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LA PHILOSOPHIE DE L'ART DE JACQUES MARITAIN

Jacques Maritain est un penseur original et profond, plus original et plus profond que ce que
l’on pense couramment au vu de son étiquette de thomiste, voire de « néo-thomiste ». Cela se
vérifie tout particulièrement dans sa philosophie de l’art.

Maritain se voulait en effet thomiste – plutôt que « néo- » - au sens où il adhérait


profondément à la synthèse théologique et philosophique élaborée par Thomas d’Aquin et ses
meilleurs commentateurs, Cajetan et Jean de Saint Thomas. Mais le philosophe qu’il était
utilisait à fond cet équipement intellectuel, à la fois puissant et pénétrant, pour explorer tous
les aspects de la réalité qui lui était contemporaine. Or, nés respectivement en 1882 et 1883, la
jeunesse et la maturité de Jacques et de son épouse Raïssa se déroulent dans la première
moitié du XXème siècle, théâtre d’une véritable explosion de la vie culturelle, intellectuelle et
artistique, en France, et tout spécialement à Paris. Mariés en 1904, les Maritain deviendront
témoins et acteurs de premier plan de cette période exceptionnelle, spécialement dans la
période dite de Meudon : « Leur maison de Meudon est un foyer spirituel d’accueil et d’amitié où ils
reçoivent célébrités ou inconnus, artistes, intellectuels, venus de tous horizons et de tous pays,
croyants ou incroyants. Art, sciences, politique, morale, religion, toutes les questions sont abordées
dans un climat intellectuel et chrétien de recherches de la vérité et d’accueil, au temps des débats et de
1
la crise de civilisation marquée par l’irruption des totalitarismes » .

Comme le manifeste l’exposition sur « Maritain et les artistes » à la BNU de Strasbourg, c’est
donc en profond connaisseur que celui-ci parle de l’art, et des artistes : peintres (Rouault,
Severini, Chagall), musiciens (Satie, Lourié, Stravinsky), écrivains et poètes (Cocteau, Du
Bos, Reverdy, Max Jacob, Mauriac, Julien Green…). D’ailleurs, Raïssa était elle-même un
poète de haute qualité.

Cette familiarité avec les milieux de l’art, ainsi que sa grande culture artistique, acquise
depuis sa jeunesse, lui permettront de parler des choses de l’art avec compétence, tant du
point de vue de la réception que du point de vue de la production artistique. De fait, la
publication, en 1920, de son premier livre dans ce domaine, Art et scolastique, rencontrera un
large écho dans le monde artistique de l’époque, et deviendra même un ouvrage de référence
pour certains de ses acteurs, tel un Gino Severini2. Jacques Maritain n’a pas seulement
cherché à penser l’art et la création artistique, il a accompagné sur le terrain les artistes dans
leurs recherches créatrices et novatrices.

Après Art et scolastique, les principaux livres de Jacques Maritain sur l’art, marquant autant
d’étapes de sa réflexion, seront : Frontières de la poésie (1935), Situation de la poésie (1938),
La Responsabilité de l’artiste (1960), et son chef-d’œuvre, ouvrage à la fois de recherche et
de synthèse, L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie (1966).

1
Site du Cercle d’études Jacques et Raïssa Maritain :
https://maritain.sharepoint.com/Pages/JacquesetRaissaMaritain.aspx
2
Cf. Justine Grace, The spirit of Collaboration : Gino Severini, Jacques Maritain, Anton Luigi Gajoni and the
Roman Mosaicists, COLLOQUY text theory critique 22, 2011.
Philosophie esthétique, ou philosophie de l’art ?

Bien qu’elle prenne en considération la réception esthétique de l’œuvre d’art lorsque


l’occasion s’en présente, la perspective de Maritain est essentiellement tournée vers l’étude de
la production et de la création artistiques. La pensée de Maritain sur l’art et la beauté n’est
pas d’abord une esthétique, mais, essentiellement, une philosophie de l’art. Il y a sur ce point
convergence avec Etienne Gilson (et la plupart des thomistes) : « On confond souvent avec la
philosophie de l’art, l’esthétique. La confusion est si profondément enracinée, surtout depuis le
triomphe de l’idéalisme kantien, qu’on arrive à en attendre de tout livre intitulé esthétique l’exposé
d’une philosophie de l’art, mais c’est là une erreur, car il ne faut pas confondre le point de vue du
producteur et celui du consommateur »3. Il faut souligner qu’à l’arrière-plan de ce qui apparaît
comme une simple différence de dénomination se trouve en fait un enjeu idéologique majeur4.

