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Pour comprendre les

relations entre finance, innovation et


croissance, il faut tout d’abord accep-
ter le caractère incertain – et non
pas risqué – de l’innovation. Incertain
parce que rien ne permet de connaître
les probabilités de succès d’une inno-
vation. Pour autant, cela ne veut pas
dire que la réussite d’une innovation
est due à la chance. C’est l’attention

Le maquis et l’implication stratégique sur le long


terme qui en détermine le succès.

du financement
Joseph Schumpeter a été le pre-
mier économiste à décrire avec finesse
le lien entre la capacité d’innovation

de l’innovation
d’une économie, la performance des
entreprises et le fonctionnement des
marchés de crédit. Très connu pour sa
description des cycles économiques,
la qualification des différents types
d’innovations et le rôle central qu’il
accorde à l’entrepreneur, il l’est moins
Les entrepreneurs innovants pour son analyse des marchés finan-
ciers et particulièrement du rôle des
se heurtent à des réticences banques. Pourtant, il accorde une
place conséquente à ces thématiques
importantes de la part dans son œuvre (Pénin, 2016). Pour
des marchés financiers et lui, l’innovation nécessite un finan-
cement adapté. Dans une société
des banques pour financer leurs capitaliste, le rôle du banquier est de
projets. Mais dans ce domaine collecter les fonds nécessaires pour
réaliser les nouvelles combinaisons
crucial pour la croissance, que sont les innovations. Aujourd’hui,
de nouveaux acteurs, publics les banques traditionnelles fuient les
activités innovantes incertaines aux-
et privés, sont apparus quelles se livrent les start-up. Ces
avec pour objectif de remédier dernières doivent alors chercher des
financements alternatifs tels que le
à certaines défaillances capital-risque, le crowdlending (prêt
de marché en proposant participatif), etc.
Notre objectif, dans cet article,
des solutions innovantes. est de montrer l’importance des
liens entre finance et innovation aux
niveaux macro et microéconomique,
en distinguant financement public et
privé. Pour autant, nous ne visons pas
Auteurs une description exhaustive de l’en-
Sophie Raedersdorf semble des sources de financement
Auditeur financier PwC, chercheur au laboratoire BETA-CNRS, possibles de l’innovation.
université de Strasbourg Les entreprises se distinguent par
Thierry Burger-Helmchen leur taille, âge, structures financières
Professeur, chercheur au laboratoire BETA-CNRS, et marchés auxquels elles s’adressent.
université de Strasbourg Ces différences affectent leurs

