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Édition originale :

Première édition en 2021 publiée aux États-Unis


par Knopf, New York sous le titre
Beginners: The Joy and Transformative Power of Lifelong Learning
© 2021 by Tom Vanderbilt

Édition française :
© 2023, Éditions de La Martinière,
une marque de la société EDLM

Connectez-vous sur :
www.editionsdelamartiniere.fr

Département éditorial Art de vie

Directrice éditoriale : Laure Aline


Assistante d’édition : Marine Laurençot
Traduction : Françoise Fortoul
Correction : Jeanne Castoriano
Fabrication : Bénédicte Gerber
Couverture : Édouard Bonnefoy

ISBN : 979-10-401-1394-2

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À mon père,
qui n’a jamais renoncé
à apprendre à jouer du piano.
« Conduis-toi toujours en débutant. »
— RAINER MARIA RILKE
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

Dédicace

Prologue - Début de partie

Chapitre premier - Débutant, mode d'emploi

Manifeste pro-débutants

Joies et peines du statut de débutant

La chance du débutant

Il n'y a pas d'heure pour les braves (sauf modalités particulières)

Les experts eux-mêmes ont parfois intérêt à jouer les débutants

La perfection : un but en soi ?

Le monde appartient aux débutants

Chapitre 2 - Apprendre à apprendre - La vérité sort de la bouche des enfants

Ne pour tomber : le destin du bébé humain

L'intérêt de la marche

Chapitre 3 - Désapprendre pour apprendre

Nous sommes tous des chanteurs-nés

Les débutants sont les bienvenus

Où est la difficulté ?

Les racines du mal

Désapprendre pour mieux apprendre

Nos habitudes nous desservent

Acceptez de faire des erreurs

Chapitre 4 - Je ne sais pas ce que je fais, mais j'y vais quand même - Les avantages de l'apprentissage en groupe

Le chorus

Il y a eu le chant… puis facebook

Amateur, ou presque

Chapitre 5 - Surfer la vague - Joies et souffrances du « débutant avancé »

Baignade surveillée : les Rockaways

L'arbre de la connaissance : Nosara


Quand la tortue dépasse le lièvre

Chapitre 6 - L'ABC de l'apprentissage

L'art du jonglage

Jouer les robots

Observer pour apprendre peut-on se contenter de vidéos sur internet ?

De l'intensité du processus d'apprentissage

Chapitre 7 - Dessiner ou méditer ? - Le dessin a modifié ma vision du monde (et de ma petite personne)

Pourquoi est-il si difficile de dessiner ce que l'on a devant soi ?

Génération spontanée : mes tribulations dans le monde des beaux-arts

Chapitre 8 - Apprenti Bilan de l'aventure

Trop jeune ? Trop vieux ? Le temps ne fait rien à l'affaire

L'effet Ikea

Je ne sais pas ce que je fais, et c'est très bien comme ça

Remerciements

Bibliographie

À propos de l'auteur
Prologue

Début de partie

Un dimanche matin, à New York, je me suis installé devant un échiquier dans une salle bondée, le cœur
battant et l’estomac noué.
Mon adversaire et moi nous sommes serré la main, selon la coutume. Nous n’avons plus prononcé un seul
mot après avoir échangé nos noms et les avoir reportés, comme il se doit, dans nos carnets de suivi. Tandis
que je programmais l’horloge (vingt-cinq minutes par joueur), mon rival centrait soigneusement chacune de
ses pièces dans leur case.
J’ai fait de même en tâchant d’afficher une certaine nonchalance, un air blasé. J’ai essayé d’arranger mes
propres pièces de façon encore plus méticuleuse, prêt à me contenter de n’importe quel avantage, si minime
soit-il, mais cela n’a pas fonctionné car, dans la panique, j’ai inversé un fou et un cavalier.
Un silence pesant a envahi la salle, le directeur du tournoi tardant à lancer la partie.
J’en ai profité pour tenter de jauger mon adversaire. Il jouait distraitement avec son crayon, les yeux plus
ou moins dans le vide. Pour ma part, je faisais de mon mieux pour le fusiller du regard dans l’espoir d’affecter
un implacable mépris, si tant est que ce soit possible du haut d’un fauteuil de bibliothèque. J’avais en tête une
anecdote que m’avait racontée Dylan Loeb McLain, ancien responsable de la rubrique « Échecs » du New York
Times : en 1995, il avait en effet disputé une partie amicale contre le champion du monde d’alors, Garry
Kasparov, et c’est ce dernier que je cherchais à émuler.
Selon Dylan, son adversaire lui avait donné l’impression d’avoir envie non de le battre, mais de
l’étrangler. Son instinct lui soufflait que Kasparov, ramassé sur lui-même à la manière d’un grizzly projetant
une « incroyable violence psychologique », ne se contenterait pas de quelques coups d’avance, voire d’une
simple victoire. Le Russe semblait animé par quelque chose « de plus personnel, de plus inquiétant ».
Ce genre d’attitude n’est pas rare dans le monde des échecs. Comme l’a clamé un jour le grand champion
Bobby Fischer, connu pour son caractère lunatique : « J’aime le moment où je brise l’ego d’un homme. »
Retour à mon adversaire, Ryan. Me sentais-je vraiment capable de le réduire à néant, à grands renforts
de prouesses tactiques et de regards qui tuent ?
C’est alors qu’une femme l’a accosté, une petite brique de lait chocolaté à la main. Elle lui a déposé un
baiser sur le front avant de lui souhaiter bonne chance en m’adressant un sourire solennel. Il faut dire qu’il
n’avait que 8 ans. Entre deux reniflements et avec un sang-froid des plus admirables, il m’a expédié en trente
coups. Après l’avoir félicité et avoir informé le directeur du tournoi de ma défaite, je l’ai entrevu au détour
d’un couloir : son ego tout ce qu’il y avait de plus intact, il était en train d’annoncer fièrement la bonne
nouvelle à sa mère.
Ryan et moi participions à un tournoi pour débutants organisé par la section new-yorkaise du Marshall
Chess Club. Le Marshall occupe plusieurs étages d’une très ancienne maison de ville située dans l’une des plus
jolies rues de Greenwich Village. Charmant anachronisme s’il en est, il nous rappelle le temps où une
multitude d’équipes de joueurs d’échecs de tous âges écumaient la région, leurs exploits faisant la une des
pages sportives des journaux locaux.
S’il est toujours là, dans un endroit où le prix du mètre carré atteint des sommets, c’est bien grâce à un
rebondissement digne d’un roman de Dickens.
En effet, en 1931, au beau milieu de la Grande Dépression 1, un groupe de riches mécènes, tous férus
d’échecs, avaient acheté le bâtiment pour le compte de Frank Marshall, ancien propriétaire d’un grand centre
dédié aux échecs à Atlantic City (où il n’hésitait pas à défier des inconnus pour de l’argent). Cela faisait des
années que ce dernier, grand maître et champion des États-Unis, tentait de trouver un point de chute pour son
club après l’avoir installé successivement dans un certain nombre de lieux emblématiques de Manhattan, dont
le Keens Chophouse 2 et le Chelsea Hotel 3. Il était temps.
Si l’endroit s’est quelque peu départi de son charme vieillot (finis, le thé ou le café apportés par des
serveurs en tenue), il évoque toujours une sorte de temple dédié à l’âge d’or des échecs. L’Histoire, avec un
grand H, est partout. On y côtoie les bustes d’illustres grands maîtres, de vieux clichés d’équipes victorieuses,
et même la table à laquelle Magnus Carlsen, champion du monde actuel, a sué sang et eau pour défendre son
titre contre Sergueï Kariakine en 2016.
Cela étant, le Marshall n’a rien d’un musée. Le week-end, à l’occasion d’un grand tournoi, il fait plutôt
penser à un centre de traitement de données dans lequel les ordinateurs seraient remplacés par des humains.
Des rangées et des rangées de machines plongées dans des calculs silencieux y émettent une sorte de
vibration intense dont émanent une forte chaleur et une odeur aigre et persistante de transpiration nerveuse.
Le tournoi pour débutants du dimanche était strictement réservé aux joueurs non classés ou classés
moins de 1 200, sachant que la plupart des grands maîtres détiennent 2 500 points au minimum. Pour ma part,
je me contentais d’un dérisoire 100.
Le matin, tout s’annonçait bien. J’avais pourtant commencé par perdre un trop grand nombre de pièces
au profit de mon premier adversaire, John, un homme aux cheveux gris respirant la culture et la dignité. Tout
au long de la partie, il avait tenté de consolider son avance tandis que, loin de me décourager, je m’ingéniais à
trouver des façons créatives de retarder sa victoire. Il répondait à chacun de mes efforts par un petit soupir
las. Je le sentais mal à l’aise et l’espoir renaissait.
Là-dessus, alors que mon propre roi se trouvait presque encerclé, j’ai soudain entrevu la possibilité d’un
échec et mat, le tout étant que John, lui, ne se rende compte de rien. On dit souvent que, pour gagner aux
échecs, il faut être celui qui commet l’avant-dernière erreur. De fait, mon adversaire a opté pour une stratégie
offensive alors qu’il aurait eu intérêt à jouer la défense, et il a avancé un pion à tort. Lorsque j’ai piégé son roi
dans la colonne a (la première de l’échiquier) à l’aide de ma tour et qu’il a compris ce qui lui arrivait,
l’écœurement s’est lentement peint sur son visage.

Le concurrent suivant, Éric, était un soldat en permission déployé en Afghanistan. Là-bas, il passait tout
son temps libre à jouer aux échecs sur Internet. Dès qu’il avait su qu’il allait rentrer aux États-Unis pour le
Nouvel An, il avait prévu un petit pèlerinage au Marshall. Éric me faisait penser à l’acteur Woody Harrelson
avec ses cheveux grisonnants coupés ras et son regard un peu perdu. La partie a été très disputée, jusqu’à ce
qu’il capture l’une de mes tours en clouant mon fou. J’ai alors déclaré forfait et, l’air soulagé, il m’a félicité de
m’être surpassé par rapport à mon niveau théorique. C’étaient les premiers mots qui étaient sortis de sa
bouche.
L’assistance, ce matin-là, était typique de ce genre de tournoi. Elle était composée aussi bien de rangers
de l’armée américaine que d’enfants turbulents et de représentants du troisième âge. Six décennies y étaient
représentées mais, au bout du compte, elle se résumait à une troupe de débutants.
Le système de classement des échecs, de par sa remarquable simplicité, fait fi de détails inutiles tels que
l’âge. Il s’agit en effet d’un des rares domaines dans lequel les enfants sont parfaitement capables d’égaler les
adultes, voire de les surpasser. Certains gamins de 12 ans ne se gênent pas pour vous écorcher vif, en toute
innocence 4.
L’une de ces têtes blondes m’intéressait tout particulièrement ce jour-là, car il s’agissait de ma fille. Nous
ne nous sommes pas affrontés, et nos trajectoires ont largement divergé. Classée parmi les meilleurs, elle a
reçu un chèque de 80 dollars, immédiatement échangé contre des animaux en peluche et de la pâte à modeler
à paillettes.
Le soir même, je l’ai entendue annoncer gaiement à ses grands-parents au téléphone : « Papa a fini
quarantième ou quelque chose dans le genre. » Sur cinquante et un concurrents.
Bien joué, Tom…

Un jour, il y a quelques années de cela, je jouais aux dames avec ma fille dans la petite bibliothèque d’une
station balnéaire lorsque l’enfant, âgée de 4 ans, s’est d’un seul coup intéressée à la table voisine. Il y trônait
en effet un échiquier couvert de pièces particulièrement amusantes (nombreux sont les maîtres d’échecs en
herbe à avoir, dans un premier temps, succombé à l’attrait des « chevaux » et des « châteaux »). « C’est quoi,
ce truc ? » a-t-elle demandé. « Un jeu d’échecs », ai-je répondu. « On peut essayer, dis ? » J’ai fait oui de la
tête, sans réfléchir.
Parce qu’il y avait un os : je ne savais pas jouer. Plus jeune, j’avais appris les coups de base mais je
m’étais vite désintéressé de la chose. Pourtant, cela m’avait travaillé toute ma vie : j’avais toujours un petit
pincement au cœur quand je voyais un échiquier périr de solitude à la réception d’un hôtel ou un problème me
narguer dans le supplément du dimanche de mon journal favori.
Mes notions sur le sujet étaient somme toute très floues. J’avais entendu parler de Fischer et de
Kasparov et je n’ignorais pas que des célébrités telles que Marcel Duchamp ou Vladimir Nabokov adoraient ce
jeu. Je pensais, comme tout le monde, que les grands maîtres sont capables d’anticiper douze coups à l’avance,
et je ne manquais pas d’identifier les psychopathes géniaux, au cinéma, grâce à leur goût pour les échecs et la
musique classique. En fait, c’était un peu comme pour la langue japonaise : je savais à quoi elle ressemblait
mais, au fond, je n’y comprenais strictement rien.
J’ai décidé d’apprendre à jouer, ne serait-ce que pour pouvoir servir ensuite de professeur à ma fille. Au
début, ça a été plutôt facile. J’ai appris les coups de base en quelques heures en bûchant sur mon smartphone
pendant les goûters d’anniversaire ou en faisant la queue au Trader Joe’s 5. Il ne m’a pas fallu bien longtemps
pour affronter (et même battre) des logiciels particulièrement nuls. Toutefois, j’ai vite compris que je ne
maîtrisais pas la stratégie au sens large du terme.
Il n’était pas question d’enseigner un sujet que je survolais à peine, mais je ne savais pas comment m’y
prendre pour m’améliorer. Les ouvrages sur le sujet ne manquaient pas. Au-delà des Échecs pour les Nuls, on
n’avait que l’embarras du choix. L’ennui, c’est que ces livres étaient truffés de notations cabalistiques, sorte de
langage dont la lecture ne s’improvise pas.
De plus, ils étaient terriblement spécialisés. A Complete Guide go Playing 3 Nc3 Against the French
Defence [le grand guide du 3 Nc3 face à une défense française], dites-vous ? On parle ici d’un livre entier
dédié aux différentes permutations d’un seul coup, lequel, est-il besoin de le préciser, est connu de tout le
monde depuis plus d’un siècle ! Qu’à cela ne tienne : un auteur lui a tout de même consacré quelque
288 pages.
S’il y a bien une chose que l’on s’entend rabâcher en tant que débutant, c’est que, une fois les trois
premiers coups joués, il existe autant de variantes possibles que d’atomes dans l’univers. C’est effectivement à
l’échelle cosmique que se déployait mon sentiment d’impuissance lorsque je me demandais comment diable
j’allais parvenir à suffisamment simplifier un jeu d’une telle complexité pour l’enseigner à une fan de Curious
George 6.
J’ai fini par prendre la décision qui s’imposait : j’ai engagé un professeur. Pas évident, sachant que je
voulais qu’il nous coache, ma fille et moi, en même temps.
À force de fureter sur Internet, je suis tombé sur un certain Simon Rudowski, émigré polonais de son
état, vivant à Brooklyn. Son formalisme très vieille France et sa méthode de type « main de fer dans un gant de
velours » semblaient de circonstance à mes yeux. Lorsqu’il déplaçait ses pièces, il le faisait d’un geste large,
presque lyrique. Végétarien, maigre et toujours en mouvement, il ne voulait rien entendre quand il enseignait,
à l’exception d’un peu de musique classique douce en fond sonore. Il ne boudait pas pour autant les tasses de
thé et les biscuits maison confectionnés par ma femme, qui avait cru bien faire en lui en proposant à l’occasion
de sa première leçon.
Ce régal, bien qu’elle n’ait jamais eu l’intention de le renouveler, s’était vite institutionnalisé et
transformé en rituel frisant le ridicule. « Il faut préparer les gâteaux de Simon ! » insistait-elle avant chacune
de ses venues (il faut dire qu’il touchait à peine aux biscuits du commerce, en signe subtil de désapprobation).
J’aimais à penser que la musique, les rafraîchissements et l’élégance même de l’échiquier et de ses pièces
conféraient à notre maison un petit air de salon viennois tandis que nos cerveaux en ébullition, dopés à la
caféine, s’imbibaient fiévreusement de théorie des échecs.

À l’époque, je n’avais pas conscience de nous avoir embarqués, ma fille et moi, dans une expérience de
psychologie cognitive dont nous constituions les seuls sujets, simples novices bien décidés à tirer notre épingle
du jeu.
Notre point de départ était le même, à quelque quarante ans de différence près. Jusque-là, je m’étais
toujours posé en expert lorsqu’elle voulait comprendre la signification d’un mot ou apprendre à faire du vélo
mais, d’un seul coup, nous nous retrouvions sur un étrange pied d’égalité, du moins en apparence. Lequel de
nous deux allait se montrer le plus rapide ? Nos modes d’apprentissage allaient-ils s’avérer similaires ? Quelles
étaient nos forces et nos faiblesses respectives ? Lequel finirait-il par prendre l’ascendant sur l’autre ?
Très vite, j’ai cessé d’assister aux leçons. Il me semblait en effet que, rien que par ma présence, je
m’immisçais entre ma fille et son professeur. De plus, au début du moins, elle progressait beaucoup moins vite
que moi. Simon et moi nous adressions parfois de grands sourires complices par-dessus sa tête, discrètement,
lorsque nous la savions sur le point de découvrir un coup difficile.
Je me suis donc effacé. Je continuais à jouer en ligne tout en regardant sur YouTube d’interminables
vidéos décrivant en détail des matches de tournoi, et en feuilletant des livres tels que celui du grand maître
danois Bent Larsen, Mes 50 meilleures parties. Ma fille et moi confrontions ensuite nos méthodes
d’apprentissage en disputant des matches sur la table de la cuisine.
Dans les premiers temps, je m’en suis mieux sorti qu’elle, ne serait-ce que parce que je m’impliquais
plus. Mon pouvoir de concentration était meilleur, je jouais à toutes sortes de jeux depuis des dizaines
d’années et, en tant qu’adulte, j’étais aiguillonné par l’amour-propre. Elle avait parfois tendance à se disperser
et, pour lui éviter de perdre le moral, je me mettais alors à commettre de monstrueuses erreurs, aussi
évidentes que possible. Moi qui n’étais au fond qu’une mazette (c’est-à-dire un bleu particulièrement empoté),
chez moi, je me sentais l’âme d’un homme d’expérience, plein de sagesse et de bienveillance.
Toutefois, petit à petit, elle s’est mise à faire des progrès, au point d’être capable de me dévoiler
posément les pièges d’un problème ou de m’expliquer que la partie en ligne que je pensais être en train de
gagner allait fort probablement se solder par un match nul. Elle a appris un certain nombre de stratégies et de
tactiques de base dont, pour ma part, je n’avais jamais entendu parler, puis elle a commencé à participer à des
tournois : au départ, il s’agissait de petites réunions tenues au sous-sol de la bibliothèque de notre quartier
mais, au bout d’un moment, elle est passée aux compétitions à l’échelle de la ville. Les trophées
s’accumulaient et elle a fini par faire partie des meilleures joueuses américaines de son âge. Je me suis aperçu
que j’avais du mal à la battre, les jours où j’y parvenais.
Avec le recul, c’était tout à fait logique. En effet, tandis que je me contentais d’aligner les matches sur
Internet en comptant uniquement sur l’expérience pour m’améliorer (selon moi, mes victoires étaient dues à
mon talent et mes défaites, à des hasards malheureux), Simon lui faisait inlassablement travailler tant la
théorie que la stratégie. Chaque partie perdue devait être disséquée dans ses moindres détails, et ils
consacraient souvent plus de temps à ces analyses qu’au jeu par lui-même.
Si l’on en croit le psychologue Anders Ericsson, inventeur de la fameuse « règle des 10 000 heures 7 »,
concept aussi répandu que mal interprété de nos jours, il s’agissait de « pratique délibérée ».
Quant à moi, je m’abrutissais d’innombrables répétitions censées m’aider à m’améliorer par la seule
force de ma volonté, faute d’objectif tangible. D’une certaine façon, j’essayais d’émuler AlphaZero, le fameux
programme d’intelligence artificielle de DeepMind qui, armé en tout et pour tout de quelques règles de base,
était devenu imbattable après avoir joué 44 millions de fois contre lui-même 8. Il lui avait suffi de s’entraîner
ainsi, sans l’aide de personne, pour surpasser les meilleurs joueurs du monde.
L’ennui, c’est que, par rapport à lui, je péchais par manque de temps et de matière grise. « Ce n’est pas
en se contentant d’avancer ses pièces que l’on progresse aux échecs, a écrit Ericsson. Il est indispensable
d’étudier en détail les matches des grands maîtres. » Or, mon emploi du temps trop chargé me poussait plutôt
à profiter de mes trajets de métro pour jouer des blitz 9 de cinq minutes.
Du coup, je me suis surtout consacré à ma fille. Après tout, c’était elle qui avait du talent et qui
collectionnait les victoires. Ses progrès passaient donc avant les miens. Je suis devenu l’archétype du père
dévoué prêt à patienter cinq ou six heures, le temps que son petit prodige boucle un tournoi scolaire.
Parfois, j’avais l’impression d’être coincé dans un aéroport de seconde zone à la suite d’un retard de vol.
J’essayais de m’installer confortablement pour tuer le temps, mais je finissais systématiquement assis sur le
carrelage lustré à grands renforts de nettoyants industriels d’un sous-sol d’école primaire, en compagnie d’un
troupeau de moutons de poussière. Blotti à distance raisonnable d’une prise électrique me permettant
d’alimenter mes divers appareils électroniques, je grignotais, dans une salle vide empestant le renfermé, des
biscuits apéritifs chipés à un stand tenu par d’autres parents. Travailler dans ces conditions n’était pas facile,
d’autant que j’avais beaucoup de mal à me concentrer.
En effet, impatient de connaître le résultat des matches de ma fille, je guettais sans relâche son
apparition au bout du couloir. Instruit par l’expérience, il ne me fallait pas plus d’une milliseconde pour savoir
si elle avait gagné ou perdu. Qu’elle arrive en sautillant joyeusement ou en traînant les pieds, aveuglée par les
larmes, mon cœur était systématiquement mis à rude épreuve.

Ses crises de sanglots me poussaient parfois à me demander si j’avais raison de lui imposer tout cela (et,
pour être honnête, de m’y soumettre, moi aussi). Ce qui n’était, au départ, qu’une simple activité de loisir avait
pris un tour beaucoup plus sérieux. Était-ce bien nécessaire ? J’avais en grande partie adhéré à l’idée
largement répandue qui veut que les échecs soient synonymes d’intelligence et de réussite scolaire, tout en
sachant pertinemment que cela n’avait jamais été réellement prouvé. La plupart des études effectuées sur le
sujet, menées sur de petits groupes de joueurs très motivés et pleinement conscients d’être sur la sellette,
étaient mandatées par des clubs. En conséquence, c’était un peu l’histoire de l’œuf et de la poule. Étaient-ce
les échecs qui rendaient les enfants plus intelligents, ou les bons élèves qui se tournaient en priorité vers ce
jeu ? De plus, dans ces conditions, on aurait dû déceler chez les plus doués des capacités cérébrales
supérieures à celles des pratiquants médiocres ou des non-joueurs, alors qu’il n’en était rien.
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Malgré cela, j’ai tenté de me persuader que les aspects positifs étaient bel et bien là. À mes yeux, les
échecs, en tant qu’« école de raisonnement » (expression volée à un professeur), constituaient un véritable
tremplin aux études en permettant aux enfants d’affiner leurs capacités de concentration, de déduction, de
mémorisation et d’exécution.
Je pensais que les mauvais scores en tournoi et les larmes dont ils étaient responsables, si déchirants et
dénués de sens soient-ils, représentaient sans doute une bonne introduction aux difficultés de l’existence. La
meilleure preuve en était peut-être que, à vue de nez, les adversaires de ma fille étaient trois fois sur quatre
des garçons. Bien que certains essaient vraiment de faire changer les choses, le sexisme est toujours très
présent dans le monde des échecs. Les joueurs de sexe masculin ont tendance à être mieux classés, ce qui peut
être tout simplement dû, comme on l’a souvent prétendu, à leur évidente supériorité numérique.
Néanmoins, l’histoire ne s’arrête pas là. Une étude effectuée dans le cadre de tournois scolaires a montré
que les filles semblent effectuer des contre-performances lorsqu’elles se mesurent à des garçons. Selon les
chercheurs, ces mauvais résultats n’ont « rien à voir avec leur classement ». Il s’agirait plutôt d’un phénomène
de type « menace du stéréotype ». En plus du reste, c’est la perspective d’être inférieures aux concurrents
masculins qu’elles doivent affronter. De plus, on constate que les joueuses ayant fait une mauvaise saison ont
tendance à bouder les tournois l’année suivante, ce qui n’est pas le cas des garçons.
Je me disais que la vie est faite de ce genre de cercles vicieux, et qu’il valait mieux qu’elle apprenne
d’ores et déjà à les attaquer de front. Je ne saurais nier que j’ai connu un grand moment de fierté le jour où,
lors d’un tournoi important, j’ai entendu un jeune garçon avertir ses copains, tous porteurs du logo violet d’une
équipe d’élite, qu’ils « avaient intérêt à se méfier de la gamine avec un lapin rose sur son tee-shirt ».

Quand ma fille a commencé à participer à des tournois scolaires, je me suis mis à discuter avec les autres
parents. Quelquefois, je leurs demandais s’ils jouaient eux aussi aux échecs. En général, ils répondaient par un
sourire et un haussement d’épaules embarrassé.
En revanche, il suffisait que je précise que j’étais moi-même en cours d’apprentissage pour que le ton
vire à l’aimable condescendance. Eh bien, bonne chance à vous ! Comment se faisait-il qu’ils réagissent ainsi ?
Quand je voyais quelqu’un jouer à Angry Birds, je me retenais de lui donner une petite tape sur l’épaule et de
lui demander pourquoi il n’imitait pas son fils ou sa fille. Ç’aurait été tout de même plus valorisant pour lui de
s’adonner à un jeu remontant au XVe siècle !
Les tournois reposaient sur une dynamique tout à fait typique de notre société : tandis que les enfants
s’adonnent à une activité de loisir, les adultes restent vissés sur leurs smartphones. Il est vrai que nous, les
parents, étions bien obligés de travailler, week-ends compris, pour payer les leçons que nous offrions (ou
imposions) à nos chers petits.
Toutefois, je ne pouvais pas m’empêcher de réfléchir à l’origine d’une telle attitude : pensions-nous, au
fond, que l’apprentissage était réservé aux jeunes ?
Un jour de tournoi, en passant dans un couloir, j’ai aperçu dans une salle de classe un groupe de parents
occupés à jouer aux échecs en compagnie de ce qui ressemblait bel et bien à un professeur ! Comme s’ils
s’étaient donné le mot, quelques gamins sont arrivés à cet instant précis. Au grand amusement de la petite
troupe, l’un d’entre eux s’est interrogé, d’un ton vaguement moqueur, sur l’intérêt de la chose. Ils sont repartis
d’un pas décidé, me laissant agoniser lentement devant un panneau d’affichage couvert d’affichettes
multicolores.
J’en avais assez de rester sur le banc de touche. Je voulais participer, et c’est ainsi que je suis devenu
membre de la fédération américaine d’échecs et que je me suis mis à accompagner ma fille, non pas aux
tournois scolaires (où j’aurais certainement quelque peu détonné) mais au Marshall.
Au départ, j’avais le trac, bien que je n’aie pas grand-chose à perdre, à part ma dignité. Comme l’a dit un
jour un grand maître : « Les maîtres peuvent se permettre d’avoir des mauvais jours, pas les amateurs ! » De
fait, je me repaissais des rituels poussiéreux, de l’angoisse des rencontres et de l’atmosphère suffocante des
tournois. Je comparais ces trois heures de concentration soutenue et d’intense réflexion, téléphone éteint, à
une sorte de gymnastique cérébrale.
Ce qui me frappait avant tout, c’était la difficulté constituée par la présence d’adversaires en chair et en
os. Devant mon ordinateur, à la maison, je n’avais affaire qu’à de simples pixels. Dans la vraie vie, je me
trouvais face à un être humain, dans toute sa complexité : impossible d’ignorer ses yeux, son odeur, son
langage corporel et les bruits bizarres émanant des parties de son corps les plus secrètes.
Je l’ai très vite compris : en termes d’apprentissage, le contexte joue un rôle décisif. Pour s’améliorer en
blitz sur Internet, il faut en jouer des quantités. Si l’on souhaite faire des progrès en tournoi, c’est à des
opposants bien vivants qu’il est nécessaire de se frotter.
De plus, quand vient le dimanche matin, on ne sait jamais à quel genre de personne on va avoir affaire.
J’ai obtenu un match nul contre une jeune fille équipée de lunettes à monture bleue, qui avait l’habitude
déconcertante et peut-être inconsciente de ponctuer à voix basse chacun de mes coups d’un « Merci de me
forcer à sortir mon roi ! » ou de tout autre commentaire du même genre. Il y a eu cet homme âgé aux mains
tremblantes qui, en s’asseyant, a posé sur la table un énorme gobelet débordant de café brûlant sous le regard
inquiet des joueurs assis aux tables voisines, à quelques centimètres à peine. Déstabilisé, j’ai failli passer à
côté de ma partie et je n’ai dû mon match nul qu’à la mauvaise gestion du temps de mon adversaire. Après
avoir exécuté un gamin à l’air solennel (avec quelque difficulté, hélas), je me suis senti obligé de dire à son
père, occupé à regarder un film sur son smartphone, qu’il avait très bien joué. J’ai mis échec et mat un homme
aux cheveux ternes, d’aspect plutôt excentrique, que j’avais déjà croisé plusieurs fois, tout en me demandant
avec une certaine inquiétude depuis combien de temps il végétait chez les débutants. J’ai fini par affronter ma
fille, qui n’a pas hésité à m’assener un mat du couloir, piégeant mon roi dans sa rangée sans le moindre état
d’âme.
Cinquante ans ou presque, et régulièrement battu par des gamins. Et pourtant… le bonheur à l’état pur.

1. NdT : (ou crise de 1929). Crise économique mondiale allant du krach boursier américain de 1929 à la Seconde
Guerre mondiale.
2. NdT : Restaurant de grillades très connu.
3. NdT : Hôtel mythique, fréquenté en particulier par de nombreuses célébrités pendant les années soixante et
soixante-dix.
4. Si l’on en croit un article du magazine Applied Cognitive Psychology : « Il est particulièrement frappant de noter
que les enfants, malgré leur moindre capacité de raisonnement dans d’autres domaines, se montrent capables
d’affronter des adultes dans le cadre de tournois d’échecs. »
5. NdT : Chaîne de supermarchés américains.
6. NdT : Dessin animé pour enfants mettant un scène un petit singe.
7. NdT : Règle établie en 1993 par une étude scientifique selon laquelle il faudrait s’être exercé pendant au moins
dix mille heures dans une discipline donnée pour devenir expert.
8. Selon la théorie d’Ericsson, à raison de quatre-vingt-dix minutes par partie, cela correspondrait à 66 millions
d’heures de jeu pour un humain !
9. NdT : Partie éclair, pour laquelle chaque joueur ne dispose généralement que de cinq minutes de réflexion avant
chaque coup.
10. Il est possible que les échecs constituent une sorte de placebo et que, de fait, ces fameux « aspects positifs »
découlent également d’autres activités particulièrement motivantes pour les enfants, dès lors que les adultes
sont susceptibles de leur servir de modèles.
CHAPITRE PREMIER

Débutant, mode d’emploi

« Pour progresser en toutes choses,


l’homme ne doit pas avoir peur du ridicule. 1 »

— GEORGE BERNARD SHAW

Manifeste pro-débutants

J’ai écrit Apprendre à tout prix ! à l’intention de tous ceux qui se sont lancés un jour et qui, mal assurés, ont eu
peur de poser des questions alors que la foule qui les entourait semblait savoir exactement de quoi il
retournait. De ceux qu’il a fallu briefer, encore et encore, parce qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils
avaient à faire, mais qui n’ont jamais abandonné. De ceux qui se sont inscrits à une course sans être certains
de franchir la ligne d’arrivée. Ce livre a pour but de célébrer les erreurs, de glorifier la maladresse. Pour
paraphraser le film La Mort en prime, je ne compte pas vous apprendre à éviter les moments difficiles, mais
plutôt à les rechercher.

Il s’agit d’un manuel pour incapables, d’une trousse de secours pour egos esquintés, d’un guide de survie
à l’usage de ceux qui en sont encore à subir les affres d’un stade douloureux, tragique et embarrassant, mais
ô combien stimulant : celui de novice. Plus qu’un guide pratique, j’ai voulu en faire une invitation à réfléchir.
Au lieu de vous servir à apprendre quelque chose, il fera de vous un élève heureux. À force de vous réinventer
un peu chaque jour, quel que soit votre âge, vous mettrez un peu de magie dans votre vie et, au bout du
compte, c’est peut-être l’idée que vous vous faites de vous-même qui finira par évoluer.

En ce qui me concerne, tout est parti de l’apprentissage des échecs. Grâce à ma fille, une étincelle est née.
La naissance d’un premier enfant a le don de faire de n’importe qui un débutant. On se prend pour un
cador parce qu’on a abordé le sujet entre amis et, éventuellement, lu quelques livres spécialisés et voilà qu’un
jour, sans crier gare, on est rattrapé par la vie.
Comme l’a écrit L. A. Paul, professeur de philosophie à l’université de Yale : « Si vous pensez savoir à
quoi vous attendre parce que vous avez vu une quantité d’autres gens avoir des enfants, vous avez tort. » Il
s’agit en réalité, selon elle, d’une « expérience épistémiquement unique ». Traduction : vous n’y pigez
strictement que dalle.
Vous ne savez pas comment tenir cette petite chose qui ne fait que respirer et cligner des yeux. Vous
avez du mal à interpréter ses moindres gestes. La nuit, au lieu de dormir, vous êtes obsédé par des arbres de
décision saugrenus, du type « siège auto dans le sens de la route ou non ? » Déplier la poussette vous rend
dingue. Vous passez votre temps à vous précipiter sur des vidéos YouTube (nous y reviendrons plus tard). D’un
seul coup, vous vous surprenez à aborder de parfaits inconnus (ces fameux parents dont les silhouettes floues,
jusque-là, ne s’imprimaient pas dans votre cerveau) pour échanger avec eux quelques informations
susceptibles de vous aider à maîtriser un jour votre sujet.
La parentalité ne s’improvise pas. Bien que les recherches sur ce thème ne soient pas légion, il ne fait
aucun doute que les jeunes parents ont du pain sur la planche. Une étude effectuée sur des couples choisis au
hasard a montré que la moitié d’entre eux étaient incapables de sécuriser leur maison correctement. Rien n’est
facile : ainsi, le simple fait de vous adresser à votre enfant d’une façon ou une autre aura une influence sur ses
compétences verbales en tant qu’adulte 2.
De plus, les parents débutants se voient également obligés d’être de bons enseignants. Or, l’eau ayant
coulé sous les ponts, ce n’est pas donné à tout le monde. Quand je jouais avec ma fille, mes instructions se
limitaient à un pitoyable : « Lance-moi la balle. » Aurais-je été plus efficace par écrit ? « 1) Prends la balle.
2) Lance la balle. » Nul. Alors, une métaphore, une image, comme on le préconise dans le monde du sport ?
Fais comme si tu lançais la balle. Dans ma direction.
La pédagogie, ça s’apprend, quitte à se remettre dans la peau d’un débutant. Aujourd’hui, je suis
persuadé d’avoir commis une erreur en équipant le vélo de ma fille, âgée de 3 ans, de stabilisateurs. Partie
bille en tête, elle est arrivée trop vite dans un virage et s’est retrouvée à terre.
Les stabilisateurs lui ont donné une fausse impression de sécurité alors que, de fait, elle ne savait pas
tenir sur une bicyclette. Cette méthode, dite « apprentissage sans erreur », a l’avantage d’être rassurante
mais, inconvénient de taille, elle empêche l’élève de tirer des leçons de ses erreurs. Au bout du compte, il ne
fait que se cramponner à une bouée.
Du coup, j’ai démonté les stabilisateurs et les pédales du vélo de ma fille pour qu’elle trouve toute seule
son équilibre. Elle a eu parfois un peu de mal à y parvenir mais, en fin de compte, l’expérience s’est avérée
bien plus instructive que sa petite virée du premier jour. Quelques semaines plus tard, je n’ai eu qu’à la
pousser doucement pour qu’elle se lance sans problème.
Ma vie, comme celle de tous les parents de la Terre, s’est trouvée d’un seul coup placée sous le signe de
l’apprentissage alors que j’avais presque oublié ce que c’était. Il y a eu les échecs, bien sûr. Mais aussi le
piano. Le foot. Le taekwondo. La chorale. Le skateboard. L’initiation à la programmation. L’athlétisme.
L’escalade en salle. Certaines de ces activités ont fait long feu, sans que cela pose de réel problème. Les
enfants aiment la nouveauté. Il faut les encourager à tenter leur chance. C’est bon pour eux.
Toutefois, une petite voix s’est insinuée dans ma tête. Promu organisateur à plein temps des loisirs
éducatifs de ma progéniture, je passais de longues heures dans des salles d’attente diverses et variées à me
demander ce que cela m’apportait, à moi.
Il est bien évident que, tous autant que nous sommes, nous engrangeons chaque jour une quantité de
connaissances sans importance. Si l’on en croit les auteurs 3 du Bébé philosophe : « À l’âge adulte, nous
conservons, dans une certaine mesure, nos capacités d’apprentissage. » Lorsque vous louez une voiture à
l’aéroport, il ne vous faut que quelques minutes pour vous familiariser avec son tableau de bord. Si le trottoir
sur lequel vous marchez est couvert de verglas ou que vous descendez un escalier de bois ciré en chaussettes,
vous savez recalibrer votre proprioception, ce « sixième sens » vous permettant de vous situer dans le monde
physique, de manière à ne pas vous étaler honteusement. Vous venez de changer votre Android pour un
iPhone ? Préparez-vous à une petite séance de recyclage.
Mais encore ? Mon métier de journaliste me pousse à accumuler les informations. Novice perpétuel, je
me vois régulièrement propulsé dans des milieux que je connais à peine (les déchets radioactifs, la fabrication
des montres). Je dois, entre autres, m’imprégner de leur terminologie, rencontrer leurs acteurs principaux et
découvrir leurs publications spécialisées (savez-vous qu’il existe deux magazines dédiés aux palettes de
transport ?). Aujourd’hui encore, je biche comme un pou quand on me félicite pour mon travail de recherche.
Même s’il faut tout de suite passer à autre chose.
Je maîtrise parfaitement la connaissance déclarative, ce qui veut dire que j’ai assimilé un certain savoir
4
dans de nombreux domaines. Ce n’est pas pour rien que j’ai été sélectionné pour participer à « Jeopardy » (où
je me suis fait battre par un concurrent encore plus branché Trivial Pursuit que moi).
Je me suis demandé où j’en étais en termes de connaissance procédurale, celle qui concerne les
réalisations concrètes. Je n’avais certes aucun mal à collectionner les données de toute sorte, mais avais-je
réellement appris quelque chose, récemment ? Contrairement à ma fille, je fonctionnais en roue libre,
fermement installé dans ma zone de confort.
J’en ai pris pleinement conscience le jour où son école nous a invités, nous, les parents, à effectuer des
démonstrations de nos talents. Me voilà en train de me racler la cervelle pour trouver une idée. Que savais-je
faire ? Je ne comptais pas sur ma capacité à produire une prose immortelle en quelques heures à peine pour
éblouir une vingtaine d’élèves de cours préparatoire. En revanche, personne ne siffle aussi bien que moi. J’ai
même envisagé d’emmener la petite troupe au parking pour lui montrer que j’étais le roi du créneau.
Petit à petit, j’ai compris que j’avais envie de me lancer dans plusieurs choses à la fois, en plus des
échecs. Au lieu de rester là à ne rien faire pendant que ma fille s’instruisait, j’allais l’imiter, voire même
l’accompagner. Étrangement, ce concept est fort peu répandu. Tapez « apprendre avec son enfant » dans
Google et vous constaterez que la plupart des résultats vous inviteront à « aider » ou à « motiver » votre
bambin. En ce qui vous concerne, bernique.
Restait à faire un choix. Dans l’espoir de trouver l’inspiration, j’ai posté sur Internet la question
suivante : « Je ne suis plus tout jeune et j’aimerais me lancer dans une nouvelle activité. Des idées ? »
La première réponse ne s’est pas fait attendre : « Tu as pensé aux ateliers d’écriture ? »
L’univers essayait-il par hasard de me faire passer un message ?

Dans ces conditions, j’ai décidé de commencer par définir quelques critères de base. Primo, je ne devais avoir
aucune connaissance préalable en la matière. J’aurais certes apprécié de me perfectionner dans certains
domaines (la fabrication de pizzas ou la réparation de bicyclettes, par exemple) mais, dans le cas précis, ce
n’était pas d’actualité.
Deuxio, les cours devaient avoir lieu à New York intra-muros. J’ai dû renoncer (à grand-peine) à suivre la
suggestion d’un ami qui me vantait les mérites d’une Gelato University italienne. Les cours d’escalade en
Alaska étaient également exclus 5. Heureusement, lorsque l’on habite une ville peuplée de quelque neuf
millions d’habitants, rares sont les secteurs manquant de professeurs.
Je préférais limiter la difficulté et le temps à investir. Exit, donc, l’apprentissage du mandarin ou du
pilotage d’avion. Ensuite, je voulais vraiment m’amuser. Pas question de sombrer dans l’utilitarisme.
On m’a proposé plusieurs fois de m’initier à la programmation. Ç’aurait été très intéressant mais mon but
n’était pas de passer encore plus de temps devant un écran d’ordinateur. De plus, mon objectif ne consistait
pas à acquérir des compétences professionnelles, idée fort louable par ailleurs. J’avais un emploi et je ne
comptais ni en changer, ni me lancer dans quoi que ce soit qui me le rappelle un peu trop souvent. Je ne tenais
pas à séduire un employeur potentiel, mais à reprendre confiance en moi.
Par ailleurs, je souhaitais me lancer dans une entreprise de grande envergure. Il existe une quantité de
microcompétences intéressantes à acquérir au quotidien (l’art et la manière d’allumer une bonne flambée, par
exemple), et je pense qu’elles ont réellement leur utilité : après tout, il faut bien commencer quelque part. Cela
étant, je n’étais pas du tout tenté par la facilité. Je voulais que ma quête n’ait pas de fin.
Enfin, il me paraissait important de ne pas trop m’éparpiller. Internet fourmillait de doux rêveurs
persuadés d’être capables de maîtriser une activité ou une autre en un mois, une semaine ou un jour. L’un de
ces débutants aux yeux plus grands que le ventre avait eu l’idée de défier Magnus Carlsen aux échecs après un
mois de cours seulement : le grand Magnus, celui qui battait régulièrement des joueurs habitués à s’entraîner
tous les jours depuis l’âge de 5 ans ! Comme on pouvait s’y attendre 6, l’impudent s’était fait expédier sans
autre forme de procès.
Je ne pouvais qu’admirer l’audace de ces gens, conscient qu’ils auraient sans doute eu pas mal de choses
à m’apprendre. Toutefois, je n’étais pas là pour cocher des cases sur des listes et encore moins pour
« pomper » aux autres de vagues connaissances dans le but de frimer quelques jours sur les réseaux sociaux.
J’avais envie de prendre mon temps, de profiter de ce que j’allais découvrir et de l’intégrer éventuellement à
ma vie. Vous vous demandez sans doute pourquoi je ressentais le besoin de choisir plusieurs activités. En fait,
j’avais peur de me tromper et de m’ennuyer. De plus, dans la mesure où c’était le « stade » débutant qui me
motivait, j’avais tout intérêt à me diversifier pour retourner le plus souvent possible à la case départ.
J’ai fini par fixer mon choix sur un certain nombre de passe-temps, triés parmi ceux qui m’attiraient
depuis longtemps. En plus des échecs, j’ai sélectionné le chant, le surf, le dessin et l’artisanat (en optant pour
la joaillerie après avoir perdu mon alliance dans l’océan). J’y ai rajouté le jonglage, tant pour le plaisir que
parce que l’étude des recherches effectuées sur l’apprentissage de cet art promettait d’être absolument
passionnante. J’ai aussi créé une liste complémentaire contenant toutes sortes d’autres loisirs fort tentants tels
que l’improvisation théâtrale ou la plongée en apnée.
Je ne m’attendais pas à atteindre le stade de l’expertise dans quelque domaine que ce soit, faute de
disposer des dix mille heures nécessaires pour obtenir un tel résultat. En réalité, je tablais plutôt sur une
centaine d’heures par activité, en jouant la carte de la polyvalence.
C’était un peu comme si je tentais d’étoffer mon CV personnel, de revenir sur le passé pour y combler
quelques trous béants. Dans ce genre de cas, les enfants sont souvent mis à contribution. Dans le cadre de ce
que l’on appelle la « symbolisation du moi idéal », certains parents tentent de remédier à la perte de leurs
illusions en poussant les plus jeunes à l’excellence.
Pour ma part, je ne comptais que sur moi-même pour « compenser », comme l’a dit Jung, les échecs du
début de ma vie, même s’il arrivait qu’ils correspondent malencontreusement aux points forts de ma fille. Je
faisais vraiment de mon mieux pour ne pas me créer un « minimoi » à ses dépens (ce que l’on appelle
« enchevêtrement » en psychologie), car j’avais envie de partager certaines choses avec elle sans pour autant
la vampiriser. C’est ainsi que je me suis inventé des excuses pour refuser d’apprendre à jouer au célèbre
7
Magic : L’Assemblée , exploit non négligeable pour un ancien fan de Donjons et Dragons. Je tenais à ce qu’elle
continue à me considérer, dans certains domaines au moins, comme un adulte vaguement demeuré.
De plus, j’entretenais une vision à long terme. Ayant été père sur le tard, je voulais rester en pleine
forme, tant physique que mentale, le plus longtemps possible, afin de vivre un maximum d’aventures avec elle.
J’espérais que la négociation commune de certaines modestes courbes d’apprentissage nous rapprocherait
tout en m’aidant, au passage, à vieillir gracieusement.
Je ne m’attendais pas à ce que cela soit facile, bien loin de là, mais j’étais partant. En me mettant dans la
peau d’un débutant, dans tous les sens du terme, je comptais forcer tant mes muscles que mon cerveau à se
surpasser.
J’avais le sentiment que ma fille avait, elle aussi, quelque chose à y gagner. Dans le cadre d’une
expérience tout à fait fascinante, des chercheurs ont demandé à deux adultes de sortir un jouet d’une boîte
sous les yeux d’enfants en bas âge. Le premier comédien faisait semblant d’avoir du mal à accomplir sa tâche
tandis que le second y réussissait en un clin d’œil. Les enfants ayant observé l’adulte le moins rapide se sont
donné beaucoup de mal pour récupérer le jouet à leur tour, tandis que les autres ont abandonné très vite.
Il semblerait donc que, en nous mettant au niveau de nos enfants lorsqu’ils entament un apprentissage
quelconque et en partageant leurs victoires et leurs échecs, si minimes soient-ils, nous leur enseignions
quelque chose de fondamental, l’idée qu’il faut parfois du temps et de la patience pour parvenir à ses fins.

Joies et peines du statut de débutant

La science infuse n’existe pas. Il faut bien commencer quelque part.


