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16/11/2023 12:11 Le temps des entrepreneurs ?

- Conclusion - Institut de recherche sur le Maghreb contemporain

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Institut de
recherche
sur le
Maghreb
contemporain
Le temps des entrepreneurs ? | Myriam Catusse

Conclusion
p. 315-322

Full text
1 Le Maroc est au diapason de l’agenda néolibéral
international. Sans susciter des analyses aussi tranchées

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qu’elles peuvent le faire en Tunisie, tour à tour présentée


comme un élève modèle des thérapeutes du développement
ou comme un contre-exemple des vertus démocratiques du
« consensus de Washington »1, les trajectoires politico-
économiques du Royaume sont à bien des égards
remarquables. Les différents dispositifs de réformes que l’on
observe se mettre en place depuis plus de vingt ans dans les
arènes de la politique économique se réclament des dogmes
du développementalisme néolibéral. Caisse de résonance,
parfois laboratoire de cette « religion moderne », la société
marocaine en vit les espérances et les déceptions. Elle en
connaît certaines fortunes, ambivalences ou contrecoups. Le
« développement » du pays paraît sans cesse en sursis.
Comme le montre la récente « Initiative nationale pour le
développement humain », campagne royale menée en étroite
intelligence avec les agences de développement
internationales, il est l’objet d’attentions renouvelées,
d’expériences locales ou internationales variées, et aussi de
résultats souvent frustrants voire dévoyés. Mais il semble
être dans l’ordre des choses que les chantiers du
développement s’emploient au mieux à s’accorder au
catéchisme néolibéral, à la promotion des outils d’un marché
libre et concurrentiel et à l’avènement des « forces
productrices ».
2 Dans ce contexte, les pratiques économiques sont évaluées à
l’aune de performances définies abstraitement, à partir de
modèles souvent simplifiés ou idéalisés. Si dans leur extrême
hétérogénéité, elles s’adaptent ou président à de nouvelles
contraintes et techniques, elles sont parallèlement les sujets
de prises de positions qui reflètent des représentations de
l’économique particulièrement manichéennes et normatives.
Il pourrait être tentant de réduire ces dernières à des
phénomènes résiduels traduisant une certaine résilience des
représentations ou au contraire un enthousiasme peu
critique, complaisant ou naïf à l’égard de la « légende
libérale » (J.-F. Bayart, 1994). Mais ce serait ignorer les
pratiques disparates que les activités économiques
impliquent, les mobilisations qu’elles suscitent et même

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l’énergie que déploient certains de leurs promoteurs pour


ériger leurs préoccupations en problèmes publics, pour
défendre leur cause ou appeler à la sanction.
3 Cet ouvrage rend compte d’une enquête commencée en 1995.
En ce sens, il traduit lui-même une trajectoire de recherche
qui s’est confrontée à plusieurs reprises à l’histoire « réelle »
du néolibéralisme, celle que vivent dans les temps chauds de
l’engagement ou ceux plus froids de la vie quotidienne les
acteurs cibles de la réforme. À l’origine, cette enquête avait
pour objectif d’étudier les relations entre le politique défini
de façon large et une catégorie sociale, les « entrepreneurs »,
construite en grande partie pour l’occasion. Quinze années
plus tard, le propos a manifestement évolué. Il s’est
évidemment transformé au contact du terrain et des
événements qui se sont enchaînés à un rythme rapide au
cours de ces deux décennies. Mais la problématique a
essentiellement évolué au gré des apories d’un raisonnement
trop attaché à cette catégorie et aux stratégies individuelles.
4 Que conclure ? Quels enseignements tirer de cette analyse
des évolutions des politiques de l’entrepreneur dans le
Maroc de la libéralisation ?
5 Je ne reviendrai pas ici sur les conclusions successives
auxquelles les différentes parties de l’ouvrage ont donné lieu.
Soulignons simplement qu’au cours de ces années
d’ajustement et de libéralisation, l’émergence d’une figure
emblématique profondément inscrite dans les référents de
l’agenda néolibéral, celle des « entrepreneurs » archétype
idéal et idéel de la réussite et du pouvoir, s’est révélée un
poste d’observation remarquable pour traiter du changement
politique au Maroc sans avoir à verser dans la veine de la
« transitologie » ou dans celle du fonctionnalisme. Suivre la
formation de cette catégorie dans l’espace du marché mais
aussi dans l’arène du pouvoir et de l’action publique fut
d’une extrême richesse heuristique. Cela impliquait une
posture d’analyse sociohistorique qui saisisse l’entrepreneur
non pas comme une catégorie naturelle, mais comme une
catégorie construite, moins objective qu’objectivée dans un
contexte réformiste. Il s’agissait d’analyser les récits (les

