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EAN 9782845924208
Copyright © Presses du Châtelet, 2014.
DU MÊME AUTEUR
Au péril des idées, entretiens avec Edgar Morin, Presses du Châtelet, 2014.
L’Islam et le Réveil arabe, Presses du Châtelet, 2011.
Mon intime conviction, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2011.
L’Autre en nous, Presses du Châtelet, 2009.
Islam, la réforme radicale, Presses du Châtelet, 2008.
Un chemin, une vision. Être les sujets de notre histoire, Tawhid, 2008.
Quelques lettres du cœur, Tawhid, 2008.
Muhammad, vie du Prophète, Presses du Châtelet, 2006.
Faut-il faire taire Tariq Ramadan ? entretiens avec Aziz Zemouri,
L’Archipel, 2005.
La Mondialisation : résistances musulmanes, Tawhid, 2004.
Peut-on vivre avec l’islam ?, entretiens avec Jacques Neirynck, Favre,
Lausanne, 1999 ; 2004.
Les Musulmans d’Occident et l’Avenir de l’islam, Actes Sud, 2003.
Dar ash-shahada : l’Occident, espace du témoignage, Tawhid poche, 2002.
L’Islam en questions, avec Alain Gresh, Actes Sud, 2000 ; « Babel », 2002.
Entre l’homme et son cœur, Tawhid, 2000.
La Spiritualité, un défi pour notre société, avec Michel Bertrand, Michel
Morineau, Luc Pareydt, Tawhid/Réveils publications, 2000.
La Non-Violence ? Des images idéales à l’épreuve du réel, Fédérations
nationales des enseignants de yoga, Dervy, 2000.
La Méditerranée, frontières et passages, Thierry Fabre (dir.), Actes Sud
« Babel », 1999.
Être musulman européen, Tawhid, 1999.
L’Irrationnel, menace ou nécessité ?, Le Monde/Seuil, 1999.
Aux sources du renouveau musulman, Bayard-Centurion, 1998 ; Tawhid,
2001.
La Tolérance ou la Liberté ? Les leçons de Voltaire et de Condorcet,
Claude-Jean Lenoir (dir.), Complexe, Bruxelles, 1997.
Islam, le face-à-face des civilisations. Quel projet pour quelle modernité ?,
Tawhid, 1995 ; 2001.
Péril islamiste ?, Alain Gresh (dir.), Complexe, Bruxelles, 1995.
Les Musulmans dans la laïcité. Responsabilités et droits des musulmans
dans les sociétés occidentales, Tawhid, 1994 ; 2000.
Sommaire
Page de titre
Copyright
Introduction
Première partie
Deuxième partie
Quatrième partie
MUSULMANS D’OCCIDENT :
CONSTRUIRE ET CONTRIBUER
Conclusion
Bibliographie indicative
INTRODUCTION
Pas un jour sans que l’on parle de l’islam, des musulmans, de la violence
ou de l’extrémisme. Tout se passe comme si le monde, et non seulement
l’Occident, avait un problème avec les musulmans et l’islam. Qu’il s’agisse
des régimes politiques, des traits culturels ou des relations entre musulmans
(sunnites, chiites et entre les courants de pensées), force est de constater des
absences de liberté, un patriarcat prédominant, des divisions, des tensions,
des guerres. Les sociétés majoritairement musulmanes sont en crise.
En Occident, le paysage n’est pas plus rose : la « question de l’islam » est
partout. De la religion à la laïcité, de la citoyenneté à l’immigration, de
l’intégration au multiculturalisme, de la marginalité à la violence, tout
semble corroborer cette impression négative. Il faut ajouter ces nouvelles
aspirations de jeunes qui pendant des années ne se sont pas engagés pour les
causes internationales en Afrique, au Moyen-Orient ou en Palestine, et qui
soudain partent follement en guerre, au jihād pensent-ils, en Syrie ou en
Irak, rejoindre des groupes violents, extrémistes, avec des méthodes
effroyables qui trahissent les enseignements les plus élémentaires de
l’islam.
Nous voilà en pleine confusion et l’on ne sait plus bien ce qu’est cet
islam dont on parle tant, qui le représente et qui le trahit, qui en a la
légitimité et qui l’usurpe. La cacophonie est partout. Beaucoup
d’Occidentaux qui ne sont pas de confession musulmane sont perdus et ne
retiennent que les perceptions forcément néfastes et négatives : l’islam se
réduit à un problème. Au demeurant, il en est de même pour les
musulmans : tout paraît confus, qui dit vrai, qui manipule, comment se
situer, que dire, que faire ?
Il faut parfois revenir aux choses élémentaires, aux notions et aux
conceptions premières, afin d’essayer de clarifier les choses, de dépasser la
confusion et de déterminer des étapes et des priorités dans la recherche de
solutions concrètes. Nos réflexions sur l’islam commencent souvent à partir
de nos analyses ou de nos perceptions des problèmes rencontrés sur le
terrain. C’est peut-être suivant la méthode inverse qu’il faut procéder.
Appréhender les notions et les principes, puis les confronter très
pratiquement avec le réel et ses défis. C’est ce que nous nous proposons de
faire dans le présent ouvrage.
Il s’agit pour nous de commencer par le commencement : quelle
conception de l’homme trouve-t-on au cœur du message islamique ?
Comment déterminer « l’humanisme de l’islam », pour reprendre le titre de
l’ouvrage de Marcel A. Boisard1 ? Cela nous permettra de parler du rapport
au divin, du sens donné à la vie, aux autres religions et spiritualités, à la
relation au cosmos, à la nature, etc. Il est impératif de revenir à ces
principes fondateurs si l’on ne veut pas s’enliser dans des débats sans fin
sur les incompréhensions, les excès et les extrémismes. Il s’agit d’une
introduction simple, je dirais sereine, aux fondements de l’islam et de son
message. Cette étape nous paraît être le passage obligé pour toutes les
femmes et tous les hommes, musulmans ou non, désireux de comprendre,
de dialoguer, de vivre ensemble et de changer, ensemble également, ce
monde pour le meilleur.
Dans une deuxième partie, nous poursuivons ce travail de défrichage
terminologique en discutant des deux notions centrales de shahāda
(témoignage) et de sharī‘a (voie) en islam. C’est armé de ce bagage que
nous pouvons pousser plus loin la réflexion sur la spiritualité musulmane et
ce qu’elle exige de réflexions, de compréhension, d’effort (jihād) et
d’engagement. Ici encore, il ne faut pas manquer cette étape qui consiste à
rappeler les fondements avant de nous engager sur une réflexion sur la
situation des femmes et de leur libération, laquelle s’impose au-delà des
carcans littéralistes et culturels. Il en va de même concernant la question de
la culture et de l’esthétique, comme de l’engagement social. Nous traiterons
de toutes ces questions dans un souci de mise en perspective théorique, sans
oublier la prise en compte du réel et des vrais problèmes auxquels sont
confrontés les musulmans de nos jours. La résistance et la réforme sont ici
les maîtres mots sur la Voie.
Notre troisième partie se concentre sur une question de première
importance aujourd’hui. Alors que l’on entend partout parler de jihād et de
guerre, qu’en est-il de la conception islamique de la paix et de la guerre
(jihād-qitāl) ? Commentcirconscrire les contours d’une éthique de la guerre
en islam ? Nous nous sommes penchés sur ces questions afin d’en éclairer
la compréhension, mais aussi pour répondre aux conceptions erronées et
folles défendues par certains groupements islamiques (comme Da’esh et le
soi-disant « État islamique » en Syrie et en Irak), qui promeuvent la
violence et le meurtre sans aucune légitimité. L’éthique islamique de la
guerre répond à des conditions strictes et le jihād est une résistance dont
l’objectif doit être la justice et la paix, non la violence et la terreur. Nos
jeunes et nos moins jeunes doivent se libérer de ces visions manichéennes
et dangereuses, accéder à une compréhension plus juste et plus approfondie
de la tradition musulmane et de son message, qu’il est de notre
responsabilité d’exposer sans nier la légitimité de la diversité des
interprétations possibles, tout en étant très explicite sur les interprétations et
les idéologies clairement anti-islamiques en ce qu’elles trahissent tous les
fondements de l’islam. La diversité des opinions et l’absence d’une autorité
centrale en islam, sunnite comme chiite, ne permettent pas de justifier
l’injustifiable, l’horreur ou le meurtre caractérisé. Ce que font certains
musulmans au nom de l’islam, en Syrie, en Irak, en Afrique ou ailleurs, en
tuant des innocents, décapitant des journalistes, en exécutant sommairement
des civils, tout cela, disons-nous, doit être condamné fermement. Un retour
aux sources nous en convaincra sans l’ombre du moindre doute. Le
message de l’islam reconnaît la légitimité de la lutte armée dont l’objectif
est de résister à l’oppresseur dans le but d’établir la justice et la paix. En
sus, même la légitime défense doit obéir à des conditions qui déterminent
un code éthique en situation de guerre.
Notre quatrième partie s’intéresse aux Occidentaux musulmans et
commence par mettre en avant un principe : rien ne peut cautionner une
mentalité victimaire chez des individus qui se plaignent et blâment autrui.
Tout commence par soi, par sa propre prise en charge comme sujet de son
histoire, conscient de ses responsabilités autant que de ses droits, avec pour
objectif de contribuer au bien-être général et de devenir une valeur ajoutée
dans les sociétés occidentales. Ainsi, il faut commencer à comprendre le
message islamique à la lumière du contexte occidental, puis chercher à
développer une vision, des priorités, une méthodologie et des partenariats
avec les concitoyens occidentaux d’autres confessions ou sans confession.