En effet, depuis l’Aesthetica de Baumgarten (1750) et la Critique du Jugement de Kant


(1790), on en est venu à considérer quasi universellement, dans l’esprit des Temps modernes
inaugurés par Descartes, qu’il revient à une philosophie esthétique fondée sur le jugement de
goût de remplacer la philosophie de l’art traditionnelle. Luc Ferry est, par exemple, on ne peut
plus clair à cet égard : « Contrairement à une opinion reçue, la problématique de l’esthétique n’a rien
d’intemporel. Elle est, tout à l’inverse, le signe le plus sûr de l’avènement des Temps modernes. (…)
La naissance de l’esthétique comme discipline philosophique est indissolublement liée à la mutation
radicale qui intervient dans la représentation du beau lorsque ce dernier est pensé en termes de goût,
donc, à partir de ce qui en l’homme va apparaître bientôt comme l’essence de la subjectivité, comme
le plus subjectif du sujet. (…) Avec la naissance du goût, l’antique philosophie de l’art doit donc céder
5
la place à une théorie de la sensibilité » .

Or, arrivé à maturité intellectuelle, à travers trois ouvrages aux titres et au propos significatifs,
Maritain prend une position critique vis-à-vis des Temps modernes : Antimoderne (1922),
Trois réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau (1925), Le songe de Descartes (1932). A
rebours d’un jugement superficiel mais répandu, il faut préciser que Maritain est loin d’être
un « réactionnaire » désireux de retourner dans un Moyen-âge idéalisé. Bien au contraire, il
déclare dès l’avant-propos d’Antimoderne que « Ce que j’appelle ici antimoderne, aurait pu tout
aussi bien être appelé ultramoderne. (…) Antimoderne contre les erreurs du temps présent, [la doctrine
6
thomiste] est ultramoderne pour toutes les vérités enveloppées dans le temps à venir » . Pour
Maritain, la synthèse thomiste ne constitue rien de moins que l’équipement intellectuel requis
pour entreprendre le dépassement des limites et des contradictions inhérentes aux Temps
modernes, et entrer résolument dans un « nouvel âge de civilisation ». C’est dans cet esprit
que, s’adressant à l’avant-garde de l’élite culturelle et artistique de son temps, Maritain
entreprend, avec la publication d’Art et scolastique, de manifester dans le domaine de l’art et
de la création artistique la capacité d’un « thomisme vivant » tel qu’il le conçoit à irriguer,
vivifier, renouveler le terreau intellectuel et culturel le plus contemporain. Aussi bien, par
exemple, n’hésite-t-il pas à déclarer, dans Frontières de la poésie (1935) : « Il reste toutefois
que nous devons constater, et sans déplaisir, l’aisance avec laquelle, de fait, les principes très anciens

3
Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau, Vrin, 1963.
4
Il est significatif, a contrario, qu’Umberto Eco ait intitulé sa thèse Le problème esthétique chez Thomas
d’Aquin. (PUF, 1993). De même pour la thèse de Marion Duvauchel, qui fait référence à « l’esthétique » de
Jacques Maritain, plutôt qu’à sa philosophie de l’art : L’Esthétique oubliée de Jacques Maritain, un “chemin de
poésie et de raison”, Éditions Publibook Université, 2009.
5
Luc Ferry, Homo Aestheticus, L’invention du goût à l’âge démocratique, Grasset, 1990.
6
Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes II, pp. 928-929 (souligné par J.M.).

2
rappelés par nous rejoignent les intentions profondes de recherches moderne regardées souvent comme
7
téméraires » .

L’âme et ses puissances. Le Soi.