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auteurs de langue anglaise parlent de narratives) qui


s’organisent autour de « l’entrepreneur » et d’examiner leurs
articulations à l’ordre des pratiques dans le monde privé des
affaires ou sur des terrains publics et politiques.
6 Plus de vingt ans après l’adoption du Programme
d’ajustement structurel, l’avènement d’un « grand soir » du
marché libre et concurrentiel reste avant tout au Maroc de
l’ordre de l’aspiration plus ou moins partagée. Les réformes
économiques, l’affaire de l’État avant tout – mais un État qui
se transforme – sont partielles et sélectives, ce qui n’a rien
d’exceptionnel. Les acteurs économiques se sont « ajustés à
l’ajustement structurel » (B. Dillmann, 2001, 110 et ss.) au
cours de la réforme néolibérale qui, bien que souvent décrite
comme transitoire, s’étire pour le moins en longueur dans
une sorte « d’économie de la patience » propre au
réformisme (A.O. Hirschman, 1973).
7 Pour autant, on ne peut qu’être frappé par un paradoxe :
d’un côté, les théories en usage et les principales analyses
disponibles insistent sur les limites et les obstacles aux
transformations de l’économie politique marocaine, et in fine
sur la stabilité du régime. Patrimonialisme, clientélisme,
connivences nationales et internationales joueraient dans le
sens de la fameuse maxime de l’auteur du Guépard : « si
nous voulons que tout continue il faut d’abord que tout
change ». Celle-ci est d’ailleurs régulièrement citée dans les
travaux de sociologie politique sur le Maroc et la région2.
L’argument se charpente sur une forme récurrente de
rhétorique « réactionnaire » (de réactions face à la réforme
politique et sociale), décrite et analysée par l’économiste A.
O. Hirschmann : l’idée d’inanité (futility) est régulièrement
convoquée pour expliquer les chemins et la portée de la
réforme économique marocaine, comme si aucun projet
n’était capable de modifier un statu quo en quoi que ce soit.
« Toute tentative de changement est mort-née, de manière
ou d’autre, tout prétendu changement n’est, n’a été ou ne
sera en grande partie que dehors et façade ; autrement dit,
du fait que les structures “profondes” de l’ordre social sont
restées intactes, le changement n’est jamais que trompe l’œil
et illusion »3.
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8 En lieu et place d’une loi du changement s’imposerait une loi


du non-mouvement :
« Les réformes sélectives ont prévenu l’émergence de
marchés compétitifs et de secteurs privés puissants et
autonomes ». (B. Dillman, 2001, 198).

9 Mais de l’autre côté, paradoxalement, sur le terrain, si


l’inertie institutionnelle demeure une donnée majeure, les
traces et discours de changement sont omniprésents4. D’une
part, les logiques de la régulation économique se
transforment, de nouvelles institutions voient le jour sur le
marché ; d’autre part, derrière un nouveau lexique de la
réforme, la société politique marocaine connaît de
remarquables métamorphoses au cours des vingt dernières
années : réformes institutionnelles, reconfiguration du
paysage partisan et « alternance gouvernementale » en 1998,
succession monarchique en 1999, développement de
mouvements sociaux autour d’un nouveau cycle de
contestation (F. Vairel, 2005). Les mutations que l’on
observe ne sont pas nécessairement celles qui sont
attendues. Peut-être occupent-elles une position subalterne
sur l’échelle de la « transitologie », cette science des lois de la
« démocratisation » qui a, ces vingt dernières années,
monopolisé la réflexion sur les changements politiques.
Certains ont été tentés pourtant de mobiliser ces formes
d’explications inductives, en cédant parfois à la tentation de
la synecdoque, envisageant l’indice pour le tout (en
l’occurrence, la pluralisation de la scène politique, par
exemple pour une démocratisation du régime), ou en
tombant dans le piège de Procuste consistant à vouloir faire
coller les données recueillies sur le terrain avec le cadre de
l’analyse, quand bien même fut-ce au prix de l’histoire réelle.
Mais ces transformations que l’on observe sont-elles pour
autant insignifiantes ? Au terme de cette enquête de
nouvelles pistes d’investigations s’ouvrent.
10 L’international doit être pris au sérieux : parce que la doxa
globalisante néolibérale accompagne et justifie un modèle de
politique économique qui ne peut être laissé de côté au
prétexte de sa théogonie ou de son caractère idéologique. La

