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EAN 9782845924208
Copyright © Presses du Châtelet, 2014.
DU MÊME AUTEUR

Au péril des idées, entretiens avec Edgar Morin, Presses du Châtelet, 2014.
L’Islam et le Réveil arabe, Presses du Châtelet, 2011.
Mon intime conviction, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2011.
L’Autre en nous, Presses du Châtelet, 2009.
Islam, la réforme radicale, Presses du Châtelet, 2008.
Un chemin, une vision. Être les sujets de notre histoire, Tawhid, 2008.
Quelques lettres du cœur, Tawhid, 2008.
Muhammad, vie du Prophète, Presses du Châtelet, 2006.
Faut-il faire taire Tariq Ramadan ? entretiens avec Aziz Zemouri,
L’Archipel, 2005.
La Mondialisation : résistances musulmanes, Tawhid, 2004.
Peut-on vivre avec l’islam ?, entretiens avec Jacques Neirynck, Favre,
Lausanne, 1999 ; 2004.
Les Musulmans d’Occident et l’Avenir de l’islam, Actes Sud, 2003.
Dar ash-shahada : l’Occident, espace du témoignage, Tawhid poche, 2002.
L’Islam en questions, avec Alain Gresh, Actes Sud, 2000 ; « Babel », 2002.
Entre l’homme et son cœur, Tawhid, 2000.
La Spiritualité, un défi pour notre société, avec Michel Bertrand, Michel
Morineau, Luc Pareydt, Tawhid/Réveils publications, 2000.
La Non-Violence ? Des images idéales à l’épreuve du réel, Fédérations
nationales des enseignants de yoga, Dervy, 2000.
La Méditerranée, frontières et passages, Thierry Fabre (dir.), Actes Sud
« Babel », 1999.
Être musulman européen, Tawhid, 1999.
L’Irrationnel, menace ou nécessité ?, Le Monde/Seuil, 1999.
Aux sources du renouveau musulman, Bayard-Centurion, 1998 ; Tawhid,
2001.
La Tolérance ou la Liberté ? Les leçons de Voltaire et de Condorcet,
Claude-Jean Lenoir (dir.), Complexe, Bruxelles, 1997.
Islam, le face-à-face des civilisations. Quel projet pour quelle modernité ?,
Tawhid, 1995 ; 2001.
Péril islamiste ?, Alain Gresh (dir.), Complexe, Bruxelles, 1995.
Les Musulmans dans la laïcité. Responsabilités et droits des musulmans
dans les sociétés occidentales, Tawhid, 1994 ; 2000.
Sommaire

Page de titre
Copyright

Introduction

Première partie

ISLAM, CONCEPTION DE L’HOMME ET HUMANISME

1. Quelques concepts clés


2. La conception de l’homme en islam
3. Le sens de la vie
4. L’univers comme livre
5. Savoir du cœur et savoir de l’esprit

Deuxième partie

LA FOI, LA VOIE ET LA RÉSISTANCE

6. La foi et la Voie, ash-shahāda wa ash-sharī‘a


7. Le souffle et la voie
8. La présence du cœur, notre spiritualité
9. L’être féminin, une réappropriation
10. Paroles et musique
11. Le compte de nos peurs
12. Le devoir de résistance
13. La voie de la paix
Troisième partie

JIHÂD, VIOLENCE, GUERRE ET PAIX EN ISLAM

14. Les germes de la violence


15. La paix au cœur de l’islam
16. La réalité des conflits
17. Les cinq conditions de la résistance
18. Cinq principes : quelles leçons ?
19. Pour un jihād social
20. Aller au bout de la logique plurielle

Quatrième partie

MUSULMANS D’OCCIDENT :
CONSTRUIRE ET CONTRIBUER

21. Entre hier et aujourd’hui, construire notre avenir


22. « Intégration » : un concept piégé ?
23. Quelle présence musulmane ? Identité et citoyenneté
24. Les cinq piliers d’une sage présence
25. Comprendre et s’engager
26. Premières étapes

Conclusion
Bibliographie indicative
INTRODUCTION

Pas un jour sans que l’on parle de l’islam, des musulmans, de la violence
ou de l’extrémisme. Tout se passe comme si le monde, et non seulement
l’Occident, avait un problème avec les musulmans et l’islam. Qu’il s’agisse
des régimes politiques, des traits culturels ou des relations entre musulmans
(sunnites, chiites et entre les courants de pensées), force est de constater des
absences de liberté, un patriarcat prédominant, des divisions, des tensions,
des guerres. Les sociétés majoritairement musulmanes sont en crise.
En Occident, le paysage n’est pas plus rose : la « question de l’islam » est
partout. De la religion à la laïcité, de la citoyenneté à l’immigration, de
l’intégration au multiculturalisme, de la marginalité à la violence, tout
semble corroborer cette impression négative. Il faut ajouter ces nouvelles
aspirations de jeunes qui pendant des années ne se sont pas engagés pour les
causes internationales en Afrique, au Moyen-Orient ou en Palestine, et qui
soudain partent follement en guerre, au jihād pensent-ils, en Syrie ou en
Irak, rejoindre des groupes violents, extrémistes, avec des méthodes
effroyables qui trahissent les enseignements les plus élémentaires de
l’islam.
Nous voilà en pleine confusion et l’on ne sait plus bien ce qu’est cet
islam dont on parle tant, qui le représente et qui le trahit, qui en a la
légitimité et qui l’usurpe. La cacophonie est partout. Beaucoup
d’Occidentaux qui ne sont pas de confession musulmane sont perdus et ne
retiennent que les perceptions forcément néfastes et négatives : l’islam se
réduit à un problème. Au demeurant, il en est de même pour les
musulmans : tout paraît confus, qui dit vrai, qui manipule, comment se
situer, que dire, que faire ?
Il faut parfois revenir aux choses élémentaires, aux notions et aux
conceptions premières, afin d’essayer de clarifier les choses, de dépasser la
confusion et de déterminer des étapes et des priorités dans la recherche de
solutions concrètes. Nos réflexions sur l’islam commencent souvent à partir
de nos analyses ou de nos perceptions des problèmes rencontrés sur le
terrain. C’est peut-être suivant la méthode inverse qu’il faut procéder.
Appréhender les notions et les principes, puis les confronter très
pratiquement avec le réel et ses défis. C’est ce que nous nous proposons de
faire dans le présent ouvrage.
Il s’agit pour nous de commencer par le commencement : quelle
conception de l’homme trouve-t-on au cœur du message islamique ?
Comment déterminer « l’humanisme de l’islam », pour reprendre le titre de
l’ouvrage de Marcel A. Boisard1 ? Cela nous permettra de parler du rapport
au divin, du sens donné à la vie, aux autres religions et spiritualités, à la
relation au cosmos, à la nature, etc. Il est impératif de revenir à ces
principes fondateurs si l’on ne veut pas s’enliser dans des débats sans fin
sur les incompréhensions, les excès et les extrémismes. Il s’agit d’une
introduction simple, je dirais sereine, aux fondements de l’islam et de son
message. Cette étape nous paraît être le passage obligé pour toutes les
femmes et tous les hommes, musulmans ou non, désireux de comprendre,
de dialoguer, de vivre ensemble et de changer, ensemble également, ce
monde pour le meilleur.
Dans une deuxième partie, nous poursuivons ce travail de défrichage
terminologique en discutant des deux notions centrales de shahāda
(témoignage) et de sharī‘a (voie) en islam. C’est armé de ce bagage que
nous pouvons pousser plus loin la réflexion sur la spiritualité musulmane et
ce qu’elle exige de réflexions, de compréhension, d’effort (jihād) et
d’engagement. Ici encore, il ne faut pas manquer cette étape qui consiste à
rappeler les fondements avant de nous engager sur une réflexion sur la
situation des femmes et de leur libération, laquelle s’impose au-delà des
carcans littéralistes et culturels. Il en va de même concernant la question de
la culture et de l’esthétique, comme de l’engagement social. Nous traiterons
de toutes ces questions dans un souci de mise en perspective théorique, sans
oublier la prise en compte du réel et des vrais problèmes auxquels sont
confrontés les musulmans de nos jours. La résistance et la réforme sont ici
les maîtres mots sur la Voie.
Notre troisième partie se concentre sur une question de première
importance aujourd’hui. Alors que l’on entend partout parler de jihād et de
guerre, qu’en est-il de la conception islamique de la paix et de la guerre
(jihād-qitāl) ? Comment­circonscrire les contours d’une éthique de la guerre
en islam ? Nous nous sommes penchés sur ces questions afin d’en éclairer
la compréhension, mais aussi pour répondre aux conceptions erronées et
folles défendues par certains groupements islamiques (comme Da’esh et le
soi-disant « État islamique » en Syrie et en Irak), qui promeuvent la
violence et le meurtre sans aucune légitimité. L’éthique islamique de la
guerre répond à des conditions strictes et le jihād est une résistance dont
l’objectif doit être la justice et la paix, non la violence et la terreur. Nos
jeunes et nos moins jeunes doivent se libérer de ces visions manichéennes
et dangereuses, accéder à une compréhension plus juste et plus approfondie
de la tradition musulmane et de son message, qu’il est de notre
responsabilité d’exposer sans nier la légitimité de la diversité des
interprétations possibles, tout en étant très explicite sur les interprétations et
les idéologies clairement anti-islamiques en ce qu’elles trahissent tous les
fondements de l’islam. La diversité des opinions et l’absence d’une autorité
centrale en islam, sunnite comme chiite, ne permettent pas de justifier
l’injus­tifiable, l’horreur ou le meurtre caractérisé. Ce que font certains
musulmans au nom de l’islam, en Syrie, en Irak, en Afrique ou ailleurs, en
tuant des innocents, décapitant des journalistes, en exécutant sommairement
des civils, tout cela, disons-nous, doit être condamné fermement. Un retour
aux sources nous en convaincra sans l’ombre du moindre doute. Le
message de l’islam reconnaît la légitimité de la lutte armée dont l’objectif
est de résister à l’oppresseur dans le but d’établir la justice et la paix. En
sus, même la légitime défense doit obéir à des conditions qui déterminent
un code éthique en situation de guerre.
Notre quatrième partie s’intéresse aux Occidentaux musulmans et
commence par mettre en avant un principe : rien ne peut cautionner une
mentalité victimaire chez des individus qui se plaignent et blâment autrui.
Tout commence­ par soi, par sa propre prise en charge comme sujet de son
histoire, conscient de ses responsabilités autant que de ses droits, avec pour
objectif de contribuer au bien-être général et de devenir une valeur ajoutée
dans les sociétés occidentales. Ainsi, il faut commen­cer à comprendre le
message islamique à la lumière du contexte occidental, puis chercher à
développer une vision, des priorités, une méthodologie et des partenariats
avec les concitoyens occidentaux d’autres confessions ou sans confession.
Il ne peut être question de demeurer passif et/ou de s’isoler : l’expérience
historique des Occidentaux musulmans doit leur apprendre le renouveau de
leur lecture des textes, la réforme de leur intelligence, la compréhension de
l’Occident (avec son histoire, ses mémoires, ses cultures, ses acquis et ses
traumas), le sens de la contextualisation et des priorités. Beaucoup de
choses positives sont observables sur le terrain, dont on entend peu parler ;
elles contribuent pourtant à un renouveau qui bientôt sera plus positivement
visible en Occident. Pour autant, il ne s’agit pas de devenir des musulmans
invisibles, acceptés et tolérés grâce à leur invisibilité ; il faut bien plutôt
changer les modalités de cette visibilité, qui doit être la visibilité de la
spiritualité, de la compétence, de l’éthique, de la justice, de la solidarité
et de l’empathie. Les chantiers sont importants et les responsabilités
multiples. Il appartient aux musulmanes et aux musulmans de se prendre en
charge et, contre tous les rejets, tous les racismes et l’islamophobie
ambiante, de s’engager sur le long terme, avec patience et détermination, à
la lumière d’une vision et de finalités claires. Cette révolution silencieuse
est d’ores et déjà en marche.
Il reste qu’il faut aller plus loin aujourd’hui en termes de pensée critique,
autocritique et d’engagement. Nous parlons d’une véritable révolution
intellectuelle, copernicienne, par laquelle on comprenne que le problème
réside d’abord en nous et qu’il nous faut remettre de l’ordre dans nos esprits
et nos consciences. Trop de femmes et d’hommes assistent, impuissants, à
la critique et au rejet et finissent par s’isoler ou par nourrir un sentiment
d’altérité au cœur de l’Occident. De la sorte, ils confirment les thèses des
partis d’extrême droite et de tous les racistes, dont ils font le jeu, selon
lesquels les musulmans ne sont pas complètement français, belges ou
américains, en un mot jamais tout à fait occidentaux.
L’appartenance n’est pas un cadeau que l’on nous offre sur un plateau, ce
n’est pas même un passeport que l’on obtient, c’est un sentiment, un
ressenti, un cœur, un goût que l’on doit nourrir au gré de nos engagements,
de nos dialogues et de nos espérances. Le sentiment d’appartenance exige
un « sujet citoyen » (avec une éthique citoyenne), conscient, engagé, au
service de sa collectivité, car c’est ici que se vit sa vie et que grandiront ses
enfants. C’est cela qu’il faut développer, avec le souci permanent de
contribuer, d’être une valeur ajoutée qui, avec le temps, relève et gagne ce
double défi : accéder pour soi à la confiance et à la sérénité, offrir la justice
et la solidarité à autrui. Ces défis se gagnent avec le cœur autant qu’avec
l’intelligence ; ils exigent la dignité et la justice, mais ne sauraient être sans
empathie ni compassion. Pour les musulmans comme pour leurs
concitoyens, il s’agit d’une expérience de la réconciliation entre nos valeurs
et notre agir avec, toujours, cette humilité de reconnaître nos contradictions
et de chercher, chaque jour davantage, à mieux les gérer et les dépasser.
Les spiritualités nous y invitent, notre rationalité nous le commande et les
manquements de nos sociétés nous le rappellent : nous sommes ce que nous
faisons de nous-mêmes et ni Dieu ni aucun autre coupable ne saurait nous
absoudre de nos démissions.

(Oxford, octobre 2014)

___________________
1. Albin Michel, 1979.
PREMIÈRE PARTIE

ISLAM, CONCEPTION DE L’HOMME


ET HUMANISME
our pouvoir aborder l’islam à travers une compréhension saine et apaisée,
P une thématique progressive est ici proposée qui met en évidence ses
éléments essentiels. Ces derniers reposent sur un message déterminé par la
relation avec le divin et fondé sur une conception de l’homme très
spécifique.
Nous nous arrêterons d’abord sur la définition et l’explication d’un
certain nombre de concepts, au premier rang desquels on placera le mot
islām. Cela permettra de mettre en évidence, par le biais de la réflexion
autour du Créateur, un certain nombre de considérations sur la conception
islamique de l’homme. On comprendra de la sorte combien les deux
conceptions sont intrinsèquement liées.
Ces définitions s’imposent tant il est vrai que l’on oublie trop souvent
que les mots employés n’ont pas forcément le sens que l’on pensait vouloir
leur donner. Nos définitions peuvent être différentes, elles peuvent parfois
s’opposer ; il semble donc nécessaire d’être très clairs et très exigeants sur
la formulation et sur les terminologies employées tout comme sur les
nuances qu’elles peuvent comporter. Ainsi, si la question de l’homme est
très souvent abordée, elle mérite néanmoins une définition claire car le
regard que l’on porte sur l’humain varie en fonction de notre
compréhension, de notre tradition, de notre culture. On s’aperçoit que
même dans les traditions proches – comme les traditions juive, chrétienne et
musulmane, relevant toutes les trois du monothéisme –, la conception de
l’homme s’articule, se comprend, s’approfondit, se médite différemment.
Aussi un élément apparaît-il déterminant pour l’avenir du dialogue : il s’agit
de retrouver le sens de la nuance, de la complexité et de
l’approfondissement de concepts qui semblent souvent faussement évidents.
Un autre terme central de la tradition musulmane sera également abordé :
celui du cheminement ou de la progression qui définit l’humain dans la vie
et le temps.
Notre conclusion s’intéressera encore à deux notions fondamentales de
l’univers islamique : le savoir et l’amour. Le savoir est incontournable, cela
va sans dire, mais il est également impératif de montrer la centralité de
l’amour en islam. On le rappelle trop peu (au point, parfois, de donner
l’impression que c’est une dimension secondaire de l’islam), mais c’est
dans l’amour que s’accomplit réellement l’accès au sens et à la présence
du divin.
1
Quelques concepts clés

On utilise certains concepts comme si leur sens était défini et acquis de


fait. Or des termes aussi coutumiers que islām, Allāh, « noms divins », etc.,
ont parfois un sens très spécifique, voire sont polysémiques comme nous
allons le voir.

Don de soi et paix

Le terme islām vient de la racine arabe salama qui comporte­ deux


orientations importantes. La première est l’acte de soumission, au sens
d’offrir son être, c’est-à-dire la reconnaissance par la conscience de
l’homme d’un Être au-delà de tous les êtres, d’un Créateur, Un et Unique,
auquel la conscience reconnaît la préséance sur toutes choses. Il est un, il
n’y a pas d’autre Dieu que Lui. Il est au-delà de tout ce que l’on peut
imaginer.
La seconde orientation de ce terme – sur laquelle on n’insiste pas
suffisamment – est la dimension de l’accession à la paix que l’on perçoit
dans le mot salama, salima. Dans la tradition musulmane, nous avons l’idée
de nous prémunir, de nous protéger ou de mettre un terme à tout ce qui peut
nous perturber afin d’accéder à l’état de paix intérieure.
Ces deux orientations sont intrinsèquement liées et définissent justement
et pleinement le terme islām. L’une accompagne l’autre, elles se complètent
et fondent l’homme dans sa dimension essentielle, celui d’être de cœur,
d’intimité. La reconnaissance de Dieu par l’homme lui procure la paix
intérieure. Il y a bien cette idée de la relation à la transcendance qui, en
ramenant l’homme à la vie intérieure, lui procure immédiatement la paix.
L’islam signifie en fait « entrer dans la paix du Divin par le don de soi ».
Une tradition musulmane met en évidence que Dieu a quatre-vingt-dix-
neuf noms – même s’ils sont en fait bien plus nombreux. Parmi eux, on
retrouve as-Salām, la Paix. Dieu est la Paix, et Il nous enjoint par cette
qualification entière, totale et parfaite de cheminer vers cet état de paix
intérieure. Or l’homme n’aboutit à cette paix que lorsqu’il est en mesure de
reconnaître ce qui fait l’essence de son âme, lorsqu’il est en phase totale
avec son être originel par la reconnaissance du divin.

Que dire de Dieu ?

Il nous faut aussi définir clairement la conception islamique de la religion


qui diffère quelque peu de la conception chrétienne : la religion ou la
religiosité n’est identifiée ni par un prophète ni par une règle. L’islam se
présente comme un acte de foi, c’est la reconnaissance d’une adhésion
consciente à l’Être suprême. Appréhender la dimension du Transcendant
signifie se libérer de toute manifestation du contingent. On retrouve ici
l’idée de la reconnaissance de l’Unique pour se libérer de tout ce qui relève
des contingences de la vie ; reconnaître qu’Il est, c’est se libérer de toute
soumission à ce qu’Il a créé : influences des êtres humains, modes, tensions
personnelles, émotionnelles ou matérielles. L’islam, donc, se définit par cet
état de reconnaissance.
Quand, au XVIIIe siècle, certains penseurs comme Montesquieu ou
Voltaire commencent à s’intéresser à la question de l’islam, on les entend
parler de « Mahométans ». Cette appellation en soi est une grave erreur car
elle fait référence, par analogie, à ce que l’on connaît pour le christianisme
et le Christ. Or, dans la tradition musulmane, on se réclame d’un acte de
reconnaissance du Créateur de tous les hommes, et non pas d’un être
humain, même s’il est notre modèle, même s’il est celui qui va nous
permettre de nous rapprocher de Dieu. C’est un aspect fondamental, car
ici le rapport du Créateur à sa Création est déplacé et se différencie de la
conception chrétienne.
Certes, ces aspects peuvent paraître secondaires, voire des évidences,
mais il faut savoir les dire avec force surtout dans l’espace occidental, dans
un contexte qui a en quelque sorte enraciné dans l’inconscient collectif des
représentations faussées qui remontent parfois au Moyen Âge.
Sans les citer de façon exhaustive, il se trouve un certain nombre
d’exemples qui mettent en exergue les fausses compréhensions et les
amalgames qui ont eu cours tout au long de l’Histoire. Par exemple, un
penseur aussi brillant que Chateaubriand a pu écrire que le dieu des Arabes
était Allāh comme s’il était spécifiquement le dieu des musulmans ou des
Arabes. Or Allāh est la traduction du mot « Dieu » en arabe. En français,
nous dirons donc Dieu et non Allāh – et ce même s’il y a des personnes qui
continuent quand elles parlent français ou anglais de dire Allāh pour mettre
en évidence la spécificité du nom à partir de la langue arabe. Les chrétiens
coptes en Égypte disent Allāh pour parler de Dieu, car il s’agit du mot
employé dans leur langue ; un anglophone, quant à lui, dira God. Ainsi, tout
est question ici de traduction, et non de pluralité de dieux spécifiques aux
civilisations ou aux peuples. Il est un Dieu Unique et Son appellation varie
selon la langue usitée.
Pourquoi cette nuance paraît-elle si importante ? Parce qu’une fois sorti
de cette règle linguistique on sort du clivage de l’altérité. On dit des
musulmans : « Ils disent Allāh comme s’Il était leur dieu », alors que la
tradition musulmane tend à montrer qu’Il est Un et qu’Il est le même pour
tous les temps, pour tous les peuples : Il est Celui qui a parlé à Moïse et qui
a accompagné Jésus, de même qu’Il a créé les êtres humains et a établi le
cycle des prophéties. Ce Dieu est unique et n’a aucun associé : c’est le sens
du tawhīd qui fonde l’exigeant monothéisme islamique. Cela marque – on
doit le souligner – une différence par rapport à la tradition chrétienne qui
reconnaît trois hypostases à Dieu, lesquelles fondent le mystère de la
Trinité.
Si l’on veut faire l’effort du dialogue et du rapprochement interreligieux,
il apparaît préférable d’établir ce dialogue dans l’exigence et la
reconnaissance des différences. La Trinité est une représentation qui recèle
un aspect mystérieux et elle ne peut être en soi totalement réductible à
l’approche rationnelle. Sans y voir une marque de dénigrement, il faut
plutôt comprendre que reconnaître cela est une marque de reconnaissance
de cette différence et de respect de la croyance chrétienne. Dans la tradition
musulmane, la notion de Trinité est absolument absente. Il est Dieu dont la
marque particulière réside dans le fait que rien ne Lui ressemble. Rien à
partir de notre intelligence, de notre imagination ni même de nos rêves ne
peut Le représenter. Il est Celui qui est Le plus Savant et qui entend tout ce
qui peut être entendu dans sa totalité, au-delà même de notre entendement.
On trouve donc ici l’affirmation de la perfection de Dieu, mais aussi – et
il est nécessaire de le souligner – l’irréductibilité de cet Être à l’intelligence
humaine. Dieu est parfait et illimité dans Sa perfection, ce qui le rend
inaccessible à notre intelligence limitée. On pourrait alors se poser la
question de savoir comment parler de Lui s’Il n’est pas accessible à notre
entendement ; la tradition musulmane se veut encore, à ce niveau, très
exigeante : on ne peut dire de Dieu que ce qu’Il nous a dit de Lui-même.
Dans la tradition biblique, on pourrait illustrer cela par la question de
Moïse : « Qui es-tu ? » et Dieu de lui répondre : « Je suis Celui qui est. »
C’est une dimension de l’Être dans son absolu mais qui ne se réduit pas à
la définition de l’intelligence humaine, ce qui donne immédiatement au
cœur et à l’intelligence une marque d’humilité par rapport au Créateur.
L’homme ne peut s’approcher de Lui que par ce qu’Il a dit de Lui-même,
mais jamais l’humain ne pourra Le saisir ni Le définir dans Son absolu.
Après Allāh, le deuxième nom mis en évidence dans le Coran est ar-
Rahmān, que l’on pourrait traduire par « le Tout-Miséricordieux » ;
cependant, ici encore, Dieu nous donne un nom, une qualification qui
permet à notre intelligence de nous orienter vers Sa compréhension sans
jamais en circonscrire totalement ni parfaitement la définition. Nous
connaissons, par exemple, la notion de générosité dans le sens humain ; un
homme peut être généreux et on peut le qualifier ainsi s’il possède cette
qualité, mais Dieu, Lui, est Le Généreux au-delà de toutes les générosités
imaginables.
Notre intelligence nous mène sur un chemin, mais elle ne définit jamais
parfaitement l’Être qu’Il est au-delà de toute perfection concevable ; elle
nous oriente seulement vers le chemin de ce qu’Il est. Notre foi, quant à
elle, nous approche de la compréhension et nous donne davantage de
proximité par un travail de méditation intérieure et d’initiation. Dans les
traditions mystiques, notamment le soufisme (tasawwuf), il existe cet
exercice de la répétition des Noms de Dieu afin de s’imprégner, comme le
disent certains soufis, de la portée de Son nom pour s’affranchir
spirituellement dans Sa réalité, sans jamais, encore une fois, Le circonscrire
intellectuellement.
Nous pouvons aussi citer l’autre nom de Dieu le plus souvent répété dans
la psalmodie coranique : ar-Rahīm (Bismillah ar-Rahmān ar-Rahīm). Si
les deux noms ont la même racine, celui-ci comporte une nuance en termes
de don de la miséricorde : Il est Le Miséricordieux dans la totalité de la
miséricorde contenue dans Son être (ar-Rahmān), et Il est Celui qui
dispense cette miséricorde au-delà de toute générosité imaginable (ar-
Rahīm).
Donc Dieu s’offre à l’homme au travers de Ses noms pour lui permettre
de L’approcher sans qu’il puisse avoir la possibilité de L’atteindre ni
l’orgueil de Le définir ou de Le défier. Dans ce principe relationnel, la
notion d’humilité paraît fondamentale. Il est Le Créateur (al-Khāliq), Celui
qui donne forme à toute chose (al-Musawwir), Le Savant par excellence
(al-‘Alīm), l’Absolu (as-Samad), l’Éternel (al-Bāqī). Il existe une liste de
noms qui spirituellement rappellent Sa puissance et Sa perfection, mais Il a
aussi des noms qui mentionnent Sa miséricorde, Sa sagesse (al-Hakīm), Sa
douceur (al-Halīm), Sa bonté (al-Latīf) ou Son amour (al-Wadūd). Ces
qualités orientent notre cœur et dépassent notre entendement. Nous ne
possédons pas, dans notre construction intellectuelle ou émotionnelle, la
possibilité de saisir la perfection ; nous ne connaissons que la perfectibilité,
c’est-à-dire la possibilité de cheminer vers la perfection sans jamais
l’atteindre vraiment.
2
La conception de l’homme en islam

En comprenant clairement le rapport de la Création au Créateur, nous


pouvons saisir plus justement la conception de l’homme dans la tradition
islamique. Notre compréhension du Créateur posera alors les termes et les
jalons de notre cheminement, le sens de la vie. Fondamentalement, c’est en
s’éveillant à la conscience et à la connaissance de Dieu que nous pourrons
saisir la définition de l’homme en islam. Lorsque Dieu a créé l’être humain,
Il lui a insufflé cette reconnaissance originelle et innocente du divin, un
souffle, une aspiration naturelle.
Comme pour la notion de religion, il nous faut être très clairs sur la
terminologie employée et sur les définitions, pour éviter les approximations
et les propos superficiels. Surtout quand il s’agit de présenter notre religion
ou d’entamer un dialogue. Dans les sociétés dans lesquelles nous vivons,
nous avons différentes traditions qui se mêlent, qui vivent ensemble, et nous
devons, afin de leur demeurer fidèles, être très exigeants dans notre
dialogue. Nous pouvons et devons accepter les différences, voire les
oppositions ; mais nous devons donner la possibilité à autrui de nous
comprendre, de nous connaître afin de saisir les éléments qui nous
rassemblent et déterminer ceux qui nous distinguent. Or beaucoup font
encore aujourd’hui l’économie d’un tel effort pourtant indispensable.

Souffle originel et lumière

La tradition musulmane se distingue par la définition qu’elle donne de


l’homme parce qu’elle la situe dans une dimension différente des traditions
juive ou chrétienne. Dans un verset de la sourate 7 du Coran (al-A‘raf,
« Les Limbes »), la Révélation met en évidence une conception qui
rassemble pratiquement tous les courants de pensée de l’islam parce qu’elle
est première et essentielle. Comme on le sait, la tradition musulmane, tout
comme les traditions juive et chrétienne, donne foi à l’acte créateur : Dieu a
créé l’homme et la femme desquels descendra toute l’humanité. Or la
théorie de l’évolution des espèces proposée par Darwin est souvent mise en
opposition à l’acte créateur tel qu’il est conçu dans la tradition chrétienne.
La tradition musulmane ne rejette pas, quant à elle, une telle théorie,
puisqu’on retrouve dans certains textes cette idée d’évolution des espèces ;
elle est tout à fait admise sans remettre pour autant en cause une création
spécifique de l’être humain à un moment donné de cette évolution. Par
ailleurs, les biologistes n’ont pas de réponses définitives sur l’origine, et les
hypothèses se discutent encore à l’heure actuelle.
En islam, dans la narration de la Création, il est dit que, lorsque Dieu a
créé l’homme, Il a rassemblé toute sa descendance et Il l’a fait témoigner :
« “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Et ils répondirent : “Oui, nous en
témoignons !” » (Coran 7/172). Ainsi, chaque être humain dans l’intimité
de son être et de son cœur possède un souffle originel qui le lie à la
Transcendance et à la recherche de la spiritualité. Mircea Eliade, dans
l’ensemble de ses productions, n’a de cesse d’évoquer cet aspect du
religieux ou du spirituel qui participe, dit-il, de « la structure de la
conscience humaine ». Selon la tradition musulmane, un souffle anime le
cœur de chaque être, souffle qui le pousse à chercher originellement et
naturellement quelque chose qui est « au-delà », expression de la
spiritualité. Ce souffle naturel se nomme fitra en arabe, c’est-à-dire le
souffle ou l’aspiration originelle dont Dieu a doté l’être humain. Au fond de
notre cœur, au cœur de notre être, jusque dans le microcosme qui nous
habite, il est une aspiration qui nous incite à rechercher le Transcendant, la
spiritualité ; une aspiration qui est et que nous sentons avant même que la
conscience n’en parle. Cette dimension se traduit dans la tradition
musulmane par une lumière, an-nūr, un souffle essentiel qui anime les êtres
humains à travers le temps et se voit confirmé par l’histoire sainte ou
sacrée : cette lumière est en fait une révélation avant les Révélations.
Cette révélation vit en chacun de nous, et se développe au fur et à mesure
sans que l’on en ait réellement ou totalement conscience. Dieu, à travers les
âges, envoie une Révélation qui vient rencontrer et renforcer ce souffle
intérieur. Se rencontrent alors deux lumières, celle du Message révélé qui
vient rencontrer et éveiller ce souffle intime. Le célèbre savant, juriste et
soufi du XIIe siècle Abū Hāmid al-Ghazālī – qu’on nomme aussi « la preuve
de l’islam », Hujjat al-islam, tant son apport scientifique, intellectuel et
spirituel a été enrichissant – a entamé une réflexion profonde, comme tant
d’auteurs savants ou mystiques, autour d’un verset coranique qui évoque cet
aspect des deux lumières complé­men­taires : « Nūrun ‘ala nūr », « Lumière
sur lumière » (Coran 24/35).
La lumière de l’intimité première vient rencontrer celle de la conscience
du cœur. Tout homme possède cette dimension originelle selon la tradition
islamique ; chacun doit néanmoins chercher à cultiver cette graine et à la
laisser s’épanouir, afin d’être en phase avec sa nature originelle de
« témoin » de la présence du divin. Certes, une telle vision de l’homme
entre en contradiction avec celle de Camus, par exemple, qui affirme que la
foi est ce qui s’ajoute quand la raison s’arrête (« un saut »). Dans la
conception musulmane, la raison vient confirmer et prolonger ce que la foi
a d’abord affirmé, la démarche se fait donc en sens inverse : la foi est
l’étincelle première et la raison vient l’enrichir. Si nous devions reprendre,
pour établir une transposition, la célèbre formule de Pascal : « Le cœur a ses
raisons que la raison ne connaît point », la tradition musulmane, dans
l’ordre spirituel, réorienterait la formule en disant plutôt : « Le cœur a ses
raisons que la raison reconnaîtra. » Le souffle précède donc la raison et
cette dernière reconnaît ce qui habite déjà le cœur par un travail de prise de
conscience au moyen des outils que Dieu nous a donnés pour parvenir
à Sa connaissance.

De l’innocence à la responsabilité

Antérieurement à la notion de connaissance, il y a celle de


reconnaissance, c’est-à-dire cette conscience que nous sommes à Lui avant
même de le savoir en connaissance. Nous voyons donc à travers cette vision
combien peut se révéler profonde la conception du monde et de l’ordre
établi dans la mystique musulmane. Malheureusement, les débats qui
prolifèrent autour de la question de l’islam aujourd’hui apparaissent très
superficiels face à de telles conceptions. Cela met en exergue aussi le fait
que la vision de l’être originel est extrêmement positive et optimiste,
d’autant plus que la notion de péché originel n’existe pas en islam. Tout se
vit dans l’innocence avant de s’articuler dans la responsabilité. Un enfant
est de ce point de vue musulman au sens de muslim, qui vient de islām (en
adhésion, soumis, à l’ordre naturel), puisque, naturellement, il porte en son
être la reconnaissance de Dieu, comme tout le reste de la Création
d’ailleurs. Dans la tradition musulmane, un oiseau qui vole et bat des ailes
est musulman parce qu’il est soumis à un ordre naturel et qu’il y participe.
L’arbre qui croît, le noyau qui se fend et d’où s’épanouit la végétation sont
muslim au sens où ils manifestent l’ordre de la Création de Dieu, ils y sont
soumis. L’homme, contrairement à tout le reste de la Création, doit faire cet
effort qui le caractérise, celui du cheminement de son innocence vers sa
responsabilité. En cela, il se caractérise également par sa liberté.
En d’autres termes, l’acceptation par la conscience de l’homme de la
présence de Dieu est à l’homme ce que voler est à l’oiseau, mais il doit
prolonger cette inspiration par un cheminement qui le fait passer de
l’innocence à la conscience. Dans la tradition prophétique, nous avons un
épisode durant lequel le Prophète Muhammad a une vision. À cette époque,
à La Mecque, les premiers musulmans sont dans une situation de
persécution qui va jusqu’à la mort. Le Prophète fait un rêve dans lequel il
voit au Paradis les enfants de ses persécuteurs. Questionné au sujet de ce
rêve par ses Compagnons, il leur répond en substance que les enfants sont
innocents et qu’ils ne paient pas pour leurs parents.
Cette tradition interpelle à plus d’un titre. D’abord, jusqu’à l’âge de la
responsabilité, personne ne peut dire qu’il est pécheur. La notion de péché
originel présente dans la tradition chrétienne, que l’on perçoit de manière
très claire dans les Confessions de saint Augustin, est totalement absente de
la tradition musulmane. Ensuite, nous voyons à travers cette anecdote que
dans la tradition musulmane personne ne paie pour un autre et personne n’a
à supporter le poids de ce que fait autrui. Lorsqu’on lit l’épisode du péché
d’Adam et Ève dans le Coran (par exemple, sourate 2, al-Baqarah, « La
Vache », 35-38), on rencontre deux aspects qu’il semble important de
souligner. Le premier est que tout semble indiquer, à la lecture de tous les
passages, que c’est Adam qui a commis le premier la faute et non Ève (ou
les deux conjointement), ce qui absout la femme de la culpabilité du péché
originel, surtout quand on sait que tous deux ont été pardonnés pour cette
faute. Chacun est individuellement responsable de son acte, et aucun des
deux n’a à répondre de l’acte de l’autre. Le second aspect est que les
enfants d’Adam et Ève ne portent pas le péché de leurs parents. La vision
de l’homme qui se dégage donc dans cette tradition est radicalement
optimiste, car le principe qui prime est celui de l’innocence originelle.
Comme nous l’avons dit plus haut, l’homme passe de l’innocence qui fait
de lui un musulman par nature à la responsabilité qui le rend musulman
par conscience, tels sont le sens et l’exigence du témoignage de foi : « Il
n’est de dieu que Dieu et Muhammad est Son envoyé » (shahāda).