Il ne peut être question de demeurer passif et/ou de s’isoler : l’expérience
historique des Occidentaux musulmans doit leur apprendre le renouveau de
leur lecture des textes, la réforme de leur intelligence, la compréhension de
l’Occident (avec son histoire, ses mémoires, ses cultures, ses acquis et ses
traumas), le sens de la contextualisation et des priorités. Beaucoup de
choses positives sont observables sur le terrain, dont on entend peu parler ;
elles contribuent pourtant à un renouveau qui bientôt sera plus positivement
visible en Occident. Pour autant, il ne s’agit pas de devenir des musulmans
invisibles, acceptés et tolérés grâce à leur invisibilité ; il faut bien plutôt
changer les modalités de cette visibilité, qui doit être la visibilité de la
spiritualité, de la compétence, de l’éthique, de la justice, de la solidarité
et de l’empathie. Les chantiers sont importants et les responsabilités
multiples. Il appartient aux musulmanes et aux musulmans de se prendre en
charge et, contre tous les rejets, tous les racismes et l’islamophobie
ambiante, de s’engager sur le long terme, avec patience et détermination, à
la lumière d’une vision et de finalités claires. Cette révolution silencieuse
est d’ores et déjà en marche.
Il reste qu’il faut aller plus loin aujourd’hui en termes de pensée critique,
autocritique et d’engagement. Nous parlons d’une véritable révolution
intellectuelle, copernicienne, par laquelle on comprenne que le problème
réside d’abord en nous et qu’il nous faut remettre de l’ordre dans nos esprits
et nos consciences. Trop de femmes et d’hommes assistent, impuissants, à
la critique et au rejet et finissent par s’isoler ou par nourrir un sentiment
d’altérité au cœur de l’Occident. De la sorte, ils confirment les thèses des
partis d’extrême droite et de tous les racistes, dont ils font le jeu, selon
lesquels les musulmans ne sont pas complètement français, belges ou
américains, en un mot jamais tout à fait occidentaux.
L’appartenance n’est pas un cadeau que l’on nous offre sur un plateau, ce
n’est pas même un passeport que l’on obtient, c’est un sentiment, un
ressenti, un cœur, un goût que l’on doit nourrir au gré de nos engagements,
de nos dialogues et de nos espérances. Le sentiment d’appartenance exige
un « sujet citoyen » (avec une éthique citoyenne), conscient, engagé, au
service de sa collectivité, car c’est ici que se vit sa vie et que grandiront ses
enfants. C’est cela qu’il faut développer, avec le souci permanent de
contribuer, d’être une valeur ajoutée qui, avec le temps, relève et gagne ce
double défi : accéder pour soi à la confiance et à la sérénité, offrir la justice
et la solidarité à autrui. Ces défis se gagnent avec le cœur autant qu’avec
l’intelligence ; ils exigent la dignité et la justice, mais ne sauraient être sans
empathie ni compassion. Pour les musulmans comme pour leurs
concitoyens, il s’agit d’une expérience de la réconciliation entre nos valeurs
et notre agir avec, toujours, cette humilité de reconnaître nos contradictions
et de chercher, chaque jour davantage, à mieux les gérer et les dépasser.
Les spiritualités nous y invitent, notre rationalité nous le commande et les
manquements de nos sociétés nous le rappellent : nous sommes ce que nous
faisons de nous-mêmes et ni Dieu ni aucun autre coupable ne saurait nous
absoudre de nos démissions.
___________________
1. Albin Michel, 1979.
PREMIÈRE PARTIE
De l’innocence à la responsabilité
Cœur et raison
Le sacré et le profane
Savoir faire la part des choses entre ce qui est, ce qui doit être et ce que
nous sommes est le combat le plus difficile et le plus méritant de l’homme :
il est ce qu’on appelle dans la tradition musulmane le jihād. Il s’agit de
réitérer ici l’avertissement sur l’importance des termes et de leur
signification. Un jour, au cours d’une conférence, nous faisions référence à
cette dimension du jihād ; certaines personnes étant arrivées alors que la
conférence avait déjà débuté ont donc entendu parler de ce terme sans avoir
saisi au préalable son ancrage dans la tradition musulmane. Interpellée, une
des personnes arrivées en retard lança que, tant que les musulmans
parleront du jihād, de la « guerre sainte », les non musulmans ne pourront
être qu’en conflit avec eux. Or cette personne n’avait pas connaissance de
toute l’explication du terme que nous avions formulée durant son absence,
notamment sur le concept d’effort en islam qui est la définition première du
mot jihād. Ainsi, on ne peut prétendre comprendre un terme qu’à partir du
moment où l’on en saisit toutes ses définitions, ses nuances, son histoire
aussi.
Dans la langue arabe, jihād an-nafs signifie l’effort que l’homme doit
faire sur lui-même pour être digne de son humanité en luttant contre sa
propre violence, sa colère, sa cupidité, son égoïsme. On ne peut que
remarquer comme nous sommes loin ici de la connotation de « guerre
sainte ». Il nous arrive trop souvent, et de façon erronée, de prendre un
concept tel qu’il a été compris à un moment donné de l’Histoire et de lui
faire traverser les époques et les contextes pour en faire un terme qui serait
systématiquement connoté de la même façon. Les Croisades étaient
considérées comme des guerres saintes, d’un côté comme de l’autre. Les
musulmans alors agressés employaient le terme jihād comme ils le
concevaient dans ladite situation : en position d’assiégés et d’agressés, ils
faisaient l’effort de résistance. De manière trop précipitée, et sans nuance,
on a fini par traduire jihād par « guerre sainte », en accréditant une simple
transposition du sens des croisades dans l’horizon chrétien. Si le mot jihād
peut vouloir dire « guerre » (qitāl, au sens de guerre de résistance), il a
cependant une acception beaucoup plus importante, plus large et plus
significative : il traduit l’effort qui se place entre le souffle qui nous appelle
à Dieu et notre être qui doit faire preuve de résistance face à tout ce qui
nous fait oublier. C’est l’effort spirituel qui nous fait accéder à plus
d’humanité devant Dieu.
Deux points se dégagent de cette notion d’effort : tout d’abord, nous ne
pouvons nous détourner de cette notion centrale d’exigence qui revient
souvent chez les musulmans. L’exigence du cœur et l’exigence de la
conscience sont les deux dimensions fondamentales de la vie quotidienne
du musulman de manière générale. Cet appel à l’exigence demande un sens
profond de la responsabilité et un engagement constant. Savoir être dans le
monde, dans nos sociétés, en tant qu’acteurs, et non en tant que spectateurs,
voire pire en tant que perpétuelles victimes. Le musulman est responsable
d’une éthique à respecter, du message qu’il a à transmettre, il a une
responsabilité, un devoir, une mission dans le sens d’un engagement
participatif à la société dans laquelle il vit. Savoir donc se prendre en charge
avec exigence mais aussi prendre en charge sa communauté religieuse et
plus généralement la communauté humaine.
Le second point, lui, exige le chemin inverse puisqu’il s’agit de se
consacrer à l’intérieur de l’être, à la vie intérieure et à l’autodiscipline. Si
certaines cultures ont du mal à percevoir et à accepter une telle conception,
d’autres, comme l’islam, la revendiquent à l’instar des traditions hindouiste
et bouddhiste, ou de celle du yoga et de toutes les spiritualités dont le travail
sur l’être et le cœur est à la base de toute réforme. En islam, on retrouve
cette discipline dans une pratique, qui est celle du rappel et de l’exigence,
une pratique de la discipline à travers la prière, cinq fois par jour, à travers
le jeûne, l’impôt social purificateur (zakāt), le pèlerinage. Chacun de ces
piliers exige une rigueur, que ce soit à travers la maîtrise de son corps, de
son argent, de son temps et, de façon plus primordiale encore, de son être.
Ce que l’homme fait de son être révèle sa façon d’être avec Dieu.
___________________
1. Les musulmans ont reçu la recommandation de prier sur le Prophète à chacune des mentions de son nom. Il est donc courant de
lire la formule « Salla Allahu ‘alayhi wa sallam » (Que la Paix et la Bénédiction de Dieu soient sur lui) chaque fois que le nom du
Prophète est cité dans les biographies classiques. Cet ouvrage étant destiné à un public musulman comme non musulman, nous ne
l’indiquerons pas dans le texte, laissant le soin au lecteur musulman de formuler, personnellement et intérieurement, cette prière au
cours de sa lecture.
4
L’univers comme livre
La Voie
Sans doute, la plus grande des difficultés pour les musulmans vivant
aujourd’hui en Occident (mais cela est également vrai dans le monde entier)
est-elle de traduire leurs aspirations et leurs espérances en un langage
compréhensible, clair, « audible ». Car enfin tout se passe comme si nous
évoluions dans une sorte de nébuleuse, un flou somme toute peu artistique,
dans lequel les pensées sont embrouillées, les concepts peu clairs et les
propos divergents, quand ils ne se contredisent pas. On peut reprocher
longtemps à nos interlocuteurs leur écoute partielle, leurs interprétations
tendancieuses, voire la déformation des propos. Certes, ces attitudes
existent, et parfois sciemment, mais il reste que notre responsabilité, quant à
l’entretien des approximations qui concernent l’islam, est sans
communemesure.
Élaborer un discours
L’un des grands défis de ces prochaines années sera, pour les musulmans,
de revisiter leurs références et de faire un travail intense de compréhension.
Non seulement de la lettre des prescriptions, mais plus profondément de
leur sens, de leurs objectifs et de leurs exigences, et ce dans une démarche
qui ne devra jamais oublier, bien évidemment, le fondement spirituel de leur
cheminement vers Dieu. Le besoin d’une telle étude se fait grandement
sentir aujourd’hui non pas seulement dans la seule perspective d’être mieux
compris par autrui, mais déjà, essentiellement, parce qu’il est impératif que
les musulmanes et les musulmans se comprennent mieux eux-mêmes et
qu’ils aient de leur être et de leurs références une conception un tant soit
peu claire. C’est loin d’être le cas aujourd’hui comme chacun peut s’en
rendre compte au quotidien.