Pour suivre notre philosophe, il faut en passer par un peu de scolastique. En effet, la
conception que Maritain se fait de l’art et de ce qui s’y rattache (poésie, beauté, intuition
créatrice…) repose sur la métaphysique « science de l’être en tant qu’être », aristotélicienne et
thomiste, et sur l’anthropologie correspondante, selon laquelle l’homme est un composé
d’âme et de corps, parties complémentaires qui constituent ensemble un tout substantiel
unique ; et l’âme n’a de relation au monde extérieur que par le moyen du corps et de ses
capacités sensori-motrices. Rappelons aussi, en bref, que les « puissances » - ou capacités
fonctionnelles - principales de l’âme, sont : la sensibilité, par laquelle elle est en relation avec
le monde extérieur, l’imagination, l’intelligence, par laquelle elle peut connaître tout ce qui
est, la volonté et l’appétit sensible, par lesquels elle tend vers les choses pour s’unir à elles et
se les approprier.

Il est essentiel de noter que ces puissances ne sont pas séparées, ou simplement juxtaposées,
mais qu’elles convergent et s’unissent dans la racine spirituelle de l’âme, qu’on appelle le Soi.
Ainsi, c’est vers le Soi que convergent les informations diverses qui affectent l’âme,
sensations, images, émotions, concepts ; et c’est du Soi qu’émanent les mouvements profonds
de l’âme, et notamment ce que Maritain appelle l’« intuition créatrice », qui est la source de
ce qu’est pour lui la poésie, prise au sens large. « Ce qui nous importe est le fait qu'il y a une
racine commune de toutes les puissances de l'âme, racine cachée dans l'inconscient spirituel, et qu'il y
a dans cet inconscient spirituel une activité radicale où sont engagées ensemble l'intelligence et
l'imagination aussi bien que les puissances de désir, d'amour et d'émotion. Les puissances de l'âme
s'enveloppent l'une l'autre, l'univers de la perception sensible est dans l'univers de l'imagination, qui
est dans l'univers de l'intelligence.(...) Et, conformément à l'ordre des fins et demandes de la nature, les
deux premiers univers se meuvent sous l'attraction et pour le bien le plus élevé de l'univers de
l'intelligence; et pour autant que l'imagination et les sens ne sont pas coupés de l'intellect par
l'inconscient animal ou automatique, où ils mènent à eux seuls une vie sauvage, ils sont élevés chez
l'homme à un état authentiquement humain où ils participent en quelque manière à l'intellect, et où leur
exercice est comme pénétré d'intelligence. (…)
« C’est là, dans cette libre vie de l’intelligence, qui enveloppe une libre vie de l’imagination, à
la racine unique des puissances de l’âme, et dans l’inconscient de l’esprit, que la poésie, je pense, a sa
8
source » .

On peut visualiser cela avec le schéma ci-dessous9 :

7
Œ.C. V, p. 690.
8
L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Œ.C. X, pp. 237-238.
9
Réalisé à partir du schéma de J.M., ibid, p. 235.

3
Qu’est-ce que l’art ?

Dans la perspective aristotélicienne et thomiste, on caractérise deux registres


fondamentalement distincts de l’activité de l’intelligence, selon qu’elle connaît pour
connaître : intellect spéculatif ; ou selon qu’elle connaît pour agir : intellect pratique. Mais
l’ordre pratique se divise lui-même en deux domaines distincts, le domaine de l’agir, qui a
son terme dans l’agent lui-même, et qui a pour but son perfectionnement propre : c’est l’objet
de la vertu de prudence, donc de la morale ou de l’éthique ; et le domaine du faire, dont le
terme est une œuvre extérieure à réaliser : tel est précisément l’objet de l’art.