Or, l’état de débutant a quelque chose d’ingrat : il est plus agréable de maîtriser son sujet que de
patauger. D’ailleurs, les nombreux termes inventés pour désigner les novices n’ont rien de flatteur. Chez les
surfeurs, on parle de kooks ; dans le cyclisme, de freds ; dans l’armée, de bleus ; et, aux échecs, de mazettes.
Le terme « novice » fait initialement allusion, quant à lui, à une mise à l’épreuve.
Les débutants ont le don de poser des questions idiotes, d’être pétris de fausses idées et de toujours
commettre les mêmes erreurs, quelle que soit l’activité qu’ils pratiquent. Au tir à l’arc, ils se cramponnent à la
poignée comme si leur vie en dépendait et visent trop long. En tant qu’apprentis mécaniciens, ils font déborder
l’huile, cassent les écrous de roue et faussent les têtes des vis cruciformes. En mer, ils se prennent les pieds
dans les cordages, s’emmêlent les cheveux dans les écoutes de foc et oublient systématiquement que les hauts-
fonds ne se repèrent pas à l’œil nu.
Aux échecs, les novices se ressemblent tous, à l’image des familles heureuses de Tolstoï. Leurs pions ont
la bougeotte, leurs reines se lancent trop vite dans la mêlée, ils sacrifient trop de pièces 8 et jouent leurs coups
sans tenir compte de la stratégie de leurs adversaires. Résultat : ils perdent, sauf quand ils parviennent à
vaincre d’autres débutants à l’insu de leur plein gré.
Au départ, on prend gadin sur gadin, et ça fait mal. Au 10 000 mètres, certains amateurs finissent
chancelants et déshydratés. En snowboard, ce sont eux qui font les frais de la plupart des accidents et, en
sport équestre, ils ont huit fois plus de chances que les autres de se blesser. En parachutisme, sport dans
lequel toute erreur est particulièrement lourde de conséquences, il suffit d’avoir sauté une fois pour diviser le
risque par douze.
Pourtant, tout au long de ce livre, je vais essayer de vous faire oublier vos bleus, bosses et erreurs de
tout poil et de vous prouver que le statut de débutant présente de nombreux avantages. J’en suis convaincu
aujourd’hui, il a même quelque chose de magique.
Aux prémices d’une histoire d’amour, notre neurobiologie prend un tour très particulier. Notre cerveau
se dope à un cocktail détonnant de dopamine et d’hormones de stress (celles qui ne posent pas de problème),
et nous nous surprenons souvent à régresser au point de bêtifier comme des enfants. Heureusement, cela n’a
qu’un temps.
Curieusement, l’apprentissage fait appel à des mécanismes très semblables. Hypervigilant et saturé de
nouvelles sensations, le cerveau a beaucoup de mal à faire la différence entre un tir à trois points réussi et un
airball, quelle que soit l’opinion du basketteur concerné. On parle dans ce cas d’« erreur de prédiction 9 ».
En revanche, le fameux « syndrome de l’imposteur » (lié à la peur d’être surestimé par les autres)
n’existe pas chez les novices car, avouons-le, personne ne croit en eux. Ils n’ont aucune réputation à défendre,
aucun ancien résultat à égaler. En bouddhisme zen, on appelle cela « l’esprit du débutant ». Rien ne vient
brider le mental. Si l’on en croit Shunryu Suzuki : « L’esprit du débutant contient beaucoup de possibilités,
mais celui de l’expert en contient peu 10. »
Cet état n’a rien de confortable car il implique de s’embarquer pour une destination inconnue, à la
manière d’un pèlerin zen. Non seulement on ne sait rien, mais on n’a aucune idée de ce que l’on doit chercher.
On a le sentiment d’être sans cesse attendu au tournant par de bonnes âmes à l’esprit moqueur, tout comme
ces jeunes conducteurs obligés d’arborer sur leur véhicule un A aussi visible qu’infâmant.
Toutefois, avec le temps, on apprend de ses erreurs et on découvre des choses sur soi-même. On
progresse à pas de géant et on en a pleinement conscience. Le romancier Norman Rush a comparé l’amour à
la visite d’une grande maison : on a beau en connaître chaque pièce, la surprise est systématiquement au
rendez-vous. « On n’a pas de but précis mais, lorsque l’on aperçoit une nouvelle porte, on ne peut s’empêcher
11
de l’ouvrir et de s’en féliciter. » C’est exactement ce que l’on ressent en période d’apprentissage, surtout les
premiers temps.
Ne passez pas à côté de ces délicieux moments : rien ne les égalera jamais.
On évoque de plus en plus souvent la prétendue « raideur » de certaines « courbes d’apprentissage »,
mais ce concept est généralement mal compris. En effet, de tels graphiques ayant uniquement pour but de
situer l’évolution dans la durée, ils n’impliquent en rien un niveau élevé de difficulté. Bien au contraire, plus la
courbe approche de la verticale, plus elle correspond à des progrès rapides. Or, ce type de configuration est
typique des premiers jours.

Il y a quelques années, j’ai emmené ma fille faire du snowboard. Pour elle comme pour moi, qui frôlais la
cinquantaine, c’était une première. Pendant le trajet, j’ai tenté d’adopter le fameux esprit du débutant, et donc
de partir sans la moindre idée préconçue. Après tout, je ne savais pas si j’allais détester ce sport ou en faire
une nouvelle passion, et je me moquais totalement d’être doué ou non. L’important, à mes yeux, était de vivre
l’expérience à fond et de ne pas atterrir à l’hôpital. J’avais tout simplement envie d’ouvrir une « nouvelle
porte ». Ma fille et moi étions sur la même longueur d’onde, dans la mesure où elle avait la ferme intention de
bien s’amuser.
En quelques heures à peine, au prix de quelques chutes sans gravité sur les pentes enneigées, quelque
chose a changé. Je suis devenu un snowboardeur. Mauvais, certes, mais tout de même (tout le monde vous dira
que, contrairement au ski, le snowboard s’apprend très facilement au départ).
Une métamorphose avait eu lieu : moi qui n’avais jamais mis les pieds sur une planche de ma vie, j’avais
réussi à descendre une piste facile (ce qui était déjà pas mal). Mes progrès avaient été fulgurants et, à vrai
dire, je doute de jamais reproduire un tel exploit, dans quelque domaine que ce soit. C’était un grand moment,
de ceux que l’on n’oublie pas.
Nous sommes nombreux à espérer franchir rapidement le stade de débutant, source d’autant
d’embarrassement qu’une mauvaise acné juvénile. Pourtant, je ne saurais trop vous recommander d’en profiter
à fond car, croyez-moi, l’occasion ne se présentera pas deux fois.
À présent, remémorez-vous ce jour où vous avez effectué une visite à l’étranger, privé de vos repères
habituels. Au départ, tout avait un parfum de nouveauté. Une bonne odeur de cuisine flottait dans la rue ! Les
panneaux eux-mêmes étaient différents ! On entendait les muezzins appeler à la prière ! Un peu déboussolé,
forcé de vous plier à de nouveaux rituels et modes de communication, vous avez développé des superpouvoirs
sensoriels. Faute de savoir ce qui pourrait vous servir plus tard, vous avez dû faire attention à tout. Au bout de
quelque temps, vous avez pris vos marques et vous vous êtes moins concentré sur votre environnement.
Rassuré, vous avez acquis un certain nombre d’automatismes et votre activité neuronale s’est
considérablement ralentie.
En tant qu’auteur occasionnel d’articles liés au tourisme, j’ai élaboré une stratégie consistant à prendre
un maximum de notes le jour de mon arrivée sur place. En effet, c’est la période où rien ne m’échappe. Il est
vrai qu’en début d’apprentissage on se sent souvent trop inutile et maladroit pour se concentrer suffisamment
sur ce qui se passe autour de soi. Pourtant, la situation évolue toujours dans le bon sens. Alors, surtout, ne
laissez pas filer l’occasion de passer un bon moment.

La chance du débutant

Quels que soient les progrès effectués, on a toujours intérêt à demeurer dans la peau d’un débutant.
Les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger ont étudié un certain nombre de sujets
soumis à des tests cognitifs divers et en ont conclu que, plus on se surestime, moins on se montre efficace.
Selon eux, les individus concernés étaient « incompétents sans le savoir » (c’est ce que l’on appelle, sans
surprise, « l’effet Dunning-Kruger »).
Ce type de problème se pose certes souvent aux débutants mais, pire encore, d’autres recherches 12 ont
montré qu’il est bien plus dangereux d’avoir passé le stade de l’ignorance crasse, phénomène on ne peut plus
répandu dans la vie réelle. Ainsi, on a constaté que des médecins récemment formés à une technique
chirurgicale de pointe risquaient beaucoup moins de commettre des erreurs lors de leur première ou de leur
deuxième opération qu’à l’occasion de la quinzième ! Les pilotes d’avion, quant à eux, se trouvent dans une
situation similaire aux alentours des mille huit cents heures de vol.
Je ne suis pas en train de dire qu’un débutant vaut mieux qu’un pro. Il est évident que les véritables
experts, ceux qui « se savent compétents », sont particulièrement aptes à résoudre des problèmes difficiles et
à maîtriser efficacement leur corps (la plupart du temps, les meilleurs joueurs d’échecs sont également les
plus rapides). Forts d’une solide expérience, ils ont eu l’occasion d’affiner leurs réflexes. Les débutants aux
échecs perdent énormément de temps à envisager une quantité de possibilités différentes tandis que les
maîtres, eux, se focalisent sur les coups les plus potentiellement meurtriers (quitte à consacrer de longues
réflexions à leur choix final).
Pourtant, il arrive que les experts soient bel et bien handicapés par leurs « habitudes », selon
l’expression du maître zen Shunryu Suzuki, surtout lorsqu’on leur demande de faire preuve de créativité. En
effet, ils ont parfois tendance à ne pas chercher midi à quatorze heures. Ainsi, occupé à caser à tout prix un
coup découvert lors d’une ancienne partie, un excellent joueur d’échecs peut tout simplement passer à côté
d’une stratégie plus payante 13.
C’est ce qu’a également démontré une étude effectuée sur un groupe de chauffeurs de taxi londoniens.
On a demandé à ces éminents spécialistes de l’orientation en milieu urbain de préparer un itinéraire dans une
ville fictive dont on venait de leur communiquer le plan. Ils ont fort bien réussi l’épreuve, se distinguant sans
difficulté des amateurs. Cela étant, lorsque l’on a renouvelé l’expérience en situant le cadre de leur travail
dans un quartier londonien créé de toutes pièces, ils ont beaucoup plus souffert : le Londres qu’ils
14
connaissaient par cœur était trop présent dans leur esprit .
Cette tendance que nous avons tous à refuser de sortir de notre ornière, même lorsque nous gagnerions
à mettre en œuvre des solutions innovantes, a un nom : il s’agit de « l’effet Einstellung » (terme allemand qui
signifie « attitude »).
L’expérience la plus célèbre dans ce domaine consiste à demander à quelqu’un de fixer une bougie sur
un mur avec pour tout matériel une boîte de punaises et une boîte d’allumettes. Dans la plupart des cas, le
sujet ne sait pas comment s’y prendre parce qu’il bloque sur la « fixité fonctionnelle » de la boîte de punaises :
à ses yeux, elle sert à contenir quelque chose (les punaises), et non à faire éventuellement office d’étagère
(pour la bougie). Toutefois, une certaine catégorie de la population résout facilement le problème : celle des
enfants de 5 ans.
Les chercheurs pensent que les petits envisagent en effet le concept de « fonction » de manière
beaucoup moins rigide que leurs aînés. À leurs yeux, un objet ne se réduit pas à sa destination première et, de
ce fait, on peut l’utiliser de multiples façons. C’est très certainement pour cette raison qu’ils n’ont aucun mal à
maîtriser les nouvelles technologies : de leur point de vue, rien n’est jamais acquis.
Les enfants, avec la fraîcheur d’esprit qui les caractérise, incarnent l’esprit du débutant. De par leur
manque d’expérience et de parti pris, ils voient le monde d’un œil neuf 15 et ne se laissent pas abuser par de
fausses certitudes. De plus, ils perçoivent des détails souvent négligés par les adultes. Enfin, ils n’ont pas peur
de se tromper ou de passer pour des ignorants, ce qui leur permet de poser une quantité de questions sans le
moindre complexe.
Laissez-moi vous raconter une anecdote si étrange qu’elle a fait l’objet d’un article du célèbre New York
Times, l’histoire d’un malencontreux échange de cadavres.
À l’enterrement de l’une des défuntes en question, morte d’un cancer, certains membres de la famille ont
cru noter que leur chère cousine était méconnaissable. Toutefois, ils ont tous trouvé une bonne raison à cela.
La chimiothérapie avait abîmé ses cheveux. Son séjour en réanimation l’avait changée… En tant qu’adultes
habitués à vivre dans un monde organisé et rationnel, ils étaient tout simplement incapables de concevoir que
l’on puisse commettre une erreur aussi colossale et, par conséquent, ils n’avaient d’autre choix que de se
voiler la face. C’est un petit garçon de 10 ans qui a osé émettre l’hypothèse, parfaitement ridicule à la base,
qu’il ne s’agissait tout simplement pas de la bonne personne 16. La suite a évidemment confirmé qu’il avait
raison.
Personne n’a envie de stagner. Tout le monde adore progresser. Pourtant, j’espère vous encourager,
grâce à ce livre, à conserver votre mentalité de novice tout en engrangeant du savoir et de l’expérience.
N’hésitez jamais à cultiver ce fameux esprit du débutant fait d’optimisme naïf, de vigilance (indissociable de la
nouveauté et de l’insécurité), de manque total de peur du ridicule et d’indéfectible curiosité.
Les conseils prodigués par le grand maître Benjamin Blumenfeld au début du siècle dernier ont tout
autant leur place devant un échiquier que dans la vraie vie : « Ne faites jamais quoi que ce soit sans vous être
mis d’abord dans la peau d’un novice. »

Il n’y a pas d’heure pour les braves (sauf modalités


particulières)

Si le statut de débutant est rarement confortable, il le devient de moins en moins avec l’âge.
Les enfants sont faits pour apprendre. Leur cerveau et leur corps sont programmés pour tenter de
nouvelles expériences, quitte à s’y reprendre indéfiniment si nécessaire. Nous applaudissons d’ailleurs tous
leurs efforts, ravis de les voir se donner autant de mal.
Tous les parents le savent : les tout-petits adorent « aider » les adultes à « nettoyer » la cuisine, par
exemple, même si cela implique généralement un deuxième récurage, plus efficace. On les laisse souvent faire,
faute de se sentir le courage de leur refuser ce plaisir.
À mesure que les années passent, les choses se gâtent. L’expression « grand débutant », quelque peu
teintée de condescendance, fait son apparition. Deux petits mots qui empestent à eux seuls les sessions de
recyclage et les chaises trop dures, la nécessité de combler des vides qui n’auraient jamais dû exister.
Pourquoi, dans ces conditions, s’aventurer hors de sa zone de confort ? Comme me l’a dit un jour un ami
qui venait de se remettre au hockey après plusieurs dizaines d’années d’interruption : « Être vieux et nul à la
fois, c’est pas la joie ! » Cette détestable sensation suffit parfois à nous faire oublier que nous avons appris une
quantité de choses depuis le début de notre vie et que nous sommes parfaitement capables de recommencer.
Il arrive que les enfants eux-mêmes aient le plus grand mal à s’extraire de leur cocon bien douillet.
Lorsque l’un des copains de ma fille a refusé de venir faire du snowboard avec nous, son père nous a expliqué,
tout penaud, que son rejeton n’aimait pas trop les activités dans lesquelles il se débrouillait mal. Je me suis
retenu à grand-peine de m’exclamer : « Sans blague ? Il n’a essayé qu’une seule fois ! »
Les débutants adultes se trouvent, quant à eux, confrontés à leur propre « menace du stéréotype », celle
qui veut que l’on ait de plus en plus de mal à apprendre en vieillissant. Une petite voix pernicieuse leur
susurre en permanence à l’oreille qu’ils « s’y sont pris trop tard » et que c’est « beaucoup de souci pour rien ».
Un jour que j’assistais à la leçon de natation de ma fille, j’ai été soufflé de la voir exécuter un magnifique
virage en culbute à la fin d’une longueur de dos crawlé. Personnellement, je n’y suis jamais arrivé. « Comment
as-tu appris à faire ça ? » lui ai-je demandé. « C’est de mon âge ! » m’a-t-elle répondu, comme si cela allait de
soi.
Je n’ai pas tardé à constater que de tels a priori sont très présents dans le monde des échecs 17. On pense
généralement que, plus on commence à jouer jeune, plus on a de chances d’effectuer des prouesses en tournoi
quelques années plus tard. Cette idée est si répandue que Magnus Carlsen, le numéro 1 actuel, fait figure
d’exception. J’ai récemment lu un article sur lui racontant que, « à 5 ans, Magnus ne s’intéressait pas aux
échecs, ce qui ne l’a pas empêché de devenir grand maître ». Le journaliste n’en revenait pas.
Chaque fois que j’ai affronté des concurrents particulièrement juvéniles, j’ai tenté de garder à l’esprit un
conseil glané dans le livre de Stephen Moss The Rookie : « Ne te laisse pas impressionner, ce sont des joueurs
comme les autres. »
Plus facile à dire qu’à faire. Face à ces jeunes loups, j’étais complètement désemparé. Tandis que je
pesais indéfiniment le pour et le contre avant chaque coup, ils lançaient des attaques aussi brutales que
dénuées de subtilité. Cela leur réussissait parfois, mais pas toujours. Comme me l’a dit un jour le Britannique
Daniel King, grand maître et commentateur de tournois : « Une telle assurance a le don de déstabiliser
l’adversaire. »
Il a été démontré que les jeunes enfants s’avèrent extrêmement rapides et précis lorsqu’on leur demande
de déterminer la probabilité d’une séquence, autrement dit de prédire un événement à partir d’un antécédent
(si j’appuie sur la touche A, il se passe X).
À l’âge de 12 ans, cette capacité commence à diminuer et, selon les chercheurs, les sujets se mettent à se
fier à des « modèles internes » de cognition et de raisonnement au lieu de se contenter d’observations
objectives. En d’autres termes, ils réfléchissent trop. J’ai souvent constaté que mes adversaires adultes
semblaient lutter sans fin contre des démons invisibles tandis que les gamins, eux, alignaient les coups à la
vitesse d’une mitrailleuse.
Je n’ai pas toujours été capable d’échapper à la menace du stéréotype. Quand je perdais contre un
adulte, je me disais que c’était ma faute, que j’avais commis d’impardonnables erreurs ; lorsqu’il s’agissait
d’un enfant, en revanche, je me persuadais d’avoir eu affaire à un génie naissant, quasi invincible.
Le jour où j’ai demandé à Simon, notre professeur d’échecs, si ses débutants adultes se conduisaient de
la même façon que ses élèves plus jeunes, il a réfléchi un instant avant de me répondre la chose suivante :
« Les adultes ont besoin de raisonner tout ce qu’ils font. Pas les enfants. » Selon lui, l’étude des langues
fonctionne de la même façon. « Les adultes apprennent des règles de grammaire et de prononciation, puis ils
s’en servent pour créer des phrases. Les gosses, eux, se lancent directement. »
Mais, l’analogie ne s’arrête pas là.
Ma fille, de toute évidence, abordait les échecs comme s’il s’agissait d’une première langue tandis que,
dans mon cas, c’en était plutôt une seconde. Plus important encore, elle était encore très jeune. Il semblerait
que l’apprentissage d’une langue étrangère (mais aussi de la musique et peut-être des échecs) se fasse plus
facilement s’il démarre à la période dite « idéale », celle où, comme l’a écrit un jour un scientifique, « les
circuits neuronaux sont particulièrement sensibles aux stimuli pertinents et, de plus, extrêmement
malléables ».
Mon cerveau d’adulte parlant anglais depuis toujours est si imprégné des sonorités de ma langue
maternelle, en revanche, qu’il me serait sans doute difficile d’appréhender une grammaire différente. Mon
bagage de connaissances me met des bâtons dans les roues lorsque je tente de m’instruire. Les enfants, eux,
n’ont pas ce problème. Selon Elissa Newport, professeure de neurologie et directrice du Centre de plasticité
du cerveau à l’université de Georgetown : « Moins on en sait, mieux ça vaut. »
Cela étant, il y a un monde entre « difficile » et « impossible ». S’il existe vraiment une période
d’apprentissage « idéale » (ce qui n’a jamais été prouvé), tout espoir n’est pas perdu une fois qu’on l’a
dépassée. Ainsi, des scientifiques de l’université de Chicago ont montré que, contrairement à une idée
répandue depuis toujours, l’acquisition de l’oreille absolue (compétence extrêmement rare, s’il en est) n’est
pas réservée aux enfants appartenant à une tranche d’âge très réduite : elle est également accessible aux
adultes, à un niveau moindre, toutefois.
Si les petits progressent très vite, c’est souvent aussi parce qu’ils ont le temps et le loisir d’apprendre :
contrairement à leurs aînés, ils n’ont pas de responsabilités à assumer et disposent d’un fan-club enthousiaste.
De plus, ils ne manquent pas de motivation : imaginez-vous propulsé d’un seul coup, à la manière d’un enfant
en bas âge, dans un environnement auquel vous ne comprenez rien, sans possibilité de communiquer avec qui
que ce soit. Je suis prêt à parier que vous ne resteriez pas longtemps les deux pieds dans le même sabot.

Dès que nous nous sommes lancés, ma fille et moi, dans la pratique des échecs, il est devenu évident que nos
cerveaux fonctionnaient de manière très différente.
Le sien, un peu comme un échiquier en début de partie, était encore ouvert à toutes les éventualités, et il
fourmillait de synapses condamnées à plus ou moins court terme. En effet, chez un enfant de 7 ans, le cerveau
a presque atteint sa taille définitive mais il renferme 30 % de synapses (sortes de « connexions cérébrales »)
de plus que celui d’un adulte. Cela voulait dire que ma fille n’avait pas fini de découvrir le monde mais que,
petit à petit, les portes se refermaient. On peut comparer ce processus à la désinstallation de logiciels inutiles,
soupçonnés de ralentir un ordinateur.
Chez moi, en revanche, on assistait plutôt à un milieu de partie caractérisé par une stratégie défensive et
vaguement sournoise consistant essentiellement à sauver un maximum de pièces avant l’inévitable curée.
Denise Park, directrice de recherche au Centre de la longévité de l’université de Dallas, a profité un jour d’une
discussion engagée dans la salle de conférences de son laboratoire pour m’expliquer exactement de quoi il
s’agissait. Ce n’était pas très gai.
« Avec l’âge, le cerveau se détériore, même chez les sujets en bonne santé. Le cortex préfrontal et
l’hippocampe (siège de la mémoire) s’atrophient. » Cela voulait dire que, chaque année, mon cerveau
rapetissait et mon cortex s’amincissait. Dès la vingtaine, on perd environ un neurone par seconde. Le temps de
lire une phrase, vous en avez déjà largué deux !
Il était tout à fait logique, dans ces conditions, qu’il me faille du temps pour préparer chaque coup. Si
l’on en croit Denise Park, certains secteurs très spécifiques du cerveau des jeunes adultes s’activent à
l’occasion de tests cognitifs. Chez les gens plus âgés, ces zones sont beaucoup plus larges.
Et pan ! Un point pour les vieux ! Sauf que, malheureusement, ce n’est pas forcément une bonne chose.
En effet, toujours selon Denise Park, il s’agit avant tout d’un phénomène de compensation. Pour remédier à sa
déchéance, le cerveau vieillissant bâtit des ponts servant à relier entre elles un maximum de zones différentes.
On assiste donc à une véritable perte d’efficacité. L’ennui, c’est que la sollicitation de multiples zones
cérébrales a tendance à provoquer des sortes de « chevauchements » ou d’« interférences ». En d’autres
termes, quand on essaie d’apprendre quelque chose de nouveau, on se heurte à ce que l’on a déjà mémorisé.
Pour couronner le tout, la jeunesse est également synonyme de « modulation », c’est-à-dire de capacité à
ajuster son énergie mentale à la difficulté de la tâche. Les années passant, cette capacité disparaît presque
totalement. Comme le dit Denise Park : « Le cerveau ne sait plus changer de vitesse. »
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que ses performances se dégradent de manière générale. Les
travaux de Timothy Salthouse, professeur de psychologie à l’université de Virginie, ont permis de mettre en
lumière, par le biais de tests cognitifs axés sur la vitesse, le raisonnement et la mémoire, des ralentissements
« relativement importants », « linéaires » et, plus inquiétant encore, « très visibles dès la cinquantaine ».
Pour égaliser la donne, dans le cadre d’un test de QI, un sujet de 75 ans obtiendra le même score qu’un
autre de 21 ans avec des résultats deux fois moins bons.
Je savais donc que les dés étaient pipés. C’était encore pire pour mon septuagénaire de père, lui qui
n’avait pas joué aux échecs depuis des dizaines années et qui s’y était remis pour suivre l’exemple de sa petite-
fille et se rapprocher d’elle. Si nous avions organisé un tournoi familial, l’issue en aurait été tristement
prévisible : ma fille serait arrivée en tête, et son grand-père, bon dernier.
De nombreux auteurs ont décrit ce phénomène. Ainsi, Neil Charness, professeur de psychologie à
l’université de Floride et spécialiste de l’étude de la performance dans le monde des échecs, a demandé à des
joueurs de niveaux différents d’essayer de prévoir la mise en échec de leur roi. Les sujets les plus qualifiés ont,
sans surprise, pris conscience du danger plus vite que les autres. En revanche, tous classements confondus,
les plus âgés se sont montrés moins rapides.
L’apprentissage du jeu s’avère encore plus problématique. Dans le cadre d’une autre étude, le professeur
Charness a fait découvrir à des sujets d’âge et d’expérience divers un nouveau programme de traitement de
texte. Les personnes ayant l’habitude de ce type de logiciel ont vite pris leurs marques, toutes choses égales
par ailleurs.
Chez les novices, en revanche, il s’est creusé un fossé. Comme on pouvait s’y attendre, il leur a fallu à
tous un minimum d’efforts pour apprendre le maniement du programme, mais ce sont surtout les moins jeunes
qui ont souffert.
« Considérant que votre fille et vous débutez tous deux aux échecs, m’a dit un jour Neil Charness,
attendez-vous à ce qu’elle progresse deux fois plus vite. »

J’ai relevé le défi. Après tout, je n’avais pas brûlé toutes mes cartouches. Bien que ma matière blanche (réseau
de fibres nerveuses directement liées à l’apprentissage) soit sans doute, statistiquement parlant, plus ou moins
sur le déclin, ma plasticité cérébrale, cette extraordinaire faculté d’adaptation que nous possédons tous, était
toujours là, et bien là.
En effet, lorsque des chercheurs ont demandé à un certain nombre de joueurs de golf de 40 à 50 ans de
travailler leur swing pendant trente jours, ils ont relevé des progrès manifestes. En réalité, il est toujours
possible de s’améliorer.
Armé de ces informations, j’ai décidé de faire le nécessaire pour devenir un meilleur joueur d’échecs. J’ai
résolu des problèmes et joué de multiples fins de partie en ligne sur Chessable, un site Internet spécialisé dans
l’apprentissage « scientifique ». Pour stimuler mes neurones, j’ai fait des matches de 960 (variante constituant
à disposer les pièces de manière aléatoire en début de partie, par le biais d’un tirage au sort). J’ai aligné les
blitz de cinq minutes pour mieux jouer en trente, et les parties de Bullet chess (une seule minute de réflexion)
pour gagner des blitz. J’ai même tenté l’Hyper Bullet chess, variante cauchemardesque augmentant la cadence
à quinze secondes. Aller encore plus vite aurait relevé de la physique quantique.
Et ce n’était pas tout. Selon les spécialistes du cerveau, il existe deux sortes de capacités cognitives :
l’intelligence « fluide » et l’intelligence « cristallisée ». La première permet d’être réactif et de résoudre
rapidement les problèmes. La seconde représente le bagage de connaissances du sujet, ses compétences, sa
mémoire, sa métacognition. L’intelligence fluide constitue essentiellement l’apanage de la jeunesse tandis que
l’intelligence cristallisée augmente généralement avec l’âge (à de nombreuses exceptions près).
Ces deux formes d’intelligence, de par leur aspect complémentaire, ont chacune leur rôle à jouer lors
d’une partie d’échecs. La première vous servira, par exemple, à évaluer rapidement un certain nombre de
possibilités. La seconde, quant à elle, vous évitera de reproduire une erreur effectuée à l’occasion d’un
précédent tournoi.
À l’instar de la plupart des enfants de son âge, ma fille faisait avant tout preuve de fluidité. En effet, elle
n’avait pas eu le temps de mémoriser une multitude de parties célèbres et les stratégies de haut vol lui
passaient loin au-dessus de la tête. Voyons, voyons… je me verrais bien jouer la variante Rubenstein de la
défense française.
Selon la psychologue Dianne Horgan, de l’université Brown, à Providence, les plus jeunes ont tendance à
avoir recours à de simples techniques heuristiques 18 et à ce qu’on appelle parfois le « satisficing » (ou
« principe du seuil de satisfaction de l’individu »). Autrement dit, ils optent pour le premier coup valable qui
leur vient à l’esprit, et ne gaspillent pas leur énergie en états d’âme inutiles. Au départ, quand ma fille
déplaçait une pièce après quelques secondes de réflexion seulement, je lui proposais toujours de réfléchir
encore un peu. La plupart du temps, elle m’envoyait sur les roses.
En fait, elle était équipée d’un processeur ultrarapide et entièrement neuf tandis que, pour ma part, je
devais me contenter d’un disque dur d’occasion bourré de fichiers obsolètes. Mais, qui, de nous deux, était
gagnant dans l’histoire ? Selon le professeur Charness, je disposais d’un avantage sur elle dans la mesure où
j’avais « appris à apprendre », ce qui me conférait une certaine efficacité.
Toutefois, mon disque dur encombré et poussif mettait du temps à accéder aux informations, je
commençais à manquer d’espace de stockage et mon système d’adressage était en partie corrompu. Avec
l’âge, il vous arrive sans doute de plus en plus souvent d’avoir du mal à vous souvenir d’un nom ou d’un titre
de film. Normal ! Des gens et des séances de cinéma, vous en avez connus des milliers. J’aimerais bien les y
voir, tous ces gamins, si on leur farcissait le cerveau de cinquante ans de données !
Le linguiste Michael Ramscar estime que le déclin cognitif décelé en laboratoire ne correspond qu’à une
vision partielle de l’apprentissage. Lorsqu’il a demandé à des sujets d’âges divers de mémoriser des couples de
mots tels que « bébé-pleurs » et « obéir-aigle », il a constaté que les adultes avaient du mal à se souvenir des
séquences de type « obéir-aigle ». Sur le papier, cela faisait mauvais effet.
Toutefois, Michael Ramscar a une théorie : selon lui, les adultes ont tout simplement l’habitude de faire
la relation entre un bébé et des pleurs, alors que les termes « obéir » et « aigle » n’évoquent aucune
association particulière. Faute de pertinence, la seconde expression n’est pas prise en compte par le cerveau.
En fait de déclin, on assiste plutôt à une marque d’intelligence.
Tout cela nous ramène au fameux esprit du débutant. Ma fille en étant encore au stade du « non-savoir »,
elle n’avait pas encore enregistré de combinaisons de mots bien spécifiques. Du coup, son cerveau ne laissait
rien passer tandis que le mien, croulant sous les données diverses et variées, résistait au changement.
Mon bagage de connaissances me gênait pour « transférer » des aptitudes d’un domaine à un autre.
Faute d’avoir une idée bien précise de l’intérêt de leurs nouvelles compétences, les enfants s’en servent
généralement plus librement.
Pendant que le cerveau de ma fille créait des connexions nerveuses à la chaîne, le mien était sans doute
quelque peu à la traîne. Selon Denise Park, c’était bien là le problème. Il régnait un chaos certain dans la tête
de l’enfant, ce qui nécessitait un réel travail de réorganisation, mais cela valait toujours mieux que de ne pas
avoir assez de données à trier.
Il fallait que je trouve un moyen de rattraper mon retard.

Les experts eux-mêmes ont parfois intérêt à jouer


les débutants

À ce stade, vous vous posez sans doute quelques questions, à juste titre. En quoi suis-je concerné si je n’ai pas
d’enfants ? Si je suis encore jeune ? Si je sais déjà chanter ou dessiner ? Si je ne subis pas les affres d’une
mauvaise crise de la quarantaine ? Pourquoi, surtout, devrais-je m’astreindre à apprendre un tas de choses qui
ne feront en rien avancer ma carrière ? Pourquoi gaspiller du temps en loisirs inutiles alors que j’ai déjà du
mal à ne pas me faire distancer par mes collègues de travail ?
Rien ne dit, tout d’abord, que l’apprentissage du chant ou du dessin ne vous servira pas sur le plan
professionnel, même si cela ne coule pas de source à cet instant précis. En effet, il semblerait que ce type
d’activité atténue le stress, donne de l’assurance et facilite l’acquisition de nouvelles compétences.
Cela explique peut-être les découvertes des chercheurs de l’University College de Londres : ces derniers
ont en effet constaté que les rares étudiants à mener conjointement des études artistiques ET scientifiques
sont particulièrement susceptibles de trouver, ensuite, des emplois de cadres. Plus on s’ouvre l’esprit, plus on
fait un leader convaincant. Comme l’a écrit le journaliste d’investigation David Epstein dans son livre Range :
le règne des généralistes 19, les prix Nobel « sont au moins deux fois plus nombreux que les autres
scientifiques à pratiquer le théâtre, la danse, la prestidigitation ou tout autre loisir du même genre ».
Pourtant, je doute fort que l’un ou l’autre de ces génies se soit réveillé un beau matin en se disant qu’il
avait tout intérêt à se mettre au tango pour faire avancer sa carrière. Toutefois, il est fort possible que le
retour au stade de débutant permette de retrouver une âme d’enfant et, par là même, de se libérer de toute
contrainte, de tout a priori, de tout sectarisme. C’est ainsi que l’on arrive à se dépasser en y prenant du plaisir,
facteur supplémentaire de réussite.
Claude Shannon, brillant ingénieur diplômé du célèbre MIT, est tout à fait représentatif de ce
phénomène. Celui à qui nous devons, en grande partie, la théorie de l’information telle que nous la
connaissons aujourd’hui, s’est en effet passionné pour une quantité de sujets différents, qu’il s’agisse du
jonglage, de la poésie ou de l’invention du premier ordinateur portable. Si l’on en croit ses biographes Jimi
Soni et Robert Goodman : « Il n’a jamais cessé de se lancer dans des activités que d’autres estimaient indignes
de lui, de poser des questions sur tout et sur rien, et d’en tirer des conclusions spectaculaires. »
À notre époque où tout va trop vite, il est vital d’accepter de sortir fréquemment de sa zone de confort.
Les progrès fulgurants de la technologie font de nous des sortes de « novices perpétuels 20 » condamnés à nous
former en permanence, dans la mesure où nos téléphones, par exemple, se perfectionnent sans arrêt. Nous
sommes peu nombreux à pouvoir nous offrir le luxe de nous spécialiser tout au long de notre vie, car les
descriptions de poste elles-mêmes évoluent de manière régulière. Dans ces conditions, mieux vaut faire contre
mauvaise fortune bon cœur. Si l’on en croit Ravi Kumar, président du géant de l’informatique Infosys : « De
nos jours, il faut être capable d’apprendre à apprendre, à désapprendre et à réapprendre. »
De plus, l’apprentissage a du bon. Je ne parle pas uniquement de l’activité concernée en soi (chant,
surf…), même si nous reviendrons plus tard sur ce point, mais du processus en jeu.
Peu importe que vous vous lanciez dans les nœuds de cordage ou la poterie. Votre cerveau, en tant que
« machine avide de nouveauté » a tout intérêt à engranger des techniques et des connaissances, surtout en
groupe. D’ailleurs, l’aspect « découverte » s’avérant particulièrement stimulant, plus on apprend de choses à
la fois, mieux c’est. Une étude 21 effectuée sur des adultes de 58 à 86 ans à qui l’on a suggéré de suivre
plusieurs séries de cours en même temps (espagnol, composition musicale, peinture, etc.) a montré qu’en
quelques mois seulement leurs capacités cognitives s’étaient considérablement améliorées. Non contents de
maîtriser un nouveau loisir, les sujets en question ont connu un rajeunissement cérébral correspondant à un
retour dans le temps de quelque trois décennies, battant sans difficulté le groupe de contrôle. Cerise sur le
gâteau, ils ont gagné en assurance et, ravis d’avoir partagé cette expérience, ils sont restés amis.
L’apprentissage a, en toute probabilité, quelque chose d’addictif. Des chercheurs ont constaté que, chez
de jeunes enfants, les avantages des leçons de natation vont bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer. En
effet, les nageurs réussissent mieux que les autres les tests physiques relevant de la coordination œil-main ou
de la préhension, mais aussi les épreuves de lecture et de logique mathématique (même si l’on tient compte du
statut socio-économique des sujets concernés).
La plupart des études et des recommandations disponibles visent les plus jeunes. Ainsi, les échecs sont
censés améliorer les capacités de concentration des enfants, stimuler leur créativité et leur apprendre à
résoudre des problèmes.
Pourtant, je suis convaincu aujourd’hui que les activités bénéfiques pour les enfants présentent encore
plus d’intérêt pour les adultes, en partie, sans doute, parce que ceux-ci ont tendance à penser qu’ils n’ont pas
grand-chose à en retirer.
Rien n’est moins vrai. Il n’est jamais trop tard pour soigner sa dépendance aux smartphones (affection,
hélas, de plus en plus répandue) en passant deux longues heures devant les soixante-quatre cases d’un
échiquier, quitte à se démolir le cerveau et les yeux à analyser un nombre infini de scénarios d’attaque et de
riposte.

Les tests effectués en laboratoire n’expliquent pas tout, tant s’en faut. Il existe une quantité de bonnes raisons
d’acquérir des savoir-faire ou des connaissances, bien au-delà de l’immense satisfaction que l’on y trouve
généralement.
On a tout simplement le sentiment de renaître, et on ne peut pas s’empêcher de le dire à tout le monde.
(Rappelez-vous la bonne vieille blague : À quoi reconnaît-on un triathlète ? Facile, il la ramène sans arrêt !) J’ai
eu l’occasion de rencontrer des gens qui ne s’en seraient jamais sortis autrement, après avoir vu leur sens de
l’identité quasi annihilé par un mariage raté ou une épreuve difficile.
Les couples n’échappent pas à la règle. Des études ont montré que le seul fait de partager une nouvelle
activité particulièrement stimulante (des cours de danse, par exemple), en recréant l’euphorie des premiers
temps, suscite des émotions positives qui se répercutent sur la relation par elle-même.
En outre, on rencontre du monde, avantage non négligeable dans la mesure où, plus on avance en âge,
plus il devient difficile de forger de nouvelles amitiés. Rien de tel, en effet, que de croiser des gens dont on
comprend l’enthousiasme et l’absence totale de sens du ridicule. En psychologie, ce trait de caractère a un
nom : « l’ouverture ». Il côtoie au sein des Big Five, fameux modèle censé permettre de définir n’importe
quelle personnalité, l’extraversion, la conscience, le névrosisme (ou neuroticisme) et l’agréabilité. Il semblerait
que l’ouverture soit gage de longévité pour des raisons que l’on ignore encore, les psychologues estimant,
quant à eux, que « l’adaptabilité cognitive et comportementale » qu’elle implique se montre fort utile lorsqu’il
s’agit d’affronter les difficultés de l’âge mûr.
Chaque fois que l’on apprend quelque chose, on fait évoluer sa vision du monde. On n’écoute plus sa
musique favorite de la même façon après avoir pris des cours de chant, et il suffit de se lancer dans le dessin
pour devenir expert en anatomie fonctionnelle de l’œil humain. Quelques séances de soudure constituent un
stage intensif de physique et de métallurgie et, pour monter sur une planche de surf, il faut d’abord
s’intéresser aux horaires des marées, à la météo et à l’hydrodynamique. Bref, qu’on le veuille ou non, on est
bien obligé de sortir de sa bulle.
Enfin, cette soif de découverte qui est la nôtre et qui nous pousse à nous dépasser est bel et bien
entretenue par l’apprentissage. Selon l’éducatrice américaine Alison Gopnik : « L’être humain, plus que tout
autre animal, a besoin d’évoluer pour survivre. Notre cerveau, particulièrement développé, nous sert à nous
adapter en permanence. » Nous oscillons sans cesse entre expertise et incompétence, que ce soit en
réfléchissant prudemment à la manière d’aborder un nouveau problème, en lisant un livre, en regardant un
cours en vidéo, ou en nous lançant tête baissée dans l’aventure.

La perfection : un but en soi ?

Étant donné le nombre de domaines dans lesquels je me formais en même temps, je courais, de toute évidence,
le risque d’être pris pour un dilettante.
Cela tombait bien car, en fait, c’est précisément là où je voulais en venir.
Le terme essentiellement péjoratif « dilettante » (de l’italien dilettare, « délecter ») désigne aujourd’hui
un amateur, un touche-à-tout, bref quelqu’un qui manque passablement de sérieux. Le professeur Bruce
Redford, spécialiste en histoire de l’art, nous apprend que ce terme est entré dans la langue anglaise à
l’occasion de la création, au XIIIe siècle, de la Society of Dilettanti, association de Britanniques se passionnant
pour la culture et l’art européens. Petit à petit, sa signification s’est modifiée et, au début des années 1870, à
22
l’époque de la parution du célèbre Middlemarch de George Eliot , c’était devenu une insulte.
L’heure était grave. Ne pas faire carrière faisait de vous un « dilettante », un bon à rien, alors que
l’étymologie du mot renvoyait à la notion d’« aimer ». Or, en ce temps-là, la spécialisation des connaissances et
la professionnalisation de la société tendait à rendre une telle attitude, fondée sur l’appréciation du monde,
peu recommandable.
De nos jours, on ne parle plus que de « performance », de « plein potentiel » et d’« épanouissement ».
Demande en mariage ou petit déjeuner des plus ordinaires, les réseaux sociaux ritualisent tout, faisant de
notre vie une chorégraphie aussi parfaite que vulgairement concurrentielle. L’ethos du travail, véritable
dogme, a envahi nos loisirs au point de nous empêcher d’en profiter.
Tout doit avoir un but ou une fonction. Quand je raconte à un ami que j’ai l’intention d’effectuer une
randonnée de cent trente kilomètres à vélo et qu’il me demande pour quelle épreuve je m’entraîne, cela me
démange de lui répondre : « Aucune idée… La grande course de l’existence, peut-être ? » Selon le psychologue
hongrois Mihály Csíkszentmihíyi : « Ce qui compte aujourd’hui, c’est la réussite, le succès, la performance. La
qualité de ce que l’on vit n’a aucune importance. 23 »
Qu’en est-il de ceux qui ne courent pas après la perfection ou la célébrité ? De ceux qui souhaitent
s’essayer à quelque chose pour s’ouvrir l’esprit ou en apprendre un peu plus sur eux-mêmes, voire tout
simplement pour s’amuser 24 ?
Le règne de la recherche obsessionnelle de l’excellence nous rend louches, nous qui sommes prêts à nous
lancer dans de nouvelles activités sans viser le moindre résultat. Dans son livre Mastery, l’écrivain américain
George Leonard critique les « amateurs », coupables de « se délecter des rituels liés à la nouveauté » et de
« se prendre pour des aventuriers ou des pionniers alors qu’ils ressemblent avant tout au puer aeternus,
fameux « enfant éternel » de Carl Jung ». Pour ma part, je n’hésite pas à plaider coupable !
Cela fait plusieurs dizaines d’années que les psychologues disent assister à l’apparition d’un
perfectionnisme avoué, caractérisé par un niveau élevé d’exigence personnelle et la présence d’une forte
pression sociale. Il s’agirait, selon eux, de l’une des conséquences de la montée de l’individualisme et de
l’esprit de compétition. « Nous surévaluons la performance aux dépens de l’épanouissement personnel. » Être
« bon » à quelque chose ne suffit plus 25.
Et c’est bien là qu’est le hic. Si l’on en croit le juriste américain Tim Wu : « En s’obligeant à être le
meilleur partout, on devient son propre geôlier. »
N’oublions pas que George Orwell considérait la liberté comme « le droit d’occuper son temps libre
comme on le souhaite » et « de ne pas se laisser imposer le choix de ses loisirs par une autorité supérieure ».
En renonçant à une activité quelconque sur la base des fantasmes de performance de quelqu’un d’autre, on
renonce tout simplement à son indépendance.
Ce culte de l’excellence mine tellement notre confiance en nous que nous finissons par trouver presque
normal de déléguer à un « expert » les tâches que nous ne maîtrisons pas aussi bien que lui.
Aux échecs, l’idée se conçoit. Le problème, c’est que ce type d’attitude déteint sur la vie de tous les jours,
dans des domaines pourtant très accessibles. À un moment donné, ma messagerie électronique croulait sous
les propositions de cours pour les tout-petits. On m’a vanté, par exemple, les mérites de stages de vélo animés
par des « instructeurs expérimentés ». Assailli par le doute, je me suis soudain demandé si ma technique
personnelle, celle qui consistait à pousser ma fille dans le dos en hurlant : « Pédale ! » était vraiment la bonne.
« Rien ne vaut un professionnel ! » prétendait la pub d’un grand magasin organisant des ateliers de « nouage
de lacets ». Un pro, dites-vous ? Pour apprendre à mettre ses chaussures ? Malgré ma méfiance, ce tir de
barrage me minait discrètement le moral. Merci, Internet ! Titre d’un article typique : « Vous croyez savoir
nouer vos lacets, mais vous avez tort ! »
Je n’ai rien contre l’excellence. Après tout, qui n’a pas envie de faire partie des meilleurs ?
Attention, toutefois, à ne pas se laisser prendre au piège. Il y a une dizaine d’années, je me suis lancé
dans le cyclisme sur route car c’était exactement ce dont j’avais besoin à l’époque : un moyen de garder la
forme, de partir à l’aventure et de me créer de nouveaux amis en dehors de mon milieu professionnel.
Si vous pensez que faire quelques kilomètres à vélo n’a rien de sorcier pour un adulte, c’est que vous ne
vous êtes jamais retrouvé juché sur un engin en plastique au milieu d’un peloton serré, le nez sur la roue
arrière d’un autre pédaleur, en train de descendre une colline à la vitesse du son avec sur le dos une sorte de
pyjama. J’ai accumulé les erreurs de débutant et, miraculeusement, j’ai survécu.
Et puis, petit à petit, j’ai fait des progrès. Les bourdes se sont espacées. Je suis devenu plus rapide. Je me
suis inscrit à des courses, et j’ai commencé à me prendre pour un pro. C’était génial. Le cyclisme faisait
intégralement partie de ma vie, c’était « mon truc ». Au bout de quelque cinq mille heures de route, j’étais
enfin crédible.
Toutefois, plus je m’investissais, plus cela me coûtait (en heures d’entraînement, en efforts, en
équipement). Le bonheur de ma vie s’était changé en galère. À vélo, je ne m’amusais plus autant. Les gens
avec qui je roulais, de vrais as, prenaient un plaisir vaguement masochiste à ne jamais se permettre une pause-
café ou sandwich. Ils ne parlaient que de régimes monastiques, fondés sur les dernières tendances en matière
de nutrition. Je me surprenais à accorder plus d’attention à l’ordinateur de bord fixé à mon guidon qu’au
paysage environnant. Du jour au lendemain, ce qui était à la base un loisir s’est mis à ressembler à n’importe
quel job avec ses contraintes de temps, ses évaluations, la pression des collègues et l’obsession du résultat. Je
me sentais prisonnier de ce que l’on attendait de moi, du rôle que l’on tentait de m’imposer.
En diversifiant mes activités, j’ai goûté de nouveau à la liberté (je suis toujours fan de cyclisme, mais ma
vie ne se réduit plus à la pratique de ce sport). Après s’être fait débarquer d’Apple, Steve Jobs a écrit ceci :
« Le poids de la réussite a cédé la place au plaisir de prendre un nouveau départ, d’admettre que j’ai encore
des choses à apprendre. » Très vite, il est redevenu extrêmement créatif.
Je ne suis pas, faut-il le préciser, en train de vous pousser à écrire votre lettre de démission. Je vous
invite simplement à ne pas vous laisser piéger par ce que vous aimez.
Personnellement, je ne me suis jamais lancé dans de nouvelles activités pour compenser un quelconque
ras-le-bol professionnel ou, au contraire, pour trouver l’énergie de donner un nouveau souffle à ma carrière,
car j’adore mon travail. En fait, j’y suis tellement attaché que, longtemps, je n’ai pas vu l’intérêt de consacrer
du temps à grand-chose d’autre.
26
Comme l’a écrit Winston Churchill dans son charmant opuscule La Peinture, mon passe-temps : « Il est
fort possible que les gens qui aiment ce qu’ils font aient besoin, plus encore que les autres, de se changer
régulièrement les idées. »
On nous assure pourtant que la dispersion est l’ennemi numéro un : « Je me consacre à ma passion 27. »
Ma passion ? Pourquoi faudrait-il se priver de toutes les autres, celles que l’on n’a pas encore eu l’occasion de
découvrir ?