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Les stratégies de rupture

besoins de financement. Ces besoins des difficultés d’accès au marché Il est établi que les marchés finan-
dépendent également du cycle de financier. Certaines se tournent alors ciers sont inefficaces pour financer
vie de l’indus- vers d’autres sources de financement, des projets très innovants et que
trie considérée. l’autofinancement restant pour cette difficulté s’accroît lorsque le
Les marchés Une entreprise en trois-quarts d’entre elles le principal projet est à un stade très éloigné de
financiers sont place n’aura pas levier financier pour mener à bien la commercialisation. La recherche
inefficaces le même coût du des projets innovants (Bessière et fondamentale, la science ne sont
capital qu’un nou- Stéphany, 2015). Il est à noter que pas des produits comme les autres
pour financer vel entrant. la part des ressources propres des et leur financement est difficile. Les
des projets très Aujourd’hui, il entreprises cotées en bourse fléchées financeurs sont alors très largement
est clair que cer- vers le financement des innovations spécialisés dans différentes étapes
innovants
taines bulles finan- s’est fortement réduite ces dix der- du processus d’invention-innova-
cières peuvent être nières années (elle a été divisée par tion (business angels dans la phase
interprétées comme des processus deux aux États-Unis en dix ans). Les amont, puis capital risque pour la
massifs de mise à disposition de cré- entreprises cotées préfèrent utili- phase industrielle, etc.). Néanmoins,
dits dans le but d’installer de nou- ser leur capacité d’autofinancement de nombreuses études indiquent
velles révolutions technologiques pour des opérations de rachat d’ac- que cette forme de financement,
(Perez, 2002). Nous savons également tions favorables à leurs actionnaires, où chaque acteur ne pense qu’à se
que les innovations n’apparaissent au moins à court terme. désengager le plus rapidement pos-
pas de manière linéaire mais en Cependant, aucun travail rigou- sible en poussant le projet vers l’étape
grappes (ou par vagues). Aussi, les reux ne permet de savoir si ce sont suivante (et donc dans les mains d’un
modélisations financières qui suivent les besoins différents des entreprises autre financeur), limite l’originalité
essentiellement une loi gaussienne qui sont à l’origine de différentes des découvertes et réduit la perfor-
sont souvent inadaptées pour captu- formes de financement ou si ce sont mance d’ensemble (Mazzucato, 2013).
rer la vraie relation entre finance et les différentes formes de finance- Les marchés financiers font parfois
innovation (Taleb, 2012). ment qui suscitent des propositions preuve d’exubérance lorsqu’il s’agit
Dans un premier temps, nous nous d’innovations différentes dans les de financer (et d’évaluer) des projets
concentrons sur les acteurs historiques entreprises. technologiques. Souvenez-vous de la
du financement de l’innovation que Les projets incertains dont les bulle internet, nourrie avec soin entre
sont les banques, les marchés finan- résultats ne sont perceptibles que 1995 et mars 2000, date de son écla-
ciers et les acteurs publics. Leur rôle dans un futur lointain sont souvent tement. En 1995, les entreprises de
a très fortement évolué ces dernières pénalisés par les marchés financiers. l’internet promettaient des potentiels
années. Puis, nous traiterons des choix Lorsqu’en 2006, l’entreprise Micro- de croissance fantastiques auxquels les
de financement de l’innovation interne soft annonce qu’elle va s’engager investisseurs financiers ont répondu en
aux entreprises et nous verrons que dans un projet de recherche coûteux fournissant massivement des capitaux
les outils managériaux utilisés ne sont et incertain afin de concurrencer le (par exemple, l’entreprise Netscape,
pas neutres sur l’acceptation ou non moteur de recherche de Google, sa aujourd’hui disparue, atteint une
d’un projet innovant. Nous évoque- valeur boursière diminue de 11 % capitalisation boursière de plusieurs
rons, pour finir, les nouvelles sources dans les 24 heures. La capitalisation milliards de dollars en quelques jours
de financement de l’innovation. boursière de Microsoft a donc perdu de cotation seulement). Les valorisa-
32 milliards de dollars simplement tions financières n’ont rapidement plus
parce que cette annonce ne cor- aucun lien avec le chiffre d’affaires
Les acteurs respond pas au type de risque lié à réalisé par les entreprises jusqu’à
historiques un projet innovant que les marchés l’éclatement de la bulle et la dispari-
du financement souhaitent prendre. Heureusement, tion de près de 4 000 entreprises liées
> économie & management

de l’innovation cette entreprise dispose d’une sur- à l’économie de l’internet.


face financière suffisante pour faire
Les marchés financiers, face à ce type de variation, mais il est Les banques privées :
aide ou handicap ? certain qu’une entreprise plus petite un problème d’offre
n’aurait pas survécu. Cet exemple ou de demande ?
Aujourd’hui, près de 20 % des illustre bien l’impact que peuvent
entreprises françaises abandonnent avoir les marchés financiers sur les Les crises financières récentes
leurs projets d’innovation à cause innovations. montrent l’incapacité des modèles

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> Le maquis du financement de l’innovation