Cœur et raison

L’homme témoigne alors en pleine conscience, dans la liberté du choix


qui le caractérise. On passe donc à travers ce cheminement de l’ordre du
cœur originel qui nous pousse vers le divin à l’ordre de la conscience
confirmée par la raison. Par le biais de la shahāda, le musulman porte
témoignage que Dieu est Un et qu’il n’y a pas d’autre dieu que Lui. C’est le
passage de l’innocence à la responsabilité, c’est-à-dire le passage du souffle
dans le cœur à la confirmation de la raison ; on peut donc avancer qu’il
n’est pas de foi accomplie si elle n’est pas confirmée par une raison active
et raisonnante.
Ce principe est central pour une compréhension saine de l’homme dans la
tradition musulmane. Les deux dimensions de la vie sont nécessaires : d’un
côté, la foi comme souffle et, de l’autre, la raison comme enracinement ; et
l’homme a besoin de ces deux dimensions pour trouver l’équilibre de son
être. Nulle opposition entre le cœur et la raison, entre la révélation et
l’intelligence en islam, théorie qui entre en contradiction avec celle de
Camus, comme on l’a vu, ou encore celle de Kant, figure emblématique de
la tradition philosophique occidentale, qui se voit dans la nécessité
d’affirmer : « J’ai dû laisser le savoir pour la croyance. » Il s’inscrit dans
une conception de l’homme où le savoir a une limite et la croyance vient se
placer au-delà de cette limite, elle en est le dépassement. Quand la raison
n’est plus capable d’appor­ter des réponses, la croyance et la foi prennent le
relais, théorie que l’on pourrait presque résumer en une phrase : « Je crois
quand je ne sais plus. »
La tradition musulmane invoque plutôt la croyance comme souffle qui
précède une raison qui ne vient elle-même que renforcer, appuyer,
confirmer la certitude intime brûlant au fond du cœur de tout homme. Les
conceptions sont donc différentes et en décalage, raison pour laquelle il faut
élaborer une réflexion fondamentale, dans notre culture pluraliste, sur la
conception de l’homme au risque de se tromper ou de faire semblant de
vivre ensemble à la surface de nos propos et non dans la profondeur de nos
conceptions.
En termes de responsabilité de l’homme, entre l’innocence qui devient
responsabilité et la raison qui vient confirmer l’inspiration première, nous
avons une formule qui revient systématiquement dans le Coran : « […] Nul
ne portera le fardeau d’un autre […] » (Coran, notamment 17/15). Comme
nous l’avons évoqué précédemment, nous savons que tout être humain n’est
responsable que de ses actes. On pourrait néanmoins être en droit de
s’interroger, dès lors que l’on constate le poids très fort et très ancré de la
notion de communauté, donc de collectivité chez les musulmans, sur la
réelle autonomie de l’individu. Si, effectivement, l’islam accorde un sens
privilégié à la notion de communauté, de umma, il n’en demeure pas moins
que les musulmans vivent dans une dimension collective mais avec une
conscience très développée de la responsabilité individuelle. La
communauté permet d’alléger le poids de l’individualité en permanence ;
elle est l’espace propice à la dignité des individualités mais jamais
de l’individualisme. Une telle vision permet donc d’être dans
l’épanouissement de son individualité sans jamais tomber dans l’excès de
l’être, au sens de devenir « égo-centré », égocentrique.
3
Le sens de la vie

Après avoir abordé la conception de l’homme, nous sommes en droit de


nous demander où se situe donc le défi de la vie pour l’être humain, et de
chercher à découvrir où se situe le sens de son épreuve. Une formulation
coranique dit : « Nous avons créé la mort et la vie pour vous mettre à
l’épreuve et savoir lesquels d’entre vous agissaient le mieux […] »
(Coran 67/2). Dans le cœur de chaque être humain coexistent à la fois ce
souffle originel et l’amour du bien. Comment cela se manifeste-t-il ? Dans
le verset 7 de la sourate 49 (Al-Hujurāt, « Les Appartements »), il est dit :
« […] Mais Dieu vous a fait aimer la foi et Il l’a embellie en vos cœurs. »
Tous les êtres, dans cette dimension de foi, dans la paix de leur intimité
avec le Créateur, sentent ce souffle dans lequel ils trouvent le bien-être
spirituel. Il y a en tout être humain, quand il dit la vérité ou qu’il est sincère,
un état de paix intérieure qu’il ressent avec profondeur et sérénité. Dieu a
fait aimer cet état au cœur de l’homme, ce sentiment qu’il est en harmonie
avec lui-même quand il sait vivre dans la transparence de son cœur, de son
âme et de ses actes. Dieu a insufflé en l’homme l’attirance, l’amour et
la recherche de cet état, comme l’ont relevé les exégètes musulmans.
Le péché, quant à lui, se définit comme une perturbation, une entrave à
cette paix. Une tradition prophétique relate qu’un homme est venu
questionner le Prophète Muhammad2 ( ) sur la définition du péché, et ce
dernier de répondre : « C’est ce qui est dans ton cœur qui l’agite et que tu
n’aimerais pas que les hommes connaissent » (hadîth rapporté par Muslim).
Chacun d’entre nous porte en son être des secrets plus ou moins avouables,
des choses dont il n’est pas fier et qu’il voudrait cacher, des choses qui
l’agitent et le mettent mal à l’aise, même dans son intimité. Car il sait,
consciemment ou inconsciemment, que ce qu’il a fait n’est pas en accord
avec l’intimité de son être, qu’il est entré par cet acte en contradiction avec
sa fitra, sa nature humaine originelle.
L’homme est façonné par cette recherche innée de l’amour et de la paix
mais, parallèlement, il subit aussi des tiraillements, ou ce qu’on pourrait
appeler de mauvais penchants ou tentations. Cela ne veut pas dire que
l’homme soit pécheur par nature, mais on trouve ici l’idée qu’il faut
engager une lutte, faire un effort sur soi, pour ne pas être tenté par le mal.
L’être humain en islam n’est ni foncièrement bon ni totalement mauvais ; il
a des potentialités à faire le bien comme à faire le mal. Son cœur contient la
graine de la qualité en même temps que le défaut qui l’accompagne. Chacun
se doit de gérer son intimité et de se mettre en route vers son équilibre
intérieur. Dieu donne un exemple significatif dans le Coran lorsqu’Il parle
de la gestion de l’argent en disant : « Ne tiens pas la main collé à ton cou
par avarice, et ne donne pas non plus à pleines mains, si tu ne veux pas être
blâmé ni éprouver des regrets » (Coran 17/29). Il faut donc savoir trouver la
juste mesure dans la gestion de la qualité que Dieu a insufflée en nous afin
de ne pas nous négliger, tout en sachant rester généreux et savoir faire
profiter autrui de notre bien.

Le choix, entre l’oubli et le rappel

Il en est de même avec la notion de l’ego. Nous sommes parfois au centre


de nous-mêmes et avons tendance à être égoïstes. L’ego, le « je », peut
prendre alors une place prépondérante. Quand cet ego se manifeste trop
largement, il se traduit par l’orgueil, la vanité comme il peut s’exprimer par
la cupidité, l’amour de l’avoir, souvent par la violence. Nous ne sommes
pas naturellement non violents, et toute personne qui a eu ou qui a
accompagné des enfants le sait. Aujourd’hui, une réflexion se développe
autour de la non-violence qui parfois nous fait regarder des enfants comme
s’ils étaient anormaux. La normalité de l’être est souvent la violence
première, et c’est le travail de la conscience qui mène à la maîtrise de cette
violence et à son dépassement. L’épreuve de l’homme se situe donc dans ce
combat, dans ce tiraillement entre l’amour de la transparence et l’attirance
vers ses mauvais penchants comme la tentation de la violence, de la
cupidité et de l’amour du moi. Ce moi, s’il n’est pas contrôlé, peut prendre
toute la place et ne plus savoir ce qu’est l’humilité. Alors la vanité et
l’orgueil nient Dieu et écartent le Créateur pour donner toute la place à
l’ego. L’être humain balance donc constamment entre ces deux états pour
reprendre la formule baudelairienne : rester en phase avec soi-même dans le
respect de la Création ou répondre aux tentations qui bouleversent
l’équilibre de l’être. Entre ces deux états, le tiraillement d’un côté, l’idéal de
l’autre, nous avons un choix à faire. Ce choix accorde la dignité, et il
est l’épreuve et le sens de notre humanité.
À la demande du Créateur, tous les anges, dans la tradition musulmane,
se sont prosternés devant l’homme afin de manifester leur respect devant le
savoir et la liberté caractérisant l’homme, à l’exception du diable qui a
préféré se rebeller en affirmant : « Je suis meilleur que lui. » Si Dieu a
demandé aux anges de se prosterner de la sorte, c’était pour mettre en
évidence que l’homme a la dignité de pouvoir accéder à la connaissance et
qu’il possède la capacité d’établir des choix, alors que les anges sont créés
dans l’objectif d’une obéissance absolue. Par conséquent, la dimension du
choix est fondamentale dans la tradition musulmane, car celui-ci permet à
l’homme soit de s’élever, soit de se dégrader au point de sombrer au-
dessous du stade animal. Il se situe donc entre ces deux aspirations, et l’on
retrouve ces formules dans beaucoup de versets du Coran. Dans la façon de
consommer la nourriture, par exemple, le Coran compare­ ceux qui ont une
manière outrageante de manger à des êtres pires que les bêtes : ils ont
tellement oublié le sens du fait de se nourrir qu’ils ne se nourrissent pas, ils
mâchent inconsciemment, ils « se gavent », oubliant ainsi le sens de l’acte
qui peut être, en soi un acte d’adoration quand il se fait dans le respect et la
bienséance. Certes, l’homme doit parvenir à trouver l’équilibre, mais pour
cela il nous faut savoir quel est le concept fondamental qui nous fait passer
d’un état à un autre. On peut alors parler de ce concept capital en islam :
l’oubli de Dieu et parallèlement l’oubli de soi. La formule coranique est très
explicite : « Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu et que Dieu a
amené à s’oublier eux-mêmes ! […] » (Coran 59/19).
Lorsqu’on oublie qu’Il est, on finit par ne vivre que pour soi, en soi, dans
la pure manifestation de la prison de son ego. L’être humain balance
constamment entre l’oubli et le rappel. L’homme possède une propension
naturelle à oublier Dieu. Le sens de notre existence se situe dans le fait que
nous avons un effort perpétuel à faire sur notre être pour passer de la
négligence possible (an-nisyān) à la dignité du rappel (adh-dhikr), du
souvenir. En islam, le rappel a une place prépondérante ; le souvenir de
Dieu exige une constance et nécessite un travail intense de méditation
intérieure, d’éducation spirituelle de l’être. Cela veut dire, pour reprendre
l’exemple que nous avons évoqué précédemment, qu’au lieu de manger
dans l’oubli le musulman se rappellera Dieu en commençant par invoquer
Son nom avant de manger et Le remerciera après le repas. Toute action
commence par : « Bismillah ar-Rahmān ar-Rahīm » (au nom de Dieu, le
Clément, le Tout-Miséricordieux), c’est-à-dire que l’on n’oublie pas que
l’agir se fait à la lumière et sous la protection de la Transcendance.

Le sacré et le profane

Au-delà du geste et de la parole, c’est toute la catégorisation du sacré et


du profane qui est remise en question ici. En effet, la conception
musulmane, quant à ces deux domaines, ne correspond pas à celle qui est
classiquement définie dans la tradition occidentale au cœur du processus de
sécularisation. En islam, tout acte, dès lors qu’il est réalisé avec le souvenir
de Dieu, est considéré comme sacré. Tout acte établi dans le rappel se
sacralise et se charge d’une dimension spirituelle, et ce jusqu’à l’acte
sexuel. Dans plusieurs traditions, le Prophète rappelait à ses Compagnons :
« Quand tu salues, c’est une sadaqa [une aumône qui rapproche du
Créateur]. Quand tu donnes, c’est une sadaqa. Quand tu souris à ton frère,
c’est une sadaqa. Et quand tu as une relation avec ton épouse [et que tu la
fais dans le souvenir de Dieu], c’est également une sadaqa. »
Cette dernière mention a étonné les Compagnons, qui l’ont questionné
sur le fait d’être récompensé pour l’assouvissement d’un désir, ce à quoi il
répondit en substance : « Si on l’accomplissait de façon illicite, ne serait-ce
pas un péché ? Quand on l’accomplit de façon licite, on mérite donc une
récompense » (hadîth rapporté par Muslim). En islam, il n’y a pas à
proprement parler de regard négatif sur la sexualité ; en revanche, si on lui
donne une orientation strictement physique, la sexualité peut devenir un
péché. La négativité est donc non pas dans l’acte en lui-même, mais plutôt
dans le cadre où l’acte se réalise. Dès lors qu’il se fait à la lumière de la foi,
l’acte prend une dimension sacrée. En résumé, Dieu a voulu que nous
soyons des êtres de besoin sans nous interdire pour autant d’assouvir nos
besoins ; Il nous demande plutôt de les vivre et de les exprimer dans la
dignité, jamais dans l’oubli. Nous sommes donc en proie à une tension
permanente entre l’oubli et le rappel ; c’est la lutte de toute notre vie, une
lutte qui consiste à nous donner les moyens de nous souvenir quand tout
autour de nous nous invite à oublier. Concernant le combat à mener contre
sa propre violence, nous pouvons citer l’exemple que le Prophète a donné
quand il questionna ses Compagnons : « “Qui est le plus fort parmi vous ?”
Un homme lui répondit : “C’est celui qui renverse son ennemi.” Le
Prophète le corrigea en affirmant : “Non, l’homme le plus fort parmi vous
est celui qui maîtrise sa colère.” » (hadîth rapporté par al-Bukhārī).
Or la maîtrise de la colère suppose un travail personnel exigeant et le
premier champ de l’expérimentation spirituelle n’est autre que notre propre
cœur. L’harmonie et la paix intérieure ne s’acquièrent qu’au prix d’un
travail individuel intense, d’une exigence intérieure. Nous ne possédons pas
les qualités spirituelles de façon innée ; si nous en avons les germes, il nous
revient – et c’est le sens de notre épreuve – de les entretenir, de les
travailler, de les sauvegarder, de faire en sorte que la qualité soit protégée,
car il se peut que, selon les situations, une qualité se transforme en défaut.
L’idée de non-violence totale et définitive n’existe pas en islam. Souvent
on met en évidence que la non-violence est un état de dépassement et de
maîtrise de la violence. Cela peut être vrai d’une manière générale ;
pourtant il arrive, dans certaines situations, que la non-violence devienne
paradoxalement un acte de violence : certains, en refusant le conflit au nom
de la non-violence, ont laissé s’instaurer des dictatures et des tyrannies.
Certes, le refus du conflit doit primer mais jusqu’aux limites du possible,
car cette non-violence peut, à un moment donné, prendre le sens d’une
démission et la résistance peut alors devenir l’expression de la dignité. Au
nom de la non-violence, on peut donc faire les choses les plus belles comme
les plus lâches.

L’effort sur soi

Savoir faire la part des choses entre ce qui est, ce qui doit être et ce que
nous sommes est le combat le plus difficile et le plus méritant de l’homme :
il est ce qu’on appelle dans la tradition musulmane le jihād. Il s’agit de
réitérer ici l’avertissement sur l’importance des termes et de leur
signification. Un jour, au cours d’une conférence, nous faisions référence à
cette dimension du jihād ; certaines personnes étant arrivées alors que la
conférence avait déjà débuté ont donc entendu parler de ce terme sans avoir
saisi au préalable son ancrage dans la tradition musulmane. Interpellée, une
des personnes arrivées en retard lança que, tant que les musulmans
parleront du jihād, de la « guerre sainte », les non musulmans ne pourront
être qu’en conflit avec eux. Or cette personne n’avait pas connaissance de
toute l’explication du terme que nous avions formulée durant son absence,
notamment sur le concept d’effort en islam qui est la définition première du
mot jihād. Ainsi, on ne peut prétendre comprendre un terme qu’à partir du
moment où l’on en saisit toutes ses définitions, ses nuances, son histoire
aussi.
Dans la langue arabe, jihād an-nafs signifie l’effort que l’homme doit
faire sur lui-même pour être digne de son humanité en luttant contre sa
propre violence, sa colère, sa cupidité, son égoïsme. On ne peut que
remarquer comme nous sommes loin ici de la connotation de « guerre
sainte ». Il nous arrive trop souvent, et de façon erronée, de prendre un
concept tel qu’il a été compris à un moment donné de l’Histoire et de lui
faire traverser les époques et les contextes pour en faire un terme qui serait
systématiquement connoté de la même façon. Les Croisades étaient
considérées comme des guerres saintes, d’un côté comme de l’autre. Les
musulmans alors agressés employaient le terme jihād comme ils le
concevaient dans ladite situation : en position d’assiégés et d’agressés, ils
faisaient l’effort de résistance. De manière trop précipitée, et sans nuance,
on a fini par traduire jihād par « guerre sainte », en accréditant une simple
transposition du sens des croisades dans l’horizon chrétien. Si le mot jihād
peut vouloir dire « guerre » (qitāl, au sens de guerre de résistance), il a
cependant une acception beaucoup plus importante, plus large et plus
significative : il traduit l’effort qui se place entre le souffle qui nous appelle
à Dieu et notre être qui doit faire preuve de résistance face à tout ce qui
nous fait oublier. C’est l’effort spirituel qui nous fait accéder à plus
d’humanité devant Dieu.
Deux points se dégagent de cette notion d’effort : tout d’abord, nous ne
pouvons nous détourner de cette notion centrale d’exigence qui revient
souvent chez les musulmans. L’exigence du cœur et l’exigence de la
conscience sont les deux dimensions fondamentales de la vie quotidienne
du musulman de manière générale. Cet appel à l’exigence demande un sens
profond de la responsabilité et un engagement constant. Savoir être dans le
monde, dans nos sociétés, en tant qu’acteurs, et non en tant que spectateurs,
voire pire en tant que perpétuelles victimes. Le musulman est responsable
d’une éthique à respecter, du message qu’il a à transmettre, il a une
responsabilité, un devoir, une mission dans le sens d’un engagement
participatif à la société dans laquelle il vit. Savoir donc se prendre en charge
avec exigence mais aussi prendre en charge sa communauté religieuse et
plus généralement la commu­nauté humaine.
Le second point, lui, exige le chemin inverse puisqu’il s’agit de se
consacrer à l’intérieur de l’être, à la vie intérieure et à l’autodiscipline. Si
certaines cultures ont du mal à percevoir et à accepter une telle conception,
d’autres, comme l’islam, la revendiquent à l’instar des traditions hindouiste
et bouddhiste, ou de celle du yoga et de toutes les spiritualités dont le travail
sur l’être et le cœur est à la base de toute réforme. En islam, on retrouve
cette discipline dans une pratique, qui est celle du rappel et de l’exigence,
une pratique de la discipline à travers la prière, cinq fois par jour, à travers
le jeûne, l’impôt social purificateur (zakāt), le pèlerinage. Chacun de ces
piliers exige une rigueur, que ce soit à travers la maîtrise de son corps, de
son argent, de son temps et, de façon plus primordiale encore, de son être.
Ce que l’homme fait de son être révèle sa façon d’être avec Dieu.

___________________
1. Les musulmans ont reçu la recommandation de prier sur le Prophète à chacune des mentions de son nom. Il est donc courant de
lire la formule « Salla Allahu ‘alayhi wa sallam » (Que la Paix et la Bénédiction de Dieu soient sur lui) chaque fois que le nom du
Prophète est cité dans les biographies classiques. Cet ouvrage étant destiné à un public musulman comme non musulman, nous ne
l’indiquerons pas dans le texte, laissant le soin au lecteur musulman de formuler, personnellement et intérieurement, cette prière au
cours de sa lecture.
4
L’univers comme livre

Exigence et discipline constituent la dimension essentielle du


cheminement parce que l’effort entrepris pour se souvenir nous confirme
dans la Voie, notion incontournable de la tradition musulmane, et qui,
traduite en arabe, se dit sharī‘a. À ce niveau encore, l’usage médiatique a
fait perdre sa dimension essentielle à ce terme qui a une place aussi centrale
que celui d’effort spirituel et de résistance (jihād). Malheureusement,
aujourd’hui, nombre de médias comme certains intellectuels musulmans ou
non pré­sentent certaines notions dans leur usage le plus radical, le plus
biaisé, le plus malveillant, tout en avouant qu’ils entrent dans le jeu de
certains musulmans qui promeuvent une vision réductrice et agressive de
l’islam.

La Voie

La sharī‘a, au sens littéral, se traduit par « le chemin qui mène à la


source », mais se réduit pour beaucoup à l’application d’une légalité qui
commence par couper la main des voleurs ou lapider les personnes
adultères. C’est une utilisation que certains musulmans font eux-mêmes en
pensant qu’une société ne devient islamique que quand elle commence­ par
la répression la plus brutale. Mais cette acception est loin de tout ce que
disent et comprennent la majorité des musulmans. Selon la tradition
musulmane, Dieu met plusieurs « outils » à notre disposition. Le premier
des outils qu’Il a mis à la disposition de la conscience humaine se
matérialise par une Révélation qui se présente de deux façons.
En lisant Montaigne, Rabelais ou la littérature de la Renaissance, nous
découvrons une formule nouvelle qui est « le livre du monde ». Cela vient
de la rencontre effective entre la tradition occidentale à partir d’abord des
universités d’Italie et d’Espagne et l’univers islamique avec sa conception
du rapport à la Révélation. Cette expression est en fait beaucoup plus
ancienne car déjà, au Xe siècle, des penseurs parlaient du « Livre déployé »,
al-Kitāb al-manshūr. Lorsque Dieu dans la Révélation coranique énumère
les éléments de la Nature, Il emploie le terme « signe », il y a partout des
signes de Sa présence : « Tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre
chantent Mes louanges mais vous ne comprenez pas [le langage de] leurs
louanges » (Coran 17/44). Pour être plus explicite, nous pouvons
matérialiser cette vision par un arbre. Quiconque regarde un arbre peut n’y
voir qu’un arbre. Cependant, dès lors que l’homme se place à la lumière de
la Révélation divine, il voit en cet arbre la manifestation et la présence du
Créateur ; il y voit un signe, tout comme les autres éléments de la Création
peuvent se révéler en tant que signes si on sait les regarder à travers le
regard de l’intimité de la foi.
L’essentiel ne réside pas dans la divergence de la pratique des rites mais
se situe plutôt dans le souffle et dans le sens. Pendant toute une nuit, le
Prophète de l’islam avait pleuré et lorsque Bilal, le muezzin, le rencontra le
matin à l’heure de la prière et s’enquit de la raison de son état le Prophète
répondit : « Comment ne pleurerais-je pas alors que j’ai reçu du haut de
Sept Cieux ce verset : “Il y a dans la création des Cieux et de la Terre, et
dans la succession des nuits et des jours, des signes pour ceux qui sont
doués d’intelligence” ? » (hadîth rapporté par Ibn Hibban).
La Nature entière parle de Lui, tout nous signifie Sa présence. Le mot
arabe āyat désigne à la fois le « verset coranique » et le « signe ». Un même
terme pour deux définitions différentes, comme si Dieu voulait nous dire
que si la Révélation coranique est un signe, les signes de la Nature sont une
révélation, un livre déployé au regard et à la conscience de l’homme. Il
existe donc deux révélations, celle de la Création et celle de la prophétie. Le
cycle de la prophétie en islam comprend tous les prophètes, d’Adam à
Muhammad, en passant par Noé, Abraham, Moïse, Jésus et tous les autres
qui ont participé à cette prophétie. Ils ont été envoyés par Dieu pour
transmettre un message et remplir une mission. Cependant, il ne faut pas
oublier que, dans la tradition musulmane, tous ces prophètes ont été des
hommes envoyés certes, mais ils ne sont restés que des hommes, malgré la
spécificité qui les caractérisait. Leur exemplarité réside dans le fait qu’ils
sont humains, ce qui signifie que la grandeur de ces êtres ne s’est pas
développée dans leur fonction de messager uniquement, mais aussi et
surtout dans le fait qu’ils sont parvenus à une gestion, à une exigence et à
une discipline de leur être.
Le Prophète est donc aussi ce modèle qui est parvenu à s’élever et à
transformer ses défauts en qualités, par la gestion de son humanité, ce qui le
rend accessible aux hommes. Les prophètes ont été envoyés pour enseigner
le sens du cheminement, la façon de trouver l’équilibre et la paix
intérieure : entre le corps et le cœur, savoir nourrir l’un sans oublier l’autre,
savoir se rappeler Dieu sans négliger ses préoccupations quotidiennes. Tel
était aussi l’enseignement du Prophète Muhammad qui a insisté sur la foi et
le cœur tout en mettant en évidence que l’on pouvait, à son instar, être pieux
et se nourrir, se marier, se distraire, vivre sa vie d’être humain en somme.
Accepter l’humilité de son humanité renforce l’idée d’un respect et d’une
soumission reconnaissante au Créateur.

Les dimensions plurielles de l’adoration

En ayant compris le sens de cet équilibre, l’homme peut de manière


individuelle cheminer dans la sérénité en appliquant les règles et suivre les
jalons offerts par Dieu, tout en respectant et en prenant en compte le fait
qu’il participe d’une communauté, même dans ses actes d’adoration.
Chacun des cinq piliers essentiels de la pratique musulmane développe un
cheminement de la spiritualité avec un rapport à la communauté de foi. On
retrouve constamment plusieurs dimensions dans l’adoration : avant tout, la
purification de l’être par la prière (salât), être avec Dieu, exclusivement,
cinq fois par jour et laisser le monde pour ne voir que Sa dimension par une
élévation spirituelle. Prière que l’on peut faire seul parce qu’elle relève de
l’intimité du cœur qui s’adresse au Créateur mais qui est plus méritoire
quand elle est faite en communauté. Il est dit à ce propos qu’une prière en
commun vaut vingt-sept fois plus qu’une prière individuelle. Être dans la
solitude de son intimité mais avec la communauté de foi renforce cet acte
spirituel et montre que la communauté renforce l’homme tout comme
l’homme enrichit la communauté. Le musulman est donc seul en prière
mais il a besoin des autres pour pouvoir vivre cette solitude au cœur d’une
harmonie collective.
Le jeûne (sawm) relève du même principe, c’est-à-dire d’une dimension
de purification du cœur dans la spiritualité mais également d’une
purification du corps, un mois par an ou plus pour ceux qui y ajoutent des
journées volontaires ou surérogatoires. Cette purification se fait à la fois
seul, parce que chaque être subit la faim, et collectivement avec tous ceux
qui jeûnent au même moment. Il en va de même pour le pèlerinage (hajj) :
faire seul l’effort d’aller vers la maison de Dieu avec plusieurs millions
d’êtres qui se rejoignent en ce même centre. La zakāt, impôt social
purificateur, consiste à prélever individuellement de son argent (2,5 % de
son bien liquide superflu) afin de le donner dans un acte de solidarité
communautaire, mais aussi pour purifier individuellement son bien. Nous
voyons combien la dimension de purification de l’avoir par la zakāt, du
cœur par la prière, et du corps par le jeûne résonne dans tous les actes
d’adoration afin que l’homme puisse se rapprocher toujours plus de sa
nature originelle d’adorateur de l’Unique. Cette purification régulière
facilitera le cheminement de l’homme vers sa liberté de la façon dont Dieu
l’a désiré et de la façon dont Son messager nous l’a indiqué.
5
Savoir du cœur et savoir de l’esprit

Au fil de ces quelques pages, il nous a fallu aborder quelques notions en


priorité sans que cela veuille dire que les autres concepts soient réellement
secondaires. Au contraire. Dans la présente conclusion, nous aborderons
encore les thèmes de l’amour et du savoir qui, en soi, nous engagent
davantage à vivre sans nous enfermer. Au demeurant, c’est la seule
conclusion possible car tous les concepts étudiés, avec la compréhension
qu’ils requièrent, ont une finalité explicite : se mettre en route, cheminer
vers la proximité de l’Unique. Aimer et savoir, pour L’adorer et servir les
êtres humains.
L’amour, notion centrale, est incontournable et indissociable de la
tradition musulmane, même si certains musulmans eux-mêmes tendent à en
négliger l’expression. Une formule coranique nous dit : « Dis, si vous aimez
Dieu, suivez-moi et Dieu vous aimera […] » (Coran 3/31). L’essence même
de l’islam se développe dans l’amour. Tout, dans la tradition musulmane,
tourne autour de l’expérience du cœur en relation au Seigneur. Certes, le
Paradis et l’Enfer sont mis en avant pour exprimer une sorte de transaction
conclue entre Dieu et Ses créatures. Or certains penseurs et mystiques
musulmans ont mis en évidence une dimension supérieure à cette vision.
Un auteur du XIIIe siècle, l’imam An-Nawawī (1233-1277), affirme qu’il
existe deux niveaux de la foi : la « foi du commerçant » qui se donne à Dieu
en échange de la récompense, du Paradis et, au-delà de celle-ci, il existe la
« foi du rapproché » qui se voue à Dieu en un pur acte d’amour. La notion
d’échange disparaît pour faire place à un amour total, entier et gratuit.
Cet amour se développe à un moment du cheminement acquis à force de
discipline et d’exigence intérieures. Telles sont la traduction et la vision de
l’être de foi et du rabbānī (l’être habité par la conscience de Dieu) qui n’ont
pas une spiritualité commune puisqu’ils la développent de manière plus
intense, avec une exigence de tous les instants pour se libérer par Lui et en
Lui. Ils essaient de se dépasser par cet effort et d’aboutir à une sorte
d’intimité, parfois de fusion avec le Très-Haut. Cette dimension traduit ce
qui est l’espoir ultime du musulman : non point seulement le Salut mais la
vision de Dieu, le désir d’être avec Lui, en Sa présence, dans une plénitude
d’amour.
Il s’agit aussi de définir cette épreuve que représente la purification.
L’imam al-Ghazâli (1058-1111) développe dans son livre Revivification des
sciences religieuses une idée intéressante. Il écrit en substance : notre cœur
est toujours rempli de quelque chose, vous ne pouvez pas le vider
complè­tement. Or l’homme a le choix de le remplir de futilités comme de le
remplir de l’essentiel, de profondeur, de présence divine. Ce travail exige de
se soustraire au futile pour s’emplir de l’essentiel. Le sens de notre vie
réside finalement en cela, en cette conscience de l’essentiel. Une tradition
prophétique nous rappelle la présence de cette dimension, du fait d’être
« avec Dieu comme si on Le voyait parce que si l’on ne Le voit pas, Lui
nous voit ». Il faut bien comprendre le sens de ce regard divin : il s’agit non
pas d’une présence qui doive inspirer automatiquement un sentiment de
culpabilité, mais d’une présence habitée par ce que l’on nomme en arabe
khushu‘. Certains, dans leur traduction du Coran, ont défini cette expression
par l’idée de la « crainte de Dieu », ce qui n’est pas tout à fait exact car la
crainte se résumerait à la peur. La crainte peut être traduite de deux
manières : celle qu’on peut avoir devant ce que l’on ne connaît pas, par
exemple la crainte de l’avenir ; ou celle que ressent celui qui est habité par
un sentiment de culpabilité en ayant conscience que Dieu le surveille et
qu’Il connaît ses erreurs et ses défaillances.
Une approche plus précise insisterait sur une crainte qui se traduit à partir
de la proximité affective, une crainte issue d’un amour profond, exclusif, au
point de craindre de décevoir l’Être aimé. On retrouve cette crainte dans la
relation d’un homme et d’une femme qui ont des sentiments amoureux, ou
de l’enfant qui aime ses parents au point de craindre de les décevoir. C’est
la crainte de ne pas répondre à l’attente de l’amour prodigué. Pour rester
fidèles au sens de la tradition musulmane, il nous faut prendre en compte
cette dernière définition, un amour révérenciel. La notion d’amour et
d’obéissance dans l’amour se veut donc fondamentale dans la spiritualité
musulmane, comme pour toutes les spiritualités qui affirment qu’il faut
apprendre à aimer pour pouvoir servir et entrer dans la paix de l’islam.
Mais être capable d’aimer exige deux étapes supplémentaires qui sont
celle du savoir intérieur et celle du savoir de l’esprit. Savoir avec le cœur,
savoir avec l’intelligence relèvent du besoin et demandent un effort, un
travail intellectuel et spirituel profonds et exigeants. Ce sont les deux
composantes de la conscience du fidèle. Une formule coranique traduit bien
cette dimension : « […] Et c’est ainsi que de tous les serviteurs de Dieu
seuls les savants Le craignent véritablement […] » (Coran 35/28).
Les commentateurs ont mis en évidence qu’il s’agissait des savants du
cœur comme des savants de l’esprit ; l’essentiel étant dans le fait que cette
connaissance soit habitée par la lumière et qu’elle tende à nous faire
accéder au fahm, à la compréhension du sens dans la présence divine, à la
foi consciente et en conscience. Présence qui donne sens à la vie, le fahm se
comprend au cœur de la conscience de ce que nous sommes, du fait de
savoir pourquoi nous sommes et du cheminement que nous voulons
entreprendre pour tendre vers l’Être. Dans cette démarche, Il accompagne
l’être de foi au nom de l’effort qu’il fait pour Lui, par adoration et par
amour (al-hubb). Tel est le sens profond de l’une des plus belles invocations
que le Prophète de l’islam nous a enseignée : « Ô Dieu, nous Te demandons
Ton amour, l’amour de ceux qui T’aiment, et d’agir en sorte d’accéder
à Ton amour. »
Nous sommes ici au cœur du message de l’islam où la lumière et la
chaleur de Sa proximité se marient… tous les mariages témoignent de cette
beauté et appellent à se nourrir du sens profond de l’exigence du cœur et de
l’esprit.
DEUXIÈME PARTIE

LA FOI, LA VOIE ET LA RÉSISTANCE

Il importe de reconsidérer notre compréhension de l’islam et de ses


principes : Qu’est-ce qu’être musulman ? Comment le demeurer ? Au
détour de ces questions et dans l’élaboration même de leurs réponses, il est
impératif que la conscience musulmane en finisse avec la « tentation
minoritaire » en Occident (dans le monde majoritairement musulman de la
même façon d’ailleurs). La tentation minoritaire commence quand tous les
textes, toutes les prescriptions, toutes les actions sont pensés avec l’idée que
l’on doit se protéger, se préserver et donc finalement se distinguer dans
l’opposition ou le retrait. À la longue « se protéger » construit les murs d’un
véritable ghetto intellectuel et social. L’exact contraire du message
islamique. Quand historiquement la science islamique du droit et de la
jurisprudence (al-fiqh) a pris le dessus sur la vision globale de la Voie (ash-
sharī‘a) au point d’ailleurs d’en avoir réduit le sens aux seules élaborations
des juristes (fuqahā’), alors l’ordre s’est inversé : le message universel de
l’islam qui ouvrait un large horizon pour l’expression de la foi fidèle s’est
réduit aux disputes sur les limites techniques du licite (halāl) et de l’illicite
(harām). L’éthique qui devait orienter s’est mutilée en une éthique qui
étouffe et sclérose le cœur et la pensée.
L’expression la plus manifeste de cette réduction saute aux yeux quand il
s’agit de la situation de la femme dans le monde musulman. La confusion,
parfois volontaire et entretenue, entre les principes islamiques et la culture
est souvent le moyen de protéger ce qui apparaît être le dernier bastion,
pour ne pas dire le bastion essentiel, de la résistance à l’Occident. Attitude
de recroquevillement qui doit être reconsidérée du tout au tout, au nom
même de l’enseignement islamique que l’on trahit au moment où l’on
prétend lui être fidèle.
Il faut revenir à la source, retrouver le souffle du message universel et
penser sa présence en termes d’exigence, de don et de réforme. Pour soi et
pour autrui, et dans tous les domaines de la vie. Cette voie a ses exigences,
elles commencent­ par la réconciliation avec la profondeur de
l’enseignement spirituel : une éducation spirituelle, exigeante, continue.
Elle impose que nous regardions la réalité en face et que nous fassions le
véritable compte de nos peurs. Elle s’exprimera enfin par une attitude
réfléchie de résistance… à soi, à l’inhumanité des hommes, à l’ordre
injuste. Souffle nourri à la Source de l’universel qui offre l’énergie de la
résistance au cœur, à l’intelligence et à l’action.
6
La foi et la Voie, ash-shahāda wa ash-sharī‘a

Sans doute, la plus grande des difficultés pour les musulmans vivant
aujourd’hui en Occident (mais cela est également vrai dans le monde entier)
est-elle de traduire leurs aspirations et leurs espérances en un langage
compréhensible, clair, « audible ». Car enfin tout se passe comme si nous
évoluions dans une sorte de nébuleuse, un flou somme toute peu artistique,
dans lequel les pensées sont embrouillées, les concepts peu clairs et les
propos divergents, quand ils ne se contredisent pas. On peut reprocher
longtemps à nos interlocuteurs leur écoute partielle, leurs interprétations
tendancieuses, voire la déformation des propos. Certes, ces attitudes
existent, et parfois sciemment, mais il reste que notre responsabilité, quant à
l’entretien des approximations qui concernent l’islam, est sans
commune­mesure.