La nécessité est grande en effet de revenir aux fondements de notre
religion et d’en clarifier les principes et les perspectives. La première étape,
incontournable, consiste à fixer, ici encore, un certain nombre de définitions
qui permettront, au cours d’une lente mais solide élaboration, de construire
un discours tout à la fois rigoureux, profond et accessible, tant aux oreilles
des musulmans qu’à celles de leurs interlocuteurs. Un discours un et unique
traduisant la conception et le mode de vie des musulmans et refusant, à
chacune des étapes de son élaboration, tant de se reposer sur les apparentes
évidences que de se laisser aller à la tentation simplificatrice ou
caricaturale. On le voit, le projet est exigeant et demande aux musulmanes
et aux musulmans un effort certain de réflexion, d’étude et de clarification.
Nous ne saurions rendre clairement une idée si celle-ci demeure
embrouillée dans nos esprits. Pour les musulmans, qui portent le
témoignage de leur foi, cet exercice est un devoir, le sens premier et
essentiel de leur responsabilité devant les hommes.
Deux notions
Attester qu’« il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est Son
envoyé » est effectivement l’expression de ce qui est l’être et l’essence de la
musulmane et du musulman. Par ces mots le croyant témoigne de sa foi en
un Créateur, Un et Unique, auquel se soumet la Création dans sa totalité. Le
musulman exprime également la compréhension particulière qu’il a de
l’histoire de l’humanité. Celle-ci fut jalonnée par les prophéties et les
révélations qui toutes donnent un sens à l’Histoire et ce jusqu’au dernier
Livre, le Coran, révélé à Muhammad. C’est dire que cette attestation, la
shahāda, traduit une véritable conception de l’univers, de la vie, de la mort
et des finalités de l’existence. Elle dit, dans la forme et la profondeur, ce
que c’est qu’« être musulman » au plus intime de l’être (le lien avec Dieu)
comme dans l’élaboration de sa compréhension des événements et de
l’Histoire (le sens de la vie). C’est de tout cela que le musulman témoigne
quand il la prononce. Et ce n’est pourtant pas tout.
La shahāda porte en elle deux autres dimensions dont, malheureusement,
on fait trop souvent l’économie alors qu’elles révèlent le sens parachevé de
1’attestation. Celle-ci est d’abord et fondamentalement le témoignage de la
fidélité du croyant au pacte originel qui lie l’homme à Dieu : il se sait
participer d’un ordre, d’une harmonie, d’une origine à proximité de laquelle
– nous l’avons vu dans notre première partie – la foi est aussi naturelle au
cœur que voler l’est à l’oiseau. Le témoignage est enfin l’expression d’une
lourde responsabilité devant les êtres humains : témoigner, pour le
musulman, c’est porter un message dont il lui faut devenir le meilleur des
modèles. Pour être, devant les hommes, un signe, un souvenir, un rappel ;
jamais une contrainte. On le voit, la notion d’ash-shahāda est riche, et
incontournable. En clair, elle traduit ce qui fait le musulman, dans son être,
sa conception de la vie et de l’Univers, son intime fidélité et sa
responsabilité humaine.
Du naturel…
… à l’universel
Jamais l’islam n’a fait autant parler de lui que ces dernières années. Dans
les médias, les universités, parmi les acteurs politiques ou sociaux, l’islam
est devenu « un sujet », l’objet de débats passionnés dans lesquels on peine
à garder la mesure, à éviter les excès de jugement ou de langue. L’islam est
à la « une », il existerait « un problème » avec l’islam. Chacun sait pourtant
que ce n’est pas pour le meilleur et ce que ce l’on stigmatise est surtout la
« menace », le « danger », le « péril »… L’islam est surtout à la « une » des
craintes et des rejets. Pour notre part, nous assistons, quasi impuissants, à ce
nouveau phénomène. On ne sait pas bien comment réagir, entre l’isolement
et l’agressivité, et l’on finit par regarder et par écouter tous ceux qui ont fait
de nous et de notre communauté « un nouvel objet d’étude » disséqué sous
tous les angles et sous toutes les coutures. Voilà quelques chercheurs ou
certains journalistes qui expliquent, analysent, commentent et
commentent encore… Les livres sont nombreux, comme les articles et les
recherches. On y parle de tout, de la religion, de la laïcité, de l’intégration,
de la ghettoïsation, du communautarisme, de l’islamisme, du radicalisme,
des femmes, de l’immigration, de la délinquance, du mal-être, des maux de
l’âme, et parfois des espoirs… Tout cela se fait souvent sans grand
discernement et l’on égrène un chapelet de vérités énoncées sur « l’islam-
problème » et les « musulmans-si-problématiques ». Quant à nous, dépités,
déçus, voire confirmés dans nos méfiances, nous assistons, pour la plupart,
à ce triste spectacle où notre religion, notre foi, notre spiritualité sont
quotidiennement niées, tronquées et/ou réduites à la plus vulgaire des
caricatures. Pressentant le racisme, nous cultivons le complexe. Gravement.
Être et témoigner
Il ne faut pas s’étonner, si nous ne disons rien, que d’autres parlent à
notre place. Pour le meilleur et pour le pire. Souvent pour le pire. Les
derniers événements de la scène internationale, les « affaires » de foulard ou
de mosquées, la perturbation des banlieues, la montée du radicalisme sont
autant de prismes au travers desquels les recherches s’élaborent et les
discours se structurent. Qu’attendre d’autre que cette vision réductrice de
« l’être musulman », synonyme d’élément problématique, voire parasite, de
la dynamique sociale et politique dans les sociétés occidentales. La pression
sur les mentalités musulmanes est intense et on voit se développer un
mouvement d’isolement et d’enfermement presque naturel. Le complexe
se double d’un réflexe de repli, très souvent.
Dès lors que nous prenons conscience du danger de ce processus, nous
nous trouvons en face d’une alternative qui engage profondément notre
responsabilité. Soit nous nous laissons aller à cet enfermement parce que
nous le jugeons légitime et naturel tant l’environnement occidental
manifeste chaque jour son hostilité à l’égard de l’islam ; soit nous décidons
de résister à cette tentation en adoptant l’attitude contraire : face au rejet, au
racisme, à l’islamophobie et à l’insulte, quand tout nous pousserait à nous
fermer et à nous isoler, il s’agit de faire le choix déterminé de nous engager
dans la voie exactement opposée, de nous ouvrir, de parler, de dialoguer. Il
nous faut prendre nos responsabilités et redevenir les sujets de notre
histoire, de notre discours, de notre être. Assister aux multiples débats dont
nous sommes les objets, passer son temps à réagir aux propos de nos
interlocuteurs, se sentir « soumis à la question » quand elle émane de notre
environnement, devoir se justifier et montrer « patte blanche » pour être
acceptés ne peut être une solution. On ne saurait être équilibré et serein en
se pensant constamment dans un tribunal. Cette voie est sans issue, et
certains musulmans tombent malheureusement dans le travers (pour
montrer leur modération et leur civilité) : ils se plient à toutes les
interpellations, à toutes les exigences et à tous les diktats de l’autre…
musulmans par procuration, dépouillés d’eux-mêmes pour être acceptés, ils
ne sont plus que dans les yeux de ceux qui les ont façonnés… à leur image ;
avènement bien étrange du nouveau pluralisme de l’uniformité.
Aujourd’hui, il nous faut être et témoigner. Être, c’est trouver la
meilleure expression de son équilibre intérieur. Vivre avec Dieu, apaiser son
cœur, s’épanouir dans l’action de justice et de solidarité. Témoigner, c’est
construire notre discours, faire le choix, en conscience et loin de toutes les
pressions de l’environnement, des sujets que l’on veut traiter, des questions
que l’on veut aborder, des richesses que l’on veut partager. Finalement,
l’objectif essentiel est bien celui-ci, pour les jeunes générations comme
pour les plus anciennes : développer en nous la conscience de notre
richesse, la responsabilité de notre contribution. Simplement,
profondément. Qui accède à cet état d’esprit et de lucidité a d’ores et déjà
dépasser l’épreuve de la crainte et de la frilosité. C’est une étape nécessaire,
un passage obligé.
Révélation et espoir
Il est rare de lire aujourd’hui un texte sur la femme qui ne commence pas
par rappeler sa situation déplorable en tant que nouveau-né avant l’islam,
ou par s’étendre sur son statut très respecté de « mère » aux pieds de qui se
trouve le paradis des enfants. Toutes les réflexions faites en ce sens sont
intéressantes, vraies, et légitimes.
Force est de constater cependant que l’on passe insensiblement de
l’enfant à l’épouse ou à la mère, d’une fonction à l’autre, sans avoir pris le
temps de considérer l’être de la femme, son identité, le sens de son
cheminement sur la Terre. Tout se passe comme si cela tenait de l’évidence
et pourtant, à considérer l’état de nos sociétés, de nos communautés et de
nos familles, rien n’est moins sûr. Nous sommes bien loin de penser avec
profondeur à la dimension de l’être féminin devant Dieu, parmi les
hommes. Sans doute est-ce le premier domaine sur lequel un travail
conséquent est à mener : dire la foi, parler de la spiritualité, penser la
priorité et l’exigence de l’intime par rapport à la dictature de l’apparence.
La femme musulmane doit se réapproprier la dimension de son être : loin
du discours trompeur de la seule esthétique et du « bien-être », mais
également loin du propos littéraliste et frileux ; il faut qu’elle puisse
retrouver le chemin libérateur du souffle de la Révélation : être parmi les
êtres, dans une égalité de tous les instants ; sa dignité est en son cœur et en
cet effort profond, constant et exigeant entrepris pour chercher la lumière et
la proximité. Vivre ce qu’elle est pour se libérer de la seule apparence…
proche du Créateur pour se libérer des images-prisons des créatures. C’est
le chemin du cœur et de toutes les spiritualités.
