tous les points
du pays soient représentés par un point sur la carte et que tous les points sur
la carte représentent un point sur le pays. Supposons de plus que cette carte
soit infiniment précise dans sa représentation à ce point qu’il n’y ait pas un
grain de sable dans le pays qui ne soit reconnais sable sur la carte, à la con¬
dition que nous puissions l’examiner avec une loupe suffisamment puissante.
Alors, tout ce qui existe sur le sol de ce pays serait représenté sur la carte ; et
comme la carte est étendue sur le sol du pays, la carte elle-même serait repré¬
sentée sur la carte, et sur la carte de la carte on pourrait trouver tout ce qui
existe sur le sol du pays, incluant la carte elle-même avec la carte de la carte
264
et ce, à l’intérieur des frontières. Alors, il y aurait sur la carte, une carte de la
carte et, sur celle-ci, la carte de la carte de la carte et ainsi ad infmitum. Cha¬
que carte étant placée sur celle qui la précède dans la série, il y aurait un point
commun à chacune d’elle : ce point, ce serait la carte elle-même. Chacune des
cartes, représentant directement ou indirectement le pays, est elle-même
représentée dans la suivante, c’est-à-dire que sur la suivante, la carte est repré¬
sentée comme une carte du pays. En d’autres mots, chaque carte est interpré¬
tée pour ce qu’elle est, sur la suivante. On pourrait alors avancer que chacune
est une représentation du pays pour la carte suivante ; ce qui est commun à
chacune des cartes, c’est qu’elles ne sont qu’une représentation de rien
d’autre que d’elles-mêmes et pour rien d’autre que pour elles-mêmes. On
trouve là l’analogie d’une pure conscience de soi-même. Puis, saisie pour elle-
même, cette représentation est autosuffisante. Elle n’est cependant pas insuf¬
fisante, ce qui supposerait une absence de représentation ; en raison des cir¬
constances qui ne sont pas toutes-suffisantes, il ne s’agit pas ici d’une
représentation exhaustive, mais tout simplement d’un point sur une carte
continue. J’ose dire que vous pouvez avoir déjà entendu quelque chose
comme cela en provenance du professeur Royce et, si c’est le cas, remarquez
une divergence importance. L’idée même n’appartient ni à lui, ni a moi, bien
que je l’aie déjà utilisée dans cette perspective il y a une trentaine d’années.
265
si l’objet n’existait pas. Ainsi la statue d’un centaure n’est pas, il est vrai, un
représentamen puisqu’il n’existe rien de tel qu un centaure. Pourtant, si elle
représente un centaure, c’est en vertu de sa forme ; et cette forme, la statue
la possède, que le centaure existe ou non. Un indice est un représentamen
qui remplit la fonction de représentamen en vertu d’un caractère qu’il ne
posséderait pas si l’objet n’existait pas et que l’objet continue de posséder,
qu’il soit considéré comme représentamen ou non. Par exemple, un bon vieil
hygromètre est un indice. 11 est construit de telle façon qu il réagit à la séche¬
resse ou à l’humidité de l’air, de sorte que le petit homme sortira si le temps
est humide et ceci arrivera même si l’utilisation de l’hygromètre était entiè¬
rement oubliée et qu’alors il cesserait de transmettre de l’information. Un
symbole est un représentamen qui remplit sa fonction, indépendamment de
quelque similarité ou analogie avec son objet et aussi indépendamment de
quelque connexion factuelle avec ce dernier, mais seulement et simplement
parce qu’il est interprété comme un représentamen. Ainsi en est-il de tout
mot commun, de toute phrase ou de tout livre.
De ces trois représentamens, Vicône est le genre qualitativement dégé¬
néré, Y indice, le genre réactionnellement dégénéré, alors que le symbole est
le genre relativement authentique.
5.74 L’icône peut, sans aucun doute, être divisée suivant les catégories;
mais l’autosuffisance de la notion d’icône n’appelle pas impérativement une
telle division. Car une pure icône ne dessine aucune distinction entre elle-
même et son objet. Elle représente tout ce qu’elle peut représenter et tout ce
à quoi elle ressemble. Ce n’est qu’une affaire d’apparence.
5.75 II en va autrement de Yindice. Voici un signe réactionnel qui n’existe
que par la relation réelle qu’il entretient avec son objet. Ce qui soulève la
question du caractère duel de l’indice, soit la présence de deux éléments
dont l’un sert de substitut pour un objet particulier alors que l’autre est une
icône supposée qui représente le représentamen, considéré comme une qua¬
lité de l’objet — ou bien n’y a-t-il pas réellement un tel caractère de dualité
dans l’indice de sorte qu’il désignerait simplement l’objet avec lequel il entre
en contact à la façon de l’icône qui représente simplement l’objet auquel il
ressemble? L’hygromètre nous fournit un exemple du premier cas, soit la
forme relativement authentique de l’indice. Sa connection dualiste avec la
température est telle qu’elle implique une icône qui transmet cette informa¬
tion. D’un autre côté, nous trouvons des indices dégénérés tels une simple
borne d’arpenteur par laquelle un terrain peut être situé parce qu’il lui est
associé, un nom propre sans signification particulière ou un index qui pointe.
Horatio Greenough, qui a dessiné le Bunker Hill Monument nous confie, dans
son livre, qu’il a simplement voulu signifier « Ici ! » Ce monument repose sur
le sol et est immobile. De sorte que si nous cherchons le champ de bataille,
le monument nous indiquera où diriger nos pas.
5.76 Le symbole, ou la forme relativement authentique du représenta¬
men, se divise, suivant la trichotomie, en terme, proposition et argument. Le
266
terme correspond à l’icône et à l’indice dégénéré. 11 n’évoque pas une icône
dans notre imagination. La proposition apporte une information définie
comme le fait l’indice authentique, en se référant à deux constituants dont la
fonction du premier est de désigner l’objet référé alors que l’autre représente
le représentamen en évoquant une icône des qualités de l’objet. L’argument
est un représentamen qui ne soumet pas l’interprétation à la personne à
laquelle s’adresse le symbole ; mais il représente séparément la représenta¬
tion interprétée de ce qu’il cherche à préciser. Cette représentation interpré¬
tée constitue, de fait, la conclusion. 11 serait intéressant de pousser ces illus¬
trations plus loin. Mais je ne puis m’attarder. Aussitôt qu’un sujet commence
à être intéressant, je suis obligé de passer à un autre.
8.177 [Ma définition du signe est;] Un signe est un lieu virtuel de con¬
naissance ^ qui, d’un côté est déterminé (c’est-à-dire spécifié, bestimmt) par
quelque chose d’autre que lui-même, appelé son objet ^ alors que, d’un autre
côté, il détermine quelque esprit actuel ou potentiel; cette détermination, je
l’appelle l’interprétant créé par le signe de sorte que l’esprit qui interprète est
médiatement déterminé par l’objet.