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réforme de la société marocaine puise en grande partie dans


des phénomènes transnationaux et participe d’un
mouvement rapide de transformation des sociétés des pays
que l’on disait autrefois « en voie de développement ». Les
structures économiques du pouvoir politique se
transforment et s’adaptent aux contraintes et opportunités
de l’agenda réformiste mais les héritages politiques, sociaux
ou culturels, interviennent régulièrement et conduisent
souvent les métamorphoses d’un corps sociopolitique dont la
mémoire est vive.
11 La transformation du capitalisme marocain s’avère de fait
tributaire du régime politique et des compétences et
prédispositions des acteurs sociaux. Mais pour hétérogène
qu’elle soit – on ne peut pas parler d’un mouvement social
des entrepreneurs par exemple – l’entrée en politique de
l’entreprise n’est pas sans conséquence sur la société
politique :
« Un mouvement occasionnel de nombreuses personnes vers
l’arène publique tend à entraîner des conséquences
historiques d’une telle importance que cette sorte de
déplacement, même lorsqu’une petite fraction de la
population d’un pays est seule concernée, est
particulièrement intéressante pour comprendre le
changement social ». (A.O. Hirschman, 1983, 44).

12 Il est vrai que le structurel d’une part, l’historique d’autre


part, s’imposent sans cesse comme « invités de la dernière
minute ». Il a fallu reconsidérer leur importance. L’État, en
tant que structure administrative et institutionnelle mais
aussi comme figure politique historique et sociale, demeure
primordial, en amont et en aval de la compréhension. Cela
engage à entrer dans l’examen des modalités de son action.
Les logiques de la « décharge » sont déterminantes pour
comprendre comment se transforment les institutions : elles
invitent à s’intéresser au fonctionnement interne de l’État.
Elle permet de mieux saisir au fond ce que l’État « est » à
travers ce qu’il « fait ». Cela amène à questionner les
rationalités, au pluriel, de l’action publique, en prêtant
attention à la sociologie de ses acteurs mais aussi aux

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représentations qui les guident, voire aux catégories qu’ils


produisent.
13 Dans le domaine du « passage au politique » au nom de
l’entreprise ou des entrepreneurs, il convient de distinguer
les diverses formes d’action publique dont ces acteurs qui
passent à l’acte sont éventuellement les promoteurs et
auxquels ils peuvent participer à plusieurs titres. Et en
retour, cela engage aussi à considérer les motifs de leurs
oscillations entre « bonheur privé » et « action publique »
(A.O. Hirschman, 1983), dans des conditions où cette
dernière peut leur être particulièrement coûteuse. Dans les
deux cas, il me semble nécessaire de se départir d’approches
binaires et de regarder au contraire ce qui se passe dans les
processus de construction des problèmes publics, dans les
logiques de fabrication de bien collectifs, comme dans la
transformation d’institutions sociales et politiques.
14 Envers de la « décharge », les logiques de « prise en charge »
sont donc tout aussi intéressantes à examiner. Les politiques
de l’entrepreneur sont le creuset de prise de parole, parfois
de prise de pouvoir. La cartographie de la mobilisation s’est
bouleversée dans le contexte de la réforme. Les relations au
politique des acteurs de l’entreprise prennent des géométries
variables. Loin de se situer dans l’opposition la plus radicale,
elles ne se résument pas non plus à une apathie attentiste,
aux options de la défection ou de la loyauté. Des formes de
pouvoir et de contrepouvoirs se développent autour
d’institutions qui se transforment. Les registres de la
notabilité s’ajustent aux contraintes et opportunités
nouvelles. La réussite s’affiche et de nouveaux héros du
développement sont érigés en emblèmes des sentiers
nouveaux du succès. Les métiers du politique demandent de
nouvelles compétences qui puisent dans le monde de
l’entreprise. Dans les arcanes de la négociation salariale,
l’identité patronale gagne des galons, se consolide et se
distingue, au gré d’une normalisation des relations
salariales. Mais, la conscience de groupe connaît de sérieuses
rivalités. Au fond, la « main invisible », chère à A. Smith, est
autant celle du marché que celle d’une société travaillée par