financiers traditionnels à com- environnement financier en faveur été le maintien d’activités innovantes
prendre la manière dont le risque de la prise de participation comme existantes plutôt que la création de
est accumulé (voire dissimulé) grâce en Allemagne ou au Japon, les nouvelles). Certes, une partie de ces
à différentes innovations financières banques sont plus patientes quant à mesures tient plus de la reconfigura-
(produits dérivés, credit default l’obtention des résultats de projets tion de mesures et de structures exis-
swap, etc.). innovants que dans des pays au capi- tantes que d’une réelle création mais
De nombreuses études montrent talisme actionnarial plutôt guidé par elles ont plusieurs caractéristiques
que le risque d’une entreprise n’est la spéculation et le court-termisme d’ensemble très positives. En particu-
pas bien mesuré par les banques, (Tylecote et Visintin, 2008). lier, le financement public, bien que
en particulier lorsque l’entreprise toujours majoritairement présent en
opère dans un secteur innovant Le financement public, amont (la recherche fondamentale),
ou lorsqu’elle est elle-même inno- le nouvel acteur stratège a intégré depuis quelques années
vante. Les banques ne distinguent que son efficacité était augmentée
qu’avec difficulté l’origine du risque La dépense intérieure française si l’ensemble de la chaîne de l’inno-
que court l’entreprise et ne savent de recherche et développement vation était pris en compte.
pas évaluer les modèles d’affaires (DIRD) correspond aux travaux de La figure 1, page suivante, illustre
incorporant des innovations. En R&D exécutés sur le territoire natio- cette situation avec un ensemble
effet, ces modèles se basent essen- nal. Elle se monte à environ 50 mil- d’acteurs publics assurant le relais
tiellement sur des actifs intangibles liards d’euros, dont 30 pour le secteur avant que les financeurs privés les
que la banque ne peut pas revendre privé et 20 pour le secteur public. plus solides n’interviennent (même
en cas de faillite de l’entreprise. Les Le projet européen, dit « stratégie si, comme nous
innovations, incertaines par nature, de Lisbonne », qui entendait faire l’avons indiqué,
incorporent également une forte de l’Europe la première économie le morcellement Plus de la moitié
asymétrie d’information – l’innova- de la connaissance avec 3 % du PIB des financements des entreprises
teur potentiel en sait toujours plus de chaque pays consacré à la R&D diminue la pro-
sur ses vraies chances de réussite que est un échec (seuls la Finlande, le ductivité des
françaises
la banque elle-même. De plus, en cas Danemark et la Suède ont atteint ou systèmes inno- se déclarent
de réussite de l’entreprise innovante, dépassé le chiffre des 3 %). vants). Les Socié- innovantes
la banque ne récupère que le rem- Pourtant, à côté de ces chiffres tés d’accé­lération
boursement de son prêt en l’absence peu glorieux, nous trouvons d’autres du trans­fert de
de participation au capital. En consé- résultats pour la France nettement technologies (SATT) ont été créées
quence, l’offre de crédits pour les plus positifs. Plus de la moitié des pour améliorer le système dans son
entreprises innovantes est limitée. entreprises françaises se déclarent ensemble, en particulier pour facili-
Toutefois, le financement de innovantes et ce chiffre est confirmé ter la connexion entre l’ensemble des
l’innovation connaît également un par le fait que 14 % de leur chiffre acteurs (encadré 1, p. 35). Les acteurs
problème de demande. En effet, il d’affaires émane de produits créés publics sont majoritairement pré-
n’y a pas suffisamment d’entreprises depuis moins de deux ans. La France sents à gauche du graphique lorsque
qui souhaitent déployer une stra- reste très active dans le dépôt de la recherche est dans sa phase fon-
tégie de croissance. Aussi, les PME brevets. On peut donc raisonna- damentale. L’ANR (Agence nationale
ont un accès plus facile au finance- blement dire qu’elle embrasse une de la recherche) propose des appels
ment mais malheureusement, celles culture de l’innovation et que les à projets thématiques ou des projets
qui ont des projets innovants appa- acteurs privés et publics sont de plus blancs pour permettre l’émergence
raissent comme les plus risquées et en plus dynamiques et décidés. d’inventions qui sont encore très éloi-
ne se font pas financer. S’il y avait La France déploie un ensemble gnées des applications industrielles.
davantage d’entreprises innovantes impressionnant de mesures Des acteurs privés, appelés business
à la recherche de financements, publiques en faveur de l’innovation angels, apparaissent dès qu’un cher-
elles n’apparaîtraient pas comme (Programme investissement d’avenir cheur met en évidence le potentiel
des investissements risqués négli- [PIA] 1, 2 et 3, Idex, Labex, Equipex, d’une invention (mesuré notamment
geables par rapport à la masse de SATT, ANR, etc.) conjugué aux struc- par sa brevetabilité). Le chemin entre
demandes de financement de projets tures existantes de pôles de compéti- l’invention et l’application écono-
plus rentables. tivité, à une banque d’investissement mique concrète est long. Surnommé
Au regard des variétés de capi- (Bpifrance) et à un crédit d’impôt « vallée de la mort », cette appellation
talisme, nous savons que dans un recherche (dont l’impact a davantage fait référence au grand nombre de