Élaborer un discours

L’un des grands défis de ces prochaines années sera, pour les musulmans,
de revisiter leurs références et de faire un travail intense de compréhension.
Non seulement de la lettre des prescriptions, mais plus profondément de
leur sens, de leurs objectifs et de leurs exigences, et ce dans une démarche
qui ne devra jamais oublier, bien évidemment, le fondement spirituel de leur
cheminement vers Dieu. Le besoin d’une telle étude se fait grandement
sentir aujourd’hui non pas seulement dans la seule perspective d’être mieux
compris par autrui, mais déjà, essentiellement, parce qu’il est impératif que
les musulmanes et les musulmans se comprennent mieux eux-mêmes et
qu’ils aient de leur être et de leurs références une conception un tant soit
peu claire. C’est loin d’être le cas aujourd’hui comme chacun peut s’en
rendre compte au quotidien.
La nécessité est grande en effet de revenir aux fondements de notre
religion et d’en clarifier les principes et les perspectives. La première étape,
incontournable, consiste à fixer, ici encore, un certain nombre de définitions
qui permettront, au cours d’une lente mais solide élaboration, de construire
un discours tout à la fois rigoureux, profond et accessible, tant aux oreilles
des musulmans qu’à celles de leurs interlocuteurs. Un discours un et unique
traduisant la conception et le mode de vie des musulmans et refusant, à
chacune des étapes de son élaboration, tant de se reposer sur les apparentes
évidences que de se laisser aller à la tentation simplificatrice ou
caricaturale. On le voit, le projet est exigeant et demande aux musulmanes
et aux musulmans un effort certain de réflexion, d’étude et de clarification.
Nous ne saurions rendre clairement une idée si celle-ci demeure
embrouillée dans nos esprits. Pour les musulmans, qui portent le
témoignage de leur foi, cet exercice est un devoir, le sens premier et
essentiel de leur responsabilité devant les hommes.

Deux notions

Il faut donc commencer par le commencement. Parmi les concepts


communément employés par les musulmans, les orientalistes, les
sociologues et les journalistes, on trouve deux notions, ash-shahāda et ash-
sharī‘a, dont le sens semble apparemment clair et vis-à-vis desquelles on ne
s’embarrassent plus ni d’analyses, ni de précisions, ni d’aucune autre
précaution méthodologique. Ces deux concepts sont pourtant d’une
importance fondamentale pour qui veut comprendre l’essence de la religion
musulmane, en ses fondements comme dans les modalités de son adaptation
à l’espace et au temps. Or l’analyse des discours actuels nous montre que le
sens couramment donné à ces deux notions est très réducteur et très
asséchant ; et qu’il finit par trahir la portée véritable que la source coranique
et l’exemple du Prophète leur ont originellement donnée. La shahāda ne
serait plus que « l’attestation de foi » qui, une fois prononcée, fait qu’un
être humain devient musulman. Pilier parmi les cinq piliers, on finit par
présenter cet acte de foi comme trop souvent on le fait avec les autres
pratiques lorsque l’on enseigne le droit islamique (fiqh) : dans son seul
formalisme, voire sa pure technicité. C’est encore plus vrai de la sharī‘a,
présentée soit comme la seule expression de « la Loi islamique », soit, plus
gravement, comme l’application d’un Code pénal atemporel et inhumain.
Bien pauvres définitions qui ne rendent pas compte de la richesse et de la
portée de ces concepts fondamentaux.

Ash-shahāda : le témoignage de l’être

Attester qu’« il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est Son
envoyé » est effectivement l’expression de ce qui est l’être et l’essence de la
musulmane et du musulman. Par ces mots le croyant témoigne de sa foi en
un Créateur, Un et Unique, auquel se soumet la Création dans sa totalité. Le
musulman exprime également la compréhension particulière qu’il a de
l’histoire de l’humanité. Celle-ci fut jalonnée par les prophéties et les
révélations qui toutes donnent un sens à l’Histoire et ce jusqu’au dernier
Livre, le Coran, révélé à Muhammad. C’est dire que cette attestation, la
shahāda, traduit une véritable conception de l’univers, de la vie, de la mort
et des finalités de l’existence. Elle dit, dans la forme et la profondeur, ce
que c’est qu’« être musulman » au plus intime de l’être (le lien avec Dieu)
comme dans l’élaboration de sa compréhension des événements et de
l’Histoire (le sens de la vie). C’est de tout cela que le musulman témoigne
quand il la prononce. Et ce n’est pourtant pas tout.
La shahāda porte en elle deux autres dimensions dont, malheureusement,
on fait trop souvent l’économie alors qu’elles révèlent le sens parachevé de
1’attestation. Celle-ci est d’abord et fondamentalement le témoignage de la
fidélité du croyant au pacte originel qui lie l’homme à Dieu : il se sait
participer d’un ordre, d’une harmonie, d’une origine à proximité de laquelle
– nous l’avons vu dans notre première partie – la foi est aussi naturelle au
cœur que voler l’est à l’oiseau. Le témoignage est enfin l’expression d’une
lourde responsabilité devant les êtres humains : témoigner, pour le
musulman, c’est porter un message dont il lui faut devenir le meilleur des
modèles. Pour être, devant les hommes, un signe, un souvenir, un rappel ;
jamais une contrainte. On le voit, la notion d’ash-shahāda est riche, et
incontournable. En clair, elle traduit ce qui fait le musulman, dans son être,
sa conception de la vie et de l’Univers, son intime fidélité et sa
responsabilité humaine.

Ash-sharī‘a : le comment être


Reste alors à savoir comment l’on peut, dans sa vie quotidienne comme
dans sa société, faire vivre cet être en lui donnant les conditions de son
épanouissement. Quelle est la voie qui peut nous permettre de rester fidèle à
la Source, tout en faisant face aux vicissitudes de la vie, du temps et des
cultures ? Tel est bien le sens premier et essentiel du concept d’ash-sharī‘a
qui exprime cette idée de la Voie, du chemin vers la source, comme nous
l’avons vu déjà. Si ash-shahāda traduit ce que c’est qu’« être musulman »,
ash-sharī‘a nous enseigne « comment être musulman ». À l’instant même
où un être humain a prononcé la shahāda, avec conscience et conviction,
tous ses actes sont désormais, en soi, l’application de la Voie islamique, de
la sharī‘a. Respirer, manger, boire, prier, travailler, fonder un foyer, etc.,
sont déjà le « comment » de l’être au monde du musulman. Dire cela n’est
pas suffisant ; encore faut-il mettre en évidence que cette application est
tout à la fois intime et holistique : l’effort que chaque croyant fait pour
donner vie à sa spiritualité, comme sa recherche de la proximité avec le
Créateur, comme encore l’aménagement de sa vie quotidienne (seul et avec
sa famille), comme enfin l’organisation de son espace social sont autant
d’expression de cette Voie. Cette dernière exige du musulman le profond
souci de fidélité marié à la conviction, la compréhension, l’effort,
l’intelligence du contexte, le sens de l’initiative et de l’adaptation sur le
plan personnel comme sur le plan social.
Pour le musulman, à la lumière de sa foi, la Voie est naturellement
universelle. Elle oriente sans jamais dépouiller ni priver le croyant de son
intelligence des hommes, des époques, des lieux et des cultures. Clairement,
la Voie ne peut se concrétiser sans l’intelligence active de l’homme parce
qu’il ne peut y avoir de fidélité vraie sans la compréhension profonde des
évolutions. Celles du cœur comme celles des sociétés. On a souvent réduit
la définition de la sharī‘a à celles qu’en ont donné les savants et les juristes
selon leur domaine spécifique de spécialisation : on a ainsi laissé croire
qu’il y avait plusieurs « islams » : l’un du droit, l’autre de la spiritualité, un
autre encore de la mystique. Il n’en est rien pourtant, la Voie est une
et englobe toutes les dimensions de l’être : le cœur et la raison, la
spiritualité et les prescriptions, l’intimité et la société. La sharī‘a
n’entretient pas la confusion des genres ; bien plutôt, elle révèle les
principes de leur harmonie.
7
Le souffle et la voie

La « tentation minoritaire » est grande en Occident. Si l’on considère le


seul nombre en matière de religion, si l’on mesure les références historiques
et intellectuelles de nos sociétés, si enfin l’on évalue les critères éthiques en
matière de mode de vie et de comportement, alors, il est vrai, nous sommes
« en minorité ». Si, dans le prolongement naturel de ce constat, nous
construisons notre réflexion et gérons notre émotion sur la base de ce
« sentiment objectif », nous nous percevons naturellement dans la
différence, l’alté­rité, la différenciation. Étrangers.
La force d’une culture dominante consiste souvent à s’approprier les
critères de référence et ceux-ci sont d’autant plus performants s’ils
définissent et s’appuient sur le « naturel ». Les autres cultures
et civilisations sont alors perçues comme singulières, proposant des
particularismes – intéressants certes, mais toujours spécifiques. Loin du
naturel, on voit s’évanouir et se perdre l’expression de l’universel. Au cœur
de l’Occident, on fait face à une sorte de mainmise quant à l’expression
multidimensionnelle du naturel : la référence aux critères de la rationalité
analytique et critique, la nécessité reconnue de l’émotion, l’épanouissement
encouragé jusqu’à l’ivresse du corps, des sentiments et de la liberté (de
conscience et d’action). Le caractère présenté comme objectif de ce naturel
se veut l’expression la plus élaborée de l’accès à l’universel.
Toute civilisation qui, de fait, se distinguerait de cette représentation
fondée en objectivité – de cette objectivation – dévoilerait, au moment
même où elle s’exprimerait, son caractère singulier, sa spécificité… son
impossible universalisme. Ses partisans auront beau essayer de prouver le
caractère « universel » de leurs références et de leurs valeurs, ils ne feront
que chercher à montrer en quoi leurs spécificités s’approchent, convergent
un tant soit peu des valeurs objectives du modèle dominant. Piégés par les
termes mêmes du débat, ils finissent par doublement se perdre : derrière le
dialogue, apparemment égalitaire des civilisations, ils confirment, d’une
part, la prétention exclusive du modèle dominant quant à l’affirmation de
l’universel et, d’autre part, se sentant étrangers aux critères de l’autre
auxquels ils tentent de s’adapter, ils finissent par devenir étrangers à eux-
mêmes. Une erreur, deux échecs.

Du naturel…

À l’heure où les musulmans d’Occident élaborent un discours qui puisse


être audible et compréhensible pour leurs concitoyens, il leur faut
nécessairement – nous avons commencé dans notre première partie – mettre
en évidence les principes fondateurs de leur conception de l’homme, de la
Création, de la vie et de la mort. En amont d’un dialogue avec l’autre (vis-
à-vis duquel on cherche soit à se démarquer, soit à s’identifier), il est
nécessaire de présenter la logique interne de la « référence islamique », en
elle-même, par elle-même, per se.
La tradition musulmane est nourrie par la Révélation qui a porté son
regard sur l’homme, sa nature et son cheminement, de façon très élaborée et
profonde. En l’homme, au cœur de son être, il y a d’abord un souffle, une
aspiration, une recherche : al-fitra. La notion de fitra est centrale, et axiale,
en islam. Elle exprime l’idée qu’il existe en tout être humain une
disposition naturelle vers le Transcendant qu’il va chercher, d’une façon ou
d’une autre, à vivre… ou à éviter. Avec la maturation de son esprit, l’être
humain a besoin de sa raison pour retrouver le sens de cette étincelle
originelle qui le mène à Dieu., Quand la raison accède à l’étincelle du cœur,
à la réalité de la fitra, alors l’être humain adhère à la foi. Il croit en Dieu
(yu’minu billah) au sens où il accède à l’équilibre et à la paix auxquels
aspirait, dès l’origine, son cœur. Un souffle originel, une raison nécessaire
et un être qui soit adhère, soit cherche et se démène entre une spiritualité
hors du monde ou une raison sans souffle ni cœur… La vraie rencontre avec
la fitra dit l’horizon de la paix du cœur ou alors celui de ses déchirements et
de ses intimes conflits. Cette disposition est le centre, l’axis, autour duquel
sont invitées et s’organisent toutes les facultés et les aspirations de l’être
humain : décentré, il se blesse ; aveugle à cette vérité, il se « désaxe »…
croyant se trouver, il se perd, se cache et s’aliène. Libre à la périphérie de
lui-même, il ne s’est jamais trouvé au centre de son être, au cœur de son
cœur. Enfermé hors de lui-même, superficiellement naturel… d’un naturel
qui l’éloigne de sa nature. L’artifice, jamais, n’a raison de l’être.
Loin de dire et de répéter leurs spécificités et leurs différences, les
musulmans devraient apprendre à exprimer le sens et la profondeur de leurs
vérités. Non les imposer, tout simplement les dire… dans leur clarté, leur
portée, leur sens et leur finalité. Dire et répéter qu’au cœur de chacun il est
un souffle qui cherche et qui exige ; qu’à chacun il est demandé de vivre
cette épreuve et cette initiation, librement, individuellement, au cœur de la
fraternité des hommes, pour trouver le sens et la liberté, le sens de sa
liberté. « Ma lumière à la recherche de La Lumière » ainsi se définit, pour
nous, le « naturel ». Ce dernier ne dit pas les facultés, il dit le
cheminement ; il n’additionne ni ne divise les constituants de l’homme dans
l’être (« corps », « esprit », « âme », « émotions », « sensations »), il
projette une harmonie dans le mouvement ; il ne se suffit pas de la liberté
du geste, il exige la liberté du cœur. Et comme la connaissance de Dieu se
situe dans cette initiation et cette purification que chacun vit entre lui-même
et son cœur, alors revenir à la première étincelle, c’est s’approcher du
Créateur : « Lumière sur lumière ». Revenir à soi, s’éduquer, prendre
conscience de soi… telle est la voie naturelle.

… à l’universel

Le soleil, le vent et les montagnes sont soumis à l’ordre du monde.


Chacun à leur façon, ils chantent les louanges du Créateur. Si infiniment
près, si immensément éloigné. « L’étoile et l’arbre se prosternent » (Coran
55/6), et « il n’est pas un élément qui ne chante Ses louanges mais vous ne
comprenez point leur chant de révérence » (Coran 17/44)… Sourd à soi-
même, sourd au monde. Du cœur de cette Création, du sens de son être, de
l’harmonie de son ordre naît la Voie avec ses valeurs, ses finalités et la
conscience des limites : un sens, une éthique, des valeurs naturellement
universels.
La révélation du Livre révélant les signes du monde offre à l’homme
l’universalité de son sens. Universel Créateur d’un universel qui impose le
respect de la diversité et des différences. L’Absolu, bien au-delà des
hommes, les rappelle à l’humble conscience de leurs limites et de la
relativité. L’Unique, en Son universel message, a voulu la pluralité et nous a
tracé la voie de la paix dans l’équilibre et de la justice dans l’harmonie. Les
êtres humains, dans leurs différences, se protègent mutuellement de leur
tentation dictatoriale, oppressive et destructrice : « Si Dieu n’avait pas
contenu [par la résistance mutuelle] les hommes les uns par les autres, la
Terre se serait pervertie » (Coran 2/251).
La Terre se meurt et le monde se délite si le pouvoir est exclusif, aux
mains d’un seul être, d’une puissance, d’une civilisation. Le pouvoir absolu,
c’est la mort de l’homme, la destruction de l’Univers… ce pouvoir est au-
dessus des forces humaines ; celui-ci n’est capable de vivre et de se
respecter qu’au bénéfice des contre-pouvoirs, de la résistance de l’« autre »,
de la limite. Première valeur universelle qui nous impose de vivre dans le
relatif. Tel est le message fondateur de l’islam. Ancré dans le naturel de
chaque être, ce message nous fait accéder à une voie qui ne peut être
qu’universelle pour tous dans le respect du cheminement de chacun. « Nous
leur montrerons Nos signes dans les horizons et en eux-mêmes » (Coran
41/53).
Tel est bien le sens de la Révélation : le naturel du souffle originel me fait
accéder à l’universel de la Voie révélée. La fitra est le chemin de la sharī‘a,
le naturel est le chemin de l’universel. Si seulement nous savions mieux
dire cela, mieux traduire ces dimensions essentielles de l’islam. Parce qu’il
se présente comme une tradition naturelle, l’islam n’a pas peur du cœur, des
sentiments et de l’intelligence qui constituent l’être humain. Bien au
contraire. Si celui-ci ne s’éloigne pas de la source, de l’étincelle du cœur, il
vivra dans la lumière et l’harmonie. Mieux, toutes ses facultés seront alors
invitées et nourries pour cheminer dans la voie qui mènera,
individuellement et collectivement, à la source. La sharī‘a est cette voie
universelle qui mène à la source et qui exige du cœur, de la spiritualité, de
la raison analytique, un réel épanouissement de la sensibilité et du corps…
elle dit le sens et l’éthique, elle dit le sens au nom de l’universelle éthique.
Ce fut l’intuition de maints savants quand ils ont catégorisé les objectifs du
droit musulman en principes essentiels fondateurs : Abū Hanīfa, ash-
Shāfi‘ī, al-Ghazālī, ash-Shātibī, jusqu’aux visions mystiques d’Ibn ‘Atā’ et
au concept de « théologie naturelle » inscrit dans les travaux du philosophe
musulman d’al-Fārābi.
Pour les musulmans vivant en Occident, il ne s’agit pas de se fondre et de
se relativiser dans l’exclusif universel de l’autre… Leur apport est ô
combien important aujourd’hui pour dire les voies d’un autre naturel, loin
de la périphérie de l’être, au cœur du cœur de chacun, pour retrouver
l’étincelle, le souffle. C’est ce souffle qui, pour nous, dit le mieux la
promesse de retrouver la « Voie qui mène à la source », ash-sharī‘a, en son
expression la plus pleine, la plus noble, la plus complète et holistique. Alors
naît et prend corps, au cœur de l’Occident, une expression nouvelle de l’être
humain, de sa vie, des valeurs et des finalités : en elle-même on voit
poindre d’infinies convergences avec la rationalité dominante mais elle
exprime également le sens d’un rappel, la nécessité des limites,
l’incontournable exigence de la responsabilité.
Porteur de cet universel, l’islam, en Occident, exprime alors une
promesse de richesses et l’expression d’un authentique pluralisme. Ni
minoritaires ni étrangers… aux musulmans de savoir désormais dialoguer
d’égal à égal, sans complexe, afin d’exprimer par leur présence le
témoignage le mieux réalisé d’une parole de dignité, d’une justice
revendiquée… au nom de notre humaine fraternité.
8
La présence du cœur, notre spiritualité

Jamais l’islam n’a fait autant parler de lui que ces dernières années. Dans
les médias, les universités, parmi les acteurs politiques ou sociaux, l’islam
est devenu « un sujet », l’objet de débats passionnés dans lesquels on peine
à garder la mesure, à éviter les excès de jugement ou de langue. L’islam est
à la « une », il existerait « un problème » avec l’islam. Chacun sait pourtant
que ce n’est pas pour le meilleur et ce que ce l’on stigmatise est surtout la
« menace », le « danger », le « péril »… L’islam est surtout à la « une » des
craintes et des rejets. Pour notre part, nous assistons, quasi impuissants, à ce
nouveau phénomène. On ne sait pas bien comment réagir, entre l’isolement
et l’agressivité, et l’on finit par regarder et par écouter tous ceux qui ont fait
de nous et de notre communauté « un nouvel objet d’étude » disséqué sous
tous les angles et sous toutes les coutures. Voilà quelques chercheurs ou
certains journalistes qui expliquent, analysent, commentent­ et
commentent­ encore… Les livres sont nombreux, comme les articles et les
recherches. On y parle de tout, de la religion, de la laïcité, de l’intégration,
de la ghettoïsation, du commu­nau­ta­risme, de l’islamisme, du radicalisme,
des femmes, de l’immigration, de la délinquance, du mal-être, des maux de
l’âme, et parfois des espoirs… Tout cela se fait souvent sans grand
discernement et l’on égrène un chapelet de vérités énoncées sur « l’islam-
problème » et les « musulmans-si-problématiques ». Quant à nous, dépités,
déçus, voire confirmés dans nos méfiances, nous assistons, pour la plupart,
à ce triste spectacle où notre religion, notre foi, notre spiritualité sont
quotidiennement niées, tronquées et/ou réduites à la plus vulgaire des
caricatures. Pressentant le racisme, nous cultivons le complexe. Gravement.

Être et témoigner
Il ne faut pas s’étonner, si nous ne disons rien, que d’autres parlent à
notre place. Pour le meilleur et pour le pire. Souvent pour le pire. Les
derniers événements de la scène internationale, les « affaires » de foulard ou
de mosquées, la perturbation des banlieues, la montée du radicalisme sont
autant de prismes au travers desquels les recherches s’élaborent et les
discours se structurent. Qu’attendre d’autre que cette vision réductrice de
« l’être musulman », synonyme d’élément problématique, voire parasite, de
la dynamique sociale et politique dans les sociétés occidentales. La pression
sur les mentalités musulmanes est intense et on voit se développer un
mouvement d’isolement et d’enfermement presque naturel. Le complexe
se double d’un réflexe de repli, très souvent.
Dès lors que nous prenons conscience du danger de ce processus, nous
nous trouvons en face d’une alternative qui engage profondément notre
responsabilité. Soit nous nous laissons aller à cet enfermement parce que
nous le jugeons légitime et naturel tant l’environnement occidental
manifeste chaque jour son hostilité à l’égard de l’islam ; soit nous décidons
de résister à cette tentation en adoptant l’attitude contraire : face au rejet, au
racisme, à l’islamophobie et à l’insulte, quand tout nous pousserait à nous
fermer et à nous isoler, il s’agit de faire le choix déterminé de nous engager
dans la voie exactement opposée, de nous ouvrir, de parler, de dialoguer. Il
nous faut prendre nos responsabilités et redevenir les sujets de notre
histoire, de notre discours, de notre être. Assister aux multiples débats dont
nous sommes les objets, passer son temps à réagir aux propos de nos
interlocuteurs, se sentir « soumis à la question » quand elle émane de notre
environnement, devoir se justifier et montrer « patte blanche » pour être
acceptés ne peut être une solution. On ne saurait être équilibré et serein en
se pensant constamment dans un tribunal. Cette voie est sans issue, et
certains musulmans tombent malheureusement dans le travers (pour
montrer leur modération et leur civilité) : ils se plient à toutes les
interpellations, à toutes les exigences et à tous les diktats de l’autre…
musulmans par procuration, dépouillés d’eux-mêmes pour être acceptés, ils
ne sont plus que dans les yeux de ceux qui les ont façonnés… à leur image ;
avènement bien étrange du nouveau pluralisme de l’uniformité.
Aujourd’hui, il nous faut être et témoigner. Être, c’est trouver la
meilleure expression de son équilibre intérieur. Vivre avec Dieu, apaiser son
cœur, s’épanouir dans l’action de justice et de solidarité. Témoigner, c’est
construire notre discours, faire le choix, en conscience et loin de toutes les
pressions de l’environnement, des sujets que l’on veut traiter, des questions
que l’on veut aborder, des richesses que l’on veut partager. Finalement,
l’objectif essentiel est bien celui-ci, pour les jeunes générations comme
pour les plus anciennes : développer en nous la conscience de notre
richesse, la responsabilité de notre contribution. Simplement,
profondément. Qui accède à cet état d’esprit et de lucidité a d’ores et déjà
dépasser l’épreuve de la crainte et de la frilosité. C’est une étape nécessaire,
un passage obligé.

Un cœur, une spiritualité

On nous a souvent entraînés sur des terrains minés : la violence, la


guerre, l’agressivité. Nous en avons oublié l’essence même de notre
religion et de notre cheminement vers le Créateur. Nous ne savons même
plus parler de notre foi, de notre cœur, de notre spiritualité. Tout se passe
comme si on avait éteint en nous la flamme de l’intimité qui se libère, de la
fraternité qui s’exprime, de l’amour qui se dit. Notre demeure est comme
sinistrée… et ce que la Révélation et le Prophète nous présentent comme un
océan de paix et de lumière se révèle être en nous un horizon de ruines. De
vieux souvenirs demeurent. De quoi donc voulons-nous être témoins ? Quel
trésor est le nôtre ? Que dire de cet espoir qui nous fait aspirer à être si
proches de Dieu au moment où nous vivons si mal compris des hommes ?
Quel est ce message que l’actualité voile et que notre bouche tait ?
En plein cœur de l’Amérique et de l’Europe, saurons-nous reprendre
force et courage et faire entendre, avec l’énergie de notre foi et de notre
conscience, le message d’amour, de justice et de dignité qui nous habite.
Prendre conscience de sa responsabilité, c’est, pour les musulmanes et pour
les musulmans, accéder au discours de l’exigence et de l’éthique :
questionner le sens, débattre de l’avenir. C’est surtout et avant tout rappeler
et montrer combien l’islam est une religion du cœur et l’horizon d’une
spiritualité toujours approfondie, sans cesse renouvelée. Qui donc ouvrira
cette fenêtre sur le paysage de nos intimités et de nos espoirs, si ce ne sont
les musulmans eux-mêmes, libérés des craintes et de la peur ?
Le mois du Ramadan, par exemple, est l’occasion d’un intense
témoignage que malheureusement nous négligeons trop souvent. À l’heure
où les pays riches se perdent dans la consommation aveugle et que les deux
tiers de la planète subissent les assauts de la faim et de la pauvreté, à l’heure
où l’individualisme est devenu une seconde nature dont nous habille la
société technicienne, à l’heure où les flux et les reflux de milliards de
dollars sur les marchés répandent le désordre et les doutes… à cette heure
donc, une commu­nau­té entière se lève et exprime par le jeûne son lien
indissoluble avec le Créateur, avec l’amour, avec la générosité, pour la
justice et la dignité. De cela, au cœur de l’Occident, nous devons
témoigner : notre spiritualité est notre trésor et tous ceux qui nous
soupçonnent de violence et d’agressivité sauront entendre, si nous savons le
dire et le montrer, que nous savons aimer. Dans tous les pays d’Occident,
dans toutes les régions, les villes et les quartiers de Washington, du Canada,
de la Belgique, d’Angleterre, de France ou de Suisse, on devrait voir se
manifester cette présence chaleureuse des musulmanes et des musulmans, et
ce à plus forte raison pendant le mois du Ramadan parce qu’il est le mois de
l’amour, du recueillement et du don. À l’heure où les pays riches se perdent
dans la consommation à outrance et l’individualisme, la rupture du jeûne est
l’occasion d’exprimer le don et la générosité, au nom de la justice et de la
dignité. Être présents, être solidaires, participer, s’engager… tel est le vrai
discours, le vrai témoignage, la véritable identité des musulmans. Pour ce
faire, il leur faut prendre confiance, parler de leur cœur, et prendre
conscience, enfin, que la spiritualité qui les habite et les fait vivre est une
force, un cadeau, une richesse. Pour eux-mêmes et pour ceux qui les
entourent : elle est une promesse de justice parce qu’elle est une exigence
de résistance contre tous les excès, contre toutes les dérives. Pour Dieu,
avec les êtres humains… tous les êtres humains de conscience et de bonne
volonté.
9
L’être féminin, une réappropriation

Il faut voir la réalité en face. Au-delà des discours d’intention, au-delà


des réactions crispées, au-delà de l’esquive et de la fuite. La question de la
femme pose un véritable problème aux musulmans aujourd’hui. Non pas
seulement parce que c’est devenu le sujet de prédilection de ceux qui
veulent s’en prendre à l’islam, mais bien plus profondément parce qu’il
existe un fossé immense entre les orientations fondamentales des sources
islamiques et ce que pressentent aujourd’hui les sociétés majoritairement
musulmanes.

Révélation et espoir

À la vérité, la question des femmes est un formidable révélateur des


sérieux manquements qui se sont développés au cœur de la représentation
que les musulmans ont de leurs sources et d’eux-mêmes. Confondant les
traditions et les coutumes de leur pays respectif ; connaissant peu, ou très
mal, ou pas du tout, les textes fondamentaux se référant aux femmes ;
négligeant par habitude, par paresse ou par profit, l’exemple du Prophète,
les musulmans éprouvent toutes les peines du monde à se faire une idée
claire sur la question. Pire, pour leur connaissance très relative en la matière
de même que le poids des coutumes les mène à développer une
représentation de la femme et un discours plus « antioccidentaux » en leur
orientation que réellement islamiques en leur essence.
La pensée devient superficielle, dangereusement binaire, avec une
logique du type : « Si l’Occident est si libre et si permissif ; alors plus
d’islam, c’est moins de libertés et plus d’interdits. » Pensée simple… et
gravement simpliste. Attitude intellectuelle révélatrice d’une situation très
périlleuse : incapables de penser leurs références de l’intérieur, avec clarté
et confiance, les musulmans développent une réflexion frileuse,
recroquevillée, réactive, élaborée à partir du miroir négatif de l’Occident.
Quand ils sont attachés à des coutumes, craintifs vis-à-vis de leur
environnement, en constant repli, leurs références ne sont plus une source
vive où ils vont puiser et trouver la force de l’initiative et de la réforme ;
non pas… elles deviennent des prisons, des bastions à protéger… jusqu’à
l’étouffement.
S’il est un domaine où ce phénomène est patent, c’est bien celui des
femmes. Au lieu de revenir à nos sources et à ce qu’elles contiennent
d’enseignements fondamentaux et essentiels, on se crispe sur le détail à la
lumière de certains textes réducteurs, interprétés littéralement et souvent
hors contexte, pour mieux limiter, pour mieux se défendre. Le mot est
lâché : dans l’esprit de beaucoup de musulmans, parler de la femme en
islam se fait avec l’intention, formulée ou non, de défendre l’islam. C’est la
preuve, en soi, qu’ils ont déjà été colonisés par la logique de « l’autre »,
celui qu’ils ressentent comme un potentiel détracteur et qui, ainsi, leur
impose son cadre de réflexion et le choix de ses priorités. Impossible alors
d’élaborer une représentation harmonieuse et un discours propre sur la
question de la femme en islam… D’emblée, on est mené à considérer ce qui
fait problème pour l’autre, à lui répondre au coup par coup, et
maladroitement… forcément. N’ayant pas pris le temps de méditer, de
penser et de dire l’être de la femme en islam, on développe un discours
négatif, et obscur, sur ce que la femme n’est pas, le foulard n’est pas, la
polygamie n’est pas, la répudiation n’est pas, et tout à l’avenant. Entrés, par
négation, dans la logique de l’autre, comment peut-on espérer se faire une
idée confiante de nos propres références ? Comment peut-on espérer faire
comprendre à cet autre le sens de notre conception alors que nous-mêmes y
sommes étrangers et l’observons de l’extérieur ? Mission impossible.

Retrouver le chemin libérateur

Il est rare de lire aujourd’hui un texte sur la femme qui ne commence pas
par rappeler sa situation déplorable en tant que nouveau-né avant l’islam,
ou par s’étendre sur son statut très respecté de « mère » aux pieds de qui se
trouve le paradis des enfants. Toutes les réflexions faites en ce sens sont
intéressantes, vraies, et légitimes.
Force est de constater cependant que l’on passe insensiblement de
l’enfant à l’épouse ou à la mère, d’une fonction à l’autre, sans avoir pris le
temps de considérer l’être de la femme, son identité, le sens de son
cheminement sur la Terre. Tout se passe comme si cela tenait de l’évidence
et pourtant, à considérer l’état de nos sociétés, de nos commu­nau­tés et de
nos familles, rien n’est moins sûr. Nous sommes bien loin de penser avec
profondeur à la dimension de l’être féminin devant Dieu, parmi les
hommes. Sans doute est-ce le premier domaine sur lequel un travail
conséquent est à mener : dire la foi, parler de la spiritualité, penser la
priorité et l’exigence de l’intime par rapport à la dictature de l’apparence.
La femme musulmane doit se réapproprier la dimension de son être : loin
du discours trompeur de la seule esthétique et du « bien-être », mais
également loin du propos littéraliste et frileux ; il faut qu’elle puisse
retrouver le chemin libérateur du souffle de la Révélation : être parmi les
êtres, dans une égalité de tous les instants ; sa dignité est en son cœur et en
cet effort profond, constant et exigeant entrepris pour chercher la lumière et
la proximité. Vivre ce qu’elle est pour se libérer de la seule apparence…
proche du Créateur pour se libérer des images-prisons des créatures. C’est
le chemin du cœur et de toutes les spiritualités.