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des clivages, animées par des desseins d’ascension sociale, de


prestige, d’enrichissement, de défense de telle ou telle
prérogative ou position, par la construction de causes
relatives aux risques engendrés par la réforme.
15 Dans le domaine de l’action publique, dans le cadre de
« l’ajustement » du Maroc aux canons du néolibéralisme, les
politiques de l’entrepreneur s’élaborent dans un paysage
hétérogène, certainement pas monolithique, traversé par des
intérêts pluriels. L’action publique ne se réduit pas à des
décisions univoques de l’administration centrale et si l’État
jouit d’une certaine autonomie par rapport aux forces
sociales en présence, il en est également l’un des miroirs. Les
transformations de la gouvernance au Maroc se jouent sur
des arènes plurielles, parfois sectorisées et fragmentées,
d’autres fois au contraire avec des tensions à la
désectorisation.
16 Cela nous amène à questionner les logiques de
redéploiement de l’action de l’État – et par là, à reconsidérer
les définitions que l’on donne de l’État. Si la réforme de l’État
est au cœur du discours sur le changement politique au
Maroc, si pendant des décennies, derrière la métaphore du
Makhzen, l’État y a été pensé comme un big brother
omnipotent et omniprésent, monopolisant et verrouillant les
processus décisionnels5, force est de constater que très peu
de chercheurs se sont penchés sur les modalités et
procédures de fabrication du bien public. Très peu d’études
ont analysé le policy making au Maroc. L’État ou le
Makhzen) sont généralement convoqués en dernière
instance ou discours d’autorité, telles des boîtes noires dont
on ne cherche pas à comprendre le fonctionnement. Cet
ouvrage s’est proposé, pour poser de nouveaux jalons de
recherche, de travailler sur la recomposition des
articulations entre la construction et la prise en charge de
problèmes publics d’une part, dans un contexte où les
ressources directes de l’État s’amoindrissent et où l’heure est
à la rigueur budgétaire, et d’autre part, la construction de
cause, les logiques de défense d’intérêts ou encore la

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compétition politique. Plusieurs hypothèses ont guidé ma


démarche à ce sujet.
17 Tout d’abord, doit-on parler de « privatisation » de l’action
publique marocaine ? Non seulement les politiques
économiques s’avèrent de plus en plus ouvertement être
l’affaire d’une pluralité d’acteurs qui ne se résument pas à
l’administration centrale, mais l’on observe aussi une
tendance à la « décharge » des autorités publiques.
18 Autrement dit, la réforme économique reste largement une
« affaire d’État », dans le sens où celui-ci continue à en être
un acteur primordial à l’échelle locale, à l’échelle
internationale ou encore à l’échelle nationale. Il le reste
également pour nombre d’acteurs sociaux qui se tournent
vers les autorités publiques pour demander plus de
développement par exemple. Mais ces dernières se
déchargent sur des « partenaires » variés ou dans d’autres
cas, se voient concurrencées par d’autres acteurs ou
institutions dans la prise en charge du développement.
19 Les politiques de l’entrepreneur évoluent de fait avec les
outils de l’action publique. On le constate sur les terrains de
la privatisation de l’appareil de production, de l’adoption
d’un nouveau droit des affaires, ou encore des relations
professionnelles. Mais la pluralisation, voire la
fragmentation des configurations d’action publique que cela
engendre ne se traduit pas nécessairement par plus de
pluralisme au niveau politique.
20 Doit-on parallèlement envisager un processus de
dépolitisation de l’action publique ? La réforme économique
est-elle une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains
des politiques ? Ce problème s’exacerbe quand les
institutions publiques sont mises sur la sellette, notamment
à propos de leurs capacités à produire et distribuer des biens
collectifs. L’analyse de l’entrée en politique des
entrepreneurs marocains nous montre à quel point il peut
être préjudiciable d’affirmer que l’action publique se
« dépolitise », quand bien même le libéralisme économique
dominant, ancré dans le public choice, exaltant les capacités
autorégulatrices du marché tend à rendre douteuse la

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nécessité même du politique6. Je propose de considérer les