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Les stratégies de rupture

Figure 1. Multiplicité des acteurs du financement de l’innovation

La vallée de la mort
Business angels
Marchés
Financement/accompagnement

ANR Bpifrance Banques fonds spécialisés

Crédit impôt recherche

Preuve de concept Capital-risque

Fonds d’amorçage

Recherche Phase Phase Phase de Développement


fondamentale préindustrielle industrielle commercialisation international

Maturation technologique des projets

Source : « L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques », rapport parlementaire par MM. Claude Birraux et Jean-Yves Le Déaut, députés, 2012, p. 118.

brevets qui ne trouvent jamais d’ap- situation est cependant très diffi- aux acteurs publics et à l’ensemble
plication industrielle concrète. cile à quantifier. La figure 2 prend de l’économie via un mécanisme
Cette vision plus stratégique des l’exemple de financements publics clair de redistribution.
acteurs publics français cherche en ayant permis la création d’inven- Enfin, de nombreuses études
particulier à réduire le risque de tions qui, combinées par l’entreprise montrent l’impact très positif du
crowding out, c’est-à-dire le rem- privée Apple, ont donné lieu à des financement public de l’innovation
placement du financement privé produits innovants. Si Apple, qui pour créer un nouveau marché. En
par le financement public sans que a profité de ces inventions, s’était effet, de nombreux modèles éco-
pour autant l’effort global (public acquittée de ses impôts, cette réus- nomiques tentent de corriger ou
+ privé) soit plus important. Cette site commerciale aurait bénéficié d’améliorer à la marge le fonction-

Figure 2. Influence du financement public sur la création de l’iPad, iPhone, iPod

DRAM cache Click-wheel Multi-touch screen NA VSTAR-GPS


DARFA RRE, CERN DoE, CIA/NSF DoD DoD/NAVY

Lithium-ion batteries SIRI


DoE DARPA

Signal compression First generation iPod iPod Touch and iPhone (2007)
Army Research Office (2001) iPad (2010)
> économie & management

Liquid-crystal display HTTP/HTML


NIH, NSF, DoD CERN

Micro hard drive Microprocessor Cellular technology Internet


DoD/DARPA DARPA US military DARPA

Lecture : Darpa, DoE, DoD, NIH, NSF, etc. sont des organismes gouvernementaux soutenus par le financement public des États-Unis.
Source : M Mazzucato, « Financing Innovation: Creative Destruction vs Destructive Creation », Industrial and Corporate Change, vol. 22, n° 4,
2013. © 2013, Oxford University Press.

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> Le maquis du financement de l’innovation