La jeunesse est généralement placée sous le signe de la liberté : on a le droit de toucher un peu à tout sans se
préoccuper du résultat, qu’il s’agisse de s’inscrire à la chorale de l’école, de s’adonner au dessin ou à la
peinture ou de tenter sa chance dans une multitude de sports différents. Petit à petit et, semble-t-il, de plus en
plus tôt, la spécialisation pointe le bout de son nez et on devient le matheux, le comédien ou l’artiste en herbe
à l’avenir tout tracé.
L’être humain a besoin de croire au talent, aux prodiges. Il n’en reste pas moins que, si l’on en croit un
chercheur ayant observé plusieurs virtuoses, « il aurait été quasi impossible de prédire le futur succès de ces
jeunes musiciens » à l’époque où ils faisaient leurs études. Selon le même scientifique, les apprenants ont
besoin de temps et d’espace pour « progresser à leur rythme » et s’initier à de nouvelles techniques sans
pression excessive. Il est fort probable que, si les élèves concernés (ou leurs parents) avaient à tout prix voulu
obtenir des résultats dès le départ, ils ne seraient jamais devenus pianistes de haut niveau.
Très tôt, on nous met les points sur les i et, tristement, nous jouons le jeu. Il semblerait que les enfants
s’intéressent de moins en moins au sport. Les témoignages recueillis nous apprennent que beaucoup d’entre
eux ne s’estiment pas assez doués tandis que d’autres, échaudés par des horaires d’entraînement trop
contraignants et la pression imposée par les coaches, n’y trouvent plus le plaisir qui constituait leur motivation
première. Petit à petit, ils se découragent.
C’est dommage car il me semble que nos premières tentatives, même avortées, ne comptent jamais tout à
fait pour rien. Il en reste toujours quelque chose. Nous sommes nombreux à fredonner chaque jour un petit air
au volant ou sous la douche, quitte à chanter comme des casseroles. Si on me demandait de le faire, je serais
sans doute capable de recréer sur une feuille de papier les scènes de guerre très détaillées dont j’ai couvert,
ado, une batterie de carnets à spirales : tanks, régiments, fortifications, rien n’était laissé au hasard. L’envie
est toujours présente, et il est possible que je n’aie pas trop perdu la main.
La plupart du temps, on en reste là. On se dit qu’on pourrait effectivement s’offrir des cours de chant ou
de dessin, mais on n’a pas une minute à soi. Pourquoi, en outre, prendre le risque de se ridiculiser ou
d’essuyer des regards polis mais condescendants ? Ne vaut-il pas mieux s’en tenir à ce que l’on sait faire
correctement ? On se répète la question que tous les parents pragmatiques de la Terre se voient obligés de
poser, le jour où leur rejeton leur annonce qu’il envisage de préparer un diplôme artistique : « Admettons,
mais tu comptes en faire quoi ? »
Justement ! Vous n’en avez pas la moindre idée à ce stade. Et c’est tout à fait normal.

Le monde appartient aux débutants

Nous vivons à une époque que l’on pourrait qualifier, à juste titre, d’« âge d’or de l’apprentissage ».
En effet, nous n’avons qu’à tendre la main pour accéder à une mine d’informations en tous genres, et le
développement d’Internet a fait exploser le nombre de formations abordables. Des sites très connus tels que
Khan Academy s’engagent à nous « enseigner gratuitement en ligne tout ce que nous voulons, ou presque »,
l’application pour smartphones Coursera nous invite à « profiter de nos trajets quotidiens, de nos pauses-
café, etc., pour nous instruire », tandis que Skillshare nous assure que « l’avenir nous appartient » et nous
encourage à acheter ses cours immédiatement disponibles.
Pendant ce temps, des sites tels que Duolingo s’appuient sur de récentes découvertes en matière de
sciences de l’apprentissage pour prétendre condenser l’équivalent de six mois de cours de langues en quelque
trente-quatre heures de formation en ligne. Le niveau général des joueurs d’échecs a tendance à s’améliorer
dans la mesure où les passionnés ont aujourd’hui la possibilité d’affronter des adversaires plus intéressants, en
face-à-face ou sur Internet, en passant par des plateformes de jeu ou en se servant de Skype pour se former
auprès de grands maîtres internationaux.
YouTube héberge un nombre incroyable de vidéos éducatives (plus de 135 millions au moment où j’écris
ces lignes) traitant aussi bien de la fabrication des couteaux que de la cuisine de la viande de phoque. Si vous
le souhaitez, vous y apprendrez à effectuer un salto arrière, à piloter un Boeing 747 ou, sur le ton de la
rigolade, à faire bouillir de l’eau et à changer le rouleau de papier toilette. On raconte qu’une quantité
d’abonnés du site (surtout des enfants) ont acquis grâce à lui des compétences hors du commun dans des
domaines très divers allant du dubstep au sport de haut niveau. Comme l’a expliqué un jour un homme arrêté
pour exercice illégal de la chirurgie plastique : « On peut apprendre à peu près n’importe quoi sur YouTube, et
c’est gratuit. »
La pédagogie de type YouTube (« Imitez ce qui se passe à l’écran ») s’est fait une place un peu partout,
permettant, par exemple, aux fans de Rubik’s Cube de pulvériser leurs records en compétition en leur donnant
accès à une multitude de techniques différentes. Jamais jusqu’ici on n’avait pu promettre à n’importe quel
citoyen du monde, où qu’il se trouve, de se former à tout et n’importe quoi sans se lever de sa chaise ni
débourser un sou, à l’abri du jugement des autres.
®
Les cours en présentiel se sont, eux aussi, multipliés. Des sites tels que CourseHorse et ClassPass
remplacent aujourd’hui les bons vieux tableaux d’affichage couverts de petites annonces proposant des leçons
de guitare ou d’espagnol. À Portland ou à Chicago, entre autres, de grands centres communautaires mettent
du matériel, des espaces et des outils à la disposition de leurs membres de façon à encourager la créativité et
l’échange d’informations. Charles Adler, cofondateur de Kickstarter, m’a expliqué que le nom de Lost Arts
[arts perdus], sa nouvelle plateforme, ne faisait pas allusion à un passé révolu mais à la possibilité de « se
perdre dans la découverte de soi ».
L’idée de ce type d’aventure lui est venue alors qu’il tentait de fabriquer des meubles de rangement pour
son matériel de DJ. Bien qu’il ait une vague idée de ce qu’il voulait faire, comme de nombreux novices, il ne
savait pas par où commencer. « J’avais besoin de disposer d’outils et de conseils, le temps de me lancer. »
Faute de trouver son bonheur, il a inventé un nouveau concept.
Dans mon quartier, plusieurs organisations fonctionnant sur le modèle de l’enseignement collaboratif (la
Brooklyn Brainery, par exemple) permettent de se former pour un prix modique à de nombreuses disciplines,
du batik aux biotechnologies. La How To Academy de Londres, quant à elle, se montre tout aussi éclectique :
« Que vous ayez envie de vous construire une bicyclette en quelques heures, de réaliser un film pendant le
week-end ou de vous lancer dans l’e-commerce, nous avons le professeur qu’il vous faut. »
Je vous entends d’ici : Tout le monde n’a pas les moyens ou, plus important encore, le temps de
s’instruire. Il est vrai que les cours ne sont pas toujours donnés mais, au bout du compte, ils reviennent
souvent moins cher qu’un simple repas, quand ils ne sont pas totalement gratuits. Même s’ils ne constituent
pas toujours la forme d’enseignement la plus efficace, ils sont imbattables en termes de rapport qualité-prix.
Je suis prêt à parier que vous seriez capable d’apprendre quelque chose d’intéressant en renonçant tout
simplement à regarder votre série favorite sur Netflix. Bien que nous nous en défendions avec vigueur, jamais
nous n’avons disposé d’une telle profusion de temps libre. Nos smartphones, à eux seuls, nous volent chaque
jour plusieurs heures de notre vie et nous donnent l’impression d’être constamment occupés.
En tant que parent débordé, vous estimez sans doute être trop occupé à veiller sur votre progéniture
pour avoir le temps de faire quoi que ce soit d’autre. Dans ces conditions, pourquoi ne pas prendre des leçons
ensemble ? Qu’il s’agisse de pétrir du pain, de jouer de la guitare ou de fabriquer des origamis, je soupçonne
que votre niveau de base est le même. Partager ces précieux moments avec vos enfants vous rapprochera
d’eux tout en vous fournissant une excellente occasion de les regarder grandir.
Laissez-vous surprendre ! Quand ma fille s’est entichée du jeu vidéo Fortnite, ma première réaction a été
d’opter pour la prudence et le détachement : je me suis donc contenté, au départ, de la surveiller de loin.
Toutefois, intrigué par la complexité du jeu et l’enthousiasme qu’il semblait susciter, je n’ai pas tardé à me
mêler de quelques parties. Mon avatar me désignant comme un bot, c’est-à-dire un novice, j’avais du pain sur
la planche. « Chope le fusil d’assaut légendaire ! hurlait l’un de ses amis dans mes écouteurs, et fonce dans le
marais de la Mort ! »
Les stimuli de toutes sortes suffisaient à me déboussoler totalement : rien d’étonnant à ce que les jeux
vidéo soient censés améliorer nos capacités sensorielles ! Complètement perdu, je mettais à rude épreuve la
patience de mes équipiers et, d’un seul coup, j’ai compris que les rôles s’étaient inversés. Tandis que,
d’ordinaire, c’était moi qui aidais ma fille à faire ses exercices de mathématiques en tâchant de ne pas céder à
l’agacement quand elle avait du mal à appréhender une notion peu compliquée à mes yeux, je me retrouvais là,
malmené par un moutard de 10 ans m’enjoignant de construire un rempart en pleine bataille rangée alors que
je n’avais rigoureusement aucune idée de la façon de s’y prendre.
Sachez que, si votre enfant devient un temps votre professeur, cela lui permettra de consolider
efficacement ses acquis.
Il m’arrive parfois de solliciter l’aide de ma fille lorsqu’une fin de partie en ligne se présente mal. Elle
arrive d’un pas décidé et se concentre sur mon écran en affichant une certaine suffisance due à son expertise
toute neuve, tandis que je lui explique ce que je compte faire. « Tu sacrifies tes pièces beaucoup trop tôt »,
m’assène-t-elle avec mépris, avant de me suggérer magnanimement une meilleure stratégie. Ensuite, comme
elle demeure, malgré tout, une enfant, elle m’extorque en échange quelques minutes supplémentaires de
Fortnite.
Les leçons communes présentent un avantage supplémentaire, celui de régler les problèmes de garde. Le
jour où j’ai parlé à mon épouse du projet sur lequel est fondé ce livre, bien qu’elle soit restée de marbre, j’ai
bien vu que son esprit travaillait à toute vitesse. « Euh, et qui va s’occuper de la petite pendant que tu feras du
chant et du surf ? » Sa remarque était parfaitement justifiée. Dilettante ? OK. Bon à rien ? Quand même pas.
Toutefois, elle a vite eu l’agréable surprise de constater que, grâce à l’intérêt que ma fille et moi portions
tous deux au surf ou aux échecs, nous passions de longues journées sur la plage ou en tournoi. Le soir, aux
anges, elle nous racontait qu’elle avait dévoré un livre de la première à la dernière page, en pyjama, ou qu’elle
s’était offert une longue balade tranquille. Aux yeux d’un parent débordé, ce genre de répit n’a pas de prix.
De plus, un tel mode de fonctionnement évite un certain nombre de frictions, en particulier celles liées
aux loisirs. Loin d’être perçu comme le lâcheur de service, pressé de s’esquiver pour se payer quelques
minutes de surf, j’étais considéré comme le père idéal. Quand ma fille s’est lancée dans l’athlétisme, j’ai décidé
de me joindre à elle au lieu de passer des heures à l’attendre : Quitte à y aller, autant se bouger. Sans même
m’en rendre compte, j’étais en train d’échapper à une dynamique néfaste souvent repérée par les scientifiques
dans le cadre de leurs recherches : les hommes ont tendance à moins consacrer de temps à leurs filles qu’à
leurs fils, surtout lorsqu’il s’agit de participer à leur réussite scolaire ou sportive, au développement de leur
« capital humain ».

Peut-être estimez-vous, en outre, que vous avez passé l’âge d’apprendre. Or, c’est totalement faux. Vous avez
toute la vie devant vous. Les études ayant pour but de déceler les signes précoces de déclin cognitif elles-
mêmes rendent compte d’un phénomène intéressant, celui qui consiste à mieux réussir un test quand on s’y
reprend à deux fois. Si les psychologues y voient une difficulté méthodologique, c’est une excellente nouvelle
pour le commun des mortels, car cela veut dire qu’on ne cesse jamais de progresser.
Le chanteur américain Tony Bennett l’affirmait en 2016, à 90 ans passés : « Je vous garantis que je n’ai
pas dit mon dernier mot ! » Au soir d’une carrière incroyablement longue et réussie, il venait de se mettre au
piano jazz (après s’être lancé dans la peinture quelques dizaines d’années plus tôt), pour en avoir une
meilleure compréhension. Il n’y a rien de tel, en effet, que de faire l’expérience de quelque chose par soi-
même, quitte à se montrer maladroit au départ.
On pense aujourd’hui que le cerveau adulte, autrefois considéré comme définitivement sclérosé, est en
fait particulièrement malléable. Tandis que l’espérance de vie augmente aux États-Unis et ailleurs, un
mouvement américain, Creative Aging, essaie de faire passer le message suivant : vieillir ne constitue pas une
quelconque perte de potentiel.
Lorsque j’ai fait la connaissance de Denise Park à Dallas, elle dirigeait une étude à long terme
consistant à comparer deux groupes de personnes d’âge mûr : le premier prenait des cours de photographie
digitale ou de patchwork tandis que le second se contentait d’échanges amicaux. Les sujets du premier groupe
ont fait plus de progrès que les autres en matière de capacités cognitives (mémoire épisodique, vitesse de
raisonnement, etc.).
Cela ne consiste pas à dire qu’on ne peut pas se cultiver dans son coin ou que les relations sociales ne
présentent aucun intérêt intellectuel, mais plutôt que l’apprentissage collectif fait figure de situation idéale.
Denise Park m’a expliqué que les participants à l’étude progressaient à leur propre rythme, sans risque
d’afficher une quelconque incompétence. Motivés par la présence des autres, ils s’efforçaient de répondre aux
demandes de leurs professeurs.
« En réalité, leurs progrès ont de loin dépassé leurs espérances. »

Je ne suis pas en mesure de vous promettre que ce livre fera de vous un crack dans le domaine de votre choix,
si modeste soit-il. Toutefois, non content de vous faire bénéficier de mon expérience d’éternel étudiant, je vais
à présent m’attacher à vous dévoiler les conclusions des neurobiologistes, coaches et autres spécialistes en
acquisition de capacités motrices (entre autres), dans l’espoir de vous aider à tirer un maximum de profit de
vos propres heures d’apprentissage.
Peut-être tirerez-vous parfois parti de mon expérience personnelle (ainsi que de mes innombrables
échecs). Des études ont montré que l’on gagne plus à observer des élèves de niveau similaire au sien, même
s’ils pataugent lamentablement, qu’à s’inspirer d’experts à la perfection inégalable, d’autant que ces derniers
peinent souvent à décrire ce qu’ils font, voire à se mettre à la place d’un novice.
J’ose espérer que vous vous reconnaîtrez dans mes maigres triomphes et mes vaillants efforts pour tirer
quelque chose de mes séjours en studio d’enregistrement, sur les plages de surf ou dans les ateliers de
joaillerie. Qui sait ? J’aimerais que cela vous pousse à vous lancer dans une activité qui vous tente depuis
longtemps.

Débutants, débutantes, unissez-vous ! Le monde vous appartient.

1. Bien que cette citation constitue un exemple de sexisme aussi navrant qu’archaïque, vous apprendrez bientôt
que les novices les plus intrépides à qui j’ai eu affaire étaient le plus souvent des femmes.
2. Une étude a prouvé que les enfants dont les parents ont appris le « parler-bébé » (qui ne consiste pas à bêtifier
mais à employer un langage « normal » en soignant son énonciation) acquièrent de meilleures compétences
verbales.
3. Alison Gupnik, Ph.D., Andrew N. Meltzoff, Ph.D., Patricia K. Kuhl, Ph.D., Le Bébé philosophe (Le Pommier, 2010).
4. NdT : Jeu télévisé américain.
5. Il est, bien entendu, tout à fait possible d’apprendre à faire des glaces à l’italienne à New York ou de s’attaquer à
un mur d’escalade artificiel, mais ce n’était pas mon truc.
6. Comme l’a dit un jour Martin Amis en parlant des échecs : « Il n’existe aucun sport, voire aucune activité
humaine, qui creuse un tel abîme entre le débutant et l’expert. »
7. NdT : Jeu de cartes à jouer et à collectionner souvent cité comme le jeu de référence dans le domaine.
8. En phase d’apprentissage, AlphaGo Zero, le programme d’intelligence artificielle développé par DeepMind, avait
tendance à se concentrer sur la capture de pierres (c’était à la base un jeu de go), « à l’image d’un débutant
humain ». (Voir David Silver et al., article publié dans le magazine Nature, octobre 2019.)
9. Ces prétendues « erreurs » sont en fait indispensables à l’apprentissage de la motricité. En effet, toute erreur
interrompt un instant la sécrétion de dopamine, quelquefois surnommée « hormone du bonheur », d’où la non-
validation des schémas erronés. C’est ainsi que le cerveau s’autodiscipline, en quelque sorte : il se donne une
bonne raison de se concentrer, et donc d’apprendre.
10. Shunryu Suzuki, Esprit zen esprit neuf (Points, 2014).
11. Norman Rush, Accouplement (Fayard, 2006).
12. David Dunning et Carmen Sanchez ont conçu une expérience consistant à demander à un certain nombre de
gens de diagnostiquer de graves maladies dégénératives. « Nous devions trouver une activité qu’aucun des
participants n’aurait la moindre chance de maîtriser, de sorte à n’avoir affaire qu’à des novices. » Les prétendus
patients étaient censés souffrir de l’une de ces maladies (il y en avait deux, aux symptômes très semblables), et
les sujets de l’étude avaient droit à un debriefing à la suite de chaque diagnostic. Petit à petit, leurs résultats se
sont nettement améliorés. Mais, c’est surtout l’autoévaluation de leurs compétences qui a atteint des sommets :
enhardis par leurs bons résultats, ils évoluaient dans une sorte de bulle où ils avaient le sentiment que tout leur
réussissait (la fameuse arrogance du « plus-tout-à-fait-débutant »).
13. Dans le cadre d’une étude, on a demandé à des experts de résoudre des problèmes d’échecs en utilisant le moins
de coups possibles. Les stratégies les plus lentes leur étaient familières et les plus rapides, inconnues. Bien que
les joueurs prétendent s’intéresser à l’ensemble de l’échiquier, les logiciels d’oculométrie ont montré que leur
regard était irrésistiblement attiré par le coup qu’ils maîtrisaient déjà.
14. De manière similaire, des études ont prouvé que les personnes âgées ont d’autant plus de mal à mémoriser des
données que celles-ci évoquent des notions ou des événements qui leur sont déjà familiers. Ainsi, lorsqu’on leur a
demandé de répéter la version moderne du Petit Chaperon rouge qu’on venait de leur raconter, les sujets
concernés ont eu tendance à fabuler en se basant sur le conte que tout le monde connaît.
15. L’un des rares domaines dans lesquels des adultes qui ne sont plus de la toute première jeunesse réussissent
mieux les tests cognitifs que leurs cadets est celui de la mémoire sémantique liée à la culture générale (question
typique : « Dans quelle cité antique étaient situés les célèbres Jardins suspendus ? »), surtout lorsque les
questions et les réponses concernées ont trait à des faits établis, et non à des paradigmes expérimentaux ou à ce
que les scientifiques qualifient eux-mêmes de « baratin totalement dénué d’intérêt ». Il semblerait que « les
personnes âgées s’avèrent tout aussi capables, voire plus, de se concentrer […] et qu’elles se donnent beaucoup
de mal pour engranger des informations dignes de foi ».
16. Cette histoire me fait irrésistiblement penser à l’un des contes de Hans Christian Andersen, Les Habits neufs de
l’empereur.
17. Le fameux « classement Elo », qui permet à chaque joueur d’évaluer son niveau, a été développé à partir d’une
étude comparant l’âge et le niveau d’expertise aux échecs, publiée par le Journal of Gerontology.
18. Bien que les experts aient l’étrange habitude de faire souvent appel, eux aussi, à leur intuition, leur expérience et
leurs connaissances priment. Magnus Carlsen, par exemple, a souvent raconté qu’il commence par choisir
rapidement un coup, avant de longuement l’analyser afin d’être certain de ne pas se tromper.
19. David Epstein, Range : le règne des généralistes. Pourquoi ils triomphent dans un monde de spécialistes (Talent
Éditions, 2021).
20. J’ai volé cette expression à Dineh M. Davis, qui l’a employée dans un article de Mind, Culture and Activity pour
décrire l’arrivée des PC dans les foyers américains. Selon elle, le novice perpétuel est « quelqu’un qui maîtrise
une technologie depuis des années sans jamais avoir perdu la fraîcheur d’esprit associée au statut de débutant ».
21. Il est important de noter que le groupe de contrôle associé à cette étude était particulièrement réduit.
22. Roman dont l’un des héros, Ladislaw, est un dilettante totalement dépourvu d’ambition.
23. Mihály Csíkszentmihályi, Vivre (Robert Laffont, 2006).
24. Dans son livre Peak (non traduit en français), Anders Ericsson décrit une étude ayant consisté à interviewer des
chanteurs de chorale divisés en deux groupes, professionnels et amateurs, avant et après les répétitions. Les
membres du second groupe étaient aux anges, ceux du premier, pas du tout. En effet, les professionnels ayant un
job à effectuer, un travail pour lequel ils étaient payés, se contentaient de le faire le mieux possible, quitte à se
perfectionner en permanence, mais cela s’arrêtait là. Rien ne vous oblige à vous comporter ainsi. De quoi auriez-
vous envie, si vous vous lanciez dans le chant dès demain matin ? De vous amuser comme un fou ou de trimer
pour acquérir une technique frisant l’excellence ? À moins que vous ne visiez les feux de la rampe, je suis prêt à
parier que vous opteriez pour la première solution.
25. Selon Tim Wu, nous avons si bien réussi à intégrer le concept de « résultat », tout étant aujourd’hui « fondé sur
la publicité et la performance », que nos loisirs eux-mêmes « sont devenus trop sérieux, trop contraignants et
trop anxiogènes ». Au lieu de s’essayer à une activité artistique, par exemple, on cherche à tout prix à se
transformer en artiste digne de ce nom.
26. Winston Churchill, La Peinture, mon passe-temps (Éditions de la Paix, 1949).
27. La question est : « Qu’est-ce exactement qu’une passion ? » Si l’on en croit certaines recherches très
intéressantes, il semblerait que les gens considérant leurs passions comme « innées » aient tendance à y
renoncer facilement, quand ils se trouvent confrontés à des difficultés, tandis que les personnes se
« découvrant » une passion se montrent plus tenaces.
CHAPITRE 2

Apprendre à apprendre

La vérité sort de la bouche des enfants

Ne pour tomber : le destin du bébé humain

Juste avant de faire le grand saut, je me suis dit que passer un moment en compagnie de jeunes enfants
constituerait, en toute logique, le point de départ idéal.
Le nourrisson, en effet, débarque dans un univers inconnu peuplé de lumières aveuglantes, croulant sous
un déluge de sons et d’odeurs, et soumis à l’influence ô combien perturbante de la pesanteur, alors qu’il ne
dispose que d’une autonomie très relative. « Excellent modèle, me suis-je dit. Bel exemple de détermination ! »
Et c’est ainsi que, par un beau matin de printemps, j’ai pris le métro en direction d’un laboratoire de
l’université de New York, l’un des endroits les plus qualifiés pour se documenter sur le comportement des
enfants en bas âge.
J’y ai observé la petite Lily, fillette de 15 mois particulièrement sociable, tandis qu’elle tentait
vaillamment de s’adapter à une prise de poids subite d’environ 15 %. Sa délicate figure de chérubin plissée par
la perplexité, elle marchait laborieusement vers sa mère, chargée de lui tendre une friandise, tandis qu’un
tapis sensible à la pression enregistrait ses moindres mouvements. Un petit pas pour la science, un grand pas
pour un bébé affamé.
On avait équipé Lily d’une combinaison de ski dont on avait retiré la quasi-totalité du rembourrage pour
le remplacer par des lests. Il ne s’agissait pas, malgré les apparences, d’une sorte de parcours du combattant
pour têtard. Comme me l’a expliqué Jennifer Rachwani, l’une des scientifiques de l’équipe, le but était
d’essayer de comprendre les réactions de l’enfant face à un « coût » supplémentaire. En quoi ces kilos de trop
affectaient-ils la progression de Lily ? Étaient-ils susceptibles de la décourager de s’avancer vers un jouet ou
vers sa mère ?
La combinaison, digne de Boucle d’Or, représentait un petit miracle technique. En effet, il fallait pouvoir
la modifier de manière très précise, pour les besoins de l’expérience. Ainsi, il suffisait de disposer tous les
poids au niveau des pieds de Lily, au lieu de les répartir dans l’ensemble du vêtement, pour qu’elle s’asseye
tout de suite.
Avec ses murs capitonnés, son lino traité contre les taches et ses pièces jonchées de jouets, le laboratoire
a des petits airs de crèche incongrûment nichée en plein campus universitaire. On y voit des enfants
descendre des rampes abruptes, approcher en vacillant d’à-pics menaçants, franchir d’un pas incertain des
hiatus ménagés au milieu de passerelles réglables et, de manière générale, galoper dans tous les sens sous le
regard attentif de chercheurs occupés à prendre des notes ou à avaler une salade toute prête devant leurs
écrans, cachés dans une pièce voisine.
Ces Parkours ultrajuvéniles (sans danger pour les intéressés) servent à étudier le développement
psychomoteur des tout-petits. Quand apprennent-ils à ramper ou à marcher ? Comment s’y prennent-ils, et à
quoi emploient-ils la mobilité qu’ils viennent d’acquérir ?
Les nombreuses années qu’a consacrées Karen Adolph, responsable du laboratoire, à ce type de
recherches, en ont fait un puits de science sur le sujet. En l’espace d’une heure, un enfant de 12 à 15 mois
parcourt en moyenne l’équivalent de la longueur de huit stades de football, soit environ 2 400 pas. En cela, il
bat n’importe quel Américain adulte 1. En fait, il consacre 30 % de son temps à des déplacements brefs
comprenant une quantité de zigzags et de retours en arrière (quelque 160 minitrajets d’un ou deux pas à la
fois) en oubliant souvent de se servir de ses deux pieds, comme me l’explique Karen d’une voix douce
dissimulant un solide sens de l’humour. De plus, en dépit de l’effort supplémentaire que cela implique, notre
petit bourlingueur transporte souvent des objets (38 par heure, en moyenne).
Il va de soi que les bébés qui ne savent pas encore marcher ne restent pas immobiles pour autant. Selon
Karen, ils gigotent dans tous les sens et se montrent particulièrement inventifs lorsqu’il s’agit de se propulser
d’une façon ou d’une autre 2. 20 % des jeunes enfants environ se déplacent d’ailleurs sur leur postérieur de
manière régulière.
On a longtemps pensé que les tout-petits avaient besoin d’un but pour se rendre quelque part (attraper
un jouet intéressant ou se jeter dans les bras d’un adulte, par exemple) et, de fait, c’est parfois le cas.
Néanmoins, les chercheurs du laboratoire de l’université de New York ont constaté que, la plupart du temps,
cette hypothèse ne tient pas la route : les sujets observés font du surplace, s’arrêtent au milieu de nulle part et
semblent choisir leurs destinations plus ou moins au hasard. De plus, grâce à l’utilisation de logiciels d’« eye-
tracking » (oculométrie, en bon français), on a découvert qu’ils regardent rarement où ils vont.
Plus étrange encore, une expérience a montré que les jeunes enfants se déplacent autant dans une pièce
vide que dans une autre, pleine de jouets. Il semblerait donc que le seul fait de bouger constitue un plaisir en
3
soi .
Selon les estimations de Karen Adolph, il faut quelque six mois et environ 2,6 millions de pas aux enfants
pour maîtriser à peu près l’art de la marche (ils devront attendre l’âge de 5 ou 7 ans pour prétendre afficher
la même facilité qu’un adulte), et ce au prix d’une multitude de gadins. En moyenne, un bambin tombe dix-
sept fois par heure. Les premiers temps, alors qu’il défie les lois de l’équilibre à la manière d’un mini-
Frankenstein campé sur des pieds trop écartés, on parle d’une bonne trentaine de culbutes. L’un des sujets
d’étude du laboratoire, particulièrement malchanceux, a mordu la poussière soixante-dix fois en une heure.
Dans la majorité des cas, ces chutes ne posent pas de problème car la nature a bien fait les choses.
Comme l’explique Karen, les bébés étant souples et dodus, ils ne se font pas mal en heurtant le sol. À la
manière de nos voitures modernes, ils sont dotés d’airbags et de zones de déformation qui limitent les dégâts.
« J’ai de superbes vidéos à vous montrer, m’annonce-t-elle sans parvenir à cacher son enthousiasme. On
croirait voir des feuilles mortes tomber d’un arbre tellement ces chutes sont gracieuses. »
À ses yeux, le bébé constitue le débutant par excellence. Les choses les plus simples sont, à la base,
4
inaccessibles à un jeune enfant. Il lui faudra des semaines d’essais successifs pour parvenir à s’asseoir , par
exemple et, même ainsi, il passera encore un temps non négligeable à osciller sans cesse dans cette position à
la manière d’un ballon de baudruche agité par la brise, le temps de trouver son équilibre.
Heureusement, son environnement est particulièrement propice à l’apprentissage. « Les petits ont tout
pour réussir. Ils adorent faire des découvertes et s’imprégner du monde qui les entoure, à tel point qu’on a
énormément de mal à les freiner. » Contrairement aux adultes, ils ont le droit de faire des erreurs (surtout que
leurs parents leur consacrent souvent d’autant plus d’attention qu’ils peinent à apprendre quelque chose), et
ils se blessent rarement.
L’absence de retours négatifs sur leurs essais ratés constitue un facteur essentiel de leur développement.
Les enfants dévorent littéralement les informations 5, motivés par une incessante curiosité et une absence
totale de peur de se tromper. Ils effectuent 14 000 pas par jour sans jamais se décourager alors qu’un adulte
soumis au même taux d’échec serait catastrophé.
« Nous ne sommes ni souples, ni hypotoniques, ni grassouillets, m’explique Karen Adolph. Nos os sont
fragiles et, chez nous, une chute peut s’avérer lourde de conséquences. »
Pourtant, les adultes tombent, eux aussi. Selon l’Occupational Safety and Health Administration 6, les
chutes comptabilisées comme accidents de travail coûtent chaque année quelque 70 milliards de dollars à la
communauté américaine. On peut les prévenir, du moins en partie, en sécurisant les espaces professionnels.
Serait-il possible, en outre, d’apprendre aux gens à mieux tenir sur leurs jambes ?
Comme nous le savons à présent, le « zéro erreur » n’existe pas. Pour remédier à ce problème, des
compagnies telles que UPS ont mis au point des systèmes de harnais permettant à leurs employés de
s’entraîner à marcher sur des surfaces « inégales » sans prendre de risques. Ainsi, au lieu de se contenter
d’assister à un cours magistral, les personnes concernées bénéficient d’un apprentissage de type
kinesthésique, c’est-à-dire fondé sur les mouvements de leur corps. Grâce à cette technologie, le nombre
d’accidents de travail diminue de façon significative.
Si les chutes se montrent si dangereuses à l’âge mûr, c’est que l’on passe au préalable des années à faire
de son mieux pour les éviter et que, de ce fait, on manque cruellement d’entraînement. On se retrouve
totalement démuni au moment même où l’on a tout à perdre. C’est la raison pour laquelle les « Parkours pour
seniors 7 » et autres programmes du même genre connaissent aujourd’hui un développement rapide, le but
étant non seulement de conserver un meilleur équilibre mais aussi d’apprendre à tomber. Nous voici
redevenus débutants, en quête de ce courage qui nous fait terriblement défaut.
Les bébés parviendraient-ils à apprendre à marcher s’ils n’étaient pas capables de se remettre de milliers
de chutes ? Sommes-nous de taille, nous, les grands, à faire preuve d’autant de détermination dans
l’adversité ?

L’intérêt de la marche

L’énorme taux d’échec associé à l’apprentissage de la marche soulève une question des plus intéressantes.
Comme l’a écrit Karen Adolph : « Qu’est-ce qui peut bien pousser un être qui sait si bien se traîner au niveau
du sol à renoncer à une posture quadrupédique vraisemblablement stable, adoptée au prix de plusieurs mois
d’efforts, en faveur de la station debout et des risques qu’elle implique ? »
Cela revient à se demander pourquoi les enfants s’obstinent à remettre en cause des compétences
existantes, pourtant bien rodées, pour en acquérir maladroitement de nouvelles. Là encore, l’incertitude
demeure. Peut-être ont-ils tout simplement envie d’imiter les grands ?
Quoi qu’il arrive, toutes leurs tentatives, même les plus malhabiles, s’avèrent immédiatement payantes.
C’est quelque chose que nous devrions garder à l’esprit lorsque, arrivés à l’âge adulte, nous hésitons à quitter
notre petit nid douillet pour explorer ces contrées hostiles, semées d’embûches et d’erreurs potentielles.
Si l’on en croit Karen Adolph, dès la première semaine, un bébé qui marche à grand-peine avance bien
plus rapidement et parcourt trois fois plus de distance qu’il ne l’a jamais fait à quatre pattes. « Un beau jour,
vous vous rendez compte que, si vous quittez votre enfant des yeux un bref instant, il a le temps de se
précipiter dans la cuisine et de faire une bêtise. »
De plus, si l’on se base sur l’activité moyenne d’un tout-petit, on se rend compte qu’il ne fait, en
moyenne, pas plus de chutes à ce stade que pendant les quelque vingt et une semaines où il s’est déplacé à ras
du sol.
Dans ces conditions, il est tout à fait logique qu’un bébé veuille apprendre à marcher : debout sur ses
deux pieds, il a enfin les mains libres, sa vision du monde s’améliore (il n’a plus besoin de regarder par terre),
il commence à prendre sa place dans la société (d’une certaine façon) et il acquiert un minimum de contrôle
sur son environnement. Ses parents même s’adressent à lui d’une façon différente : le mot « non » tend à
revenir plus souvent, ce qui n’a rien de véritablement surprenant.
La mobilité, chez un enfant, ne constitue pas un apprentissage parmi tant d’autres. En fait, elle est à la
base même de son développement. On sait, par exemple, que les bébés qui passent leur temps dans les bras de
leur mère en savent moins sur le monde qui les entoure que ceux qui se déplacent tout seuls. Selon Karen, « la
perception sensorielle ne tombe pas du ciel 8 ».
Au bout du compte, l’important, c’est de remuer. Un bébé de 11 mois plutôt dynamique se débrouillera
toujours mieux qu’un autre, de quatre mois plus âgé, qui rechigne à mettre un pied devant l’autre. De plus,
contrairement à ce que l’on pense souvent, il n’y a pas de règle en la matière. Tous les enfants ne marchent
pas au même âge, et certains reviennent même parfois quelques jours à la position à quatre pattes avant d’y
renoncer pour de bon. D’autres, inversement, n’adopteront jamais cette dernière posture.
Il a fallu à ma propre fille dix-sept mois de présence sur notre belle planète pour se décider à marcher
(hashtag #ParentsEnPanique), peut-être parce que le confort de notre appartement de Brooklyn ne constituait
pas une motivation suffisante. Tandis qu’elle prenait son temps, sa mère et moi étions rongés par l’anxiété.
Autrefois, on considérait la maîtrise de la marche comme une étape de la vie parmi tant d’autres, une
9
sorte d’« adaptation neuromusculaire » coulant de source. Pourtant, les bébés apprennent à marcher, même
s’ils le font essentiellement sans notre aide. Karen m’a confié que ceux qui vont à la crèche sont généralement
plus précoces que les autres (« Un bon conseil, mon pote : attrape ce jouet avant de te le faire piquer »).
D’ailleurs, dans les cultures où l’on incite franchement les premiers pas d’un enfant (à l’instar de certains
parents occidentaux qui familiarisent leurs rejetons avec la grande musique ou les techniques de base de la
lecture), les bébés marchent avant même d’avoir un an.
De toute façon, ils sont faits pour cela : l’embryon gigote en permanence, et il suffit de tenir un nouveau-
né de sorte que ses pieds touchent à peine le sol pour le voir les agiter d’une façon presque comique. Ce
réflexe disparaît autour de 8 semaines, sans doute parce que, selon une théorie très répandue, l’enfant
s’apprête à connaître une poussée de croissance pendant laquelle ses jambes deviendront provisoirement trop
lourdes pour justifier un tel effort.
Au début des années soixante-dix, Philip Zelazo, spécialiste en neurosciences et psychologie du
développement, a encouragé son fils, âgé de quelques mois, à conserver ce fameux « réflexe de marche » en le
lui faisant pratiquer tous les jours. Résultat : le petit garçon a marché à 7 mois et demi. Aujourd’hui, il fait le
même métier que son père et Karen aime à raconter, d’un œil amusé, qu’elle ne peut pas s’empêcher de
l’observer quand elle le croise à une conférence. Selon elle, même s’il a fait figure autrefois de petit prodige,
aujourd’hui, il se déplace comme tout le monde.
Chez les Aché du Paraguay, peuple de chasseurs-cueilleurs arpentant en permanence une forêt dense
peuplée d’embûches, les enfants ont coutume d’être portés et ne mettent quasi jamais pied à terre. En
conséquence, ils marchent rarement avant l’âge de 23 ou 25 mois.
Ce délai supplémentaire a-t-il des répercussions négatives sur leur développement ? « Pas sur le long
terme, affirme Karen Adoph. À 8 ans, les indiens Aché manient la machette et grimpent aux arbres sans le
moindre problème. »
La plupart des études effectuées sur le sujet ont conclu qu’un développement psychomoteur
particulièrement précoce n’a aucune incidence sur l’avenir. Et je dois dire que ma fille, autrefois à la traîne,
est aujourd’hui, quant à elle, très sportive. Il y a une leçon importante à tirer de ces observations, même pour
un adulte : en tant que débutants, nous n’apprenons pas tous à la même vitesse mais cela n’a pas d’importance
car, au bout du compte, avec de l’effort, nous rattrapons presque toujours notre « retard » initial.

Au-delà des compétences spécifiques qu’ils se doivent d’acquérir, les bébés passent le plus clair de leur temps
à « apprendre à apprendre », selon une expression que l’on doit au célèbre psychologue américain Harry
Harlow, spécialiste du développement des primates. Celui-ci a en effet constaté que, plus il faisait effectuer de
tests à des singes, mieux ceux-ci les réussissaient, comme s’ils gagnaient à chaque fois en efficacité.
Dans le même ordre d’idées, l’équipe du laboratoire de l’université de New York a exposé de jeunes
enfants à des environnements inconnus, des pentes abruptes, par exemple, avec des résultats stupéfiants.
Confrontés à une pente à trente-six degrés ou à un véritable à-pic, les bébés se déplaçant à quatre pattes
faisaient preuve d’une prudence légitime, allant jusqu’à refuser d’avancer, tandis que ceux qui venaient
d’apprendre à marcher se lançaient gaiement dans l’aventure, quitte à atterrir, heureusement pour eux, dans
les bras d’un chercheur expérimenté.
« Les enfants qui commencent à peine à marcher sont littéralement prêts à se jeter dans le vide, comme
s’ils n’avaient aucune conscience de leurs limites, explique Karen. Ce n’est pas qu’ils ne voient pas le
précipice : lorsque l’on demande à leur mère de leur crier : “Attention à la pente !”, ils font exactement la
même chose, comme s’ils pensaient : “Du calme, tout baigne !” » « Et boum ! ajoute-t-elle en joignant le geste
à la parole. Ils sont parfaitement capables de réfléchir mais, en réalité, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Comment se fait-il qu’ils réagissent ainsi au lieu d’afficher le même discernement qu’au temps où ils
se déplaçaient à quatre pattes ? N’ont-ils pas « appris à apprendre » ? Il est possible qu’ils ne soient pas assez
mûrs sur le plan cognitif pour transférer des informations d’une situation à une autre, à moins que, pour
engranger un maximum de connaissances, ils fassent table rase du passé.
Karen Adoph a une hypothèse : elle pense que l’apprentissage des tout-petits est une histoire de
contexte. Si l’on part de ce principe, les déplacements à quatre pattes et la marche debout n’ont rien à voir :
les perceptions sensorielles de l’enfant (le niveau de son regard, par exemple) se modifient, il n’utilise pas les
mêmes muscles, il doit appréhender une nouvelle façon de se mouvoir et, enfin, il peine à retrouver son
équilibre. En réalité, les deux activités font appel à des compétences différentes.
De plus, son corps se transforme. En effet, la croissance s’effectue de manière très irrégulière, au point
que certains bébés grandissent de deux à trois centimètres ou voient la circonférence de leur tête augmenter
de presque un centimètre en une seule nuit.
En conséquence, tout est à refaire. Selon Karen : « À chaque poussée de croissance, l’enfant doit
réapprendre à se déplacer, et il lui faut autant de temps pour y parvenir que la première fois. »
Cela étant, considérant les efforts nécessaires au tout-petit pour acquérir un certain nombre de
connaissances, ne serait-il pas logique que ces dernières ne s’effacent pas systématiquement ? Karen hoche la
tête : « Les bébés n’ont aucun intérêt à accumuler des informations amenées à devenir rapidement obsolètes.
À quoi bon apprendre qu’une marche de quinze centimètres présente un réel danger alors qu’on la franchira
sans problème la semaine suivante ? »
Cela veut dire que les enfants sont ancrés dans le présent, et non dans le passé : leur environnement
étant en perpétuelle évolution, ils doivent s’adapter en permanence.
De manière plutôt surprenante, leurs erreurs ne leur servent pas systématiquement de leçon. Ainsi, l’un
des sujets d’étude de Karen Adolph s’est retrouvé aux urgences après avoir dégringolé l’escalier de la maison
de ses parents. Quelques jours plus tard, au laboratoire, il fonçait tête baissée sur les descentes les plus
raides.
Comment se fait-il qu’il n’ait pas acquis une crainte salutaire des marches trop hautes pour lui ? ai-je
demandé à Karen. « C’est simple, m’a-t-elle répondu. Les enfants ne peuvent pas se permettre d’avoir peur de
tomber, sinon, ils n’arriveraient à rien. Du coup, ils ne se posent pas de questions. Ils se relèvent et repartent
comme si de rien n’était. Le but n’est certainement pas d’apprendre à renoncer facilement. »
Du point de vue d’un bébé, rien n’est jamais figé et, de ce fait, il n’existe pas de règle absolue quant à ce
qui est susceptible de fonctionner ou non. « Les jeunes enfants passent le plus clair de leur temps à
redécouvrir le monde qui les entoure. »
Débutants par excellence, ils doivent apprendre à apprendre, mais pas n’importe comment : il leur faut
s’adapter à toutes les situations, explorer leur environnement en permanence et accepter de commettre une
multitude d’erreurs sans en connaître forcément la cause. À force d’accumuler les chutes, jour après jour, leur
corps et leur cerveau finissent par savoir les éviter.
Les tout-petits ont fait leur le credo du débutant : « Apprends à échouer ou tu échoueras à apprendre. »

En tant que novices, nous avons une quantité de leçons à tirer de ce que vivent nos enfants (sans oublier que
nous avons eu leur âge, nous aussi). Faisons le point :

1. Nous possédons tous des talents qui ne demandent qu’à éclore. Comme nous l’avons vu plus haut, à
8 semaines, les nourrissons cessent de faire semblant de marcher. À un détail près toutefois : ils
recommencent si on les met dans l’eau. En fait, ce réflexe était toujours là, bien caché, et il suffisait de lui
donner une bonne raison de se manifester à nouveau.

2. Il faut laisser le temps au temps. Un bébé met six mois bien tassés à apprendre à marcher, sachant
qu’il consacre à cet apprentissage un tiers de son temps et que, par ailleurs, il ne le maîtrisera totalement que
quelques années plus tard. Souvenez-vous de cela la prochaine fois que vous vous plaindrez de la qualité de
votre service au tennis ou du manque de réalisme des nuages que vous peignez, à raison d’une malheureuse
petite heure par semaine. Petit à petit, l’oiseau fait son nid.

3. L’échec fait partie de la vie. On a tendance à se rappeler les grands moments (le jour où un enfant
effectue ses premiers pas, par exemple) en oubliant tout le reste. Or, tout auteur de best-sellers (et autres
chefs-d’œuvre) qui se respecte a commencé par commettre une palanquée de nanards.

4. La routine est à éviter. En matière de sciences de l’apprentissage, l’intérêt de la variété constitue en


effet l’une des découvertes les plus importantes de ces dernières années.
Il apparaît que, lorsque l’on fait des exercices très différents au lieu de répéter les mêmes à longueur de
temps, les résultats immédiats s’en ressentent mais les progrès à long terme s’avèrent, quant à eux,
considérables. Il semblerait que le fort degré de concentration nécessaire pour intégrer des données
particulièrement disparates pousse le cerveau à se dépasser.
C’est d’ailleurs ainsi que fonctionnent les enfants qui apprennent à marcher. Loin de se limiter à des
trajets en ligne droite aussi monotones que répétitifs, ils se promènent à droite et à gauche, sur des surfaces
aussi variées que possible, et changent d’allure en permanence. Au bout du compte, ils ne font jamais deux fois
10
la même chose .
C’est très intelligent de leur part. En effet, le but n’est pas d’adopter une démarche rigide,
« politiquement correcte ». En termes d’apprentissage, diversité fait loi. Ce que l’on prend parfois pour de la
maladresse ou de l’à-peu-près permet aux débutants de mettre au point un maximum de stratégies efficaces,
propices à une évolution rapide.

5. On ne doit ni s’attendre à progresser de façon linéaire, ni se fixer des objectifs trop rigides. Dans la
vie, les tours et les détours sont légion. D’ailleurs, les bébés qui ont appris à marcher se remettent parfois à se
déplacer à quatre pattes, de manière très temporaire.
Les courbes en forme de U, très fréquentes, signifient qu’il existe souvent un passage obligé pendant
lequel, au lieu de s’améliorer, on fait n’importe quoi. On sait, par exemple, que les élèves qui viennent
d’apprendre une règle grammaticale ont tendance à l’appliquer de manière erronée, faute d’en maîtriser
réellement le sens. C’est ainsi qu’ils se mettent à employer le mot « chevals » alors que, jusque-là, ils avaient
empiriquement appris à parler de « chevaux ». Cette confusion provisoire est sans importance car tout
rentrera bientôt dans l’ordre.