Des femmes et des hommes

Nous l’avons dit, nous sommes loin d’appliquer comme il se doit les
enseignements de l’islam en ce qui concerne les droits et le rôle des femmes
dans nos sociétés. Les discriminations sont légion et dans tous les
domaines : éducation, mariage, famille, travail, etc. Une véritable réforme
ne saurait aboutir si nous ne passons pas d’abord par cette première étape de
rétablissement de l’image de l’identité de la femme. Cela suppose une prise
de conscience et, au risque de nous répéter, l’élaboration d’un discours
profond et fidèle aux sources islamiques. Encore faut-il dire que le
processus de réforme qui est exigé de nous ne saurait être le fait des seules
femmes. Il ne s’agit pas d’engager une libération sur le mode du conflit
hommes-femmes tel qu’il a été vécu dans pratiquement toutes les sociétés
industrialisées.
Ce qu’il faut promouvoir aujourd’hui est une véritable mobilisation des
hommes et des femmes, non pas les uns contre les autres, mais ensemble et
au nom des principes fondamentaux de l’islam, et ce afin de lutter contre les
discriminations entretenues, les coutumes faussement islamiques et les
alibis culturels. Si le discours sur l’être et la spiritualité est fondamental, il
doit être accompagné d’un travail conséquent d’éducation et de formation
aux principes islamiques, pour les femmes comme pour les hommes. Il
s’agit de promouvoir une éducation positive, harmonieuse et confiante : non
pas par opposition à l’Occident, mais en vertu des orientations essentielles
de notre religion. Remettre de l’ordre dans nos références, l’essentiel
redevenant l’essentiel et le détail ; s’opposer aux discours réducteurs et
refuser l’instrumentalisation de l’islam pour couvrir des discriminations
manifestées. Notre silence, aux femmes comme aux hommes, serait une
complicité… notre silence est une trahison.

Dérives et espoirs

Nous le savons et il faut le dire. Dans de nombreuses familles en


Occident, des jeunes filles sont encore privées d’une véritable éducation, et
l’on décide parfois tout pour elles jusqu’au choix de leur conjoint et de la
dot. Certaines se voient imposer le port du foulard, d’autres sont privées de
la moindre autonomie, d’autres encore sont privées d’accès aux études et au
travail… Mariées, elles sont nombreuses à subir des traitements indignes et
inhumains : la négligence, les insultes et la violence sont des réalités
quotidiennes. Triste tableau.
Quand ce n’est pas à l’intérieur, les écueils se multiplient à l’extérieur
avec les innombrables problèmes que l’on sait pour les pratiquantes, pour
ce qui concerne l’intégration scolaire, la discrimination à l’embauche et la
très difficile, voire impossible, participation sociale. Plus généralement,
l’intégration citoyenne des musulmanes est en panne d’initiative, et il nous
manque clairement une vision constructive de l’avenir. Les discours de
bonnes intentions n’y changeront rien.
Les étapes d’un réel engagement pour réformer l’état des choses se
dessinent cependant assez clairement :
– élaborer une réflexion sur la femme à partir d’une lecture positive de
nos sources, et non contre l’Occident ;
– fonder ladite réflexion à partir de l’être de la femme et non pas des
seules fonctions d’enfant, d’épouse ou de mère ;
– promouvoir une éducation généralisée touchant les femmes et les
hommes quant à leurs références et à la façon de les vivre ; à chaque étape,
faire la part des choses entre les coutumes d’un pays et les enseignements
proprement islamiques ; faire face à la réalité des discriminations et
s’engager, femmes et hommes ensemble, à une profonde réforme des
mentalités et des comportements.
Vaste programme, cela va sans dire, qui nous renvoie à nos
responsabilités : toute une communauté de foi qui doit se mobiliser,
ensemble, pour rendre ses droits à la moitié de la communauté, aux
femmes. Non pas par crainte des critiques extérieures ou pour défendre
l’islam, mais parce que nous sommes habités par la conscience d’un devoir
et d’une exigence devant Dieu. Rien ne saurait justifier notre paresse et
notre démission. De partout des voix se font entendre… des femmes et des
hommes, au nom de l’islam, disent les chemins prochains de la libération.
C’est notre espoir.
10
Paroles et musique

Les propos et les avis les plus contradictoires sont diffusés parmi les
communautés musulmanes d’Orient et d’Occident­. Qu’en est-il de l’art et
l’islam ? Peut-on simplement parler d’art ? La musique est-elle permise ? et
le cinéma ? et la photographie ? et le dessin ? Entre les deux extrêmes du
« tout interdit » et du « tout permis », les musulmanes et les musulmans se
perdent dans un flou très peu artistique… c’est le moins que l’on puisse
dire.

Une culture islamique occidentale

La question est pourtant majeure, et elle est au cœur de notre


questionnement de musulmans vivant en Occident ; dans des sociétés autant
portées sur la consommation, la culture populaire et le divertissement,
comment penser et vivre nos références sur le plan artistique, esthétique et
plus largement culturel ? La culture islamique est-elle, par nature,
orientale ? Faut-il avoir les goûts de là-bas pour demeurer fidèle ici ? Que
faire ? Que proposer ? Alors que la première langue des adolescents
d’Occident est aujourd’hui la musique…

Permis ou interdit ?

Parmi les communautés musulmanes d’Occident, on trouve les opinions


les plus tranchées et les plus définitives. Les uns, s’appuyant sur certains
versets ou hadîths (traditions prophétiques), sur la spécificité des opinions
de savants reconnus tels que Ibn al-Qayyim al-Jawziyya en matière de
musique ou d’an-Nawawī en matière de dessin, ou encore sur les avis
juridiques de grands et très respectables savants contemporains tels que Ibn
Bāz ou al-Albānī (sur l’un ou l’autre des domaines), en ont conclu que la
musique, la photographie ou le dessin étaient illicites.
Les autres, en interprétant différemment les versets et les hadîths (ou en
se référant à d’autres textes authentiques), en s’appuyant sur d’autres
savants reconnus tels que Ibn Hazm, al-Ghazālī ou Ibn Taymiyya, ou encore
en citant les prises de position d’autres très respectés oulémas
contemporains comme Muhammad al-Ghazālī ou Yusuf al-Qārdāwī,
concluent que les expressions artistiques susmentionnées sont licites dès
lors que l’on respecte un certain nombre de conditions.
On peut synthétiser ces conditions comme suit :
– l’intention et le contenu de l’expression artistique (musique, chant,
photographie, cinéma ou dessin) doivent rester en accord avec l’éthique
islamique et ne pas entraîner d’attitude qui y serait contraire ;
– il appartient à chacun, à l’artiste comme aux amateurs d’art, d’évaluer
son intention et de mesurer en conscience le sens, l’impact et la place que
prend l’art en question dans sa vie, afin d’éviter toute exagération qui
mènerait à négliger ses obligations devant Dieu et devant les hommes.
On perçoit aisément que la nature même de ces deux conditions exige
une évaluation au cas par cas. À côté de ces deux positions de principe, il
existe bien sûr des positions plus élaborées, plus précises, plus spécifiques
et bien sûr nuancées. La place nous manque ici pour entrer dans des
explications exhaustives, mais par le seul énoncé de ces deux positions
juridiques, on comprend qu’il n’existe pas une seule opinion islamique en la
matière et que les débats ont traversé l’histoire du droit et de la
jurisprudence islamiques. On peut faire le choix de continuer à se disputer
à coup de citations de versets, de hadîths ou de propos tenus par tel ou tel
savant considéré comme plus compé­tent que tel autre… Le plus sage est
pourtant de reconnaître la pluralité légitime des avis et de faire son choix
en connaissance de cause, et en conscience.
Ceux qui s’interdiront la musique, le cinéma ou le chant seront
respectés ; ceux qui feront le choix de s’y engager en ne négligeant jamais
les deux conditions fondamentales devront également trouver la
reconnaissance de leur commu­nau­té spirituelle. Les premiers ne sont pas
plus croyants et les seconds moins pratiquants ; les seconds ne sont pas plus
« ouverts » et les premiers plus « extrémistes ». Les deux avis sont
islamiquement reconnus et cela impose à chacun le respect silencieux du
choix de sa sœur ou de son frère tant que celle-ci ou celui-ci ne cherche pas
à imposer son choix à autrui avec la certitude et la prétention que le sien
seul est le bon, le seul « islamique ». Alors, il faut rappeler, et se rappeler,
que la diversité des opinions juridiques existe en islam et que la vraie
fraternité se mesure à la digne acceptation de ces différences et non dans
l’imposition d’une uniformisation qui n’a jamais existé, même parmi les
Compagnons du Prophète.

Culture et société

D’aucuns, quand ils parlent de « culture islamique », se sentent


immédiatement transportés en Orient, sous le soleil, près des sables.
L’architecture des mosquées, les divers types de calligraphies, les sons
particuliers de la musique arabe ou asiatique, la langue originelle des
textes… l’islam est là, en sa source, en sa lumière. Pourtant, la simple
analyse bat en brèche l’apparente légitimité de ces impressions esthétiques.
L’islam est une foi, une spiritualité et un chemin jalonné par des repères qui
disent la limite et rappelle la direction. Il est un dans la conception du
monde, les principes de vie et les valeurs qu’il enfante, mais il intègre les
coutumes (‘urf) et les habitudes des sociétés où il s’implante. L’islam est
un, sans l’ombre d’un doute, mais il fait siennes la pluralité des vêtements
culturels et la diversité des goûts nationaux tant que ceux-ci ne s’opposent
pas à un principe de la foi et de la pratique.
C’est dire que les musulmans vivant dans les sociétés occidentales, tout
en respectant les principes de leur religion, développent de plus en plus une
manière d’être, un goût, voire un humour, qui n’a plus grand-chose à voir
avec ceux de la lointaine origine de leurs parents, grands-parents ou arrière-
grands-parents. Déjà les musulmanes et les musulmans nés en Occident
sentent, ressentent, réagissent, s’expriment, disent et se disent
différemment… D’autres choses les font sourire, d’autres choses les font
rire. D’autres horizons les attirent, d’autres langues leur parlent. Ils sont de
la même religion, ils vivent dans une autre culture. Toute personne
soucieuse de l’avenir des musulmans en Europe doit tenir compte de cette
donnée fondamentale et se préoccuper de répondre aux nécessaires défis
qu’elle implique : les musulmans ont reçu la Révélation et les principes, ils
ont la responsabilité de penser leur vêtement culturel pour la société où
ils vivent.
Trois défis

La production culturelle occidentale est imposante et souvent


envahissante. Difficile de se retrouver dans ce flot continu de nouveautés :
les films, les chansons, la musique, les arts en général vivent au rythme de
la productivité et du rendement. Hormis les amateurs d’une expression
artistique destinée à une certaine élite, le reste de la population est le plus
souvent soumis aux diktats du marché : « C’est bon… tant que ça
rapporte. » Finalement, tout paraît bon, de la violence, de la sexualité, de
l’argent puisque, en réveillant les démons qui sommeillent en l’homme, cela
rapporte… effectivement. Derrière l’écran de la « culture populaire » ou de
la « libre expression » se cache souvent la réalité de la seule « culture du
profit et de l’argent ». On a beau jeu de parler d’art… et d’artistes.
Nous serions injustes cependant en réduisant la production artistique et
culturelle occidentale à la réalité de ses seuls excès. Tant d’œuvres
littéraires, de peintures, de films, de musiques participent de ce patrimoine
de l’humanité qui se respecte et qui cherche à vivre dans la dignité, la paix
et l’harmonie. Tant d’artistes ont dit et disent encore l’humain, le cœur, la
spiritualité, la blessure, le don, la méditation, et Dieu. Ces femmes, ces
hommes, ces artistes sont autant de lumières et de signes qui rappellent et
o­rientent notre conscience et vivifient notre foi. Entre ces deux réalités,
trois défis majeurs attendent les musulmanes et les musulmans d’Occident :
1. Choisir et sélectionner. Dans la production artistique d’Occident, il
existe le bon, le moins bon et le franchement mauvais. Armés de leurs
références et des conditions que nous avons mentionnées précédemment en
matière de musiques, de films, de chansons et d’art en général, les
musulmans doivent exiger d’eux-mêmes et s’habituer à opérer des
sélections. Éviter la « sous-culture », les productions artistiques négatives,
sans morale ni pudeur, les rassemblements des soirées et concerts
déshumanisés. Pour soi, pour sa famille, pour son entourage. Cela est vrai
également de la télévision, des films, des chansons… le défi est d’apprendre
à maîtriser, et à se maîtriser. Ce doit être leur choix, leur décision.
2. Participer à la réflexion et à la critique. Membres et citoyens des
sociétés occidentales, les musulmanes et les musulmans doivent faire
entendre leur voix quant à la question des arts et de la culture. Interpeller
sur le sens, discuter les valeurs, questionner les institutions et participer au
vaste débat sur la dignité humaine et l’éthique. Ils ne sont pas seuls à être
effrayés par l’étrange originalité de l’expression artistique
« postmoderniste ». Avec leurs partenaires de foi et de conscience, ils
doivent oser dire leur refus, exprimer leur résistance déterminée pour que la
liberté de dire qui fait notre dignité ne devienne pas l’alibi des partisans du
« tout est permis » dans l’absurde et le bruit.
3. Promouvoir une culture islamique occidentale. Il nous faut absolument
penser le vêtement culturel de l’islam dans les sociétés occidentales. Cela
veut dire, d’abord, reconnaître que les sensibilités et les goûts ont changé et
que, au lieu de tout interdire – ce qui est une visée impossible et folle –, il
faut encourager les initiatives qui permettent de trouver des formes
d’expression artistique adaptées à notre nouveau contexte. Écrire des
romans, des nouvelles et des pièces de théâtre, composer des musiques et
des chansons, penser un cinéma original et une expression picturale
spécifique sont autant de défis d’avenir qu’il nous faut relever à la lumière
des principes et de l’éthique islamique. Promouvoir une culture islamique
occidentale, c’est faire le choix d’une culture tout à la fois sélective et
alternative.
Difficile, ô combien, de faire face aux défis. Ils sont incontournables
pourtant, sauf à nous noyer dans la tourmente d’une sous-culture sans âme
ni valeurs ou à vivre en constant décalage avec notre environnement,
regrettant les temps anciens tout en observant nos enfants s’éloigner ou se
perdre parce que nous n’avons pas su, ou pas cherché, à parler leur langue.
La culture islamique occidentale est en train de naître et nous en voyons
partout les signes précurseurs. Les initiatives en ce sens se multiplient, mais
il convient de demeurer vigilant pour ne pas tomber dans l’excès contraire
qui consiste à tout accepter parce que l’on a saupoudré les productions
artistiques de quelques résonances ou de mots islamiques.
Le défi dont nous parlons est bien plus exigeant et plus profond : il s’agit
de penser et de donner vie à une culture et un art islamiques occidentaux
aux racines solides et fortes, offrant sève et nourriture à un imaginaire
noble, digne et humain. Un verbe du signe et du beau, une musique de
l’harmonie et de la sensibilité, un chant de la vie et de l’élévation, une
peinture de la lumière et de la paix… Une culture, des arts, nés à la source
de notre cœur, au cœur de l’Occident ; et qui soient un souffle, un pont à la
rencontre du Très-Rapproché ; et qui nous enseignent à mieux vivre,
à mieux nous aimer, à mieux nous reposer. Dans l’écho d’une parole, dans
le reflet d’un tableau, dans la profondeur d’une mélodie.
11
Le compte de nos peurs

Un jour, il faut s’arrêter. Faire le point, faire le compte de ses acquis, de


ses régressions, de ses espérances et de ses fuites. Ce bilan quelque difficile
qu’il puisse être est nécessaire et salutaire à tous les niveaux et pour tous les
êtres humains. Pour les musulmanes et les musulmans, cette analyse, ces
comptes et cette introspection représentent en fait le sens et l’objectif bien
compris de leur éducation spirituelle, intellectuelle, et tout simplement
humaine. Revenir à Dieu, revenir à soi, revenir à l’essentiel, c’est prendre le
temps de cet « arrêt », de ce silence, pour visiter nos habitudes, nos
sentiments, nos engagements et jusqu’à notre façon de nous exprimer. Au
fond, peut-être que la voie la plus profonde et la plus révélatrice, quant
à une meilleure connaissance de ce que nous sommes et de ce que nous
faisons, consiste à commencer par visiter nos peurs ; nos peurs les plus
profondes, les plus cachées… les plus insidieuses aussi. Parle-moi de
tes peurs, je te dirai qui tu es, où tu vas…

Seul à seul

Chacun connaît ce trouble qui vient des profondeurs et qui agite en nous
mille et un doutes, mille et une craintes. Connaître ses responsabilités,
prendre la mesure de ses défauts et de ses manques et se sentir envahi par la
peur de ne point pouvoir faire face. Peur de soi, peur de ses faiblesses.
Épreuve de la spiritualité quand on se sent si loin, si mal, si négligent avec
Le Très-Rapproché. Épreuve de l’intelligence quand on se sent dépassé, que
la connaissance nous manque, noyés par la complexité. Épreuve de notre
humanité quand l’énergie nous fuit, quand la paresse nous éloigne du plus
petit des actes de solidarité. La peur prend possession de notre intimité,
lentement, insidieusement, et dessine autour de notre conscience les
contours de sa prison : elle peut nous enchaîner, nous museler, nous
meurtrir.
C’est l’autre face de la peur, première étape positive des voies de
l’humilité révérencielle, elle devient alors la chape de plomb sous laquelle
étouffent tant de musulmanes et de musulmans qui ne croient plus en leurs
capacités spirituelles ou intellectuelles, qui se transforment en victimes et
comptent sur d’autres pour s’éduquer, agir et reformer le monde. La crainte,
qui aurait dû être une source, est devenue une blessure : la confiance s’en
est allée, et l’énergie… De cette peur, il faut prendre la mesure.

L’image

La peur peut attaquer de l’intérieur, mais elle peut aussi nous assaillir de
l’extérieur. Un regard ici, un mot là, un jugement, une réputation, et le poids
de la majorité. Peur de sa différence. Il est tellement plus facile de faire
comme ils font, de penser comme ils pensent, d’être invisible dans la foule
et l’anonymat. La solution paraît simple : « faire comme si » en surface, à
n’importe quel prix, et aménager au mieux le malaise des profondeurs.
Mais le cœur a ses raisons que les mises en scène ne sauraient nier. On se
sent perturbé, miné, esseulé et la crainte nous envahit dont nous n’osons pas
parler. À qui d’ailleurs pourrait-on en parler ? Aujourd’hui, il faut faire
deux fois « comme si » : à la surface de nos actes quotidiens, montrer aux
uns la réalité de notre intégration ; et aux autres l’inébranlable intensité de
notre foi… et taire ses peurs. Surtout ne rien en dire, ne rien en révéler, ne
rien dévoiler : l’image que les autres ont de nous est tellement importante.
Leurs jugements sont tellement impitoyables : deuxième prison. De cette
peur, il faut prendre la mesure.

La division

Parfois, l’on a envie de crier, de se révolter. Il y a tant d’hypocrisies, de


mensonges et de tromperies ! Mais on nous a enseigné qu’il fallait éviter la
division, la fitna. La crainte de ne pas respecter l’injonction coranique :
« Ne vous divisez point » (Coran 3/103) se traduit par une attitude devenue
passive, conciliante jusqu’à la démission. La peur de la division se traduit
aujourd’hui par la réalité d’une communauté qui ne sait plus débattre, qui a
peur d’elle-même, qui accepte en silence les compromissions et les
trahisons.
Il se pourrait que l’injonction coranique la plus mal comprise et la plus
dévoyée soit bien celle-ci et, en cela, la cause première de toutes nos
errances : « Ne vous divisez point » n’a jamais voulu dire « Acceptez les
hypocrisies des uns », « Cautionnez les mensonges des autres », « Soyez
complices de la trahison des troisièmes ». Chercher l’union dans l’idéal n’a
jamais voulu dire fuir les exigences parfois déchirantes et conflictuelles de
la réalité. Le Prophète a dû faire face à l’hypocrisie, au mensonge, aux
trahisons : certains disaient avec leur bouche ce qui n’était point dans leur
cœur ; d’autres construisaient des mosquées « vitrines » sans piété et
nourris de sombres intentions ; d’autres enfin complotaient avec le pouvoir
ennemi.
La Révélation lui a-t-elle un jour sommé de se taire, d’observer, de
composer, la peur au ventre ? Jamais, bien au contraire. Il fut vigilant, strict
et il n’a fui ni refusé aucun conflit si celui-ci était incontournable, pour que
soit entendue la parole de l’honnêteté et de la transparence. La sagesse nous
impose de chercher la paix et la réconciliation, certes, mais à la condition de
la justice. Dans le cas contraire, il faut s’armer de courage pour dire,
dénoncer, refuser et réformer. La critique est salutaire si l’intention qui la
porte est tournée vers le bien, l’équité et la justice… mais si nos silences,
apparemment très sages, cachent la peur et la veulerie, alors cette sagesse
est un mensonge. De cette peur, il faut prendre la mesure.

Le pouvoir

Combien se taisent et veulent faire croire que leur silence est sagesse,
pondération, grandeur d’âme ?… Combien­ cachent derrière leur diplomatie
un amour encore trop visible pour les titres, l’argent et le pouvoir ?…
Combien réinterprètent à leur guise, et à leur avantage, la vie du Prophète et
celle des grandes figures musulmanes de l’Histoire pour justifier leur
attitude, leurs très « fines stratégies », leurs claires compromissions ?…
Peur des pouvoirs, amour du pouvoir. Mais le Prophète nous a enseigné de
« dire la vérité, même si elle est amère » ; et elle est bien amère
aujourd’hui.
Combien de pouvoirs, combien de musulmans trahissent effrontément, et
au nom de l’islam bien souvent, les principes de cette religion ? Combien,
dans le monde, répandent le mensonge, la trahison, la torture et la mort au
vu et au su de tous ? Combien, en Occident, complotent avec des dictatures
ou se vendent au plus offrant ? Combien, pour être reconnus, ne connaissent
plus les leurs ?… La crainte nous paralyse et pour faire bonne figure nous
habillons nos peurs démissionnaires du manteau de la sagesse qui pondère,
de la sérénité qui examine et de l’intelligence qui évalue. À la surface de
nos justifications, il faudra bien admettre un jour que le courage nous
manque… tout simplement, et que la vie et le monde recèlent encore de très
beaux attraits à nos yeux. De cette peur, il faut prendre la mesure.

La crainte révérencielle

Il y a craintes et crainte… celles dont nous avons parlé sont communes et


connues. On les trouve naturellement chez tous les êtres humains, à la
périphérie de leurs questionnements, de leurs doutes, de leurs malaises et de
leurs passions. Elles sont des « craintes-prisons », elles oppressent et elles
torturent, elles répandent le brouillard et l’opacité.
Le Prophète, les Compagnons et les mystiques musulmans nous ont
montré la voie d’une autre crainte. Profonde, singulière, lumineuse. Elle
exige une éducation du cœur, un retour dans les profondeurs de notre
intimité, une concentration de notre être dans le cheminement vers l’Être,
l’Unique. Ici l’on se sent envahi par une autre crainte, la crainte
révérencielle, la « crainte-libération »… la crainte amoureuse de l’Un qui
nous libère des craintes multiples de tous les autres. Elle naît d’un voyage
intérieur qui donne des racines à notre présence, elle est fille d’un retrait qui
nous interdit la fuite, elle est notre fragilité devant Lui et nous octroie la
force devant les hommes. Une peur sans angoisse. Elle requiert l’effort
silencieux et solitaire, la recherche de la paix intérieure, le rappel et la
détermination : une éducation.
Le Prophète nous en a montré la voie, les savants et les mystiques nous
en ont montré les chemins. Si la crainte et l’amour révérenciels envahissent
le cœur, alors les peurs s’évaporent, la confiance se façonne avec cette
énergie spirituelle qui naît de l’humilité. Il ne s’agit pas alors de fuir le
monde et ses problèmes. Au contraire… Le Prophète, les rapprochés et les
initiés n’ont jamais été des déserteurs… Au contraire, il s’agit de réinvestir
la société des êtres humains et, profondément libérés des peurs de surface,
de dire la parole de vérité, de lutter pour la justice, de refuser toutes les
compromissions, toutes les démissions, toutes les trahisons.
Il en est que l’adversité a confondu : ils se sont liquéfiés, trahis, perdus
sous le poids de leurs peurs. Il en est d’autres qui s’abreuvent à la seule
source de Vie et, en Sa Présence, ne craignent plus que Lui. Il faut prier
Dieu pour qu’Il nous offre d’être du nombre de ceux-là.
12
Le devoir de résistance

La force des logiques qui nous étouffent est à son paroxysme lorsque
celles-ci parviennent à nous habiter. Incroyable et insidieuse efficacité
d’une entreprise qui aliène notre volonté et nous trompe sur notre personne,
alors même que nous pensons être responsables de nos pensées autant que
de nos actes.

Seul avec l’humanité

Le constat est clair : nous courons aujourd’hui le risque de ne plus nous


appartenir. Quand l’avoir l’emporte tellement sur l’être, qu’il semble être
devenu la seule condition du bien-être, quand la vitesse de l’information est
plus importante que son analyse, quand l’image l’emporte sur le verbe,
quand enfin le progrès devient pour lui-même la justification de son bien-
fondé… alors, il devient difficile de vivre sa foi, de façonner son esprit, de
déterminer ses repères, de masquer ses limites. Difficile d’être un homme,
difficile d’être libre. J’entends libre de cette vraie liberté au souffle de
laquelle l’esprit chemine et fait ses choix à proximité de son cœur, de ses
méditations, de son intelligence, de ses espérances.

Seul devant Dieu

L’islam est une école. Elle a un objectif et un programme, un cadre et une


dynamique, des exigences autant qu’une évaluation nécessairement
formative. Son premier principe se fonde sur l’impérative liberté de celui
qui s’y forme dès lors que celui-ci se sait et se reconnaît comme un être de
conscience et de responsabilité. L’islam dit une réalité et s’appuie sur un
sentiment : tout commence par la solitude devant Dieu. Le premier espace
de formation, d’édification, de résistance, de réforme et de liberté est le
cœur, si naturellement attiré vers le transcendant, si promptement déchiré
par l’artifice ou noyé par le superficiel. Il n’y a pas de foi sans liberté, pas
de liberté sans pleine possession de son être, cœur et esprit.
Or notre monde et ses pouvoirs, la technologie et son efficacité, les
modes et la vitesse nous amputent et nous perdent. Un être humain qui vit à
la surface de ses désirs et dont les besoins ont pour la plupart été fabriqués
n’est plus un être humain… ce peut même devenir une bête entretenant
l’illusion de son humanité. Un monstre virtuel dont les excès ne tiennent
parfois qu’à ce fil de la rationalité qui fait office de laisse. Si la rationalité
est humaine et raisonnable, le monstre est apprivoisé ; mais si par malheur
la rationalité n’est plus qu’économique ou financière, alors la bête se
déchaîne et promet le pire, de carnages en génocides. Nous l’avons trop
constaté.
Notre religion nous apprend que la première résistance à ces dérives est à
l’intérieur. Avec Dieu, dans l’approfondissement de la foi, l’être humain
doit s’initier à la maîtrise, à la compréhension, à la pondération, à la nuance.
Dans la prière ou la méditation, il doit prendre le temps de se connaître et
de se reconnaître, de résister à ses propres violences, à ses colères, à sa
volonté de pouvoir. Ainsi, son cœur doit devenir une classe dans laquelle il
apprend à son esprit à étudier, à approfondir, à s’éloigner des préjugés, à
éviter les caricatures. La lumière du cœur est une des conditions pour
s’orienter dans les profondeurs de l’esprit. Elle donne la force de répondre
au premier devoir de résistance qui nous habite : contre les pouvoirs
arbitraires, contre les fausses idoles, contre la séduisante dictature de nos
seuls désirs, protéger la lumière de son cœur, construire l’autonomie de son
esprit, revendiquer le droit de choisir en conscience son chemin et le sens
de sa vie. Devant Dieu, seul, conscient et responsable.

Décolonisation

La première résistance est aujourd’hui, très clairement, une entreprise de


décolonisation. Il s’agit pour chaque musulmane et chaque musulman de
retrouver le chemin de son être le plus profond, de redevenir un être libre.
La vie quotidienne en Occident, avec les modes de pensée et de
consommation, la gestion du travail et celle du temps libre, la culture
cinématographique et musicale, est propre à façonner, presque
inconsciemment, une seconde nature qui s’apparente à une prison. Il faut
s’en échapper… la spiritualité, profonde et exigeante, est la clef.
Il existe un autre espace à « décoloniser ». Après notre cœur, notre
intelligence. Jamais autant qu’aujourd’hui l’information ne s’est trouvée
concentrée en aussi peu de mains. Quelques entreprises et agences gèrent
désormais l’outil « média » comme une industrie, « une affaire qui
marche ». Tout se passe comme si le ton de l’élaboration intellectuelle, du
débat de société ou des défis politiques était désormais donné par les
médias et, parmi eux, par le support essentiel de l’image. La télévision n’est
plus un simple outil, elle est devenue un paramètre, une échelle, presque
une valeur au chevet de laquelle les autres valeurs et les références se
mesurent.
Résister à cette tourmente de l’image et de la vitesse est aujourd’hui
impératif : les musulmans, comme tous les citoyens, doivent réapprendre à
penser, à analyser, à débattre. La shūrā, la concertation, à laquelle les invite
leur religion, exige d’eux qu’ils forment leur intelligence et élaborent leur
réflexion, en profondeur, avec précision et nuance. Il ne suffit pas de se dire
musulman pour être protégé des caricatures et des simplifications : la
communauté spirituelle musulmane n’est d’ailleurs pas en reste quant aux
analyses caricaturales ou aux jugements à l’emporte-pièce. L’islam exige de
nous de libérer nos esprits et de vivifier nos intelligences : résistance
intellectuelle active qui devrait être la conséquence naturelle d’une foi
ancrée et d’une spiritualité épanouie.