nement de certains marchés par


Encadré 1. Les Sociétés d’accélération du transfert
l’investissement public. Nous savons
de technologies (SATT)
aujourd’hui que l’acteur public joue
Pour mettre fin à l’éclatement de la recherche publique et améliorer la
un rôle plus important, celui de valorisation des fruits de la recherche fondamentale, 14 SATT ont été
créer un marché là où les investis- créées sur le territoire français. Ces sociétés sont conçues pour être le
seurs privés n’osent pas s’aventurer trait d’union entre la recherche académique et les marchés économiques.
dans un premier temps (Mazzu- Elles doivent améliorer l’impact socio-économique des résultats de la
cato, 2013). Ainsi, les innovations recherche académique et favoriser la création d’emplois en France. Elles
gèrent le portefeuille de propriétés intellectuelles des laboratoires, inves-
dans le secteur de l’économie verte
tissent dans la maturation, managent le placement des technologies,
dépendent encore très largement prennent en charge des éléments d’incubation et mènent la recherche
du financement public (en France partenariale. Le produit final revient à la création de start-up innovantes.
tout comme dans les autres pays Les SATT gèrent également les contrats CIFRE. Il s’agit de partenariats
de l’OCDE). entre une entreprise et un laboratoire public pour accueillir à temps
partagé un doctorant qui travaille sur un sujet innovant et pertinent à
la fois pour l’entreprise et le laboratoire.
Les SATT ont pour objectif de s’autofinancer. Cet objectif n’est pas encore
Les décisions atteint et peu d’études sont disponibles aujourd’hui pour juger de leur
de financement impact réel. Cependant, leur rôle d’accélérateur et de guichet unique
de l’innovation au s’est déjà accompagné d’une professionnalisation des interlocuteurs et
sein des entreprises d’une simplification administrative bienvenue dans l’écosystème de la
recherche française.
Trois outils souvent utilisés pour Plus d’informations sur www.satt.fr et www.conectus.fr
guider les décisions d’investisse-
ment en innovation des entreprises
sont emprunts de biais. Il s’agit de
la valeur actuelle nette (VAN) qui La valeur actuelle nette La formule est simple et bien
souffre d’un biais de sous-estimation connue, mais les analystes font sou-
du rendement réel d’un projet, du Le calcul de la VAN est un simple vent deux erreurs qui conduisent à
calcul et de l’utilisation des coûts calcul d’actualisation des flux. La un rejet des investissements en inno-
irrécouvrables qui sont très sensibles formule sous-entend qu’un inves- vation. La première consiste à com-
à la situation concurrentielle et du tisseur rationnel sera indifférent parer le résultat du calcul de la VAN
rendement par action qui est très à recevoir un euro aujourd’hui ou à la situation actuelle, sous-entendu
influencé par l’horizon temporel des recevoir cet euro dans quelques que si l’entreprise ne fait rien, elle
décideurs. Il n’y a pas de mauvais années avec des intérêts en plus. préservera les mêmes flux financiers
outils, mais la manière de les utiliser Dans ce cadre, l’investisseur divise sans que ceux-ci ne déclinent avec le
est souvent inappropriée. Christensen par (1 + r)n les flux financiers qu’il temps (dans ce cadre, on se demande
et al. (2008) suggèrent d’autres espère gagner (r désigne le taux de même pourquoi elle devrait investir
méthodes pour utiliser ces outils afin rendement annuel et n le nombre dans un projet innovant !). Il est vrai
de favoriser la décision de finance- d’années durant lesquelles l’inves- que prévoir le déclin de ses recettes
ment de l’innovation. tissement doit rapporter ce taux). futures est tout aussi difficile que de
prévoir les recettes générées par un
Figure 3. À quoi comparer la valeur actuelle nette ? nouvel investissement. Cependant,
cette approche change de manière
A Les flux financiers
drastique les seuils d’acceptation de
du nouveau projet d’innovation Les managers comparent l’investissement (figure 3).
la VAN du projet A Cette difficulté à prévoir les flux
B Hypothèse sous-entendue A à l’état stationnaire B futurs est la source de la seconde
que les flux ne changent pas
en cas de non-investissement erreur. Pour faire face à cette rela-
B tive imprévisibilité des chiffres, les
C Les managers devraient décideurs font appel à des modèles
C La réalité des flux comparer la VAN du projet A
en cas de non-investissement à la situation de déclin C
mathématiques sophistiqués pour
déterminer la valeur des paramètres
Source : Christensen M., Kaufman S. P. et Shih W. C., « Innovation Killers, How Financial Tools
à employer. Or, l’extrême sophistica-
Destroy Your Capacity To Do New Things », Harvard Business Review, vol. 86, n° 1, 2008. tion, si elle s’accompagne d’une non-