Nous l’avons dit, nous sommes loin d’appliquer comme il se doit les
enseignements de l’islam en ce qui concerne les droits et le rôle des femmes
dans nos sociétés. Les discriminations sont légion et dans tous les
domaines : éducation, mariage, famille, travail, etc. Une véritable réforme
ne saurait aboutir si nous ne passons pas d’abord par cette première étape de
rétablissement de l’image de l’identité de la femme. Cela suppose une prise
de conscience et, au risque de nous répéter, l’élaboration d’un discours
profond et fidèle aux sources islamiques. Encore faut-il dire que le
processus de réforme qui est exigé de nous ne saurait être le fait des seules
femmes. Il ne s’agit pas d’engager une libération sur le mode du conflit
hommes-femmes tel qu’il a été vécu dans pratiquement toutes les sociétés
industrialisées.
Ce qu’il faut promouvoir aujourd’hui est une véritable mobilisation des
hommes et des femmes, non pas les uns contre les autres, mais ensemble et
au nom des principes fondamentaux de l’islam, et ce afin de lutter contre les
discriminations entretenues, les coutumes faussement islamiques et les
alibis culturels. Si le discours sur l’être et la spiritualité est fondamental, il
doit être accompagné d’un travail conséquent d’éducation et de formation
aux principes islamiques, pour les femmes comme pour les hommes. Il
s’agit de promouvoir une éducation positive, harmonieuse et confiante : non
pas par opposition à l’Occident, mais en vertu des orientations essentielles
de notre religion. Remettre de l’ordre dans nos références, l’essentiel
redevenant l’essentiel et le détail ; s’opposer aux discours réducteurs et
refuser l’instrumentalisation de l’islam pour couvrir des discriminations
manifestées. Notre silence, aux femmes comme aux hommes, serait une
complicité… notre silence est une trahison.
Dérives et espoirs
Les propos et les avis les plus contradictoires sont diffusés parmi les
communautés musulmanes d’Orient et d’Occident. Qu’en est-il de l’art et
l’islam ? Peut-on simplement parler d’art ? La musique est-elle permise ? et
le cinéma ? et la photographie ? et le dessin ? Entre les deux extrêmes du
« tout interdit » et du « tout permis », les musulmanes et les musulmans se
perdent dans un flou très peu artistique… c’est le moins que l’on puisse
dire.
Permis ou interdit ?
Culture et société
Seul à seul
Chacun connaît ce trouble qui vient des profondeurs et qui agite en nous
mille et un doutes, mille et une craintes. Connaître ses responsabilités,
prendre la mesure de ses défauts et de ses manques et se sentir envahi par la
peur de ne point pouvoir faire face. Peur de soi, peur de ses faiblesses.
Épreuve de la spiritualité quand on se sent si loin, si mal, si négligent avec
Le Très-Rapproché. Épreuve de l’intelligence quand on se sent dépassé, que
la connaissance nous manque, noyés par la complexité. Épreuve de notre
humanité quand l’énergie nous fuit, quand la paresse nous éloigne du plus
petit des actes de solidarité. La peur prend possession de notre intimité,
lentement, insidieusement, et dessine autour de notre conscience les
contours de sa prison : elle peut nous enchaîner, nous museler, nous
meurtrir.
C’est l’autre face de la peur, première étape positive des voies de
l’humilité révérencielle, elle devient alors la chape de plomb sous laquelle
étouffent tant de musulmanes et de musulmans qui ne croient plus en leurs
capacités spirituelles ou intellectuelles, qui se transforment en victimes et
comptent sur d’autres pour s’éduquer, agir et reformer le monde. La crainte,
qui aurait dû être une source, est devenue une blessure : la confiance s’en
est allée, et l’énergie… De cette peur, il faut prendre la mesure.
L’image
La peur peut attaquer de l’intérieur, mais elle peut aussi nous assaillir de
l’extérieur. Un regard ici, un mot là, un jugement, une réputation, et le poids
de la majorité. Peur de sa différence. Il est tellement plus facile de faire
comme ils font, de penser comme ils pensent, d’être invisible dans la foule
et l’anonymat. La solution paraît simple : « faire comme si » en surface, à
n’importe quel prix, et aménager au mieux le malaise des profondeurs.
Mais le cœur a ses raisons que les mises en scène ne sauraient nier. On se
sent perturbé, miné, esseulé et la crainte nous envahit dont nous n’osons pas
parler. À qui d’ailleurs pourrait-on en parler ? Aujourd’hui, il faut faire
deux fois « comme si » : à la surface de nos actes quotidiens, montrer aux
uns la réalité de notre intégration ; et aux autres l’inébranlable intensité de
notre foi… et taire ses peurs. Surtout ne rien en dire, ne rien en révéler, ne
rien dévoiler : l’image que les autres ont de nous est tellement importante.
Leurs jugements sont tellement impitoyables : deuxième prison. De cette
peur, il faut prendre la mesure.
La division
Le pouvoir
Combien se taisent et veulent faire croire que leur silence est sagesse,
pondération, grandeur d’âme ?… Combien cachent derrière leur diplomatie
un amour encore trop visible pour les titres, l’argent et le pouvoir ?…
Combien réinterprètent à leur guise, et à leur avantage, la vie du Prophète et
celle des grandes figures musulmanes de l’Histoire pour justifier leur
attitude, leurs très « fines stratégies », leurs claires compromissions ?…
Peur des pouvoirs, amour du pouvoir. Mais le Prophète nous a enseigné de
« dire la vérité, même si elle est amère » ; et elle est bien amère
aujourd’hui.
Combien de pouvoirs, combien de musulmans trahissent effrontément, et
au nom de l’islam bien souvent, les principes de cette religion ? Combien,
dans le monde, répandent le mensonge, la trahison, la torture et la mort au
vu et au su de tous ? Combien, en Occident, complotent avec des dictatures
ou se vendent au plus offrant ? Combien, pour être reconnus, ne connaissent
plus les leurs ?… La crainte nous paralyse et pour faire bonne figure nous
habillons nos peurs démissionnaires du manteau de la sagesse qui pondère,
de la sérénité qui examine et de l’intelligence qui évalue. À la surface de
nos justifications, il faudra bien admettre un jour que le courage nous
manque… tout simplement, et que la vie et le monde recèlent encore de très
beaux attraits à nos yeux. De cette peur, il faut prendre la mesure.
La crainte révérencielle
La force des logiques qui nous étouffent est à son paroxysme lorsque
celles-ci parviennent à nous habiter. Incroyable et insidieuse efficacité
d’une entreprise qui aliène notre volonté et nous trompe sur notre personne,
alors même que nous pensons être responsables de nos pensées autant que
de nos actes.
Décolonisation
Les ordres ont été inversés et l’on fait chaque jour l’expérience du primat
de l’économie dans la gestion des affaires internationales comme des
questions de société. L’éthique et la morale ne sont pas, on le sait, les
maîtres mots de ce type de gestion ; et ce qui compte désormais, c’est le
rendement, l’efficacité, le degré de subordination aux logiques du nouvel
ordre économique. Les dysfonctionnements politiques ou les mauvaises
gestions sociales sont relativisés en fonction des profits financiers qu’ils
permettent : une dictature qui « rapporte » (en matière économique ou sur le
plan géostratégique) n’est pas tout à fait une dictature, et le critère d’une
bonne politique se mesure essentiellement à sa capacité à protéger les
intérêts de ceux qui l’appliquent. Les aliénations, au sens propre et au sens
premier, se multiplient et s’additionnent : l’économie qui devait être un
instrument au service d’une politique est devenue une finalité en soi ; la
société des citoyens qui devait dire la finalité et donc, au premier chef,
bénéficier de la gestion politique est insensiblement devenue un moyen, un
simple instrument. Au cœur du nouvel ordre économique, l’être humain,
ancien sujet de son histoire, a la curieuse sensation d’être devenu un objet,
un moyen, un jouet.
Pour les musulmanes et les musulmans, il s’agit de remettre les choses à
leur place. Dans le bon ordre. Que l’homme, devant le Créateur et avec ses
semblables, redevienne une fin et non plus un moyen. Il s’agit de réinvestir,
avec le cœur et avec intelligence, toutes les sphères dans lesquelles ce
changement peut s’opérer. Sur le plan social, le devoir de résistance
commence avec l’énoncé du refus clair que des sociétés industrialisées
enfantent des millions de chômeurs et tant d’autres millions de laissés-pour-
compte. La question relève non pas des seuls moyens financiers, mais bien
de la sournoise préservation de l’intérêt de quelques-uns et de l’absence de
volonté politique. C’est dire qu’il faut s’engager dans des projets locaux,
des projets de proximité, par lesquels on doit lutter contre le chômage,
l’exclusion, la marginalité et l’ensemble des fractures sociales.
Ce refus ne peut s’exprimer, comme c’est encore souvent le cas pour les
musulmans, par la seule mise en place de projets fondés sur le bénévolat ou
la solidarité. La justice est un droit, non un cadeau ni une charité. À terme,
la résistance passe nécessairement par l’engagement citoyen et politique.
Refuser les passe-droits, exiger que les volontés politiques soient
explicitées, demander des comptes, questionner les choix de politique
sociale sont autant d’attitudes qui doivent permettre aux citoyens de
confession musulmane de participer avec les autres à réformer leurs
sociétés. À tous les niveaux, des initiatives sont attendues qui permettent
des gestions économiques alternatives et, surtout, un retour de la politique à
sa véritable vocation fondée sur le débat et la participation citoyenne. Pour
les musulmans comme pour tous les êtres humains : pas de résistance sans
participation.
Reprendre possession de son cœur, construire son intelligence et
s’engager à promouvoir des projets alternatifs de proximité sont autant de
manifestations de ce devoir de résistance qui est le nôtre. Nous n’oublierons
pas non plus que la justice exige de nous que, du cœur de l’Occident, nous
devenions autant de voix qui ne craignent pas de dénoncer les dictatures, les
tortures, les hypocrisies et les dérives inhumaines, qu’elles soient ou non
perpétrées au nom de l’islam. Quand le silence complice étouffe, notre
dignité est la dénonciation… L’emprisonnement de tant d’innocents de par
le monde pourrait bien finir par nous rendre coupables de si mal gérer nos
libertés. Aucun intérêt économique ne peut justifier notre silence. À moins
que ce soit la crainte ? la peur ? la paresse ? le confort ? Que dirons-nous le
jour où il n’y aura d’ombre que Son ombre ? que nous craignions pour nos
vies ? que nous ne pouvions pas ? que nous étions seuls ? Alors qu’à
chacune de ses pages la Révélation nous rappelle que Dieu aime les pieux
qui prient comme les justes qui résistent.