8.178 Cette définition implique que l’on examine cette question d’une
façon nouvelle. On pourrait se demander, par exemple, comment un men¬
songe ou un signe erroné est déterminé par son objet, ou comment, et le cas
n’est pas rare, l’objet peut être conduit à l’existence par le signe. La difficulté
de tels cas donne une indication de ce que le mot « détermination » est pris
dans un sens trop étroit. L’esprit d’une personne qui dirait que Napoléon
était un être léthargique serait, à l’évidence, interpellé^ par Napoléon; car
autrement, elle ne le connaîtrait pas du tout. 11 y a ici une situation para¬
doxale. La personne qui interprète cette phrase (ou bien quelque autre signe
que ce soit) doit recevoir un effet de détermination de la part de l’objet par
l’intermédiaire d’observations collatérales, indépendantes de l’action du
signe même. Autrement, elle ne serait pas conduite à la pensée de cet objet.
Si cette personne n’avait jamais entendu parler de Napoléon auparavant.
1. Je me permets ici une certaine liberté dans la traduction, la version anglaise du texte don¬
nant : A sign is a Cognizable.... « Le signe est un connaissable... »
2. Le passage suivant apparaît ici entre parenthèses: «ou, dans certains cas, comme si le
signe était la phrase “ Caïn tua Abel ”, dans laquelle Caïn et Abel sont également des
objets partiels, il serait plus juste de dire que ce qui détermine le signe, c’est le complexe,
la totalité des objets partiels. Dans chaque cas, l’objet est précisément l’univers auquel
appartient l’objet spécifique» (Note des éditeurs des C.F).
3. Pour donner un sens à cette phrase, je dois traduire determined par interpellé, ce qui illus¬
tre bien la nécessité, indiquée plus haut, de ne pas prendre le mot détermination dans un
sens trop étroit.
267
cette phrase ne signifierait, pour elle, rien d’autre que ceci ; une personne ou
une chose, à laquelle le nom de « Napoléon » a été rattaché, fiat un être
léthargique. Car Napoléon ne peut pas exercer de détermination sur son
esprit, à moins que le mot dans la phrase n’attire son attention sur la bonne
personne et cela ne sera possible que si, indépendamment de ce contexte,
une habitude a été créée en elle, à l’effet que ce nom rappelle une variété des
attributs de l’homme que fut Napoléon. La même chose est vraie pour tout
autre signe. Dans la phrase donnée comme exemple. Napoléon n’est pas le
seul objet. Un autre objet partiel est la léthargie; et la phrase ne pourra pas
avoir de signification à moins qu’une expérience collatérale n’ait amené
l’interprète à connaître la léthargie ou à connaître le sens du mot « léthargie »
dans cette phrase. L’objet du signe pourrait être quelque chose devant être
créé par ce signe. Car l’objet de « Napoléon » appartient à l’univers de l’exis¬
tence dans la mesure où Napoléon fut un membre de cet univers. L’objet de
la phrase « Hamlet était fou » appartient à l’univers de la création shakespea¬
rienne par le simple fait que Hamlet est membre de cet univers. L’objet du
commandement « Bas les armes ! » est immédiatement subséquent à l’action
des soldats dans la mesure où cette action est affectée par la molition expri¬
mée dans le commandement. L’objet ne peut pas être compris à moins
qu’une expérience collatérale n’indique la relation entre l’énonciateur et la
rangée de soldats. Vous pourriez dire, si vous voulez, que l’objet appartient
à l’univers des actions voulues par le capitaine d’infanterie à ce moment pré¬
cis ; ou bien que l’obéissance, dans la mesure où elle est tout à fait prévisi¬
ble, appartienne à l’univers de son attente. En tout état de cause, l’objet
détermine le signe même s’il est créé par le signe suivant des circonstances
qui veulent que l’univers soit relatif, à ce moment, à l’état particulier de
l’esprit de l’officier.
8.179 Passons maintenant à l’interprétant. Je suis loin d’avoir expliqué
exhaustivement ce qu’est l’objet du signe ; mais j’ai atteint ce point où les
explications supplémentaires supposent une compréhension de ce qu’est
l’interprétant. Le signe crée quelque chose dans l’esprit de l’interprète; ce
quelque chose, qui a été créé par le signe et qui l’a été d’une façon médiate,
suivant une voie relative, est aussi créé par l’objet du signe, bien que l’objet
soit essentiellement autre que le signe lui-même. Cette créature du signe est
appelée l’interprétant. Elle est le fait du signe, mais non pas du signe en tant
qu’appartenant à l’univers de l’objet ; l’interprétant a été créé par le signe sur
la base de sa capacité à porter la détermination créée par l’objet. L’interpré¬
tant est créé dans l’esprit (jusqu’à quel point cet esprit est réel, il faudrait voir).
Toute cette partie de la compréhension du signe suivant laquelle l’esprit de
l’interprète a besoin d’observations collatérales est extérieure à l’interprétant.
Par « observations collatérales », je neveux pas dire une connaissance du sys¬
tème de signes. Ce qui est ainsi désigné n’est pas collatéral. C’est, au con¬
traire, le prérequis pour saisir une idée signifiée par le signe. Par observation
collatérale, je désigne toute connaissance antérieure à laquelle le signe ren¬
voie. Ainsi, prenons comme signe la phrase «Hamlet était fou»; pour com-
268
prendre ce que cela signifie, on doit savoir que les hommes connaissent par¬
fois des états étranges ; on doit avoir vu ces hommes ou avoir lu à leur pro¬
pos ; et ce sera encore mieux si l’on connaît précisément (plutôt que d’être
simplement amené à présumer) ce que représentait la folie pour Shakespeare.
Tout ceci, ce sont des observations collatérales qui n’appartiennent pas à
l’interprétant. Le travail de formalisation de l’interprétant, c’est de mettre
ensemble les différents sujets que le signe représente. Prenons, pour signe,
l’exemple d’une toile représentant une scène de genre. 11 y a habituellement,
dans une telle toile, une histoire qui ne peut être comprise qu’en vertu d’une
connaissance des coutumes. Le style des robes, par exemple, ne fait pas par¬
tie de la signification, c’est-à-dire de ce que livre la toile. Cela n’indique, tout
au plus, que le sujet de la toile. Sujet et objet sont la même chose, sauf pour
des distinctions infimes... Présumons que vous possédez les informations
collatérales requises, concernant les principaux éléments, tels que vous les
percevez, dans la situation de référence et qui sont généralement familiers ;
alors, le peintre ^ cherche à porter à votre connaissance quelque chose que
vous n’avez probablement encore jamais vu de façon aussi précise — cela,
c’est l’interprétant du signe, — sa «signification».
8.180 Tout ceci peut paraître désordonné en raison de l’absence de cer¬
taines distinctions que je tenterai maintenant d’établir, bien qu’il sera difficile
de les rendre suffisamment claires.