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Les stratégies de rupture

de vie. Or, dans une économie de


Encadré 2. Le coût irrécouvrable dans l’aciérie – l’adoption
marché, la durée de vie d’une tech-
des fourneaux à oxygène
nologie est essentiellement fixée par
Au début des années 1950, une nouvelle technologie de fabrication
d’acier devient commercialement viable : les fourneaux à oxygène (FO). les stratégies concurrentielles.
Les FO réduisaient le temps de fonte à 40 minutes contre 6 à 8 heures Pour y remédier, nous suggérons
avec les hauts-fourneaux (HF) qui ont longtemps été le standard dans de ne pas évaluer le projet innovant
l’industrie. Malgré les atouts de la technologie FO, peu de fabricants seul, mais d’évaluer l’intégralité de
américains l’ont adoptée et ont, au contraire, augmenté la capacité la stratégie au sein de laquelle s’arti-
de leur HF classique de 50 millions de tonnes sans les remplacer par
cule ce projet. Si la stratégie permet
des FO avant la fin des années 1960. Pendant ce temps, de nouveaux
concurrents ont adopté la technologie FO, notamment des entreprises d’obtenir un avantage concurrentiel
japonaises et coréennes, ce qui leur a permis de vendre leurs produits durable, il sera plus facile de sur-
à bas coût sur le marché américain. monter les blocages dus aux coûts
Pourquoi les fabricants américains ont-ils continué à investir dans une irrécouvrables d’un projet apparte-
technologie moins performante ? L’explication usuelle est de blâmer nant à une ancienne stratégie.
le management. Ainsi, des observateurs de l’industrie ont écrit que la
raison de l’hésitation des managers à adopter une nouvelle technologie
provient du fait qu’ils aient tous le même schéma de pensée, à savoir
Le bénéfice par action
que les innovations sont risquées et qu’il est préférable d’attendre que
d’autres en fassent l’expérience avant de se lancer. Les entreprises cotées en bourse
Sans rejeter l’hypothèse de myopie et de frilosité des managers, sont jugées par intervalles réguliers
d’autres explications peuvent être avancées. Durant la première quant à leurs résultats financiers
moitié du xxe siècle, les entreprises américaines avaient développé des et les variations que cela implique
connaissances et un savoir-faire considérables dans l’utilisation des pour les détenteurs d’actions de ces
HF. L’investissement dans le développement de savoir-faire représente
entreprises. Cette approche conduit
un coût irrécouvrable. Ce savoir-faire n’était d’aucune utilité pour
manœuvrer des FO. Ce coût était tel que pendant un certain temps, de nombreux managers à n’entre-
il était plus intéressant pour les entreprises américaines de continuer prendre que des investissements ren-
à travailler avec des HF plutôt que d’investir dans des FO et dans le tables à court terme afin d’obtenir
développement de nouvelles connaissances et savoir-faire. des résultats financiers réguliers et
Les travaux académiques montrent que les fabricants d’acier améri- ce, au détriment d’investissements
cains ont fait leur choix de technologie en se basant sur un critère de qui seraient plus stratégiques à long
maximisation du profit… Des coûts irrécouvrables conséquents sont
terme. La figure 4 représente l’utili-
difficiles à ignorer par une entreprise lorsqu’il faut faire un choix
technologique. La présence de ces coûts différencie les fabricants sation faite par les grandes entre-
américains, japonais et coréens. Néanmoins, ces différences sont la prises américaines de leurs ressources
source du déclin de l’aciérie américaine dans les années 1970 et 1980. financières. La part dédiée aux inves-
Source : d’après D. Besanko et al., Management stratégique : principes économiques tissements R&D est toujours plus
fondamentaux, Paris, De Boeck, 2017. petite que la part allouée au rachat
d’actions.
Une pratique opposée existe dans
maîtrise des hypothèses sous- donné, ces coûts sont définitive- certaines entreprises de l’économie
jacentes, est une source d’erreur et ment perdus. En conséquence, de sociale et solidaire, où l’approche
de rejets des projets innovants. nombreux managers choisissent de financière des investissements est
conserver l’ancienne technologie rejetée (Raedersdorf, 2016).
Les coûts irrécouvrables (encadré 2), au moins le temps de
rentabiliser l’investissement initial, Les processus
Pour décider d’investir ou non au lieu d’investir dans une nouvelle qui facilitent l’innovation
dans un projet innovant, il ne faut technologie plus efficiente. Malheu-
> économie & management

considérer que les flux futurs sans reusement, le temps nécessaire pour De nombreuses entreprises uti-
se préoccuper de savoir si cela rend rentabiliser l’investissement initial lisent aujourd’hui des processus dits
obsolètes les immobilisations cor- est un temps que les concurrents de « Stage-Gate » pour déterminer si
porelles et incorporelles existantes. peuvent employer pour déployer elles accordent plus de temps et de
Les coûts irrécouvrables sont une une nouvelle technologie et gagner ressources à un projet d’innovation.
partie des coûts fixes d’un projet des parts de marché. Les managers Le Stage-Gate consiste en un audit
qui ne sont pas transférables à un assimilent la durée de rentabilisa- des résultats obtenus jusqu’alors et
autre projet. Si le projet est aban- tion de l’investissement à sa durée d’une évaluation du potentiel du