Au demeurant, nous ne sommes pas seuls et tant d’autres consciences
sont amies de ce même combat, de cette même résistance. Dieu exige de
nous la fidélité, et notre foi nous commande la dignité ; le devoir de
résistance est l’exacte réalisation de cette fidélité digne, consciente que l’on
n’est jamais aussi près de Dieu que lorsque l’on lutte contre l’inhumanité
des hommes. Avec cœur, au nom du droit.
13
La voie de la paix
Jihâd, violence,
guerre et paix en islam
e monde de l’islam est-il intrinsèquement violent ? Que dit l’islam au juste
L sur la violence ? Est-elle légitimée, encouragée, voire commandée ? Le
terme jihād, devenu si commun dans les médias, semble porter à lui seul
toute la charge des craintes que suscitent l’islam et les musulmans. Que n’a-
t-on pas entendu, en effet, à propos de la « guerre sainte », de la mobilisation
fanatique des « fous de Dieu », de ce « nouveau fléau de l’intégrisme
rampant » ? Le monde de l’islam, dernièrement habité par la « gangrène du
jihād », fait peur et terrorise les intelligences.
Parler de la violence, c’est donc parler du jihād, et il paraît de première
importance de définir et de circonscrire les diverses facettes de ce concept.
Comment, en effet, l’une des notions les plus fondamentales de l’islam en
est-elle venue à exprimer l’une de ses caractéristiques les plus sombres ?
Comment un concept fort de la plus intense des spiritualités est-il devenu le
symbole le plus négatif de l’expression religieuse ? La lecture des
événements de l’Histoire récente a sa part de responsabilité certes, mais la
distorsion remonte à une date avancée du Moyen Âge. La compréhension
d’un certain nombre de notions islamiques s’est bornée, très tôt, à l’exercice
de la pure comparaison : il y a eu les croisades, il y a eu l’expansion
musulmane ; il y a eu les saintes croisades, il y a donc eu les « guerres
saintes », le fameux jihād. Et si l’Occident a heureusement dépassé le stade
primitif des guerres de religion, des croisades, le spectateur est bien forcé de
constater que le monde musulman est bien en retard aujourd’hui, puisque
partout l’on voit des groupes, des mouvements, des partis et des
gouvernements en appeler au jihād, à la lutte armée, à la violence politique.
L’arsenal symbolique paraît moyenâgeux et obscurantiste, à tout le moins.
L’islam évoluera-t-il ?
La question paraît légitime, son expression relève pourtant d’un autre
malentendu dont on peut douter qu’il ne soit pas parfois volontairement
entretenu aujourd’hui. Il faut revenir à la source de la notion de jihād et
chercher à mieux comprendre sa portée spirituelle et dynamique. C’est
d’ailleurs à partir de cette compréhension que pourra être appréhendée l’idée
que si l’islam ne nie pas la réalité des conflits potentiels, spirituels comme
guerriers, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’abord d’un acte de
résistance (à ses propres excès comme à l’oppression) et que, en toutes
circonstances, un certain nombre de conditions doivent être impérativement
respectées pour légitimer ladite résistance. Au demeurant, sur le plan plus
global, la lutte à laquelle nous invite l’islam est celle de la promotion de la
justice entre les nations, de la justice sociale, de l’éducation et du refus de la
pauvreté. Il s’agit d’une guerre aux dérives des êtres humains lorsqu’ils
s’oublient et répandent l’exploitation, la misère et l’ignorance entretenue.
14
Les germes de la violence
Quelle violence ?
___________________
1. Les Chrétientés d’Orient : entre jihad et dhimmitude, Jean-Cyrille Godefroy éd., 2006.
15
La paix au cœur de l’islam
La guerre (qitāl) est une chose détestable, et chacun, en son for intérieur,
la refuse, mais il arrive parfois qu’il faille s’y résoudre. On trouve dans le
Coran l’expression de cette tension, la Révélation rejoint ici le constat
rationnel dans toute son évidence : « Ô vous qui croyez, il vous est prescrit
la guerre et cela vous le détestez mais il se peut que vous n’aimiez pas ce
qui est un bien pour vous et il se peut que vous aimiez quelque chose qui est
un mal pour vous. Dieu sait ce que vous ne savez pas » (Coran 2/216).
La Révélation, en ce sens, nous offre un message clair : du plus profond de
votre être aimez les hommes, mais avec l’intelligence la mieux appliquée
sachez vous en méfier. Prenez garde à ce que peuvent être les hommes,
parce que s’ils oublient Dieu et la justice ils s’oublient ; et qui s’oublie peut
tuer, piller et abattre pour ses seuls intérêts, par amour de l’argent et du
pouvoir quel que soit le vernis dont il pare ses actions. Nous observons
cette réalité quotidiennement.
En tant que musulmans, nous devons savoir que nous sommes appelés à
prendre en compte le réel, notre nature avec ce qu’elle a de beau et de
moins beau : il faut appeler à la paix, toujours, mais il faut aussi savoir se
préparer, lutter et résister aux injustices et à l’oppression. En ce sens, le
devoir de résistance est extrêmement important en islam. Nous disons bien
résistance et non pas contrainte, opposition. Si Dieu l’avait voulu, nous
l’avons vu, Il aurait fait en sorte que nous ayons tous la même religion ; or
il s’agit d’accepter la présence de l’autre, de respecter sa différence et de se
souvenir de ces propos coraniques adressés au Prophète « […] Est-ce à toi
de contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils soient croyants ? » (Coran 10/99).
La justice dans le respect des différences prime sur la résistance à
l’agression… encore faut-il que nous comprenions clairement qu’une
différence n’est pas une agression. À considérer comment les choses se
passent aujourd’hui, tant en Occident que chez les musulmans d’ici et
d’ailleurs, il faut encore un peu d’éducation et de sagesse pour parvenir à
saisir l’importance de cette nuance. La justice humaine n’est pas une justice
absolue : les balances que l’on trouve au-dessus des portes de tous les palais
de justice du monde expriment ainsi cette recherche de l’équilibre. Le
Prophète lui-même, dans ses jugements entre les individus, rappelait qu’il
n’était qu’un homme et qu’il pouvait se tromper. Nous sommes donc tous à
la recherche du plus juste, du plus équitable et nous devons y dépenser le
meilleur de notre énergie.
Nous touchons ici une question essentielle : si les injustices et donc les
conflits sont humainement possibles, quels vont être les critères de leur
gestion ? Clairement, quelles sont les conditions qui rendent possible la
guerre, qui lui octroient une légitimité ? Car il existe en islam des
conditions (shurūt) : on ne peut pas faire la guerre pour n’importe quel
objectif. Il existe des motifs qui, par leur seule expression, enlèvent toute
légitimité à la guerre. Nombre de textes ont été écrits à ce sujet ; on trouve
d’innombrables explications dans les textes des oulémas, depuis le IIe siècle
de l’Hégire jusqu’à nos jours. À la lumière de ces travaux, on peut identifier
cinq conditions énoncées par les savants musulmans quant à la question de
la légitimité de la guerre et du jihād-qitāl.
Le premier verset parlant de la guerre a été révélé, selon les dires d’Abū
Bakr et des Compagnons, lors de l’an 2 de l’Hégire. Il est, en soi, d’un très
grand enseignement : durant la persécution qu’ont subie les musulmans à
La Mecque, il a été question non pas de guerre, mais bien plutôt de
résistance passive, de foi (imān) dans la reconnaissance révérencielle de
Dieu (taqwā), d’effort intime (jihād an-nafs), de persévérance dans
l’épreuve (thabāt). Une fois installés à Médine, les musulmans ont entendu
ces paroles : « Autorisation est donnée aux victimes d’agression [de se
défendre], car elles ont été injustement traitées et Dieu est capable vraiment
de les secourir » (Coran 22/39). À qui donc le verset se réfère-t-il ? Au
Prophète et à ses Compagnons qui doivent faire face à de nouvelles
adversités. Abū Bakr, nous l’avons vu, affirmera : « Nous sûmes, dès lors,
qu’il s’agissait de guerre. »
Les musulmans ne l’avaient pas connue pendant les treize premières
années de la Révélation. Le sens du verset en même temps que les
circonstances de sa révélation (sabab an-nuzūl) nous conduisent à dire que
la première des situations qui autorise les musulmans à faire la guerre est la
légitime défense. Il leur est permis de réagir et de se défendre quand ils sont
injustement attaqués. C’est le premier verset révélé aux musulmans en ce
sens (Coran 22/39), et il est stipulé très clairement qu’il est possible de
répondre et de résister (Coran 22/41-42). Il s’agissait, à ce moment-là, de la
survie de la première communauté des croyants. « [L’autorisation est
donnée à] ceux qui ont été expulsés injustement de leurs foyers pour avoir
seulement dit : “Notre Seigneur est Dieu.” […] Ceux qui, si Nous leur
donnons la puissance sur Terre, accomplissent la salât [la prière], acquittent
la zakāt [l’impôt social purificateur], ordonnent le convenable et interdisent
le blâmable. Cependant, l’issue finale de toute chose appartient à Dieu »
(Coran 22/40-41).
Un autre verset fait mention de la légitime défense : « Combattez dans la
voie de Dieu ceux qui vous combattent, et ne transgressez pas. Certes Dieu
n’aime pas les transgresseurs » (Coran 2/190). Dans cette perspective, il
s’agit encore du cas de la légitime défense qui est permise en islam : elle est
la condition première permettant la résistance armée. Avec cet éclairage,
nous pouvons proposer une théorie générale sur le sujet de la légitime
défense, mais cela ne sert pas à grand-chose ; au demeurant il s’agit
d’analyser les situations au cas par cas, de mener une réflexion pointue et
circonstanciée. Les choses sont parfois évidentes, parfois complexes, c’est
selon, mais le principe de la légitime défense reste clair. Le Prophète avait
dit : « Celui qui meurt dans la défense de son argent, de son sang, de sa
patrie, de sa famille ou dans la défense de sa religion ou de son bien, est
considéré comme martyr » (hadîth rapporté par an-Nassā’ī).