Économie, politique et société

Les ordres ont été inversés et l’on fait chaque jour l’expérience du primat
de l’économie dans la gestion des affaires internationales comme des
questions de société. L’éthique et la morale ne sont pas, on le sait, les
maîtres mots de ce type de gestion ; et ce qui compte désormais, c’est le
rendement, l’efficacité, le degré de subordination aux logiques du nouvel
ordre économique. Les dysfonctionnements politiques ou les mauvaises
gestions sociales sont relativisés en fonction des profits financiers qu’ils
permettent : une dictature qui « rapporte » (en matière économique ou sur le
plan géostratégique) n’est pas tout à fait une dictature, et le critère d’une
bonne politique se mesure essentiellement à sa capacité à protéger les
intérêts de ceux qui l’appliquent. Les aliénations, au sens propre et au sens
premier, se multiplient et s’additionnent : l’économie qui devait être un
instrument au service d’une politique est devenue une finalité en soi ; la
société des citoyens qui devait dire la finalité et donc, au premier chef,
bénéficier de la gestion politique est insensiblement devenue un moyen, un
simple instrument. Au cœur du nouvel ordre économique, l’être humain,
ancien sujet de son histoire, a la curieuse sensation d’être devenu un objet,
un moyen, un jouet.
Pour les musulmanes et les musulmans, il s’agit de remettre les choses à
leur place. Dans le bon ordre. Que l’homme, devant le Créateur et avec ses
semblables, redevienne une fin et non plus un moyen. Il s’agit de réinvestir,
avec le cœur et avec intelligence, toutes les sphères dans lesquelles ce
changement peut s’opérer. Sur le plan social, le devoir de résistance
commence avec l’énoncé du refus clair que des sociétés industrialisées
enfantent des millions de chômeurs et tant d’autres millions de laissés-pour-
compte. La question relève non pas des seuls moyens financiers, mais bien
de la sournoise préservation de l’intérêt de quelques-uns et de l’absence de
volonté politique. C’est dire qu’il faut s’engager dans des projets locaux,
des projets de proximité, par lesquels on doit lutter contre le chômage,
l’exclusion, la marginalité et l’ensemble des fractures sociales.
Ce refus ne peut s’exprimer, comme c’est encore souvent le cas pour les
musulmans, par la seule mise en place de projets fondés sur le bénévolat ou
la solidarité. La justice est un droit, non un cadeau ni une charité. À terme,
la résistance passe nécessairement par l’engagement citoyen et politique.
Refuser les passe-droits, exiger que les volontés politiques soient
explicitées, demander des comptes, questionner les choix de politique
sociale sont autant d’attitudes qui doivent permettre aux citoyens de
confession musulmane de participer avec les autres à réformer leurs
sociétés. À tous les niveaux, des initiatives sont attendues qui permettent
des gestions économiques alternatives et, surtout, un retour de la politique à
sa véritable vocation fondée sur le débat et la participation citoyenne. Pour
les musulmans comme pour tous les êtres humains : pas de résistance sans
participation.
Reprendre possession de son cœur, construire son intelligence et
s’engager à promouvoir des projets alternatifs de proximité sont autant de
manifestations de ce devoir de résistance qui est le nôtre. Nous n’oublierons
pas non plus que la justice exige de nous que, du cœur de l’Occident, nous
devenions autant de voix qui ne craignent pas de dénoncer les dictatures, les
tortures, les hypocrisies et les dérives inhumaines, qu’elles soient ou non
perpétrées au nom de l’islam. Quand le silence complice étouffe, notre
dignité est la dénonciation… L’emprisonnement de tant d’innocents de par
le monde pourrait bien finir par nous rendre coupables de si mal gérer nos
libertés. Aucun intérêt économique ne peut justifier notre silence. À moins
que ce soit la crainte ? la peur ? la paresse ? le confort ? Que dirons-nous le
jour où il n’y aura d’ombre que Son ombre ? que nous craignions pour nos
vies ? que nous ne pouvions pas ? que nous étions seuls ? Alors qu’à
chacune de ses pages la Révélation nous rappelle que Dieu aime les pieux
qui prient comme les justes qui résistent.
Au demeurant, nous ne sommes pas seuls et tant d’autres consciences
sont amies de ce même combat, de cette même résistance. Dieu exige de
nous la fidélité, et notre foi nous commande la dignité ; le devoir de
résistance est l’exacte réalisation de cette fidélité digne, consciente que l’on
n’est jamais aussi près de Dieu que lorsque l’on lutte contre l’inhumanité
des hommes. Avec cœur, au nom du droit.
13
La voie de la paix

Au fond, il s’agit de cela d’abord : entreprendre un exercice profond de


décolonisation de nos cœurs et de nos intelligences. Cela n’est pas aisé,
mais c’est impératif. Les musulmans qui vivent en Occident ont une
responsabilité majeure : au cœur du monde industrialisé, en contact
permanent avec le progrès matériel, leur engagement, leur résistance, leurs
propositions auront forcément une influence sur l’ensemble du monde
musulman.
Encore faut-il faire vivre et transmettre aux musulmans d’Occident cette
compréhension ouverte, large, holistique, de leur religion et des principes
qui la fondent. Encore faut-il qu’ils résistent aux sirènes de la paresse et de
l’embourgeoisement dans les sociétés du confort et du divertissement à
outrance. Au demeurant, entre la lecture littérale et réductrice de nos
sources et la démission paresseuse d’une nouvelle petite-bourgeoisie
musulmane en Occident, il reste une voie alternative de fidélité qui exprime
le caractère essentiel de la relation au Créateur et de la spiritualité, qui
propose une lecture profonde et conséquente du Coran et de la Sunna et qui,
enfin, comprend son être au monde avec la constante exigence de réforme
pour s’approcher du mieux, du plus juste, du plus équitable.
Rien parmi les êtres humains n’est parfait… nous le disons et le répétons
à l’envi : « Nous sommes imparfaits. » Accepter cette réalité pour justifier
nos démissions, nos fuites et nos silences, c’est ajouter la lâcheté et
l’hypocrisie à cette imperfection de fait. Se lever avec dignité pour faire de
son mieux, de son mieux seulement, pour embellir son cœur, transformer sa
société, changer le monde, c’est ajouter la noblesse à l’état naturel de notre
être. C’est le sens premier de jihād, de l’effort continu du cœur et de
l’intelligence pour un monde meilleur : ici, la conscience de notre
imperfection ne peut être l’alibi de nos hypocrisies, elle devient la sève de
notre énergie spirituelle afin de résister à nos propres dérives et à celles de
nos frères humains. Telle est la voie de la paix… salām al-islām.
TROISIÈME PARTIE

Jihâd, violence,
guerre et paix en islam
e monde de l’islam est-il intrinsèquement violent ? Que dit l’islam au juste
L sur la violence ? Est-elle légitimée, encouragée, voire commandée ? Le
terme jihād, devenu si commun dans les médias, semble porter à lui seul
toute la charge des craintes que suscitent l’islam et les musulmans. Que n’a-
t-on pas entendu, en effet, à propos de la « guerre sainte », de la mobilisation
fanatique des « fous de Dieu », de ce « nouveau fléau de l’intégrisme
rampant » ? Le monde de l’islam, dernièrement habité par la « gangrène du
jihād », fait peur et terrorise les intelligences.
Parler de la violence, c’est donc parler du jihād, et il paraît de première
importance de définir et de circonscrire les diverses facettes de ce concept.
Comment, en effet, l’une des notions les plus fondamentales de l’islam en
est-elle venue à exprimer l’une de ses caractéristiques les plus sombres ?
Comment un concept fort de la plus intense des spiritualités est-il devenu le
symbole le plus négatif de l’expression religieuse ? La lecture des
événements de l’Histoire récente a sa part de responsabilité certes, mais la
distorsion remonte à une date avancée du Moyen Âge. La compréhension
d’un certain nombre de notions islamiques s’est bornée, très tôt, à l’exercice
de la pure comparaison : il y a eu les croisades, il y a eu l’expansion
musulmane ; il y a eu les saintes croisades, il y a donc eu les « guerres
saintes », le fameux jihād. Et si l’Occident a heureusement dépassé le stade
primitif des guerres de religion, des croisades, le spectateur est bien forcé de
constater que le monde musulman est bien en retard aujourd’hui, puisque
partout l’on voit des groupes, des mouvements, des partis et des
gouvernements en appeler au jihād, à la lutte armée, à la violence politique.
L’arsenal symbolique paraît moyenâgeux et obscurantiste, à tout le moins.
L’islam évoluera-t-il ?
La question paraît légitime, son expression relève pourtant d’un autre
malentendu dont on peut douter qu’il ne soit pas parfois volontairement
entretenu aujourd’hui. Il faut revenir à la source de la notion de jihād et
chercher à mieux comprendre sa portée spirituelle et dynamique. C’est
d’ailleurs à partir de cette compréhension que pourra être appréhendée l’idée
que si l’islam ne nie pas la réalité des conflits potentiels, spirituels comme
guerriers, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’abord d’un acte de
résistance (à ses propres excès comme à l’oppression) et que, en toutes
circonstances, un certain nombre de conditions doivent être impérativement
respectées pour légitimer ladite résistance. Au demeurant, sur le plan plus
global, la lutte à laquelle nous invite l’islam est celle de la promotion de la
justice entre les nations, de la justice sociale, de l’éducation et du refus de la
pauvreté. Il s’agit d’une guerre aux dérives des êtres humains lorsqu’ils
s’oublient et répandent l’exploitation, la misère et l’ignorance entretenue.
14
Les germes de la violence

Quand on traite de la question de la paix et de la guerre en islam, il ne


peut s’agir de mener une réflexion strictement circonstancielle, ou
événementielle, dans laquelle, par exemple, on s’en tiendrait à lire
l’actualité des « événements » sociaux ou politiques sans revenir aux
sources de l’islam qui, à l’évidence, doivent servir de paramètres à l’aune
desquels, au moins, s’élabore la pensée théorique. Ensuite, et ensuite
seulement, il nous est loisible de lire l’actualité afin de savoir le degré de
fidélité de tel ou tel acteur musulman par rapport aux sources islamiques. Il
faut effectivement que chaque musulman, et bien sûr les non musulmans,
sache ce que dit l’islam à propos de ces questions sensibles.
En premier lieu, il s’agit de savoir, nous en avons parlé dans le premier
chapitre, quelle est la conception islamique de l’homme et de l’Univers ; car
enfin il est clair que notre conception de la guerre est fonction de notre
conception de l’homme. Si l’on a l’idée d’un homme qui devrait être ange,
il ne saurait être question de guerre ; si, au contraire, on défend l’idée d’un
homme apparenté à la bête, ou qui doit imposer par tous les moyens la
suprématie de sa religion, il ne peut être question que de guerre ; si, enfin,
on a l’idée d’un homme qui peut tout autant se laisser aller à la pire des
bestialités comme atteindre les plus hauts degrés de la spiritualité, il s’agit
alors d’une question de maîtrise et de gestion de la paix comme de la
guerre. Or c’est très clairement cette dernière conception que nous
proposent les sources islamiques : le Coran et la tradition du Prophète.

Quelle violence ?

Il n’est pas une musulmane ni un musulman vivant en Occident qui ne


soit interpellé(e) par la question de la guerre et, plus généralement, par ce
qui concerne la situation du monde et de son ordre. Or cet ordre du monde
est proprement horrifiant. Jamais guerres n’ont autant provoqué de morts
que l’ordre du monde institué au cours des XIXe et XXe siècles : aujourd’hui
quarante mille personnes meurent chaque jour de faim, dont
approximativement dix mille meurent à cause de la dette. Jamais ordre du
monde, bien avant les puissantes technologies, avant cette fameuse
mondialisation, n’a provoqué autant de morts que depuis deux siècles et
particulièrement de nos jours. Le calcul est très simple : tous les deux jours
l’ordre du monde actuel provoque l’équivalent de la bombe lancée sur
Hiroshima. Cette réalité du monde, cette violence ne passe pas par les
armes.

« Musulmans violents », un pléonasme…

Chaque jour, l’exploitation, la violence, la mort… et pourtant – comme si


rien de tout cela n’était réel –, seules les armes semblent être des
instruments de « guerre ». Dans la conscience de l’Occident, le monde de
l’Islam est en ce sens le plus « violent ». Samuel Huntington, dans son
célèbre article (puis livre) sur le « clash » (conflit) des civilisations, met en
évidence le fait que dans tous les foyers localisés autour du monde
occidental ceux qui développent le taux le plus élevé de conflits (mais pas
exclusif) appartiennent au monde de l’Islam, à la civilisation islamique. Il
ne saurait être question de nier que, en termes de fréquences, il est une
réalité objective : la violence armée se manifeste dans beaucoup de pays
musulmans. Cependant, trop souvent, à partir de cette donnée, on cherche à
établir un lien qui s’apparenterait implicitement à une règle, qui serait tout
autant une preuve : la violence serait une donnée intrinsèque de l’islam. La
conclusion est pernicieuse, à l’évidence, mais elle est d’une portée réelle
aujourd’hui. Un certain nombre de journalistes ou de chercheurs, dans leur
façon de présenter l’islam, traduisent l’idée que l’islam est par nature
violent. On retrouve là de vieilles idées, des idées qui étaient le propre du
Moyen Âge et que l’on croyait révolues : l’islam, ce sont des hordes de
musulmans désirant s’imposer ou convertir, le sabre ou l’arme à la main.
À ce sujet, on connaissait l’opinion de Chateaubriand, un des grands
écrivains français de la chrétienté : heureusement, dit-il, qu’il y eut les
croisades car elles ont mis fin à la possible expansion des « Mahométans »
irrésistiblement désireux d’imposer leur loi. On pensait que de tels propos
étaient dépassés ; or il n’en est rien, cette même vision du « danger
islamique », du « péril vert » est enracinée aujourd’hui. Dans l’un de ses
ouvrages, Bat Ye’or ne dit rien d’autre ; pour les musulmans, et donc selon
les références islamiques, les choses sont simples : il y a deux mondes, deux
partis, d’un côté les musulmans et de l’autre les non musulmans. Les
musulmans font partie du dār al-islām, les non musulmans du dār al-harb,
le monde de la guerre, dans lequel il n’est que deux choses à faire :
convertir ou s’attacher à faire appliquer la « brutale sharī‘a » ; tant que cela
n’est pas fait, les musulmans ne seront pas satisfaits car leur religion ne sera
pas parfaitement appliquée.
Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que la violence dans les
pays musulmans participe de la nature même de l’islam. Ce que Bat Ye’or
laisse entendre à tous ses lecteurs, c’est que l’islam, par nature, est une
religion de conquête qui légitime l’emploi des armes. Évidemment, ce type
d’interprétation justifie les lectures sommaires et particulièrement
dangereuses. Car si les événements confirment, par l’actualité interposée,
que la violence sévit partout et que le présupposé théorique se vérifie, alors
la conclusion est claire : l’islam est une religion violente, conquérante,
guerrière et les musulmans n’ont que deux soucis : convertir ou s’imposer
par tous les moyens, voire l’action violente et/ou terroriste.
Par extension, on comprendra l’interprétation sous-jacente et
insidieusement proposée quant au conflit israélo-palestinien par exemple :
le terrorisme est forcément d’un côté et l’État israélien ne fait que se
défendre. Alors les musulmans auront beau nier que leur religion ne les
incite pas à la guerre, que la violence qui surgit ne relève pas de l’islam, que
les simplifications sont autant d’inepties, ils ne peuvent se limiter au rejet
de surface. Leurs réponses doivent prendre appui sur le plan historique
comme sur le plan des fondements de l’islam. Beaucoup d’intellectuels ont
une idée particulièrement viciée sur l’histoire de la civilisation islamique :
une personnalité de renom comme Jacques Ellul peut se permettre d’écrire,
dans sa préface au livre de Bat Ye’or3, en parlant de l’expansion de l’islam,
que « tout s’est passé dans le sang ». Le propos est grave et sans nuance ; il
s’agit, au demeurant, d’une contre-vérité. Un tel manque d’objectivité par
rapport au passé met en péril nos relations présentes, à n’en point douter.
De fait, nous devons répondre, et répondre clairement : d’abord à partir
de nos sources, puis en faisant une lecture du monde, une lecture de la
situation présente. Celle-ci sera inspirée par les sources mais elle devra se
nourrir de l’intelligence du contexte de la situation mondiale. En effet, il ne
s’agit pas de revenir au Coran en clamant : « Vous savez, le Coran et le
Prophète nous encouragent à la paix. Alors, tout ce qui se passe
aujourd’hui, ce n’est pas l’islam. » Une telle réponse crée un problème plus
qu’elle ne le résout. Il est impératif d’approfondir notre compréhension de
nos propres références pour pouvoir apporter un éclairage réel et
conséquent. Cela, malheureusement, nous ne nous y appliquons pas assez et
nous ne cessons de nous plaindre de nos manques en la matière. Nous
sommes pourtant, au premier chef, les responsables de cet état de fait. Qui
d’autre qu’un musulman devrait répondre quand des critiques sont portées
sur les références qu’il dit être les siennes ? Combien­ sont-ils, les
musulmans, à pouvoir répondre, posément, clairement, sincèrement ?
Espérons que notre propos soit une contribution utile en ce sens.

___________________
1. Les Chrétientés d’Orient : entre jihad et dhimmitude, Jean-Cyrille Godefroy éd., 2006.
15
La paix au cœur de l’islam

Ce qu’un musulman sait, comprend et ressent de sa religion, c’est avant


toute chose son lien essentiel avec le sentiment de paix, de calme et
d’intime sérénité. Le mot islām est la quatrième forme grammaticale de la
même racine salama : islām, aslama veut dire se donner, s’en remettre
pleinement à Dieu dans la paix du cœur : « […] N’est-ce pas au souvenir de
Dieu que s’apaisent les cœurs ? » Coran 13/28. C’est bien avec le souvenir
de Dieu que s’apaisent nos cœurs… S’en remettre à Dieu, désirer
ardemment la paix de cette proximité, la paix de « Celui qui est proche »,
c’est ce à quoi nous aspirons de tout notre être. Et c’est ainsi que, à
l’exemple de notre Prophète, nous invoquons le Très-Haut : « Ô Dieu, Tu es
la Paix, de Toi procède la paix et c’est auprès de Toi que s’en retourne la
paix. » Existe-t-il plus clairs horizons d’harmonie ?
Par ailleurs, dans l’ensemble de nos propos quotidiens, au creuset de tout
ce que nous apprenons, la paix est première et la miséricorde nécessaire.
Pourtant, dans tout ce que nous enseignons, dans tout ce que nous disons,
cela ne transparaît pas ; ou tellement peu que les gens qui sont autour de
nous et qui nous côtoient tous les jours ont quelques doutes sur la réalité de
cette « paix » que nous défendons. Nous en parlons tellement peu, nous la
montrons tellement rarement qu’on peut effectivement avoir des doutes sur
ce que l’islam fait naître de douceur, d’amour, de paix sincère. Pourtant,
l’islam, c’est d’abord ce rayonnement ; au moment même où l’on salue son
frère ou sa sœur, ne dit-on pas : « As-salām ‘alaykum wa rahmatullah wa
barakātuhu… » ? As-salām, la paix. « Que la paix, le pardon et les bienfaits
de Dieu soient sur toi. » Tels sont nos propos, parfois prononcés dans
l’insouciance, parfois dans la fraternité et l’amour. Au terme de nos prières,
les mêmes mots accompagnent nos salutations : « As-salām ‘alaykum wa
rahmatullah », adressés à tous les êtres alentour dans l’esprit de diffuser ce
message de paix.
Quel est enfin l’objet de tous nos désirs ? Qu’espérons-nous au-delà de
cette vie ? Le Paradis de toutes nos espérances, que la Révélation appelle de
plusieurs noms : aj-jannāt, mais également dār as-salām, la demeure de
paix : « Et Dieu appelle à la demeure de paix […] » (Coran 10/25). Dieu
nous appelle à la demeure de paix. N’est-ce pas justice, de fait, que de dire
que notre enseignement est essentiellement fondé sur la recherche de la
paix, intérieure autant que sociale ? C’est ce que nous essayons de traduire
au quotidien dans notre rapport avec Dieu, avec les êtres humains, les
animaux, la Nature… Non pas seulement entre les seuls musulmans : « Et
ne discutez avec les gens du Livre que de la meilleure des façons […] »
(Coran 29/46). « Et dites-lui, tous deux [Moïse et Aaron], des paroles
douces […] » (Coran 20/44). Des paroles douces ? À qui donc ? À
Pharaon… le pire des dictateurs, le modèle de l’orgueil, de l’arrogance et de
toutes les vanités. Ce rapport de douceur et d’amour n’est pas limité aux
hommes, mais s’étend à l’ensemble de la Nature… Ainsi cet homme qui
était descendu dans un puits pour étancher sa soif et qui, au moment d’en
ressortir, a vu un chien assoiffé et l’a secouru : la tradition prophétique nous
enseigne que le Paradis lui est promis. Quant à cette femme qui frappa son
chat jusqu’à la mort : elle recevra le pire des châtiments.
Tel est le cadre général de l’enseignement islamique qui donne force et
énergie à la paix et à l’harmonie avec les hommes et tous les éléments.
Notre cœur en est empli, notre vocabulaire y puise sa richesse : nous en
parlons pourtant trop peu. Nous devrions tellement le répéter. Le message
de l’islam, c’est ce message d’amour. Essentiellement, fondamentalement,
intimement. C’est ce à quoi doit nous encourager notre fraternité, c’est-à-
dire rappeler à autrui la patience et la miséricorde : « […] Ils s’encouragent
mutuellement à la patience et s’encouragent mutuellement à la miséricorde
et à la bonté » (Coran 90/17). La bonté est promesse de paix. Cependant, il
ne s’agit pas pour la/le musulman(e) de s’enfermer, de se cacher dans une
spiritualité-refuge, uniquement occupé(e) à la pratique du culte en
cherchant la paix totale loin des affaires du monde, dans un absolu
mysticisme. Au contraire, il faut regarder les choses en face, et la première
des choses que nous ayons à considérer est la nature réelle des êtres
humains. Cherchent-ils toujours la paix, sont-ils si amoureux de la
sérénité ? Aiment-ils vraiment la franchise et la vérité ? Certes non, et il
n’est pas besoin de chercher très loin les manifestations du conflit et de
l’adversité. Que chacun d’entre nous regarde en lui-même, en son for
intérieur… Que trouve-t-on ?

Deux voies explicites

L’islam encourage la paix, mais quel être humain pourrait affirmer, au


cœur de son intimité, ne pas connaître la violence : parfois l’agressivité,
parfois la haine, parfois l’excitation d’un instinct destructeur, parfois la
colère ? La maîtrise de soi, la sérénité, le respect de l’autre, la douceur ne
sont pas naturels, mais s’acquièrent au prix d’un effort personnel
permanent. Tel est le lot des hommes : ils abordent les rivages de leur
humanité par un long travail sur soi, pensé, et mesuré. Chacun le sait,
chaque cœur le sent. C’est que nous sommes des êtres humains et en nous,
en chacun de nous, il existe deux orientations. Dans notre intimité, les
premiers indices de la tension apparaissent : chacun d’entre nous a envie,
une envie très profonde, de réformer son être et de donner force à ses
aspirations spirituelles. Au même moment il sent le poids de l’épreuve, de
l’épreuve solitaire : mieux que personne, chacun connaît sa capacité à être
violent, à s’emporter, à désirer l’argent et les biens, à espérer la renommée,
à aimer le pouvoir. Personne ne peut nier la réalité de cette intime tension :
qui le nie se fait ange et qui se prétend ange est proche, selon le mot célèbre
de Pascal, de devenir une bête. Les sources islamiques ne disent rien
d’autre : qui se croit pur est impur par cette seule croyance, la pire peut-
être, qui personnifie l’orgueil (al-kibriyâ’).
Toutes les littératures sont pleines, depuis l’aube des temps, de la
traduction de cette tension qui tantôt s’apaise, tantôt agite, tantôt déchire
l’intimité des hommes. De la Bhagavad-Gita à la Torah et aux Évangiles, de
Dostoïevski à Baudelaire, l’horizon humain reste le même. Le Coran
confirme la plus quotidienne des expériences : « Par l’âme et ce qui l’a
équilibrée et lui a inspiré son libertinage ou sa piété. Il sera certes heureux
celui qui la purifie, il sera certainement perdu celui qui la corrompt »
(Coran 91/7-10). Les deux voies sont explicites et elles s’appréhendent de
façon à la fois plus vive et plus morale avec le souvenir de la vie de l’au-
delà. La vie est cette épreuve de l’équilibre pour les hommes capables du
meilleur comme du pire.
Une tension naturelle et humaine

Nous sommes ici à proximité de l’essence de la notion de jihād qui ne


peut se comprendre, nous l’avons dit, qu’en regard de la conception de
l’homme qui la sous-tend. La tension est naturelle, le conflit de l’intimité
est proprement humain et l’homme chemine et se réalise dans et par l’effort
qu’il fournit pour donner force et présence à l’inclination de son être la
moins violente, la moins colérique, la moins agressive. Il lutte, au
quotidien, contre les forces les plus négatives de son être : il sait que son
humanité sera au prix de leur maîtrise. Cet effort intime, cette lutte entre les
« postulations » de l’intériorité est la traduction – littérale et figurée – la
mieux appropriée du mot jihād. Il ne s’agit pas ici de réduire le jihād à
la dimension personnelle et intime (jihād an-nafs), mais il s’agit très
clairement de revenir à l’expression de sa réalité la plus immédiate : le jihād
est à l’humanité de l’homme ce que l’instinct est au comportement de
l’animal. Être, pour l’homme, c’est être responsable ; et cette responsabilité
est liée au choix qui devrait toujours chercher à exprimer la bonté et le
respect de soi et d’autrui. Choisir, c’est, dans la réalité des conflits
intérieurs, se déterminer pour la paix du cœur.
On connaît le propos du Prophète Muhammad dans un hadîth dont la
chaîne de transmission est reconnue comme faible (da’īf), mais dont on
peut tirer un enseignement tant son sens et sa portée sont confirmés par
d’autres traditions. Au retour d’une expédition qui avait opposé les
musulmans à leurs ennemis, le Prophète aurait caractérisé la guerre comme
étant un « petit jihād » en comparaison du « grand jihād » qu’est l’effort de
purification intérieure, de spiritualisation de l’être devant le Créateur. Plus
que la comparaison, ce qu’il faut retenir ici, c’est l’association de la foi à
l’expérience de l’effort pour atteindre l’harmonie et la sérénité. La vie est
cette épreuve, et la force spirituelle est signifiée par le choix du bien, de la
bonne action pour soi et pour autrui : « C’est Lui [Dieu] qui a créé la mort
et la vie pour vous éprouver et connaître ceux d’entre vous qui agissent le
mieux […] » (Coran 67/2).
Réformer l’espace de son intériorité, apaiser son cœur au chevet de la
reconnaissance du Créateur et dans la densité d’une action humaine et
généreuse, aimé dans la transparence et vivre dans la lumière, tel est le sens
de la spiritualité islamique. Elle rejoint l’horizon de toutes les spiritualités
qui exigent de l’homme de se doter d’une force d’être plutôt que de subir
l’acharnement despotique d’une vie réduite aux seuls instincts. Cette
tension vers la maîtrise de soi se traduit en arabe par le mot jihād.
Comprendre cette dimension est l’étape obligée d’une discussion plus large
sur le sens du conflit armé qu’elle peut recouvrir. Ce qu’il faut retenir, au
premier chef, sur le plan individuel comme sur le plan international, c’est
que Dieu a voulu la tension et qu’Il a fait de sa gestion l’une des conditions
d’accès à la foi et à l’humanité. Il s’agit de « se faire violence », quant à nos
inclinaisons les plus négatives ou bestiales, pour accéder à la dignité de la
maîtrise : « Le Prophète demanda un jour : “Qui est donc le plus fort parmi
vous ?” Les Compagnons­ répondirent : “Celui qui terrasse son ennemi.” Et
le Prophète de répondre : “Non, le plus fort est celui qui maîtrise sa
colère.” » (Rapporté par al-Bukhārī et Muslim). Avant donc de parler de
guerre (jihād au sens de qitāl), il faut parler de ces intimes conflits :
le croyant – comme c’est d’ailleurs le lot de tout être humain – connaît ses
tensions intérieures et sait le prix de la maîtrise de soi. Notre cœur peut
devenir « un champ de bataille » ; il l’est d’ailleurs bien souvent.
16
La réalité des conflits

L’humilité est de reconnaître qu’il y a en nous des excès de violence, des


accès de colère. Le croyant accompli n’est pas celui qui ne connaît pas de
conflits intimes, c’est celui qui, sachant les reconnaître, maîtrise ses
passions et tout ce qui peut le conduire au conflit, au conflit sous toutes ses
formes, intimes, avec soi-même, et guerre contre autrui.

La diversité est une volonté de Dieu

Nous avons rappelé plus haut que la Révélation présente la diversité


comme un choix du Créateur : « […] Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de
vous une seule communauté mais il en est ainsi afin de vous éprouver en ce
qu’Il vous a donné. Rivalisez donc de bonté […] » (Coran 5/48). Voilà le
premier élément qu’il ne faut pas nier, la diversité est notre épreuve : bien
gérée, elle équivaut à une rivalité dans la bonté ; mal gérée, elle s’exprime
dans la volonté de puissance, dans la volonté du pouvoir, dans la volonté
d’exploitation. Que nous dit la Révélation explicitement ? Depuis le
premier matin de cette Terre les hommes connaîtront l’adversité, elle est
leur épreuve et les meilleurs d’entre eux sont ceux qui sauront le mieux la
gérer, dans la dignité et la justice. Chacun d’entre nous vit en lui-même
cette adversité et il nous est rapporté que le meilleur d’entre nous est le plus
pieux : « […] Le meilleur d’entre vous est le plus pieux [qui a la plus
profonde crainte révérencielle] » (Coran 49/13). Le plus pieux est celui qui
maîtrise ses passions et qui arrive à travailler sur lui-même… et, de fait, la
meilleure des nations quelle est-elle ? C’est la communauté des hommes qui
réussit le mieux à travailler sur elle-même, à s’autoréguler, pour être à
même de gérer l’adver­sité. Encore une fois, nier la réalité de l’adversité en
affirmant que nous sommes tous bons, tous frères et tout à l’avenant, dans
l’énoncé de la « grande idée » pacifiste, peut nous mener à la pire des
conséquences. Quand on ne prend pas en compte la réalité, la naïveté de ces
bonnes intentions peut mener à la création des plus puissantes dictatures.
L’angélisme, de droite ou de gauche, communiste, capitaliste ou mystique, a
causé en ce sens de fâcheux dégâts au cours de l’Histoire.
Il faut faire face à notre réalité et faire la part des choses. Dieu nous
enjoint de rivaliser de bonté, d’utiliser la diversité dans le bon sens,
d’éveiller dans les nations un esprit d’émulation positive : pour le bien, pour
la paix, pour le respect. Ailleurs nous trouvons : « Ô hommes ! Nous vous
avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous vous avons répartis en
nations et en tribus pour que vous vous entreconnaissiez […] » (Coran
49/13). Ce verset est adressé à tous les hommes… à l’humanité entière, et il
donne une orientation : vous êtes différents, cherchez à mieux vous
connaître. « Tu n’es pas pareil à moi, tu n’as pas les mêmes pensées que
moi, tu n’as pas la même sensibilité que moi, mais mon travail, c’est de te
connaître et de chercher l’équilibre respectueux. » Il en est de même des
nations et des tribus. La finalité de la diversité des nations et des tribus
trouve son sens dans le fait de chercher à se connaître mutuellement, sur un
pied d’égalité. Mais en même temps qu’elle est le fait d’un choix, la
diversité s’avère être une épreuve pour les hommes : la gestion des
différences est présentée comme un défi qu’ils doivent relever de la même
façon d’ailleurs que chacun doit relever le défi de ses tensions intérieures.
La grandeur des hommes sera fonction de leur choix, et le Coran oriente ces
derniers par l’aspiration à une rivalité dans le bien.

Équilibre des forces et pluralité

Dans le même temps, il faut relever – et c’est là une conception


importante de l’islam – que l’équilibre entre les forces est un facteur
stabilisateur sur cette Terre. On trouve ce verset dans le Coran : « […] Si
Dieu ne repoussait pas certains hommes par d’autres, la Terre serait
corrompue. Mais Dieu est Celui qui dispense la grâce aux mondes » (Coran
2/251). Ce verset est d’une grande importance, il traduit une conception du
monde et des rapports humains : l’équilibre des forces, dans l’adversité des
gens et des nations les uns avec les autres, maintient l’ordre du monde et
des choses. À partir du moment où ceux-ci luttent majoritairement pour le
bien, le bien régnera sur Terre. L’inverse se vérifie également. Ainsi, si les
gens ne s’opposaient pas les uns aux autres, avec l’équilibre qui en découle,
la Terre aurait été pervertie. En d’autres termes, si le pouvoir, la puissance,
la force avaient été concentrés une fois pour toutes dans les mains d’un seul
homme, d’une seule nation, d’une seule civilisation, notre Univers aurait été
détruit. En une formule : comme la diversité est la source de notre épreuve,
l’équilibre des forces est l’exigence de notre destin.
Un autre verset commence de la même façon : « […] Si Dieu ne
repoussait point certains hommes par d’autres, les ermitages seraient
démolis ainsi que les synagogues, les oratoires et les mosquées où le nom
de Dieu est fréquemment invoqué […] » (Coran 22/40). On notera avec
intérêt que les ermitages, les synagogues et les oratoires sont mentionnés
avant les mosquées et qu’il s’agit très clairement de l’expression de leur
inviolabilité en même temps que du respect dû aux adeptes des différentes
religions. La formulation est on ne peut plus explicite : « Si ton Seigneur
l’avait voulu, tous ceux qui sont sur la Terre croiraient. Est-ce à toi de
contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils soient croyants ? » (Coran 10/99). La
différence des croyances comme celle des couleurs et des langues sont des
faits avec lesquels il nous faut vivre. Il convient de le rappeler ici avec
force, le principe premier de la coexistence dans la diversité est celui du
respect et de la justice. Encore une fois, le Coran est clair : « Ô vous, les
porteurs de la foi ! Tenez-vous fermes comme témoins devant Dieu en
pratiquant la justice. Que la haine envers un peuple ne vous incite pas à
commettre des injustices. Soyez justes ! La justice est proche de la
conscience intime de Dieu. Ayez conscience de Dieu ; Dieu est bien
informé de ce que vous faites » (Coran 5/8).
La réalité est là : l’homme est un être conflictuel, un être qui s’oppose
aux autres. Somme toute, le problème n’est pas de nier le fait de la guerre, il
est de savoir gérer la réalité des conflits. Parce qu’il est possible d’entrer en
conflit avec autrui, parce que rien n’est plus humain que cette réalité, parce
que notre existence quotidienne est traversée par l’opposition entre des
forces contradictoires ; pour toutes ces raisons, il faut des règles de
coexistence, qui commencent par la connaissance réciproque et qui se
parachèvent par l’application de la justice et de l’équilibre. Tel est
l’enseignement majeur de l’islam : l’homme est dans la capacité de faire
l’équilibre en lui, de ne rien nier de ce qu’il est mais il lui est demandé de
maîtriser tout ce qu’il est ; et parce qu’il peut être le pire, il lui faut essayer
d’être le meilleur.

La résistance armée est possible

Face aux inévitables conflits d’intérêts et aux volontés de puissance, le


vrai témoignage de la foi est dans le respect du droit de chacun. Si ce
dernier est bafoué et si l’injustice se répand, alors il devient de la
responsabilité des hommes de s’opposer à cet état de fait. C’est très
exactement dans ces conditions qu’a été révélé le premier verset appelant au
devoir du jihād au sens de résistance armée (qitāl) : « Autorisation est
donnée aux victimes d’agression [de se défendre], car elles ont été
injustement traitées et Dieu est capable vraiment de les secourir.
[L’autorisation est donnée à] ceux qui ont été expulsés injustement de leurs
foyers pour avoir seulement dit : “Notre Seigneur est Dieu.” […] » (Coran
22/39-40). Après qu’ils vécurent treize ans à La Mecque, et subirent
presque autant d’années de persécution violente, après qu’ils durent s’exiler
à Médine, le verset permet aux musulmans de se défendre au nom du
respect de leur foi et de la justice. Abū Bakr, le Compagnon de Muhammad,
comprit d’emblée la portée du message et il affirmera qu’avec la révélation
de ce verset « nous comprîmes­qu’il allait s’agir de lutte armée (qitāl) ». On
trouve ici une expression explicite de ce que recouvre le jihād sur le plan
inter-national. Comme nous l’avions relevé sur le plan intime, où il
s’agissait de lutter contre les forces d’agressivité et de violence inhérentes
aux êtres humains, il convient ici, de la même façon, de s’oppo­ser à tout
agresseur, à toute volonté de pouvoir et d’exploitation qui se manifestent
naturellement dans toutes les sociétés humaines et qui font fi des droits
fondamentaux.
Tout, dans le message de l’islam, appelle à la paix et à la coexistence
entre les hommes et les nations. En toutes circonstances, il faudra préférer
le dialogue au silence et la paix à la guerre. À l’exception d’une seule
situation qui fait de la lutte un devoir et de l’opposition un témoignage de
fidélité au sens de la foi, le jihād est l’expression du refus de toute injustice
et la nécessaire affirmation de l’équilibre et de l’harmonie dans l’équité. On
souhaiterait que ce fût une lutte non violente, éloignée de l’horreur des
armes ; on aimerait que les hommes aient cette maturité d’âme qui permette
une gestion moins sanglante des affaires du monde ; mais l’Histoire nous
prouve que l’être humain est par nature belliqueux et que la guerre n’est
rien d’autre qu’une des façons qu’il a de s’exprimer.
La résistance à l’expression trop violente de ce penchant, le nécessaire
équilibre des forces paraissent être les conditions d’un ordre à visage
humain : c’est le seul cas où la violence se voit légitimée. Le pape avait pris
position, concernant la situation dans l’ex-Yougoslavie : la violence est
permise, avait-il relevé, s’il s’agit de se défendre contre l’agression indigne
comme c’est le cas en Bosnie. Même son de cloche chez l’abbé Pierre qui,
de Sarajevo, avait appelé à l’intervention armée de l’Occident en
s’appuyant sur l’exemple et l’enseignement de Jésus. En islam, il existe
donc des situations où la résistance armée est légitimée, très exactement
dans les situations où la violence subie, où la répression imposée, où le déni
de droit sont tels que ce serait perdre sa dignité humaine que de
s’y soumettre : « Dieu vous commande la justice […] » (Coran 16/90).
Le verset exprime clairement le sens de l’action des hommes : lutter pour
le bien et refuser l’injustice de toute la force de son être. Porter la foi, c’est
porter le témoignage de cette dignité dans la résistance : elle est à la
communauté des hommes ce que la maîtrise de la colère est à l’intimité de
chacun.
17
Les cinq conditions de la résistance

La guerre (qitāl) est une chose détestable, et chacun, en son for intérieur,
la refuse, mais il arrive parfois qu’il faille s’y résoudre. On trouve dans le
Coran l’expres­sion de cette tension, la Révélation rejoint ici le constat
rationnel dans toute son évidence : « Ô vous qui croyez, il vous est prescrit
la guerre et cela vous le détestez mais il se peut que vous n’aimiez pas ce
qui est un bien pour vous et il se peut que vous aimiez quelque chose qui est
un mal pour vous. Dieu sait ce que vous ne savez pas » (Coran 2/216).
La Révélation, en ce sens, nous offre un message clair : du plus profond de
votre être aimez les hommes, mais avec l’intelli­gence la mieux appliquée
sachez vous en méfier. Prenez garde à ce que peuvent être les hommes,
parce que s’ils oublient Dieu et la justice ils s’oublient ; et qui s’oublie peut
tuer, piller et abattre pour ses seuls intérêts, par amour de l’argent et du
pouvoir quel que soit le vernis dont il pare ses actions. Nous observons
cette réalité quotidiennement.
En tant que musulmans, nous devons savoir que nous sommes appelés à
prendre en compte le réel, notre nature avec ce qu’elle a de beau et de
moins beau : il faut appeler à la paix, toujours, mais il faut aussi savoir se
préparer, lutter et résister aux injustices et à l’oppression. En ce sens, le
devoir de résistance est extrêmement important en islam. Nous disons bien
résistance et non pas contrainte, opposition. Si Dieu l’avait voulu, nous
l’avons vu, Il aurait fait en sorte que nous ayons tous la même religion ; or
il s’agit d’accep­ter la présence de l’autre, de respecter sa différence et de se
souvenir de ces propos coraniques adressés au Prophète « […] Est-ce à toi
de contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils soient croyants ? » (Coran 10/99).
La justice dans le respect des différences prime sur la résistance à
l’agression… encore faut-il que nous comprenions clairement qu’une
différence n’est pas une agression. À considérer comment les choses se
passent aujourd’hui, tant en Occident que chez les musulmans d’ici et
d’ailleurs, il faut encore un peu d’éducation et de sagesse pour parvenir à
saisir l’importance de cette nuance. La justice humaine n’est pas une justice
absolue : les balances que l’on trouve au-dessus des portes de tous les palais
de justice du monde expriment ainsi cette recherche de l’équilibre. Le
Prophète lui-même, dans ses jugements entre les individus, rappelait qu’il
n’était qu’un homme et qu’il pouvait se tromper. Nous sommes donc tous à
la recherche du plus juste, du plus équitable et nous devons y dépenser le
meilleur de notre énergie.
Nous touchons ici une question essentielle : si les injustices et donc les
conflits sont humainement possibles, quels vont être les critères de leur
gestion ? Clairement, quelles sont les conditions qui rendent possible la
guerre, qui lui octroient une légitimité ? Car il existe en islam des
conditions (shurūt) : on ne peut pas faire la guerre pour n’importe quel
objectif. Il existe des motifs qui, par leur seule expression, enlèvent toute
légitimité à la guerre. Nombre de textes ont été écrits à ce sujet ; on trouve
d’innombrables explications dans les textes des oulémas, depuis le IIe siècle
de l’Hégire jusqu’à nos jours. À la lumière de ces travaux, on peut identifier
cinq conditions énoncées par les savants musulmans quant à la question de
la légitimité de la guerre et du jihād-qitāl.