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> Le maquis du financement de l’innovation

projet. Souvent, ce processus ne


Encadré 3. Le pilotage des processus d’innovation :
fait qu’amplifier les biais que nous
des visions différentes au sein des entreprises
venons de souligner. Plus le projet
Parmi les difficultés rencontrées pour mener à bien un projet innovant
est innovant, plus le processus de au sein des entreprises, un point de divergence est particulièrement
Stage-Gate est inapproprié. De plus, saillant entre les chefs de projets innovants et la direction financière.
les responsables de projet savent Ils n’utilisent pas les mêmes outils de gestion. La communication est
quels chiffres mettre en avant pour rendue particulièrement difficile entre ceux en faveur d’utilisation
que le financement du projet soit d’outils très normés faisant la part belle à des ratios financiers clas-
siques et ceux qui souhaitent s’abstraire de ces indicateurs et utiliser
attribué. McGrath et MacMillan pro-
des méthodes de gestion plus interactives. Une étude récente menée
posent de commencer non pas par auprès de 169 chefs de projet ou directeurs financiers montre que non
les hypothèses d’un projet puis son seulement il n’y a pas d’outils partagés, mais qu’en plus, chacun utilise
chiffrage comme cela est souvent le des outils différents en fonction de la phase de maturité du projet
cas, mais par l’indication de chiffres innovant. Ainsi, la phase d’idéation du projet manque totalement de
minimaux pour que le projet passe structure, mais plus l’innovation se concrétise plus des outils stan-
dardisés sont mis en place. Cette absence d’outils partagés entre les
le Stage-Gate, puis de déterminer différents participants à un projet renforce les risques de stopper ce
les hypothèses auxquelles le projet projet ou qu’il soit mal piloté. Enfin, l’utilisation et l’impact des outils
doit répondre pour que ces chiffres déterminent en partie le type d’innovation que les entreprises vont
soient atteints. Enfin, le déroule- obtenir (marginalement innovant ou innovation de rupture).
ment du projet doit permettre de
valider ou d’invalider les hypothèses
en commençant par les plus impor-
tantes, les plus simples et les plus Conclusion l’innovation (multitude d’acteurs,
faciles à tester. L’encadré 3 décrit difficultés d’évaluation en interne et
les difficultés rencontrées par les Les liens entre finance et inno- en externe à l’entreprise). Toutefois,
entreprises pour établir un dialogue vation sont multiples. Nous souhai- des avancées très positives ont eu
entre la fonction finance et la fonc- tions mettre en avant dans ce texte lieu ces dernières années : un acteur
tion R&D. quelques freins au financement de public plus stratégique et l’apparition

Figure 4. Utilisation des ressources financières des 500 plus grandes entreprises américaines (en %)

100

90 15 13 13
17 16 16
23 23 21 22
80 12 24 25
11 26 27 27
12 13 15 29 30
70 34 21
16 15 17
15 11 17
60 16 12 20 15 14 10 18 19
19 19 19
14
8 11 14 13 13 8
50 14 9
13 16 12 14
13 16 16 13 13
40 14 13 12
14 13 13 13 12
12 12 11
30 10 12

20

10
42 42 46 44 41 35 32 30 28 36 40 36 35 36 35 35 30 29
0
3

6
7

2
9

201

201

201

201
200

200

200

201

201

201
199

200

200

200

200

200

200

200

Rachat d’actions Dividendes Acquisitions R&D Immobilisations

Source : Compustat et Goldman Sachs Global Investment Research.

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Les stratégies de rupture

de nouvelles formes de financements dant, après le succès de quelques pla- plateformes. Le montant y est géné-
peuvent prendre le relais lorsque les teformes de financement, il apparaît ralement plus modeste.
acteurs privés classiques sont défail- que les projets sélectionnés sont assez Ces plateformes reposent la
lants. Des innovations financières peu nombreux en comparaison du question de la réforme du système
récentes comme le crowdlending et le financement accordé par les acteurs financier pour qu’il soit en faveur
crowdfunding viennent compléter la bancaires traditionnels. L’originalité de la création de valeur par l’inno-
panoplie des sources de financement des projets est un élément détermi- vation plutôt que de son extraction
existantes (Boyer et al., 2016). Cepen- nant pour un financement via ces en faveur du système financier. •

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