Ce n’est donc pas uniquement une question de foi, au demeurant le
Prophète parle de légitime défense dans tous les domaines où une agression,
un vol ou une oppression est possible. Un homme est venu voir le Prophète
et lui a dit : « Un tel m’a volé mon bien, que dois-je faire ? » Le Prophète
lui dit en substance : « Demande, par Dieu, qu’il te le rende. — Et s’il ne
veut pas ? — Demande, par Dieu, qu’il te le rende. — Et s’il ne veut pas ?
— Demande, par Dieu, qu’il te le rende. — Et s’il ne veut pas ? — Alors,
bats-toi [pour ton bien] ! » Après l’exhortation patiente – comme fut
patiente la résistance des musulmans devant l’injustice des habitants de
La Mecque –, après la recommandation de la parole de paix, quand enfin,
c’est la seule issue, alors l’entrée en guerre est légitimée dans la défense de
sa religion, de la personne humaine et des biens.
Il n’y a rien là que de rationnellement évident, et l’on comprend au
travers de ces versets et de ces hadîths un autre aspect de la conception que
l’islam nous donne de l’homme. Il faut savoir résister aux élans violents,
agressifs, injustes et spoliateurs de l’être humain. Ici, la résistance, le fait de
faire barrage est un facteur d’équilibre vis-à-vis des hommes, musulmans
ou non. Le Messager a dit : « Aide ton frère, qu’il soit juste ou injuste. » Et
un Compagnon de répondre : « Quand il est juste nous comprenons, mais
comment pouvons-nous l’aider quand il est injuste ? — En mettant un
terme à son injustice » (hadîth rapporté par al-Bukhārī). Les propos sont
clairs et devraient éveiller en nous une conscience digne et vigilante face
aux actions des hommes en exigeant la justice de tous, musulmans ou non.
La « parole de Vérité » (kalimat al-haq) doit être dite, même si elle est
« amère ». C’est le sens d’un autre hadîth qui stipule : « Le meilleur des
jihād est une parole de vérité prononcée devant un despote » (hadīth).
La liberté de culte
La liberté d’expression
Il est arrivé au Prophète d’établir des pactes dont le respect a été présenté
comme fondamental par le Coran. Qui trahit un pacte – comme cela fut le
cas de certaines tribus qui trahirent le pacte qu’elles avaient passé avec la
communauté de Médine et l’attaquèrent – commet un acte des plus graves.
Il s’agit clairement d’une haute trahison et, dans ce cas, le pacte est rompu :
permission est donnée aux musulmans d’entrer en guerre et de résister à
ceux qui ont trahi les pactes. Les propos du Coran sont clairs : « Et si, après
le pacte, ils violent leurs serments et attaquent votre religion, combattez
alors les chefs de la négation – car ils ne tiennent aucun serment –, peut-être
cesseront-ils ? » (Coran 9/12). L’autre verset est bien connu : « […] vous
serez questionné au sujet du pacte le Jour du Jugement dernier »
(Coran 17/34). Le respect du pacte est fondamental, il est une garantie
d’équilibre. Le rompre unilatéralement, tromper, trahir puis attaquer (ou
être complice) après avoir signé un traité de paix n’est pas admissible : il est
alors autorisé d’entrer en guerre contre la traîtrise. C’est ce que le Prophète
a dû faire, en particulier après la paix (sulh) d’al-Hudaybiyya, au moment
de l’entrée à La Mecque.
Le devoir de solidarité humaine
Il arrive que nous soyons appelés à devoir prêter assistance à des êtres
humains injustement traités. Ce doit être le cas vis-à-vis de tous les
opprimés de la terre, qu’ils soient musulmans ou non, puisqu’il s’agit de la
dignité de l’être humain et de la justice. Au demeurant, même s’il s’agit de
coreligionnaires, il existe une limite qui réfère d’ailleurs à la condition
précédente quant au respect des pactes. Ainsi, si des musulmans appellent
d’autres musulmans à la solidarité, les seconds doivent exercer leur devoir
de solidarité dans les limites du droit : « […] S’ils sollicitent votre aide au
nom de la religion, vous devez la leur donner, à moins qu’elle ne soit
dirigée contre un peuple auquel un pacte vous lie. Dieu voit parfaitement ce
que vous faites » (Coran 8/72). Le Coran, nous le voyons, rappelle une
exigence de taille : la restriction concernant le respect du pacte. Si nous
exigeons d’autrui le respect des pactes, nous nous devons de les respecter
de la même façon. Impossible de les trahir. Le Prophète, après al-
Hudaybiyya, a respecté la teneur du contrat qui le liait aux Qoraïchites :
il n’a pu protéger un musulman qui était en fuite, car les clauses du contrat
le lui interdisaient et il a dû le renvoyer. Ce n’est qu’après la trahison du
pouvoir de La Mecque (quraïshite) qu’il intervient : les clauses du pacte
étaient désormais devenues caduques.
Ces cinq situations rendent compte de l’ensemble des cas où la résistance
et la guerre sont légitimes en islam, il s’agit du cadre de « l’éthique de la
guerre » en islam. Qu’en ressort-il au fond ? Que la guerre se justifie quand
il s’agit de défendre la dignité humaine et la justice. Ces dernières
n’adviennent pas naturellement, par elles-mêmes, comme par
enchantement ; elles exigent que les hommes de foi et de bonne volonté
résistent aux forces antagonistes qui cherchent le pouvoir, l’exploitation, la
colonisation ou la puissance. Il s’agit de s’engager pour le bien et de résister
à la violence, parfois en ayant recours aux moyens utilisés par l’oppresseur
lui-même, comme le rappelait un jour Nelson Mandela : c’est l’oppresseur
et l’agresseur qui choisissent les moyens, tels que la guerre et les armes ; la
victime n’a que le choix de résister et se voit le plus souvent imposer les
moyens, les armes de la résistance.
18
Cinq principes : quelles leçons ?
Priorité de la justice
Les terrorismes
Sacrifier sa vie
Dans notre vie quotidienne, dans nos sociétés, vivre avec la foi, c’est
admettre le sens de l’effort. La foi est une mise à l’épreuve, la foi est une
épreuve. Dans notre représentation d’un idéal de vie, de respect et de
coexistence, les fractures sociales actuelles, la misère, l’analphabétisme, le
chômage sont autant d’éléments de la nouvelle adversité qu’a enfantée, à
une si grande ampleur, l’époque moderne. La mobilisation s’impose, avons-
nous dit, quand la dignité de l’homme est en péril ; mais il ne s’agit pas
toujours d’une levée d’armes. Aujourd’hui, trop de femmes et d’hommes
voient leur dignité bafouée, leur existence niée, leurs droits violés, et cette
situation nécessite de répondre de façon urgente à un appel général au
jihād : il s’agit de donner de sa personne et de ses biens, de convoquer
toutes forces vives des diverses sociétés et de s’engager au travail de
réforme dont nous parlions plus haut.
Nous ne nions pas qu’il y ait des luttes que les circonstances nous
mèneront à devoir affronter armes ou pierres à la main pour faire opposition
à l’épuration ethnique ici, à l’occupation militaire là, ou à un autre type
d’agression comme celles auxquelles nous avons assisté (dans tous les sens
du mot) ou dont nous continuons à être les témoins en Afghanistan, en
Palestine, en Tchétchénie, en Irak, en Syrie ou autres. Mais il ne peut s’agir
de focaliser notre attention sur ces événements et d’oublier un type de
combat plus large, plus quotidien, et tellement urgent. Nos ennemis,
aujourd’hui, dans la voie de Dieu, ont pour nom la faim, le chômage,
l’exploitation, la délinquance et la toxicomanie ; et ils exigent un effort
intense, une lutte continue, un jihād total qui a besoin de chacun et de tous.
Combien sont-ils de musulmans à vouloir aller combattre là-bas, à
vouloir offrir de la façon la plus sincère leur personne à la cause de l’islam
et qui, emplis de cette intention, oublieront et resteront aveugles au combat
qu’il faut mener ici, à la cause qu’il faut défendre dans son quartier, dans sa
ville, dans chaque pays ? Ce jihād est un jihād pour Dieu et pour la vie, afin
que soient donnés à chaque être les droits qui sont les siens : l’ensemble du
message de l’islam porte cette exigence en même temps que sa nécessaire
réalisation. Il s’agit d’une guerre. Nous sommes en guerre. C’est bien le
sens de la formulation de l’Abbé Pierre quand il affirmait avec force : « Je
suis en guerre contre la misère », ou encore des appels du professeur Albert
Jacquard et de Mgr Jacques Gaillot quand ils partaient « en guerre » pour
loger les sans-abri. Le pape Jean Paul II lui-même, dans son encyclique
sociale Centesimus Annus (1991), appelait à une mobilisation générale
contre la pauvreté et les déséquilibres dans la répartition des richesses,
affirmant qu’il est du devoir du chrétien d’agir en ce sens.
Le jihād des musulmans participe de cet engagement en Occident bien
sûr, mais également dans tous les pays du Sud ; pleinement, dans le sens des
communautés de base sud-américaines, avec l’expression de la théologie de
la libération, avec les forces populaires ou syndicales au Proche-Orient ou
en Asie, où il se marie avec le message des spiritualités orientales les plus
exigeantes et les plus dignes. L’avenir du dialogue interreligieux trouvera
sans doute sa pleine réalisation dans ce type de stratégies et d’actions
concertées et concrètes. Promouvoir « une violence légitime » qui, de
l’intimité à la gestion des conflits et jusqu’à la promotion d’un engagement
contre nos dérives sectaires, agressives et égoïstes, nous rappelle que la
dignité et le respect ne sont pas des vues de l’esprit auxquelles on adhère
par simple bonté d’âme, mais constituent bien plutôt des idéaux qui doivent
convoquer toutes nos énergies – intimes et collectives – dans la
redécouverte du « sens de l’effort » et de l’« impératif de résistance ». Point
de paix sans effort, sans exigence, sans résistance. Les êtres humains nous
le rappellent si souvent… notre cœur nous le dit tellement. La non-violence
est non pas un état, mais un cheminement : en société, elle requiert une
profonde éducation ; seul, une initiation.