Pris dans toute sa généralité, l’art est une « capacité à faire » : formellement, « l’art est la droite
détermination intellectuelle des œuvres à faire. (…)
« L’art est une vertu au sens plus large et plus philosophique que les anciens donnaient à ce
mot : c’est un habitus ou un “état de possession”, une force interne développée dans l’homme, qui le
perfectionne dans ses voies opératives et qui, – dans la mesure ou le sujet en use, - lui donne une
inflexible rectitude dans une activité donnée. (…) L’homme qui possède la vertu d’art n’est pas
infaillible dans son œuvre parce qu’il lui arrive souvent d’opérer sans user de sa vertu ; mais la vertu
d’art, en elle-même, n’erre jamais.
« L’art est une vertu de l’intellect pratique – c’est cette vertu particulière de l’intellect pratique
qui concerne la création d’objets à faire.
« On voit ainsi le caractère essentiel de la relation entre l’art et la raison. (…)
« La vertu de l’artisan n’est pas la force du muscle ou la souplesse des doigts. Elle est une
vertu de l’intelligence, et elle doue l’artisan le plus humble d’une certaine perfection de l’esprit.
« Mais, par opposition à la prudence, qui est aussi une perfection de l’intellect pratique, l’art
10
concerne le bien de l’œuvre, non le bien de l’homme » .

10
L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Œ.C. X, pp. 163-166 (souligné par J.M.).

4
Ainsi, la vérité de l’art n’est pas une vérité d’ordre spéculatif ou moral C’est une vérité
d’ordre pratique qui relève essentiellement de la bonne réalisation de l’œuvre à faire.

Les beaux-arts et la poésie

Après avoir considéré l’art en général, il faut aborder la question des beaux-arts. Il est en effet
d’usage courant d’opposer l’artiste à l’artisan, les beaux-arts aux arts de l’utile. Signalons
d’emblée que tout en utilisant ces expressions communes, Maritain souhaite s’en démarquer :
« Il ne faut pas entendre d’une façon trop absolue la division des arts en arts de l’utile
et beaux-arts. Dans la plus humble des œuvres de l’artisan, il y a, si l’art est présent, un souci de
beauté, par une sorte de répercussion indirecte des exigences de la créativité de l’esprit sur la
production d’un objet qui doit servir les besoins humains »11. Et il ajoute en note : « Et même (…) les
expressions courantes d’ “arts de l’utile” et de “beaux-arts”, dont je me sers maintenant pour me
conformer à l’usage, ne sont pas, à mes yeux, bien fondées philosophiquement. Il vaudrait mieux dire
“arts fonctionnels” et “arts libres” ou “autonomes” ».

A la différence des beaux-arts, les arts de l’utile sont ordonnés à des besoins à satisfaire :
« Une autre vérité fondamentale est que, si importantes que puissent être les règles de plus en
plus ingénieuses et raffinées qu’il découvre, l’obligation première de l’artisan est d’obéir à la règle
première – le besoin à satisfaire, auquel sa volonté s’est foncièrement et dès le principe ordonnée ».
(…)
« Mais qu’en est-il de ces arts qu’on appelle beaux-arts ? Disons que dans les beaux-arts ce
que la volonté ou l’appétit demande, c’est le démarrage de la pure créativité de l’esprit, dans son désir
de la beauté – de cette énigmatique beauté dont les amours et les querelles avec la poésie nous
occuperons dans un autre chapitre »12.

En tant qu’arts, les beaux-arts ont pour objet une œuvre. Mais en tant qu’ « arts libres », ils
sont essentiellement ordonnés à l’éveil, à la formation, et à l’expression de la créativité de
l’esprit humain. Et la source de cette créativité, qui ne peut s’exprimer que dans une œuvre
extérieure, non dans un concept immanent à l’esprit, est ce que Maritain appelle l’ « intuition
créatrice ». Dans les beaux-arts, l’art proprement dit est au service de ce que le philosophe
nomme poésie : « J’entends par poésie, non l’art particulier qui consiste à écrire des vers, mais
quelque chose d’à la fois plus général et plus primordial : cette intercommunication entre l’être
intérieur des choses et l’être intérieur du Soi humain qui est une sorte de divination. (…) La poésie en
ce sens est la vie secrète de chacun des arts et de tous les arts ; et c’est un autre nom pour ce que
Platon appelait mousikè »13.

La poésie est un chant de l’âme, qui exprime l’éveil du Soi en lequel consiste l’intuition
créatrice ou poétique.