8.181 En premier lieu, on doit faire remarquer que le signe, lorsqu’il
dénote simplement un objet, ne fait pas appel à une intelligence ou à une rai¬
son particulières de la part de l’interprète. Pour arriver, tout simplement, à lire
un signe et à le distinguer d’un autre, on doit posséder une capacité assez fine
de perception, une connaissance des contextes dans lesquels ces manifesta¬
tions sont données, ainsi qu’une connaissance des conventions propres au
système de signes auquel il appartient. Pour saisir un objet, il faut une expé¬
rience préalable de ce qu’est cet objet individuel. L’objet de tout signe est un
individu, habituellement une collection spécifique d’individus. Ses sujets, c’est-
à-dire les aspects du signe qui dénotent des objets partiels, sont ou bien des
indications permettant de trouver les objets, ou bien des Cyrioides c’est-à-dire
des signes d’objets individuels... Ainsi en est-il de tous les mots abstraits tels
les noms de personnes, les pronoms personnels, les pronoms démonstratifs
et les pronoms relatifs, etc. Pour nommer les indications permettant de trou¬
ver des objets, je n’ai pas inventé d’autre terme que «sélectif»; je désigne
ainsi des termes tels «n’importe quoi» (c’est-à-dire peu importe ce que vous
voulez), « quelque » (c’est-à-dire un « quelque chose » choisi avec justesse),
etc. Reconnaître l’interprétant, c’est-à-dire ce que le signe lui-même exprime,
exige une très haute puissance de raisonnement.
269
8.182 En second lieu, pour établir plus finement ce qu’est l’objet du
signe en général et ce qu’est l’interprétant en général, il est nécessaire de dis¬
tinguer deux sens dans le mot «objet» et trois dans le mot «interprétant». 11
serait préférable de pousser l’analyse plus loin, mais ces deux distinctions
suffiraient à occuper le restant de ma vie...
8.183 Le terme «objet» peut renvoyer à l’objet tel qu’il est reconnu dans
le signe et alors c’est une idée ; ou bien il peut renvoyer à n’importe quel
aspect que prendrait celui-ci, l’objet, dans une telle situation, étant illimité et
alors, seule une longue analyse pourrait le révéler. Dans le premier cas, je
parle de l’objet immédiat, dans le second, de l’objet dynamique. Ce dernier
représente le terme d’une recherche menée par une science dynamique (ou
ce que, de nos jours, nous appelons une science «objective»). Prenons
comme exemple la phrase suivante : « le soleil est bleu » : ses objets sont « le
soleil» et «la bleuité». Si, par «bleuité», on désigne l’objet immédiat qui ne
peut être qu’une qualité de la sensation, il ne peut être saisi que par une per¬
ception sensible. Mais s’il est établi que «bleuité» désigne une «réalité», un
fait d’existence, causé par l’émission d’une lumière ayant des ondes très
courtes, alors cette proposition est vraie, comme l’a déjà prouvé Langley.
Ainsi, le « soleil » pourrait représenter l’occasion de sensations diverses et tel
est l’objet immédiat ; ou bien le « soleil » pourrait renvoyer aux interpréta¬
tions habituelles de ces mêmes sensations en matière de situation, de masse,
etc. et alors cela répondrait à l’objet dynamique. Ni une image, ni une des¬
cription, ni quelque autre signe que ce soit, ayant le soleil pour objet, ne
peuvent, à elles seules, nous donner une connaissance de l’objet immédiat ni
de l’objet dynamique. Si une personne pointe du doigt et dit «Voyez là ! C’est
ce que nous appelons le « soleil » », alors le soleil n’est pas l’objet de ce signe.
Cet énoncé porte sur le signe du soleil, sur le mot « soleil ». Et ce mot, nous
devons le connaître par une expérience collatérale. Supposons qu’un élève
francophone tout en pointant le doigt vers le soleil, demande à son profes¬
seur d’anglais « Wbat is the word for that ? » Le professeur répondra « It is the
sun » et alors il donnera des informations collatérales en parlant du soleil, en
anglais. Supposons maintenant que, au lieu de s’exprimer lui-même dans sa
langue, il dise « Our word is “ sun ” » en décrivant le mot, alors il offrirait une
pure icône du soleil. L’objet d’une icône est entièrement indéfini; en cela, il
équivaut au mot «quelque chose». Virtuellement, il dit «notre mot est
comme cela : », puis il produit le son. 11 informe son élève que le mot (repo¬
sant évidemment sur une habitude) produit un effet qu’il peint acoustique¬
ment. Mais une simple image, sans légende, n’affirme rien d’autre que ceci ;
«quelque chose ressemble à cela». En réalité, il ajoute l’équivalent d’une
légende. Ce qui ne fait que rendre sa phrase semblable à un portrait, disons
de Leopardi, sous lequel serait inscrit « Leopardi ». Cette légende donne une
information à la personne qui connaît Leopardi mais à quiconque d’autre.
6. Pour rendre au texte sa pleine signification dans cette traduction, j’inverse les termes
anglophone et francophone puis la langue utilisée dans les exemples.
270
elle ne communique que ceci : « quelque chose appelé Leopardi ressemble à
cela». L’élève est dans la situation de la personne qui n’est pas certaine si
Leopardi a réellement existé ; il est assuré qu’il doit y avoir en français un
mot pour le soleil, et maintenant, il le connaît, mais il ne sait pas comment
sonne ce mot lorsqu’il est dit, ni comment il apparaît lorsqu’il est écrit.
J’estime que vous devez maintenant comprendre ce que je veux dire lorsque
je propose qu’un signe ne peut pas être compris — ou au moins aucune pro¬
position ne peut être comprise — si l’interprète ne possède aucune « connais¬
sance collatérale» de chacun des objets référés. Il en est ainsi du simple
substantif qui doit naître dans l’esprit, car îl ne constitue pas une partie indis¬
pensable du discours. Les langues sémitiques descendent de langues qui ne
possédaient pas de « nom commun ». Le mot commun n’est rien d’autre que
la. forme vide d’une proposition dont le sujet est précisément le vide et le vide
ne peut signifier rien d’autre que «quelque chose» ou quelque chose
d’encore plus indéfini. Maintenant, je crois que je puis vous laisser le soin
d’évaluer si ma proposition est correcte ou non.
8.185 Mais il m’apparaît que tous les symptômes de maladie, les signes
de la température, etc. n’ont pas d’énonciateur. Ainsi, je ne crois pas que l’on
puisse, à proprement parler, dire que Dieu énonce quelque signe que ce soit
lorsqu’il est le Créateur de toutes choses. Mais lorsque [Lady Welby] pro¬
pose, comme elle le fait, que cet acte est lié à une volition, je note immédia¬
tement que ce caractère de la volition dans l’interprétation correspond à
Y interprétant dynamique. Dans la seconde partie de mes essais sur le pragma¬
tisme, parus dans The Popular Science Monthly de novembre 1877 et de jan¬
vier 1878 j’ai établi trois niveaux de clarté dans l’interprétation. Le premier
7. «Comment se fixe la croyance» (R.M.: 137-154) et «Comment rendre nos idées claires»
(R.M.: 155-175).
271
désignait une familiarité dans l’usage ou l’interprétation du signe. L usager
semble consciemment à l’aise avec le signe. Bref, il s’agit là d’une interpréta¬
tion qui se situe au niveau de la perception sensible. Le second niveau cor¬
respondait à l’analyse logique = le sense de Lady Welby. Le troisième, {dans
la perspective de} l’analyse pragmatique, semblerait correspondre à 1 ana¬
lyse dynamique, mais il s’identifie à l’interprétant final.