La guerre en tant que système de défense

Le premier verset parlant de la guerre a été révélé, selon les dires d’Abū
Bakr et des Compagnons, lors de l’an 2 de l’Hégire. Il est, en soi, d’un très
grand enseignement : durant la persécution qu’ont subie les musulmans à
La Mecque, il a été question non pas de guerre, mais bien plutôt de
résistance passive, de foi (imān) dans la reconnaissance révérencielle de
Dieu (taqwā), d’effort intime (jihād an-nafs), de persévérance dans
l’épreuve (thabāt). Une fois installés à Médine, les musulmans ont entendu
ces paroles : « Autorisation est donnée aux victimes d’agression [de se
défendre], car elles ont été injustement traitées et Dieu est capable vraiment
de les secourir » (Coran 22/39). À qui donc le verset se réfère-t-il ? Au
Prophète et à ses Compagnons qui doivent faire face à de nouvelles
adversités. Abū Bakr, nous l’avons vu, affirmera : « Nous sûmes, dès lors,
qu’il s’agissait de guerre. »
Les musulmans ne l’avaient pas connue pendant les treize premières
années de la Révélation. Le sens du verset en même temps que les
circonstances de sa révélation (sabab an-nuzūl) nous conduisent à dire que
la première des situations qui autorise les musulmans à faire la guerre est la
légitime défense. Il leur est permis de réagir et de se défendre quand ils sont
injustement attaqués. C’est le premier verset révélé aux musulmans en ce
sens (Coran 22/39), et il est stipulé très clairement qu’il est possible de
répondre et de résister (Coran 22/41-42). Il s’agissait, à ce moment-là, de la
survie de la première communauté des croyants. « [L’autorisation est
donnée à] ceux qui ont été expulsés injustement de leurs foyers pour avoir
seulement dit : “Notre Seigneur est Dieu.” […] Ceux qui, si Nous leur
donnons la puissance sur Terre, accomplissent la salât [la prière], acquittent
la zakāt [l’impôt social purificateur], ordonnent le convenable et interdisent
le blâmable. Cependant, l’issue finale de toute chose appartient à Dieu »
(Coran 22/40-41).
Un autre verset fait mention de la légitime défense : « Combattez dans la
voie de Dieu ceux qui vous combattent­, et ne transgressez pas. Certes Dieu
n’aime pas les transgresseurs » (Coran 2/190). Dans cette perspective, il
s’agit encore du cas de la légitime défense qui est permise en islam : elle est
la condition première permettant la résistance armée. Avec cet éclairage,
nous pouvons proposer une théorie générale sur le sujet de la légitime
défense, mais cela ne sert pas à grand-chose ; au demeurant il s’agit
d’analyser les situations au cas par cas, de mener une réflexion pointue et
circonstanciée. Les choses sont parfois évidentes, parfois complexes, c’est
selon, mais le principe de la légitime défense reste clair. Le Prophète avait
dit : « Celui qui meurt dans la défense de son argent, de son sang, de sa
patrie, de sa famille ou dans la défense de sa religion ou de son bien, est
considéré comme martyr » (hadîth rapporté par an-Nassā’ī).
Ce n’est donc pas uniquement une question de foi, au demeurant le
Prophète parle de légitime défense dans tous les domaines où une agression,
un vol ou une oppression est possible. Un homme est venu voir le Prophète
et lui a dit : « Un tel m’a volé mon bien, que dois-je faire ? » Le Prophète
lui dit en substance : « Demande, par Dieu, qu’il te le rende. — Et s’il ne
veut pas ? — Demande, par Dieu, qu’il te le rende. — Et s’il ne veut pas ?
— Demande, par Dieu, qu’il te le rende. — Et s’il ne veut pas ? — Alors,
bats-toi [pour ton bien] ! » Après l’exhortation patiente – comme fut
patiente la résistance des musulmans devant l’injustice des habitants de
La Mecque –, après la recommandation de la parole de paix, quand enfin,
c’est la seule issue, alors l’entrée en guerre est légitimée dans la défense de
sa religion, de la personne humaine et des biens.
Il n’y a rien là que de rationnellement évident, et l’on comprend au
travers de ces versets et de ces hadîths un autre aspect de la conception que
l’islam nous donne de l’homme. Il faut savoir résister aux élans violents,
agressifs, injustes et spoliateurs de l’être humain. Ici, la résistance, le fait de
faire barrage est un facteur d’équilibre vis-à-vis des hommes, musulmans
ou non. Le Messager a dit : « Aide ton frère, qu’il soit juste ou injuste. » Et
un Compagnon de répondre : « Quand il est juste nous comprenons, mais
comment pouvons-nous l’aider quand il est injuste ? — En mettant un
terme à son injustice » (hadîth rapporté par al-Bukhārī). Les propos sont
clairs et devraient éveiller en nous une conscience digne et vigilante face
aux actions des hommes en exigeant la justice de tous, musulmans ou non.
La « parole de Vérité » (kalimat al-haq) doit être dite, même si elle est
« amère ». C’est le sens d’un autre hadîth qui stipule : « Le meilleur des
jihād est une parole de vérité prononcée devant un despote » (hadīth).

La liberté de culte

La deuxième condition est plus spécifique que la première et elle


s’exprime par l’idée de la défense de la liberté de foi, de conscience et de
culte. Elle est une condition importante et si quelqu’un est persécuté pour sa
foi, si on ne lui laisse pas la possibilité de pratiquer sa religion, il devra
résister. Il ne s’agit pas néanmoins, lorsque l’on a l’impression d’être
empêché de pratiquer sa religion, d’aller chercher des armes pour « faire
justice ». En d’autres termes, il ne s’agit pas de dire, dans certains pays
d’Occident : « ils » ne veulent pas de mosquées, ni du foulard, ni des
cimetières musulmans, c’est donc qu’« ils » s’opposent à ma liberté de
pratique. Cette réflexion est erronée et infondée : pour l’essentiel, en
Occident, les musulmans peuvent pratiquer leur religion et il est des points,
très spécifiques, où un dialogue et des négociations sont nécessaire et cela
est – même parfois difficilement – le cas. Il faut dialoguer et aller de l’avant
dans la concertation. En Occident, c’est un autre verset qui doit servir
d’orientation : « Il ne vous est pas interdit vis-à-vis de ceux qui ne vous
combattent pas pour votre religion et qui ne vous chassent pas de vos
demeures d’établir des liens d’amitié et d’être justes à leur égard […] »
(Coran 60/8).
Excepté les situations rencontrées en Bosnie, au Kosovo ou encore
aujourd’hui dans les anciennes républiques russes – qu’il faut absolument
dénoncer –, on ne violente pas collectivement les musulmans à cause de
leur religion en Occident (des cas isolés existent qui doivent être gérés par
le droit). Il faut, chaque fois que cela est possible, établir des relations
ouvertes, respectueuses et amicales avec les gens qui nous entourent pour
faire progresser la connaissance mutuelle que nous devons avoir les uns des
autres. Si une femme ou un homme est clairement persécuté pour sa
religion, elle ou il a le droit de résister. Cette résistance devra être pensée à
la mesure de l’oppression ou de la persécution auxquelles on fait face : les
armes sont l’ultime recours si toutes les autres voies sont inopérantes et
qu’on se trouve dans une situation de total déni de droit et/ou sous une
domination injuste, éradicatrice ou génocidaire. Les musulmans doivent
alors réagir et résister. La suite du verset précédent rapporte : « Mais Il vous
interdit toute relation avec ceux qui vous combattent à cause de votre
religion, qui vous chassent de vos demeures ou qui contribuent à le
faire […] » (Coran 60/9). On comprend mieux désormais le message
général de l’islam. Encore une fois, nous sommes invités à gérer notre
violence et à déterminer le vivre ensemble sur la base du respect du droit.

La liberté d’expression

La troisième condition a trait à la liberté d’expression. Durant les cinq


années qui suivirent le traité d’al-Hudaybiyya (sulhal-hudaybiyya), entre
l’an 6 de l’Hégire et la mort du Messager en l’an 10, Muhammad a envoyé
des émissaires aux souverains de tous les grands empires voisins. Pourquoi
donc a-t-il choisi ce moment ? Parce que, la paix retrouvée, il lui était
possible d’accomplir sa mission première : dire et faire connaître son
message. À chacun il doit être donné de s’exprimer librement, de pratiquer
sa religion et d’en parler librement également, pour la présenter ou pour
l’expliquer. C’est le droit fondamental et inaliénable à la liberté
d’expression et chacun doit pouvoir en jouir, quelle que soit la religion, la
spiritualité ou la pensée.
Le Prophète envoya au moins neuf délégués (en cinq ans) aux
populations des pays voisins qui ne savaient rien de l’islam, ou dont les
dirigeants ignoraient la réalité de la nouvelle religion et fondaient leurs
jugements sur de vagues conjectures. Dans deux cas célèbres, l’attitude des
dirigeants envers les messagers du Prophète provoqua des guerres (ce qui
certes n’était ni l’objectif de ces délégations ni la règle applicable aux
relations avec les nations voisines). Une guerre eut lieu, d’abord, contre les
Byzantins, parce que le messager du Prophète, Hārith ibn ‘Umayr, avait été
tué par ‘Amr al-Ghassānī, l’un des ministres de l’Empire. Un deuxième
conflit eut lieu contre les Perses, lorsque leur chef déchira le Coran devant
le messager et demanda à des soldats de son armée d’aller lui ramener « ce
Muhammad vivant ». Ces deux réactions meurtrières furent comprises par
les musulmans comme des déclarations de guerre. Aujourd’hui, notre
rapport intime avec ce message, considéré comme universel, rend
nécessaire la condition de pouvoir témoigner. Cela correspond actuellement
à ce qu’on appelle la « liberté de conscience et d’expression ». Celui qui,
armes à la main, désire nous imposer le silence en affirmant : « Vous n’avez
pas le droit de vivre et de témoigner de votre religion » enfreint un droit
fondamental qui participe de la liberté d’expression. Celle-ci doit nous être
garantie comme nous devons la garantir à autrui : dans le respect des
convictions de chacun, chacun a le droit de s’exprimer librement,
musulman ou non.
Il faut donc résister contre toute personne, où qu’elle soit, quelle qu’elle
soit, qui nous dira : « Tu n’as pas le droit de dire qui tu es, tu n’as pas le
droit d’exprimer ta foi et tes opinions. » Bien entendu, la paix est notre plus
sincère désir ; mais si l’on nous combat avec des armes, il faudra manifester
clairement notre devoir de résistance. Il doit être non moins évident, nous
l’avons dit, que le fait d’avoir le droit de témoigner de sa religion ne
signifie pas contraindre les gens à épouser la religion musulmane : « Nulle
contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement.
Donc quiconque mécroit au transgresseur tandis qu’il croit en Dieu saisit
l’anse la plus solide, qui ne peut se briser. Et Dieu est Audient et
Omniscient » (Coran 2/256).
En effet, avant toute définition contextualisée, la première règle
fondamentale relative aux relations entre les musulmans et les personnes
d’autres religions ou sans religions était considérée (sur la base des actions
du Prophète), comme étant l’« état de paix » et de coexistence et non
l’« état de guerre ». La deuxième règle est que le Prophète voulait avant
tout s’adresser aux gens et non pas prendre le pouvoir. La tradition montre
qu’il décida toujours de combattre les dirigeants en raison de leurs
meurtres, de leurs trahisons ou de leurs injustices, et qu’il ne combattit
jamais les populations parce qu’elles auraient refusé de se convertir à
l’islam. Il voulait que celles-ci choisissent en sachant pleinement ce qu’était
l’islam ; après quoi il acceptait leur choix et leur reconnaissait le droit de
rester où elles habitaient, de pratiquer leur religion. Les populations non
musulmanes de l’époque payaient une taxe (aj-jizya) en échange de la
protection de l’État, laquelle leur était rendue si ce dernier ne pouvait les
protéger (ce qui arriva à plusieurs reprises par ailleurs). La contrainte est
interdite. Enfin, être libre de s’exprimer ne signifie pas que l’on ait le droit
de dire tout et n’importe quoi, n’importe comment : la liberté d’expression
est un principe de responsabilité personnelle et sociale et doit être
respectueuse de la dignité, de l’intégrité, de la couleur, de l’origine et de la
religion, s’il en est, des personnes.

Le respect des pactes conclus

Il est arrivé au Prophète d’établir des pactes dont le respect a été présenté
comme fondamental par le Coran. Qui trahit un pacte – comme cela fut le
cas de certaines tribus qui trahirent le pacte qu’elles avaient passé avec la
communauté de Médine et l’attaquèrent – commet un acte des plus graves.
Il s’agit clairement d’une haute trahison et, dans ce cas, le pacte est rompu :
permission est donnée aux musulmans d’entrer en guerre et de résister à
ceux qui ont trahi les pactes. Les propos du Coran sont clairs : « Et si, après
le pacte, ils violent leurs serments et attaquent votre religion, combattez
alors les chefs de la négation – car ils ne tiennent aucun serment –, peut-être
cesseront-ils ? » (Coran 9/12). L’autre verset est bien connu : « […] vous
serez questionné au sujet du pacte le Jour du Jugement dernier »
(Coran 17/34). Le respect du pacte est fondamental, il est une garantie
d’équilibre. Le rompre unilatéralement, tromper, trahir puis attaquer (ou
être complice) après avoir signé un traité de paix n’est pas admissible : il est
alors autorisé d’entrer en guerre contre la traîtrise. C’est ce que le Prophète
a dû faire, en particulier après la paix (sulh) d’al-Hudaybiyya, au moment
de l’entrée à La Mecque.
Le devoir de solidarité humaine

Il arrive que nous soyons appelés à devoir prêter assistance à des êtres
humains injustement traités. Ce doit être le cas vis-à-vis de tous les
opprimés de la terre, qu’ils soient musulmans ou non, puisqu’il s’agit de la
dignité de l’être humain et de la justice. Au demeurant, même s’il s’agit de
coreligionnaires, il existe une limite qui réfère d’ailleurs à la condition
précédente quant au respect des pactes. Ainsi, si des musulmans appellent
d’autres musulmans à la solidarité, les seconds doivent exercer leur devoir
de solidarité dans les limites du droit : « […] S’ils sollicitent votre aide au
nom de la religion, vous devez la leur donner, à moins qu’elle ne soit
dirigée contre un peuple auquel un pacte vous lie. Dieu voit parfaitement ce
que vous faites » (Coran 8/72). Le Coran, nous le voyons, rappelle une
exigence de taille : la restriction concernant le respect du pacte. Si nous
exigeons d’autrui le respect des pactes, nous nous devons de les respecter
de la même façon. Impossible de les trahir. Le Prophète, après al-
Hudaybiyya, a respecté la teneur du contrat qui le liait aux Qoraïchites :
il n’a pu protéger un musulman qui était en fuite, car les clauses du contrat
le lui interdisaient et il a dû le renvoyer. Ce n’est qu’après la trahison du
pouvoir de La Mecque (quraïshite) qu’il intervient : les clauses du pacte
étaient désormais devenues caduques.
Ces cinq situations rendent compte de l’ensemble des cas où la résistance
et la guerre sont légitimes en islam, il s’agit du cadre de « l’éthique de la
guerre » en islam. Qu’en ressort-il au fond ? Que la guerre se justifie quand
il s’agit de défendre la dignité humaine et la justice. Ces dernières
n’adviennent pas naturellement, par elles-mêmes, comme par
enchantement ; elles exigent que les hommes de foi et de bonne volonté
résistent aux forces antagonistes qui cherchent le pouvoir, l’exploitation, la
colonisation ou la puissance. Il s’agit de s’engager pour le bien et de résister
à la violence, parfois en ayant recours aux moyens utilisés par l’oppresseur
lui-même, comme le rappelait un jour Nelson Mandela : c’est l’oppresseur
et l’agresseur qui choisissent les moyens, tels que la guerre et les armes ; la
victime n’a que le choix de résister et se voit le plus souvent imposer les
moyens, les armes de la résistance.
18
Cinq principes : quelles leçons ?

À partir de la mise en évidence des cinq principes ou conditions


susmentionnés, il est possible de relever un certain nombre
d’enseignements concernant la gestion de la paix et de la guerre en islam,
un véritable « code d’éthique ».

Priorité de la justice

Ces réflexions nous offrent, premièrement, une conception de l’Univers


et de l’homme : la diversité existe, elle est une épreuve, et dans cette
épreuve le bien consiste à résister à toute injustice. Nous y percevons un
message clair : musulmanes et musulmans devant Dieu, la justice est
première et est une condition de la paix ! Si Dieu habite le cœur des
croyants et si c’est à la lumière de Son rappel qu’ils mènent leur vie,
alors la justice est leur compagne et elle doit, en toutes circonstances,
témoigner pour eux. Aucun ne devrait se faire le complice d’une injustice
d’une façon active ou passive, ou négligente. Laisser faire, c’est participer
un peu, c’est être complice. Au contraire, nourris par leur message, les plus
grands résistants à l’injuste désordre de ce monde et à l’exploitation
honteuse devraient être les musulmans, avec tous leurs frères en humanité
nourris par ces mêmes principes. Avec tous les hommes de bonne volonté,
en effet, ils doivent être les porteurs de la plus haute exigence de justice,
en s’opposant avec fermeté à toutes les oppressions.
En Occident, de la même façon, la justice sociale et politique doit être
une priorité : quel que soit celui qui la subit, une injustice est une injustice
de trop. Notre foi nous interdit de l’accepter et il faudra la dénoncer avec sa
voix, avec son intelligence, avec son cœur. Quant aux armes et à la guerre,
nous avons vu les conditions précises de leur emploi ; et seule une analyse
de terrain, avec une évaluation sérieuse et circonstanciée de toutes les voies
permettant d’éviter le conflit armé, nous permettra de savoir si, en dernier
recours, nous devons en arriver à ce type de résistance.
Lutter pour le seul pouvoir, par volonté de puissance, lutter pour
conquérir une terre ou un sol qui ne nous appartiennent pas, pour mettre la
main sur des ressources minières, ou tout simplement pour le prestige, est
catégoriquement interdit en islam. On ne peut être plus clair.

Ne vouloir que la paix

Deuxièmement, nous devons prendre conscience que la paix, avec la


condition de la justice, doit être l’objectif de toutes les actions de résistance.
Il est dit : « Ô croyants ! Entrez dans la paix [islam] » (Coran 2/208). Dans
toutes nos entreprises, dans toutes nos démarches, il faut d’abord chercher
et désirer la paix. Certains parlent parfois de jihād, de qitāl et de mort avec
une fâcheuse facilité ; tuer, enlever la vie à un homme ou à une femme n’est
pourtant pas un acte insignifiant. La guerre en tant que telle est un sujet
grave et difficile dont on ne peut parler avec légèreté. Il faut se souvenir de
ce qui nous est dit : « C’est pourquoi Nous avons prescrit aux enfants
d’Israël que quiconque tue un être humain non coupable d’un meurtre ou
d’une corruption sur Terre, c’est comme s’il avait tué toute l’humanité.
[…] » (Coran 5/32).
Tuer un être, c’est comme tuer toute l’humanité si on le tue hors de la
résistance légitime et dans l’injustice. Il faut faire attention à ces propos
faciles, en Occident, devant son poste de télévision, quand on affirme qu’on
peut tuer et que rien n’est plus normal. Les cinq principes montrent qu’il
n’en est rien : malheur à celui qui engage des propos qui encouragent une
guerre dont il ne connaît pas les conséquences. Il faut être très pointilleux et
connaître la responsabilité d’un homme à défendre la vie. La suite du verset
est claire en ce sens : « et quiconque fait don de la vie à un être humain,
c’est comme s’il faisait don de la vie à toute l’humanité » (Coran 5/32). De
même cet autre verset est clair : « S’ils demandent la paix, fais le choix de
la paix » (Coran 8/61).
Il ne s’agit jamais de désirer la guerre, au contraire. Et c’est bien ce qui
est dit au Prophète : nous devons toujours chercher la paix tout en restant
exigeants dans notre volonté de dignité, de liberté et de justice. Certes, il ne
peut s’agir d’une paix qui n’en aurait que le nom et qui serait fondée sur
l’injustice ; la paix n’est pas un simple mot que l’on emploie selon notre
convenance ; la paix a ses règles et ses conditions, et il faut les respecter,
qu’elles soient en notre faveur ou non. Ce travail d’explication doit être
mené car, à travers le monde, certains musulmans confirment­, par leur
comportement, l’opinion selon laquelle l’islam, c’est la guerre, ou la haine.
Or nous venons de dire que l’islam exige la résistance devant Dieu : pour la
justice, avec détermination, sans fuite. Nous l’avons répété, l’islam nous
encourage à rechercher la paix ; mais pas de paix sans justice. Une paix
sans justice n’est pas une paix ; au mieux, c’est une affiche publicitaire, un
sophisme ou… un soporifique.
Il faut ajouter encore néanmoins qu’avec la condition de justice, il faut
aussi, personnellement et historiquement, connaître l’exigence du pardon.
L’obsession de la justice sans accéder au pardon, à l’empathie, même avec
l’oppresseur et le coupable, ne peut nous permettre d’accéder à la paix du
cœur ou à la paix entre les nations, les communautés, les ethnies, les tribus.
On le voit partout en Europe de l’Ouest et de l’Est, comme en Afrique, au
Moyen-Orient et en Asie, l’éducation au pardon fait partie de l’éthique
accomplie de la guerre et de son dépassement vers la paix.

Au cœur de la guerre, éthique de la guerre

Il faut savoir que l’homme est capable du pire, malheureusement. En


islam, il existe des règles, même dans la guerre : tout n’est pas permis en
temps de guerre. Le Prophète, quand il envoyait une troupe en expédition,
disait en substance : « Remettez-vous-en à Dieu. Allez au nom de Dieu. Ne
trahissez pas, n’agissez pas à leur exemple. » Telles étaient ses
prescriptions. Les propos précis d’Abū Bakr, répétant les enseignements du
Prophète, lorsqu’il envoya le jeune Usāma en expédition en Syrie,
définissent les grands principes éthiques et humanitaires de l’islam. Il donna
les directives suivantes : « Fais confiance à Dieu ; tu ne toucheras pas les
personnes âgées, ni les enfants, ni les femmes. Tu ne les attaqueras pas et tu
ne leur feras rien. Tu n’arracheras pas les arbres fruitiers. Quant à ceux qui
se sont protégés dans un lieu de culte, tu les laisseras. Il y a un ennemi : cet
ennemi est armé. Les femmes, les enfants, les personnes âgées et les
hommes de religion, tu les laisseras. » Telle est l’attitude préconisée
pendant la guerre : il faut être digne, noble et ne pas s’attaquer aux
personnes qui ne sont pas directement impliquées dans le conflit. Le
principe participe d’une injonction : évitez la guerre et si, à cause des
circonstances, vous êtes dans l’obligation de vous y engager, maîtrisez-vous
et tenez-vous-en au nécessaire. En toute situation, évitez l’excès et ne
combattez que ceux qui vous combattent directement.
On peut donc mettre en exergue trois principes moraux et humanitaires
qui doivent motiver le conflit : a) défendre et promouvoir la justice ; b)
chercher à établir la paix entre les hommes ; c) ne s’en prendre qu’à ceux
qui sont partie prenante du conflit, jamais aux innocents ni à la Nature. Le
Prophète a toujours agi ainsi et il ne s’est pas écarté de ces enseignements.
S’il a refusé et combattu la trahison, ce fut toujours dans la dignité et la
noblesse.
Que doit-on donc tirer de ces éléments, qu’il conviendrait certes
d’analyser plus profondément mais qui nous offrent, somme toute, un cadre
de référence ? Par rapport à ce contexte général, il convient d’être vigilant
et de ne pas accorder une confiance aveugle aux bonnes aspirations et aux
intentions des hommes. Il faut se prémunir contre les mauvais penchants,
les excès et la violence. En soi-même et chez autrui. Il est un verset que tout
musulman devrait connaître : parfois, nous nous laissons aller à des propos
lourds et inconsidérés. Nous n’en avons pas le droit pourtant. Car il faut
entendre ce qui nous est dit : « Ô vous, les porteurs de la foi ! Tenez-vous
fermes comme témoins devant Dieu en pratiquant la justice. Que la haine
envers un peuple ne vous incite pas à commettre des injustices. Soyez
justes ! La justice est proche de la conscience intime de Dieu. Ayez
conscience de Dieu ; Dieu est bien informé de ce que vous faites »
(Coran 5/8).
Dans une situation de guerre, au moment de l’affrontement, l’individu
peut sentir la haine naître en lui : quand il voit ce que les hommes sont
capables de faire, les manifestations de violence sans limite… tout cela peut
mener à l’aveuglement. On doit pourtant se contrôler, par une conscience
vivifiée devant Dieu et sa conscience afin de ne pas devenir injuste :
« Soyez juste, cela est plus proche de la conscience intime de Dieu. » Telle
est la substance de l’éthique de la guerre en islam.

Et les autres versets ?


Il existe d’autres versets dans le Coran – et ils sont nombreux,
notamment dans la sourate 9 (« Le Repentir », la seule qui ne commence
pas par Bismillahi ar-Rahmān ar-Rahīm) – qui pourraient donner
l’impres­sion d’une légitimation de la violence et de la guerre. S’ils sont lus
littéralement, il deviendrait possible de combattre et de tuer tous ceux qui
ne pensent pas comme nous ou qui ne sont pas musulmans.
Dès l’origine, les savants qui codifiaient les prescriptions islamiques ont
mis en évidence le fait que la Révélation s’est élaborée sur vingt-trois
années et que le sens de nombreux versets est à contextualiser. En ce sens,
le caractère absolu de la règle révélée est non pas dans la littéralité du texte,
mais dans la compré­hension approfondie de la relation entre le sens du
verset et le contexte de sa révélation (sabab an-nuzūl). Ce travail de mise en
perspective est capital et inévitable : les versets particuliers, spécifiques à
un certain contexte, doivent être compris à la lumière de ce dernier et ne
peuvent exprimer l’enseignement général de l’islam. C’est le problème que
nous avons aujourd’hui avec un grand nombre de groupes « jihadistes » qui
utilisent des versets et des traditions prophétiques et justifient les pires des
atrocités au nom d’une lecture littérale, tronquée, sans référence au contexte
de l’énonciation des textes : la littéralité de la lecture des textes est ici une
claire trahison du sens et des finalités de ces textes.
Nous avons dans les lignes qui précèdent présenté cet enseignement
général avec les principes qui traversent les productions des savants
classiques en la matière. C’est à la lumière de cet enseignement qu’il
convient ensuite de lire les autres versets parlant de la guerre et de leur
donner une portée contextuelle et non absolue : un verset révélé, ou une
tradition prophétique rapportée, concernant un cas de légitime défense face
à l’agression au temps du Prophète, ne peut être utilisé aujourd’hui pour
légitimer une agression, une offensive, ou tout simplement le meurtre de
juifs, de chrétiens ou d’athées (ou même de coreligionnaires) par le seul fait
qu’ils sont juifs, chrétiens ou athées.

Les terrorismes

Or nous entendons des savants (parfois pseudo-savants) et des leaders


musulmans qui, à partir d’une lecture littéraliste et tronquée, appellent à un
jihād-qitāl dont aucune des conditions ou presque ne serait respectée.
Émane de leurs propos l’idée que la lutte armée aveugle est légitime et
qu’aucun non musulman n’est réellement « innocent ». Dans la guerre
contre l’« oppresseur américain », le « colonisateur européen » ou le
« sionisme usurpateur », tout serait permis. C’est ce que l’on a par ailleurs
entendu ici et là après les attaques du 11 septembre 2001, aux États-Unis
puis dans tant d’autres pays en Occident comme en Afrique, au Moyen-
Orient ou en Asie. Certains ont essayé d’éviter la question en affirmant que,
dans les faits, on ne savait pas qui avait organisé ces attaques. C’est un autre
débat. Ce qui est certain, néanmoins, c’est qu’il existe des musulmans qui
pensent que l’on peut répandre la violence et tuer les non musulmans et les
négateurs, les kuffar, quels qu’ils soient sans autre considération que celle
de ce qu’ils sont. C’est un fait, et les horreurs des soi-disant promoteurs de
l’« État islamique », ou Da’esh, aujourd’hui en Irak et en Syrie, en sont une
preuve. Il faut dire et répéter que ces propos ne respectent pas les principes
de l’islam, qu’ils trahissent son enseignement général et qu’il est impératif
de condamner ces interprétations et toutes les actions violentes et
extrémistes qui en découlent.
En ce sens, la condamnation des actes de terrorisme comme ceux de New
York, Bali, Casablanca, Londres, Madrid, Bagdad, Alep ou autres doit être
sans appel. Rien en islam ne peut légitimer ces actes. On fera cependant
attention de ne pas tomber dans les récupérations faciles telles que celles
qui furent effectuées par le gouvernement israélien lorsqu’il affirma, par la
bouche d’Ariel Sharon, que la résistance palestinienne relève du terrorisme,
ou que le Hamas et Da’esh défendent la même idéologie extrémiste et
terroriste. La résistance palestinienne est légitime, tant sur le plan du droit
international qu’à la lumière des enseignements dont nous avons parlé :
l’occupation sioniste est une colonisation, une agression qui se traduit par
une oppression systématique de tout un peuple. On doit discuter les
méthodes employées en affirmant, comme je l’ai déjà répété maintes fois,
que le fait de s’en prendre à des civils n’est pas légitime. Pendant des
années, la résistance palestinienne ne s’est pas attaquée à des cibles civiles
mais, avec l’oppression continuée des forces d’occupation israélienne, le
déséquilibre immense des forces en puissance et le silence de la
communauté internationale, leur dernier recours fut les opérations contre les
civils. Il faut autant condamner ces actes que condamner l’attitude des
parties en présence dans la gestion de la crise : on ne peut rejeter toute la
faute sur des femmes et des hommes, niés et opprimés, qui n’ont comme
seul recours que de sacrifier leur vie et de s’en prendre aux seules cibles
qu’ils puissent atteindre (compte tenu de l’incroyable arsenal militaire
israélien) et oublier de condamner la politique israélienne, première
productrice de cette violence, de même que la passivité inacceptable des
États-Unis et de l’Europe dans le traitement de la crise, laquelle offre
finalement une caution morale au terrorisme d’État israélien…

Sacrifier sa vie

On a beaucoup glosé sur le « martyr » et son prétendu « culte » en islam.


À la lumière de notre propos, les choses sont plus claires : résister au nom
de sa foi, de sa conscience humaine, à toutes les oppressions, à tous les
dictateurs et aux colonisations injustes, et ce jusqu’au sacrifice de sa vie si
nécessaire, est une recommandation forte du message coranique. Il ne s’agit
pas d’un romantisme de la résistance, ni non plus d’un culte du martyr, mais
il s’agit clairement du sens donné à la vie en ce qu’elle est un témoignage,
pour chacun, des valeurs que l’on porte : celui qui va jusqu’au bout de sa
résistance et de son combat est nommé shahīd en arabe ; littéralement, il
« porte témoignage ». Est-ce à dire que, au nom de cette conception du
sacrifice possible de sa vie pour sa foi et sa conscience, on peut faire
n’importe quoi ? Non, à l’évidence ; et les conditions que nous avons
rappelées restent la règle avec en sus l’exigence que les personnes qui s’y
engagent soient libres et responsables. On ne peut exposer les enfants à
l’exigence de ce sacrifice. Encore une fois, il faut faire attention aux
réductions et aux mensonges qui, toujours en Palestine, affirment que les
Palestiniens exposent leurs enfants dans l’objectif d’émouvoir l’opinion
internationale et, également, parce que la valeur de leur vie est moins
importante à leurs yeux… Opprimés, ils n’en seraient pas moins
inhumains ! Qui a visité les territoires occupés sait que les jeunes
adolescents qui lancent des pierres ne sont pas des endoctrinés, que les
enfants n’y sont pas exposés, mais que la réalité est tout autre : à bout de
patience, sans avenir, sous les yeux d’un occupant arrogant, les jeunes ont
envie d’en découdre et sont prêts à y laisser leur vie tant celle-ci leur est
volée, niée… tant leur dignité est bafouée. Il ne faut pas renverser les rôles
et faire des militaires israéliens des victimes de ceux qu’ils oppressent. Leur
action, à l’envers ou à l’endroit, est illégitime… Peut-être un jour répondra-
t-on à la question plus justement formulée par un universitaire palestinien :
« Au lieu de dire que les Palestiniens exposent inhumainement leurs
enfants, dites-nous avec quelle humanité sont entraînés les soldats qui ont
appris à leur tirer dessus ! »
On le voit, parler des principes ne suffit pas à comprendre­ les situations
particulières. Cela aide néanmoins à avoir un éclairage général qui permette
d’apporter quelques nuances aux propos réducteurs des uns ou des autres,
musulmans ou non.
19
Pour un jihād social

Nous avons beaucoup parlé de paix et de guerre et nous avons spécifié en


cela le sens de la notion centrale de jihād. Nous avons insisté sur le fait
qu’il n’y avait pas de paix sans justice. Si nous observons le monde
aujourd’hui, nous voyons que les foyers d’injus­tice sont tels qu’ils sont
autant de réalités pouvant mener à la guerre. Nous l’avons dit, le conflit est
premier parmi les hommes et la paix se construit, peu à peu, pierre par
pierre, au sein des sociétés, parmi les hommes. Nous avons besoin
aujourd’hui d’un véritable jihād social.