6. Rien n’est jamais acquis : les informations accumulées par un enfant qui se déplace à quatre pattes
semblent s’évaporer dans la nature lorsqu’il se met à marcher. De fait, nos facultés de généralisation sont
plutôt réduites. On pourrait penser qu’un sujet capable de garder son équilibre sur une plateforme instable
grimperait également à l’échelle sans difficulté manifeste, ces deux activités nécessitant le même genre de
compétences. Pourtant, il n’en est rien, comme l’ont démontré plus de cinquante ans de recherches sur le
sujet.
Ce n’est pas parce que l’on se débrouille bien dans certains domaines que l’on fait des étincelles
partout 11. Du moins, c’est rare.

7. Il faut savoir prendre des risques. Comme l’a souvent remarqué Karen Adolph, les jeunes enfants font
d’autant plus de progrès qu’ils se heurtent aux limites de leur niveau de compétence présent. Lorsqu’ils se
trouvent dans cette zone (dite « zone proximale de développement ou ZPD »), ils vont solliciter l’aide d’une
personne experte. Si quelque chose vous semble facile, c’est sans doute que vous n’avez pas renoncé au
confort de votre cocon : vous n’êtes donc pas en train d’apprendre.

8. Plus on a de cordes à son arc, plus la vie devient intéressante. À partir du moment où ils savent
marcher, les bébés découvrent de nouveaux lieux, de nouvelles activités. Cette perspective devrait nous
motiver du jour de notre naissance à celui de notre mort.

9. Se fixer des objectifs, c’est bien. Ne rien laisser passer, c’est encore mieux. Les enfants qui tiennent à
peine sur leurs jambes se déplacent au petit bonheur la chance, enchantés de faire des trouvailles au hasard
de leurs pérégrinations. Si l’on en croit la psychologue américaine Esther Thelen, spécialiste du
développement du nourrisson, nous devrions tous nous inspirer du sens inné de l’improvisation que possèdent
nos rejetons, et « ne jamais oublier de saisir toutes les occasions qui se présentent ».

Sachez jeter un coup d’œil autour de vous et prendre les chemins de traverse. Si les enfants tiennent tant
à apprendre à marcher, on peut imaginer que c’est, avant tout, dans le but de s’ouvrir l’ensemble des portes
qui leur sont resté fermées jusque-là.

Assez parlé ! Il est temps de passer à la pratique.

1. Si l’on en croit une étude récente, l’Américain adulte moyen effectue en moyenne 4 774 pas par jour.
2. Selon la psychologue Myrtle McGraw : « Chez les jeunes enfants, aucune fonction neuromusculaire n’égale, en
termes de variabilité, celle qui préside aux déplacements. »
3. Comme l’a écrit Karen Adolph : « L’attrait qu’exerce sur l’enfant la perspective de se lancer dans l’exploration
d’un endroit inconnu suffit à susciter le geste locomoteur. » Cette hypothèse revient à dire que les petits se
déplacent sans but réel, uniquement pour le plaisir.
4. En effet, la tâche n’est pas aussi facile qu’on pourrait le penser. Selon Karen : « Se tenir droit et en équilibre
n’est pas forcément évident : il faut être capable de contrôler son torse, de s’assurer une posture stable, de
compenser d’inévitables oscillations et, surtout, de faire preuve d’énormément de flexibilité sur le plan
comportemental. »
5. Des études ont prouvé, par exemple, que les enfants préfèrent avoir affaire à des adultes susceptibles de leur
« proposer des activités axées sur l’apprentissage ».
6. NdT : Agence gouvernementale américaine dédiée à la sécurité dans le cadre du travail.
7. Si l’on en croit un instructeur : « Plus on a peur de tomber, plus on fait de chutes. »
8. La marche permet de découvrir le monde de toutes sortes de façons différentes (y compris la manière de s’y
déplacer). Comme l’a écrit un jour la grande spécialiste du développement Esther Thelen : « C’est le corps qui
guide le cerveau, et non l’inverse. »
9. Esther Thelen résume cette théorie, sur un ton plutôt sarcastique, à l’hypothèse de la présence d’une « horloge »
chez l’enfant, comme si c’était la pression du temps qui poussait le bébé à se développer, et non celle de la
difficulté de la tâche.
10. Karen et ses collègues ont organisé une expérience consistant à faire jouer au football deux équipes de robots,
les membres de la première équipe ayant appris à se conduire comme de tout jeunes enfants, et ceux de la
seconde se contentant de déplacements moins variés. L’équipe « bébé » a gagné le match.
11. Si l’on en croit un chercheur : « Les experts eux-mêmes ne peuvent faire l’économie de l’organisation dynamique
inhérente à toute nouvelle tâche. »
CHAPITRE 3

Désapprendre pour apprendre

« Je ne chante pas parce que je suis heureux,


je suis heureux parce que je chante. »

— WILLIAM JAMES

Nous sommes tous des chanteurs-nés

Quand avez-vous poussé la chansonnette pour la dernière fois ?


Si vous êtes comme tout le monde, cela ne doit pas remonter bien loin. Je ne fais pas allusion à un récital
au Carnegie Hall mais à tous ces moments du quotidien où l’on joue les crooners sous la douche, on fredonne
dans sa barbe en fonçant vers sa station de métro ou encore, à la sortie d’un supermarché, on se répète en
boucle un air entraînant glané au détour d’un rayon baigné de lumière fluorescente.
J’allais oublier les concerts privés en voiture 1. Selon un scientifique connu : « Il est fort possible que les
trajets effectués avec la radio en fond sonore constituent le comportement lié à la musique le plus répandu
chez l’être humain. »
S’il a raison, cela veut dire que c’est sur la route que nous passons le plus de temps à chanter, de façon
plus ou moins discrète (une étude que j’aurais pu valider moi-même a montré qu’il n’est pas rare que des
2
enfants « enjoignent » à leurs parents de baisser d’un ton). Cette forme endémique de karaoké est d’ailleurs
soupçonnée de constituer une cause de distraction au volant non négligeable.
L’archéologue britannique Steven Mithen, auteur du livre The Singing Neanderthals, trouve notre besoin
de chanter « très étrange » du point de vue de l’évolution. Selon lui, seules la musique, la nourriture et la
sexualité « provoquent chez nous de telles compulsions ».
Il est clair que le chant nous réussit : il stimule les défenses immunitaires, favorise la production
d’endorphines et d’ocytocine (la fameuse « hormone du bonheur »), améliore la fonction respiratoire et limite
les risques de crise cardiaque. De plus, en stimulant le nerf vague 3 (structure essentielle de notre corps ayant
pour rôles, entre autres, de réguler le rythme cardiaque, la pression sanguine, la digestion ainsi que plusieurs
autres fonctions vitales), il prévient certaines dépressions.
J’ai du mal à croire qu’une activité qui nous procure autant de plaisir et qui a tant à nous apporter puisse
faire partie de notre quotidien tout à fait par hasard.

Si l’on en croit Steven Mithen, la musique « fait partie intégrale du génome humain ». Bien avant
l’apparition du langage, nous utilisions des rythmes et des sonorités variés pour communiquer entre nous,
mais aussi pour exprimer nos émotions et forger des liens affectifs. (Il est intéressant de noter que la poussée
d’ocytocine induite par le chant favorise également les rapprochements sociaux.) Une fois déchargé par le
langage de ses responsabilités bassement terre à terre, c’est-à-dire de ses obligations associées aux relations
interpersonnelles, le chant n’aurait conservé que des connotations ultrapositives.
Chanter évoque en nous quelque chose de fondamentalement primitif. C’est certainement ce que ressent
un jeune père lorsqu’il prend son nouveau-né dans ses bras et que, faute de savoir que faire de ce petit bout de
chou tout juste capable de gigoter et de planter son regard dans le sien, il tente de gazouiller en harmonie
avec lui. À moins qu’il ne préfère lui chanter une chanson.
Après tout, les bébés communiquent ainsi, longtemps avant de prononcer leur premier mot. Peu importe
que les airs qu’on leur fredonne soient totalement stupides ou choisis au hasard. (Ma femme et moi avions
l’habitude d’offrir à notre fille une superbe interprétation de My Little Buckaroo, une berceuse de cowboy.) Il
s’agit avant tout d’une pulsion incontrôlable, sortie tout droit du cœur. C’est un peu comme si une porte s’était
ouverte et qu’un langage endormi était revenu à la vie, une suite de sons archaïques qu’on ne destinerait
jamais à qui que ce soit d’autre, même pas à son conjoint ou à ses amis.
La manière dont on chante des chansons à un nourrisson a quelque chose d’instinctif : c’est quelque
4
chose qui ne s’apprend pas. Des chercheurs ont comparé deux séries d’enregistrements : dans le premier cas,
des femmes fredonnaient un air à leur bébé et, dans le second, ce dernier n’était pas dans la pièce. Les
scientifiques n’ont eu aucun mal à identifier les prises de son effectuées en présence de l’enfant, y compris
lorsqu’il s’agissait de langues étrangères qu’ils étaient par ailleurs incapables d’identifier.
C’est en partie une question de timbre. En effet, lorsque l’on s’adresse à un nourrisson, on a tendance à
adopter une voix plutôt haut perchée (et ce d’autant plus que l’on est une femme) : les bébés aiment cela, sans
doute parce que cette façon de parler les rassure. Une étude a montré qu’il suffisait de demander à un inconnu
d’élever le ton d’une demi-octave pour susciter l’attention d’un tout-petit. Le simple fait de sourire fait paraître
5
notre voix plus aiguë et notre allure, moins menaçante .
Non contents d’aimer entendre les adultes chanter, les bébés en redemandent : ils préfèrent que leur
mère leur fredonne un petit air au lieu de leur parler et attendent la même chose de leur père. Une étude a
d’ailleurs permis de constater que les hommes remportent plus de succès que leurs épouses, non qu’ils soient
plus doués mais, très probablement, parce qu’ils sont moins coutumiers du fait. Si leurs enfants adorent les
6
entendre, c’est tout simplement qu’ils n’en ont pas l’habitude .
Je plaide coupable. À la naissance de ma fille, je me suis aperçu que j’avais des tonnes de choses à
apprendre, dans des domaines aussi étranges que variés. Je savais chanter, comme tout le monde, mais, en
fouillant ma mémoire à la recherche de berceuses à demi oubliées, j’ai vraiment eu l’impression d’essayer de
déterrer des compétences remontant à l’âge de la pierre.
Le statut de débutant présentait toutefois un avantage : personne ne s’attendait à ce que je fasse des
miracles. Tout le monde fondait en me regardant fredonner une comptine à ma fille, même lorsque je me
trompais de paroles ou que je chantais faux. Nous n’étions tous deux que de simples amateurs occupés à
redécouvrir un langage ancestral tandis que, les yeux dans les yeux, nous nous laissions envahir par un flot
d’hormones positives, enchantés de nos performances respectives.
Ces chansons douces, interprétées d’une voix flûtée, me procuraient une telle sensation de légèreté que
je me suis demandé pourquoi je les réservais à de si rares occasions.
Je ne pense pas être doué pour le chant, ni même avoir l’oreille ne serait-ce que vaguement musicale. La
théorie apprise à l’école m’est rentrée par une oreille pour ressortir par l’autre, c’est le cas de le dire. Je ne
joue d’aucun instrument et je n’ai jamais chanté en public, sauf une fois, à l’occasion de l’enterrement de la vie
de garçon d’un ami à moi. Heureusement, les smartphones n’existaient pas encore et il ne reste aucune trace
de cet exploit. Karaoké ? Jamais essayé.
Néanmoins, j’aime bien fredonner un petit air chez moi, sous la douche ou au volant de ma voiture. Ma
femme prétend que j’ai une « jolie voix », mais que mes notes ne sont pas toujours justes. Selon elle, plus je
suis naturel, mieux je m’en sors.
D’accord, mais comment éviter de tenter de contrôler quelque chose d’aussi fondamentalement
personnel et expressif ? « C’est si bon d’entendre ta voix ! » soupirons-nous au téléphone, alors que, de fait,
c’est la personne à laquelle nous parlons qui nous manque cruellement. La naissance de ma fille m’a certes
encouragé à me remettre brièvement à chanter mais, d’un seul coup, j’ai compris que je fredonnais
discrètement depuis toujours, en écoutant la radio ou à l’occasion d’un concert.
C’était peut-être le moment de prendre le taureau par les cornes et de m’y mettre sérieusement.

Les débutants sont les bienvenus

Il me fallait un professeur. En effet, il existe une quantité d’excellents livres dédiés à la technique vocale mais
ils sont destinés, pour la plupart, à des élèves qui en savent déjà pas mal sur le sujet.
Si Internet fourmille, lui aussi, de vidéos pédagogiques proposant de vous apprendre à brailler du heavy
metal ou à vous transformer en vedette de comédie musicale, la qualité n’est pas forcément au rendez-vous.
Dans les deux cas, le même problème se pose : impossible de s’autoévaluer correctement lorsque l’on manque
à ce point d’expérience.
« Lâche-toi, fais comme si personne ne t’entendait ! » vous répète-t-on à l’envi. Même si je suis d’accord
sur le fond, je persiste à penser qu’il est impossible de progresser sans se soumettre au jugement de quelqu’un
qui s’y connaît vraiment.
Par chance, j’habitais à New York, là où tout est possible. Quelques recherches sur le web m’ont vite
permis de constater que des centaines de professeurs de chant avaient pignon sur rue, ne serait-ce qu’à
Brooklyn. Les panneaux d’affichage de mes boutiques préférées débordaient de petites annonces promettant,
avec un certain culot, de changer la vie d’artistes en herbe sur le mode : « Révélez le talent qui sommeille en
vous ! »
Un beau jour, en lisant un article sur Ethan Hawke, j’ai appris qu’il était en train de faire la promotion de
son dernier film. Il s’agissait de Born to Be Blue, biographie du célèbre jazzman Chet Baker, et l’acteur avait
décidé de ne pas se faire doubler pour la partie vocale. Il avait donc dû effectuer un stage intensif et, pour
cela, il s’était adressé à quelqu’un de notre quartier (nous sommes plus ou moins voisins).
Je suis fan de Chet Baker depuis des années, tant pour ses talents de trompettiste que pour ses
performances vocales. Étudiant, en 1988, j’ai traîné quelques amis franchement réticents dans une salle
obscure où l’on diffusait Let’s Get Lost, le documentaire que lui a consacré Bruce Weber. Quand ma femme et
moi avons commencé à nous voir régulièrement, elle a remarqué que je fredonnais sans cesse une chanson
extraite de l’album Chet Baker Sings, « Like Someone in Love », sans doute parce que je l’associais
inconsciemment à l’ivresse de cet amour naissant. On m’a même déjà dit que je ressemble un peu à Chet
Baker. C’était écrit.
Pour corser le tout, Chet Baker constitue le guide spirituel idéal pour tout chanteur débutant ravagé par
le manque d’assurance, dans le sens où, à la base, il manquait de technique. Comme il avait du mal à chanter
juste, il lui fallait multiplier les prises en studio. On l’accusait de ne pas faire passer assez d’émotion dans sa
voix, et il souffrait d’être doté d’un timbre de ténor à la suavité quelque peu androgyne. Les critiques ne l’ont
jamais épargné, même au sommet de sa carrière. L’un d’entre eux n’a pas hésité à lui attribuer une « voix
anémique faisant penser à celle d’une chouette que l’on torture pour la faire hululer plus haut » 7.
Pourtant, nous sommes nombreux à trouver à ces prétendues imperfections une intensité émotionnelle
poignante qui, quoi qu’il en soit, s’est gravée dans nos mémoires. Si on y réfléchit bien, une quantité de
chanteurs à la technique parfaite ont, quant à eux, sombré dans l’oubli. Comme me l’a expliqué un jour un
expert, « 80 % du succès d’un musicien est dû à sa promotion, et non à son talent » 8.

Quelques fouilles sur Internet m’ont permis de mettre la main sur le professeur d’Ethan Hawke, Danielle
Amedeo, et la page d’accueil de son site, ornée d’un superbe « Les débutants sont les bienvenus », m’a appris
que nous habitions la même rue.
La semaine suivante, nous nous sommes donné rendez-vous au café du coin. Danielle avait 38 ans et elle
était enceinte de son premier enfant, ce qui voulait dire que les leçons seraient interrompues quelque temps
par son congé de maternité. Diplômée en chant et en art dramatique de l’université de New York, elle avait
commencé par travailler neuf ans en entreprise avant de se mettre à son compte. La moitié de ses étudiants
espéraient faire carrière à Broadway et les autres venaient d’horizons très divers : il s’agissait d’acteurs ayant
pour but d’améliorer leur technique vocale, de chanteurs professionnels en herbe ou de novices dans mon
genre.
Assise bien droit sur sa chaise, elle projetait le type d’assurance à laquelle on s’attend de la part d’une
artiste de métier. Elle m’a écouté lui décrire mes craintes et mes espoirs en m’observant attentivement et en
m’adressant de temps en temps un petit signe de tête bienveillant.
Et si j’étais trop vieux ? Je ne suis même pas certain d’être capable de chanter juste. On va peut-être
découvrir que j’ai une voix affreuse ?
Cette dernière question l’a fait sourire, comme si elle l’entendait à longueur de temps. « Il y a des gens
qui font des efforts surhumains pour éviter les mauvaises notes, mais ils sont très rares. D’ailleurs, ils ont
surtout intérêt à consulter un médecin. » Par chance, elle ne me pensait pas concerné par ce type de
problème.
Cela ne m’a pas empêché d’insister. Et si j’arrivais à éviter les couacs, mais que je cassais les oreilles à
tout le monde ?
« Beaucoup de gens me disent qu’ils détestent leur voix et qu’ils voudraient qu’elle soit différente. En
réalité, nous n’utilisons qu’une infime partie de nos ressources vocales. Nous fonctionnons avec une sorte de
réglage par défaut, défini par notre structure anatomique, mais le reste est une question de pratique,
d’intention et de mimétisme. On pense souvent que le timbre de la voix est prédéfini, au même titre que la
couleur des yeux, alors que ce genre de compétence se travaille. »
L’ensemble du corps est concerné. Le chant est une faculté motrice, dotée toutefois d’une particularité :
son mécanisme passe presque totalement inaperçu, y compris de l’intéressé. « Les gestes d’un athlète
expérimenté sont parfaitement visibles, m’a expliqué Danielle. Pour ce qui est d’un chanteur, c’est totalement
différent. » Un joueur de golf, si nul soit-il, peut surveiller ses mains. En revanche, pas question de corriger ce
que font vos muscles crico-thyroïdien ou thyro-aryténoïdien lorsque vous vous lancez dans une interprétation
mémorable de « Comme d’habitude ».
Faute de pouvoir contrôler les muscles et autres structures anatomiques impliquées dans la maîtrise
technique du chant, nous nous reposons essentiellement, en matière de pédagogie vocale, sur des images et
des métaphores 9. Ainsi, on invite parfois les élèves à visualiser un oiseau en train de se poser sur une branche
ou une balle soufflée en l’air.
Quoi qu’il en soit, Danielle était certaine que je n’utilisais qu’une minuscule fraction de mon potentiel.
« Vous avez une quantité de possibilités à exploiter. » Selon elle, en tant que cinquantenaire, j’allais avoir plus
de mal à progresser qu’un adolescent mais, à moins d’avoir accumulé pendant des années les erreurs
irréparables, je pouvais tout à fait tirer mon épingle du jeu.
« Je vous conseille de garder l’esprit ouvert et de surtout penser à profiter de vos leçons », m’a-t-elle dit.
J’avais intérêt à me concentrer sur ce que j’allais découvrir, et non sur mes éventuelles limites. « Nous avons
tous tendance à nous créer des barrières mentales, à force de nous sous-estimer. »

Reformulons à présent la question que je vous ai posée en début de chapitre : quand pour la dernière fois avez-
vous chanté une chanson à quelqu’un, en présence de quelqu’un ou avec quelqu’un ?
J’aurais tendance à penser que vous pouvez compter sur les doigts de la main le nombre d’occasions où
vous avez chanté en public au cours de la dernière année, à moins, bien entendu, que vous ne soyez musicien
professionnel ou que vous n’apparteniez à la chorale de votre paroisse.
En réponse à cette même question, ma femme a, quant à elle, hésité un instant : « Euh… le jour où on a
tous entonné des chants de Noël chez Tina, à Rye ? » Autrement dit, presque dix ans plus tôt. Mon épouse fait
partie de ces gens qui sont capables de se joindre aux autres fidèles pour chanter un cantique au bout de
quelques mesures seulement, sans doute parce que, pendant sa jeunesse, elle a passé bien de dimanches à
l’église. Aujourd’hui, c’est devenu très rare et, du coup, elle a perdu la notion du temps.
Il faut bien dire qu’on ne chante plus autant qu’avant, du moins en public.
Il y a quelques années, j’ai effectué un reportage pour Google Maps dans les îles Vierges, à Sainte-Croix.
Le soir, nous buvions une bière dans un restaurant du coin quand l’un des membres de l’équipe a remarqué la
présence d’un piano. Justement, il étudiait cet instrument dans un but éminemment pragmatique, celui d’être
capable de jouer un morceau entier pour divertir l’assistance. Il s’agissait de « Don’t Stop Believin’ », du
groupe Journey, un tube qui n’avait rien perdu de sa popularité.
Vous avez sans doute déjà entendu cette chanson ? Pour ma part, je pensais la connaître par cœur.
Pourtant, passé le premier couplet, nous avons tous eu du mal à nous souvenir de ses paroles. Les quelques
bribes que nous avons tenté de mettre en commun n’ont pas suffi. Bizarrement, alors que nous étions
persuadés d’être capables de la chanter sans problème, nous n’arrivions à rien sans l’aide de l’enregistrement
original.
Et l’histoire ne s’arrête pas là. Une adolescente qui dînait là avec sa famille a décidé de nous filmer afin
d’alimenter le fil d’actualité d’un réseau social dont nous ignorons encore à ce jour le nom. Tout d’un coup,
une petite scène par ailleurs sans importance est devenue aussi digne d’intérêt que l’observation d’un animal
en voie de disparition.
Si le chant est omniprésent à travers le monde, essentiellement par le biais des flots de musique prenant
d’assaut de façon quasi ininterrompue nos pauvres oreilles, il est de moins en moins souvent associé à une
quelconque activité collective. Bien qu’aucune étude n’ait été effectuée à ce sujet, nous en sommes tous plus
ou moins conscients.
Dans son livre Mémoires d’un village anglais, charmante chronique villageoise publiée dans les
années soixante-dix, Ronald Blythe a donné la parole à plusieurs personnages hauts en couleur 10. Voici ce que
raconte l’un d’entre eux, un vieil homme, en évoquant le début du siècle : « Les hommes fredonnaient en
travaillant la terre et, le soir, nous nous retrouvions à la forge pour chanter en chœur. Les chapelles
résonnaient sans cesse du son de nos voix. À l’aube de la guerre, nous chantions tous, tout le temps. »
Pourtant, ce genre de pratique collective s’est peu à peu éteinte 11 au fil des ans, de manière aussi
manifeste que la calligraphie ou la lecture de cartes routières.
Que s’est-il donc passé ? Tout d’abord, l’avènement des studios d’enregistrement, de la radio puis de la
télévision a rendu caduque la nécessité de produire sa propre musique, seul ou en groupe. Aujourd’hui, pour
se distraire, on a tendance à adopter une attitude plutôt passive 12.
Plus besoin, en effet, de quitter son canapé pour écouter les plus grands artistes au monde. À quoi bon,
dans ces conditions, traîner avec des amateurs ? Hélas, on a également tendance à jauger ses propres talents à
l’aune de ces voix magnifiques et, en conséquence, à développer un complexe d’infériorité de bonne facture :
« Je suis trop nul, autant me taire. »
D’autres facteurs entrent également en jeu, telle la baisse évidente de fréquentation des édifices
religieux. De plus, dans ce même contexte, nous sommes hélas confrontés, encore et toujours, au même
problème. Les chorales ont de plus en plus de mal à recruter car, selon un certain pasteur : « Le culte que
nous vouons à la performance et à l’expertise nous gâche la vie. Quand j’étais jeune, tout le monde chantait
chez soi, à l’école ou à l’église. De nos jours, on a peur de ne pas avoir un niveau suffisant pour le faire. »
Il semblerait que, de fait, la pratique du chant ait évolué de manière fort étrange. De nos jours, il
constitue souvent une distraction furtive, presque embarrassante, à laquelle nous sommes nombreux à
préférer nous adonner en secret.
Lorsque des chercheurs de l’université de Californie ont décidé de s’intéresser aux zones du cerveau
impliquées dans les comportements liés à la honte, il leur fallait des cas pratiques. Ils ont donc demandé à
leurs sujets d’expérience de chanter l’un des hits des Temptations, « My Girl ». L’étude a montré que la
plupart des gens se sentent « extrêmement gênés » quand on déroule sous leurs yeux la vidéo de leurs
prouesses. Vu sous cet angle, il est tout à fait logique que le karaoké, l’un des derniers bastions de la musique
populaire, doive sa survie à un public imbibé d’alcool et doté d’un solide sens de la dérision.
De plus, nous avons peu à peu sublimé le chant au point d’en faire un art inaccessible au commun des
mortels. Quand nous soupirons, l’air vaguement gêné : « Oh, je chante très mal ! » on dirait que nous souffrons
d’une maladie incurable.
La chanteuse britannique Tracey Thorn pense qu’à force d’idéaliser la musique nous lui prêtons des
exigences techniques qui n’ont pas lieu d’être. Difficile de se situer en tant que musicien tout juste « correct »
au milieu du brouhaha émanant, d’une part, des hordes d’incapables qui se contentent de faire du bruit et,
d’autre part, de l’élite de l’acrobatie vocale.
Or, de manière générale, nous ne faisons pas d’étincelles, comme le montrent les enquêtes effectuées à
13
ce sujet. Jugez, pour preuve, du titre d’un article récent : « Qui chante juste, de nos jours ? » Le test
classique consiste à faire interpréter à quelqu’un « Joyeux anniversaire », ce qui n’a rien d’étonnant puisque,
selon le Livre Guinness des records, tout le monde (ou presque) connaît l’air en question.
Vraiment ? Si l’on en croit un couple de chercheurs franchement exaspérés : « C’est à se demander si les
gens se donnent la peine de l’apprendre comme il faut ! » Il semblerait que, la plupart du temps, on chante
« Joyeux anniversaire » beaucoup trop vite, peut-être pour en finir une bonne fois pour toutes.
Si tant est que cela puisse vous consoler, sachez que cette chansonnette présente, en réalité, un certain
nombre de difficultés. Steven Demorest, professeur de musique à l’université de Northwestern, nous apprend
en effet qu’elle « part d’un accord de dominante et couvre plusieurs intervalles différents répartis sur une
octave entière ». En termes clairs, cela signifie que, pour l’interpréter correctement, il faut être capable de
passer plusieurs fois rapidement d’une note grave à une note aiguë. Trouver la note juste dans ce genre de cas
nécessite un minimum d’entraînement.
Quelle ironie ! Le seul air à faire partie de notre répertoire à tous 14 (et, bien souvent, le seul que nous
nous autorisions à beugler en public) se trouve être, comme le dit Steven Demorest, « plutôt difficile à
chanter 15 ». Il faut dire que, lors de sa création par deux maîtresses d’école originaires du Kentucky, à la fin
du XIXe siècle, la majorité des gens se débrouillaient bien mieux que nous dans ce domaine.

Où est la difficulté ?

Le jour de notre première leçon, Danielle et moi nous sommes retrouvés dans le studio improvisé qu’elle a
aménagé au rez-de-chaussée de son duplex de Brooklyn Heights (autrement dit, dans sa chambre). Comme
j’étais censé choisir un morceau à travailler, j’ai opté pour « Time After Time », standard de jazz composé par
Sammy Cahn et Jule Styne. Interprétée par Frank Sinatra, cette chanson a atteint la seizième place au hit-
parade de 1947. Chet Baker l’a enregistrée une dizaine d’années plus tard, sur un ton minimaliste, presque
mélancolique.
Je connaissais très bien cette dernière version, voire peut-être un peu trop car, pour me préparer, je
l’avais écoutée des dizaines de fois en chantant en même temps. Quand Danielle en a joué les premières notes
sur son piano numérique, bien que je la reconnaisse forcément, je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Rien à
voir avec Chet. »
Dans mon esprit, « Time After Time » était si indissociablement liée à Chet Baker que je décrochais
totalement. « Votre version est très différente de celle que je connais », ai-je dit à Danielle.
Après quelques essais supplémentaires, elle s’est tournée vers moi :
« Allez-y ! Je vais essayer de plaquer quelques accords pour vous accompagner.
— TIME…, ai-je croassé avant d’être pris d’une quinte de toux. L’anxiété, en effet, a la fâcheuse habitude
de se loger au niveau de la gorge, ce qui ne fait pas l’affaire des chanteurs inexpérimentés.
— Buvez un peu d’eau, et prenez votre temps », m’a conseillé Danielle.
J’ai eu un petit rire nerveux : « On reprend au début ! »
Et là, sans même me rendre compte que le piano s’était tu (Danielle m’a dit plus tard qu’elle avait
renoncé à me suivre car j’avais changé de tonalité plusieurs fois et que, de plus, le son de l’instrument
semblait me perturber), j’ai réussi à débiter l’ensemble de la chanson, allant jusqu’à pousser une note finale
particulièrement aiguë, celle qui permet à l’interprète de bien faire passer le message. « And
TIIIIIIIIIIIMMMMME after time / You’ll hear me say that I’m / So lucky to be loving you », ai-je bramé avec
enthousiasme.
Il faut bien avouer que j’ai abordé ce dernier vers avec la précision bien connue de Bambi sur la glace et
que mon « lucky » évoquait plutôt le cri d’un chat qu’on égorge.
Là-dessus, tout s’est précipité. Danielle s’est mise à applaudir : « Bravo ! Bel effort ! » J’étais trempé de
sueur et elle m’a conseillé de me coller la tête sur l’arrivée de la clim. J’ai eu beau accuser l’humidité
permanente du climat new-yorkais, je me doutais que, comme la toux persistante que je venais soudain de
développer, il s’agissait probablement d’une réaction psychosomatique à la perspective de me donner en
spectacle à une inconnue (ou presque), sans la voix de Chet Baker pour m’aider à tenir le choc.
Même si une telle constatation peut sembler évidente, voire naïve, à un artiste expérimenté, le seul fait
de faire de la musique a cappella, sans le soutien d’un enregistrement quelconque, vous change un homme.
D’un seul coup, on ne reconnaît plus ni la chanson, ni sa propre voix.
En effet, se contenter de fredonner au son de la radio facilite énormément les choses. Des études ont
prouvé que, souvent, on se donne moins de mal pour chanter juste dans ce genre de situation parce qu’on n’est
pas là, en quelque sorte, pour faire le spectacle.
En revanche, dès que l’on se retrouve tout seul, on prend conscience de l’existence de sa voix, cette
chose inconnue que l’on porte en soi et qui doit prendre son envol pour devenir réalité. C’est alors que les
défauts techniques se font particulièrement évidents.
Pire encore, on se sent nu, intensément vulnérable. Ce jour-là, en exhibant mon absence totale de
compétence, je me suis montré tel que j’étais. C’est pour cette raison que j’ai vécu l’instant à fond alors que
mes premières tentatives de snowboard, toutes récentes, n’avaient en aucun cas eu le même impact.
Sur les pistes, je n’étais en effet qu’un débutant parmi tant d’autres, un pantin soumis aux exigences de
la pesanteur et du manque d’expérience. À Brooklyn, bien que peu enclin à exprimer mes émotions ou à
donner de la voix en public, je m’étais littéralement arraché un organe vital pour le tendre, encore chaud, à
mon professeur.
J’imagine que, comme la plupart des gens, vous détestez votre propre voix, celle que vous entendez sur
votre répondeur, par exemple. On dit généralement que c’est parce que, au-delà des sons que nous produisons,
nous percevons également un certain nombre de vibrations osseuses amplifiées par nos caisses de résonance
naturelles.
Ainsi, notre hi-fi personnelle nous fait croire que notre voix est bien plus chaude et agréable qu’elle ne
16
l’est en réalité . Nos filtres intégrés nous aident à nous bercer d’illusions. Selon Rébecca Kleinberger, du
MIT : « Notre cerveau ne fait pas grand cas de ce qu’entendent nos oreilles. 17 »
En réalité, lorsque l’on fait l’effort d’écouter pour de bon 18, l’expérience n’est pas forcément positive.
Les psychologues Philip Holzman et Clyde Rousey l’ont observé : au-delà d’une éventuelle différence de
timbre, on constate parfois que la voix exprime, à l’insu de son légitime propriétaire, une quantité de choses
très personnelles que l’on préférerait éventuellement garder pour soi.
En effet : « Le rapport fibres nerveuses/fibres musculaires de notre humble larynx est supérieur à celui
de n’importe quelle autre structure de notre corps. » Notre voix, cette turbulente production d’air qui se
diffuse à l’extérieur après avoir été amplifiée par plusieurs caisses de résonance intégrées, est éminemment
représentative de ce que nous sommes, tant sur le plan de notre état de santé que sur celui de notre
apparence physique ou de notre pouvoir de séduction. Une étude a montré qu’un simple « bonjour » permet à
celui qui l’entend de se forger une opinion immédiate sur son émetteur. Je vous laisse deviner ce qu’une
chanson entière peut révéler.
« Vous avez vraiment bien chanté ! » m’a dit Danielle. Pour avoir entendu l’enregistrement, je soupçonne
qu’elle péchait par excès de gentillesse. « Vous dites que vous aimez cela depuis toujours, et cela s’entend. À
votre avis, quels sont vos points forts ? »
« Euh, ai-je bégayé, toujours aussi énervé. Je crois que ma voix a un peu tremblé. J’ai perdu le rythme et
il me semble que je n’interprète pas suffisamment le texte. »
Elle a insisté : « Il y a bien quelque chose que vous appréciez chez vous, tout de même ? »
Toujours occupé à m’autoflageller, j’ai répondu : « Et les notes hautes ! Beurk ! »
À l’instar de la plupart des débutants, je faisais l’erreur de penser qu’il existe un certain nombre
d’artifices physiques permettant d’atteindre ces fameuses notes « aiguës ». Comme me l’a alors expliqué mon
professeur, « pour monter plus haut, les gens se livrent à toutes sortes de contorsions : ils se dévissent la tête,
contractent la nuque et les épaules et regardent en l’air, là où ces fichues tonalités sont censées se trouver ».
En réalité, au bout du compte, cela ne sert à rien : ce genre d’habitude est à bannir définitivement.
En outre, je tentais d’avoir recours à ma « voix de poitrine », celle qui, contrairement à ce que son nom
indique (et à ce que l’on ressent quand on l’utilise), se forme au niveau de la gorge. C’est un registre plutôt
grave, souvent destiné à la parole.
Or, considérant que ma tessiture est sans doute celle d’un baryton, cette technique était tout simplement
trop exigeante pour moi, du moins à ce stade. J’avais tout intérêt à épargner mes cordes vocales en me servant
plutôt de ma « voix de tête ». Celle-ci, vous l’avez sans doute deviné, donne l’impression de partir de bien plus
haut (à ne pas confondre avec la voix « de fausset » ou « de sifflet », qui n’a rien à voir, sauf quand elle
correspond à une voix de tête mal maîtrisée). Il existe aussi un registre dit « mixte » qui permet de combiner la
légèreté de la voix de tête à la profondeur de la voix de poitrine.
Chet Baker, en tant que ténor, n’avait aucun mal à se servir de sa voix de tête, ce qui est plutôt rare chez
les hommes. J’avoue m’être consolé à l’idée qu’Ethan Hawke, lorsqu’il a joué son rôle, en a bavé, lui aussi. « En
fait, il a dû utiliser un autre registre », m’a dit Danielle.
« En ce qui vous concerne, c’est un peu différent, a-t-elle ajouté, me faisant immédiatement dresser
l’oreille. Votre voix parlée correspond à celle d’un baryton, mais certains de vos aigus sont très réussis, alors
que vous ne les avez jamais travaillés. »
J’ai été pris d’une curieuse bouffée d’orgueil, comme si je venais de remporter le concours du meilleur
interprète du défunt jazzman. « Et pan dans les dents, Ethan ! Ça va donner ! »

Les racines du mal

Question : pourquoi sommes-nous (moi, y compris) si nombreux à être de médiocres chanteurs ?


(Au cas où vous vous interrogeriez sur votre propre niveau en la matière, je vous engage vivement à
commencer par effectuer un test en ligne. Pour cela, rendez-vous à l’adresse suivante :
https://form.crnl.fr/index.php/988431?lang=fr)
Attention ! Quels que soient vos résultats, ne vous inquiétez pas : on peut toujours s’améliorer.)
Steven Demorest, auteur d’un test en ligne très populaire chez les Anglos-Saxons 19, estime que le talent
n’a pas grand-chose à voir dans l’histoire. Après avoir auditionné un grand nombre de sujets de tous âges, il a
remarqué quelque chose : les enfants font d’énormes progrès jusqu’à l’âge de 10 ans. Ensuite, ils retrouvent le
niveau d’un élève d’école maternelle.
Selon lui, cette régression est essentiellement le fait du manque de pratique. En effet, aux États-Unis, la
musique constitue, dans la plupart des collèges, une option facultative. En conséquence, beaucoup de jeunes
Américains y renoncent, et le chant souffre encore plus de cette désaffection que d’autres spécialités dans la
mesure où, contrairement au piano ou au violon, il n’est pas considéré par les parents comme une matière
scolaire digne de ce nom. (Notons toutefois que des recherches menées au sein du conservatoire national du
Canada ont montré que le QI moyen des chanteurs était plus élevé que celui des pianistes.)
Les jeunes enfants, de toute évidence, adorent donner de la voix. Quel parent n’a jamais versé une larme
attendrie en écoutant son marmot susurrer une comptine à la crèche puis, quelques années plus tard,
interpréter un morceau connu en compagnie de sa classe, à la fête de l’école ? Partout où l’on trouve des
petits, on entend chanter. Pour ma part, je n’ai jamais pu oublier la chanson du générique de « 1, rue
Sésame 20 », et je me souviens avoir entonné à l’âge de 7 ans, dans le cadre d’un spectacle de fin d’année, une
marche militaire dont, aujourd’hui encore, je ne comprends pas les paroles. Depuis, je ne suis jamais remonté
sur scène. Avec le temps, les enfants abordent la musique de façon différente, en se basant sur l’idée qu’ils se
font de leurs éventuelles « aptitudes ».
C’est bien le concept d’« idée » qui pose ici problème. En effet, comme l’a démontré, entre autres, Steven
Demorest, ils se trompent souvent. Néanmoins, c’est sans doute pour remédier à ce prétendu manque de
talent qu’il existe une expression anglaise bien connue, Fake it till you make it [fais semblant et, un jour ou
l’autre, tu y arriveras]. Cela étant, il a été prouvé que l’image qu’ont les enfants d’eux-mêmes influe sur leur
pratique musicale. Si l’on en croit le psychologue canadien Albert Bandura : « Le manque de confiance en soi
fait souvent l’objet d’un processus de validation inconsciente. »
C’est ainsi que les enfants se retrouvent répartis dans deux camps opposés : ceux qui sont doués pour la
musique (ou le chant) et les autres. Steven Demorest, qui appartient lui-même au corps professoral, l’affirme :
« Mes collègues sont en partie fautifs : en réalité, ils estiment qu’encourager un élève qui ne dépassera jamais
le niveau amateur revient à lui donner de faux espoirs. Au lieu d’enseigner la musique comme n’importe quelle
autre matière, sans attente particulière, ils ont, dans ce type de cas, le sentiment de perdre leur temps. »
Lorsque j’ai appris à Steven que ma fille, alors âgée de 7 ans, venait de réussir l’audition lui permettant
d’entrer dans la chorale de notre quartier (à ma grande fierté), il a laissé échapper un soupir : « Je
désapprouve totalement ce genre de choses. Un enfant de cet âge ne devrait pas être soumis à un test pour
avoir le droit de chanter. »
En effet, du temps où il dirigeait la chorale de l’école primaire fréquentée par sa propre fille, il avait
choisi de ne pas en exclure deux élèves qui « chantaient particulièrement faux ». Il s’était contenté de leur
donner quelques conseils, en prenant bien soin de ne pas les mettre mal à l’aise. « Incroyable mais vrai, toutes
deux ont continué à chanter jusqu’à la fin de leurs études. » Autrement dit, tant qu’il y a de la vie, il y a de
l’espoir.
On étouffe souvent les bonnes volontés dans l’œuf, faute de laisser le temps au temps.
Dans ces conditions, il n’y a rien de vraiment surprenant à ce que les enfants finissent par considérer que
la musique, encore plus que le sport, est une question de talent. D’ailleurs, pour faire un compliment à
quelqu’un, on lui dit qu’il « a une belle voix », sans tenir compte des efforts mis en œuvre pour la travailler.
En conséquence, nous sommes nombreux à abandonner le chant et, en tant qu’adultes vaguement
complexés, à nous pâmer d’admiration pour des artistes dont les incroyables prouesses ne peuvent avoir, à nos
yeux (ou à nos oreilles) ébahis, que des origines quasi mystiques. Notre sentiment d’infériorité nous pousse
aux verdicts sans appel : on est « doué pour la musique » ou on ne l’est pas.
L’un de vos amis vous a-t-il avoué « ne pas avoir l’oreille musicale » ? Est-ce votre cas ? En réalité, cette
affection (« amusie » pour les intimes), s’avère extrêmement rare, et ceux qui pensent en souffrir ont presque
systématiquement tort. Une expérience a montré, en effet, que nous sommes, en grande majorité, capables de
déceler l’altération d’une seule note dans la partition d’un air connu.
Selon Sean Hutchins, directeur du conservatoire national du Canada, l’expression elle-même prête à
confusion, dans la mesure où nous avons tous l’ouïe suffisamment fine pour percevoir les notes justes 21. C’est
lorsqu’il s’agit d’émettre ces mêmes sons que le bât blesse. « Nous avons tendance à oublier que le chant, tout
en constituant le moyen idéal de faire passer des émotions, relève avant tout de la motricité. Pour le maîtriser,
il faut être capable d’utiliser et de coordonner différents muscles, à la manière d’un archer ou d’un joueur de
base-ball. »
22
Le chant partage cette caractéristique avec l’ensemble des autres activités liées à la musique .
Qu’importe. « Bien que personne ne s’attende à ce qu’un adulte joue bien de la trompette alors qu’il n’a pas
touché à son instrument depuis l’âge de 10 ans, on persiste à penser que, si on “n’a pas de voix”, ce n’est pas
la peine d’insister. »
C’est le cercle vicieux par excellence : on chante mal parce qu’on manque d’entraînement, mais on n’ose
pas se lancer faute de s’estimer suffisamment doué.
Résultat : tandis qu’aux heures magiques de notre enfance la musique nous sert en permanence à
communiquer avec nos parents, nous poussant à faire preuve d’une incroyable créativité (le chant est, en effet,
bien plus riche en sonorités diverses que la parole), nous sombrons peu à peu dans une routine monotone qui
nous condamne à choisir notre camp, en fonction de l’idée que nous nous faisons de nos talents artistiques.
On nous fait taire 23.

Désapprendre pour mieux apprendre

Au départ, je m’imaginais que toutes mes leçons avec Danielle ressembleraient à la première. Je pensais
chanter quelque chose, écouter ses remarques, puis réinterpréter le même morceau en tenant compte de ses
conseils. En fin de compte, j’avais tort : c’était à la fois plus simple et plus compliqué.
Il me fallait, pour commencer, accorder mon instrument. Et quel instrument !
Pour parler ou pour chanter, on envoie de l’air dans le larynx de façon à pousser les cordes vocales
(parfois nommées, plus justement, « plis vocaux ») à s’ouvrir. En passant par la glotte, petite structure en
forme de V, l’air incite ces mêmes cordes vocales à se refermer. Pensez à ce qui arrive lorsqu’on laisse la
pression s’échapper d’un ballon de baudruche : plus on tire sur l’embout (ce qui équivaut à mettre les cordes
vocales en tension), plus la fréquence du son devient aiguë.
Il s’agit là d’un processus extrêmement rapide : on compte, en moyenne, cent vingt occurrences par
seconde pour un homme, deux cent dix pour une femme. Les cordes vocales d’une soprano poussant la note la
plus haute d’un air d’opéra vibrent quelque mille quatre cents fois par seconde. Bizarrement, le chuchotement
sollicite plus les cordes vocales que la parole.
Si l’air s’arrêtait de circuler au niveau de nos plis vocaux, nous n’émettrions que des sons sans grand
intérêt, de l’ordre du cancanement. Si nous nous exprimons avec autant d’originalité, c’est grâce à la caisse de
résonance que forment notre bouche, notre pharynx et notre larynx. De fait, lorsque nous nous donnons à
fond, notre visage tout entier se met à vibrer. Toutefois, la plus grande partie de l’air que nous inspirons ne
ressort jamais de notre bouche, et c’est à cela qu’il nous faut travailler 24.
Les efforts conjugués de l’ensemble des muscles concernés nous permettent de développer une
extraordinaire puissance vocale. Selon Ingo Titze, spécialiste de la voix et directeur exécutif du Centre
national de la voix et de la parole de l’université d’Utah, il faut à un piano quatre-vingt-huit cordes pour jouer
autant de notes différentes que le font nos deux malheureux plis vocaux. Certains artistes sont même capables
d’aller au-delà. Comme me l’a dit un jour Sean Hutchins, directeur du Conservatoire royal de musique de
Toronto : « Pour avoir une idée de la diversité des sons émis par la voix humaine, il suffit de s’intéresser aux
capacités vocales d’un chien ou d’un chat. » Il est vrai que je peux me risquer à imiter un de ces animaux alors
que l’inverse n’est pas vrai.
Chose étonnante, ce mécanisme si efficace n’est pas, à la base, destiné à la parole. Son but premier
consiste, en effet, à nous empêcher d’avaler quelque chose de travers. Nos cordes vocales se referment
lorsque nous déglutissons, de sorte à éviter qu’un objet ou un aliment quelconque fasse une fausse route et
atterrisse dans nos poumons.
L’évolution a fait que, petit à petit, nous avons « appris » à nous servir de ces mêmes organes pour
chanter, mais il a fallu du temps. Certains neurologues pensent d’ailleurs que c’est la raison pour laquelle nous
avons parfois du mal à émettre des notes justes : nous sommes tout bonnement incapables de contrôler notre
larynx de façon aussi précise que notre bouche. En fait, beaucoup de gens savent mieux siffler que chanter 25.
Mon interprétation laborieuse de « Time After Time » m’a donné l’impression de chanter non pas faux
mais « idiot », comme le disent joliment les Japonais. En fait, j’avais tout autant besoin d’apprendre à écouter
qu’à ne pas multiplier les couacs. Pour ce faire, Danielle s’est servie d’une méthode de son invention, fondée
sur une version simplifiée du solfège consistant à remplacer le traditionnel do-ré-mi-fa-sol-la-si-do de l’octave
du milieu par les chiffres de 1 à 8.
Pendant plusieurs mois, ces huit notes m’ont servi de gamme majeure, de zone de confort. Danielle me
jouait un court motif musical de type 1-2-5 ou 1-5-1 et je faisais de mon mieux pour l’accompagner de la voix :
« Un… CINQ… un…/Un… CINQ… un. » Le soir, je m’exerçais à l’aide du piano de ma fille. Sous la douche ou
en marchant dans la rue, je me répétais ces mêmes suites de notes, comme on le fait d’un numéro qu’on ne
peut pas se permettre d’oublier. Le but était de rendre l’ensemble du processus totalement fluide et instinctif.
Il fallait, en réalité, que j’oublie tout ce que je croyais savoir depuis plusieurs dizaines d’années, afin de
repartir sur des bases saines. Comme l’écrit si bien W. Timothy Gallwey dans son livre Le Jeu intérieur du
tennis 26, le meilleur moyen de se débarrasser de ses mauvaises habitudes, c’est de « s’en créer de nouvelles ».
Pour être capable de chanter « Time After Time », j’étais donc condamné à prendre des chemins de
traverse. Nous avons commencé par travailler des sons enfantins, circonscrits dans le cadre rassurant que
constituaient mes huit notes fétiches : j’ai réappris à émettre des sons insolents avec ma bouche, pour ensuite
passer à des trilles s’étirant en voyelles interminables ; j’ai babillé à la manière d’un nourrisson (« la… da…
da… ») et produit de joyeuses petites vocalises du type « mi-mé-MA-mo, mi-mé-MA-mo, mooooooo… » J’ai crié,
hululé, sifflé, soupiré…
L’une de mes techniques favorites consistait à répéter « bla » en tirant la langue, bouche grande ouverte.
On aurait dit que je venais de me faire arracher une dent mais, curieusement, je trouvais l’exercice très
agréable et je ne pouvais pas m’empêcher de regretter qu’il soit trop grotesque pour être effectué en public.
Certains jours, nous consacrions tout notre temps au travail de la langue, dite « ennemie numéro 1 du
chanteur » de par sa fâcheuse tendance à empêcher le son de se frayer un chemin vers l’extérieur. Jamais, sauf
peut-être chez le dentiste (décidément !), l’intérieur de ma bouche n’avait été ainsi examiné à la loupe. C’était
toutefois un mal nécessaire : trop relevée, la langue renvoie l’air en direction des narines et, des études l’ont
prouvé, personne n’a envie de « chanter du nez ».
Pendant mes leçons, j’essayais de travailler avec l’innocence d’un nourrisson dégagé des obligations liées
au langage, et c’était très bien ainsi. En effet, bien que le chant et la parole soient produits par les mêmes
structures anatomiques, notre façon de nous exprimer au quotidien a plutôt tendance à engendrer de
mauvaises habitudes.
« Nous nous tenons généralement mal et cela nous empêche de bien contrôler notre voix », me disait
mon professeur. De fait, je me suis aperçu que, dès que je me mettais à parler, je me voûtais un peu et je
sortais le menton ; ma gorge et mes mâchoires se contractaient et ma langue devenait dure comme du bois.
Si cela ne posait pas de réel problème dans la vie de tous les jours, lorsqu’il s’agissait de chanter 27, je me
retrouvais dans la même situation qu’un pilote de Formule 1 espérant gagner les 24 Heures du Mans au volant
d’une vieille deuche habituée à se traîner d’un feu de circulation à un autre en produisant des nuages de
fumée noire.
Il me fallait apprendre à maîtriser le passage de l’air. Du coup, je me suis énormément entraîné à
chantonner des voyelles, plus faciles à prononcer que les consonnes car aucune obstruction physique ne
s’obstine à les freiner.
Si l’on en croit un spécialiste des techniques vocales : « La voyelle fait la voix. La consonne
l’interrompt. » Un anglophone passe cinq fois plus de temps à énoncer des voyelles que des consonnes
lorsqu’il parle, et jusqu’à deux cents fois plus quand il chante !
Nos exercices étaient toujours sans paroles, afin de déjouer les pièges des mauvaises habitudes.
J’interprétais donc des chansons entières à l’aide de simples voyelles. Un jour, j’ai profité d’un trajet au volant
pour accompagner la totalité d’un album de Chet Baker, Chet Baker Sings, de « ou » et de « aaa ». J’ai trouvé
le résultat plutôt probant et limpide.
L’un des exercices inventés par Danielle m’a particulièrement interpellé. Il s’agissait de prononcer les
mots « no NOT now ! » [non, pas maintenant !] sur les trois notes qu’elle jouait de son côté au piano. Au lieu
de chanter ces trois mots, j’étais censé les prononcer avec conviction, comme si je m’adressais à quelqu’un.
« No NOT now !
— Allez, encore !
— No NOT now !
— Faites comme si vous parliez à votre fille.
— No NOT now !
— Il faut qu’on vous entende dans la rue !
— No NNNNOOOTTTTT now !
— De l’autre côté de la rue ! »
J’étais tellement occupé à faire passer le message que j’arrivais, mine de rien, à atteindre des notes qui
m’étaient totalement inaccessibles lorsque je chantais normalement. Mon amplitude vocale était la même
mais, au lieu de me concentrer sur ma technique vocale, je me contentais d’essayer de me faire entendre.