272
choses, le signe ne peut pas exprimer, mais qu’il peut simplement indiquer et
laisser à l’interprète le soin de le trouver par expérience collatérale. Par exem¬
ple, je pointe mon doigt vers ce que je désigne, mais je ne puis amener mon
compagnon à savoir ce que je désigne s’il ne peut le voir ou si, en regardant
dans cette direction, il ne peut séparer l’objet visé de l’ensemble des objets
environnants présents dans son champ de vision. 11 serait inutile d’essayer de
discuter de l’authenticité de la personnalité de Théodore Roosevelt, donnée
sous une forme théâtrale, avec une personne qui arriverait de la planète
Mars et qui n’aurait jamais entendu parler de Théodore auparavant. Une dis¬
tinction similaire doit être faite pour l’interprétant. Mais, en ce qui concerne
l’interprétant, cette dichotomie est loin d’être suffisante. Par exemple, je sup¬
pose qu’un matin je m’éveille avant ma femme et que, par après, celle-ci, à
son réveil, me demande ; « Quelle sorte de journée avons-nous ? » Cela c’est
un signe dont l’objet, tel qu’il est exprimé, est le temps qu’il fait à ce moment
et dont l’objet dynamique est Vimpression que j’ai présumément retenue de mon
regard furtif entre les rideaux de la fenêtre. L’interprétant, tel qu’il est illustré,
c’est la qualité du temps, alors que l’interprétant dynamique c’est ma réponse
à sa question. Mais au delà, il y a un troisième interprétant. L’interprétant
immédiat, c’est ce que la question exprime, tout ce qui est immédiatement
exprimé et que j’ai imparfaitement relaté plus haut. L!interprétant dynamique,
c’est l’effet actuel que la question a exercé sur moi, en tant qu’interprète. Et
la signification de tout cela, l’interprétant final, ou ultime, c’est son intention
lorsqu’elle me posait la question et les effets que la réponse aura sur ses pro¬
jets pour la journée. Supposons que je réponde : «La journée est pluvieuse.»
Il y a ici un autre signe. Idobjet immédiat, c’est cette vague idée du temps qu’il
fait, dans la mesure où elle est commune à son esprit et au mien — non pas
le caractère, mais bien l'identité de cette vague idée. Idobjet dynamique, c’est
l’identité des conditions météorologiques réelles ou actuelles à ce moment
précis. Idinterprétant immédiat, c’est le schéma dans son imagination, c’est-à-
dire cette image vague ou ce qu’il y a de commun à diverses images de jour¬
nées pluvieuses. Idinterprétant dynamique, c’est la déception ou tout autre
effet qui serait produit chez elle. Id interprétant final, c’est la somme des leçons
de ma réponse, qu’elles soient morales, scientifiques, etc. Maintenant, il est
facile de voir que ma tentative d’établir cette triple distinction « triviale » ren¬
voie à une distinction triadique importante bien qu’elle soit encore confuse
et qu’elle nécessitera de longues études avant d’être rendue à sa perfection.
Lady Welby a établi la même distinction avec les termes « sense, meaning et
signifiicance » ; elle conçoit cette distinction aussi imparfaitement que je le
fais, mais imparfaitement suivant un autre point de vue. Son sense est
l’impression produite ou qui devrait normalement être produite. Son meaning
renvoie à ce qui est intentionnellement voulu. Son signifiicance, c’est un véri¬
table coup de maître.
8.315 (Le 1®'' avril 1909) [...] laissez-moi vous donner quelques explica¬
tions supplémentaires sur ma distinction entre les interprétants immédiat,
dynamique et final... L’interprétant dynamique désigne toute interprétation
273
que l’esprit fait, actuellement, d’un signe. Cet interprétant tient son caractère
de la catégorie du dyadique, la catégorie de l’action. Ce dernier possède
deux aspects, l’actif et le passif, qui ne sont pas de simples traits opposés
mais des contrastes relatifs entre les différentes réalisations de cette catégo¬
rie, données comme plus actives ou plus passives. En psychologie, cette
catégorie indique la molition dans son aspect actif comme une force et, sui¬
vant son aspect passif, comme une résistance. Lorsque qu’un mouvement de
l’imaginaire, un rêve éveillé, touche l’ambition d’un jeune homme ou toute
autre passion active, on trouve alors une variante plus active de l’interpréta¬
tion dynamique de son rêve. Lorsqu’une nouveauté excite sa surprise —
ainsi que le scepticisme qui accompagne l’effet de surprise — on trouve une
variante plus passive de l’interprétant dynamique. Je ne parle pas des sensa¬
tions de la passion ou de la surprise en tant que qualités. Car ces qualités
n’appartiennent pas à l’interprétant dynamique. Les agitations de la passion
et de la surprise sont les interprétants dynamiques actuels. De la même
façon, la surprise possède elle-même des variantes active et passive. La pre¬
mière se trouve lorsque l’attente conduit à un conflit positif, la seconde
lorsqu’il n’y a aucune attente positive mais une simple absence de toute
forme de suspicion que quelque chose puisse arriver — comme la survenue
d’une éclipse totale du soleil qui n’aurait pas été prévue. Toute surprise sup¬
pose une résistance à accepter le fait. L’un se frottera les yeux, comme
Shaler avait l’habitude de le faire, et cherchera à ne pas reconnaître le fait
observé jusqu’à ce qu’il soit forcé de l’admettre. Ainsi, toute interprétation
actuelle est dyadique... [Comme] l’affirme le pragmaticisme... (un aspect du
pragmaticisme seulement, car le pragmaticisme ne se réduit pas à la simple
compréhension de l’interprétant dynamique),... la désignation de tout signe,
réside, pour quiconque, dans la façon dont il réagira à un signe. Lorsque le
capitaine de l’infanterie donne l’ordre « Bas les armes ! », l’interprétant dyna¬
mique réside dans le bruit des mousquets qui frappent le sol ou, plutôt dans
,, . . [active
1 action qui se déroule dans l’esprit des militaires. Dans ses formes
[ passive ^
l’interprétant dynamique s’approche indéfiniment du caractère de l’interpré-
f final
[ immédiat J ’ distinction reste absolue. L’interprétant final ne ré¬
side pas dans la façon suivant laquelle un esprit agit, mais dans la façon sui¬
vant laquelle tous les esprits agiraient. C’est-à-dire qu’il réside dans une
vérité qui pourrait se ramener à une proposition conditionnelle du type : « si
telle chose et telle chose devaient arriver à un esprit, ce signe déterminerait
alors 1 esprit à telle et telle conduites». Par conduite, je désigne une action
voulue au sens de l’autocontrôlé. Aucun événement qui arriverait à un esprit,
aucune action de quelque esprit ne pourraient réaliser la vérité d’une telle
proposition conditionnelle. L’interprétant immédiat réside dans la qualité de
l’impression qu’un signe est appelé à éveiller et non dans une réaction
actuelle. Ainsi les interprétants immédiat et final me semblent absolument
distincts de l’interprétant dynamique et chacun, l’un de l’autre. Et s’il y a une
274
quatrième sorte d’interprétant, fondée sur la même base que les trois, il doit
y avoir une épouvantable rupture dans ma rétine mentale, car je ne la vois
pas du tout.