Pour rendre compte de la créativité humaine, Maritain recourt à une analogie avec la création
divine : « D'une manière qui ressemble à celle dont la création divine présuppose la connaissance que
Dieu a de sa propre essence, la création poétique présuppose, comme condition absolument première,
une saisie, par le poète, de sa propre subjectivité, en vue de créer. (...)
« Mais la substance de l'homme lui est obscure à lui-même. (...) La subjectivité en tant que
subjectivité est inconceptualisable; elle est un abîme inconnaissable. (...) Le poète ne se connaît qu'à
la condition que les choses résonnent en lui, et qu'en lui d'un même éveil, elles et lui sortent ensemble
du sommeil. (...)

11
Ibid. p. 172
12
Ibid. p. 171
13
Ibid. p. 107

5
« Son intuition, l'intuition créatrice, est une obscure saisie de son propre soi et des choses
ensemble dans une connaissance par union ou par connaturalité qui naît dans l'inconscient spirituel
et qui ne fructifie que dans l'œuvre »14.

Soulignée par moi, cette dernière phrase résume, en quelques mots bien ciselés, l’essentiel de
la pensée de Jacques Maritain sur l’intuition créatrice en tant source de la poésie.

La poésie et la beauté

Dans Art et scolastique, et à nouveaux frais dans L’Intuition créatrice, Maritain explicite, en
suivant la doctrine de Thomas d’Aquin, la définition de la beauté : id quod visum placet ;
c’est-à-dire « ce qui, étant vu, plaît », et les caractères universels : integritas « intégrité »,
consonantia « harmonie », claritas « clarté » ou « rayonnement », que les anciens lui
attribuaient : « La beauté nous apporte de la joie dans l’acte même de connaître – une joie qui
déborde de la chose qu’atteint cet acte.
« Or, ce qui connaît, au sens plein de ce mot, c’est l’intelligence. L’intelligence est donc la
faculté propre de perception de la beauté, le sens qui la saisit. Si la beauté fait la joie de l’intellect,
c’est qu’elle est essentiellement une certaine excellence dans la proportion des choses à l’intellect.
D’où les trois caractères essentiels ou éléments intégrants traditionnellement reconnus dans la beauté :
intégrité, parce que l’intellect se plaît dans la plénitude de l’être ; proportion ou consonance, parce que
l’intellect se plaît dans l’ordre et l’unité ; rayonnement ou clarté, parce que l’intellect se plaît dans la
lumière ou dans ce qui, émanant des choses, fait que l’intelligence voit »15.
« Et ainsi, dire avec les scolastiques que la beauté est le resplendissement de la forme sur les
parties proportionnées de la matière, c’est dire qu’elle est une fulguration d’intelligence sur une
16
matière intelligemment disposée » .

Ces caractères de la beauté doivent être pris de façon analogique. Au premier abord, ils
proviennent empiriquement du domaine de la perception sensible de la beauté, de l’esthétique
au sens étymologique - ce qui étant vu, plaît - : « Ainsi l’homme peut sans doute jouir de la beauté
purement intelligible, mais le beau connaturel à l’homme, c’est celui qui vient délecter l’intelligence
par les sens et par leur intuition. Tel est aussi le beau propre de notre art, qui travaille une matière
17
sensible pour faire la joie de l’esprit » .

Cependant, pour Maritain, la beauté relève intrinsèquement et de plein droit du domaine de


l’intelligible, de la métaphysique de l’être en tant qu’être. Il ne craint pas d’affirmer que « ce
n’est pas la beauté que nos sens perçoivent, et ici nous sommes obligés d’introduire une nouvelle idée,
l’idée de beauté esthétique, comme contre-distinguée à la beauté transcendantale. Lorsqu’on en vient à
la beauté esthétique en effet, on a affaire à une province de la beauté où les sens et la perception
sensible jouent un rôle essentiel, et dans laquelle, par suite, toutes choses ne sont pas belles. (…)
« Nous pouvons noter ici que l’art entreprend d’imiter à sa façon la condition propre aux purs
esprits : il tire la beauté des choses laides et des monstres, il tente de surmonter la division entre beauté
et laideur, en résorbant la laideur dans une espèce supérieure de beauté, et en nous transportant au-delà
du beau (esthétique) et du laid. En d’autres termes, l’art fait effort pour surmonter la distinction entre
beauté esthétique et beauté transcendantale, et pour résorber la beauté esthétique dans la beauté
18
transcendantale » .