Nos habitudes nous desservent

Nous nous servons sans cesse de notre voix parlée, à raison de quelque 16 000 mots par jour prononcés de la
manière la plus naturelle qui soit. Pourtant, elle est mise à rude épreuve. À un moment donné, tous les
spécialistes que j’ai rencontrés m’ont conseillé de travailler la mienne, comme si elle présentait des défauts
rédhibitoires susceptibles de m’empêcher de chanter.
Roger Love, ancien coach de la chanteuse américaine Gwen Stefani et de l’acteur Jess Bridges, m’a
rassuré sur ce point : selon lui, la plupart des artistes vocaux se heurtent à des problèmes directement liés à
leur voix parlée. Toutefois, je constituais un véritable cas d’école, dans le sens où il m’arrivait parfois de finir
mes phrases sur un ton grave, une sorte de « grésillement ». Ce phénomène, appelé « laryngalisation » ou
« voix craquée » en français et « vocal fry 28 » en anglais, soumet les cordes vocales à une forte compression,
avec pour résultat « un grincement de vieille porte dont les gonds ont besoin d’être huilés ». De plus, je « ne
rentrais pas assez le ventre » en parlant, ce qui empêchait l’air de circuler librement.
« Vous rendez-vous compte que votre débit de parole est très irrégulier ? » C’est la question que m’a
posée un jour au téléphone Mark Baxter, ancien coach vocal du groupe de rock Aerosmith. En effet, je me
servais de mon larynx pour stopper le passage de l’air de manière à « couper » mes phrases, et les frottements
ainsi provoqués risquaient de le faire enfler. « C’est un peu comme lorsque l’on patauge dans la neige, a ajouté
Mark. Il se crée une résistance qui rend les choses beaucoup plus difficiles. »
Enfin, à en croire mon interlocuteur, je souffrais apparemment d’une sorte de « stress répétitif de la
voix ». « Avez-vous tendance à devenir aphone ? », m’a-t-il demandé. De fait, je m’enrouais très facilement,
surtout après un dîner entre amis ou une présentation. « Lorsque vous vous exprimez en public, vous vous
sentez vulnérable et, pour être à la hauteur, vous en faites des tonnes ! Du coup, tous vos défauts de langage
se voient démultipliés. »
Les questions se bousculaient dans ma tête. Était-il possible que ce ne soit pas la technique qui soit en
cause, mais plutôt l’instrument ?
C’est ainsi que je me suis retrouvé, quelque temps plus tard, dans le bureau de Michael Pitman, directeur
de l’Institut médical de la voix de l’université de Columbia, à Manhattan. Sanglé dans sa blouse blanche,
Michael s’est avancé vers moi en souriant, de cette démarche joyeuse et dynamique qui est le propre des
médecins new-yorkais. Carly Cantor, pathologiste de la voix et musicienne de longue date, nous a bientôt
rejoints.
Lorsque j’ai récité à Michael la liste des défauts que l’on prêtait à ma voix parlée, il m’a confirmé que
celle-ci n’était pas parfaite. « Et dire qu’il aura fallu que j’aie 49 ans pour entendre ça ! » ai-je pensé. Sa voix à
lui, parfaitement claire, n’émettait pas le moindre craquement inopportun.
Selon lui, mes problèmes étaient plutôt banals : « L’air reste bloqué dans votre gorge au lieu d’arriver
jusqu’à vos lèvres et, du coup, le son ne sort pas correctement. » De plus, je forçais beaucoup sur ma voix.
« C’est un peu comme si vous étiez un athlète habitué à faire des courses de huit kilomètres et que, d’un jour à
l’autre, vous vous lanciez dans un marathon. Le moindre défaut serait cause de blessure. » Beaucoup de ses
patients étaient des enseignants : « Ils mettent énormément leur voix à contribution, sans jamais apprendre à
le faire correctement. »
J’étais donc, selon toute vraisemblance, victime de mes habitudes. Michael a toutefois proposé de
procéder à un examen au laryngoscope. « Vous avez le choix : nous pouvons passer par le nez ou par la
bouche, sachant que la première solution vous épargnera les haut-le-cœur. »
Une fois le tube introduit dans ma narine gauche, Carly m’a demandé de lire à haute voix un paragraphe
de texte, puis de chanter quelques voyelles. Pendant ce temps, les deux médecins commentaient les
informations défilant sur leur écran. « Hmmm, je vois effectivement un petit défaut d’occlusion. Regarde !
Cette corde se contracte bien plus que l’autre ! » L’examen terminé, nous nous sommes repassé la vidéo, à la
manière de commentateurs sportifs revenant sur un match de Coupe du monde.
Si vous n’avez jamais eu l’occasion d’assister à une laryngoscopie, sachez que ce genre de spectacle est à
déconseiller aux âmes sensibles. Imaginez-vous dans la peau d’un naturaliste occupé à insérer un câble très
fin, terminé par une caméra et une source lumineuse, dans un étroit terrier de la forêt tropicale. Après un
court trajet dans l’obscurité, vous émergez dans une vaste chambre cernée de murs bulbeux, humides et
parcourus de veines et là, juste devant vous, se dresse une horrible créature dépourvue de visage mais dotée
de deux énormes dents en forme de guillotines, qu’elle entrechoque avec entrain : au-delà de ces crocs luisants
recouverts de mucus épais, on entrevoit à grand-peine la muqueuse de la trachée et ses motifs marbrés. C’est
à se demander comment un système d’apparence aussi répugnante est capable de produire certains des sons
les plus magnifiques qui soient.
Tandis que je contemplais mes propres plis vocaux qui vibraient majestueusement au ralenti, Carly m’a
expliqué que je souffrais d’une légère atrophie empêchant mes cordes vocales de s’accoler correctement.
Cette « parésie (ou paralysie) des cordes vocales », affection plutôt fréquente, est souvent consécutive à une
maladie. L’un des plis étant endommagé, on assiste à une modification des vibrations de l’ensemble de la zone,
surtout dans les fréquences les plus aiguës.
Bien que cela ne m’empêche en rien de pousser la chansonnette (personne ne possède des cordes
vocales totalement symétriques), j’allais devoir travailler plus dur que les autres. « Il va vous falloir vous
appuyer sur une technique irréprochable, afin de compenser ce petit défaut. »
J’allais avoir du mal, en particulier, à négocier le fameux passaggio, cette zone de cassure qui sépare les
différents registres vocaux. La plupart des chanteurs atteints de parésie des cordes vocales pallient le
problème à l’aide d’acrobaties musculaires ou respiratoires, mais cela n’est pas sans danger. La solution
pouvait passer par une intervention chirurgicale, mais aussi par des séances d’orthophonie qui, telles que me
les décrivait Carly, ressemblaient beaucoup à mes cours de chant.
Ce diagnostic m’a donné un terrible coup au moral, alors que je commençais tout juste à prendre mes
marques. Difficile, en effet, de se dire qu’un problème interne risquait de me freiner considérablement, sans
même qu’un son ne sorte de ma bouche.
Néanmoins, tout espoir n’était pas perdu. En effet, il existait bel et bien un moyen de me soigner : les
leçons de chant.
C’est ainsi que mes cours ont pris des allures de traitement médical mais aussi, quelque peu
insidieusement, de thérapie d’un autre genre.
En effet, bien que je n’en souffle mot à personne, les leçons provoquaient chez moi des réactions
inattendues. Cela n’avait rien d’étonnant puisqu’il a été prouvé que le chant, plus encore que la parole, active
des zones cérébrales associées aux émotions.
Après les cours, je rentrais chez moi en fredonnant un air joyeux, avec l’impression quasi systématique
de me trouver sur un petit nuage, et les exercices de dérouillage de la langue me faisaient attraper des crises
de fous rires hystériques. Lorsque, allongé sur la moquette, j’alignais des « ou, wou, bla, bla, bla » aussi
absurdes que puérils, je me sentais étrangement nu et vulnérable, comme si je laissais voir à Danielle des
parties de moi que je n’avais jamais osé dévoiler. Bien que je ne prononce pas un mot, cela ressemblait à une
confession.
Ces exercices constituaient une sorte de gymnastique vocale destinée à me permettre de devenir, plus
tard, un véritable athlète mais, aussi, une invitation à lâcher du lest. Comme me le disait Danielle : « C’est
l’occasion de vous amuser, de vous servir de votre voix sans tout intellectualiser. » Peut-être cette libération
ne se limitait-elle pas à une forme d’art : un certain nombre d’émotions refoulées en profitaient pour remonter
à la surface.
En effet, le chanteur et son instrument ne font qu’un. En conséquence, les sons qu’ils produisent, bien
au-delà de leur aspect physique ou mécanique, sont le fait d’un organisme complexe et parfois torturé.
Pendant le congé de maternité de Danielle, j’ai pris un jour une leçon auprès de Mark Baxter, le coach à
qui j’avais parlé au téléphone, car il exerçait régulièrement à New York. Avec ses cheveux longs de rockstar et
son sérieux à tout épreuve, il m’a fait l’effet d’une figure paternelle un peu sévère. Le style de Danielle, en
comparaison, était plus calme, plus apaisant.
« Je me considère comme un thérapeute vocal », m’a-t-il annoncé, perché sur le tabouret d’un piano de
studio d’enregistrement. Il est vrai que, si un certain nombre d’artistes de talent ont renoncé à se jeter d’une
falaise, c’est bien grâce à lui (et peut-être à son livre The Rock-n-Roll Singer’s Survival Manual). « Je n’ai
jamais rencontré un seul chanteur qui aime sa voix. Ils ont tous l’impression d’être des imposteurs dont la
couverture est sur le point de voler en éclats. » (Bono, le leader de U2, sans aller plus loin, ne cesse de répéter
que sa voix « l’agace prodigieusement ».)
Selon Mark Baxter, ce n’est pas la voix que l’on évalue, mais la personne dans sa totalité. « Quand un
client entre dans la pièce, je l’observe pour déterminer comment il va. » Quelqu’un que l’on connaît depuis
longtemps peut, en effet, passer par un moment difficile, un divorce, par exemple. « Tous les problèmes, quels
qu’ils soient, transparaissent dans la voix. »
Je me suis, bien entendu, demandé ce qu’il allait penser de la mienne. Après quelques exercices au cours
desquels, par parenthèse, j’ai eu la nette impression de chevroter quelque peu, le verdict est tombé. « Vous
vous retenez trop, a-t-il insisté. C’est comme pour le vélo : quand on pédale trop mollement, on ne peut pas
rouler droit. »
Plus nous travaillions, plus il s’énervait. « En parlant, vous vous lâchez deux fois plus qu’en chantant ! »
Du coup, il m’a posé des questions sur mon enfance. Avais-je grandi dans une famille qui m’empêchait de
m’exprimer ? « Non, pas particulièrement, ai-je répondu. En même temps, j’étais un enfant plutôt timide et
studieux. »
Il m’a alors demandé de souffler le plus longtemps possible et j’ai tenu environ quinze secondes. « Vous
devez arriver à soixante ! s’est-il exclamé. En tant que cycliste, vous possédez la capacité respiratoire
nécessaire. Vous manquez d’assurance, pas d’oxygène ! » Je contrôlais mal ma respiration. « Paradoxalement,
vous allez devoir réapprendre à respirer, alors que vous devriez le faire tout naturellement ! »
C’était dans ma tête que cela bloquait. L’air refusait tout bonnement de circuler correctement. Comment
chanter, dans ces conditions ? Mark a soulevé le couvercle du piano et a joué quelques notes. « Vous voyez, je
frappe les touches de la même façon, que le couvercle soit ouvert ou fermé, mais, dans le premier cas, le son
29
sort beaucoup mieux. » En réalité, je mettais ma voix en sourdine tout seul, en l’empêchant de s’échapper.

Ce n’était pas toujours une question d’inhibition ou de manque d’assurance. Parfois, c’était mon corps qui me
jouait des tours. Je souffrais en particulier d’un excès de tension au niveau de la mâchoire, défaut rédhibitoire
s’il en est.
Les muscles qui servent à refermer la mâchoire sont en effet presque quatre fois plus puissants que ceux
qui permettent de l’ouvrir 30, ce qui explique que beaucoup de gens aient du mal à suffisamment détendre
cette partie de leur visage pour chanter correctement.
Danielle me demandait souvent de m’allonger sur le sol et de me concentrer sur un objet ou une idée
quelconques, de façon à me défaire de la tension accumulée au fil des petites contrariétés du quotidien.
« Notre voix appartient à notre corps », me disait-elle, lorsque nous nous livrions à ces séances de « repos
constructif ». Trop contractés, les muscles gênent le passage de l’air et empêchent le son de résonner de
manière optimale.
Une fois la plus grande partie de ma masse musculaire plus ou moins dégagée de ses obligations, je
devais émettre une note à voix basse, avec le minimum d’effort. Au départ, mes « ma » et mes « ah » étaient si
étouffés qu’on les entendait à peine, comme de la neige tombant d’une feuille de bambou. Petit à petit, ils
montaient en puissance au rythme de mon « intention », bien que je sois toujours dans l’optique d’« en faire le
moins possible ».
Au bout du compte, je parvenais presque invariablement à poser des notes justes. Il devenait de plus en
plus clair que le lâcher-prise était la clé du succès.
Il y a plus d’un siècle, un acteur australien du nom de F. M. Alexander a remarqué qu’il était souvent
enroué après avoir déclamé du Shakespeare. En s’observant dans un miroir, il s’est rendu compte que sa
tendance à « reculer la tête et à comprimer son larynx » le forçaient à « inspirer par la bouche en produisant
un bruit disgracieux ».
Cependant, quoi qu’il fasse pour se corriger, il n’arrivait pas à se débarrasser de ses mauvaises
habitudes. Jusqu’au jour où, au lieu de chercher à « bien faire », il a cessé de se concentrer sur son objectif
pour être, avant tout, dans l’instant présent.
La « technique Alexander », très connue aujourd’hui, consiste à « désapprendre » certains réflexes pour
repartir sur de bonnes bases, ce qui s’avère souvent très difficile. Selon son créateur : « Quand on nous
demande de ne pas faire quelque chose, nous commençons par penser à ce qui nous est interdit pour ensuite
contracter nos muscles de façon à stopper notre élan, au lieu de ne rien faire du tout. »
Se défaire d’une habitude n’a rien d’aisé parce que, en réalité, les comportements établis ne s’effacent
jamais à 100 %. Rob Gray, directeur du Laboratoire de la perception et de l’action de l’université d’Arizona, en
veut pour preuve les petites bévues que nous commettons tous dans la vie courante. C’est ce qui arrive
lorsque, par exemple, parti pour se rendre au supermarché un samedi matin, on prend sans réfléchir le chemin
de son lieu de travail. Plus le stress augmente, plus ces incidents sont fréquents. Ainsi, Tim Tebow, célèbre
joueur de football américain, ratait souvent ses lancers au cours des matches importants. Lorsqu’il est passé
professionnel, cette détestable habitude lui a été reprochée alors qu’elle ne l’avait pas vraiment gêné tant qu’il
portait les couleurs de son université.
Pour ma part, j’avais beaucoup de choses à désapprendre, surtout lorsque je me trouvais sous pression.
Dès que je visais une note aiguë, tout mon corps se contractait tandis que, telle une girafe cherchant à se
régaler de feuilles haut placées, je me dévissais le cou pour tenter de conquérir d’inaccessibles sommets
musicaux. Ce genre de position ne faisant que comprimer mon larynx, c’était perdu d’avance.
Danielle a su trouver une solution élégante à mon problème, celle que prône l’auteur du Jeu intérieur du
tennis : elle m’a poussé à remplacer ma mauvaise habitude par une autre, plus appropriée.
Ainsi, à chaque note aiguë, elle me demandait, paradoxalement, de plier les genoux, et cette seule action
me rappelait que mon larynx n’était pas censé, lui non plus, partir dans les nuages. Il me suffisait de me
concentrer sur le mouvement de mes jambes pour obtenir de bien meilleurs résultats.

Acceptez de faire des erreurs

Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi vous aimez tellement chanter sous la douche ?
Vous êtes seul, bien au chaud, et l’humidité ambiante empêche votre gorge de se dessécher. Planté sur
vos deux pieds, vous vous sentez à la fois détendu et tonique grâce à l’eau qui ruisselle sur votre corps, et vous
n’avez aucun mal à vous concentrer. Vous êtes libre de chanter sur n’importe quel ton et à n’importe quel
rythme, tandis que les carreaux recouvrant le sol et les murs renvoient agréablement le son de votre voix.
Que se passe-t-il, en revanche, quand vous vous trouvez au volant de votre voiture ? Vous êtes assis et
votre ceinture de sécurité bloque en partie votre respiration. Vous vous êtes probablement lancé sans vous
échauffer. L’air est sec et, pour ne pas vous endormir, vous vous déshydratez encore un peu plus en buvant du
café. Obligé de respecter les consignes de sécurité et de surveiller les autres conducteurs, vous n’êtes pas
vraiment détendu. Tout cela vous gêne pour vous concentrer, et le son de la radio noie vos efforts vocaux.
Au bout d’un moment, j’ai commencé à comprendre qu’un gros effort d’attention n’est rien, faute
d’environnement favorable. Pour progresser, il faut éviter de s’entraîner n’importe comment. La tradition veut
que les joueurs de base-ball passent une heure à s’exercer avant chaque match, en retenant leurs coups. Le
problème, c’est que, dans ces conditions, les batteurs tapent comme des sourds sur des balles de qualité très
inégale, souvent bien plus lentes que celles de la partie à venir. C’est la raison pour laquelle cette habitude ne
fait pas l’unanimité chez les spécialistes.
Quant à moi, j’ai décidé d’essayer de « me mettre dans la peau du gars sous la douche » le plus souvent
possible.
Il me fallait donc recréer plusieurs conditions essentielles :
La chaleur. Toute activité musculaire requiert un échauffement destiné à prévenir les blessures et à
améliorer les performances. Je me livrais donc à quelques vocalises, éventuellement à l’aide d’une paille, de
façon à me mettre en voix.
La relaxation. Je m’allongeais un moment, puis je me massais un instant la mâchoire avant de lâcher
quelques « blablabla », langue pendante.
L’énergie. À la demande de Danielle, je tâchais d’adopter une expression joyeuse car les mini-
ajustements neuromusculaires nécessaires transparaissaient ensuite dans mon interprétation.
La résonance. Pour créer de la « place » à l’intérieur de ma bouche, je faisais quelques petits exercices
consistant, par exemple, à amorcer un bâillement ou à parler à la manière du personnage de dessin animé Yogi
l’Ours, de sorte à abaisser mon larynx. Souvent, je travaillais le son « k » afin de stimuler le voile de mon palais
et de donner plus de chaleur à ma voix. Faites donc l’essai : dites « k-k-k » en expirant puis recommencez en
inspirant, en vous imaginant que vos joues se gonflent légèrement, à la manière de celles d’une grenouille.
La position debout. Danielle me reprenait systématiquement lorsque je me tenais mal, la main dans la
poche. « Pensez-vous vraiment qu’une contrebasse produirait de jolies notes si elle s’avachissait autant que
vous ? » me demandait-elle.
À ce stade, nous nous étions mis à travailler au CAP21, un espace associatif de Manhattan
essentiellement fréquenté par des acteurs de théâtre et de comédie musicale deux fois plus jeunes que moi.
Ses couloirs bourdonnaient en permanence d’énergie juvénile et les murs beaucoup trop fins de notre
studio me permettaient d’apprécier, à juste titre, les prouesses vocales des autres élèves tout en priant pour
qu’ils n’aient pas conscience de mes piètres efforts. J’avais le sentiment de n’être qu’un imposteur, au milieu
de tous ces gens qui étaient là pour faire carrière.
Mes cours de chant ont eu des conséquences inattendues. En effet, grâce à eux, j’ai appris à me servir de
mon corps de manière plus efficace, mais aussi à m’échauffer et à m’entraîner intelligemment. J’ai pris
conscience de mes mauvaises habitudes, et j’ai commencé à les corriger. En m’intéressant aux limites et aux
possibilités de ma voix, j’ai découvert l’étendue de mes forces et de mes faiblesses.
J’ai révisé un certain nombre d’idées sur la musique. Lorsque nous avons commencé à travailler des
chansons, j’ai compris que, le jour où l’on interprète un morceau au lieu de se contenter de l’écouter, on en a
tout de suite une perception totalement différente, beaucoup plus complexe. Les airs que je croyais connaître
par cœur ont pris, d’un instant à l’autre, des airs de casse-tête chinois, comme si tout se mélangeait dans ma
tête.
Au cours d’une conversation, même si l’on ne respire pas à fond, on n’a jamais à se demander si on aura
assez d’air pour aller jusqu’au bout de sa phrase. On s’adapte de manière totalement instinctive.
En chantant, personnellement, je n’avais que trop tendance à manquer de souffle. De plus, les phrasés
étant très différents, je trébuchais sur des mots et des sons pourtant familiers, que je me voyais d’un seul coup
obligé de prononcer autrement.
C’était comme si je redécouvrais ma langue maternelle. Comme le précise un article du Music Educators
31
Journal : « Les chanteurs doivent maîtriser deux langages distincts (la musique et le texte) alors que les
instrumentistes n’en connaissent qu’un. »
Je n’avais toujours pas résolu mon problème de « voix qui se casse » au moment d’effectuer la transition
entre voix de poitrine et voix de tête, le fameux passaggio cité plus haut. Danielle comparait ce défaut non
négligeable à un « changement de vitesse raté ». Pour ma part, en m’écoutant, j’avais plutôt le sentiment
d’entendre un adolescent nubile chanter la tyrolienne.
Nous faisions de notre mieux pour « connecter » les deux registres par le biais de vocalises toutes
simples du type « ma-OOOO-aaaa », que je tentais de chanter sans couac audible, généralement en vain. « Il
faut en passer par là, me consolait mon professeur. Un jour ou l’autre, vous y arriverez. »
De plus, nous ne savions jamais à l’avance à quoi nous attendre. En effet, à l’instar d’un violon de
collection que l’on n’a pas assez entretenu, ma voix était éminemment fragile. Je comprenais enfin la raison
pour laquelle le ténor britannique Ian Bostridge se plaignait d’être « persécuté par les glaires ». Ma femme
elle-même n’en pouvait plus d’entendre parler de mucosités à longueur de journée : « Ç’aurait été trop simple
que tu te lances dans le modélisme, tiens ! »
Néanmoins, je progressais. Mes notes étaient de plus en plus justes et mon étendue vocale s’améliorait
de jour en jour, m’invitant à hasarder quelques pas prudents en territoire ténor. Un beau matin, j’ai sorti, à
l’improviste, le sol que chante Art Garfunkel à la fin de « Bridge Over Troubled Water » sur « I will ease your
MIND ».
Cela m’a donné confiance en moi et, l’air de rien, je me suis mis à demander à Danielle des
renseignements techniques sur des notes particulièrement difficiles comme le mi aigu du « Take On Me » d’a-
ha (« in a day or twooooo »), alors que les vidéos YouTube sur le sujet étaient légion, au cas où elle
envisagerait de me les faire travailler.
Elle ne manquait pas de m’assurer que ces exploits seraient un jour ou l’autre à ma portée… quand je
serais capable de ne pas trop forcer sur ma voix. En fait, chose beaucoup plus importante, je commençais à
être capable de diagnostiquer mes problèmes et d’y remédier par moi-même : dès que je nasillais, j’essayais de
« faire de la place » et, pris en flagrant délit de morosité vocale, je savais qu’il était temps de me dérider un
peu.
Un jour, elle m’a dit que j’avais sans doute atteint un palier : « Vous avez énormément progressé et,
d’après ce que j’entends, ce n’est pas fini. Quand vous en serez pleinement conscient, vous aurez vraiment
franchi un cap. » Il est vrai que, les premiers temps, je faisais bêtement ses exercices en essayant ensuite de
les reproduire chez moi, sans idée précise, mais, peu à peu, les choses s’étaient clarifiées dans mon esprit.
Loin d’avoir atteint mon but, je comptais bien poursuivre les leçons. Toutefois, il était temps pour moi de
sortir du cocon douillet que constituait le CAP21 et d’affronter le vaste monde.

1. Il paraît que la plupart des requêtes envoyées à Shazam, l’application qui permet d’identifier n’importe quel titre
en cours de diffusion, sont postées à une vitesse supérieure à 45 kilomètres/heure.
2. En résumé : il semblerait que le fait de chanter n’empêche pas réellement de conduire correctement tandis que,
à l’inverse, la nécessité de se concentrer sur la route impacte négativement la performance « artistique ».
3. C’est le Dr Lucy Norcliffe-Kaufmann, professeur de neurologie à l’université de New York, qui m’a dévoilé les
mystères du nerf vague.
4. Une autre étude a montré que les bébés eux-mêmes préféraient les enregistrements effectués par leur mère, en
leur présence.
5. Il existe une théorie voulant que l’humain n’ait pas appris à sourire dans le but de montrer les dents
(comportement généralement considéré comme agressif) mais plutôt afin de pouvoir s’exprimer sur un ton
particulièrement aigu, synonyme de bienveillance et d’esprit de coopération. On peut obtenir le même résultat en
haussant les sourcils : ainsi, les yeux paraissent plus grands (comme ceux des bébés), ce qui donne l’air plus
aimable. De fait, plus on chante haut, plus, selon les spectateurs, on adopte une expression réputée agréable.
David Huron et Daniel Shanahan ont noté dans un article du Journal of the Acoustical Society of America que « le
fait de lever les sourcils provoque, dans une certaine mesure, la rétractation de la paupière, ce qui attire
l’attention sur les yeux et donne l’illusion qu’ils prennent plus de place sur le visage ».
6. Les scientifiques ont également remarqué que les hommes prennent leur performance plus au sérieux que les
femmes. Ils ont même tendance à cabotiner, comme s’ils se produisaient devant un large public.
7. Voir la biographie (excellente quoique peu flatteuse) publiée par James Gavin : La Longue nuit de Chet Baker
(Denoël, 2008).
8. Je remercie Ingo Titze de m’avoir fait part de cette remarque.
9. Au cours d’échanges avec six professeurs de chant différents, un scientifique a identifié pas moins de deux-cent
soixante métaphores et expressions imagées destinées à décrire des techniques de chant. Jennifer Aileen Jestley,
de l’université de Colombie britannique, réfute les critiques dont fait souvent l’objet cette façon de s’exprimer.
« Il est important de noter que, si l’on en croit l’une de nos études, les termes choisis n’ont rien d’arbitraire ; ils
ne sont pas non plus le fait d’une décision prise sur un coup de tête, sans justification durable. En réalité, ils
correspondent à la représentation de structures imagées sous-jacentes émanant directement du vécu physique
du sujet. […] Contrairement à ceux qui estiment que cette manière de parler ne constitue qu’un galimatias
opaque et totalement subjectif, je n’ai, pour ma part, rien constaté de fondamentalement illogique ou confus. »
10. Bien que Akenfield soit un roman, il est fondé sur des faits réels, recueillis dans le cadre d’innombrables
entretiens.
11. Lorsqu’une scientifique canadienne a demandé à un certain nombre de femmes, il y a quelques dizaines
d’années, de définir le rôle que jouait la musique dans leur vie, voici ce qu’il en est ressorti : « Depuis les années
cinquante, on ne chante plus en chœur, entre amis ou en famille, autour d’un piano ; pendant les années soixante
et soixante-dix, ce sont les rassemblements entre amis, autour d’une guitare, qui sont devenus les plus
fréquents ; depuis les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, les gens se retrouvent rarement pour chanter. »
12. Dans le cadre de l’étude en question, les chercheurs ont pris soin de ne pas confondre les deux façons possibles
de chanter faux, selon que les sujets n’entendent pas la note correctement ou qu’ils se montrent incapables de la
produire. En réalité, la plupart du temps, les deux vont ensemble.
13. Je remercie Jeff Smith, PDG de Smile, de m’avoir inspiré ce commentaire.
14. Il est intéressant de noter que l’on a récemment découvert une nouvelle version de « Joyeux anniversaire », plus
facile à interpréter.
15. La plupart des Américains connaissent encore mieux leur hymne national, œuvre de Francis Scott Key, dans la
mesure où ils ont régulièrement l’occasion de l’entonner. Malheureusement, cet air est tout aussi difficile à
aborder sur le plan technique.
16. Pour avoir une idée précise du son de votre voix, je vous conseille de vous livrer à une petite expérience inventée
par le coach vocal Chris Beatty. Prenez deux magazines et positionnez-les contre vos oreilles,
perpendiculairement à votre visage. Ensuite, prononcez quelques phrases en les enlevant et en les remettant en
place, tour à tour.
17. Extrait de la transcription d’une conférence TEDx de Rébecca Kleinberger : « Why You Don’t Like the Sound of
Your Own Voice ».
18. Steven Connor, auteur de Dumbstruck (non traduit en français), a son idée sur la question : « Peut-être ne
sommes-nous pas faits pour aimer le son d’une voix n’évoquant pas quelque chose d’intime et de douillet. »
Autrement dit, selon lui, il s’agirait d’une sensation non seulement auditive, mais aussi quasi tactile.
19. Test en anglais disponible à l’adresse suivante : ssap.music.northwestern.edu
20. NdT : Émission de télévision éducative pour la jeunesse.
21. Exception à la règle, on a souvent dit de William Hung, célèbre candidat de l’émission « American Idol »
[l’équivalent de notre « Nouvelle Star »], qu’il chantait « totalement faux » alors que, selon un certain nombre de
spécialistes, ce n’était rigoureusement pas le cas. Il semblerait qu’un autre facteur entrait en jeu, trompant
l’oreille de l’ensemble des auditeurs.
22. Pourtant, il n’est pas rare que l’on effectue une distinction entre les deux. Ainsi, l’équivalent américain de
l’INSEE a créé une catégorie professionnelle dite « Chanteurs et musiciens ». De même, un site web titre :
« Devenir chanteur ou musicien », comme s’il s’agissait de deux choses différentes.
23. Ingo Titze, ancien ingénieur ayant troqué l’étude de la dynamique aéronautique pour celle de la voix, souligne
que nos organes vocaux finissent par s’atrophier, faute d’être sollicités pour pousser des notes très hautes ou
très basses. Selon lui, l’heure est grave. En effet, de nos jours, nous parlons essentiellement sur des fréquences
basses, sans réelle contrainte de distance, grâce à l’effet amplificateur des divers appareils électroniques dont
nous nous servons, et, en conséquence, nous ne mettons pas à contribution l’ensemble de nos capacités vocales.
« Le larynx des mammifères a évolué de sorte à permettre les communications sur une longue portée mais, dans
ces conditions, un retour en arrière est tout à fait envisageable. »
24. Extrait de mon entretien avec Ingo Titze.
25. Aucun chanteur, aussi excellent soit-il, n’est capable de rivaliser avec un instrumentiste en termes de justesse et,
curieusement, nous en tenons automatiquement compte. Selon Sean Hutchins, si on nous fait écouter un
chanteur et un instrumentiste chantant/jouant légèrement faux, nous remarquons essentiellement les couacs
émanant de l’instrument de musique.
26. Timothy Gallwey, Le Jeu intérieur du tennis. Comment changer son mental pour atteindre l’excellence (Eyrolles,
2022).
27. Le but était d’utiliser un maximum d’air de manière efficace, sans interférence, et plus ou moins instinctivement.
Comme l’a écrit le professeur de chant et spécialiste du bel canto Giovanni Battista Lamperti : « Pour bien
chanter, il ne faut jamais perdre son élan, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on se contente de parler. »
28. NdT : Cette façon de parler est devenue un véritable phénomène de mode aux États-Unis, surtout chez les stars
féminines, bien qu’elle soit considérée comme une excentricité.
29. Ce phénomène s’applique également aux différentes voyelles. Essayez de chanter « foule » puis « femme » sur le
même ton : vous constaterez que le second mot sonne mieux, parce que le son « a » se prononce bouche grande
ouverte.
30. Une première étude a montré que des sujets censés serrer les dents autour d’un instrument de mesure se
voyaient obligés de s’interrompre, tout simplement parce que leurs dents leur faisaient mal.
31. NdT : Revue destinée à un public de professeurs de musique.
CHAPITRE 4

Je ne sais pas ce que je fais, mais j’y vais quand même

Les avantages de l’apprentissage en groupe

Le chorus

Chaque lundi soir, je quitte mon appartement de Brooklyn pour me rendre dans le Lower East Side, à
Manhattan, et, là, j’entre dans un bâtiment de style néogothique qui se dresse un peu à l’écart, à l’abri du
vacarme de la ville et des klaxons des voitures remontant Delancey Street.
Cet édifice massif datant du XIXe siècle a accueilli autrefois une école mais, depuis quelques dizaines
d’années, c’est le Clemente Soto Vélez Cultural and Educational Center qui y a pris ses quartiers. Je gravis
l’escalier puis, après être traversé la section « Théâtre » et entrevu au passage un cours de « capoeira
méditative » (vraiment ???), je m’installe enfin dans une pièce aux murs délavés. Avec ses fenêtres qui peinent
à empêcher le froid de rentrer et son parquet ancien qu’ont creusé, au fil du temps, les pieds d’élèves pressés
de s’évader, la pièce évoque sans nul doute une ancienne salle de classe.
Pourtant, elle fait aujourd’hui office de salle de répétition pour le Britpop Choir, chorale dont le
répertoire est essentiellement constitué, comme son nom l’indique, de musique pop anglaise (Oasis, Adele,
David Bowie, Queen, et même le boys band Take That). Le Britpop Choir compte une cinquantaine de membres
mais il est rarement au complet. C’est donc une petite quarantaine de personnes qui, la plupart du temps,
s’asseyent en demi-cercle face à leur directrice, Charlie Adams. New-Yorkaise de souche, celle-ci a grandi à
Londres puis vécu à Liverpool avant de reprendre le chemin de sa ville natale, il y a dix ans. Toujours tirée à
quatre épingles, elle déborde d’une énergie et d’un enthousiasme semble-t-il inépuisables, qu’elle emploie à
encadrer et à encourager une assemblée quelque peu remuante.
Pendant quatre-vingt-dix minutes, la magie opère. Les gens arrivent en petits groupes, un peu hébétés,
courbant déjà sous le poids d’une semaine de travail tout juste entamée. Quand Charlie leur demande de se
lever pour échauffer leurs voix, ils se secouent, s’étirent, font des quantités de grimaces et, pour certains,
effectuent des trilles des lèvres. La pièce se met à résonner d’une véritable cacophonie rappelant des
pépiements de moineaux mutants, mais aussi de vocalises et d’accords harmonieux. Il est temps de se mettre
au travail. En dix séances d’une heure et demie et malgré les fluctuations perpétuelles de son effectif, la
chorale doit apprendre une douzaine de nouveaux morceaux afin de les ajouter à son répertoire actuel et de
les interpréter lors de son spectacle de fin de trimestre. On se racle une dernière fois la gorge, on attrape sa
partition et, sur un signe de Charlie, les premières notes s’élèvent, mal assurées.
En quelques minutes, l’ambiance change du tout au tout. La morosité initiale digne d’une assemblée de
copropriétaires se transforme en fiesta débridée, comme si un virus lâché dans la pièce en avait contaminé
l’ensemble des occupants. À certains moments, quand toutes les voix se mêlent, on frôle une sorte de
transcendance acoustique et émotionnelle, voire spirituelle. Selon la compositrice Alice Parker : « C’est comme
si nos ions internes se mouvaient à l’unisson. »
Il arrive que quelques-uns de ces fameux ions chahutent un peu trop et que Charlie doive rappeler leurs
propriétaires à l’ordre pour que, tels des élèves indisciplinés, ils ne fassent pas perdre de temps aux autres.
À 21 heures, lorsque arrive l’heure de ranger la salle, il y a littéralement de l’électricité dans l’air. Les gens
s’en vont sur une note positive (forcément) et, en descendant l’escalier, ils jacassent comme des pies, tout
excités. Chargés à bloc pendant plusieurs heures, ils auront beaucoup de mal à s’endormir.
Le silence règne à présent dans la pièce, comme si cette brève période d’ébullition avait d’ores et déjà
sombré dans l’oubli (sauf les jours où je pense à tout enregistrer sur mon iPhone). Pourtant, quelquefois,
tandis que je peine à chanter juste ou à me souvenir des paroles d’un couplet, je n’en reviens pas de ce que
j’entends autour de moi. On dirait que nous sommes les artisans d’une tempête tonitruante menaçant
d’échapper à notre contrôle et que Charlie, depuis l’œil du cyclone, nous sert de capitaine au milieu des
éléments déchaînés.
Non contents de générer nous-mêmes des éléments sonores, nous participons à la propagation de ceux
qu’émettent nos voisins, rien que par notre présence. L’endroit où nous nous trouvons se change en « champ
diffus », c’est-à-dire que l’intensité acoustique y est la même partout. Notre voix se confond avec celles des
1
autres chanteurs, produisant ainsi une vibration particulière. C’est ce que l’on appelle le « chorus ».
Si l’on en croit le scientifique Sten Ternström : « Le chorus dissocie le son de sa source comme par
magie, pour le doter d’une vie propre, presque éthérée. » De fait, il m’est arrivé d’avoir l’impression de fournir
de l’énergie à un supra-organisme invisible, une entité nébuleuse, ronronnante et omnivore ne faisant qu’une
avec l’air ambiant.
Chose curieuse, le souci de perfection des membres d’un chœur n’a rien à voir avec la puissance du
chorus. En fait, c’est exactement l’inverse : sa sonorité particulière est due aux inévitables imprécisions dont
nous nous rendons tous plus ou moins coupables.
Si tout le monde chantait exactement la même note, à une hauteur parfaitement identique, cela
reviendrait tout bêtement à augmenter le volume, et le résultat obtenu manquerait éminemment de relief.
En revanche, les minuscules fluctuations connues des spécialistes de l’acoustique sous le nom de
« pleurage et scintillement » créent un son envoûtant, quasi aléatoire, toujours plus rond et plus riche que
celui qu’est capable de produire une seule personne à la fois. Quand la « mayonnaise prend » (grâce aux
efforts conjugués du chef de chœur et de ses choristes) et que toutes les voix se fondent au point de ne plus
faire qu’une, l’assistance a l’impression de littéralement baigner dans une musique issue de partout et de nulle
part.
Le plus étonnant dans tout cela, en ce qui me concerne, c’est de faire partie de la troupe. Autrefois, je
n’étais pas franchement amateur de chant choral et c’est bien ainsi que l’entendaient mes amis et ma famille,
d’ailleurs, si l’on en juge par l’air vaguement étonné de mes proches lorsque je leur annonce que je pars
répéter.
J’avoue cependant que le lundi est devenu, sans le moindre doute possible, mon jour favori. Au-delà de
cette subtilité calendaire, c’est toute ma vie qui a changé.