20
Aller au bout de la logique plurielle
MUSULMANS D’OCCIDENT :
CONSTRUIRE ET CONTRIBUER
ous sommes en Occident pour y rester. Mieux, nous sommes en Occident
N chez nous. Cette prise de conscience est récente et nécessite une réelle
révolution intellectuelle parmi les musulmanes et les musulmans.
Désormais, il faut reconsidérer notre perception de nous-mêmes, de notre
environnement et même de nos valeurs. Désormais, il devient urgent de
repenser notre discours, notre vocabulaire et nos partenariats. En somme, il
nous faut penser une éducation à soi, à l’environnement, à autrui. Vaste
programme, mais ô combien stimulant et nécessaire. Partons d’un principe :
il s’agit pour les musulman(e)s de rester tout à la fois fidèles à leurs valeurs
et en phase avec leur environnement. Autrement dit : il ne s’agit point
d’être moins musulman pour être plus occidental ou européen. La thèse ici,
c’est qu’il est possible d’être un(e) musulman(e) convaincu(e), sincère et
pratiquant(e) et un(e) authentique citoyen(ne) occidental(e). Cela est
possible : c’est somme toute nécessaire.
Les textes qui suivent sont autant de portes qui s’ouvrentsur des horizons
à étudier de façon approfondie. Le sens de notre présence, les concepts
d’« intégration », d’« identité », de « citoyenneté », de « culture » exigent
une réflexion qui doit mener vers une action concrète, organisée à brève,
moyenne et longue échéances. Ces textes se présentent comme des
incitations à mener le débat à tous les niveaux, et particulièrement à partir
des réalités du terrain. La route est longue, mais des choses proprement
extraordinaires sont de plus en plus visibles au sein des communautés
musulmanes d’Occident. Il faut continuer et se souvenir, comme fondement
de l’action qui se pense à partir des références musulmanes, que notre
spiritualité n’est point une retraite du monde, que notre foi n’est pas
exclusive et ne nous demande pas de nous isoler, que notre engagement
n’est point pour « nous » et contre « eux ». Bien au contraire : notre foi et
notre spiritualité sont des écoles où l’on apprend la dimension globale de la
Création et le respect de chaque être dans sa diversité ; nos valeurs nous
enseignent l’universalité du Bien et de la Justice et nos actions s’évaluent à
notre capacité de faire le bien pour chacun, pour tous, au nom de la
fraternité humaine.
Mais c’est à chacun de prendre ses responsabilités. Devant Dieu, en notre
âme et conscience, nous n’aurons que ce que nous méritons. À chacun donc
de se former, de vivre ses valeurs, de les faire vivre et de s’engager. C’est
pour nous le sens de la vie. C’est ce que Dieu exige de la conscience et du
quotidien de chaque être portant la foi ; c’est ce que notre avenir attend de
chaque intelligence. Notre façon d’être s’évalue finalement à notre façon de
donner et de contribuer. Au bien-être des hommes, à la justice, comme à la
respectueuse diversité.
21
Entre hier et aujourd’hui,
construire notre avenir
Voici venir le temps de nouveaux défis. Pendant près de vingt ans, les
milieux progressistes ont usé du concept d’intégration en voulant lui
octroyer une connotation des plus positives. « Intégrer », c’est accepter
l’autre, c’est promouvoir la tolérance à l’endroit du résident ou du Français,
Suisse, Canadien d’origine immigrée, c’est lutter pour sa reconnaissance et
pour ses droits. S’il apparaît clairement que le chantier demeure immense
quant à une application réelle et équitable du droit, force est de constater
que le paysage a été grandement bouleversé ces dernières années. Le
nombre de citoyens européens de confession musulmane s’est multiplié et
c’est par millions qu’ils se dénombrent aujourd’hui. Quand on vient
d’ailleurs, quand on n’est pas chez soi, quand notre imaginaire épouse les
couleurs d’un « là-bas », vouloir intégrer a un sens, et relève d’un acte
politique digne et courageux. Mais l’Histoire va son cours. Quand
désormais je suis chez moi, sur ma terre, à la maison, quand ma langue est
la langue de ce pays, quand mes rêves sont d’ici, que veut dire intégrer ?
Intégrer à quoi ? par rapport à qui ?
À chaque époque, son vocabulaire. Les concepts qui hier exprimaient le
sens d’un engagement humain et respectueux pourraient bien révéler
aujourd’hui, si l’on s’y réfère sans nuance, de nouvelles dispositions
d’esprit. On peut certes penser que celles et ceux qui usent invariablement
du concept d’intégration n’ont pas évolué dans leur analyse parce qu’ils
sont loin du terrain et parce qu’ils pensent encore avoir affaire à des
« étrangers ». Cela peut arriver, effectivement. On peut cependant supposer
que l’emploi du terme n’est pas tout à fait insignifiant ni innocent quand on
en use dans certains milieux sociaux ou politiques. Que peut bien signifier
dans l’esprit des acteurs politiques l’idée d’intégrer des femmes et des
hommes qui sont pourtant d’ores et déjà des citoyens français, belges,
suisses, canadiens ou autres ? Il semble bien que, à leurs yeux, quelque
chose n’est pas encore acquis, que l’intégration de ces citoyens n’est pas
vraiment « authentique », que leur citoyenneté est peut-être un fait en droit,
mais qu’elle demeure intellectuellement, voire sentimentalement ou
patriotiquement, partielle. Plus profondément, on pourrait penser, et de
nombreux indices le prouvent, que la suspicion demeure… voire, et cela est
plus grave encore, que de vieux réflexes coloniaux s’expriment encore au
travers de certaines tournures de phrase, miroirs révélateurs d’inquiétantes
tournures d’esprit.
Le discours musulman
Et les États ?
Question pertinente, en effet. Les États ont-ils pris acte des changements
considérables de ces dernières années : sont-ils au clair, au-delà des simples
discours de circonstance, sur la profonde réalité islamique de l’Europe avec
ses millions de citoyens ? On peut en douter, compte tenu des traitements
différenciés auxquels nous assistons. Tout se passe comme si les
musulmans en Europe, pour être considérés comme « intégrés », devaient
faire l’impasse sur la moindre pratique visible de leur religion… La
pratique, la visibilité, et a fortiori l’engagement associatif, ne sont pas
politiquement corrects. Ici, c’est le règne du soupçon caractérisé, entretenu
jour après jour par la phobie sécuritaire. Tout se passe comme si l’on ne
traitait pas avec des concitoyens mais avec de potentiels suspects menaçant
l’équilibre de la nation. Les citoyens musulmans pratiquants qui s’engagent
dans les associations, qui revendiquent des lieux de culte, qui appellent à
plus de justice sociale, se voient associés aux dossiers politiques les plus
nébuleux : la confiance, ici, est considérée comme de la naïveté… Ce sont
non pas des citoyens dans l’État, mais bien plutôt des loups dans la
bergerie. La crainte sécuritaire fait renaître de vieux réflexes coloniaux. Au
fond, il y a deux types de citoyens : les vrais, que l’on respecte ; les
« douteux », à qui il faut imposer une sorte de nouveau serment
d’allégeance. Avec ces derniers, le dialogue est une sommation… L’habileté
consiste à soigner les formes.
Les plus beaux discours sur l’intégration, le respect de la diversité
religieuse et culturelle, la promotion de la nouvelle citoyenneté ne changent
rien à la réalité du quotidien des musulmanes et des musulmans. Les
interventions répétées des États dans leurs affaires – en contradiction
flagrante avec les principes mêmes de la laïcité que l’on dit vouloir protéger
– laissent perplexes. Des fonctionnaires d’État, voire des ministres, savent
ne pas être des prêtres, des pasteurs ou des rabbins, mais ne sont pas gênés
de se faire muftis. On décide, dans les cabinets des États très séculiers, de
ce qu’est le bon islam, des critères qui font les bons musulmans. On ne se
gêne point, au demeurant, de penser une « théologie musulmane »… pour
les musulmans ; à leur place. De quel droit, au fond ? Comment peut-on
traiter ainsi les citoyens d’un État, et au nom de quelles prérogatives
d’exception ? Quelle loi autorise cette nouvelle gestion coloniale
intérieure ? La menace sécuritaire ne peut suffire à justifier ces répétés
dénis de droit, et l’entretien de cette image de musulmans suspects et mal
intentionnés ne tiendra pas à l’épreuve du temps. À vouloir tout à la fois
surveiller et infantiliser les citoyens musulmans, on finit clairement par aller
à l’encontre des intérêts des pays du continent. Seules les périodes
électorales réveillent aujourd’hui les politiques quant aux « populations
issues de l’immigration ». Demain, ce seront des sociétés transformées qui
les bousculeront dans leurs anciennes certitudes. Il faudra compter, à n’en
point douter, sur un engagement social et politique redoublé de ces
populations : leur présence mettra à mal le double discours entretenu de
certains gouvernements, et leur exigence d’autonomie devra être entendue.
Déjà, au cœur de l’Europe, la réalité de ces lendemains est en marche : au-
delà de l’instrumentalisation du concept d’intégration, des citoyennes et des
citoyens de confession musulmane prennent en main leur avenir et refusent
la mise sous tutelle, quelle qu’elle soit. Déjà, ils rappellent que la dignité
d’un État comme la bonne santé d’une société se mesurent à l’aune de
l’égal respect de tous les citoyens ; que l’État de droit a des règles qu’il faut
respecter et appliquer ; qu’un ministre n’est point un théologien ! Ils
continueront à le rappeler si l’on persiste à l’oublier.