1. Je tente ainsi de reproduire le mot-valise Tuone composé par Peirce. Je traduis le terme
Token par occurrence alors que je conserve le terme Type.
275
dehors du rythme et de l’air), et la mélodie sera alors considérée comme un
type. Mais lorsque quelqu’un chante cette mélodie, elle est considérée non
pas comme un air-ton, ni comme un type, mais comme une occurrence.
J’examine ensuite les différents apports, utiles ou non, de ces trois types
de signe dans la recherche de la vérité. Le symbole comprend une habitude
et est, pour dire le moins, indispensable à l’application de toute habitude
intellectuelle. De plus, les symboles assurent un sens à l’acte de penser des
idées d’une façon telle que nous ne pourrions pas penser sans eux. Ils nous
permettent, par exemple, de créer des abstractions sans lesquelles nous
serions dépourvus d’une grande puissance de découverte ; ils nous permet¬
tent de compter; ils nous enseignent que les collections sont composées
d’individus (individu = objet individuel) ; et, sous plusieurs aspects, ils sont la
fibre de la raison. Mais les symboles, qui reposent exclusivement sur des
habitudes déjà formées et définies, ne fournissent aucune observation,
même d’eux-mêmes ; et puisque la connaissance est habitude, ils ne nous
permettent pas d’ajouter à notre connaissance, même si c’était une consé¬
quence nécessaire, par le moyen d’une habitude prédéfinie en ce sens.
D’autre part, les indices nous fournissent une assurance positive de la réalité
et de la proximité de leurs objets. Mais avec cette assurance, l’esprit ne pénè¬
tre pas la nature des objets. Le mêrrie percept peut, cependant, fonctionner
doublement comme signe. L’empreinte d’un pied que Robinson Crusoé a
découverte dans le sable et qui a été gravée dans le granit de la renommée,
était pour lui un indice à l’effet qu’une certaine créature habitait son île, et,
simultanément, en tant que symbole, ce signe appela l’idée d’un homme.
276
Chaque icône partage, de façon plus ou moins évidente, les caractères
de son objet. Les icônes partagent tous les caractères les plus évidents des
mensonges et des déceptions — elles les affichent. Elles ont plus à voir avec
le caractère vivant de la vérité que les symboles et les indices. L’icône ne se
substitue pas de façon univoque à tel ou telle chose existante comme le fait
l’indice. Son objet peut être une pure fiction qui fonde ainsi son existence.
Rarement, son objet est une chose d’une sorte que l’on rencontre habituel¬
lement. Mais il y a une assurance que l’icône apporte au plus haut degré.
Nommément, ce qui est affiché devant le regard de l’esprit — la forme de
l’icône est aussi son objet — doit être logiquement possible.
Cette division des signes ne représente qu’une des dix différentes clas¬
ses que j’ai trouvé particulièrement nécessaire d’étudier. Je ne dis pas
qu’elles sont définies d’une manière satisfaisante à mon esprit. Ces classes
semblent toutes être des trichotomies, ce qui constitue l’attribut de la nature
essentiellement triadique du signe. Parce que trois choses sont prises en
compte dans le fonctionnement du signe : le signe lui-même, son objet et son
interprétant. Je ne puis discuter de toutes ces classes dans le cadre de cet
article ; on pourrait aussi bien penser que la nature globale du raisonnement
ne peut pas être exposée de façon exhaustive en ne prenant en considéra¬
tion qu’un seul point de vue parmi les dix. Ce que nous pouvons apprendre
de cette division des signes, c’est quelle sorte de signe devrait être utilisée
pour représenter l’objet sur lequel porte le raisonnement.
277
touché la vérité entière. Car c’est une chose que de sentir une chose et c’en
est une autre que de développer une sensation réflexe de la présence d’une
sensation ; ma propre expérience me démontre que la conscience doit attein¬
dre une grande clarté avant qu’une sensation réflexe soit produite. Ce qui est
réellement senti est atteint par un grand effort de concentration qui est
nécessaire. C’est comme s’il y avait une couche supérieure de conscience à
laquelle était rattaché un réflexe conscient, ou une forme d’autoconscience.
Un effort modéré d’attention d’une durée d’une seconde ou deux ne peut
apporter que quelques éléments à la conscience. Mais aussi longtemps que
dure cet effort de concentration, des milliers d’autres idées, appartenant à
différents niveaux de profondeur dans la conscience ou, pour ainsi dire, de
différents degrés de brillance, sont ramenées à la surface. Ces idées peuvent
influencer nos autres idées longtemps avant qu’elles n’atteignent la couche
supérieure de la conscience réflexe. 11 y a ainsi un très grand nombre d’idées
de faible degré de brillance et il peut être juste — de toute façon, c’est à peu
près juste, compte tenu de ma propre expérience — que toute notre expé¬
rience passée reste continuellement présente dans notre conscience même
si elle s’est enfoncée à une grande profondeur dans l’obscurité. J’imagine la
conscience comme un lac sans fond dont les eaux sembleraient transparen¬
tes et à travers lesquelles, nous pourrions voir clairement, mais dans des
conditions particulières. Dans l’eau, il y a des objets innombrables, situés à
différents niveaux de profondeur; et, dans certaines circonstances, certaines
classes de ces objets subiront une impulsion vers le haut qui peut être suffi¬
samment intense et suffisamment prolongée pour que la couche supérieure
visible soit atteinte. Et, lorsque cette impulsion cesse, les objets recommen¬
cent à s’enfoncer.
7.553 Nous allons, pour une fois, choquer les psychologues physiologis¬
tes en nous fondant non pas sur une hypothèse concernant la nature du cer¬
veau, mais sur une image qui devrait correspondre, point par point, aux dif¬
férents aspects des phénomènes de la conscience. La conscience ressemble
à un lac sans fond dans lequel les idées seraient suspendues à différents
niveaux de profondeur. Certes, ces idées constituent le médium de la cons¬
cience elle-même ^ Les percepts, pris séparément, n’appartiennent pas à ce
médium. Nous devons imaginer une chute de pluie continuelle sur le lac qui
figurerait l’afflux constant de percepts liés à l’expérience. Toutes les idées
autres que les percepts résident à des niveaux plus ou moins profonds et
nous pouvons concevoir une force de gravitation telle que les idées qui sont
situées à des niveaux plus profonds exigent un travail plus important pour
être ramenées à la surface. Le travail virtuel que les mathématiciens appel¬
lent les «potentiels» des particules est l’inverse de !’«énergie potentielle»;
cette énergie potentielle représente un trait de l’image correspondant au
1. «Une idée n’est rien d’autre qu’une portion de conscience ne possédant en elle-même
aucune frontière bien définie, si ce n’est qu’elle peut être d’une qualité différente des idées
voisines. » Commentaire marginal de Peirce.