Il est arrivé un jour où les leçons de chant m’ont paru un peu trop limitées. Au lieu de m’exprimer devant une
seule personne, mon professeur, j’ai eu envie de prendre des risques, de transformer ce que l’on aurait pu
qualifier d’« expérience de laboratoire » en réalité. Danielle m’a alors suggéré, à ma grande horreur, de
donner un récital.
Il faut savoir que je suis un solitaire, quelqu’un qui écrit dans son coin. Même si j’ai l’habitude de parler
en public, je suis incapable d’élever un tant soit peu la voix lors d’une conférence de rédaction (en admettant
que j’envisage même d’y participer). Je fais systématiquement de mon mieux pour sous-traiter auprès de mon
épouse, plus extravertie, les interventions de la vie courante que je trouve particulièrement pénibles. Inutile de
dire que je me voyais difficilement monter sur scène, moi qui serais mort de peur à la perspective de travailler
à l’accueil d’un supermarché.
L’idée de la chorale m’est alors apparue comme un compromis idéal, bien que mon sang se glace dans
mes veines à cette seule idée. D’un autre côté, je me suis consolé en me disant que la présence des autres me
permettrait de me fondre dans la masse (en toute logique, des études ont montré que les choristes souffrent
beaucoup moins du stress que les solistes).
À l’époque, j’avais une bien trop vague idée sur les tenants et aboutissants de ce type d’activité. Une
seule chose était certaine : il fallait faire partie d’un groupe. J’avais en tout et pour tout assisté à une
interprétation du Messie de Haendel au Metropolitan Museum of Art, quelques années plus tôt. Le spectacle
m’avait énormément plu mais, à mes yeux de novice, les choristes semblaient venus tout droit d’une autre
planète avec leurs longues robes, leurs partitions et leurs voix aussi angéliques (pour les sopranos) que
puissantes (pour les basses).
Par chance, mon amie Katherine, styliste à Seattle, avait elle aussi envie de se lancer. Bien qu’elle trouve
l’enthousiasme des amateurs de karaoké fort louable, ce n’était pas son truc. « À mon avis, ces gens ne sont
pas là pour chanter, mais pour faire le show. »
Après s’être un peu renseignée, elle a déterminé que la plupart des chorales étaient trop professionnelles
pour elle, leur répertoire lui paraissant, de plus, un peu trop poussiéreux. C’est alors qu’on lui a parlé d’un
groupe d’amateurs chantant de la musique pop, accompagnés d’un orchestre. Elle a donc commencé par
prendre des cours de chant, comme moi, pour acquérir quelques bases.
Un jour, enfin, elle a pris son courage à deux mains et s’est rendue à une répétition pour voir exactement
de quoi il s’agissait. « Flippant ! » m’a-t-elle dit ensuite. Alors qu’elle espérait se perdre dans la foule, elle a en
effet découvert que peu de gens étaient présents. De plus, dans la mesure où elle ne savait pas lire une
partition, il était évident qu’elle allait avoir du mal à apprendre les morceaux.
« Ç’aurait été tellement plus facile pour moi de tourner les talons et de ne jamais revenir. Franchement,
à mon âge ! »
Seulement, voilà. Elle avait besoin de se fixer des objectifs. De prendre des leçons, certes, mais pour
arriver à quelque chose de précis. Mémoriser des chansons (elle se servait pour cela d’une application du nom
de Notability, qui remédiait à son problème) la poussait certes à se concentrer, tandis que la nécessité de
chanter correctement constituait une excellente motivation.
Toutefois, le groupe lui apportait quelque chose de plus, ce qui me paraissait éminemment
compréhensible. « À force de travailler en free lance, depuis mon appartement, je commence à me sentir très
isolée. » Elle n’avait pas l’occasion de se faire de nouveaux amis, et la possibilité de partager une activité avec
d’autres gens lui manquait. « J’adore mes potes mais, se contenter de dîner ensemble, c’est tout de même un
peu limité. »
Enhardi par son exemple, je me suis décidé à aller sur Internet et à taper « chorale amateurs New York »
dans un moteur de recherche. Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour constater que le terme « amateur » peut
comporter de multiples connotations et qu’il n’est, de surcroît, en aucun cas synonyme de « débutant ». Dans
une cité telle que New York, pleine à craquer de musiciens de talent, il signifie souvent « qui ne se produit pas
pour de l’argent », quel que soit le niveau de l’artiste concerné.
Les chorales qu’a fait remonter ma requête ne convenaient pas du tout à mon faible niveau. Avant toute
chose, il fallait souvent passer une audition dans une autre langue que l’anglais pour espérer en faire partie.
Considérant que j’avais souvent l’impression que ma propre langue maternelle me devenait étrangère dès que
je me mettais à chanter, c’était hors de question.
« VENEZ SANS PARTITION ! » précisaient les instructions de l’un de ces fameux chœurs. Aïe, aïe, aïe !
Bien que, plus loin dans le texte, on tente de rassurer les futurs candidats en leur expliquant que les chanteurs
ne sont pas censés « maîtriser à fond le déchiffrage », cette formulation semblait impliquer un minimum de
connaissances de base. Or, j’étais nul dans ce domaine. Le concept de l’audition lui-même me terrifiait puisque
mon but était, avant tout, d’éviter de chanter en solo.
Je me préparais à lancer une nouvelle recherche sur le mode « chorale amateurs grands débutants New
York » quand l’un des résultats a soudain retenu toute mon attention.
En effet, le répertoire du Britpop Choir ne pouvait que séduire un fan d’Oasis, de Blur et de Pulp tel que
votre serviteur. Une phrase en particulier m’a sauté aux yeux : « Aucune audition n’est nécessaire. Tous les
candidats sont les bienvenus, les pros comme les ténors de salles de bains. » « Banco ! » me suis-je dit. Et puis,
j’ai réfléchi. Allais-je devoir me mesurer à de vrais experts ? Fallait-il vraiment être capable de chanter du
Beyoncé (même le matin, sous la douche, je ne me faisais aucune illusion quant à ma crédibilité en la
matière) ?
En regardant quelques courtes vidéos de présentation, j’ai constaté que les choristes avaient l’air de bien
s’amuser mais que, par ailleurs, ils affichaient énormément d’assurance. Je me suis repassé plusieurs fois les
mêmes séquences en essayant de m’imaginer parmi ces gens, mais rien à faire : c’était trop pour moi.
Néanmoins, toujours dans l’idée de progresser, coûte que coûte, j’ai rempli un formulaire de demande de
renseignements, grâce auquel j’ai pu rapidement entrer en contact avec Charlie Adams, fondatrice de l’Urban
Choir Project. Je lui ai expliqué au téléphone ce que je cherchais, en insistant sur le fait que j’étais totalement
inexpérimenté. « Aucun problème, m’a-t-elle répondu. L’une de nos grandes fiertés, c’est de proposer un
enseignement de qualité, accessible à tous. »
Pas simple et, surtout, pas ordinaire. « Le terme “amateur” ne nous convient pas vraiment, a-t-elle
poursuivi, et nous préférons nous considérer comme une “chorale associative”, avec tout ce que cela
implique. » Le Britpop Choir travaillait « uniquement à l’oreille », sans partition, ce qui faisait l’affaire d’un
certain nombre de gens mais en décourageait immédiatement d’autres. « Certains des tout premiers
postulants ont fait demi-tour dans la foulée, m’a dit Charlie, car la chorale ne répondait pas à leurs attentes. »
Personnellement, j’avais des desiderata très précis : j’avais besoin d’être accepté en tant que novice mais
je souhaitais également fréquenter des artistes expérimentés, de façon à pouvoir évoluer au sein du groupe. Le
« 100 % débutants » était donc exclu.
Les chorales associatives fonctionnant de manière générale sur un mode égalitaire (ce qui me paraît tout
à fait justifié), ce genre d’attitude, bien que parfaitement innocente, ne passait pas forcément très bien. Le jour
où j’ai contacté la directrice de l’une des Can’t Sing Choirs, groupe de chorales connues en Angleterre pour
leur refus de procéder à de quelconques sélections, elle n’a pas fait preuve d’un grand enthousiasme à
l’énoncé de mon projet. « Je ne suis pas certaine que nous puissions satisfaire vos attentes, m’a-t-elle répondu
par mail. Notre seul but est de donner aux gens l’occasion de chanter, sans la moindre exigence de niveau. » À
la suite de cet échange, j’ai commencé à craindre, quelque peu stupidement, de devoir me résigner à la
perspective d’entrer dans une chorale du style de celle de Sister Act avant l’arrivée de Whoopi Goldberg, et d’y
dépérir à jamais.
Le Britpop Choir semblait donc tenir le « juste milieu ».Charlie Adams a cru bon de préciser que son
travail ne consistait pas à « fabriquer des stars » mais plutôt à « encourager les gens à nouer des relations
grâce au chant et à la musique ».
Par contre, comme elle l’a fort justement indiqué : « Personne n’a envie de fournir une prestation
détestable ». C’est la raison pour laquelle, bien qu’elle n’enseigne aucune technique vocale, le groupe ne
cessait de progresser, à force de persévérance et de motivation. Elle se rappelait d’ailleurs les premières
séances de l’une de ses ouailles : « À l’époque, le trac l’empêchait de chanter juste. Aujourd’hui, c’est l’un de
nos meilleurs éléments. »
Si le but de Charlie était toujours de rapprocher les gens, elle reconnaissait que, depuis un moment, les
choses évoluaient. Le Britpop Choir avait enregistré une publicité pour la télévision, collaboré avec une troupe
de danse et assuré les chœurs d’un artiste très reconnu, dans le cadre de la sortie de son dernier album.
« Nous sommes plutôt bons. Nous ne demandons pas à nos recrues d’avoir de l’expérience mais, dans les faits,
c’est souvent le cas. » Certains membres de la chorale avaient déjà chanté en public ou en studio. Il y avait
même une ou deux divas. Au bout du compte, à force de rendre service à droite et à gauche, le groupe était en
train de devenir semi-professionnel.
Du coup, mon emballement est retombé, d’autant qu’il fallait se mettre sur liste d’attente. C’est alors que
Charlie m’a parlé d’une autre chorale qu’elle dirigeait, le Brooklynite Choir, et qui, selon elle, « faisait un peu
plus “famille” » (ce qui la rendait, à mes yeux, moins « pro »). Les répétitions se tenaient tout près de chez
moi, le niveau était moins ambitieux et je pouvais commencer tout de suite. En réalité, j’ai eu la nette
impression que Charlie tentait de me faire comprendre que je n’étais vraiment pas fait pour Britpop.
Pourtant, c’est là que je me suis inscrit. J’ai décidé de croire au destin et, embarqué comme je l’étais
dans une aventure aussi audacieuse que désespérée, de faire entièrement confiance à mon nouveau capitaine.

C’est ainsi que, par une chaude soirée de printemps, j’ai franchi le seuil de la pièce entraperçue dans les
vidéos de présentation, afin de participer à la première répétition d’une série de dix. Tandis que les autres
membres se saluaient avec entrain, ravis de se revoir, j’ai essayé de me faire oublier dans un coin de cette
ancienne salle de classe qui me rappelait le jour de ma rentrée en quatrième, alors que ma famille venait de
déménager, et que je ne connaissais personne. Il m’a semblé que certaines des personnes présentes figuraient
dans les séquences que j’avais regardées et j’ai eu un moment de flou, l’impression étrange que rien de tout
cela n’était vrai.
L’assistance était essentiellement composée de femmes tandis que les hommes se comptaient sur les
doigts de la main, comme si nous étions en guerre et que la majorité de la gent masculine était partie au
combat. Ce genre de situation est très fréquent, du moins aux États-Unis, bien qu’il s’agisse d’un phénomène
plutôt récent. En effet, si l’on en croit l’historien J. Terry Gates, au temps de la colonisation, la plupart des
activités publiques étaient dominées par les hommes. Dans les années trente, les choses se sont rééquilibrées
2
et, petit à petit, les chorales des lycées ont fini par comporter 70 % de filles pour 30 % de garçons, on ne sait
pas réellement pourquoi.
Charlie, en quête perpétuelle de recrues de sexe masculin, m’a dit sur le ton de la plaisanterie qu’elle
envisageait de faire de sa chorale un site de rencontres essentiellement destiné aux mâles célibataires. Une
rumeur persistante voulait d’ailleurs qu’un certain « type venu de Londres » (dont personne ne se rappelait le
nom) ne se soit pas privé de jouer les Casanova, quelque temps avant mon arrivée.
Le silence a peu à peu envahi la salle lorsque Charlie s’est avancée, tout juste rentrée de son congé de
maternité. « Bienvenue aux nouveaux arrivants ! a-t-elle lancé en me jetant un coup d’œil. Mon nom est
Charlie et je suis le chef de chœur… en quelque sorte. » Cette attitude modeste dissimulait, en réalité, une
efficacité redoutable. Elle nous a ensuite invités, nous, les petits derniers, à ne pas nous en faire. « Je n’ai pas
la moindre intention de vous mettre dans l’embarras en vous demandant de chanter en solo, sauf si vous en
avez envie. » Elle me rappelait ces enseignants si sympathiques qu’on aimerait leur ressembler un jour. Bien
que je sois bien plus âgé qu’elle, en tant qu’élève, j’avais l’impression d’être son cadet.
Elle nous a ensuite répartis en petits groupes (ou pupitres) en fonction de notre tessiture : en se basant
sur notre conversation téléphonique, elle avait décidé que je faisais partie des basses sachant que, dans sa
chorale, tous les hommes qui n’étaient pas ténors (c’est-à-dire la majorité d’entre nous) appartenaient à cette
catégorie (ce qui n’aurait pas été le cas au sein d’une formation plus orthodoxe).
« Hank, donne un coup de main à Tom ! On ne le voit pas au milieu de toutes ces dames ! » a-t-elle dit en
riant. Le fameux Hank était, comme j’allais bientôt le découvrir, son bras droit, une sorte d’homme-orchestre
aux multiples talents (théâtre, chant, enseignement) sur qui elle pouvait toujours compter pour remédier aux
défaillances des débutants dans mon genre. À peine quelques instants plus tard, sans même avoir effectué les
présentations, nous nous sommes mis au travail.
Nous avons consacré la totalité de cette première séance à l’étude de « Dreaming of You », un morceau
créé à l’origine par The Coral, un groupe britannique. Pendant les pauses, j’ai essayé d’aller parler à mes
nouveaux camarades, en particulier aux deux autres basses (je n’allais pas tarder à constater que, dans une
chorale, on finit par passer l’essentiel de son temps avec les chanteurs de son pupitre).
L’un de ces hommes, Roger, un Américain d’origine asiatique doté d’une voix magnifique qui,
curieusement, se perdait délicieusement dans les aigus dès qu’il se mettait à rire, allait devenir mon guide. En
effet, en tant que membre du Britpop depuis le premier jour, il s’était tout naturellement imposé comme leader
de notre petit groupe. De toute évidence, il savait ce qu’il faisait, et j’ai décidé de le suivre comme son ombre.
Ce soir-là, je me suis forcé à sourire pendant une heure et demie, acquiesçant chaque fois que Charlie
nous donnait une instruction du type : « Vous, les basses, vous allez chanter la partie numéro 1 des altos, une
octave plus bas ! » Dans la mesure où, jusque-là, je m’étais toujours débrouillé tout seul et que mes notions de
solfège brillaient par leur indigence (elles se réduisaient en effet à quelques bribes d’informations glanées
pendant les cours de piano de ma fille), j’aurais probablement eu moins de mal à démonter un AK-47. Du coup,
j’ai essayé de me fier à mon instinct tout en faisant de mon mieux pour imiter Roger.

Même si je n’en avais pas conscience à l’époque, je venais de me lancer dans une grande entreprise
d’apprentissage en « immersion ». En effet, j’avais enfin l’occasion d’étudier, de manière régulière, le
comportement de plusieurs douzaines de personnes, de comparer leurs voix à la mienne afin de déterminer si
je chantais juste et, en outre, de bénéficier d’un sentiment d’appartenance particulièrement motivant. Le
cocktail gagnant observation/feedback/motivation était donc au rendez-vous.
Il y a plus d’un siècle, le psychologue Norman Triplett a fait figure de précurseur en déterminant, après
avoir analysé une quantité d’informations relatives à l’histoire de la course cycliste, que les athlètes qui se
mesuraient à d’autres concurrents (les fameux « lièvres »), faisaient de meilleurs temps que ceux qui roulaient
seuls.
Ce phénomène, qu’il a baptisé « facilitation sociale », ne surprend plus personne aujourd’hui : la plupart
du temps, en effet, les humains fournissent de meilleures performances en présence de tiers. Pour ma part,
entouré d’artistes de talent, j’avais envie de donner le meilleur de moi-même. Il faut savoir toutefois qu’il y a
un hic : la facilitation sociale ne s’applique qu’aux tâches simples et bien rodées. C’est la raison pour laquelle
je ne faisais pas d’étincelles, bien au contraire, lorsque je me présentais aux répétitions sans les avoir
préparées à l’avance. J’imagine que cela ne pouvait que m’encourager à ne pas traîner pour faire des progrès.
Le plus étonnant là-dedans, c’est que, lorsque je me repasse l’enregistrement de cette toute première
séance, je ne parviens même pas à entendre le son de ma voix. En réalité, je me contentais de faire du play-
back, ma contribution sonore se réduisant à un susurrement quasi inaudible. Il s’agissait là d’un bel exemple
d’« inhibition sociale » (l’inverse, vous vous en doutez, de la facilitation sociale), phénomène par lequel la
présence d’autrui influence la performance dans le mauvais sens.
Il allait me falloir un peu de temps pour me lâcher.

Il y a eu le chant… puis facebook

Tous les lundis soir, la salle 203 est le cadre d’un rituel tel qu’on en trouve un peu partout dans le monde.
Si l’on en croit un rapport remontant à 2004 : « Le chant choral constitue la pratique artistique de loin la
plus répandue » aux États-Unis. En Angleterre, les chorales (qu’elles soient prétendument composées
d’« amateurs » ou de « professionnels ») n’ont jamais eu autant de succès. Il s’est même créé une organisation,
Sing Up, ayant pour vocation d’encourager les enfants à apprendre le chant. Les cathédrales britanniques ont
enregistré une forte hausse de fréquentation entre 2000 et 2012, sans doute due au fait que les messes y sont
chantées depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. Mieux encore, il existe au Royaume-Uni un programme de
télé-réalité dans le cadre duquel un chef de chœur nommé Gareth Malone, du genre plutôt collet monté, prend
en charge d’innombrables employés de bureau, des flopées d’épouses de militaires, voire même des villes
entières pour leur enseigner l’art de la performance vocale. En Australie, il faut se mettre sur liste d’attente
pour espérer avoir une place dans une chorale, tandis que cette activité est aujourd’hui considérée comme le
« passe-temps national » des Suédois.
Il existe une excellente raison à cela : s’il est en tout état de cause très agréable de chanter seul, dans le
cadre d’un groupe, c’est encore mieux.
Il a été prouvé qu’être membre d’une chorale est gage de bien-être (je ne le dirai jamais assez : c’est tout
bonnement génial !). Chanter au sein d’un groupe stimule l’activité cérébrale, dope la production d’ocytocine
et élève le seuil de tolérance à la douleur. Une étude a montré que, contrairement à une simple conversation,
cette occupation fait diminuer la sécrétion de cortisol (dite « hormone de stress »). Lorsque d’autres
chercheurs ont suggéré à des sujets atteints de troubles gastro-intestinaux dus à l’anxiété de s’inscrire à une
chorale, ils ont constaté, au bout d’un an, que les personnes concernées souffraient moins que les membres du
groupe de contrôle et que, par ailleurs, le pic hormonal typique de leur maladie avait disparu.
Néanmoins, les bienfaits du chant choral ne s’arrêtent pas là. En effet, au-delà de ses avantages sur le
plan physique, cette activité constitue parfois un « outil thérapeutique » au service du traitement de troubles
mentaux. On a créé des chorales pour remédier au stress d’une quantité de gens différents, soit, au hasard et
dans le désordre : des sans-abri ; des proches de personnes disparues ; des habitants d’Helsinki ayant du mal,
pendant le long hiver finlandais, à rester positifs ; des autistes (enfants et adultes) ; et même des survivants de
l’ouragan Katrina 3, traumatisés d’avoir dû quitter leur maison pour échapper à une catastrophe naturelle.
À quoi ce succès est-il dû ? Il est vrai que, sans surprise : « Chanter, en soi, procure de la joie. » Plus
important encore, il semblerait que l’appartenance à une chorale satisfasse l’un de nos besoins les plus
fondamentaux 4 : le tissage de liens sociaux.
L’effectif du Britpop Choir plafonne à cinquante, ce qui correspond, comme par hasard, à la taille
moyenne des groupes de chasseurs-cueilleurs de la préhistoire. Peut-être s’agit-il d’une sorte de « nombre
d’or », lorsque l’on parle de cohésion sociale.
Comme le savent bien les anthropologues, les primates non humains créent du lien social (et stimulent
leur sécrétion d’endorphines) par le biais du toilettage mutuel, limité à deux individus. Chez les humains, en
revanche, la taille des groupes s’avérant trop importante, nous avons dû avoir recours à d’autres activités, à
l’instar des protolangages tels que le chant ou la musique. Un groupe de chercheurs a déterminé que, lors de
la constitution d’une chorale, ses nouveaux membres « développent des relations plus vite 5 que les adeptes
d’autres passe-temps » : c’est ce que l’on appelle « l’effet brise-glace ».
C’est en partie une question de synchronisme. Il a été prouvé que le seul fait de partager une activité, de
manière simultanée et au même rythme, facilite considérablement les échanges sociaux. Les exemples ne
manquent pas, et je suis certain que les pratiquants de capoeira méditative ou de sports collectifs, par
exemple, retirent eux aussi de nombreux avantages de cette formule miracle. Toutefois, en poussant les gens à
travailler et à respirer au même tempo, bref, à se trouver en parfaite harmonie, le chant choral fait
apparemment des merveilles (il semblerait même que le rythme cardiaque des membres du groupe se
synchronise petit à petit).
Lorsque le politologue Robert Putnam a cherché à savoir, par le biais d’une étude désormais célèbre,
pourquoi, en Italie, certains gouvernements locaux brillaient par leur « performance institutionnelle », il s’est
rendu compte que les facteurs habituels (politique politicienne, trésorerie, etc.) n’y étaient pas pour grand-
chose. L’important, c’était l’engagement civique de la population, par le biais, entre autres, de
6
« l’appartenance à une chorale » .
Plus j’apprenais à connaître le Britpop Choir, plus il me faisait penser à un microcosme de démocratie
participative idéale. Tout le monde mettait la main à la pâte : il fallait se présenter aux répétitions, apprendre
par cœur les paroles des morceaux, s’exercer chez soi. Nous formions ce que l’on appelle une « communauté
de pratique », c’est-à-dire un groupe de personnes partageant un centre d’intérêt et interagissant
régulièrement dans le but de faire des progrès. Si l’un des membres de la chorale était à la traîne, il y avait
toujours quelqu’un pour l’aider, à charge de revanche.
Chaque voix était indispensable au rendu collectif de la troupe, mais aucune ne devait se détacher des
autres. La diversité de nos timbres, loin de poser problème, faisait notre force. De tous âges et de toutes races,
de niveaux d’expérience très variés et issus de milieux parfois très différents, nous participions ensemble à la
réalisation d’un projet de grande envergure. À nous tous, nous étions capables de déplacer des montagnes.
Nous incarnions, en quelque sorte, une mini-utopie.
Et, sur scène, ça donnait !

C’est à peu près à cette époque que je me suis mis à me servir de mon téléphone pour partager ma passion
avec des inconnus.
Après avoir découvert que le fait de chanter en groupe avait quelque chose d’addictif, je me suis
demandé comment faire pour prolonger cet état de grâce au-delà des répétitions. C’est ainsi qu’un jour, en
flânant sur Internet, je suis tombé sur une appli au nom mystérieux : Smule.
Le concept était on ne peut plus simple. Il suffisait de brancher des écouteurs sur son smartphone,
de sélectionner une chanson dans la base de données fournie puis de se lancer dans son interprétation. On
pouvait ensuite appliquer une grande variété de filtres et d’effets différents à la prise de son obtenue. Il était
également possible de se filmer, si on ne souhaitait pas s’en tenir à la création d’une piste audio. J’ai donc
commencé par enregistrer quelques morceaux en solo. Le son n’était pas trop mauvais, l’appli, facile à utiliser.
Le tout constituait une distraction amusante mais quelque peu stérile.
J’ai alors découvert l’existence de l’option Duo, le véritable trait de génie de ce petit programme. Elle
consistait à chanter quelques notes (la moitié d’un morceau environ), à publier le fichier, puis à attendre, le
cœur battant, qu’un autre utilisateur se montre intéressé et entre dans la danse. Inversement, elle permettait
de se joindre à un ou plusieurs autres chanteurs, en espérant être bien accueilli.
D’un instant à l’autre, j’ai fait connaissance avec des artistes amateurs du monde entier. J’ai interprété
« Imagine », de John Lennon, avec une Indonésienne portant le voile, et des titres de R.E.M. en compagnie
d’un gars de Virginie qui tirait au fusil d’assaut sur sa photo de profil. J’ai revisité les années soixante-dix avec
des gens de mon âge pour m’initier ensuite à la pop contemporaine grâce à des adolescents et à de jeunes
adultes. Certains utilisateurs disposaient de matériel quasi professionnel et d’installations performantes,
tandis que d’autres se contentaient de pousser la chansonnette dans leur voiture après avoir pris le soin de se
garer sur le bord de la route. À vrai dire, il y avait même des inconscients qui chantaient en roulant mais, ceux-
là, je les évitais comme la peste. Les voix à peine audibles côtoyaient les accents virils à la Bruce Springsteen.
En tant que « bac à sable », Smule me servait à me frotter à différents registres, depuis les contorsions
vocales du rap freestyle jusqu’aux succès latinos m’obligeant à réviser les quelques rudiments d’espagnol
appris au lycée. Après avoir découvert à quoi j’occupais ainsi mon temps, ma fille a soupiré : « OK, maintenant,
je comprends pourquoi tu disparais régulièrement dans ta chambre. »
Comme la chorale, Smule avait un petit air d’utopie, dans la mesure où l’appli permettait à ses
utilisateurs de partager leur amour de la musique où qu’ils se trouvent et quelles que soient leurs spécificités
culturelles, sociales, etc. Il était évidemment possible de poster des commentaires, d’enregistrer des
« favoris », de « liker » des prestations et de se constituer une liste d’abonnés. Je me méfiais beaucoup des
trolls mais, par chance, je n’ai jamais eu affaire à l’un d’entre eux. En fait, l’abondance de retours positifs avait
quelque chose de grisant pour un novice dans mon genre. Le reste du temps, c’étaient essentiellement ma
femme et ma fille qui bénéficiaient de mes concerts privés avec, parfois (et à juste titre), un brin d’agacement.
Sur Smule, tout le monde était content de m’entendre et on m’abreuvait d’encouragements du type : « Bravo !
Tu assures ! » qui m’allaient droit au cœur. Peu à peu, je me constituais un petit réseau d’admirateurs qui me
donnaient confiance en moi.
Curieux d’en savoir plus, je suis entré en contact avec Jeff Smith, PDG de Smule. J’ai ainsi appris que, en
sa qualité d’artiste et de pilier de la Silicon Valley, il a eu un jour envie de mettre la technologie des
smartphones au service de la musique populaire.
Selon lui, « la musique a toujours constitué une forme de réseau social avant la lettre ». Au départ, Smule
n’était qu’un piano pour smartphone, mais cela ne suffisait pas à son créateur. « La voix a quelque chose de
bien plus personnel que n’importe quel autre instrument, m’a-t-il expliqué. Elle constitue un moyen
fondamental de s’exprimer. Observez n’importe quel guitariste de blues et vous le verrez remuer les lèvres en
jouant. En réalité, il chante avec ses doigts. » Jeff voulait décomplexer les gens, et il a pensé que les duos se
montreraient efficaces dans ce sens. « Il est bien plus facile de partager ce type d’expérience avec un parfait
inconnu qui habite de l’autre côté du globe qu’avec un ami debout, là, juste en face de toi. »
Le monde pseudo-ludique des réseaux sociaux a su se saisir avantageusement du pouvoir ancestral que
possède la musique lorsqu’il s’agit de rapprocher les gens. En effet, si certains utilisateurs de Smule s’en
servent uniquement pour s’offrir quelques minutes de détente de temps en temps, il semblerait qu’une
centaine de « bébés Smule » soient nés de rencontres effectuées au hasard de duos mémorables.
Même si je n’étais en aucun cas en quête d’amour, ni même de relations amicales, je n’ai pas pu
m’empêcher de créer des liens avec certains de mes partenaires de chant réguliers, sans doute parce que nous
vivions quelque chose de très spécial en dépit du temps et de la distance qui nous séparaient. J’ai ainsi fait la
connaissance d’une Texane qui avait eu l’occasion, adolescente, de se rendre à New York avec sa chorale, et
qui se servait de Smule pour se détendre après sa journée de travail. Je croisais très souvent un Britannique à
l’humour sardonique, ancienne vedette de la célèbre émission de radio de John Peel 7, qui luttait contre la
dépression par le biais de l’application. « Quand tu as le cafard, chante ! » m’a-t-il conseillé.
J’ai partagé quelques duos avec une femme dont je trouvais la voix absolument magnifique, pour
apprendre quelque temps plus tard qu’elle avait été foudroyée par une crise cardiaque. Nous avons d’ailleurs
été plusieurs (amis virtuels) à lui dédier un morceau. Sachant que nous ne nous étions jamais rencontrés en
chair et en os, j’ai trouvé cette initiative particulièrement touchante.
L’amour, la mort, la vie : tout était là. Partager notre passion pour la musique, quelque chose que nous
adorions, donnait un sens particulier à tout ce que nous vivions.

Pendant ce temps, à force de fréquenter les autres membres du Britpop Choir, je commençais à comprendre
qu’ils n’étaient pas uniquement motivés par leur amour pour le chant. Ainsi, une femme m’a raconté un soir
qu’elle s’était à la base inscrite « pour rigoler » mais qu’elle avait découvert, presque tout de suite, que ce
passe-temps était exactement ce qu’il lui fallait.
Les nouveaux départs et les transitions représentaient, semble-t-il, des thèmes récurrents. Roger, que j’ai
déjà évoqué plus haut, chantait dans des chorales depuis son plus jeune âge. Avant de muer, il avait même été
le soliste d’une troupe de banlieue se produisant en mandarin. Après une interruption de quelques années, il
avait repris le collier pour « se retrouver » à la suite d’une rupture difficile.
Il avait fréquenté une autre chorale, plus traditionnelle et réservée aux hommes, pendant un moment,
pour finir par atterrir au Britpop. Comme il le disait avec humour : « L’avantage d’un groupe où les hommes
font figure d’oiseaux rares, c’est qu’on n’a pas besoin d’être l’Apollon du Belvédère pour avoir l’air
présentable. » Il m’a avoué que, bien qu’il ait d’autres passe-temps (le tennis et la peinture), il n’écartait pas
l’hypothèse de refuser une éventuelle mutation professionnelle pour ne pas avoir à quitter le Britpop.
Je me suis rapidement lié d’amitié avec une certaine Sarah, alto particulièrement dynamique et
extravertie. Passionnée de musique depuis toujours, elle avait chanté dans plusieurs chœurs, écumé les
karaokés new-yorkais et même donné des leçons à ses collègues de travail dans le cadre d’un programme de
« partage de compétences ». Elle était en train de prendre des cours de « screaming » (technique vocale
typique du heavy metal) et faisait partie depuis une dizaine d’années d’un orchestre féminin d’accordéon. Elle
m’a d’ailleurs raconté en se tenant les côtes que, lors d’un concert de charité, le présentateur n’avait pas su
quoi penser de cette formation des plus étranges. Toutefois, à la suite du décès de son chef d’orchestre (qui se
trouvait être également le mentor personnel de Sarah), le groupe avait cessé de se produire régulièrement.
« Les répétitions m’ont vraiment manqué. Grâce à elles, je me vidais la tête. »
Bien que les relations sociales fassent partie intégrante du fonctionnement du Britpop, il n’était pas si
facile que cela de faire connaissance avec des membres de pupitres différents. On ne chômait pas pendant les
séances de travail et, ensuite, les gens ne traînaient pas sur place. Il arrivait que deux ou trois personnes
aillent boire un verre quelque part mais ce genre de choses était difficile à organiser un lundi soir.
J’ai sympathisé avec Laurence, Française au rire communicatif dotée de l’élégance naturelle
caractéristique de ses compatriotes, car nous nous croisions sans cesse dans la vie de tous les jours. En effet,
de nombreux expatriés résident dans mon quartier parce que le collège local propose un excellent programme
d’enseignement du français en immersion. Nous avions à peu près le même âge, nos enfants fréquentaient la
même école et nous étions grands débutants tous les deux. C’était un peu mon âme sœur.
Un soir, en buvant une tasse de thé au café du coin, elle m’a dit qu’elle avait rencontré notre chef de
chœur en inscrivant ses enfants à des leçons de chant en tant qu’activité extra-scolaire. « Comme ils étaient
tout petits, j’assistais à l’ensemble des séances et j’ai tout de suite craqué pour Charlie. »
Du coup, elle avait voulu savoir si cette femme si dynamique animait des cours pour adultes. « Je n’avais
jamais chanté jusque-là, même pas en karaoké. Je n’étais pas du tout certaine que cela allait me plaire. » Elle
s’était présentée à la première séance, terrorisée. « Je flippais complètement. Je pensais que les autres avaient
de l’expérience et que je n’étais pas à ma place. Je les entendais déjà : “C’est qui, cette Française qui n’a pas
de voix ? Qu’est-ce qu’elle fiche là ?” »
Pourtant, les répétitions s’étaient vite muées en refuge salutaire. Son couple allait très mal (la séparation
était imminente) et la tension atteignait souvent son apogée le lundi, peut-être à cause du stress inhérent à la
perspective d’une longue semaine de travail. Petit à petit, elle avait pris ses marques et commencé à apprécier
le soulagement que lui apportait ce repos bien mérité. De plus, elle était ravie d’apprendre quelque chose de
différent. « Je n’arrêtais pas de me dire : “Quelle chance d’avoir la possibilité de repartir de zéro à mon
âge !” »
En peu de temps, à la surprise bienveillante de ses amis, Laurence s’était refait une identité grâce à la
musique. Selon elle, cette découverte n’aurait pas pu tomber mieux. Alors que ses vingt ans de mariage
touchaient irrémédiablement à leur fin, elle avait en effet besoin de faire le plein d’énergie mais aussi de se
prendre en main. « Quand on a des enfants, on met de côté ses envies et ses besoins. On finit par faire
systématiquement passer les autres avant soi. » De manière révélatrice, son époux n’avait pas tenté de la
dissuader de s’inscrire à la chorale mais il n’avait jamais fait l’effort d’assister à un spectacle.
Pendant notre conversation, elle s’est soudain souvenue de quelque chose. À la fin de leur mariage, son
mari critiquait sans cesse sa voix, sans doute parce que l’anxiété permanente l’avait rendu « intolérant au
moindre bruit ». Toutefois, c’était sur elle qu’il faisait une fixation. « C’est vrai que j’ai tendance à parler et à
rire trop fort, a-t-elle admis, mais je n’y peux rien. En général, ça se produit quand que je suis surexcitée ou
joyeuse. » Pour remédier au problème, elle avait pris des cours auprès d’un spécialiste, dans le but de modifier
sa voix. Cette histoire lui avait coûté une fortune, le tarif en vigueur à New York étant d’au moins 100 dollars
de l’heure. Par contre, une séance avec le Britpop Choir ne revenait pas plus cher qu’une place de cinéma et,
le jour où elle avait rencontré Charlie, elle s’était dit que le chant lui permettrait peut-être d’arriver au même
résultat.
Lorsque son mari et elles avaient pris la décision de se séparer, elle avait passé une répétition entière à
pleurer. « Dans la rue, j’arrivais à me retenir, mais le chant a le don de faire sortir les émotions. Charlie est
venue me voir. Elle s’inquiétait de me voir me mettre dans un tel état. »
De l’eau a coulé sous les ponts et, aujourd’hui, Laurence est membre des deux chorales que dirige
Charlie. Elle a même passé une audition « entre potes » afin de faire partie de la petite sélection qu’a créée
notre directrice au cas où on lui demanderait d’animer un spectacle en dernière minute. « Charlie a été
absolument adorable. Elle m’a dit qu’elle était ravie de m’entendre chanter seule. »
Nous autres membres de la chorale avons tous des histoires et des motivations différentes, mais nous
possédons également un point commun, celui d’avoir accepté de jouer (ou de rejouer) les débutants, que ce
soit dans le but de changer d’air ou de réveiller des passions enfouies.
Pour certains d’entre nous, l’enjeu était de taille : il s’agissait en effet, ni plus ni moins, de reprendre
goût à la vie.

Un soir, vers le début du cycle de répétitions, j’ai eu la surprise de voir s’étoffer notre minuscule groupe de
basses. Avec son crâne rasé, ses Adidas et son polo Fred Perry, le nouveau venu aurait été plus à sa place sur
les gradins d’un match de Ligue 1 anglaise et, de fait, j’ai appris qu’il avait été recruté à Londres pour coacher
les jeunes footballeurs de la Red Bulls Academy 8. Au bout d’une semaine, j’ai engagé la conversation, certain
d’avoir affaire à un fan de pop anglaise.
« J’ai une tumeur au cerveau, m’a-t-il annoncé, et mon orthophoniste pense que chanter pourrait me faire
du bien. »
Plus tard, un matin où nous partagions un brunch, Adrian m’a avoué qu’il ne comptait pas, à la base,
parler à quiconque de sa maladie. Il ne savait pas pourquoi il s’était confié à moi, si ce n’est peut-être que
j’avais l’air de savoir écouter les autres. Plutôt soulagé, il m’a raconté son histoire.
L’année précédente, il revenait de la piscine par un bel après-midi du mois d’août quand, tout près de
son appartement de Manhattan, il avait eu une sorte d’attaque. « Mon cœur s’est emballé et j’ai cru que je
faisais un infarctus. » Un médecin qui se trouvait là par hasard avait appelé une ambulance mais les tests
effectués ensuite aux urgences n’avaient rien décelé d’anormal. D’ailleurs, il avait bien récupéré et la crise,
très courte, n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. On l’avait tout de même envoyé passer une IRM dans un
autre hôpital. Après des heures et des heures d’attente, on était venu lui annoncer qu’on allait le garder pour
la nuit. « Je n’ai pas compris pourquoi, puisque tout allait bien. »
Le lendemain matin, on lui avait expliqué que les examens avaient révélé la présence d’une masse
tumorale dans son cerveau et qu’il fallait opérer immédiatement. Rendez-vous avait donc été pris pour la fin de
la semaine. Pendant qu’il téléphonait à ses parents, il avait eu une nouvelle crise, plus légère. Sa famille était
arrivée pour le soutenir et, à son réveil, on lui avait dit que la tumeur avait été excisée à 90 % (impossible de
faire mieux sans « provoquer des dommages irréversibles »). C’est alors qu’il s’était aperçu qu’il avait perdu
l’usage de la parole. « Je comprenais tout ce qui se passait autour de moi. Simplement, je n’arrivais pas à
parler. »
Il souffrait de ce que l’on appelle une « aphasie expressive » ou « aphasie de Broca ». Comme me l’a un
jour expliqué Raymund Yong, le chirurgien qui l’a opéré, son lobe frontal gauche était touché dans la région de
l’aire de Broca, l’un des principaux centres de la parole. Les lésions de l’aire de Wernicke, quant à elles,
impactent la compréhension du patient (il s’agit alors d’une « aphasie réceptive »).
Au cours de l’intervention, de manière hélas inévitable, un certain nombre de circuits cérébraux avaient
été endommagés. Adrian savait toujours parler mais il avait perdu le contrôle moteur de plusieurs muscles,
dont ceux associés au discours. Ainsi, il lui était très difficile de communiquer avec ses parents, même par
l’écriture, parce qu’il pouvait à peine remuer les doigts de sa main droite, et la notion de distance était, chez
lui, très altérée. Il se demandait avec angoisse s’il avait une chance de se remettre.
Et puis, un jour, un ami lui avait fait écouter un enregistrement d’Oasis, son groupe préféré, et, d’un seul
coup, il s’était mis à fredonner en même temps que la musique. « Je me souvenais de toutes les paroles ! »
Adrian était incapable de tenir une conversation, si simple soit-elle, mais il arrivait à chanter.
En effet, le chant relevant de l’hémisphère droit du cerveau, il n’est pas forcément impacté 9 par les
troubles de la parole. Lorsque Adrian accompagnait Oasis, il ne s’exprimait pas dans une quelconque forme de
langage : en fait, il « récupérait » les mots associés à la mélodie. De plus, selon Raymund Yong, l’hémisphère
droit est capable, dans une certaine mesure, de prendre le relais de l’hémisphère gauche quand celui-ci n’est
pas fonctionnel.
Peut-être le chant fait-il office de pont. Dans son livre Musicophilia 10, le neurologue Oliver Sacks
explique qu’il semble « faire taire » l’hémisphère droit devenu hyperactif tout en stimulant l’hémisphère
gauche, amoindri, créant ainsi un cercle vertueux. On peut donc penser que le cerveau d’Adrian tentait de
remédier au problème en faisant travailler ses deux hémisphères, ce qui, comme par hasard, est notre lot à
tous lorsque nous prenons de l’âge.
« À ce moment-là, j’ai vu le bout du tunnel. D’un seul coup, je me suis dit : “OK, avec un peu de chance,
tu vas t’en sortir !” Toutefois, ce n’était que le début d’une longue période de rééducation (orthophonie,
thérapie de groupe, rééducation cognitive, kinésithérapie). Je n’en revenais pas ! »
Il lui avait fallu réapprendre les gestes les plus élémentaires, non pas au niveau cognitif puisqu’il savait
comment s’y prendre « dans sa tête », mais en recréant les connexions neurales nécessaires pour coordonner
son corps et son cerveau. Ainsi, il y voyait très bien mais il avait du mal à diriger ses mouvements oculaires (un
neuro-optométriste avait dû lui prescrire des « pompes pour les yeux »). Imaginez-vous devant votre
réfrigérateur, incapable d’y trouver quelque chose qui se trouve juste sous votre nez. Adrian vivait cela à
longueur de temps.
Il se retrouvait, en quelque sorte, piégé dans un corps de débutant. Un jour, son thérapeute l’avait
emmené dans un supermarché, armé d’une liste d’articles à acheter, avec pour seule consigne : « faire les
courses ». Il s’était mis à errer d’une gondole à l’autre, littéralement assommé par la quantité de références
disponibles, le nombre de clients se pressant dans les allées, la lumière et la musique. « La première fois, je
n’y suis pas arrivé. Rien ne fonctionnait. J’étais dans un sale état. »
Circuler dans New York, avec ses rues bruyantes et ses rames de métro surchargées, n’avait rien d’une
mince affaire. Adrian se voyait forcé de progresser à tout petits pas, suscitant parfois l’impatience des
passants exaspérés par une telle lenteur chez un jeune homme d’apparence sportive. Du coup, il avait fini par
s’inscrire dans des groupes de soutien dédiés aux victimes d’AVC, dont il était, de loin, le benjamin.
Au bout de quelques semaines, son orthophoniste lui avait suggéré de se mettre au chant, activité
l’incitant, entre autres, à mieux articuler et à prendre son temps pour s’exprimer, de façon à récupérer petit à
petit l’usage de la parole. C’est ainsi que, comme moi, il avait trouvé Britpop sur Internet. Il s’était inscrit en
compagnie de sa fiancée, Roz, créatrice de chaussures, et celle-ci est devenue depuis l’un des piliers de la
chorale. Pourtant, à l’origine, elle n’était là que pour soutenir le moral de son cher et tendre et, aujourd’hui
encore, elle insiste sur le fait qu’elle chante comme une casserole.
Entre deux séances de chimiothérapie lourde et tout en poursuivant ses autres thérapies, Adrian s’est
donc mis à émuler Oasis. À présent, il s’exprime très bien, quoique parfois de façon un peu lente et mécanique,
et il lui arrive de faire une petite pause, les yeux dans le vide. « C’est ce qui se passe quand j’ai un trou »,
explique-t-il. Il n’en finit pas de vanter les mérites du chant aux autres membres de son groupe de soutien pour
victimes du cancer. « Ils me prennent tous pour un dingue », raconte-t-il en riant.
À la fin de l’été suivant son opération, il avait suffisamment récupéré pour créer We Can Kick It, une
organisation permettant aux enfants atteints de cancer de jouer au football. À la veille de la Coupe du monde
de 2018, il a même lancé une opération de type « Ice Bucket Challenge » dans laquelle la douche glacée était
remplacée par une épreuve consistant à faire tourner un ballon de football dix fois avec ses pieds.
Alors qu’autrefois il était capable d’effectuer ce simple mouvement les yeux fermés, là, il a dû tout
reprendre de zéro. J’ai moi-même participé au challenge en dépit de mes piètres talents de footballeur et, pour
ne pas perdre la face devant la caméra, je me suis entraîné pendant des semaines. Incroyable mais vrai, nous
avons tous deux réussi.
Cependant, nos trajectoires se sont avérées très différentes. Pour ma part, j’essayais d’acquérir une
technique que je n’avais jamais maîtrisée jusque-là ; mon cerveau fonctionnait donc en mode « découverte ».
Adrian, lui, savait exactement où il allait mais, ses chemins neuronaux étant obstrués par des obstacles
infranchissables, il lui fallait inventer de nouveaux itinéraires afin d’atteindre son but.

Amateur, ou presque

Autant j’adorais les séances de chorale, autant je ne pouvais m’empêcher de me sentir dans la peau d’un
imposteur, certain que mon manque de talent allait fatalement éclater au grand jour. À la manière d’un
anthropologue infiltré dans une étrange société humaine, j’avais l’impression d’imiter soigneusement les
moindres gestes de mes camarades sans vraiment comprendre ce que je faisais.
Pendant les répétitions, Charlie se positionnait au centre du cercle de façon à avoir une vue d’ensemble
du groupe. Moi, je jouais le rôle du cancre qui essaie désespérément de se faire oublier mais, pour mon
malheur, je dépassais les autres d’une bonne tête. Je voyais parfois son regard se poser sur moi, sur ma
bouche, même si ses yeux plissés par la concentration demeuraient invisibles derrière le verre de ses lunettes.
Elle restait impassible tandis que je me demandais, en luttant pour masquer mon affolement, si je faisais
quelque chose de mal. Dans mes pires cauchemars, je l’imaginais en train de lancer : « OK, Tom, maintenant
on va t’écouter chanter tout seul, pour vérifier que tu ne fiches pas en l’air le travail des autres. »
Heureusement, cela ne s’est jamais produit. Charlie ne critiquait jamais personne en particulier. Elle
préférait s’adresser aux pupitres dans leur ensemble, de façon à ne pas culpabiliser qui que ce soit. Pourtant,
même ainsi, elle me faisait un peu peur. Quand nous répétions notre partie, mon cœur s’arrêtait de battre
(alors que la plupart des autres choristes, loin de nous juger, en profitaient pour plonger le nez dans leur
smartphone).
Un soir, Roger a remarqué que j’avais « un peu raté » un passage (j’ai appris plus tard qu’il avait la
réputation de faire fuir les nouveaux venus en se montrant trop exigeant). Un pro se serait contenté de
rectifier son erreur sans se laisser démonter mais, moi, le débutant dépourvu d’assurance, je me suis senti
remis en question pour de bon.
Pourtant, je ne lui en ai pas voulu, bien au contraire. En effet, j’avais découvert que, lorsque l’on chante
en groupe (et que l’acoustique se met de la partie), on peine à entendre le son de sa propre voix. Impossible de
hausser le ton au risque de se faire remarquer. De plus, il existe un phénomène, le fameux « effet Lombard »,
qui veut que, plus le bruit environnant augmente, plus on parle (ou on chante) fort, et le reste de la chorale
n’échappait pas à la règle. Les erreurs passant facilement inaperçues dans ce genre de contexte, j’aurais pu
aligner les canards en me prenant pour un dieu.
Si j’ai pensé, au départ, que mes leçons de chant allaient me donner une longueur d’avance, il m’a fallu
ensuite composer avec la réalité. En effet, le but d’un professeur particulier est d’aider son élève à « trouver sa
voix » et à la travailler tandis qu’un chef de chœur, pour sa part, vise à former des chanteurs compétents mais
capables de se fondre dans la masse. Comme je l’ai vu un jour écrit dans un article : « Les chefs de chœur
viennent de Mars, les coaches vocaux viennent de Vénus. »
Danielle tentait de m’enseigner le vibrato, technique que Charlie estimait sans intérêt, voire malvenue.
On dit parfois que le chant choral ne convient pas aux solistes. Il s’agit, en fait, de deux choses totalement
différentes. Dans le cadre de cours individuels, on se perfectionne en répétant à l’envi les mêmes exercices, un
peu comme un gardien de but qui arrêterait des dizaines de tirs les uns après les autres à l’entraînement. La
chorale, elle, ressemble plutôt à un match : il faut tenter de comprendre ce qui se passe, anticiper les actions
des autres joueurs et se trouver au bon endroit au bon moment, le tout sous le regard scrutateur d’une foule
en délire.
J’ai fini par comprendre, bien trop tard, que les deux activités n’avaient rien à voir. Lorsque nous
répétions « Linger », des Cranberries, je déraillais systématiquement : au lieu de chanter ma partie de basse,
je me lançais dans la mélodie, telle que je l’entendais régulièrement à la radio. Pour être tout à fait honnête, il
m’arrivait d’oublier complètement mon rôle. Ces notes transgressives s’infiltraient dans les oreilles de Roger,
qui se plaignait de ne pas être assez doué pour résister en permanence à la contagion. En effet, il faut être un
expert pour tenir la note sans jamais se laisser influencer par les harmonies sournoises voletant autour de soi.
Ce n’était évidemment pas mon cas. Coincé entre Roger et sa voix de basse et Hank, notre unique ténor,
j’avais parfois l’impression de me trouver entre le marteau et l’enclume. Je soupçonne d’ailleurs que, la plupart
du temps, je chantais une partition intermédiaire.
Là où les choses se gâtaient vraiment, c’était quand Charlie nous faisait faire un bœuf. Nous étions
censés entonner les premières notes d’un morceau puis improviser en nous promenant dans la pièce. J’aurais
dû, apparemment, trouver cela amusant et profiter de l’occasion pour fréquenter mes camarades des autres
pupitres mais, en réalité, je me sentais vulnérable, lâché, en quelque sorte, sans filet.
Des études ont montré que les novices, contrairement aux chanteurs expérimentés, préfèrent rester
toujours à la même place, le plus près possible de leurs voisins habituels. On dit généralement qu’il est
souhaitable de mélanger les différents pupitres au sein du chœur pour améliorer la richesse globale du son,
mais les amateurs ont beaucoup de mal à se prêter au jeu.
Sortir de sa zone de confort ? Pourquoi pas… À la seule condition de pouvoir y revenir.
Au bout de dix semaines, nous étions enfin prêts à nous produire au Poisson Rouge, club très très en vue
de Greenwich Village. Cela faisait un bon moment que nous bûchions comme pour un examen de fin d’année.
Personnellement, je ne connaissais pas tous mes textes, et mes notes aiguës avaient encore du mal à sortir.
Pour corser le tout, j’avais même un problème de tenue. En effet, on nous demandait de porter un tee-
shirt à l’effigie d’un groupe de pop ou de rock, mais cela faisait des dizaines d’années que les miens étaient
partis à la poubelle. C’est ainsi que je me suis retrouvé au sous-sol d’une boutique Urban Outfitters, occupé à
fouiller dans les vêtements estampillés Pink et Dr. Dre en compagnie de ma fille (dont la présence me servait
d’alibi). J’ai fini par dénicher un tee-shirt New Order, parfait pour les gérontes dans mon genre.
Là-dessus, le grand jour est arrivé. La scène étant toute petite, je me suis retrouvé loin de Roger, dans la
rangée du fond, à côté de choristes que je ne côtoyais jamais.
Comme si cela ne suffisait pas, lorsque nous nous sommes lancés dans notre premier morceau, « Road to
Nowhere », des Talking Heads, je me suis rendu compte que c’était tout d’un coup le monde à l’envers : à
cause de cette fichue acoustique, je n’entendais que ma propre voix, comme si je chantais en solo.
Pire encore, nous devions interpréter « Africa », de Toto, avec le Brooklynite Choir. Or, chaque groupe
avait travaillé de son côté, mais nous n’avions jamais répété ensemble. D’une minute à l’autre, j’ai découvert
des voix et des visages inconnus, comme si notre petite tribu de chasseurs-cueilleurs se trouvait infiltrée par
un clan rival. Au secours !
Et j’étais là, moi, le papy de service, sur le point de me produire en public pour la première fois depuis le
CM1.
Il se trouvait que ma fille, alors âgée de 7 ans, s’était inscrite au groupe créé par Charlie pour les
enfants, les Broadway Showstoppers. Quelques semaines auparavant, ma femme et moi avions assisté à leur
spectacle et, comme toujours lorsque des marmots sont à l’œuvre, nous avions été bluffés. Le simple fait de
voir notre fille sur scène nous avait fait venir les larmes aux yeux et nous avions, bien entendu, superbement
ignoré une litanie de fausses notes. Nous n’en revenions pas d’assister à une telle explosion de talent et de joie
à l’état pur.
Mais, revenons-en au Britpop. La salle était comble, nos familles et nos amis s’étant massés pour nous
encourager avec une louable ferveur. Ma fille, en admiration devant son père et sa chorale de « stars », nous
mitraillait de sourires radieux.
Pourtant, l’air était chargé d’une touche de pathos. Nous avions tous entre 30 et 70 ans et cela limitait
forcément nos perspectives d’avenir. Aucun d’entre nous n’avait l’intention de faire carrière dans la chanson.
Nos petites erreurs trahissaient un flagrant manque de compétence plutôt que l’ardeur de la jeunesse. Notre
public, loin de nous gratifier du genre de sourire indulgent qui constitue l’apanage des parents submergés par
l’émotion, affichait une expression plus mitigée faite de respect, de tolérance (nous n’étions que des amateurs)
et, parfois, d’une certaine nostalgie (« ah ! j’ai connu ça, moi aussi, il y a bien longtemps ! »).
Toutefois, notre spectacle a été objectivement un succès et, ce soir-là, j’ai ressenti comme un déclic. J’ai
continué à chanter, participé à un show, puis deux, puis trois. J’ai même rejoint la petite brochette de membres
du Britpop qui se produisaient plus souvent, de manière semi-professionnelle. Un soir, dans le Bronx, nous
avons fait les chœurs à un concert donné par des musiciens néerlandais et portoricains. Nous avons
accompagné des groupes qui, croyez-le ou non, avaient des disques à sortir et des fan-clubs à gérer. Nous
avons chanté pour des personnes âgées en fauteuil roulant, dans un hôpital de Roosevelt Island. Je soupçonne
que la plupart d’entre elles n’avaient jamais entendu parler de notre style de musique mais cela ne les a pas
empêchées de sourire et de taper des pieds, et j’espère que nous avons brièvement redonné un peu de couleur
à leur vie, par ailleurs plutôt morose. Pendant les fêtes, nous avons offert un petit concert en plein air aux
usagers de la gare routière du port de New York pour les mettre dans l’ambiance de Noël : les seuls à nous
écouter du début à la fin ont été les Marines qui, tout de kaki vêtus, arme automatique à l’épaule, assuraient la
sécurité du terminus. Eux n’ont ni souri ni tapé des pieds, mais j’ose espérer qu’ils brûlaient de le faire et que
seule la rigueur militaire les a obligés à réfréner leur enthousiasme.
J’étais enchanté de redonner une âme à des lieux condamnés à périr d’ennui au son d’une musique
d’ascenseur totalement insipide. Le jour où, lors d’un spectacle que nous faisions ensemble, l’une de mes
collègues du Brooklynite Choir m’a avoué que notre pupitre de basses était bien meilleur que le leur, je
reconnais avoir bombé la poitrine.
J’assistais régulièrement aux répétitions, et je me suis même mis à aller boire des pots avec les « filles »
de la chorale, histoire de casser un peu de sucre sur le dos des autres. Tout le monde y avait droit : cette
femme qui, bien qu’elle ne manque jamais à l’appel, ne nous avait jamais donné l’occasion d’entendre le son de
sa voix ; cette autre qui ne se présentait que pour les spectacles mais qui, miraculeusement, connaissait sa
partie sur le bout des doigts ; ce nouveau venu qui s’était évanoui dans la nature, probablement, à notre avis,
parce que sa voix faisait tache (c’est rare, mais possible).
Plus le temps passait, plus j’appréciais les lundis soir. Lorsque, de temps en temps, ma femme et moi
évoquions l’éventualité de quitter New York, comme Roger, il me venait une seule question à l’esprit : si nous
partions, aurais-je la possibilité de rester membre de la chorale ?
En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, le Britpop Choir était devenu un élément indispensable
de ma vie. C’était l’occasion rêvée de mettre le nez dehors, de voir du monde et de me consacrer à une activité
non professionnelle. À la fin de chaque répétition, quoi qu’il arrive, j’étais sur un nuage et, cerise sur le
gâteau, je travaillais ma voix de manière intensive. J’adorais mes cours particuliers, mais ils coûtaient cher. Le
chant choral se montrait un peu moins efficace en la matière, mais à peine. J’apprenais peu à peu à placer ma
voix, mon sens du rythme s’améliorait et, enfin, le tout se passait dans une ambiance festive.
Un soir que je buvais un verre avec Roger, en pleine préparation du spectacle à venir, il a tout d’un coup
pris un air grave : « Le Britpop, c’est du sérieux, a-t-il dit. Même si nous aimons tous chanter, nous ne sommes
pas des charlots. Tu as fait d’énormes progrès depuis ton arrivée. Tu as bien bossé. Je ne sais pas où ça te
mènera mais, en attendant, bravo ! »
À cet instant, j’ai eu l’impression d’avoir réussi l’audition que je n’avais jamais passée, et d’être enfin en
mesure de me considérer comme un amateur. Ou presque.