Les actions multiples du jihād

Tous les musulmans savent, et répètent, que la pratique de l’islam ne


s’arrête pas à l’exercice de la prière, de l’impôt social purificateur, du jeûne
et du pèlerinage. Chaque acte de la vie quotidienne réalisé avec le souvenir
de la Présence divine est, en soi, un acte de reconnaissance et d’adoration
(‘ibādāt). On connaît par ailleurs le lien étroit qui est établi dans le Coran
entre le fait de croire et celui d’agir par la répétition insistante de la
formule : « Ceux qui croient et qui font le bien. » Ainsi, porter la foi, c’est
croire et agir, et l’action ici est de nature multiple : ce sera autant
l’honnêteté que l’on s’impose que la bonté et la générosité envers ses
proches, que l’engagement déterminé dans les réformes sociales, ou encore
que la mobilisation contre les injustices. Tous ces efforts déployés dans
l’action participent bien du jihād au sens où ils s’orientent vers un ordre
plus juste et plus respectueux des principes révélés. Le verset précise :
« Les croyants sont ceux qui croient en Dieu et en son Prophète, puis qui
n’en doutent plus, et qui luttent dans le chemin de Dieu avec leurs biens et
leurs personnes. Voilà ceux qui sont véridiques » (Coran 49/15).
On peut lire la formulation au sens strict et affirmer qu’il s’agit ici de la
lutte armée dont nous parlions plus haut et qui s’impose dès lors qu’il existe
une agression. Cette lecture trouve des justifications dans le contexte de la
révélation du verset, mais il serait réducteur de n’en tirer que ce seul
enseignement. Dans un sens plus large, que confirme l’ensemble du
message coranique et des traditions, « lutter dans le chemin de Dieu » veut
dire mobiliser toutes les forces humaines diriger tous ses efforts, donner de
ses biens et de sa personne pour venir à bout de toutes ces adversités que
sont l’injustice, la pauvreté, l’analphabétisme, la délinquance et l’exclusion.
Le Coran offre cette latitude dans l’interprétation du mot jihād, et cela dès
sa première révélation : « Ne suis pas les négateurs et lutte contre eux, avec
force [au moyen du Coran] » (Coran 25/52). Il est fait mention ici d’une
lutte (jahīd et jihādan) qui serait de nature intellectuelle, savante,
scientifique, et qui s’appuierait sur le dialogue, la discussion, le débat ; le
Coran, en son contenu et en sa forme, apparaissant comme une arme entre
les mains des musulmans. Sur un autre plan, c’est le Prophète qui présente
une interprétation extensive du terme quand il affirme, par exemple, que
« le pèlerinage est un jihād ». On comprend que les peines, les efforts et les
souffrances endurés par les fidèles durant quelques jours à La Mecque pour
donner force à leur foi et répondre à l’appel du Créateur sont un jihād dans
la voie de Dieu.

Les nouvelles adversités de l’époque moderne

Dans notre vie quotidienne, dans nos sociétés, vivre avec la foi, c’est
admettre le sens de l’effort. La foi est une mise à l’épreuve, la foi est une
épreuve. Dans notre représentation d’un idéal de vie, de respect et de
coexistence, les fractures sociales actuelles, la misère, l’analphabétisme, le
chômage sont autant d’éléments de la nouvelle adversité qu’a enfantée, à
une si grande ampleur, l’époque moderne. La mobilisation s’impose, avons-
nous dit, quand la dignité de l’homme est en péril ; mais il ne s’agit pas
toujours d’une levée d’armes. Aujourd’hui, trop de femmes et d’hommes
voient leur dignité bafouée, leur existence niée, leurs droits violés, et cette
situation nécessite de répondre de façon urgente à un appel général au
jihād : il s’agit de donner de sa personne et de ses biens, de convoquer
toutes forces vives des diverses sociétés et de s’engager au travail de
réforme dont nous parlions plus haut.
Nous ne nions pas qu’il y ait des luttes que les circonstances nous
mèneront à devoir affronter armes ou pierres à la main pour faire opposition
à l’épuration ethnique ici, à l’occupation militaire là, ou à un autre type
d’agression comme celles auxquelles nous avons assisté (dans tous les sens
du mot) ou dont nous continuons à être les témoins en Afghanistan, en
Palestine, en Tchétchénie, en Irak, en Syrie ou autres. Mais il ne peut s’agir
de focaliser notre attention sur ces événements et d’oublier un type de
combat plus large, plus quotidien, et tellement urgent. Nos ennemis,
aujourd’hui, dans la voie de Dieu, ont pour nom la faim, le chômage,
l’exploitation, la délinquance et la toxicomanie ; et ils exigent un effort
intense, une lutte continue, un jihād total qui a besoin de chacun et de tous.
Combien sont-ils de musulmans à vouloir aller combattre­ là-bas, à
vouloir offrir de la façon la plus sincère leur personne à la cause de l’islam
et qui, emplis de cette intention, oublieront et resteront aveugles au combat
qu’il faut mener ici, à la cause qu’il faut défendre dans son quartier, dans sa
ville, dans chaque pays ? Ce jihād est un jihād pour Dieu et pour la vie, afin
que soient donnés à chaque être les droits qui sont les siens : l’ensemble du
message de l’islam porte cette exigence en même temps que sa nécessaire
réalisation. Il s’agit d’une guerre. Nous sommes en guerre. C’est bien le
sens de la formulation de l’Abbé Pierre quand il affirmait avec force : « Je
suis en guerre contre la misère », ou encore des appels du professeur Albert
Jacquard et de Mgr Jacques Gaillot quand ils partaient « en guerre » pour
loger les sans-abri. Le pape Jean Paul II lui-même, dans son encyclique
sociale Centesimus Annus (1991), appelait à une mobilisation générale
contre la pauvreté et les déséquilibres dans la répartition des richesses,
affirmant qu’il est du devoir du chrétien d’agir en ce sens.
Le jihād des musulmans participe de cet engagement en Occident bien
sûr, mais également dans tous les pays du Sud ; pleinement, dans le sens des
communautés de base sud-américaines, avec l’expression de la théologie de
la libération, avec les forces populaires ou syndicales au Proche-Orient ou
en Asie, où il se marie avec le message des spiritualités orientales les plus
exigeantes et les plus dignes. L’avenir du dialogue interreligieux trouvera
sans doute sa pleine réalisation dans ce type de stratégies et d’actions
concertées et concrètes. Promouvoir « une violence légitime » qui, de
l’intimité à la gestion des conflits et jusqu’à la promotion d’un engagement
contre nos dérives sectaires, agressives et égoïstes, nous rappelle que la
dignité et le respect ne sont pas des vues de l’esprit auxquelles on adhère
par simple bonté d’âme, mais constituent bien plutôt des idéaux qui doivent
convoquer toutes nos énergies – intimes et collectives – dans la
redécouverte du « sens de l’effort » et de l’« impératif de résistance ». Point
de paix sans effort, sans exigence, sans résistance. Les êtres humains nous
le rappellent si souvent… notre cœur nous le dit tellement. La non-violence
est non pas un état, mais un cheminement : en société, elle requiert une
profonde éducation ; seul, une initiation.
20
Aller au bout de la logique plurielle

On peut constater aujourd’hui une effervescence dans le monde


musulman et beaucoup condamnent la violence qui accompagne le réveil
d’un « islam fanatique, radical et intégriste ». On doit comprendre cette
inquiétude et il faut dénoncer la violence politique qui s’exprime par des
assassinats de touristes, de prêtres, de femmes et d’enfants, par des bombes
aveugles et des carnages sanglants. Ces actions ne sont pas défendables et
ne respectent en rien le message coranique. Encore faut-il condamner la
violence qui s’exprime en amont, et qui est le fait des pouvoirs dictatoriaux
qui très souvent sont soutenus par les grandes puissances. Chaque jour qui
passe, des peuples entiers subissent la répression, l’abus de pouvoir, et le
viol le plus inhumain de leurs droits. Jusqu’à quand faudra-t-il qu’ils se
taisent et qu’ils se voient jugés « dangereux » par l’Occident s’ils osent
exprimer leur refus ?
Il ne s’agit pas ici de justifier la violence, mais il s’agit de comprendre
dans quelles circonstances elle prend corps : les déséquilibres Nord-Sud, les
exploitations des hommes et des matières premières produisent, conjuguées
avec les démissions des peuples du Nord, une violence bien plus
dévastatrice que celle, si spectaculaire, des groupes armés. Pourrions-nous
appeler les hommes à se mobiliser pour plus de justice tant sociale que
politique et économique parce qu’il nous paraît que c’est là la seule façon
de rendre aux hommes les droits qui feront taire les armes ? Cet effort serait
la traduction littérale du mot jihād… il est témoignage d’un cœur
qu’illumine la foi et d’une conscience que façonne la responsabilité.
Après le 11 septembre 2001, au regard également des attaques contre la
population afghane, face à la violence en Palestine, aux atrocités commises
en Tchétchénie et plus largement à travers le monde au Tibet, en Chine, en
Indonésie, en Birmanie, en République centrafricaine, en Syrie et en Irak,
on ne peut s’en tenir à un discours moralisateur et pacifiant. C’est contre les
causes de la violence et de la guerre qu’il faut lutter. D’abord s’engager
dans un travail d’autocritique respective, puis se mobiliser pour le respect
des droits des peuples à travers des processus de démocratisation qui
respectent les choix des femmes et des hommes partout dans le Sud comme
dans le Nord.
Il faut également aller au bout de la logique plurielle et accepter la
diversité comme, certes, un risque quant au vivre ensemble, mais surtout
comme une condition de l’équilibre et de l’harmonie empêchant le pouvoir
d’un seul, d’une seule puissance. Le monde a besoin que d’autres pôles se
créent face à l’hyperpuissance américaine : à l’instar de la Chine ou de
l’Inde, l’Europe doit se réveiller, et à travers le monde toutes les forces de
résistance, pour le respect des citoyens du monde, de leur liberté et de la
justice non dans la seule compétition économique, mais dans le respect des
droits humains fondamentaux.
QUATRIÈME PARTIE

MUSULMANS D’OCCIDENT :
CONSTRUIRE ET CONTRIBUER
ous sommes en Occident pour y rester. Mieux, nous sommes en Occident
N chez nous. Cette prise de conscience est récente et nécessite une réelle
révolution intellectuelle parmi les musulmanes et les musulmans.
Désormais, il faut reconsidérer notre perception de nous-mêmes, de notre
environnement et même de nos valeurs. Désormais, il devient urgent de
repenser notre discours, notre vocabulaire et nos partenariats. En somme, il
nous faut penser une éducation à soi, à l’environnement, à autrui. Vaste
programme, mais ô combien stimulant et nécessaire. Partons d’un principe :
il s’agit pour les musulman(e)s de rester tout à la fois fidèles à leurs valeurs
et en phase avec leur environnement. Autrement dit : il ne s’agit point
d’être moins musulman pour être plus occidental ou européen. La thèse ici,
c’est qu’il est possible d’être un(e) musulman(e) convaincu(e), sincère et
pratiquant(e) et un(e) authentique citoyen(ne) occidental(e). Cela est
possible : c’est somme toute nécessaire.
Les textes qui suivent sont autant de portes qui s’ouvrent­sur des horizons
à étudier de façon approfondie. Le sens de notre présence, les concepts
d’« intégration », d’« identité », de « citoyenneté », de « culture » exigent
une réflexion qui doit mener vers une action concrète, organisée à brève,
moyenne et longue échéances. Ces textes se présentent comme des
incitations à mener le débat à tous les niveaux, et particulièrement à partir
des réalités du terrain. La route est longue, mais des choses proprement
extraordinaires sont de plus en plus visibles au sein des communautés
musulmanes d’Occident. Il faut continuer et se souvenir, comme fondement
de l’action qui se pense à partir des références musulmanes, que notre
spiritualité n’est point une retraite du monde, que notre foi n’est pas
exclusive et ne nous demande pas de nous isoler, que notre engagement
n’est point pour « nous » et contre « eux ». Bien au contraire : notre foi et
notre spiritualité sont des écoles où l’on apprend la dimension globale de la
Création et le respect de chaque être dans sa diversité ; nos valeurs nous
enseignent l’universalité du Bien et de la Justice et nos actions s’évaluent à
notre capacité de faire le bien pour chacun, pour tous, au nom de la
fraternité humaine.
Mais c’est à chacun de prendre ses responsabilités. Devant Dieu, en notre
âme et conscience, nous n’aurons que ce que nous méritons. À chacun donc
de se former, de vivre ses valeurs, de les faire vivre et de s’engager. C’est
pour nous le sens de la vie. C’est ce que Dieu exige de la conscience et du
quotidien de chaque être portant la foi ; c’est ce que notre avenir attend de
chaque intelligence. Notre façon d’être s’évalue finalement à notre façon de
donner et de contribuer. Au bien-être des hommes, à la justice, comme à la
respectueuse diversité.
21
Entre hier et aujourd’hui,
construire notre avenir

Notre dette est immense, en vérité. Loin du tapage, dans la discrétion,


presque dans la crainte, nos parents immigrés ont fait un travail
remarquable. Venus pour chercher du travail, ayant souvent très peu étudié,
ils se sont retrouvés en France, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre,
en Suisse ou autre : ils n’avaient pas grand-chose si ce n’est une foi
immense et la volonté de protéger ce qui donnait sens à leur vie.
Simplement, quotidiennement. Sans grandes connaissances théologiques ni
grands discours sur la religion, ils ont cherché, souvent dans la douleur, à
transmettre à leurs enfants le sens de la foi en Dieu ; ils ont aménagé, du
mieux qu’ils le pouvaient, des espaces de prière sur leurs lieux de travail,
dans leur quartier, dans leur ville. Le souffle de spiritualité si perceptible
dans les communautés musulmanes d’aujourd’hui est l’enfant de cette
persévérance humble et discrète. Combien de jeunes reprochent à leurs
parents leur « ignorance » et oublient, au-delà de leurs maladresses et de
leurs erreurs, combien ils leur doivent cet héritage silencieux du respect, du
sens des limites, de la pudeur, ce profond sentiment de la présence de l’Être
alors que tout, dans l’environnement, tendrait à Le faire oublier ? Notre
dette est immense, à n’en point douter.
II n’est pas de dette sans responsabilité. Nos parents ont fait face aux
défis de leur temps et c’est à nous, aujourd’hui, de considérer notre époque
et de nous engager, pour nos sœurs et nos frères, pour nos enfants et nos
petits-enfants, à apporter une contribution à la taille des moyens qui sont les
nôtres et dont nos parents étaient pour la plupart totalement démunis. Qui
observe la scène occidentale aujourd’hui ne peut être que surpris. En moins
de cinquante ans, alors que la première génération faisait face au vide et au
presque rien en matière d’organisation islamique, nous voilà passés à un
foisonnement imprévu et impressionnant. Les associations musulmanes se
comptent désormais par milliers et partout, dans chaque ville, dans chaque
quartier, on trouve des groupes actifs qui, tout en se formant, organisent des
rencontres, des conférences ou des sorties. De la discrétion des premiers
arrivants, on ne peut plus compréhensible, on est passé à la visibilité de
leurs enfants, bientôt naturelle.
Ce tableau doit nous réjouir tant il est vrai que de plus en plus de
musulmanes et de musulmans essaient de faire face à leur responsabilité
dans un environnement pas toujours favorable. C’est un fait qu’il faut
saluer. Une analyse un peu plus approfondie vient cependant nuancer
l’étendue et la qualité de ces acquis. Même s’il ne faut pas, comme sont
tentés de le faire certains musulmans excédés par les « problèmes de la
communauté », oublier les évolutions positives, il est nécessaire cependant
de rester lucide et d’évaluer avec honnêteté l’état de la situation. Le paysage
s’assom­brit tristement.

État des lieux et responsabilité

Au cœur même de ce renouveau de l’activité islamique, on trouve les


déchirements et les divisions les plus catastrophiques. Des luttes attristantes
pour la représentativité, des oppositions navrantes entre des « tendances »
qui se rejettent, voire s’insultent, et qui vont parfois jusqu’à s’exclure les
unes les autres de la « communauté islamique », ou simplement de l’islam.
Des associations, travaillant dans la même ville, dans la même localité,
s’ignorent et parlent, chacune de leur côté, de l’exigence et des bienfaits de
la fraternité. L’analyse sérieuse ne laisse point de doute quant à l’état réel de
la situation des musulmans en France, en Belgique, en Angleterre, en
Allemagne, au Canada ou aux États-Unis : la division et l’émiettement sont
la règle, les volontés de pouvoir s’intensifient et le dialogue entre les
différentes tendances a quasi disparu, et tout le monde dit espérer le
contraire. Qui donc est responsable ? Que faire pour remédier à cette
situation ? En d’autres termes, comment­ tirer parti des acquis et réformer
nos déficiences ? Parce que c’est bien de réforme dont nous avons besoin.
Au vrai, chacun d’entre nous a sa part de responsabilité dans l’état actuel
de la communauté spirituelle. On peut certes critiquer telle ou telle
personne, telle ou telle organisation ou encore les gouvernements
manipulateurs. Dire « ils » pour condamner « eux », « les autres ». On peut
faire cela aisément, quotidiennement, aveuglément et, parce que l’on a
passé son temps à chercher des coupables, finir par reconnaître que l’on n’a
trouvé aucune solution. La réforme dont nous avons besoin aujourd’hui se
situe très exactement là : elle consiste en un changement profond de notre
état d’esprit et de la façon de parler et d’agir qui prévalent actuellement
dans notre communauté. C’est le travail de chacun et un engagement de
tous les instants.
Revenir aux principes de l’islam auxquels tous nous sommes attachés
veut dire manifester notre respect et notre fraternité à tous ceux qui
s’engagent pour le bien, individuellement ou dans leur association même
s’ils ne sont pas de notre sensibilité ou de notre « tendance ». C’est faire de
notre diversité un atout et non plus un handicap : concrètement, cela
consiste, au niveau local, à réinstaurer le principe et la culture islamiques du
dialogue entre les personnes et les institutions, à développer une dynamique
interassociative entre des organisations qui ont compris qu’il est impératif et
urgent de se compléter dans l’éducation et la formation plutôt que de se
déchirer pour une hypothétique « représentativité ».

Une nouvelle façon d’agir

Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est que chaque personne,


chaque association développe à son niveau, dans son quartier, une nouvelle
façon d’agir fondée sur la collaboration, l’échange et le partenariat avec les
autres associations musulmanes présentes sur le terrain, et plus largement
avec toutes les institutions s’intéressant à l’éducation, à la prévention
sociale ou à la formation civique. C’est chercher à tirer le maximum de
bénéfices des compétences de chacun, qui en théologie, qui dans le travail
social, qui sur le plan professionnel ou sportif, etc. Localiser notre
engagement, multiplier les espaces de dialogue à petite échelle, respecter
les divergences développant des dynamiques inter­as­so­cia­tives fondées sur
la complémentarité et les objectifs ponctuels communs, tisser des liens avec
l’environnement social et politique, c’est la responsabilité de chaque
musulmane et de chaque musulman, loin des clivages du passé
artificiellement entretenus, loin des luttes fratricides, loin des pouvoirs.
Proches de nos sœurs et de nos frères, avec nos sœurs et nos frères
vraiment, sincèrement, profondément, parce que la Révélation comme le
Prophète nous ont appris que nous ne sommes rien les uns sans les autres.
Notre communauté de foi vaut davantage que nos divergences
intellectuelles, cela est certain. La vie cependant nous apprend que c’est
bien dans le respect mutuel de nos intelligences et de nos sensibilités que
nous fortifions l’amour en nos cœurs. Tel est le sens de notre spiritualité :
un cœur illuminant l’intelligence ; une intelligence au service du cœur.
Devant Dieu, telle est notre responsabilité individuelle commune.
22
« Intégration » : un concept piégé ?

Voici venir le temps de nouveaux défis. Pendant près de vingt ans, les
milieux progressistes ont usé du concept d’intégration en voulant lui
octroyer une connotation des plus positives. « Intégrer », c’est accepter
l’autre, c’est promouvoir la tolérance à l’endroit du résident ou du Français,
Suisse, Canadien d’origine immigrée, c’est lutter pour sa reconnaissance et
pour ses droits. S’il apparaît clairement que le chantier demeure immense
quant à une application réelle et équitable du droit, force est de constater
que le paysage a été grandement bouleversé ces dernières années. Le
nombre de citoyens européens de confession musulmane s’est multiplié et
c’est par millions qu’ils se dénombrent aujourd’hui. Quand on vient
d’ailleurs, quand on n’est pas chez soi, quand notre imaginaire épouse les
couleurs d’un « là-bas », vouloir intégrer a un sens, et relève d’un acte
politique digne et courageux. Mais l’Histoire va son cours. Quand
désormais je suis chez moi, sur ma terre, à la maison, quand ma langue est
la langue de ce pays, quand mes rêves sont d’ici, que veut dire intégrer ?
Intégrer à quoi ? par rapport à qui ?
À chaque époque, son vocabulaire. Les concepts qui hier exprimaient le
sens d’un engagement humain et respectueux pourraient bien révéler
aujourd’hui, si l’on s’y réfère sans nuance, de nouvelles dispositions
d’esprit. On peut certes penser que celles et ceux qui usent invariablement
du concept d’intégration n’ont pas évolué dans leur analyse parce qu’ils
sont loin du terrain et parce qu’ils pensent encore avoir affaire à des
« étrangers ». Cela peut arriver, effectivement. On peut cependant supposer
que l’emploi du terme n’est pas tout à fait insignifiant ni innocent quand on
en use dans certains milieux sociaux ou politiques. Que peut bien signifier
dans l’esprit des acteurs politiques l’idée d’intégrer des femmes et des
hommes qui sont pourtant d’ores et déjà des citoyens français, belges,
suisses, canadiens ou autres ? Il semble bien que, à leurs yeux, quelque
chose n’est pas encore acquis, que l’intégration de ces citoyens n’est pas
vraiment « authentique », que leur citoyenneté est peut-être un fait en droit,
mais qu’elle demeure intellectuellement, voire sentimentalement ou
patriotiquement, partielle. Plus profondément, on pourrait penser, et de
nombreux indices le prouvent, que la suspicion demeure… voire, et cela est
plus grave encore, que de vieux réflexes coloniaux s’expriment encore au
travers de certaines tournures de phrase, miroirs révélateurs d’inquiétantes
tournures d’esprit.

Le discours musulman

Les musulmans, quant à eux, devraient faire montre de grande prudence


dans leur emploi du concept d’intégration. Dans la dynamique de leur
présence en Europe, l’intégration n’est qu’une étape qui opère à plusieurs
niveaux. Si le processus est en marche quant aux dimensions de
l’intégration légale et culturelle (qui exigent par nature une dynamique
intra­communautaire), il faut dire et affirmer que la réalité de l’intégration
citoyenne (qui relève du droit et de l’interaction avec la société) est bien
avancée, et qu’il s’agit aujourd’hui pour les musulmans de parler non plus
de simple intégration, mais bien de participation et de contribution. Les
millions d’Européens musulmans doivent prendre la mesure de leurs
nouveaux défis. La question n’est plus de savoir, à l’exemple de la France
avec ses trois millions de citoyens musulmans (le nombre de résidents est
sans doute égal), comment ceux-ci vont trouver une place ou comment ils
vont s’intégrer au paysage de leurs pays ; désormais ce qui doit leur
importer, c’est la nature de leur engagement dans leur société respective
pour promouvoir l’État de droit, le pluralisme, la justice sociale,
l’éducation, la dignité des êtres humains, etc. C’est le souci de la
contribution qui est prioritaire désormais : être des citoyennes et des
citoyens engagés, lutter pour le bien-être social, promouvoir la diversité,
réhabiliter l’acte politique et faire de son identité musulmane et de
sa spiritualité une richesse pour les sociétés occidentales. Sur ce plan, le
concept d’intégration est dépassé : dans la relation avec leur environnement
social et politique, les musulmanes et les musulmans doivent tenir leur
discours, et agir, au nom du témoignage et de la contribution active et
participative.
Ceux qui, aujourd’hui, parmi les musulmans, tiennent un propos
protectionniste frileux sont chaque jour davantage plus minoritaires. Dans
leur réaction, souvent, de nombreuses considérations se mêlent : ils
revendiquent une différence soit au nom d’une compréhension particulière
des principes religieux, soit parce qu’ils vivent la réalité de la
marginalisation sociale qui, jour après jour, leur fait sentir qu’ils ne sont pas
bien acceptés dans « leur » pays. Les choses évoluent, mais il est néanmoins
certain que l’on ne pourra pas lutter contre ces poches réactives et rebelles
sans un engagement acharné contre les discriminations sociales qui ont
cours dans les banlieues, les cités ou encore les ghettos ethniques (comme
en Angleterre ou aux États-Unis). Cette profonde réforme nécessite une
claire volonté politique, un choix, qui est d’abord le fait des autorités
locales et des gouvernements.

Et les États ?

Question pertinente, en effet. Les États ont-ils pris acte des changements
considérables de ces dernières années : sont-ils au clair, au-delà des simples
discours de circonstance, sur la profonde réalité islamique de l’Europe avec
ses millions de citoyens ? On peut en douter, compte tenu des traitements
différenciés auxquels nous assistons. Tout se passe comme si les
musulmans en Europe, pour être considérés comme « intégrés », devaient
faire l’impasse sur la moindre pratique visible de leur religion… La
pratique, la visibilité, et a fortiori l’engagement associatif, ne sont pas
politiquement corrects. Ici, c’est le règne du soupçon caractérisé, entretenu
jour après jour par la phobie sécuritaire. Tout se passe comme si l’on ne
traitait pas avec des concitoyens mais avec de potentiels suspects menaçant
l’équilibre de la nation. Les citoyens musulmans pratiquants qui s’engagent
dans les associations, qui revendiquent des lieux de culte, qui appellent à
plus de justice sociale, se voient associés aux dossiers politiques les plus
nébuleux : la confiance, ici, est considérée comme de la naïveté… Ce sont
non pas des citoyens dans l’État, mais bien plutôt des loups dans la
bergerie. La crainte sécuritaire fait renaître de vieux réflexes coloniaux. Au
fond, il y a deux types de citoyens : les vrais, que l’on respecte ; les
« douteux », à qui il faut imposer une sorte de nouveau serment
d’allégeance. Avec ces derniers, le dialogue est une sommation… L’habileté
consiste à soigner les formes.
Les plus beaux discours sur l’intégration, le respect de la diversité
religieuse et culturelle, la promotion de la nouvelle citoyenneté ne changent
rien à la réalité du quotidien des musulmanes et des musulmans. Les
interventions répétées des États dans leurs affaires – en contradiction
flagrante avec les principes mêmes de la laïcité que l’on dit vouloir protéger
– laissent perplexes. Des fonctionnaires d’État, voire des ministres, savent
ne pas être des prêtres, des pasteurs ou des rabbins, mais ne sont pas gênés
de se faire muftis. On décide, dans les cabinets des États très séculiers, de
ce qu’est le bon islam, des critères qui font les bons musulmans. On ne se
gêne point, au demeurant, de penser une « théologie musulmane »… pour
les musulmans ; à leur place. De quel droit, au fond ? Comment peut-on
traiter ainsi les citoyens d’un État, et au nom de quelles prérogatives
d’exception ? Quelle loi autorise cette nouvelle gestion coloniale
intérieure ? La menace sécuritaire ne peut suffire à justifier ces répétés
dénis de droit, et l’entretien de cette image de musulmans suspects et mal
intentionnés ne tiendra pas à l’épreuve du temps. À vouloir tout à la fois
surveiller et infantiliser les citoyens musulmans, on finit clairement par aller
à l’encontre des intérêts des pays du continent. Seules les périodes
électorales réveillent aujourd’hui les politiques quant aux « populations
issues de l’immigration ». Demain, ce seront des sociétés transformées qui
les bousculeront dans leurs anciennes certitudes. Il faudra compter, à n’en
point douter, sur un engagement social et politique redoublé de ces
populations : leur présence mettra à mal le double discours entretenu de
certains gouvernements, et leur exigence d’autonomie devra être entendue.
Déjà, au cœur de l’Europe, la réalité de ces lendemains est en marche : au-
delà de l’instrumentalisation du concept d’intégration, des citoyennes et des
citoyens de confession musulmane prennent en main leur avenir et refusent
la mise sous tutelle, quelle qu’elle soit. Déjà, ils rappellent que la dignité
d’un État comme la bonne santé d’une société se mesurent à l’aune de
l’égal respect de tous les citoyens ; que l’État de droit a des règles qu’il faut
respecter et appliquer ; qu’un ministre n’est point un théologien ! Ils
continueront à le rappeler si l’on persiste à l’oublier.
23
Quelle présence musulmane ?
Identité et citoyenneté

Que voulons-nous au juste ? Quelle est la finalité de notre engagement en


Occident sur le plan individuel, mais surtout, bien sûr, sur le plan
associatif ? La question est simple directement ou indirectement, elle nous
est posée et il est légitime qu’on attende de nous une réponse explicite. Au
demeurant, au-delà même de cette interpellation, il est impératif que nous
ayons, pour nous-mêmes, une vision claire de nos objectifs répondant aux
exigences de notre foi et de notre conscience. Réflexion difficile, mais
impérative, car il en va de l’avenir des musulmans en Occident : Qui
sommes-nous ? Qui voulons-nous être ? Comment voulons-nous vivre ?
Quelle contribution sera la nôtre en Europe ?

Une identité ouverte et multiple

On a beaucoup parlé des musulmans et de leur identité sans prendre le


temps de définir ce que l’on entend par ce concept. Tantôt l’« identité » des
musulmans se mélange avec leur origine africaine, turque ou asiatique,
tantôt on la pressent comme une prison qui empêche par nature les
musulmans de « s’intégrer » puisqu’ils sont différents. Les musulmans eux-
mêmes emploient le terme sans grande précaution. La question est capitale
pourtant, et de la clarté de son explication dépend l’orientation de notre
engagement. Qu’est-ce donc que l’« identité musulmane » ? Quatre
éléments fondamentaux apparaissent d’emblée que l’on peut résumer ainsi ;
être musulman (quand on a fait le choix de la pratique), c’est : a) Vivre une
foi, une pratique, une spiritualité ; b) Développer une intelligence des textes
fondateurs et du contexte de vie ; c) Éduquer et témoigner ; d) Agir et
participer. Une musulmane et un musulman, quel que soit son pays, doit
pouvoir donner vie aux quatre dimensions constitutives de son être et les
voir s’épanouir. C’est son « droit à l’identité » que toute société
respectueuse des libertés octroie à ses ressortissants tout comme aux
résidents : ce droit est généralement respecté en Occident.
Il faut par ailleurs noter que la définition que nous donnons de l’identité
est tout sauf fermée ou sectaire. S’il est clair que les éléments qui fondent la
foi et ceux qui fixent la pratique sont déterminés une fois pour toutes, il
n’en est pas de même pour les trois autres volets qui nous imposent de
considérer notre époque, notre société et sa culture pour comprendre notre
contexte de vie, adapter notre éducation, penser au mieux la transmission,
savoir agir et parfaire notre participation sociale. Nous devons dire et
répéter que nous voulons, de toute la force de notre être et de notre cœur,
pouvoir vivre notre foi, pratiquer notre religion et donner une place à la
spiritualité qui donne sens et valeur à notre quotidien. Telles sont les
racines, fortes et solides, auxquelles nous sommes attachés ; d’elles
provient la sève qui nous nourrit et nous oblige à développer une meilleure
compréhension de notre environnement afin de parachever l’harmonie de
notre être. C’est donc une identité ouverte, dynamique, aux facettes
multiples et en mouvement, en constant dialogue avec son contexte et sa
société qui, pour rester fidèle, réfléchit et maîtrise son évolution.

Une authentique citoyenneté

Vivre réellement notre identité de musulmane et de musulman ne peut


consister, on le voit, à nous isoler et à développer une attitude de rejet. Bien
au contraire, tout commence par la nécessaire compréhension de la société
dans laquelle nous vivons ; son histoire, sa langue, sa culture et ses
institutions. C’est un passage obligé si nous désirons avoir une lecture
actualisée et mieux appropriée de nos propres sources : pour que le Coran et
la Sunna nous parlent, à nous, dans notre contexte, et orientent notre éthique
dans le respect des lois de la société où nous vivons. C’est armés de
l’intelligence de notre contexte que nous pouvons alors, et alors seulement,
penser une éducation adaptée aux exigences de la vie quotidienne. Car il
s’agit de promouvoir le bien et de témoigner de ce que nous sommes par un
engagement permanent pour plus de dignité, de justice et de solidarité.
C’est clairement de devenir d’authentiques citoyens ayant compris la
nécessité de participer aux dynamiques sociales et politiques de leur société.
Il n’y a aucune contradiction à être musulman et belge, français, américain,
allemand ou suisse ; bien au contraire : mon identité plurielle rayonne sur
ma citoyenneté et l’enracine chaque jour davantage en lui imposant le
sérieux, la vigilance et l’honnêteté.
À ceux qui nous demandent si nous sommes « d’abord musulmans » ou
« d’abord belges », « français », « américains » ou « suisses », il convient
de dire que la question est mal posée, voire qu’elle n’a pas de sens. Si nous
parlons de la conception de la vie et de la mort, nous disons que nous
sommes « musulmans » ; mais si l’on nous interpelle sur une question
civique et/ou sociale, nous répondons que nous sommes « français »,
« belges » ou « suisses », comme le ferait n’importe quel humaniste ou
chrétien, ou autre. Quant à ceux qui craignent le « communautarisme »,
nous précisons que la dimension de « commu­nau­té de foi » est
intrinsèquement liée à la pratique musulmane mais qu’elle doit s’exprimer
comme un rayonnement spirituel, jamais comme un enfermement social et
culturel ou un isolement politique. La tentation « commu­nau­ta­riste » qui
tracerait les contours d’un ghetto est le modèle exactement opposé à la
dynamique pour laquelle nous devons nous engager.