278
degré de brillance de l’idée. Nous pouvons ainsi considérer que le potentiel,
ou la profondeur, représente le niveau d’énergie qui est exigé dans l’attention
pour discerner des idées qui seraient situées à une grande profondeur. Mais
l’on ne doit pas imaginer qu’une idée doive être ramenée à la surface avant
qu’elle ait été discernée, car la ramener ainsi brusquement à la surface pro¬
duirait une hallucination. Non seulement la totalité des idées tendent à tom¬
ber dans l’oubli, mais nous pouvons imaginer que diverses idées réagissent
les unes par rapport aux autres suivant des attractions sélectives, ce qui rend
compte des associations entre des idées qui tendent à s’agglomérer pour for¬
mer des idées simples. De la même façon que notre compréhension de la dis¬
tance spatiale repose sur la durée qui, compte tenu d’un effort donné, est
nécessaire pour passer d’un point à un autre, la distance entre les idées est
mesurée par le temps nécessaire pour les mettre en relation. Quelqu’un cher¬
che-t-il le mot français pour « shark » ou « linchpin », que le temps qu’il met
à retrouver le mot oublié dépend de la force d’association entre les idées des
mots français et anglais ainsi que des circonstances dans lesquelles nous
imaginons ces mots dans leur éloignement. Cela, je dois l’admettre, est
extrêmement vague ; aussi vague que serait notre conception des distances
spatiales si nous vivions au milieu de l’océan, que nous étions dépourvus de
toute mesure rigide pour procéder à une telle évaluation et que nous étions
nous-mêmes partie de ce fluide.
7.554 La conscience ressemble plutôt à un lac sans fond dans lequel les
idées seraient suspendues à différentes profondeurs. Les percepts, pris sépa¬
rément, n’appartiennent pas à ce médium. Le sens de cette métaphore tient
à ce que les idées qui sont situées à un niveau plus profond ne sont percep¬
tibles que par un effort plus grand et contrôlées par un effort encore plus
grand. Ces idées, suspendues dans le médium de la conscience, ou, plutôt,
qui sont elles-mêmes du fluide, s’attirent l’une l’autre par des habitudes
d’association et par des dispositions — dans le premier cas, par association
de contiguïté et, dans le second, par des associations de similarité. Une idée
située près de la surface en attirera une autre qui est très profonde, mais cela
de façon très ténue, si bien que cette action devra être prolongée durant un
certain laps de temps avant que cette dernière ne soit ramenée à un certain
niveau où elle pourra être discernée facilement. Entre temps, la première
idée sombrera à un niveau plus obscur de la conscience. 11 semblerait y avoir
un facteur, comme un momentum, suivant lequel l’idée qui était originale¬
ment plus sombre devienne plus brillante que celle qui l’a appelée. De plus,
l’esprit possède une zone limitée à chacun des niveaux, de sorte que le fait
de ramener une idée à un niveau supérieur entraîne inévitablement le dépla¬
cement d’autres idées vers le bas. Un autre facteur semble résider dans un
certain degré de fixation ou d’association avec toute idée brillante qui appar¬
tiendrait à ce que nous appelons des usages et en vertu desquels l’idée pre¬
mière serait particulièrement apte à ramener, sous la pression des percepts,
d’autres idées au niveau de la surface puis à conserver toutes ces idées avec
lesquelles elle est associée. Le contrôle que nous exerçons sur nos pensées.
279
dans le raisonnement, consiste à garder certaines pensées à la surface de la
conscience, c’est-à-dire là où elles peuvent être examinées. Les niveaux des
idées facilement contrôlées sont si rapprochés de la surface qu’ils peuvent
être fortement affectés par nos intentions immédiates. La justesse de cette
métaphore me paraît très grande.
•
1. Dans ce fragment, Peirce revient à la maxime pragmatiste telle qu’elle avait été définie
quinze années plus tôt: «[...] la règle pour atteindre le troisième degré de clarté dans la
compréhension peut se formuler de la manière suivante : considérer quels sont les effets
pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La con¬
ception de tous ces effets est la conception complète de l’objet». (C.P. 5.402. «Comment
rendre nos idées claires» 1878; version en langue française de Peirce. R.M.164-165.)
280
lequel l’homme, dans sa misérable petitesse, placé dans la nature et dans le
cours de l’histoire, devient graduellement de plus en plus imprégné de
l’esprit de Dieu. Nous nous sommes fait dire de croire au monde à venir;
mais cette idée est, en elle-même, trop vague pour contribuer à l’éclaircisse¬
ment des idées ordinaires. C’est un fait d’observation commune que ceux qui
sont continuellement axés sur leurs espoirs oublient les exigences de la
situation où ils sont au moment où ils y sont. Le grand principe de logique
est d’obéir à soi-même, ce qui ne signifie pas que le soi doive viser un triom¬
phe ultime. Ce pourrait être un échec ; en tout état de cause, ce principe ne
devrait pas être dominant.
1. La phrase en langue anglaise est celle-ci ; « Consider what effects, that might conceivably
hâve practical bearings, we conceive the object of our conception to hâve. Then, our con¬
ception of these effects is the whole of our conception of the object ». La traduction en
français de cette même phrase figure dans la note 1 du fragment précédent.
281
L’autre était d’éviter tous les dangers d’être perçu comme essayant d’expli¬
quer un concept par le biais de percepts, d’images, de schémas ou de toute
autre chose que des concepts. Je ne voulais donc pas signifier que les
actions, qui sont plus singulières que tout autre chose, pourraient constituer
l’objectif ou l’interprétation propre de quelque symbole. J’ai comparé^
l’action à la finale de la symphonie de la pensée, la croyance étant une demi-
cadence. Personne ne concevra que les quelques mesures qui terminent un
mouvement musical en représentent l’objectif Elles pourraient être appelées
l’aboutissement. Mais cette figure ne saurait évidemment conduire à une
application détaillée. Je n’ai mentionné ce point que pour démontrer le doute
que j’ai moi-même exprimé (l’article Pragmatism dans le Baldwin s Dictionary)
après une relecture trop hâtive de cet article de magazine, maintenant
oublié, qui a pu être mésinterprété dans le sens d’un stoïcisme nominaliste,
matérialiste, représentant un état de pensée absolument philistin.
11 ne fait aucun doute que le pragmatisme applique ultimement la pensée
à l’action, mais exclusivement à l’action conçue. Entre admettre cela et dire
que l’action crée la pensée ou encore dire que l’objectif véritable ultime de
la pensée est l’action, il y a la même différence qu’il y aurait entre d’une part
dire que l’art de l’artiste peintre est d’appliquer de la peinture sur un cane¬
vas et, d’autre part, dire que la vie d’artiste consiste à appliquer de la pein¬
ture ou que son objectif ultime est d’appliquer de la peinture. Le pragma¬
tisme définit la pensée comme le métabolisme vivant inférentiel des
symboles dont la visée s’inscrit dans les conditions générales de la résolution
des actes.