14
Ibid. p. 242-244
15
Ibid. p. 298
16
Art et Scolastique, Œ.C. I, p. 643 (souligné par J.M.).
17
Ibid. p. 642 (souligné par J.M.)
18
L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Œ.C. X, pp. 302-304

6
Le Beau est un « transcendantal », c’est-à-dire une dimension du réel aussi universelle que
l’être lui-même, et équivalente à lui, comme l’Un, le Vrai, ou le Bien : « On peut dire que la
Beauté est la splendeur de tous les transcendantaux réunis »19.

Ce caractère transcendantal de la beauté explique pourquoi, selon Maritain, les beaux-arts ne


sont pas à proprement parler des « arts du beau »20. Pour lui, le beau ne saurait être l’objet
propre et spécificateur de la poésie. De fait, il va jusqu’à soutenir que la poésie n’a pas
d’objet : « La science a un objet, qui est infini : l’être à conquérir. […] L’art aussi a un objet, qui est
fini et enfermé dans un genre : l’œuvre à faire. […] Mais la poésie n’a pas d’objet. Et c’est pourquoi,
en poésie, la créativité est libre créativité. […] Ainsi la beauté n’est pas l’objet de la poésie, elle est
[…] le corrélatif transcendantal de la poésie. […] Pour la poésie, il n’y a pas de but, pas de fin
spécificatrice. Mais il y a une fin au delà. La beauté est le corrélatif nécessaire et la fin au delà de
21
toute fin de la poésie » . En conséquence, pour notre philosophe, le poète et l’artiste ne peuvent
directement « produire » de la beauté, sauf à tomber dans l’académisme, mais ils tendent à
« engendrer dans la beauté »22 :
« L’intuition poétique n’est pas ordonnée à la beauté comme à une fin ou un objet
spécificateurs, elle ne veut que manifester tout ensemble l’intériorité du poète et ce qui résonne en elle
– et si l’intuition poétique est réellement exprimée, elle sera inévitablement exprimée dans la beauté,
même sans qu’on y pense, car toute expression réelle de l’intuition poétique reçoit de celle-ci intégrité,
consonance et rayonnement »23.

« L’art mordu par la poésie aspire à se libérer de la raison »24

Dans le domaine de la philosophie de l’art, Jacques Maritain s’est livré à un immense travail
d’exploration et d’élaboration, qu’il n’a cessé d’approfondir, et dont il est impossible de
donner une idée suffisamment complète dans le cadre de cet article. On se contentera de
souligner, en guise de conclusion, la justesse et la fécondité de la distinction que Maritain a
opérée entre l’art, qui est pour lui une activité proprement intellectuelle – « vertu de l’intellect
pratique » –, relevant donc de la raison ; et ce qu’il nomme poésie, manifestation du Soi
éveillé par mode de connaturalité, et qui, à ce titre, provient de la source ultime de la
subjectivité, en amont de la raison proprement dite. Armé de cette distinction, il a pu être
particulièrement attentif à la prise de conscience progressive, au cours de l’époque moderne et
contemporaine, de la poésie dans sa nature propre, provoquant un mouvement d’émancipation
de celle-ci vis-à-vis de l’art, et conduisant à une revendication d’autonomie, voire d’une
indépendance allant jusqu’à vouloir « se libérer de la raison ». Maritain nous offre ainsi une
clef précieuse pour comprendre, au moins en partie, le sens des évolutions de l’art
contemporain. Il nous invite également à percevoir, dans cette affirmation croissante de la
poésie dans l’art moderne, aussi provocante ou anarchique qu’elle ait parfois pu paraître, un
témoignage irréfragable de la spiritualité naturelle de l’âme humaine.

Louis Chamming’s

19
Ibid. p. 300
20
A contrario, cf. Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau, Vrin, 1963.
21
L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, Œ.C. X, pp. 309-310 (souligné par J.M.).
22
Cf. Ibid. p. 316 : « L’art engendre dans la beauté, il ne produit pas la beauté comme un objet à faire ou une
chose contenue dans un genre ».
23
Ibid. p. 313
24
Op. cit. titre du chap. III.

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