1. Il existe un « effet chorus » à la guitare, qui imite, précisément, un chœur de chanteurs. « Come as You Are » de
Nirvana en est une parfaite illustration.
2. Selon une étude sur le sujet : « Les différentes recherches effectuées à ce jour n’ont pas conclu à une raison
évidente quant à l’infériorité numérique des choristes de sexe masculin. »
3. Une psychologue travaillant sur la création d’une « chorale post-Katrina » me l’a décrite comme « l’un des plus
beaux projets solidaires jamais mis en route ».
4. Dans le cadre d’une étude effectuée par Eiluned Pearce, il a été établi que, au bout de sept mois, les sujets
prenant des cours de chant (ou autres) se sentaient particulièrement bien dans leur peau ; l’activité concernée
importait peu, le tout étant qu’il s’agisse d’un projet collectif. Plus la dynamique de groupe était réelle, plus les
résultats se sont avérés positifs.
5. Petit bémol : les membres des groupes étudiant autre chose que le chant (travaux manuels, écriture créative)
travaillaient, eux, sur des projets individuels. En conséquence, selon les chercheurs eux-mêmes : « L’étude n’a
pas pu prouver que la cohésion constatée était due à l’activité concernée (le chant) plutôt qu’à l’existence d’un
projet commun consistant à travailler un morceau ensemble. »
6. Ne croyez pas que j’essaie de vous convaincre de la « sainteté » des chorales : on sait bien, en effet, qu’elles ont
servi à créer du « capital social » aux mains des nazis.
7. NdT : John Peel, célèbre DJ et animateur de radio britannique, a créé plusieurs émissions consacrées à la
musique indépendante sur la chaîne de radio de la BBC à partir des années soixante-dix.
8. NdT : Programme permettant aux jeunes Red Bulls (équipe de football de New York) de jouer tout en poursuivant
leurs études.
9. Une étude effectuée sur vingt-quatre sujets souffrant d’aphasie de Broca a montré que vingt et un d’entre eux
étaient « capables de chanter, dans une certaine mesure ».
10. Oliver Sacks, Musicophilia (Points, 2014).
CHAPITRE 5

Surfer la vague

Joies et souffrances du « débutant avancé »

EMPLOYÉ DE LA BOUTIQUE DE SURF : « Hé, mec, c’est cool qu’un gars de ton âge se mette au
surf. Bien vu !

JOHNNY UTAH : — J’ai 25 ans.

EMPLOYÉ DE LA BOUTIQUE : — Ben oui, c’est ce que je disais. Y a pas d’heure pour les
braves ! »

— POINT BREAK (1991)

Baignade surveillée : les Rockaways

Le surf m’a coûté deux alliances, plusieurs milliers de dollars et quelques millimètres d’espace intervertébral.
Et, le pire, c’est que je suis toujours aussi nul.
Comme beaucoup de quarantenaires, j’ai été attiré par ce sport pour les raisons habituelles : il me
fascinait depuis toujours et j’avais envie de tenter ma chance avant qu’il ne soit trop tard. De plus, j’étais à la
recherche de sensations fortes.
J’ai grandi dans le Midwest pendant les années soixante-dix, à des années-lumière de l’océan, mais j’ai
petit à petit pris conscience de l’existence du surf grâce, bien entendu, à la télévision. Je pense en particulier
aux séquences de Wide World of Sports 1 et aux trois épisodes du Brady Bunch 2 tournés à Hawaï.
Je ne crois pas avoir vu un surfeur en chair et en os jusqu’au jour où le magazine pour lequel je travaillais
m’a envoyé interviewer le célèbre Donald Takayama. Je n’avais pas encore 30 ans et, franchement, j’étais loin
d’avoir l’expérience nécessaire. Après avoir passé plusieurs heures en sa compagnie, dans son atelier de
shaping, j’ai regardé un moment une bande de gamins qui faisaient du shortboard près des piliers de la jetée.
De loin, on aurait cru voir une troupe d’araignées en train de tricoter des pattes.
J’ai tout de suite craqué pour le surf mais, pendant plusieurs dizaines d’années, je ne m’en suis pas
vanté. À la fac, je m’étais secrètement amouraché d’une serveuse de café, et j’avais ressenti la même attirance
pour cet obscur objet du désir, ce rêve inaccessible enveloppé de mystère.
Dans le monde du surf, les débutants n’ont pas exactement bonne presse. Les sites pour initiés tels que
Beach Grit n’hésitent pas à tourner en dérision les « adultes vulnérables », surtout ceux qui s’extasient, les
yeux révulsés, sur l’expérience inoubliable qu’ils viennent de vivre en prenant leur première vague. Si l’on en
croit l’Australien Barton Lynch, pro de ce sport, les surfeurs sont sans doute « les gens les moins indulgents et
les plus prétentieux au monde ». Même si le surf ne vous intéresse pas, vous avez certainement déjà entendu
parler de bagarres opposant des gars de la côte plutôt mal lunés (toujours des hommes) aux petits nouveaux
osant faire mine de s’incruster dans leur territoire. La tâche promettait d’être difficile.
Même après mon arrivée à New York, ville entourée par la mer et située, paraît-il, à distance raisonnable
de spots de bonne qualité, j’en étais toujours à vouer au surf un amour platonique. La Grosse Pomme ayant
quelque chose de très provincial, les plages des Rockaways 3 me faisaient l’effet de me trouver sur une autre
planète. Je ne savais ni comment m’y rendre ni l’endroit exact à viser. J’avais besoin d’un minimum de conseils,
et je ne connaissais personne qui soit capable de me les donner.
Du coup, je me contentais de fantasmer sur les livres et les films que je dévorais, et d’apprendre par
cœur les noms de spots : Mavericks, Jaws, Trestles, Horseshoes, Outer Log Cabins… (un surfeur m’a affirmé
un jour que le nom des meilleures vagues est toujours mis au pluriel, théorie séduisante mais totalement
fausse s’il en est).
J’essayais de me rêver en athlète mi-homme mi-poisson, en moine philosophe prêt à se lever tous les
matins avant l’aube pour se ruer sur la météo marine. En réalité, la discipline liée à la pratique du surf, faite
de détermination sans faille, de rituels mystérieux et de communion avec la nature conquise de haute lutte,
m’attirait bien plus que son aspect hédonique, baigné de soleil.
Je me disais qu’un jour mes fantasmes se réaliseraient, et cela m’aidait à supporter les petits tracas de
l’existence. Je me voyais faire mes valises pour aller m’installer dans une petite ville en bord de mer où je
passerais mes matinées à surfer, mes après-midis à écrire et mes soirées à lire. L’ennui, c’est que ces fameux
« un jour » ont le don de reculer obstinément. La vie me rappelait sans cesse à la réalité, à moins que, sans me
l’avouer, je ne fasse exprès de m’accrocher à un simple rêve.

C’est ainsi que plusieurs dizaines d’années ont passé avant que je ne me retrouve en plein vent sur une plage
désolée des Rockaways, par un frileux après-midi de novembre, prêt à m’allonger sur un morceau de
polyuréthane bleu de moins de trois mètres de long. Des vagues d’un bon mètre de haut déferlaient à l’horizon
d’une mer gris ardoise, tandis que les goélands argentés se disputaient bruyamment une place sur les rochers
de la jetée. Au-dessus de ma tête, une interminable procession d’avions de ligne amorçait sa descente vers
l’aéroport JFK.
Dillon O’Toole, moniteur dans une petite école de surf de la région, m’a rejoint sans crier gare, muni en
tout et pour tout de deux planches et d’un sac à dos couleur « camouflage désert » sur lequel était épinglé un
badge de soutien à Bernie Sanders, candidat démocrate à la présidence. Dillon, comme la plupart de ses
collègues, avait grandi dans les Rockaways. À 20 ans et quelques, avec sa barbe et son teint hâlé, cet homme
de haute taille en imposait, alors qu’il avait l’âge d’être mon fils.
Je me doutais que je ne faisais que rejouer la scène habituelle, spécialité de tous les débutants, de
Waikiki à Bondi : un petit groupe de néophytes vêtus de combinaisons de plongée noires pagaient à bord de
planches échouées sur la plage en se dévissant douloureusement le cou, tels de pauvres phoques incapables de
se remettre à l’eau, sous le regard lassé d’un costaud au nez décoré de peintures de guerre bleu zinc. L’idée
est la suivante : avant de se mettre à l’eau et de se confronter à un univers éminemment mobile et instable,
mieux vaut s’exercer d’abord à prendre la bonne position, au bon endroit, etc. sur la terre ferme. Sans parler
du fameux popup (ou take off), c’est-à-dire la transition entre la posture allongée et la posture debout, genoux
fléchis et bras en balancier. Conseil de Dillon : « Faites comme si vous teniez un arc ! »
Le popup a quelque chose de spécial. Aux yeux d’un novice, c’est LE geste à apprendre. Votre instructeur
choisit avec soin des vagues à votre niveau, il vous y envoie et, ensuite, il ne vous reste plus qu’à vous relever
pour avoir fait le plus difficile. Dès lors que vous parvenez à ne pas décoller de ce gros morceau de mousse
destiné aux débutants que l’on appelle softboard, en principe (si l’on en croit le dictionnaire), vous êtes en
train de surfer. Vous goûtez enfin à la magie décrite par Jack London en 1907, à la vue d’un Hawaïen aux
4
environs de Waikiki : « Il fonce en direction de la plage, surfant l’écume blanche de ses talons ailés. »
Bien plus tard, lorsque vous aurez découvert ce qu’est véritablement le surf, le popup ne vous
impressionnera plus car vous vous relèverez automatiquement, sans y penser. Toutefois, au départ, vous ne
jurerez que par lui. Pour ma part, je passais mon temps à tenter de le visualiser. Je m’entraînais même sur le
tapis du salon.
La péninsule de Rockaway, en jargon de surf, est un beach break, c’est-à-dire un spot où les vagues
déferlent sur un sol sablonneux, dépourvu de récifs ou de rochers, bref, idéal pour les débutants. De plus, la
plage n’est pas fréquentée par les requins et il n’est pas nécessaire de pagayer très loin pour trouver la vague.
L’endroit possède tout de même quelques inconvénients. En effet, la topographie du fond marin tend à
créer des vagues presque verticales : « Quand il y a de la houle, l’angle approche les 90 degrés », selon Dillon.
Du coup, il faut se mettre en position très vite, bien plus qu’à Malibu, par exemple, où l’on a affaire à un point-
break (spot où la vague déferle en longeant la côte). De plus, dans la mesure où le sable est en perpétuel
mouvement (comme dans le désert), on ne sait jamais exactement à quoi s’attendre.
Une fois mon popup à peu près acquis sur la terre ferme, nous nous sommes mis à l’eau. « Je m’attendais
à pire », ai-je dit à Dillon, bien protégé par ma combinaison et mon capuchon en néoprène. C’est alors qu’une
énorme vague s’est littéralement brisée sur moi, à la manière d’un mur hérissé de milliers de petites aiguilles
pointues se plantant dans mon visage.
Dillon, de l’eau jusqu’au cou, a tiré ma planche un moment puis il s’est immobilisé pour contempler
l’horizon, main en visière au-dessus des yeux. Pour ma part, je ne distinguais qu’une vaste étendue
tourbillonnante, verte et grise. Quelque chose lui a plu. « OK, a-t-il lancé. Ça va être bon. »
J’ai arrondi le dos et planté les orteils perpendiculairement à la planche en regardant droit devant moi.
« Allez, on pagaie doooouuuucement ! » a dit Dillon, sur un ton calme et rassurant. Puis : « Plus vite ! » J’ai
augmenté le rythme. L’écume me mouillait les talons et la planche commençait à se relever. « DEBOUT ! » a
crié mon professeur. D’un seul coup, le numéro de ninja que j’avais effectué à terre n’était plus qu’un souvenir.
J’ai tenté de me mettre sur mes pieds en titubant comme un ivrogne, cramponné au rail du softboard, et je suis
directement passé à la baille, l’eau glacée s’engouffrant dans mes narines tel un neti issu de Satan.
À mon deuxième essai, j’ai réussi à me mettre brièvement debout mais j’ai commis l’erreur de baisser les
yeux. Or, le mantra des surfeurs est le même que celui des cyclistes et des pilotes de Formule 1 : « Regarde où
tu vas ! » La plupart des débutants ont, d’ailleurs, la mauvaise habitude de se concentrer sur ce qu’ils font : à
vélo, ils ont, c’est le cas de le dire, le nez sur le guidon et, en voiture, ils bloquent sur le capot. Petit à petit, ils
apprennent à relever la tête. C’est une bonne chose car le fait de regarder par terre provoque une réaction
musculaire en chaîne qui tire vers le bas. Comme le disent les surfeurs : « Ton corps va où le mène ton
regard. »
C’est précisément ce qui m’est arrivé ce jour-là. Mon poids s’est déplacé en direction de ma planche et,
tous deux, nous avons immédiatement bu la tasse. On appelle cela le pearling. L’ennui, c’est que plus on essaie
de l’éviter, pire c’est.
La psychologue du sport Gabriele Wulf a une théorie. Selon elle, il est difficile de réussir quoi que ce soit
lorsque l’on se concentre sur soi au lieu de fixer son attention ailleurs, quel que soit le sport concerné. Les
joueurs de fléchettes ont intérêt à regarder la cible, et les golfeurs rateraient tous leurs coups s’ils suivaient
leur swing des yeux. Il a été prouvé que les musiciens eux-mêmes se fient au son de leur instrument plutôt
qu’au jeu de leurs doigts. Gabriele Wulf, qui a dirigé pas moins de dix-huit études sur le sujet, affirme que
cette forme de repli sur soi sabote les automatismes typiques d’une activité bien maîtrisée.
C’est la raison pour laquelle Dillon m’encourageait à regarder un bâtiment situé sur le rivage, et non mes
pieds. Selon lui, le reste suivrait.
Pourtant, mes popups souffraient de multiples autres défauts. Je lançais les bras en avant, mettant ainsi
trop de poids sur le nez de ma planche. J’attendais trop longtemps, ce qui me décalait par rapport au passage
de la vague. Je me tenais tout raide ou je courbais le dos au lieu de fléchir les genoux, et mon équilibre s’en
ressentait. Parfois, distrait par l’arrivée imminente d’une vague un peu trop turbulente, j’oubliais de me
relever et je glissais alors jusqu’à la plage comme sur un toboggan. En d’autres temps, j’aurais trouvé cela
hautement comique. Dans le cas précis, j’avais l’horrible impression de faire n’importe quoi.
C’était comme si j’essayais de me conformer à une liste d’instructions écrite dans ma tête, le tout en une
fraction de seconde. Position sur la planche ? OK. Regard en direction de la côte ? OK. Posture de l’archer ?
OK. Évidemment, je me donnais tant de mal pour bien me placer que j’oubliais de regarder droit devant moi.
Dès que quelque chose se passait bien, le reste se dégradait.
Les débutants font tous face à ce type de problème. Il y a quelques années, à la demande du bureau
scientifique de la US Air Force, les frères Stuart et Hubert Dreyfus, deux éminents professeurs de l’université
de Californie, se sont intéressés à la façon dont les gens gèrent des apprentissages complexes. Après avoir
observé des pilotes, des étudiants en langues étrangères et des joueurs d’échecs, ils ont conçu leur célèbre
« modèle d’acquisition des compétences en cinq étapes 5 ». Selon eux, tout apprenant passe successivement
par cinq stades : de « novice », il devient « débutant avancé », puis « personne compétente », « personne
efficace » et, enfin, « expert », ce dernier « sentant » les choses comme par magie. Un pilote d’avion n’analyse
pas ses moindres gestes : il fait ce qu’il a à faire, c’est tout. En tant qu’experts de la marche, nous n’avons plus
besoin de nous concentrer sur notre façon de nous déplacer, contrairement aux tout-petits évoqués plus haut.
Au stade « novice », l’apprenant applique des règles strictes, sans se poser de questions. Lorsque l’on
apprend à conduire, on s’arrête quand le feu passe au rouge. Le joueur d’échecs débutant a conscience d’un
certain nombre d’interdits (on ne place pas son cavalier n’importe où) et il les respecte. Que se passe-t-il,
toutefois, si notre jeune conducteur se présente à un carrefour dont les feux sont en panne ? (Ce problème
s’est posé aux créateurs de prototypes de véhicules autonomes.) Que faire quand votre adversaire répond à
votre stratégie « scolaire » par un coup peu orthodoxe ? Si l’on en croit les frères Dreyfus, l’opinion que se font
les débutants de leur prestation est essentiellement fondée sur leur capacité à se conformer à des instructions.
Pour ma part, pendant mes cours de surf, je tentais de suivre un certain nombre de règles de base sans
me préoccuper de quoi que ce soit d’autre. En effet, mon cerveau était tout bonnement saturé d’informations.
Lorsque je parvenais à peu près à prendre une vague, je ratais complètement la suivante. « Bah, sur celle-là, il
aurait fallu que tu te relèves plus vite », commentait Dillon. Ou encore : « Bon, là, je dois dire que la vague
était franchement trop plate. »
Pour accéder au stade suivant, celui de « débutant avancé », il me fallait commencer à tenir compte de
ce qui se passait autour de moi, à adapter les règles que j’avais apprises en fonction du contexte dans lequel
j’évoluais. Ce n’était pas une mince affaire, d’autant que le surf nécessite une vigilance de tous les instants.
Vous pensez peut-être que ce sport n’est pas plus difficile à pratiquer que le snowboard, dans la mesure
où il s’agit, dans les deux cas, de tenir en équilibre sur une planche en mouvement. Que feriez-vous, toutefois,
si vous deviez partir accroupi et vous mettre rapidement sur vos pieds au début d’une magnifique piste noire ?
Et si ladite piste, au lieu de bénéficier de la stabilité d’un flanc de montagne, courait à la surface d’une masse
de gelée tremblotante à souhait ? Et si, à chaque chute, votre planche menaçait de se transformer en
boomerang mortel ? Et si, au lieu de rentrer tranquillement en empruntant la remontée mécanique, vous
deviez traverser une « zone d’impact » particulièrement turbulente en évitant les autres surfeurs ? En réalité,
si l’on tient vraiment à comparer le snowboard au surf, il faut le faire dans le contexte d’une avalanche sans
gravité. Peter Heller rapporte dans son livre Kook les paroles d’un surfeur expérimenté. Selon cet homme, le
surf n’est pas le sport d’un an, mais d’une vie.
Une vie qui, dans mon cas, venait à peine de commencer, et je savais que j’allais en baver. Après avoir
passé quatre heures dans l’eau, le premier jour où il s’est mis au surf, voici où en était Jack London : « J’étais
décidé à parvenir à me mettre debout le lendemain. »
Le soir de ma deuxième leçon, lorsque j’ai moi-même réussi cet exploit, je me suis pavané devant ma
femme et ma fille : « Ça y est ! J’ai surfé ! C’était génial ! »
Je n’étais pas conscient d’être loin du compte, d’avoir encore énormément d’efforts à fournir et, pire que
tout, de devoir me préparer à affronter le creux de la vague.

*
Je me suis vite pris au jeu. Une fois par semaine environ, après avoir emmené ma fille à l’école, je me rendais à
Rockaway Beach au moment où les voitures des banlieusards se pressaient en direction du centre-ville, en
profitant des quarante-cinq minutes de trajet pour m’exercer à chanter avec le CD Chet Baker Sings. J’avais
beau essayer de faire taire une conscience professionnelle opiniâtre qui m’accusait de faire passer un loisir
pour du travail, je n’y parvenais jamais tout à fait.
En réalité, je n’avais même pas besoin de surfer pour être heureux : le seul fait d’être dans l’eau me
suffisait. J’avais d’ailleurs pris soin de lier amitié avec quelques personnes pour le plaisir, mais aussi pour des
raisons de sécurité. Il y a d’abord eu Diana, la mère d’une camarade de classe de ma fille, mais la famille a
déménagé à Hawaï. J’ai ensuite rencontré Henrik, Viking moderne originaire du Danemark qui se débrouillait
plutôt bien, à tel point que, certains jours, je n’arrivais pas à le suivre. Malheureusement, il est rentré à
Copenhague. Faire connaissance de surfeurs de niveau comparable au mien n’était pas une mince affaire,
d’autant qu’il nous fallait arriver à coordonner nos agendas. Dans ces conditions, je finissais souvent par surfer
tout seul, en faisant fi de toute forme de prudence. J’avouais que j’adorais ce tête-à-tête avec l’océan.
La côte, vue du large, revêtait une allure assez singulière avec son quartier HLM et son lotissement
futuriste, du genre de ceux que l’on trouve plus souvent en Floride que dans le Queens. Un énorme panneau
d’affichage faisait la promotion d’immeubles de luxe à l’aide d’une photo qui montrait un homme en costume-
cravate portant une planche de surf. Cette image faisait beaucoup ricaner les surfeurs : « Cet idiot tient sa
planche n’importe comment ! » avait lancé l’un de mes camarades.
Cela étant, Rockaway avait de très bons côtés, son charme provincial, par exemple. Un jour, lorsque
Henrik et moi avons voulu récupérer nos affaires à la boutique de surf avant de rentrer chez nous, nous avons
trouvé porte close. Nous étions là, nos combinaisons de plongée dégoulinant sur le trottoir, quand Dillon est
arrivé sur son vélo de plage. « La clé est à la pharmacie, de l’autre côté de la rue ! » a-t-il lancé en nous
dépassant. Nous étions sauvés.
Cependant, lorsque l’on s’allonge sur sa planche et que l’on se met à chercher la vague (cette relique de
tempêtes lointaines façonnée par le vent), la ville perd soudain de sa réalité. Ballotté par la houle, on se perd
dans l’immensité d’un horizon où le ciel se confond avec la mer. À l’aise dans cet espace où les smartphones
n’ont pas lieu d’être, l’âme a enfin la place d’exister.
Allan Weisbecker compare cela à une véritable « cure de désintoxication 6 ». Au cas où vous ressentiriez
le besoin de disposer de données scientifiques pour être vraiment convaincu, sachez qu’aucune étude n’a pu
prouver qu’on se sent encore plus mal après une séance de surf. Comme le chant choral, le surf a fait ses
preuves en tant qu’activité thérapeutique destinée tant aux enfants souffrant de troubles neurologiques qu’aux
vétérans luttant contre le stress post-traumatique.
Parfois, je me demandais pourquoi j’avais attendu si longtemps pour me lancer. En effet, il me fallait
moins d’une heure pour quitter la jungle urbaine de Brooklyn et accéder à une étendue de nature sauvage
essentiellement peuplée de dauphins et d’oiseaux de mer. Je vivais cela comme une méditation, ce qui n’avait
rien d’étonnant puisqu’il a été démontré que, dans le cadre d’une compétition de surf, on ne passe que 4 % de
son temps debout sur sa planche. Le reste de la journée, on pagaie ou on attend son tour. Minute de sagesse :
en surf comme dans la vie, la patience paie.
Il m’arrivait de faire la connaissance, à la fin d’une leçon, d’un alter ego, un novice à la fois enthousiaste
et hésitant qui me faisait penser à un chiot découvrant l’existence de la neige. Il y avait beaucoup plus de
monde en été, les écoles de surf se livrant une compétition acharnée sur la plage, et il n’était pas rare de voir
quatre ou cinq débutants prendre la même vague. De manière générale, ce type de pratique est vue d’un
mauvais œil mais, dans le cas précis, les gens se montraient tolérants, voire encourageants.
Mike Reinhardt, cofondateur de l’école auprès de laquelle je prenais des cours, m’a expliqué un jour qu’il
s’agissait d’un phénomène assez récent. Du temps de sa jeunesse, au début des années quatre-vingt-dix, on ne
voyait pas les débutants débarquer en troupe pour passer une journée à apprendre le surf car celui-ci ne
connaissait pas encore les pics de popularité qui sont devenus, ensuite, sa marque de fabrique. Comme la
plupart des gamins du coin, mon interlocuteur s’était débrouillé tout seul, au prix de quelques vicissitudes.
Lorsqu’il avait créé l’école en 2012 avec son associé, Mike Koloyan (les élèves, pour s’y retrouver, désignaient
respectivement les deux hommes sous le nom de « Mike le Blond » et « Mike le Brun »), l’accueil n’avait pas
été enthousiaste. « Les gens du cru nous ont pourri l’existence dans le genre : “Ces écoles de surf, c’est la
porte ouverte aux kooks 7” ! »
La plupart des élèves de Mike ne sont, à l’entendre, que des « touristes » qui n’encombrent pas la plage
bien longtemps. « Ils se paient une série de cinq leçons alors que ça ne suffit pas pour se lancer seul, en toute
sécurité. »
Pourtant, ils s’amusent bien car, contrairement à d’autres sports, le surf présente l’avantage de procurer
des sensations dès le départ, même si on est nul. « En kickboxing, par exemple, il faut au moins six mois pour
ne plus se faire attraper tout le temps par le prof. Tant qu’on n’assure pas, c’est la galère. »
Dillon s’amusait à définir quelques profils types d’apprentis surfeurs, à commencer par les gens comme
moi. « Vous, vous venez même l’hiver. Vous vous donnez à fond parce que vous voulez vraiment apprendre. »
Il y avait ensuite ceux qui avaient envie « de passer un bon moment, sans prendre de risques, et de se trouver
quelques vagues sympa », bref, ceux qui étaient là « pour le fun ». Et puis enfin, les « fans de grandes
sensations », surtout présents en été, en majorité des touristes. « Eux, ils se fichent de la technique. Tout ce
qu’ils veulent, c’est se mettre debout quelques instants, se mouiller un peu, et basta. S’ils prennent des cours,
c’est pour pouvoir poster des photos sur Instagram. »
Le surfeur Nick Carroll a découvert, en effectuant des recherches en partenariat avec des écoles de surf
australiennes, que 5 % seulement des clients passent le cap de la première leçon. « Leur unique but, c’est de
faire un essai. » De ceux qui restent, la plupart abandonneront au bout de quelques années.
*

Je n’ai aucun mal à me mettre à la place des gens qui ont du mal à tenir la route, surtout s’ils ne sont pas de la
première jeunesse. Les enfants, selon Mike, ont surtout besoin de vaincre leurs peurs irrationnelles. « Au
départ, la moindre petite vague les fait hurler et puis, d’un instant à l’autre, ils s’éclatent en commençant à
surfer. »
Les adultes, quant à eux, ont de bonnes raisons de s’inquiéter : « Ils savent qu’ils peuvent se retrouver en
arrêt de travail ou à l’hôpital à la suite d’une fausse manœuvre. »
Avantage supplémentaire, les petits ne pensent qu’à s’amuser tandis que leurs aînés ont des objectifs
précis à atteindre, au sujet desquels ils ne plaisantent pas. Selon Mike, ce n’est pas une bonne idée. « C’est le
meilleur moyen de se gâcher la vie. Il faut éviter de se mettre la pression et d’oublier qu’on est là pour prendre
du bon temps. » Les femmes font souvent, à son avis, de meilleures élèves que les hommes : « Elles lâchent
plus de lest au lieu de jouer les machos dans le genre : “Cette vague, je vais me la faire !” »
Là encore, il s’agit d’un problème fréquemment rencontré par les débutants : le manque de réalisme. À
quoi bon, en effet, se fixer des objectifs ultraprécis dans un domaine que l’on connaît, à ce stade, très mal,
sans disposer d’un minimum d’informations sur les compétences à acquérir et la façon de s’y prendre ? Faute
de succès, le découragement risque fort d’être au rendez-vous.
L’apprentissage devrait constituer un but en soi. Si l’on en croit une spécialiste du genre, Barbara
Oakley, « le produit est plus important que le processus 8 » et, bien souvent, c’est cette obsession du résultat
qui rend les choses difficiles.
En matière de surf, il faut savoir que la réussite est bien plus une question d’agenda que d’âge ou de
forme physique. Selon Mike Reinhardt, beaucoup de gens commencent par s’inscrire à une série de cours.
Après les deux ou trois premiers, ils ne se débrouillent pas trop mal mais leurs obligations professionnelles les
empêchent de se libérer pendant une ou deux semaines. Là-dessus, le temps change, il se met à faire moins
chaud et leur motivation s’évanouit. « À la fin de l’hiver, ils n’ont plus qu’à tout reprendre à zéro. » De plus, il
faut s’adapter aux caprices des vagues, qui brillent parfois par leur inexistence. C’est ainsi que les prévisions
relatives aux Rockaways sont souvent truffées d’informations peu alléchantes du genre : « Allez-y si vous y
tenez, mais ne vous attendez pas à trouver de belles vagues ». J’étais de ceux qui tentaient souvent leur
chance malgré tout.
Pour surfer, mieux vaut avoir du temps ou de l’argent. Ensuite, ce sont la motivation, la répétition et les
conseils d’un pro qui font la différence. À moins de vivre en bord de mer, il faut déjà se donner la peine de
faire le déplacement. Lorsque les vagues manquent à l’appel plusieurs semaines de suite, impossible de
s’entraîner sérieusement.
Quant aux conseils, ils ne sont pas toujours faciles à obtenir, même de la part d’un coach. Dillon avait
beaucoup de mal à me suivre du regard lorsque je disparaissais de l’autre côté de la vague. Il avait mis des
années à développer une certaine faculté de déduction lui permettant de deviner ce que ses élèves faisaient de
leurs pieds, en se basant sur ce qu’il voyait de leurs épaules. Cela étant, il lui arrivait fréquemment de ne pas
avoir la moindre idée de la raison pour laquelle je venais de boire la tasse.
En réalité, ce n’était peut-être pas si mal, si l’on considère qu’un excès de feedback nuit à
l’apprentissage. L’élève finit par redouter les réflexions de son coach sauf si, à l’inverse, il n’arrive plus à s’en
passer. Les surfeurs croient fermement à la valeur du travail individuel : selon eux, il faut être capable de tirer
des leçons de ses propres erreurs.
Impossible d’attraper la grosse tête. Lorsque la liberté de mouvement du corps humain se conjugue à
l’énergie cinétique de l’océan, dans toute sa force et son imprévisibilité, rien n’est jamais acquis. Ajoutez à cela
mon âge et ma haute taille, et vous comprendrez que je n’étais pas parti pour faire des étincelles dans le
monde du surf.
C’est à cette époque qu’est sorti le livre culte de William Finnegan, Jours barbares 9, et, comme tous mes
camarades surfeurs ou non, je l’ai adoré. Pourtant, une phrase m’a sidéré : « Les gens qui se lancent trop tard,
c’est-à-dire après l’âge de 14 ans, ont, d’après moi, très peu de chances de réussir. La plupart du temps, quand
ils en ont assez d’en voir de toutes les couleurs, ils abandonnent. » Après l’âge de 14 ans ? L’auteur
poursuivait en admettant, avec une certaine réticence, qu’il était toujours possible de s’amuser un peu sous
réserve, bien entendu, que les conditions soient favorables et qu’un surfeur expérimenté soit présent.
Même si Finnegan pouvait passer pour un hippie vieillissant la ramenant sans cesse sur le bon vieux
temps, je dois dire qu’à mon avis il n’avait pas tout à fait tort. Il était certainement de bonne foi et, de plus, il
était indéniable que je faisais partie de ceux qui appréciaient le surf sous contrôle d’un pro. Avais-je vraiment
besoin de parvenir au stade numéro 4 du modèle de Dreyfus, celui de l’efficacité ? En réalité, je me contentais
très bien du stade numéro 3, celui de la compétence.
Bientôt, je me suis senti assez sûr de moi pour surfer tout seul entre deux leçons avec Dillon. Je me la
jouais en glissant jusqu’à la plage, fièrement juché sur un morceau de polystyrène de la taille approximative du
Clémenceau, jusqu’au jour où j’ai appris que ce genre de fanfaronnade était typique des kooks. Quand je
croisais l’un des deux Mike en train de donner un cours, je lui adressais un petit signe de tête des plus
solennels comme si je faisais partie des initiés, une demi-seconde avant de me faire éjecter de ma planche par
une vague baladeuse. C’est lors de l’une de ces sorties que ma première alliance a malencontreusement glissé
le long de mon doigt et que je l’ai perdue dans l’océan Atlantique.
Le Pacifique, quant à lui, se préparait à avaler la seconde.

Je ne savais pas que j’allais devoir affronter, littéralement, le creux de la vague.


En effet, tout apprentissage adopte, de manière presque inévitable, la forme d’une courbe en U, et ce
pour un certain nombre de raisons.
Le classement d’un joueur d’échecs s’améliore plutôt vite dans un premier temps, une fois les bases
acquises. Les matches de débutants consistent principalement à aligner les erreurs et, à ce stade, il suffit d’un
minimum de stratégie et d’habileté tactique pour tirer son épingle du jeu. C’est alors que l’on commence à
avoir affaire à des adversaires un peu plus sérieux, et à perdre. De « débutant expert », on devient « joueur à
peine moyen ».
Les enfants sont régulièrement confrontés à ce type de problème dans le cadre de l’apprentissage de la
grammaire. Tout petits, dans la mesure où ils se contentent d’imiter les adultes, ils conjuguent instinctivement
les verbes de façon correcte, sans savoir pourquoi. Toutefois, plus ils engrangent de règles, plus ils les
appliquent n’importe comment, en généralisant à outrance. Eux qui savaient très bien dire « j’ai couru »
annoncent du jour au lendemain qu’ils ont « couré », comme si tous les verbes faisaient partie du premier
groupe.
Je me suis un jour livré à une petite expérience avec la complicité de ma fille, alors âgée de 7 ans, dans le
but de confirmer les résultats d’un test effectué par des scientifiques. Ceux-ci ont en effet prouvé que, si l’on
demande à un jeune enfant ce que l’on obtient en mélangeant deux verres d’eau à 10 °C, le marmot répondra,
sans se tromper, « deux verres d’eau à 10 °C ». En revanche, entre 6 et 9 ans, la plupart des sujets se
trompent. En effet, ils ont appris entre-temps à effectuer des additions et, pressés d’exhiber leurs nouvelles
compétences, ils n’hésitent pas à en déduire que l’eau est passée à 20 °C.
Si l’on en croit le modèle Dreyfus, les novices vivent dans un monde tournant autour de règles à
mémoriser et à respecter. Pour atteindre le stade « débutant avancé », il faut apprendre à les appliquer et
donc à ne pas en tenir compte dans certaines circonstances, mais aussi à se débrouiller dans les cas où l’on ne
dispose d’aucun garde-fou.
Or, ce n’est pas aussi facile qu’on pourrait le penser. Les choses se sont gâtées pour moi le jour où, lors
d’un déplacement professionnel au Portugal, j’ai décidé de m’offrir ma première leçon loin des Rockaways, sur
un spot du sud de Lisbonne, là où une centrale thermique réchauffe les eaux de l’océan.
Après m’être vanté auprès du moniteur d’avoir pas mal d’heures à mon actif (« tu vas voir, mec ! »), je
me suis promptement distingué par mon incapacité flagrante à me mettre debout sur ma planche. En effet, je
ne connaissais ni l’endroit ni le matériel, et les vagues se comportaient d’une façon hautement imprévisible.
Leçon numéro 1 : à moins d’être un superpro, à chaque spot, il faut tout recommencer de zéro car ce qui
fonctionne quelque part ne s’applique pas forcément ailleurs. En fait, d’un jour à l’autre, les vagues sont
différentes, même quand on reste au même endroit. La seule constante en surf, c’est l’impermanence.
Le moniteur, gagné par l’impatience, m’a annoncé que mon popup était nul, et il m’a fait la
démonstration d’une méthode (peu gracieuse à mon avis) consistant à se positionner d’abord sur un genou
avant de ramener la seconde jambe et de se relever. J’ai appris plus tard que cette technique est généralement
considérée comme un popup pour débutants. Pour être honnête, elle a marché pour moi.
Quand j’ai raconté cela à Dillon, à mon retour, il a hoché la tête. « C’est ce qu’on enseigne aux gens qui
ne comptent prendre qu’une seule leçon. À long terme, c’est pas top. » Rappelez-vous qu’il existe une grosse
différence entre « apprentissage » et « compétence ».
Mais, ce n’était pas fini. J’ai décidé de m’offrir une planche pour ne plus être marqué du sceau de
l’infamie, le softboard me désignant implicitement comme un simple débutant. J’aurais mieux fait de
m’abstenir. Dillon ne jurait que par les planches en mousse, qu’il trouvait très agréables à manier, et, même
par gros temps, il en utilisait souvent une pour se livrer à d’amusantes figures de voltige.
Je me suis donc rendu dans une boutique du coin et mon choix s’est arrêté sur une planche de type 7’ 8’’
(soit un peu plus de 2,30 mètres). De taille moyenne, elle se situait quelque part entre un shortboard et un
longboard. Dès le lendemain, j’ai croisé Mike le Blond, mon nouveau joujou sous le bras. « Mouais, a-t-il dit en
scrutant mon acquisition. À mon avis, c’est un mauvais compromis. Cette planche n’a ni la maniabilité d’un
softboard, ni l’élégance d’un longboard. »
Tâchant de faire comme si je n’avais rien entendu, je suis entré dans l’eau et, de toute l’heure qui a suivi,
je me suis avéré incapable de prendre une seule vague. Ma nouvelle planche était non seulement plus courte
mais également bien moins volumineuse que celles de l’école. J’avais commis l’erreur classique des débutants
consistant à changer trop vite de matériel.
En tant que novice, le moindre petit succès m’avait paru extraordinaire mais, désormais, j’étais confronté
au second jambage du U. Pour commencer, il me fallait apprendre à trouver une vague par moi-même et, dans
ce domaine, rien ne vaut le temps et l’expérience. En effet, les débutants s’épuisent à se jeter sur tout et
n’importe quoi. Je devais ensuite pagayer jusqu’à ladite vague, ce qui exigeait une force musculaire supérieure
à la mienne, puis, enfin, me montrer capable de me relever et d’entrer dans la vague en suivant une trajectoire
adéquate.
En fait d’atteindre un plateau, j’avais plutôt l’impression de reculer à la vitesse du son.
En réalité, je venais d’avoir une illumination sur le plan métacognitif. Jusque-là, je n’étais pas conscient
de mon incompétence, mais voilà que, d’un seul coup, je commençais à comprendre de quoi il était vraiment
question. Je savais toujours effectuer un popup mais il me fallait à présent apprendre à me relever au bon
moment, et ce n’était pas gagné d’avance. Les surfeurs ont l’habitude de jeter de petits coups d’œil par-dessus
leur épaule pour surveiller leurs arrières car, pour paraphraser Héraclite, « on ne surfe jamais deux fois la
même vague ». Les règles que j’avais mémorisées étaient toujours valables, à la seule condition toutefois que
les circonstances s’y prêtent.

*
J’ai enfin eu une véritable prise de conscience : il était temps pour moi de voir plus grand, de repousser les
limites que me conférait ma maigre expérience. Comme les marmots du laboratoire de l’université de New
York décidés à braver de véritables falaises qu’ils n’étaient pas certains de savoir négocier, je devais
m’aventurer dans ma « zone de développement optimal ».
Une amie m’avait parlé d’un stage organisé au Costa Rica qui lui avait permis de faire d’énormes
progrès, une semaine de séances intensives suivies d’analyses de séquences vidéo, le tout en petit comité.
Content de savoir que je n’aurais pas besoin de porter une combinaison de plongée et de me changer en
frissonnant sous l’œil intéressé d’une troupe de pigeons, je me voyais déjà surfer sous le soleil tropical d’un
beau mois de février, torse nu, avant de m’offrir un cocktail et une petite sieste sur une chaise longue.
En attendant, je continuais à m’entraîner aux Rockaways, et c’est ainsi que je m’y suis retrouvé par un
dimanche de décembre froid mais beau, à marée descendante. Les vagues étaient correctes, je me trouvais en
bonne compagnie et j’étais, pour tout dire, plutôt content de moi.
Tout d’un coup, j’ai vu arriver une nouvelle vague et je me suis mis à pagayer, tout en ayant vaguement
conscience de l’avoir sous-estimée. Par réflexe, j’ai tenté de me mettre debout et, dans la fraction de seconde
qui a suivi, ma tête a cogné sur le sable. J’ai eu la sensation d’un choc sourd, comme si je heurtais de plein
fouet une sorte de punching-ball à la surface inégale et glacée. Une vague de nausée m’a envahi et, pris de
vertige, j’ai eu conscience de rouler sur le fond de l’océan avant de parvenir à me relever. Aucun des autres
surfeurs n’a émis le moindre commentaire.
Plus tard, après un bref passage dans un tunnel d’IRM, j’ai appris que cette acrobatie me valait un
« glissement de la C2 sur la C3 ainsi qu’un autre de la C3 sur la C4, associés à des lésions bénignes du plateau
vertébral, à une légère compression discale et à la formation de petits ostéophytes au niveau de C5-C6 et de
C6-C7 ».
Autrement dit, comme me l’a gaiement annoncé mon médecin, « quelques égratignures sans gravité ».
Les nerfs étant comprimés, je pouvais à peine remuer le cou… « Finnegan avait raison, me suis-je dit. À quoi
bon ? » J’étais parti pour plusieurs semaines de rééducation.
Le problème, quand on se lance dans quelque chose à l’âge adulte, c’est qu’on n’a plus le corps d’un
gamin.
Le surf n’est pas un sport sans danger. La majorité des quelque mille deux cents surfeurs à avoir été
interrogés dans le cadre d’un sondage pour l’American Journal of Emergency Medicine ont souffert d’une
blessure grave une fois au moins dans leur vie. La plupart du temps, il s’agissait d’un choc à la tête porté par
leur propre planche. Pire, tous ces gens se considéraient comme des pratiquants chevronnés.
Malgré tout, j’ai eu de la chance. Qui sait comment je m’en serais sorti si l’angle de ma chute avait été un
tant soit peu différent ? Ou si je m’étais assommé sans que personne s’en rende compte, pour peu que, comme
c’était souvent le cas, je sois seul dans l’eau ce jour-là ?
Le stage au Costa Rica approchait. Lors de la visite de contrôle, mon médecin m’a autorisé à y assister
mais, alors que je me préparais à affronter les plus belles vagues que j’aie jamais vues, je me suis rendu
compte que j’avais totalement perdu confiance en moi.