Quant à l’objectif ultime de la pensée, qui devrait aussi être l’objectif de
toutes choses, il est au delà de toute compréhension ; mais suivant le point où
j’en suis dans ma réflexion — avec l’aide de plusieurs personnes parmi les¬
quelles je mentionne Royce (dans World and Individual), Schiller (dans Riddles
of the Sphinx) aussi bien, tant qu’à y être, que le fameux poète [Friedrich
Schiller] (dans Aesthetische Briefe), Henry James l’aîné (dans Substance and
Shadow et dans nos conversations) et Swedenborg lui-même — c’est par la
reproduction indéfinie de l’autocontrôle sur l’autocontrôlé que Vhomme
s’engendre lui-même, et que, par l’action, à travers la pensée, il construit un
idéal esthétique, non pas en vue de ses simples et pauvres inclinaisons, mais
comme un partage, que Dieu lui permettrait, dans l’œuvre de création.
Cet idéal, en modifiant les règles de l’autocontrôle, modifie l’action, puis
l’expérience — (et modifie aussi} les biens de l’homme et ceux des autres
2. Voici le texte de référence : « La pensée est comme le fil d’une mélodie qui parcourt la suite
de nos sensations. [...] Qu’est-ce donc que la croyance ? C’est la demi-cadence qui clôt une
phrase musicale dans la symphonie de notre vie intellectuelle [...]. C’est pourquoi j’ai cru
pouvoir appeler l’état de croyance la pensée au repos, bien que la pensée soit essentielle-
rnent une action. Le résultat final de la pensée est l’exercice de la volonté, fait auquel
n’appartient plus la pensée ». (C.P. :5.397 « Comment rendre nos idées claires », Traduction
de Peirce. R.M. :160-161.)
282
suivant un mouvement centrifuge qui rebondit alors en un nouveau mouve¬
ment centripète et ainsi de suite ; le tout correspond un peu, peut-on présu¬
mer, à ce qui s’est passé durant un certain laps de temps en comparaison de
quoi la somme des âges géologiques de la terre ressemblerait à la surface
d’un électron en comparaison de celle d’une planète.
283
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Lettre de David Savan à Jean Lisette
Department of Philosophy
University of Toronto, Toronto, Ontario, Canada
Le 8 avril 1991
285
la musique impliquent une attention mentale plus quelques pensées dans leur
interprétation, elles ne peuvent pas correspondre à ce que Peirce appellerait
un «quasi-signe». (Mais évidemment, je ne crois pas que nous devrions
suivre Peirce servilement. Nous pouvons utiliser certaines de ses idées en
tant que suggestions que nous adaptons à nos problèmes et à nos objectifs.)
Si la poésie concrète, la peinture non figurative, la musique, la danse ne
sont pas des quasi-signes, à quelles sortes de signes appartiennent-ils et quel
est, s’il y en a un, leur interprétant immédiat? Comme vous me l’avez
demandé, possèdent-ils un interprétant immédiat? Sinon, sont-ils des
signes ?
Je crois que de telles œuvres sont des signes, mais toutes les œuvres
d’art, de mon point de vue, sont des signes d’une sorte particulière, des
signes autoréférentiels. Mais, avant d’aller plus loin, je voudrais revenir à deux
autres questions soulevées dans votre lettre. L’une concerne Vhypoicône.
L’autre touche à ce que Peirce entend par objet du signe. En ce qui concerne
l’hypoicône, la matière tient simplement à la distinction entre une qualité
(une icône) et le matériau existant qui porte cette qualité (l’hypoicône). Un
signe est une icône si la relation à son objet repose simplement sur une res¬
semblance. Mais la ressemblance est une relation entre des qualités, entre
des prédicats. Le rouge de cette toile représentant un paysage est qualitati¬
vement similaire au rouge d’un coucher de soleil. Le rouge est donc l’icône.
Mais la toile physique est une chose, le support ou le sujet des qualités. C’est
l’hypoicône. 11 n’y a pas de problème tel en ce qui concerne l’indice. Mais
avec le symbole, le problème revient et Peirce dirait que, à strictement par¬
ler, le symbole est réel de la même façon qu’une loi est réelle, mais seule la
réplique du symbole existe, comme une instance, comme réaction seconde.
Les répliques d’un symbole pourraient être appelées des «hyposymboles».
On pourrait résoudre la difficulté liée à l’hypoicône en parlant non pas d’une
icône, mais d’une relation iconique. On pourrait alors dire que l’hypoicône est
un signe physique qui entretient une relation iconique (c’est-à-dire de res¬
semblance) avec son objet.
286
demande de quoi les mots « si » et « nihil » sont les signes. Si, et, parce que,
etc. n’ont pas de référents mais (si Peirce a raison), ils ont des objets. 3. Quel
est le référent du tonnerre, d’un nuage? D’un simple échantillon de tissu
qu’un tailleur montre à son client? De l’appel de la grue ou des pleurs d’un
bébé ? Dans tous ces cas, il n’y a pas de référent, mais, suivant la théorie de
Peirce, ce sont des signes qui doivent donc avoir des objets.
287
qui, peut-être, semblent n’avoir aucun interprétant. Les vues de Peirce sur la
peinture et la musique (voyez ses remarques sur la peinture de genre en
8.179) ne sont pas très utiles. 11 a fait des remarques semblables à propos de
la musique (je n’ai pas la référence en ce moment). Aussi, bien que je doive
me référer à sa séméiotique, je dois dépasser ce que Peirce a lui-même à dire
à propos des arts. Je maintiendrais que le caractère premier et spécifique des
œuvres d’art, dans quelque médium que ce soit, tient à ce qu’elles se pren¬
nent elles-mêmes comme objet. Autrement dit, un ouvrage d’art doit, à tout
le moins, être autoréférentiel. Ce qui signifie que son objet est une triade for¬
mée d’un fondement, d’un objet et d’un interprétant. Ce qui n’exclut pas la
possibilité qu’elle puisse avoir en plus d’autres objets. [L’objet peut être com¬
plexe, comportant des objets partiels subordonnés (voyez 8.178 et 8.181)].
288
que de la peinture de genre. J’argumenterais que, dans la peinture abstraite
ou non figurative, les rôles de l’objet dynamique et de l’objet immédiat sont
inversés. C’est-à-dire que le caractère autoréférentiel de la peinture est inten¬
sifié à un point tel que le jeu de la couleur, des lignes, de la texture, de la
lumière et de la structure finissent par constituer l’objet dynamique et que
les couleurs, la lumière, les lignes, etc. dans la mesure où elles appartiennent
au monde réel, correspondent à l’objet immédiat. Dans le cas de la peinture
non figurative, la relation entre le signe et l’objet dynamique est dès lors,
dans une large mesure, indiciaire.