23
Quelle présence musulmane ?
Identité et citoyenneté
Nous sommes en Occident pour y rester, s’il plaît à Dieu… c’est entendu.
On nous étudie, on nous ausculte, on nous soupçonne, c’est explicite. Les
années qui viennent ne seront ni faciles ni de tout repos, c’est évident. Plus
de dix-sept millions de musulmans en Europe occidentale désormais
installés, visibles, « intégrés » déjà ou, très bientôt, citoyennes et citoyens :
il faut s’attendre à quelques turbulences encore, mais il convient surtout de
penser et de construire notre vision de l’avenir. Que voulons-nous,
comment y parvenir ? Agir sans objectif, c’est s’agiter ; agir pour une
finalité, c’est former et construire. Avant de déterminer des objectifs et de
fixer des étapes, il convient de rappeler les principes sur lesquels repose
notre approche. Il convient d’être au clair sur les fondements de notre
engagement : Qu’est-ce qui motive notre discours ? Dans quel cadre nous
situons-nous ? Questions de fond auxquelles on doit répondre de façon
claire : nos réponses auront le mérite, pour nous-mêmes, de déterminer les
larges contours de notre vision et, pour nos interlocuteurs, de les faire
pénétrer dans notre univers armés des outils nécessaires pour comprendre,
pour mieux comprendre.
Notre « demeure » repose sur cinq piliers qui sont les fondations de notre
être et de notre engagement. Chacun de ces piliers, même s’ils n’ont pas la
même importance, est nécessaire en soi et pour les autres : ils disent qui
nous sommes, nos aspirations et nos responsabilités. Ils sont ce qui porte et
illumine notre vision avant que notre intelligence n’ait le devoir de la
construire. Considérons donc ces piliers, un à un.
L’écrivain russe Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existe pas, tout est
permis. » Dieu est, et tout n’est pas permis, justement. Le message de
l’islam, en ce sens, est des plus explicites : pour l’être humain penser Dieu,
c’est penser sa responsabilité personnelle, seule voie pour accéder à Son
amour. La seule, effectivement. Quand les critères du succès deviennent le
succès lui-même, ou la performance, ou le gain, ou le pouvoir, ou la
notoriété, alors les musulmans de cœur et de volonté se rangent avec les
consciences résistantes. Tout n’est pas permis pour de l’argent, du plaisir ou
du pouvoir : être avec Dieu, c’est promouvoir et défendre des valeurs, c’est
connaître la portée d’un geste, c’est évaluer le sens des moyens pour
déterminer la légitimité de la fin. Partout, en toute circonstance.
L’éthique de la responsabilité, au cœur de la spiritualité musulmane, dit
et affirme qu’il y a « un bien », qu’il y a « un mal » et qu’il convient de
faire un choix. Il s’agit donc d’une éthique sous-tendue par l’exigence de
l’engagement et de l’effort personnels. C’est l’épreuve de la vie à laquelle il
faut faire face en refusant l’autovictimisation et la perpétuelle complainte :
en Europe, comme ailleurs, la vie est difficile, les choix sont périlleux, mais
notre humanité est à ce prix. Nous avons ici ce que d’autres n’ont pas… ils
ont là-bas ce qui parfois nous manque, certes… chacun son épreuve, et
Dieu est et demeurera Juste. Il faut faire face à ses faiblesses, comme à ses
tentations, et ce même dans un monde qui désormais se crispe à la seule
mention de la « morale ». Nos références confirment en ce sens l’intuition
esthétique du poète Baudelaire : « La plus grande ruse du diable est de nous
faire croire qu’il n’existe pas. » Nous devons savoir la nécessaire vigilance.
Nos références
Il faut que les choses soient claires : si nous nous reconnaissons en tant
que musulmanes et musulmans, si c’est à l’islam que nous adhérons, alors il
est normal que nous réfléchissions dans et à partir des références
musulmanes parce que ce sont ces dernières qui, naturellement, donnent
sens à notre vie et à notre mort. Il faut, loin de toute considération
strictement sociologique, commencer par le commencement : la foi en
Dieu, la reconnaissance de Sa présence, l’adhésion à Sa Révélation et à
l’œuvre de Son Messager constituent, ensemble, la première de nos
références. Elle participe de la foi qui reconnaît le Créateur, le Prophète et
le Message. Ce que Dieu demande aux croyants, selon la tradition
musulmane, n’est pas une pure adoration éloignée de la vie et des êtres
humains. Au contraire. Porter foi en Dieu, c’est reconnaître son humanité,
l’éduquer, l’orienter pour soi mais avec autrui, seul et en communauté,
intimement au cœur même des sociétés.
En cela, nous pouvons dire que la deuxième référence des musulmans est
« le chemin » : comment, quels que soient l’époque et le contexte, rester
fidèle à Dieu et à Son message. Si la foi en Dieu privilégie le cœur (sans
nier jamais la nécessité de la raison), le chemin de la fidélité convoque
quant à lui toutes les capacités rationnelles de l’être humain (sans nier
jamais la lumière du cœur). Rester fidèle aux enseignements divins, c’est
réfléchir, comprendre, évaluer, déterminer, soupeser… chaque état, chaque
situation, chaque alternative. En connaissance de cause, nourri par une
intelligence approfondie des exigences de la vie, de l’environnement, de
l’époque. La foi en Dieu et en Son Messager, nous l’avons dit au premier
chapitre, c’est la shahāda ; le chemin de la fidélité, c’est la sharī‘a.
La Voie
La sharī‘a n’a rien à voir avec la lecture réductionniste qui nous est
proposée par certains musulmans, orientalistes ou journalistes qui
l’associent à l’application des peines du Code pénal pour en
présenter l’exacte trahison. La sharī‘a, répétons-le, c’est « comment être et
demeurer musulman », c’est la voie de la fidélité aux principes de la foi
vivante, de la responsabilité, de la justice, de l’équité, du respect et de la
liberté. Pour la musulmane et le musulman, ces principes généraux sont
universels et dessinent le sens et l’horizon du chemin, de sa vie sur Terre.
Pour une oreille habituée aux catégories de la pensée occidentale, on
pressent combien cette formulation peut paraître a priori gênante :
l’universel, produit par une autre instance que la faculté de raison, peut
enfanter le dogmatisme, l’intransigeance, voire le fanatisme. Pour se
prémunir de cette tentation, il s’est donc agi de tout relativiser, hormis
l’énonciation de valeurs élaborées par la raison humaine universelle. Un
être humain ouvert et moderne se mesurerait donc à sa capacité à relativiser
ce qu’il croit, puisque dans l’ordre de la rationalité tout est forcément relatif
à l’exception, nous l’avons dit, de quelques valeurs et droits fondamentaux
(et universels) sur lesquels les hommes peuvent se mettre d’accord.
La tradition musulmane établit les choses différemment et ne fait pas de
la relativité des opinions une assurance contre le dogmatisme et la
fermeture d’esprit. Tant il est vrai que l’on peut être rationnellement
dogmatique et foncièrement obtus et intransigeant au nom même de la
relativité des opinions. Il existe aujourd’hui un nouveau dogmatisme de la
relativité qui ne résiste pas à la troublante tentation de faire de la relativité
un absolu et qui, somme toute, n’est pas moins dangereux que
l’enfermement dogmatique de certains théologiens. Ce qui est déterminant
pour un musulman, ce n’est pas de relativiser l’universalité de son message
mais bien de considérer comment le message, qu’il reconnaît comme
universel, appréhende la pluralité des croyances, des cultures, des opinions
et plus largement des contextes humains et sociaux. En ce sens, une étude
approfondie du Coran et de la Sunna, ainsi que des principes universels qui
s’en dégagent, nous intime l’ordre non pas seulement de tolérer
rationnellement la diversité, mais de la respecter, avec notre cœur et notre
intelligence, car elle est un des signes de la volonté du Créateur : Il a voulu
nos différences de couleurs, de langues, de croyances et d’organisations
sociales.
De plus, Il nous enjoint de prendre et de faire nôtre le bien où que nous le
trouvions, quel qu’en soit l’auteur, d’où qu’il vienne… Il ne s’agit donc non
pas seulement de respecter l’autre dans sa différence, en se permettant de
l’ignorer, mais au contraire de s’efforcer de le connaître afin de tirer profit
de tout ce qu’il pense ou fait pour le bien de l’humanité. L’universalité de la
sharī‘a impose aux croyants une attitude intellectuelle dynamique et active
leur permettant d’intégrer tout ce que les sociétés ont produit et produisent
de mieux pour assurer la justice et le respect des êtres humains et de la vie.
Le cadre
Éduquer et instruire
Divertissements et loisirs
Mémoire
Savoir qui l’on est, c’est aussi savoir d’où l’on vient. En Occident, la
mémoire s’est parfois choisi des origines bien sélectives, clairement
sélectionnées. On le constate autant dans l’ordre de la mémoire longue que
dans celui de l’Histoire plus récente : si l’on insiste toujours pour affirmer
les substrats gréco-romain et judéo-chrétien de la pensée occidentale, on
continue encore à construire l’identité des populations en niant autant l’effet
des colonisations que les conséquences réelles des immigrations qui, avec le
temps, ont produit un nouveau type de citoyens occidentaux. Il est impératif
de restituer la mémoire et de battre en brèche un certain nombre de
« conclusions orientées » fondées sur des amnésies de nature idéologique.
La mémoire de la civilisation islamique dans son ensemble, de son ancrage
européen en Andalousie, des sources vives de la pensée en Afrique du
Nord, des blessures de la colonisation, de l’infinie dignité des mémoires de
l’exil… de tout cela, il faut parler, témoigner et débattre. Se rappeler, c’est
se respecter et se faire respecter : des formations, des expositions, des
conférences, des livres, des tables rondes, des voyages ne seront jamais de
trop pour relever ce défi.
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