Les associations musulmanes

On comprend alors que la responsabilité des associations est sans


commune mesure et que si chaque comité et chaque membre prenaient la
mesure exacte des exigences de leur engagement, ils arriveraient vite à la
conclusion qu’il est impératif et urgent de collaborer avec les autres forces
présentes sur le terrain. C’est en fait la non-conscience des défis réels
auxquels nous devons faire face qui entraîne certaines associations
à travailler seules, à s’isoler pour finir par se noyer dans leur propre
suractivité, alors que la collaboration avec d’autres partenaires rendrait leur
engagement plus performant. Malheureusement, certains oublient que leur
association est un moyen, un instrument de l’action au service de la
collectivité, et non pas la finalité de leur engagement. Notre communauté
spirituelle a besoin de frères et de sœurs qui lui appartiennent sincèrement
et qui ont compris qu’ils sont à son service ; elle n’a pas besoin de partisans
dont le seul but est d’instrumentaliser la communauté pour leur propre
compte, quelque louable qu’il soit. Nos défis sont conséquents. Il s’agit de
développer, de l’intérieur, une meilleure connaissance du contexte national,
européen et américain, de reconsidérer la formation islamique que nous
dispensons aux jeunes en fonction des exigences permettant
l’épanouissement de leur identité dans leur environnement.
Dans le même sens s’inscrit la nécessité d’adaptation des activités
sociales, culturelles et sportives proposées sur le plan local. Rien de tout
cela ne peut voir le jour sans un changement de notre état d’esprit qui nous
pousserait à comprendre que nous avons besoin les uns des autres et que,
plus largement, les sociétés dans lesquelles nous vivons regorgent de
compétences disposées à accompagner notre engagement en ce sens. C’est
ce dialogue et cette collaboration que nous devons réinstaurer entre nous,
c’est cet échange que nous devons proposer à nos partenaires et à tous les
acteurs sociaux et politiques en Occident. Certains déjà l’ont entendu et
d’autres l’entendront encore si nous nous efforçons de dire clairement ce
que nous voulons en dessinant au mieux l’horizon de nos exigences et de
nos espoirs. Partie prenante des dynamiques sociales et des processus de
réforme, nous pouvons apporter notre contribution intellectuelle et sociale à
nos sociétés respectives. En posant la question du sens, de la spiritualité,
des valeurs, de la dignité des hommes qui se fonde sur la fraternité humaine
et l’impérative solidarité. Ce message est le nôtre. Il est le témoignage de
notre présence. Hier, un problème ; demain, une richesse.
24
Les cinq piliers d’une sage présence

Nous sommes en Occident pour y rester, s’il plaît à Dieu… c’est entendu.
On nous étudie, on nous ausculte, on nous soupçonne, c’est explicite. Les
années qui viennent ne seront ni faciles ni de tout repos, c’est évident. Plus
de dix-sept millions de musulmans en Europe occidentale désormais
installés, visibles, « intégrés » déjà ou, très bientôt, citoyennes et citoyens :
il faut s’attendre à quelques turbulences encore, mais il convient surtout de
penser et de construire notre vision de l’avenir. Que voulons-nous,
comment y parvenir ? Agir sans objectif, c’est s’agiter ; agir pour une
finalité, c’est former et construire. Avant de déterminer des objectifs et de
fixer des étapes, il convient de rappeler les principes sur lesquels repose
notre approche. Il convient d’être au clair sur les fondements de notre
engagement : Qu’est-ce qui motive notre discours ? Dans quel cadre nous
situons-nous ? Questions de fond auxquelles on doit répondre de façon
claire : nos réponses auront le mérite, pour nous-mêmes, de déterminer les
larges contours de notre vision et, pour nos interlocuteurs, de les faire
pénétrer dans notre univers armés des outils nécessaires pour comprendre,
pour mieux comprendre.
Notre « demeure » repose sur cinq piliers qui sont les fondations de notre
être et de notre engagement. Chacun de ces piliers, même s’ils n’ont pas la
même importance, est nécessaire en soi et pour les autres : ils disent qui
nous sommes, nos aspirations et nos responsabilités. Ils sont ce qui porte et
illumine notre vision avant que notre intelligence n’ait le devoir de la
construire. Considérons donc ces piliers, un à un.

Une foi qui est et qui témoigne


L’Europe – et l’Amérique dans les faits – s’est sécularisée et l’univers
s’est « désenchanté » : comment peut-on être musulman aujourd’hui ? Il
faut commencer par ce commencement : ce qui sous-tend notre engagement
est la volonté déterminée de demeurer musulman en Occident. Musulman,
cela veut dire être attaché au souvenir du Créateur, se savoir en Sa Présence,
le servir et chercher à se rapprocher de Lui, intimement, spirituellement, de
toute l’énergie de son cœur. Nous voulons vivre, ici, mais jamais aux
dépens de notre foi. Pratiquants, si l’on a fait ce choix, nous ne voulons pas,
nous ne pouvons pas, être « des musulmanes et des musulmans sans
l’islam » ; et l’islam pratiqué est une foi qui vit, se nourrit, augmente et
parfois diminue, et qui exige une conscience, une protection, une éducation,
une pratique et une communauté spirituelle. De toute notre force nous
voulons rester fidèles à Dieu et à notre être. C’est très exactement ici que
nous accédons à notre paix intérieure, c’est au cœur de cet engagement,
de cette initiation, que nous serons témoins de la Paix. Les mosquées que
nous construisons, les associations que nous fondons, l’éducation que nous
dispensons, les conférences, les cours, les rencontres… Pourquoi tout cela,
somme toute ? Pour préserver ce lien avec le Très-Haut, avec le cœur, la
conscience, l’intelligence et le corps. Parce que au-delà de cette vie il y a la
Vie ; parce que au-delà de nos apparentes libertés il y a Sa volonté ; parce
que au-delà de nos amours il y a Son amour. Telle est la Lumière dont nous
parlons tant : elle éclaire notre conception du monde, avec elle nous
cheminons, c’est elle que nous voulons transmettre à nos enfants, c’est
d’elle dont, au cœur de l’Occident, nous nous sentons les témoins : il est Un
Dieu, il faut Lui être fidèle, selon nos capacités, mais chaque jour
davantage… nous-mêmes, nos familles et tous ceux que nous aimons. Notre
vrai pacte avec Dieu est notre sincérité, que Lui seul sait et accueille.

Une éthique de la responsabilité

L’écrivain russe Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existe pas, tout est
permis. » Dieu est, et tout n’est pas permis, justement. Le message de
l’islam, en ce sens, est des plus explicites : pour l’être humain penser Dieu,
c’est penser sa responsabilité personnelle, seule voie pour accéder à Son
amour. La seule, effectivement. Quand les critères du succès deviennent le
succès lui-même, ou la performance, ou le gain, ou le pouvoir, ou la
notoriété, alors les musulmans de cœur et de volonté se rangent avec les
consciences résistantes. Tout n’est pas permis pour de l’argent, du plaisir ou
du pouvoir : être avec Dieu, c’est promouvoir et défendre des valeurs, c’est
connaître la portée d’un geste, c’est évaluer le sens des moyens pour
déterminer la légitimité de la fin. Partout, en toute circonstance.
L’éthique de la responsabilité, au cœur de la spiritualité musulmane, dit
et affirme qu’il y a « un bien », qu’il y a « un mal » et qu’il convient de
faire un choix. Il s’agit donc d’une éthique sous-tendue par l’exigence de
l’engagement et de l’effort personnels. C’est l’épreuve de la vie à laquelle il
faut faire face en refusant l’autovictimisation et la perpétuelle complainte :
en Europe, comme ailleurs, la vie est difficile, les choix sont périlleux, mais
notre humanité est à ce prix. Nous avons ici ce que d’autres n’ont pas… ils
ont là-bas ce qui parfois nous manque, certes… chacun son épreuve, et
Dieu est et demeurera Juste. Il faut faire face à ses faiblesses, comme à ses
tentations, et ce même dans un monde qui désormais se crispe à la seule
mention de la « morale ». Nos références confirment en ce sens l’intuition
esthétique du poète Baudelaire : « La plus grande ruse du diable est de nous
faire croire qu’il n’existe pas. » Nous devons savoir la nécessaire vigilance.

Une participation exigeante

Ici ou ailleurs, nous ne sommes pas nés spectateurs. Où qu’ils soient,


« ceux qui portent la foi et font le bien » sont des acteurs. Agir, c’est
d’abord comprendre l’environnement, évaluer les équilibres, déterminer des
priorités, mesurer les contraintes. Entre la peur de se perdre et la nécessité
impérative de réformer, il faut trouver sa voie pour, concrètement,
« promouvoir le bien et résister à l’injuste et au mal ». En Occident, il ne
s’agit pas d’être seulement « intégrés », « acceptés », « appréciés » ou
même « aimés ». Le premier acte fondateur de notre être et de notre identité
à l’adresse de notre environnement est d’être, clairement et
fondamentalement, respectés. Ni plus ni moins… et ce ne sera en tous les
cas pas « moins ». Et il faut certes espérer et promouvoir la reconnaissance
sincère, l’amitié et la mutuelle affection. C’est la première exigence, elle
détermine toutes les autres.
Il faut donc commencer par se faire respecter : au demeurant, il arrive
que l’on soit peu respecté parce que l’on ne sait pas se faire respecter ou,
plus gravement, parce que l’on est peu respectable. Notre participation
commence très exactement là : être reconnus pour ce que nous sommes, des
citoyennes, des citoyens ou des résidents de confession musulmane, au clair
avec eux-mêmes, sûrs de leur identité autant que de leurs droits. À partir de
ce prérequis se construit notre participation aux niveaux social, scolaire,
économique, politique, académique et culturel. Dans tous les domaines,
notre présence et notre contribution sont requises dans le cadre d’une
citoyenneté active, à la lumière de notre conscience éthique, dans le
quotidien de nos vies : être présents avec les femmes et les hommes de
bonne volonté ; réformer notre présent ; construire notre avenir ; revisiter
notre passé et notre mémoire. Notre présence consiste à promouvoir et
à accompagner tout cela, et ce n’est pas rien.

Une inaliénable indépendance

Nous n’avons ni Église ni pape, nous n’avons ni hiérarchie établie ni


castes. C’est dire que nos principes d’organisation, à la lumière de la règle
et des conditions de la délibération (shūrā), doivent être pensés et établis en
tenant compte de nos contextes et de nos compétences respectives. Cela
oblige toute communauté musulmane à être dynamique, créative, toujours
en gestation du meilleur, du plus fidèle comme du plus efficace. C’est en
cela que le principe de concertation est un formidable avantage, une
incontestable qualité : pour des musulmans en quête de fidélité, d’actions et
de réformes, il est la voie du progrès et du rapprochement avec le dessein
du Très-Rapproché. Au contraire, en état de stagnation intellectuelle, de
paresse communautaire et d’appauvrissement spirituel, cet atout devient un
défaut : la concertation qui devait construire laisse place à la division qui
rejette, aux courants de pensée qui s’excluent et à la lutte malsaine menée
pour le pouvoir.
Comment faire pour que nos atouts demeurent des atouts et que la
divergence légitime d’opinions, la diversité ou la délibération soient notre
force plutôt que la tombe où s’enterrent nos déficiences et nos rancœurs ?
Comment accepter qu’il soit parfois plus difficile de dialoguer avec un autre
musulman qu’avec une femme ou un homme d’une autre religion ? N’être
dépendants que de Dieu et de la vérité : tel est le principe qui doit nous
accompagner le long du chemin. Il s’agit de questionner nos intentions et
de déterminer sincèrement ce qui motive nos partis pris : pour ce faire, il
faut refuser les allégeances frileuses à n’importe quel gouvernement (d’ici
ou de là-bas), refuser les « dons » qui ligotent, refuser l’appartenance
aveugle à une école de pensée, refuser le sectarisme associatif, refuser de se
soumettre au préjugé et à la rumeur. Comme la shahāda commence par nier
et refuser tout ce qui n’est pas Dieu, notre conscience doit commencer par
refuser toute autre dépendance pour mieux défendre la justice. Cela veut
dire se soumettre à la vérité, respecter les opinions, vivre dans la diversité,
consulter, délibérer et faire son choix en conscience, porté par une
inaliénable indépendance, et orienter son espoir vers l’Être qui est la Vérité.

Pour la justice et la paix

« Dieu commande la justice. » S’il fallait définir l’islam en son essence et


en quelques mots, il faudrait dire : Re-connaître l’Unique, établir la justice
et répandre la paix. Notre foi, notre éthique, notre participation et notre
indépendance ont ce sens ultime : où que tu sois, établis la justice, répands
la paix. Pour tous les êtres humains, pour les femmes comme pour les
hommes, pour toutes les religions, les spiritualités et tous les humanismes,
pour tous, pour chacun, sois un témoin de la justice et un pacificateur. Ainsi
serons-nous témoins de notre foi devant l’humanité entière. Le Prophète de
l’islam n’a-t-il pas averti : « Craignez l’invocation de celui qui est
injustement traité, même s’il est un négateur [kāfir], il n’y a pas [entre cette
invocation et Dieu] de voile » (hadîth rapporté par Ahmad). On ne peut être
plus clair. Notre vision se fonde sur la promotion de la justice, par le geste,
par la parole, par les invocations, partout et en tout lieu. Nous sommes les
amis de toutes celles et de tous ceux qui sont engagés au juste respect des
enfants, des femmes, des hommes, des personnes âgées, des prisonniers et
des peuples, quels qu’ils soient. Nous sommes les amis de toutes celles et
de tous ceux qui exigent un juste respect de la Création, des animaux, des
élevages, des arbres et des plantes, musulmans ou non. Notre contribution
doit être sans commune mesure dans tous ces domaines parce que notre
identité s’enracine dans une présence nourrie par ces qualités d’actions et de
résistance. Avoir le courage de dénoncer ce qui doit être dénoncé, de louer
ce qui doit l’être, de participer et de promouvoir les justes initiatives :
qu’elles soient le fait de musulmans ou non, la justice est la justice et nous
en sommes les dévoués défenseurs.
Cinq piliers d’une présence musulmane réfléchie et sage. Cinq portes
pour entrer en communication avec notre univers islamique et comprendre
qui nous sommes et ce que nous voulons. Voilà les principes et le cadre, il
faut les méditer, en discuter, en approfondir le sens et, sur la route,
commencer à élaborer notre vision de l’avenir. Ce qui reste à faire, à n’en
point douter, est plus ardu que ce qui déjà est acquis : nous avons besoin de
temps et de toutes les intelligences… Nous le savons, mais « Dieu aime
ceux qui persévèrent » : c’est donc surtout une affaire de cœur puisque, au
fond, Son amour est notre quête.
25
Comprendre et s’engager

Une spiritualité, une éthique, une participation, une indépendance et une


volonté de justice : ce sont les cinq piliers d’une saine présence musulmane
en Occident disions-nous. Armés de ces principes, les musulmanes et les
musulmans se doivent de poursuivre leur réflexion en essayant d’inscrire
leur action dans un environnement spécifique, en dégageant
méticuleusement les étapes essentielles. Nous ne saurons être en Occident
sans penser notre présence et nous ne saurons penser ladite présence sans
faire un rigoureux effort pour comprendre nos références et nous situer dans
le contexte dans lequel nous vivons. Comprendre­ et construire, comprendre
pour construire.

Nos références

Il faut que les choses soient claires : si nous nous reconnaissons en tant
que musulmanes et musulmans, si c’est à l’islam que nous adhérons, alors il
est normal que nous réfléchissions dans et à partir des références
musulmanes parce que ce sont ces dernières qui, naturellement, donnent
sens à notre vie et à notre mort. Il faut, loin de toute considération
strictement sociologique, commencer par le commencement : la foi en
Dieu, la reconnaissance de Sa présence, l’adhésion à Sa Révélation et à
l’œuvre de Son Messager constituent, ensemble, la première de nos
références. Elle participe de la foi qui reconnaît le Créateur, le Prophète et
le Message. Ce que Dieu demande aux croyants, selon la tradition
musulmane, n’est pas une pure adoration éloignée de la vie et des êtres
humains. Au contraire. Porter foi en Dieu, c’est reconnaître son humanité,
l’éduquer, l’orienter pour soi mais avec autrui, seul et en communauté,
intimement au cœur même des sociétés.
En cela, nous pouvons dire que la deuxième référence des musulmans est
« le chemin » : comment, quels que soient l’époque et le contexte, rester
fidèle à Dieu et à Son message. Si la foi en Dieu privilégie le cœur (sans
nier jamais la nécessité de la raison), le chemin de la fidélité convoque
quant à lui toutes les capacités rationnelles de l’être humain (sans nier
jamais la lumière du cœur). Rester fidèle aux enseignements divins, c’est
réfléchir, comprendre, évaluer, déterminer, soupeser… chaque état, chaque
situation, chaque alternative. En connaissance de cause, nourri par une
intelligence approfondie des exigences de la vie, de l’environnement, de
l’époque. La foi en Dieu et en Son Messager, nous l’avons dit au premier
chapitre, c’est la shahāda ; le chemin de la fidélité, c’est la sharī‘a.

La Voie

La sharī‘a n’a rien à voir avec la lecture réductionniste qui nous est
proposée par certains musulmans, orientalistes ou journalistes qui
l’associent à l’application des peines du Code pénal pour en
présenter l’exacte trahison. La sharī‘a, répétons-le, c’est « comment être et
demeurer musulman », c’est la voie de la fidélité aux principes de la foi
vivante, de la responsabilité, de la justice, de l’équité, du respect et de la
liberté. Pour la musulmane et le musulman, ces principes généraux sont
universels et dessinent le sens et l’horizon du chemin, de sa vie sur Terre.
Pour une oreille habituée aux catégories de la pensée occidentale, on
pressent combien cette formulation peut paraître a priori gênante :
l’universel, produit par une autre instance que la faculté de raison, peut
enfanter le dogmatisme, l’intransigeance, voire le fanatisme. Pour se
prémunir de cette tentation, il s’est donc agi de tout relativiser, hormis
l’énonciation de valeurs élaborées par la raison humaine universelle. Un
être humain ouvert et moderne se mesurerait donc à sa capacité à relativiser
ce qu’il croit, puisque dans l’ordre de la rationalité tout est forcément relatif
à l’exception, nous l’avons dit, de quelques valeurs et droits fondamentaux
(et universels) sur lesquels les hommes peuvent se mettre d’accord.
La tradition musulmane établit les choses différemment et ne fait pas de
la relativité des opinions une assurance contre le dogmatisme et la
fermeture d’esprit. Tant il est vrai que l’on peut être rationnellement
dogmatique et foncièrement obtus et intransigeant au nom même de la
relativité des opinions. Il existe aujourd’hui un nouveau dogmatisme de la
relativité qui ne résiste pas à la troublante tentation de faire de la relativité
un absolu et qui, somme toute, n’est pas moins dangereux que
l’enfermement dogmatique de certains théologiens. Ce qui est déterminant
pour un musulman, ce n’est pas de relativiser l’universalité de son message
mais bien de considérer comment le message, qu’il reconnaît comme
universel, appréhende la pluralité des croyances, des cultures, des opinions
et plus largement des contextes humains et sociaux. En ce sens, une étude
approfondie du Coran et de la Sunna, ainsi que des principes universels qui
s’en dégagent, nous intime l’ordre non pas seulement de tolérer
rationnellement la diversité, mais de la respecter, avec notre cœur et notre
intelligence, car elle est un des signes de la volonté du Créateur : Il a voulu
nos différences de couleurs, de langues, de croyances et d’organisations
sociales.
De plus, Il nous enjoint de prendre et de faire nôtre le bien où que nous le
trouvions, quel qu’en soit l’auteur, d’où qu’il vienne… Il ne s’agit donc non
pas seulement de respecter l’autre dans sa différence, en se permettant de
l’ignorer, mais au contraire de s’efforcer de le connaître afin de tirer profit
de tout ce qu’il pense ou fait pour le bien de l’humanité. L’universalité de la
sharī‘a impose aux croyants une attitude intellectuelle dynamique et active
leur permettant d’intégrer tout ce que les sociétés ont produit et produisent
de mieux pour assurer la justice et le respect des êtres humains et de la vie.

Une révolution intellectuelle

Cette affirmation a des conséquences cruciales pour les musulmans en


Occident : à mille lieues d’une attitude fermée et dogmatique, la référence
aux principes universels de l’islam interdit aux musulmans de se contenter
d’une posture attentiste, réactive, née d’un réflexe minoritaire. C’est le
contraire qui doit être vrai, rompant avec une attitude qui chercherait à
s’intégrer par la seule adaptation du détail et/ou l’acceptation du « tout est
relatif », la référence au chemin de la fidélité, et le souci d’y être fidèle
justement, renverse tout à fait les perspectives. Quand nous sommes sûrs de
nos références et de l’universalité de nos principes, il s’agit non pas de se
penser minoritaires en s’appuyant sur le dispositif d’« une sharī‘a de la
minorité », mais au contraire d’analyser notre nouveau contexte et de faire
nôtre tout ce qui ne s’oppose pas à nos références. En d’autres termes, il
nous faut effectuer, littéralement, une révolution intellectuelle, au sens
d’une révolution copernicienne, et affirmer sereinement : tout ce qui en
Occident, sur le plan légal, politique, social, culturel ou économique, ne
s’oppose pas à un principe fondamental de notre religion est, de fait,
islamique.
Intégrés déjà sur le plan social en tant que citoyens ou résidents, les
musulmans ont des références et élaborent une vision du monde incluant de
façon dynamique, profonde et constante tout ce que les sociétés humaines
produisent de juste et de digne. Il s’agit donc non pas de relativiser nos
principes universels, mais bien plutôt de construire notre avenir à partir de
l’importante latitude offerte par ces principes quant à leur capacité
d’intégrer le relatif, le divers, le pluriel. C’est dire combien les principes
universels de l’islam imposent de considérer et d’étudier la relativité des
contextes sociaux, politiques et culturels. C’est dire aussi combien le souci
de la fidélité au Texte impose de comprendre­ l’environnement pour évaluer
les acquis et les obstacles. Au vrai, l’universalité de nos principes dépasse
l’agir et la production des seuls musulmans et des sociétés dans lesquelles
ceux-ci sont majoritaires : au point qu’il peut parfois y avoir « plus
d’islam » (au sens du respect des principes fondamentaux) là où il y a
moins de musulmans… Il faut se méfier des apparences.
Construire, c’est donc d’abord faire un état des lieux des sociétés dans
lesquelles nous vivons, au niveau local, national et continental. C’est
considérer de façon approfondie et lucide tous les acquis, et ils sont
nombreux en Occident. Se considérer chez soi, c’est ne pas hésiter à
appliquer le qualificatif d’« islamique » à toute loi, à toute institution, à
toute organisation, à tout trait culturel et à tout processus en adéquation
avec nos références. C’est aussi, au fond, se libérer de toute tentation de
frilosité minoritaire, pour déterminer les contours d’une identité affirmée,
plurielle et ouverte fondée sur un discours qui, pour être normatif, n’en est
pas moins dynamique, créatif et participatif. De cette étude approfondie et
de l’élaboration du discours islamique en Occident naîtront les vraies
perspectives d’engagement et de réforme : comment gérer les espaces de
liberté offerts par nos sociétés pour rester fidèles à nos principes ; comment
s’engager à promouvoir des réformes permettant notre mieux-être et celui
de nos enfants ; comment enfin établir des partenariats constructifs avec
toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté soucieux de
l’avenir de l’humanité et de la planète ? Vivre la réalité de la révolution
intellectuelle que nous proposons est sans doute le chemin le plus sûr pour
nous permettre de marier une foi respectée, une identité affirmée, un rapport
confiant à notre environnement et un partenariat exigeant et actif avec nos
concitoyens. Personne ne nous empêche d’être ce que nous voulons être et
personne d’ailleurs n’en a le droit ; cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
Encore faut-il que nous soyons conscients qu’il est de notre responsabilité
de déterminer qui nous sommes et ce que nous voulons… Être musulmans,
vivre notre foi, suivre le chemin de la fidélité, intégrer le bien d’où qu’il
vienne et promouvoir le bien où que nous soyons. Notre présence,
intimement spirituelle, socialement citoyenne, devrait être ce témoignage.
26
Premières étapes

Sur le plan individuel, familial ou associatif, notre avenir sera fonction de


la pertinence de notre réflexion quant aux étapes prioritaires de notre action.
Comment poser les premières pierres ? Nous avons exposé les cinq piliers
d’une saine présence musulmane en Occident ; nous avons mis l’accent sur
les principes essentiels qui, dans l’approche des textes, doivent nous
permettre une réelle compréhension et un véritable enracinement dans le
contexte occidental ; il est important, enfin, de proposer quelques réflexions
sur l’action proprement dite. Auparavant, il paraît nécessaire de faire
quelques remarques introductives pour nous permettre d’engager la
réflexion de façon cohérente.

Le cadre

Citoyens ou résidents occidentaux, nous sommes attachés au respect des


Constitutions nationales auxquelles nous sommes liés par un contrat tout à
la fois moral, social et politique. Dans ce cadre, il faut rappeler encore une
fois que tout ce qui, socialement, culturellement ou politiquement, ne
s’oppose pas à un principe islamique édicté doit être considéré comme
faisant partie de notre référence et de notre identité dans le pays où nous
résidons : nous l’intégrons, de fait, au sens de notre Voie, de notre sharī‘a
(comprise comme la Voie) en Occident. Par ailleurs, il est impératif de ne
jamais oublier que nous sommes des êtres humains avant d’être des
croyants : la foi et ses principes doivent orienter ce qui est humain en nous
mais ils ne peuvent en aucune façon faire disparaître, étouffer ou nier notre
humanité. Si un être humain sans foi se perd, une foi qui nierait les réalités
très humaines de l’individu est vide, destructrice, voire meurtrière. Un être
humain a des pensées, des sentiments, des besoins, des désirs, des attentes,
des goûts, des habitudes, etc. : la foi et ses principes doivent leur donner
sens, les orienter en réformant ce qui doit l’être pour rester dans la Voie,
mais jamais ils ne doivent les nier ni les tuer.
C’est ce que certains musulmans comprennent très mal : ils aimeraient
une communauté et une fraternité musulmanes fondées sur une uniformité
des règles qui serait censée faire disparaître toute autre distinction : nous
aurions une « fraternité de principes », apparemment stimulante, mais
humainement vide, superficielle, et verbalement très mécanique, voire
jouée. Or le secret de l’islam est ailleurs : il s’agit de vivre une fraternité du
cœur qui s’appuie sur une confiance en Dieu et en ses prescriptions nous
permettant d’accéder, sans crainte ni frilosité, à l’acceptation de la diversité
des pensées, des goûts, des cultures et des habitudes dès lors que les règles
générales sont respectées. L’islam est une Voie qui stimule spirituellement
et positivement l’humain en moi mais qui jamais ne le nie : elle dit l’unicité
du sens de l’être sans nier la diversité des façons d’être.

Éduquer et instruire

Si nous avons compris ce qui précède, nous comprenons que


l’« éducation islamique » n’impose à aucun moment que je nie ce qu’il y a
en moi d’instruction française, belge, anglaise, américaine, mauricienne ou
suisse. C’est le contraire qui est vrai : en pédagogie, la bonne méthode
consisterait à se demander quel type d’« éducation islamique » il faut
penser à partir, et en tenant compte, des systèmes scolaires et de la réalité
quotidienne dans les sociétés occidentales. Non seulement l’éducation
spirituelle, l’apprentissage des références et des principes doivent être
réformés et adaptés à cet environnement, mais il est également nécessaire
de considérer et de tirer profit de tous les acquis que l’on trouve dans
l’encadrement éducatif en Europe par exemple. Il convient de penser des
institutions et des réseaux complémentaires et non pas parallèles. Vouloir
tout refaire est une folie qui mène irrémédiablement à un double échec : une
éducation alternative bricolée et des jeunes en déphasage par rapport à leur
quotidien. Sélectionner et compléter exigent une bonne connaissance des
réalités du terrain, un partenariat effectif avec les acteurs en charge de
l’instruction et de l’encadrement éducatif local (enseignants, animateurs,
psychologues…), une constante capacité de renouvellement et de créativité.
Cela impose surtout une excellente gestion des ressources et des
compé­tences humaines.

Divertissements et loisirs

S’il est un domaine où nous peinons à promouvoir un projet alternatif,


c’est bien celui des loisirs et des divertissements. Qu’il s’agisse de
l’éducation islamique ou du divertissement, il faut tout à la fois être au plus
près des besoins de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte et connaître
les réalités des sociétés occidentales. Pour sélectionner, compléter, penser
des alternatives éducatives et culturelles. À étudier les activités proposées
ici et là nous constatons trois déficits majeurs : soit tout, ou presque, est
« interdit » ; soit nous perpétuons les activités de « là-bas » pourtant
inadaptées à notre réalité ; soit enfin nous proposons des activités le plus
souvent enfantines, et parfois infantilisantes, sans considération de l’âge de
celles et de ceux à qui ces activités s’adressent. À prendre les adolescent(e)s
pour de perpétuel(le)s enfants de huit ou dix ans, on finit par les pousser à
aller chercher ailleurs la considération de leur âge et de leurs attentes.
Il est nécessaire de distinguer les âges et les niveaux, de tenir compte des
réalités respectives de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte, d’aborder
l’univers du loisir par la sélection intelligente et le complément éthique,
d’ancrer les êtres dans leur univers, de développer l’esprit critique et
responsable, de penser des alternatives culturelles et artistiques valorisantes
et stimulantes. Ici encore une connaissance de l’environnement est
incontournable, additionnée à la gestion de toutes les compétences
disponibles.

Mémoire

Savoir qui l’on est, c’est aussi savoir d’où l’on vient. En Occident, la
mémoire s’est parfois choisi des origines bien sélectives, clairement
sélectionnées. On le constate autant dans l’ordre de la mémoire longue que
dans celui de l’Histoire­ plus récente : si l’on insiste toujours pour affirmer
les substrats gréco-romain et judéo-chrétien de la pensée occidentale, on
continue encore à construire l’identité des populations en niant autant l’effet
des colonisations que les conséquences réelles des immigrations qui, avec le
temps, ont produit un nouveau type de citoyens occidentaux. Il est impératif
de restituer la mémoire et de battre en brèche un certain nombre de
« conclusions orientées » fondées sur des amnésies de nature idéologique.
La mémoire de la civilisation islamique dans son ensemble, de son ancrage
européen en Andalousie, des sources vives de la pensée en Afrique du
Nord, des blessures de la colonisation, de l’infinie dignité des mémoires de
l’exil… de tout cela, il faut parler, témoigner et débattre. Se rappeler, c’est
se respecter et se faire respecter : des formations, des expositions, des
conférences, des livres, des tables rondes, des voyages ne seront jamais de
trop pour relever ce défi.

Accompagnement

Nous avons un besoin prioritaire, et urgent, de structures


d’accompagnement. Pour les jeunes, avec leurs multiples problèmes de
personnalité et de compor­tement ; pour les familles, où l’on trouve
tellement de non-communication, de violence et parfois de la superstition ;
pour nos sœurs et frères qui ne savent plus auprès de qui solliciter une
écoute, un soutien, un éclaircissement. Les ressources humaines existent
mais nous ne savons pas tirer parti des compétences qui se trouvent à
l’intérieur de notre communauté comme chez certains de nos partenaires
potentiels. Nous avons besoin de lieux d’accompagnement religieux,
scolaire, social, psychologique, juridique, économique, etc., pour lesquels
doivent être sollicités des spécialistes au fait des exigences de leur emploi
respectif. Un imam ou une mosquée ne peuvent pas tout faire : il s’agit de
développer une approche globale qui s’appuie sur des partenariats
complé­men­taires et spécialisés. Sans cela, nous sommes condamnés à
bricoler et bricoler encore… gravement, si l’on prend conscience que nous
sacrifions au nom de nos négligences des êtres humains, des intelligences et
des cœurs !

Une éthique de la citoyenneté

Il ne s’agit pas aujourd’hui d’inviter les jeunes et les moins jeunes à


répondre à la seule nécessité de réaliser leurs devoirs civiques. Dire :
« Votez ! » ne veut rien dire. Tellement d’éléments doivent être pensés en
amont ! Avant même de considérer l’histoire, le fonctionnement des
institutions, les enjeux politiques… avant même tout cela (ce qui n’est pas
rien), il faut enseigner, transmettre et insuffler ce que nous pourrions
appeler « une éthique de la citoyenneté ». Celle-ci se fonde sur une
spiritualité responsable, une conscience critique, un engagement à la
réforme au nom de valeurs universelles et de la dignité humaine. L’éthique
de la citoyenneté stimule la conscience d’être un acteur-témoin au cœur des
sociétés, comme elle transforme chacun en acteur-stimulateur de la
conscience éthique de la collectivité. Elle intègre le sens de toutes les
dignités au moment même où elle s’intègre en résistant aux dérives de
l’indigne. Elle a pour mission de redonner sa noblesse à l’acte citoyen en
s’inscrivant en rupture, et en résistance déterminée, par rapport aux
pratiques politiciennes obscures.
La référence à l’islam est des plus exigeantes, elle interpelle nos cœurs,
nos intelligences et nos engagements. Elle marie la pensée globale avec la
compétence la plus spécialisée ; elle intègre le bien d’où qu’il vienne et
résiste aux dérives éthiques quelle qu’en soit l’origine ; elle impose une
mémoire résolument tournée vers l’avenir. En son nom doivent converger la
méditation et l’action, le cœur qui prie et l’intelligence qui construit : c’est
le sens profond du « chemin qui mène à la source », ash-sharī‘a, du sens de
notre vie : « […] Nous sommes à Dieu et c’est à Lui que nous retournons »
(Coran 2/156). Sur ce chemin, il faut se connaître et connaître autrui : « […]
Nous vous avons constitués en nations et en tribus pour que vous vous
entreconnaissiez […] » (Coran 49/13). Connaître l’autre pour faire le choix
du bien qu’a produit chaque civilisation et réformer. Réformer encore,
inlassablement réformer… avec sagesse et dignité. Avec exigence et
humilité.
CONCLUSION

Les Occidentaux musulmans ont beaucoup à faire, vraiment. Relire leur


Texte, comprendre les principes islamiques, étudier leur environnement, les
lois de leur pays respectif en Europe ou aux États-Unis, et produire une
pensée construite, articulée, en phase avec leur époque et leur contexte. Peu
à peu, des contours de cette nouvelle présence musulmane en Occident se
dessinent et il appartient aux Occidentaux de confession musulmane d’en
être les bâtisseurs.
À force d’engagement, d’effort, de concertation, nous parviendrons, in
shâ Allāh, à donner de la substance à notre identité musulmane occidentale,
à notre culture musulmane d’Occident, à notre richesse en termes de
spiritualité et de valeurs islamiques. Tels sont les défis… où sont les
hommes ? Si de plus en plus de femmes et d’hommes ont conscience de
l’ampleur de la tâche, il reste que la majorité est encore silencieuse,
spectatrice, passive. Ils observent et critiquent à haute voix alors que nous
avons besoin de plus d’engagements concrets, et d’un peu de silence.
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