La première question soulevée par votre lettre concerne l’interprétant. Je
ne dirai rien maintenant à propos de la peinture figurative ou de la poésie de
répertoire, ni de mes vues sur les divers interprétants, ni des deux relations
des interprétants dynamiques et de la relation triadique des interprétants
émotionnel, énergétique et intellectuel (logique). Mais, comme pour la pein¬
ture non figurative et la poésie concrète, mon opinion, comme je l’ai déjà indi¬
qué, tient à ce qu’ils jouent sur un facteur réflexif et autoréférentiel qui est
présent dans tout art, mais qui est comme masqué dans l’art figuratif en rai¬
son de son apparente direction vers l’extérieur. L’interprétant immédiat de la
peinture non figurative et de la poésie concrète réside précisément dans le
processus interprétatif On pourrait le représenter comme une interprétation
multipliée par elle-même, une interprétation au carré, un interprétant^. Je
dirais (avec quelque hésitation) que l’interprétant immédiat de la peinture non
figurative et de la poésie concrète est un interprétant catégoriel (voyez mon
Introduction to Peirce’s Full System of Semeiotic, page 54). L’interprétant immé¬
diat nous conduit à interpréter la peinture non figurative à travers son objet
dynamique, c’est-à-dire à travers sa propre réalité interne. L’interprétant
dynamique d’un signe non figuratif doit être ou bien un complexe perceptuel
de qualités (c’est-à-dire un interprétant dynamique émotionnel— Peirce inclut
les qualités de perception comme les couleurs et les complexes de couleur
sous le terme d’«interprétant émotionnel») ou bien, comme dans certaines
formes de musique rythmique, un interprétant dynamique énergétique. Ce qui
produira un interprétant dynamique soit suggestif, soit impératif
Mais ce qui, me semble-t-il, est le plus caractéristique de la peinture non
figurative, de la poésie concrète et de la musique, c’est leur caractère progres¬
sif C’est une invitation faite aux interprétants de croître, de se transformer,
de se développer. interprétant final de la peinture non figurative et des arts
hors répertoire est, je dirais, ouvert. Parce qu’un tel ouvrage d’art est son
propre objet, il ressemble à un être vivant, et son interprétant final est sim¬
plement l’épanouissement de ses propres virtualités internes. Jusqu’à un cer¬
tain point, c’est vrai de tout art, mais l’art non figuratif est libéré des limita¬
tions qui avaient été imposées à la peinture ou à la poésie traditionnelles en
raison de l’objet dynamique qui appartient au monde externe.
L’interprétant final de toute œuvre d’art est graphitique, mais encore,
dans le cas de l’art non figuratif, il y a un élément important d’autocritique
289
et d’autocorrection dans nos procédures interprétatives. Peirce a proposé
d’appeler un tel interprétant final «pragmatistique». Il me semble qu’en rai¬
son de son caractère réflexif, l’interprétant final peut être relié dyadiquement
à la visée de la peinture ou de la musique, soit comme un rhème, soit comme
un dicisigne, soit comme un argument. Le caractère ouvert et autocréateur
de telles œuvres d’art signifie, je crois, que la relation triadique (fonde¬
ment — objet — interprétant) produit d’abord un état d’illumination ou une
compréhension instinctive qui peut certainement être rehaussé par l’expé¬
rience autant que par la forme. Peirce parlait de Vassurance par l’instinct, par
l’expérience et par la forme, mais il pensait alors principalement à la science
et à la logique de la science. En contre partie, l’assurance de l’art repose, je
pense, sur une compréhension illuminée ou sur l’instinct.
C’est une longue lettre et j’espère n’avoir pas abusé de votre patience.
J’espère aussi n’avoir pas adopté un ton trop dogmatique. Vous en savez
beaucoup plus que moi sur toutes ces matières et je me sens très hésitant en
ce qui concerne mes opinions. Mais je pense que les questions que vous avez
soulevées représentent une épreuve des plus importantes en ce qui con¬
cerne la séméiotique de Peirce.
David
[Trad. J. F.]
290
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Œuvres de création
Andersen, Hans-Christian, (i. 1834-1837) Contes d’Andersen, préface d’Alexis
Provence, Lausanne, Société coopérative Éditions Rencontre, 1963, 510 p.
296
Borduas, Paul-Émile, (i.1933-1960) Écrits I, édition critique préparée par A. Bourassa,
J. Fisette et G. Lapointe, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll.
«Bibliothèque du Nouveau Monde», 1988, 700 p.
297
Publications
et communications préalables
Certains des chapitres de cet ouvrage ont déjà paru dans une version
préliminaire. D’autres ont fait l’objet de communication ou de conférence
dans le cadre de diverses activités. Dans tous les cas, des modifications —
certaines sont majeures — ont été apportées à ces textes en vue de la pré¬
sente édition.
Je voudrais ici marquer ma gratitude envers les premiers lecteurs et
auditeurs de ces études peircéennes ; leurs remarques, leurs suggestions et
leurs encouragements m’ont permis d’introduire des nuances importantes,
quand ce n’est pas l’orientation même de ma réflexion qui a été rectifiée. Je
remercie aussi les éditeurs des revues savantes ainsi que Beth Savan, fille du
regretté David Savan, qui ont permis la présente publication.
1. L’enjeu sémiotique. Pour une théorie peircéenne de la littérature
Une première version à déjà paru dans Recherches sémiotiques/Semiotic
Inquiry. Revue de l’Association canadienne de sémiotique, 1989, vol. IX,
n°® 1-2-3, p. 179-191 sous le titre suivant: «La sémiotique littéraire au
risque de la pensée peircéenne»
2. Interprétation et interprétance. Considérations préliminaires en vue
d’une pragmatique de la signification
298
5. La durée du signe. Musique, peinture, poésie
299
DATE DUE / DATE DE RETOUR
Cet ouvrage
composé en Amasis corps 10 sur 11,5
a été achevé d’imprimer
le sept septembre mil neuf cent quatre-vingt-seize
sur les presses de
«L'IMPRIMEUR.
Cap-Saint-Ignace (Québec).
HT VER. IT
64 042696
Faisant suite à l.’Introduction a la
SÉMIOTIQUE DE C. S. PEIRCE PARUE IL
Y A QUELQUES ANNÉES, CET OUVRAGE
EXPLORE LES NOTIONS DÉVELOPPÉES
PAR LE FONDATEUR DE LA PRAGMATIQUE
DURANT LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA
VIE COMME CELLES DE L’ICÔNE ET DE
L’ICONISATION, DE L’HYPOICÔNE ET DE
LA MÉTAPHORE, DU SIGNE ÉTENDU ET
DU MOUVEMENT DE PENSÉE. LES QUES¬
TIONS SOULEVÉES PAR CES NOTIONS
TROUVENT DES RÉALISATIONS, DES PRO¬
LONGEMENTS ET DONC DES ÉCLAIR¬
CISSEMENTS DANS LES OUVRAGES
ARTISTIQUES ET PLUS PARTICULIÈRE¬
MENT LITTÉRAIRES COMME EN ATTESTE
LA PRÉSENCE ICI DE PENSEURS,
ARTISTES, ÉCRIVAINS, CONTEURS,
POÈTES TELS ANDERSEN, VAN GOGH,
DOSTOÏEVSKI, Jung, Hergé, Paul-
Émile BoRDUAS, Claude Gauvreau et
SURTOUT LE POÈTE QUÉBÉCOIS SAINT-
DENYS Garneau. En ressortent des
AVANCÉES QUE L’AUTEUR PLACE DANS
LA PERSPECTIVE D’UNE PRAGMATIQUE
DE LA SIGNIFICATION.
[QUE DE U SIGNIFICMiüN
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