ré-articulations de la politique des problèmes et de la
compétition politique en essayant de ne pas céder à deux
tentations : la première consisterait à surévaluer l’action
politique par rapport à l’action publique en évacuant la
dimension politique de cette dernière – ou en la réduisant à
une question de choix rationnels – alors même que « faire de
la politique c’est toujours, et de plus en plus, faire des
politiques publiques » (P. Muller, 2004, 39). Y compris sur
les terrains – ceux de l’activité économique – où l’action
publique a longtemps été considérée comme un objet
indigne d’intérêt ou réduite à sa dimension clientéliste ou
répressive. La seconde tentation tend à valider une
représentation manichéenne, répandue, mais déformée de la
division du travail politique : l’élu (ou le patron local) serait
l’homme politique par excellence, alors que le technicien du
policy making et du développement (l’entrepreneur ?) serait
celui d’arènes neutralisées, aseptisées et dénuées d’intérêts
politiques. Derrière son apparence « neutralisée », le
« développement » ou les politiques économiques sont de
remarquables champs de compétition politique.
21 Les politiques de privatisation du secteur public marocain
ont été très étroitement contrôlées par les sommets de l’État
et par les grands groupes privés marocains, non sans
disputes. En ce sens, elles n’ont pas engendré un nouvel
entrepreneuriat, un « nouveau groupe social » dont on
pourrait repérer clairement des intérêts propres, des
matières de faire ou de se reconnaître. En revanche, elles
s’accompagnent d’une part de transformation des manières
de fabriquer les politiques publiques et d’autre part, de
nouveaux clivages dans le champ de la compétition politique.
Les règles et représentations mobilisées se transforment en
validant de nouvelles figures archétypales où le monde de
l’entreprise est particulièrement favorisé. Quant aux
modalités de régulation du marché du travail, elles évoluent
avec les normes et les institutions du marché. Si le
« politics » semble peu évoluer, en revanche, du côté des
« policies » (et de leurs articulations au politics), s’observent

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adaptations et transformations, comme autant de pistes pour


traiter des variétés du capitalisme comme de la
transformation des modes de gouvernement.
22 En s’intéressant aux logiques complexes de
« l’économisation du politique », à ses traductions sur les
domaines de la légitimité politique et de l’action publique, il
s’est proposé de suggérer quelques pistes pour décrire,
interpréter et comprendre ailleurs que dans un espace du
politique clos réduit au clivage « démocratie » vs
« autoritarisme » les transformations du capitalisme
marocain. Peut-être aurait-on pu, comme j’y ai souvent
pensé, l’intituler la « fin des bourgeois » ou encore la
« naissance de l’entrepreneur ». Mais ces deux titres
auraient eu le désavantage de jeter l’ombre sur ce qui se
passe dans les coulisses, de ne pas rendre compte des
logiques d’étiquetage qui président aux transformations du
légitime et de l’illégitime, de ne pas non plus surtout rendre
compte de l’ambivalence des représentations qui se
consolident. Reste maintenant à explorer d’autres chantiers,
moins à la lumière des transformations du capitalisme
marocain : par exemple, ceux de « la », ou « des »
question(s) sociale(s) qui s’expriment sur les décombres des
anciens idéaux collectifs : certes, le fossé qui éloignerait les
nantis des démunis dans les sillons de la libéralisation, mais
aussi et surtout l’incertitude quant aux vertus du catéchisme
néolibéral et les défaites de ses promesses à assurer le
bonheur des uns et atténuer le malheur des autres.

Notes
1. La formule a fait florès. Controversée, elle me paraît néanmoins
symptomatique de l’orientation des politiques économiques à la fin de la
décennie 1980 (J. Williamson, 1990).
2. Par exemple J.-N. Ferrié, 2003a.
3. A.O. Hirschmann, 1991, 78. L’auteur distingue deux autres formes
d’argument réactionnaire : la thèse de l’effet pervers (toute tentative de
modifier l’ordre existant produit des effets strictement inverses au but
recherché) et la thèse de la mise en péril (la réforme est à proscrire parce
qu’elle compromettrait des acquis fragiles).

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4. J. Fontaine et P. Hassenteufel (2004) notent le même paradoxe à


propos des changements de l’action publique.
5. Ceci est d’ailleurs remarquable à l’échelle du monde arabe. Pour une
discussion critique et des pistes de travail originales, voir A. Signoles,
2006.
6. B. Jobert, 2002. À propos de cas africains, voir par exemple J.
Fergusson, 1990 ; D. Darbon, 2003 et R. Otayek, 2005.

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Electronic reference of the chapter


CATUSSE, Myriam. Conclusion In: Le temps des entrepreneurs ?
Politique et transformations du capitalisme au Maroc [online]. Tunis:
Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2008 (generated 16
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<http://books.openedition.org/irmc/540>. ISBN: 9782821850460.
DOI: https://doi.org/10.4000/books.irmc.540.

Electronic reference of the book


CATUSSE, Myriam. Le temps des entrepreneurs ? Politique et
transformations du capitalisme au Maroc. New edition [online]. Tunis:
Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2008 (generated 16
novembre 2023). Available on the Internet:
<http://books.openedition.org/irmc/525>. ISBN: 9782821850460. DOI:
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Zotero compliant

Le temps des entrepreneurs ?


Politique et transformations du capitalisme au
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Myriam Catusse

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