L’arbre de la connaissance : Nosara

Les petits villages côtiers qui composent le district de Nosara, au Costa Rica, s’égrènent le long de la
péninsule de Nicoya. L’un d’entre eux, Playa Guiones, constitue un véritable paradis pour expatriés que
sillonne une foule d’Européens et d’Américains bronzés, beaux comme des dieux, à bord de quads et de vieux
vélos. Véritable emblème de la pura vida, il fourmille de boutiques d’articles de plage, de bars à jus de fruits et
de bungalows nichés dans la verdure tropicale. L’air y fleure bon le teck et les toits de chaume, style palapa, et
on y voit des gens faire du yoga aérien au son d’une musique d’ambiance sans intérêt, celle qu’on entend
partout, de Tulum à Kuta.
Mais c’est aussi une plage à l’allure bucolique, épargnée par la cupidité des promoteurs. De par son
emplacement géographique, Playa Guiones recueille en permanence les ondes issues de l’océan Pacifique à la
manière d’une gigantesque parabole, et les vagues y sont splendides à longueur d’année. Rien d’étonnant,
dans ces conditions, à ce que ce village perdu au milieu de nulle part soit généralement considéré comme
la Mecque du surf.
C’est à Nosara que se trouve Surf Simply, l’organisme auprès duquel je m’étais inscrit dans l’espoir de
faire des progrès rapides. Bien qu’il faille, en principe, passer deux ans sur liste d’attente avant d’obtenir une
place, j’avais eu la chance de bénéficier d’un désistement.
À mon arrivée, un dimanche après-midi du mois de février, tout était calme. Après avoir déposé mes
bagages dans un bungalow niché à l’ombre de quelques arbres, j’étais en train de me servir un verre d’eau de
coco bien fraîche quand j’ai vu arriver Danny, l’un des autres élèves du stage. Je devais apprendre plus tard
qu’il était climatologue et enseignait dans l’une des universités de l’Ivy League.
Danny m’a tout de suite proposé de l’accompagner pour une petite virée sur les vagues.
Le stage ne commençait que le lendemain matin, le voyage m’avait fatigué et j’appréhendais terriblement
la reprise du surf, bref, je n’avais aucune envie d’y aller. Pourtant, j’ai accepté. Nous avons arrimé quelques
planches à nos vélos de plage et pédalé jusqu’au rivage, à quelque sept cents mètres de là. Sur le trajet, Danny
m’a appris qu’il avait déjà suivi la formation l’année précédente et qu’il était revenu pour peaufiner sa
technique.
Il s’était blessé lui aussi, en pratiquant un autre sport de glisse : il avait en effet trouvé le moyen de se
fracturer la clavicule en chutant la première fois où il avait tenté de poser le pied sur un skateboard, afin de
s’entraîner au surf sur la terre ferme.
La plage et la mer étaient presque désertes. Nous nous sommes mis à pagayer et j’ai été frappé de
constater que les vagues déferlaient bien plus au large que ce dont j’avais l’habitude. De plus, je ne portais pas
de combinaison et, le temps de franchir la large bande d’écume et de nous retrouver au calme, j’étais déjà à
moitié épuisé.
Danny a fait un signe de la main à un surfeur qui s’approchait de nous, un ex-New-Yorkais d’origine
asiatique du nom d’Eddie qui avait quitté un jour son emploi dans la finance pour venir surfer à Nosara « en
attendant de décider ce qu’il allait faire plus tard ». Eddie était devenu l’une des figures les plus connues de
Playa Guiones et, avec son air détendu et ses cheveux en broussaille à la Mark Foo, il était facile à repérer.
J’ai essayé de prendre quelques vagues, sans grand enthousiasme car je redoutais toujours de finir dans
un lit d’hôpital, paralysé à vie. D’ailleurs, mon cou me faisait encore mal lorsque j’essayais de tourner la tête
pour surveiller les vagues. Cela m’a un peu consolé de constater que Danny, faute d’entraînement, ne faisait
pas d’étincelles lui non plus.
C’était déjà une bonne chose de passer du temps dans l’eau, sachant que l’idée de ma propre mortalité
ne cessait de m’obséder et que cela ne pouvait pas durer. Le même soir, nous nous sommes tous rassemblés
au bord de la piscine pour boire un verre en écoutant le discours de début de stage qu’avait préparé à notre
intention l’un des cofondateurs de Surf Simply, Harry Knight, un Anglais de haute taille au tempérament
enjoué.
L’air humide faisait trembloter les lumières tamisées, et de la musique douce jouait en fond sonore. Mes
camarades stagiaires, habillés de manière élégante mais décontractée, exhibaient déjà un bronzage de
vacances. On aurait cru assister à une émission de télé-réalité, le Bachelor, sans doute, puisqu’il y avait à peu
près quatre femmes pour un homme.
Nous avons effectué un tour de table en commençant par Danny, que je connaissais déjà. Énergique et
nerveux, avec son humour caustique et direct, il était un peu le Jeff Goldblum de notre mini-Jurassic Park.
Il nous a raconté en riant qu’il avait l’impression d’avoir servi de modèle au surfeur décrit sur la page
« Quel est votre niveau ? » du site web de Surf Simply. On y voit en effet un homme en train de suivre une
vague plutôt facile, une casquette sur la tête pour se protéger du soleil. Ce personnage, qui incarne
l’« apprentissage sur le tard », ne se débrouille pas trop mal, quoiqu’il manque un peu de souplesse. Derrière
lui, on aperçoit un instructeur de Surf Simply qui, à l’issue d’un parfait cutback, est en train de remonter la
vague et d’amorcer une acrobatie aérienne.
Cette photo illustre parfaitement le fait que des pratiquants de niveaux différents ne se comporteront pas
de la même façon. « Personnellement, je me contente très bien de suivre la vague, a ajouté Danny, mais tout le
monde me dit que je devrais passer à autre chose. » Danny était venu accompagné de sa femme, Ellen. Celle-ci
avait abandonné le surf à la naissance de ses enfants mais avait décidé de s’y remettre.
Il y avait aussi un couple venu du Montana, Michael et Shari. Ils choisissaient chaque année, tour à tour,
le lieu de leurs vacances, sachant qu’elle penchait pour le surf et lui, pour le VTT. C’était la troisième fois que
Shari se rendait à Nosara, tandis que son mari n’y avait jamais mis les pieds. Michael, un homme grand et
décontracté, avait vécu en Californie pendant sept ou huit ans et il y avait pratiqué le surf. « J’ai toujours eu
énormément de mal à progresser, plus que dans n’importe quel autre sport. »
Shari, visible de loin grâce à la casquette trucker dont elle ne se départait jamais, même dans l’eau, s’est
précipitée pour ajouter qu’en tant qu’habitante du Montana elle « n’avait rien d’une surfeuse » (traduire :
« d’une blonde tout en jambes »). En réalité, comme moi, elle essayait surtout de surmonter sa peur. « Ce n’est
pas tous les jours qu’on se met en travers d’une masse d’eau qui se déplace à 35 kilomètres/heure. Il y a de
quoi flipper. »
Ulrike, l’Allemande avec qui je partageais mon bungalow, était pédiatre dans le Midwest. Elle avait
longtemps rêvé de s’essayer au surf, jusqu’à son premier stage, l’année précédente. Elle nous a expliqué en
riant qu’elle ne savait même pas se positionner correctement sur sa planche. (Selon Harry Knight, rien de plus
simple : « Ferme les yeux et imagine que quelqu’un te pousse dans le dos : quel pied vas-tu automatiquement
poser en avant ? ») « Je connais bien la théorie, nous a avoué Ulrike, mais, la pratique, c’est autre chose. »
Le reste de notre petit groupe était constitué de six New-Yorkaises qui avaient faussé compagnie à leurs
maris, des pros de la finance non amateurs de surf. Je me suis beaucoup rapproché d’elles au cours du stage,
peut-être parce que nous venions du même endroit. Pourtant, elles résidaient dans un quartier très différent
du mien, un coin de l’Upper East Side 10 où la vie n’était qu’écoles privées, galas de charités et vacances sans
fin dans les Hamptons 11. Tout ce beau monde possédait d’immenses propriétés familiales à Palm Beach et des
domaines viticoles de prestige.
L’une d’entre elles s’appelait Ashley mais ses copines la surnommaient Barbie, du fait de sa
ressemblance avec la célèbre poupée. « Je pars de zéro, a-t-elle annoncé. Je me sens un peu mal à l’aise parce
que vous en savez tous bien plus que moi. » Il y avait aussi Abby, qui se qualifiait avec humour de « Jersey
Girl 12 » : plus jeune que les autres, elle venait de monter sa propre maison de couture. « Ça fait un moment
que je n’ai pas surfé régulièrement, a-t-elle soupiré. J’espère que je vais vite reprendre mes marques. » En
réalité, nous étions à peu près du même niveau, elle et moi.
Leur amie Vanessa avait perpétuellement l’air de poser pour une marque de vêtements de surf, où qu’elle
se trouve, mais c’était sans doute la plus motivée de nous tous car elle tentait désespérément de rattraper le
temps perdu. « Je me suis mise au surf après la naissance de mes enfants et j’ai eu rudement raison, nous a-t-
elle confié. Le plus contrariant dans l’histoire, c’est que je n’atteindrai jamais un niveau intéressant, vu mon
âge. »
« Tu parles ! C’est faux et, en plus, elle pagaie comme une déesse ! » Ce cri du cœur émanait de sa
copine Kathy, celle qui avait entraîné les cinq autres dans l’aventure. Leader née, elle aimait raconter des
histoires et s’avérait toujours partante pour une nouvelle aventure, qu’il s’agisse d’aller chercher une dernière
vague ou de jouer à Cards Against Humanity (ce jeu de société allait meubler nombre de nos fins de soirées).
« Je travaille mon whitewater mais j’ai encore du pain sur la planche », a-t-elle annoncé. J’ai acquiescé
sans avoir la moindre idée de ce qu’elle entendait par là, ma propre définition du surf s’étant, à ce stade,
réduite à quelque chose du genre « monter sur ma planche en priant pour rester en vie jusqu’à la plage ».
Nous étions sur le point de vivre une étrange expérience dans la mesure où nous comptions relever
ensemble un énorme défi physique et mental alors que nous venions à peine de faire connaissance. Je
m’imaginais dans la peau d’un Hercule Poirot moderne, chargé de résoudre une intrigue dans un village de
bord de mer en recueillant un maximum d’informations sans pour autant se laisser happer par la dynamique
du groupe. Nous avions tous une bonne raison d’être là. Pour certains, il s’agissait tout simplement de surfer
mais, pour d’autres, cela allait beaucoup plus loin.

Dans l’une des salles de l’école, celle où nous nous rendions pour faire du stretching ou lire les prévisions
météo, une immense fresque m’a tout de suite attiré l’œil. Impressionnante, elle occupait presque toute la
largeur de la pièce et elle portait un titre : L’Arbre de la connaissance.
Elle représentait le cœur théorique de Surf Simply sous forme d’un diagramme de flux cartographiant, en
quelque sorte, l’ADN du surf dans ses moindres détails et, même si elle pouvait sembler un peu prétentieuse,
je respectais la détermination et la sincérité dont avait fait preuve son créateur. Je passais de longs moments à
la contempler à la manière d’un explorateur hésitant à s’aventurer en territoire inconnu.
La rangée supérieure du schéma comportait cinq boîtes correspondant chacune à un niveau de pratique
du surf (allusion au modèle Dreyfus), toutes hérissées de flèches pointant vers des techniques et des
compétences spécifiques. Avec un bel optimisme, je me classais « niveau 2 ». (« Les surfeurs de niveau 2 n’ont
aucun mal à trouver leur équilibre, ce qui leur permet de chercher à attraper les vagues avant qu’elles ne se
brisent. »)
Ces subdivisions étaient, bien entendu, approximatives, dans la mesure où l’apprentissage n’a rien d’un
long fleuve tranquille. Certains jours, je tutoyais le niveau 3 alors que, la veille, j’avais honteusement pataugé
au niveau 1. Toutefois, en déchiffrant le diagramme, je découvrais une profusion de techniques associées au
surf dont j’ignorais jusqu’alors l’existence (floater, faded take off, drop knee).
Le jour où j’ai rencontré Rupert Hill, l’autre cofondateur de Surf Simply (anglais, lui aussi), je lui ai avoué
être très surpris de la somme d’expérience que semblaient posséder les autres participants au stage. En
réalité, c’était une façon déguisée de lui demander combien de temps j’allais mettre à me débrouiller
correctement. « En moyenne, en surfant quotidiennement, il faut une semaine à dix jours pour passer le niveau
1. Un mois pour le niveau 2. Un an pour le niveau 3. Quant au niveau 4… (Petite pause.) une bonne dizaine
d’années. »
Dix ans à s’entraîner sans relâche ! Je ne voulais même pas entendre ce qu’il avait à dire sur le niveau 5.
Il a ensuite insisté sur le fait qu’il n’était pas question de tricher. En effet, certaines personnes prétendent
surfer depuis deux ans alors qu’elles ne sont montées sur une planche qu’une semaine chaque année. « Du
coup, ça fait deux semaines, pas deux ans. »
Ru, puisque c’est ainsi que nous l’appelions, nous a avoué qu’à son avis le surf était « le sport le plus
difficile à apprendre, si on excepte peut-être la boxe, parce que là, pendant que tu essaies de te rappeler tout
ce qu’on t’a enseigné, il y a un gars qui essaie de te refaire le portrait. »
À ses yeux, l’un des gros problèmes de ses élèves rejoignait l’une de mes constatations personnelles en
termes d’apprentissage : une fois à peu près compétents, ils se rendaient compte qu’au départ ils étaient
complètement à côté de la plaque.
« Plus tu avances, plus tu comprends que tu ne sais rien. La ligne d’arrivée recule au fur et à mesure. »
Rupert et Harry avaient fait connaissance en Cornouaille, quelques années auparavant, et ils s’étaient
tous deux initiés à leur sport favori en Angleterre. Quand Harry a découvert Nosara, en 2007, c’était le parfait
moniteur de surf, le genre de type qui emporte ses planches partout avec lui, arrimées à la galerie de sa
voiture. Harry n’a pas tardé à le rejoindre. Ils ont ouvert une boutique en ville et commencé à donner des
leçons aux clients qui le leur demandaient.
Toutefois, les cours particuliers sans lendemain ne leur suffisaient pas, raison pour laquelle ils ont décidé
de s’atteler à la conception d’un véritable programme pédagogique. En effet, ils avaient eu pour élèves une
quantité de débutants ainsi que bon nombre d’as de la compétition mais, curieusement, les « 99 % » de
pratiquants de niveau intermédiaire étaient restés absents à l’appel. Il faut dire que dans le monde mystérieux
et élitiste du surf, depuis toujours dominé par les hommes, on n’a que trop tendance à penser que la seule
forme d’apprentissage possible consiste à se faire adouber, en tant que grom (surfeur de moins de 18 ans), par
un sage à la barbe mouchetée de varech.
Or, les deux compères comptaient bien tordre le cou à ce type de mythe. « L’aspect mystique du surf
existe bel et bien et on y accède avec le temps, m’a affirmé Harry, mais il est beaucoup trop mis en avant. »
Rupert n’a jamais réellement fait partie des initiés. « J’avais vraiment envie de dire aux autres : “Vous aussi,
vous pouvez y arriver, pas besoin de se la jouer cool pour ça !” »
C’est ainsi que Rupert et Harry ont choisi de faire du surf un sport comme les autres alors que, de
manière générale, on le considère plutôt comme un style de vie. « Il suffit de se mettre à l’eau et de
s’émerveiller des beautés de la nature pour avoir envie de se lancer. Pas besoin d’un gourou ! »
Selon Rupert, le seul moyen de faire des progrès rapides consiste à aborder le surf comme n’importe
quelle autre activité physique, en se reposant sur un programme d’acquisition des compétences bien pensé,
des analyses de vidéos et une série d’exercices adaptés.
C’est précisément pour cette raison que, dès le lendemain matin, Abby et moi avons appris de la bouche
de notre nouvelle coach, Jessie Carnes, que nous allions passer la journée dans le whitewater, à prendre les
vagues ayant « cassé » depuis un bon moment (autrement dit, en compagnie des touristes et des gamins
occupés à batifoler dans l’eau).
Harry nous a invités à ne pas faire la tête. « Pour nous, le whitewater et son écume ne correspondent pas
à un terrain de jeu pour débutants, “en attendant de faire mieux”, mais plutôt à un endroit où l’on peut
s’exercer longtemps et facilement, de façon à acquérir un minimum d’automatismes. » En effet, nous aurions
eu énormément de mal à prendre des vagues au large et, de ce fait, les occasions de pratiquer auraient été
très limitées. Le whitewater nous servait, en quelque sorte, de lance-balles en nous bombardant d’occasions
susceptibles de nous aider à perfectionner notre technique.
De plus, nous avons eu le plaisir de voir les autres stagiaires nous rejoindre sans tarder, obligation qui a
le don de faire blêmir la plupart des surfeurs expérimentés. Rupert se souvenait très bien de la première
réaction d’un certain Eddie, ancien élève de Simply Surf : « C’est une plaisanterie ? » s’était-il exclamé.
« Le whitewater a également l’avantage d’être plus difficile à négocier, a poursuivi notre mentor, parce
que plus on se déplace vite, mieux on tient sur sa planche. C’est comme le vélo. Essayez de pédaler tout
doucement, et vous verrez le résultat. » Rupert ne pouvait s’empêcher de sourire à l’idée qu’on pouvait
considérer le whitewater comme un genre de « petit bain ». « Je vous garantis qu’une fois que vous vous
débrouillerez bien dans cette zone, vous ferez un malheur au large. »
Après avoir effectué quelques étirements, nous nous sommes donc mis à l’eau. Jessie, ancienne
championne de surf originaire de Floride, est de ces gens qui prennent toujours la vie du bon côté. À force de
sourire toute la journée, elle faisait craquer l’épaisse couche d’écran solaire qu’elle avait sur le visage et, le
soir, ou aurait dit qu’elle portait un masque incarnant la joie. Ce matin-là, elle a commencé par nous faire
travailler nos virages sans nous relever, son but étant de nous faire comprendre qu’une planche de surf se
comporte comme un tableau de bord : il suffit d’utiliser la bonne commande pour obtenir ce que l’on veut.
Tout en pagayant dans la mousse blanche, j’avais tout de même un tantinet l’impression de subir une
légère humiliation, de me voir privé de mon statut de « débutant avancé » pour repartir de zéro alors que, en
toute honnêteté, je n’avais sans doute jamais atteint ce stade. Pourtant, Rupert nous avait expliqué qu’il serait,
en théorie, tout à fait possible de surfer à genoux. « Le seul intérêt de se mettre debout, c’est d’accéder aux
commandes plus vite et avec plus d’efficacité. » Il faut avouer que le travail en whitewater me rappelait mes
séances de bodyboard, enfant, et qu’il y avait de quoi bien s’amuser. Je prenais toutes les vagues que je voulais
et je m’en sortais bien mieux qu’aux Rockaways. Au bout de quelque temps, nous nous sommes mis sur nos
pieds et nous sommes passés à des mouvements plus athlétiques. Nous avons appris à nous servir de notre
corps pour accélérer ou pour ralentir, puis à nous déplacer le long de notre planche en nous agrippant au rail.
Je me suis dit que, perdu pour perdu, j’allais faire en sorte de devenir « le Kelly Slater 13 du whitewater »
et, dans ce but, j’ai tâché de ne pas oublier le plus important : ne jamais mettre la charrue avant les bœufs.
Après tout, il m’avait fallu apprendre à contrôler ma voix avant de m’attaquer à ma première chanson. Aux
échecs, il est hors de question de se lancer dans un match sans avoir acquis des rudiments de tactique et de
stratégie. Il était bien évident que je n’aurais rien eu à gagner à m’attaquer à de grosses vagues dans l’état
actuel des choses.
Tout vient à point pour qui sait attendre, d’autant qu’on prévoyait une belle houle pour la semaine à
venir.

Nous n’avons pas tardé à nous installer dans une routine des plus agréables. Le matin, nous prenions notre
petit déjeuner tous ensemble autour d’une grande table chargée d’une profusion de fruits tropicaux aux
couleurs éclatantes. Un écran de télévision nous passait en boucle des vidéos de surf où tout n’était que bleu
horizon et photographie aérienne, un monde peuplé de surfeurs peinturlurés de zinc, aux cheveux blondis par
le soleil, qui jetaient des coups d’œil moroses en direction de la caméra lorsqu’ils n’étaient pas occupés à
planer au-dessus d’une vague indonésienne. Le son était systématiquement désactivé parce que Rupert
détestait le genre de musique accompagnant ces films et, à la place, nous nous régalions de morceaux d’Astrud
Gilberto et de Miles Davis.
Nous partions ensuite surfer toute la journée, en prenant juste une pause déjeuner. L’après-midi, nous
avions droit à un ou deux cours sur les usages et les règles à respecter, ou encore sur l’interprétation des
bulletins de prévisions, nos professeurs se servant, à cet effet, d’un tableau noir en forme de planche de surf.
Les membres de notre groupe étant de nature espiègle, voire un peu potaches, je n’ai pas été franchement
surpris de m’apercevoir un matin, au petit lever, que notre planning avait été falsifié de manière à afficher une
expression salace. Je n’oublierai jamais l’expression de désapprobation typiquement britannique qui s’est
peinte un instant sur le visage de Harry à la vue de ce crime de lèse-majesté.
En fin de journée, après avoir dîné sur place ou au restaurant, je faisais quelques parties bien arrosées
de Cards Against Humanity avec la « bande des filles ». Je me souviens d’une soirée mémorable où nous avons
été interrompus par l’arrivée d’un scorpion, que l’on m’a intimé de faire disparaître. Avant que j’aie pu faire
quoi que ce soit, il a pris la poudre d’escampette en s’infiltrant, de façon plutôt surprenante, dans une prise de
courant.
Quelquefois, Kathy et moi chantions ensemble des succès du rock des années quatre-vingt-dix en nous
accompagnant à la guitare. Entre la cohabitation forcée, les cours, les blagues de collégiens et les
commentaires sur les profs, j’avais l’impression d’être de retour à l’université. D’ailleurs, je crois que je ne
m’étais jamais autant amusé depuis mes années d’études.
Plus je surfais, plus j’avais conscience de jouer dans la cour des grands. Nous avions fini par obtenir le
droit de sortir du whitewater et, en soi, ç’avait été une découverte car cela triplait la distance à parcourir en
pagayant. De plus, à Rockaway, il suffisait généralement de se soulever un peu de sa planche pour franchir la
barre des vagues sans problème tandis que là, au Costa Rica, c’était impossible. La force de la houle était telle
que l’on risquait tout bonnement de se faire réexpédier jusqu’au rivage.
Du coup, j’ai dû apprendre une nouvelle manœuvre, le turtling, à laquelle nous nous sommes tout
d’abord exercés en piscine. Cette « technique de la tortue » consiste à se laisser glisser de sa planche à
l’arrivée de la vague et à s’abriter dessous pour ne pas être emporté par la mousse. Quand tout se passe bien,
c’est une partie de plaisir. Si, en revanche, on s’y prend mal, la vague vous arrache littéralement votre planche
des mains.
Pour corser le tout, mon hiver pépère aux Rockaways ne m’avait pas préparé à une telle affluence. Cela
compliquait tout car, en pagayant vers le large, je devais surveiller à la fois les vagues et l’armée de surfeurs
qui déboulaient dans ma direction de façon ininterrompue.
Il m’arrivait d’émerger après un turtling et, le temps de m’essuyer les yeux, de me trouver face à face
avec une planche lancée à plein régime. Quand je ne parvenais pas à m’éloigner à temps, c’était tout l’un ou
tout l’autre. Si le surfeur concerné savait vraiment ce qu’il faisait, il m’évitait en m’adressant un regard
furibond. Lorsque, par contre, je me mettais dans le chemin d’un sportif moins aguerri, je me faisais traiter de
kook (ce qui, étrangement, me vexait à mort), et je savais que j’avais intérêt à plonger en faisant une petite
prière, ledit surfeur étant incapable de modifier sa trajectoire.
Avant d’envisager de prendre une vague (il en arrivait plusieurs centaines par heure), il fallait d’abord
s’assurer qu’aucun des multiples autres surfeurs n’avait eu la même idée. Parfois, j’y allais quand même (en
comptant sur le manque de réussite de mon rival), quitte à renoncer au dernier moment si nécessaire.
C’était à se demander 14 comment une telle quantité d’aficionados, toujours plus nombreux, pouvaient se
partager un nombre somme toute limité de vagues. Un spécialiste de la théorie des jeux considérerait le surf
comme un « jeu à motivation mixte », l’idéal étant qu’aucune vague ne soit gâchée, chaque individu espérant
être l’élu. Dans ces conditions, la paix ne tenait qu’à un fil et les frictions étaient inévitables. Danny m’a dit un
jour que ce qu’il appréciait le moins dans le surf, c’était l’impression d’être « perpétuellement considéré
comme un intrus ».
Le deuxième jour, alors que Jessie, Abby et moi surfions enfin au large, j’ai eu un coup au cœur en
constatant que les vagues étaient au moins deux fois plus hautes que celles des Rockaways. En revanche,
heureusement, leur puissance était moindre.
Nous avons passé pas mal de temps à apprendre à les décoder, à anticiper leur orientation et à nous
servir de leur couleur pour déduire leur pente et leur vitesse. L’air de rien, Jessie nous a prévenus que des
serpents venimeux étaient susceptibles de s’approcher de nous. Selon elle, ils n’étaient pas dangereux, sauf en
cas de morsure à la base des doigts. Inutile de dire que cette information m’a obsédé à chaque mouvement de
pagaie. Quelquefois, les surfeurs occupés à glisser tranquillement sur une eau calme se jetaient brusquement
à plat ventre et, tel un troupeau de gazelles effarouchées, se mettaient à fuir en direction de la haute mer pour
éviter une lame particulièrement meurtrière.
Jessie était quelqu’un de très précis. Elle m’a expliqué qu’à l’approche de la vague je devais pagayer
(environ cinq fois) en visant la plage « à 6 heures ». Quand ladite vague était sur moi, j’étais censé m’orienter
« à 7 heures » (ou « à 5 », suivant les cas), et effectuer trois mouvements de « turbo-pagaie ». Ensuite, juste
avant le popup, il me fallait mettre tout mon poids sur le rail droit de ma planche (ou le gauche, en fonction du
sens de la vague). C’était alors le moment de me mettre debout en me concentrant sur la ligne formée par la
crête de la vague, « à 3 ou à 9 heures ».
En matière de surf, l’orientation du regard 15 est absolument cruciale. En équipant des « cobayes »
d’appareils servant à détecter les mouvements de leurs yeux et en enregistrant leurs évolutions en piscines à
vagues, on a constaté que les pros visent exactement l’endroit où ils vont tandis que les novices se concentrent
sur leur nombril. Au lieu de se préoccuper de leur destination, les débutants essaient surtout de ne pas perdre
l’équilibre, ce qui est totalement contre-productif.

J’avais vraiment le sentiment d’être pris pour un bleu qu’il fallait tenir par la main.
Et, de fait, c’était exactement le cas. Selon Rupert, « la plupart des coaches vont te dire de “mettre plus
de puissance dans ton virage”, par exemple, sans t’enseigner la façon exacte de t’y prendre. Autant compter
former un comique en lui demandant de faire des blagues plus rigolotes ! » Au lieu de suggérer à ses élèves de
« se synchroniser avec la vague », Rupert préférait leur montrer une vidéo et les aider à décomposer
l’ensemble de la manœuvre, point par point. Il lui arrivait de mettre les petits nouveaux à l’eau, au milieu des
vagues, avec en tout et pour tout un masque et des palmes, afin de les mettre directement dans l’ambiance.
L’un de mes tout premiers essais s’est soldé par un échec retentissant : impossible de prendre la vague.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que j’avais une peur bleue de refaire une chute et de percuter
le fond de l’océan. Or, cette obsession du pearling ne faisait que multiplier les risques.
En période d’anxiété, la technique et l’instinct ne font pas forcément bon ménage. Ainsi, un chanteur qui
se prépare à pousser une note aiguë aura tendance à se mettre sur la pointe des pieds alors qu’il a tout intérêt,
au contraire, à fléchir les genoux. Les skieurs débutants se penchent en arrière dans l’espoir d’éviter une
chute, et c’est ce qui les déséquilibre. Sur une planche de surf, lorsque votre cerveau vous exhorte à freiner, il
devrait vous inciter à écraser l’accélérateur.
« Quand on a peur de piquer du nez, on pagaie moins vite et on met tout son poids vers l’arrière pour
soulager le nez de sa planche. Or, c’est exactement l’inverse de ce qu’il faut faire. Quand la pente de la vague
est prononcée, il faut pagayer avec encore plus d’énergie et se déporter vers l’avant pour descendre le plus
rapidement possible. »
Bientôt, Abbie et moi avons réussi à prendre des vagues, dûment propulsés par Jessie. En effet, tout
débutant doit en passer par là car, pour pagayer de manière efficace, il faut de l’entraînement. J’avais honte de
devoir demander à quelqu’un de me pousser, jusqu’au jour où Harry m’a parlé d’une troupe de commandos
australiens qui avait assisté à l’un de ses stages. « C’étaient de vraies montagnes de muscles, mais ils étaient
incapables de se débrouiller tout seuls. »
Lorsque j’ai pris ma première « vraie » vague costaricaine, une droite de presque deux mètres, ça a été
le nirvana. Le tout a duré dix secondes, qui m’ont paru dix minutes. Aux yeux de n’importe quel observateur, je
n’étais qu’un touriste lambda sur une vague sans intérêt particulier mais, pour ma part, j’ai eu l’impression de
presque « toucher au magma essentiel de l’âme » (selon l’expression du journaliste Matt George), tel Neptune
sur son char.
Les cours étaient quelquefois mouvementés. Un jour, j’ai failli pulvériser Ulrike alors qu’elle se trouvait
dans l’eau, agrippée à sa planche. Je l’ai regardée dans les yeux et, en conséquence, j’ai foncé droit sur elle.
Harry a hurlé : « À gauche ! » et je l’ai évitée de justesse avant de prendre un magnifique gadin. Une autre
fois, Jessie a poussé Abby dans une vague à l’instant même où un gars en shortboard arrivait en sens inverse
et il a dû faire un écart, ce qui constituait une grave entorse au protocole. Jessie s’est confondue en excuses
avant d’ajouter : « Merci, pour elle, c’était super ! » L’autre surfeur a souri et levé le pouce en signe
d’approbation.

Le début de soirée était consacré aux analyses des vidéos. Vus de la terre ferme, nos efforts n’étaient pas
glorieux et, plus souvent qu’à notre tour, nous reprenions durement contact avec la réalité. Pendant les cours,
j’avais l’impression de descendre d’immenses toboggans à la vitesse du son. À l’image, on aurait plutôt dit un
papa poule faisant trempette avec ses enfants. Là où un vrai pro aurait affiché une nonchalance sans faille,
bien droit sur sa planche, je faisais des grimaces épouvantables et j’avais l’air d’un crapaud sur une boîte
d’allumettes. Ces superbes performances m’ont vite valu le surnom de « Gumby 16 ».
Toutefois, bien que ce « retour sur image » soit très important pour nous, il n’était pas toujours
représentatif de notre niveau réel. En effet, comme le disait Rupert : « De par sa nature foncièrement
incontrôlable, l’océan ne vous rend pas forcément justice. » Il était tout à fait possible de suivre ses
instructions à la lettre sans résultat positif ou, au contraire, de bénéficier de l’intervention d’un instructeur et,
par pur hasard, de connaître des moments inoubliables.
« Il y a quelque chose que vous devez toujours garder à l’esprit. Ça ne sert strictement à rien de s’en
vouloir d’avoir raté une vague, pas plus que de se lancer des fleurs le jour où tout marche comme sur des
roulettes. »
J’aimais bien cette façon de voir les choses. On fait de son mieux, sans être certain du résultat. À partir
d’un certain moment, il faut savoir lâcher prise.
Une fois au lit, je me repassais ces quelques minutes de bonheur sur la vague, je revivais la pression
exercée par la sensation de ces litres d’eau en train de déferler là, juste dans mon dos. Quand je fermais les
yeux, je voyais des formes sombres onduler à ma rencontre, en provenance d’un horizon flou, perdu dans
l’infini, et je m’imaginais en train de me mettre en position, malgré mes muscles douloureux, dans l’espoir de
laisser cette force vitale me porter jusqu’à une destination inconnue.

Quand la tortue dépasse le lièvre

Comme l’a dit un jour le célèbre pro Phil Edwards : « Un bon surfeur, c’est un surfeur qui s’éclate. » À l’instar
de nombreux débutants, je connaissais bien cette citation et j’en avais fait ma devise, bien que je ne sois
franchement pas persuadé qu’elle corresponde à la réalité. À vrai dire, je soupçonnais Phil de l’avoir inventée
pour remonter le moral des pauvres types dans mon genre. À mes yeux, l’important consistait avant tout à ne
pas agiter les bras dans tous les sens faute d’arriver à prendre la vague, de même qu’à éviter de boire la tasse
quand, pour une fois, on était plutôt bien parti.
Harry pensait qu’il fallait surtout remettre les choses dans l’ordre : « Plus on fait de progrès, plus on
s’amuse, quelles que soient les circonstances. »
En ce qui nous concernait, nous, les stagiaires, la question ne se posait même pas. Pendant cette fameuse
semaine, j’ai été plus d’une fois frappé par l’enthousiasme manifesté par notre petite troupe de quadras à
l’idée d’apprendre quelque chose de nouveau.
Plus nous partions de loin, plus c’était évident. Nos progrès en surf nous faisaient évoluer sur bien
d’autres plans, dans la mesure où nous avions accepté de renoncer provisoirement à une vie confortable
fondée sur la compétence professionnelle, le respect des convenances (« il y a un âge pour tout ») et l’idée que
c’était au tour de nos enfants de découvrir la vie, le tout pour nous lancer dans une aventure exigeante et
risquée, voire peut-être même futile.
« Il y a trop de gens qui, au-delà de la quarantaine, refusent l’idée de ne pas maîtriser une activité ou une
autre, nous a dit un jour Harry, et ils se privent ainsi d’une grande leçon de vie. » Lorsque nous passions du
whitewater au large, ou des lignes droites aux cutbacks, quelque chose changeait dans notre expression. Le
doute ou la peur qui nous taraudaient à notre arrivée n’étaient plus qu’un mauvais souvenir. Loin de se limiter
à la découverte d’un sport, le stage nous aidait à nous trouver.
Petit à petit, j’ai compris ce que représentait le surf pour certains de mes camarades. Ulrike, ma
colocataire, m’a raconté que l’une de ses amies avait succombé à une tumeur au cerveau, cinq mois plus tôt.
D’un seul coup, elle s’était dit qu’il était plus que temps de cesser de repousser la réalisation de son rêve.
Dorritt, l’une des New-Yorkaises, tentait de se remettre d’un divorce particulièrement pénible et elle
était certaine que l’assurance acquise sur sa planche l’aiderait à surmonter cette épreuve. Dans son esprit,
rien ne pourrait plus l’atteindre une fois qu’elle aurait réussi à gérer les caprices des vagues.
De fait, la vie peut se montrer aussi cruelle que l’océan. Après la fin du stage, Danny a appris qu’il
souffrait d’un lymphome. Il a continué toutefois à surfer, « en faisant attention de ne pas prendre de risques
inutiles ».
Kathy, que j’avais surnommé en secret la « reine des abeilles » parce que personne ne résistait à son
charisme et à son énergie, a passé la semaine à me régaler d’anecdotes hilarantes relatives à son
apprentissage du surf. Il s’est avéré qu’elle avait pris des cours avec une quantité d’instructeurs de tout poil,
un peu partout dans le monde. L’un d’entre eux, dit « Hawaii Joe », venait en fait du New Jersey. Un autre,
pilote d’avion à ses heures, l’avait emmenée survoler l’archipel indonésien, histoire de lui caser au passage
qu’il se targuait de « procurer un orgasme à n’importe quelle femme en quinze secondes » (autrement dit, en
moins de temps qu’il n’en fallait à l’intéressée pour se délester de sa combinaison de plongée).
En réalité, Kathy et Vanessa étaient de loin les deux meilleures surfeuses du groupe. J’étais curieux de
savoir comment la première, mère de trois enfants, avait réussi à atteindre un aussi bon niveau en débutant
sur le tard.
« Je me mettais souvent à la fenêtre pour regarder surfer les autres. » Apparemment, elle avait fait cela
pendant des années, et cette image évoquait chez moi une héroïne de Jane Austen aux ailes rognées par les
conventions sociales et le manque de confiance en soi. Pourtant, un jour, elle avait décidé de se lancer en
compagnie de son amie Ashley et de quelques autres mères au foyer. « J’ai presque réussi à me mettre debout,
mais au prix de fortes douleurs dans les côtes. Nous avons ensuite échangé un certain nombre de mails pour
nous plaindre de nos bobos divers et variés, et nous n’avons plus jamais abordé le sujet. »
Pourtant, l’envie était toujours là. Cinq ans auparavant, toute la famille était partie en vacances à
Waikiki. Les enfants voulaient se mettre au surf (on peut toujours compter sur la jeune génération pour
motiver les adultes) et l’un des vieux routards qui donnaient des leçons lui avait suggéré de se joindre à eux.
Son mari avait trouvé l’idée excellente. Là-dessus, le jour de son premier cours, ils avaient vu arriver un
moniteur du nom de Trevor qui, selon elle, « ressemblait à Laird Hamilton en plus jeune, plus mignon et moins
musclé ». Son mari, beau joueur, avait trouvé cela très drôle.
Elle avait ensuite passé une matinée entière à prendre des vagues qui lui semblaient dignes de Jaws
(célèbre spot de Maui) alors que, plus tard, en regardant les photographies, il lui avait fallu se rendre à
l’évidence : l’océan déchaîné de ses souvenirs s’apparentait plutôt à une mer d’huile. Elle avait eu beau
parcourir l’ensemble de la collection dans l’espoir d’y trouver un cliché la mettant à son avantage, la triste
vérité avait pris la forme d’un instantané la représentant en train de « surfer un vague clapotis, le derrière si
bas qu’on voyait la raie de mes fesses au grand dam de mon pauvre coach ».
Horrifiée, elle ne s’était pas découragée pour autant, loin de là, et c’est ainsi qu’étaient entrées en jeu les
longues heures d’entraînement, de répétitions, de progrès plus qu’hésitants. Les erreurs de débutant, elle les
avait toutes faites. À force de la voir hypnotiser du regard le bout de sa planche pendant les popups, l’un de
ses professeurs lui avait suggéré d’y écrire les mots « Relève le nez ! » Sans se démonter, elle avait suivi son
conseil.
Elle s’était fait casser le nez par sa planche, accident qui lui avait valu vingt points de suture. « J’ai été
plâtrée et on m’a interdit de mettre le pied dans l’eau pendant six semaines. » Elle avait tenu cinq.
L’hiver, elle se changeait dans des parkings couverts en grelottant de froid, pour ne pas remplir sa
voiture de sable. « À l’époque, je me prenais pour une tueuse mais, maintenant, quand je regarde les photos, je
trouve tout ça plutôt comique. Plus on avance, plus on a conscience d’être nul. »
Il est vrai que la métacognition (la représentation que l’on a de ses connaissances) ne fait pas de cadeau.
En tant que débutant, non content de ne savoir rien faire, on n’a qu’une idée très floue du chemin à parcourir.
D’un seul coup, on se retrouve perdu et on se voit obligé, comme les marmots décrits au chapitre 2, de tout
reprendre de zéro. Kathy m’a raconté qu’elle avait en permanence « le pied sur le frein », de peur de se faire
embarquer par les vagues, ce qui lui faisait gaspiller énormément d’énergie. « Mon instructeur était plein de
bon sens : “Ça ne sert à rien de lutter contre l’océan, me disait-il, car c’est toujours lui qui gagne.” »
Il lui avait fallu plusieurs années pour apprendre à moins s’énerver quand elle s’aventurait hors de sa
zone de confort, et elle m’a avoué qu’elle n’avait jamais cessé d’avoir le trac, quels que soient la météo ou
l’état de la mer. Un jour, à Hawaii, elle avait failli avoir affaire à un requin et, le lendemain, elle en tremblait
encore tandis que son instructeur tentait de calmer le jeu en lui adressant régulièrement des clins d’œil : « Un
requin ? Quel requin ? »
Aujourd’hui, le surf lui procure un sentiment d’apaisement : « Pas d’ordinateur, de téléphone ou de
gosses geignards à l’horizon. Tu te contentes de vivre l’instant à fond. » Son mari, par contre, n’aime pas
qu’elle sorte toute seule. L’un de ses amis trouve cela délirant : « Il n’a pas vu de problème à ce que tu passes
trois jours à Tortola en compagnie d’un prof beau comme un camion mais il flippe à l’idée que tu surfes en
solo ? » Normal : à en croire le principal intéressé, si Kathy entretient une « liaison dangereuse », c’est avec
son sport de prédilection.
On a fini par la surnommer « Encore une ! » du fait de la répugnance qu’elle éprouve toujours à sortir de
l’eau. Le surf lui a valu des yeux au beurre noir et des bobos à la pelle. Un soir où, après plusieurs heures dans
les vagues, elle a enchaîné directement sur un gala de charité en grande tenue, elle s’est penchée pour
ramasser sa serviette, et de l’eau de mer lui est sortie des narines, au grand amusement des autres convives.
17
Au tout début, elle s’était mis dans la tête de surfer une vague monumentale, à Pipeline , par exemple.
« C’est dingue de manquer de réalisme à ce point ! » m’a-t-elle avoué.
Aujourd’hui, l’expérience l’a rendue beaucoup plus raisonnable. Du fait de ses débuts tardifs, elle sait
qu’elle a « des années à rattraper » mais aussi qu’en surfant elle impose énormément de contraintes à son
corps. « Si j’avais choisi le golf, j’aurais du temps devant moi. » Elle ne cesse de répéter à Vanessa, de huit ans
plus jeune qu’elle, à quel point elle l’envie.
Toutefois, la découverte d’une passion à l’âge mûr présente un avantage non négligeable : « Je profite de
chaque instant à fond », affirme-t-elle.

*
e
Si vous effectuiez un petit pèlerinage aux Rockaways au début de l’été, aux alentours de la 69 Rue, vous y
verriez une troupe d’enfants s’amuser sur des softboards multicolores, à faible distance du rivage. En plissant
les yeux, peut-être distingueriez-vous une sorte de Gulliver au milieu de tous ces Lilliputiens, un homme
affichant un sourire béat. Ce grand dadais, ce serait moi.
L’été qui a suivi mes débuts, j’ai inscrit ma fille, âgée de 7 ans, à un stage de surf, car je voulais lui éviter
de se réveiller le jour où elle recevrait son premier décompte provisoire de points de retraite. Je me suis
demandé, là encore, si je tentais ainsi de tordre le cou (sans m’en rendre compte) à un stéréotype sexiste, celui
qui veut que les hommes préfèrent chahuter avec leurs fils et qu’ils rechignent à encourager leurs filles à
prendre des risques. Il semblerait en effet que nous soyons les principaux coupables quand il s’agit de
perpétuer, par pur réflexe, des préjugés bien établis. Pour ma part, en l’incitant à se lancer aussi jeune, je
voulais surtout lui apprendre à être consciente de l’étendue de ses capacités.
L’été, les vagues se faisant bien plus modestes et la fréquentation des plages beaucoup plus assidue, les
« vrais » surfeurs boudent les Rockaways. Toutefois, il me semblait que, tant qu’à être là, je n’avais pas grand-
chose à gagner à imiter les autres parents en me contentant de profiter du spectacle. Du coup, j’empruntais un
softboard à l’un des deux Mike pour pagayer avec la petite classe. Par chance, ma fille était encore à l’âge où
la présence de son père était source de fierté, et non d’embarras : pour tout dire, nous étions tous deux fiers
comme des paons chaque fois que l’un des éphèbes bronzés et musclés qui dispensaient les cours me faisait la
grâce d’un compliment.
En réalité, mes intentions n’étaient pas à 100 % innocentes. J’espérais qu’elle prendrait goût au surf et
constituerait ainsi une alliée de taille dans le cadre des votes démocratiques visant à choisir nos lieux de
vacances. Pour ma part, j’avais un penchant pour les destinations se trouvant, comme par hasard, à proximité
de spots, et le seul essai que nous avions effectué jusqu’alors n’avait pas été concluant aux yeux de ma femme.
Mes vœux se sont réalisés. C’est ainsi que nous avons surfé sur la côte bordelaise, à proximité d’une
station balnéaire accueillant, à la grande joie de ma fille, un camp de nudistes (pas du tout sportifs). À
Lisbonne, nous avons accompagné une ancienne pro et ses enfants à faible distance d’une plage bondée, avant
de nous régaler d’une bonne glace. À Playa Makaha, près de Lima, un instructeur brésilien particulièrement
sévère a fait semblant de ne pas l’entendre se plaindre de la fatigue. Si nous n’avions été que tous les deux,
elle aurait abandonné bien plus tôt et je ne l’en aurais pas empêchée mais, là, pour ne pas perdre la face, elle
s’est obstinée, finissant par surfer les plus belles vagues de sa jeune vie. Au Costa Rica, au large de la
péninsule de Papagayo, nous avons eu affaire à une mer anormalement calme, ce qui lui a permis de prendre
la vague sans aide, pour la première fois.
Tout en l’aidant à faire des progrès, je me suis peu à peu hissé au niveau 3 du modèle Dreyfus, celui de la
« compétence ».
C’est à ce stade que l’on commence à s’impliquer sur le plan émotionnel. En effet, le « novice » et le
« débutant avancé » se raccrochent désespérément aux instructions qu’on leur donne. « Ainsi, quand quelque
chose ne fonctionne pas, le sujet ne se reproche pas d’avoir fait une erreur : il se justifie en invoquant des
indications erronées. »
Au départ, à Rockaways, je pouvais expliquer mes chutes en prétendant qu’on ne m’avait pas appris à
négocier tel ou tel type de vague. En tant que « personne compétente », par contre, il me fallait prendre mes
responsabilités. Le jour où l’on assume ses erreurs, chaque réussite prend une nouvelle dimension parce
qu’elle correspond à un choix conscient. Les premiers temps, j’étais déjà enchanté de surfer une vague mais,
petit à petit, je me suis félicité d’être capable de pagayer jusqu’à l’endroit idéal pour prendre la vague.
Je ne ressentais pas vraiment le besoin de progresser encore. À notre époque où tout est question
d’objectifs et de performance, ne pas viser l’excellence n’est que pure hérésie.
Dans son livre L’Infinie Comédie 18, David Foster Wallace fait décrire à l’un de ses personnages, avec le
plus grand mépris, un genre de joueur de tennis, typiquement « content de lui » : « Il fait d’énormes progrès
jusqu’au jour où il atteint un palier, et ce bel effort lui suffit largement. » L’homme se met à perdre parce que
« son jeu ne s’améliore plus ». Il prétend « adorer ce qu’il fait » mais il arbore « un sourire forcé et une mine
de chien battu ».
Pour ma part, je surfais pour le plaisir. Contrairement à un marathonien désireux d’améliorer son temps
ou à un cycliste en quête de record personnel, je ne m’attachais à aucun indicateur de performance. Je n’avais
rien à « perdre », à part peut-être la joie d’être dans l’eau. Je savais que, si l’ennui finissait par me gagner, je
pourrais toujours partir en quête de nouveaux frissons, en changeant de spot ou de matériel, par exemple.
Mon enthousiasme était parfaitement intact. Les vagues des Rockaways, si petites soient-elles, me
bluffaient toujours quand je me repassais des enregistrements de surfcam. Certains de mes amis se
plaignaient parfois de la modestie de certaines d’entre elles mais, à mes yeux, c’était absolument sans
importance. Le surf me passionnait toujours autant.
Avais-je envie de m’améliorer ? Certes, mais je ne pratiquais pas en professionnel (que ce soit à plein
temps ou en complément d’une autre activité) et, pour être honnête, j’avais d’autres choses à faire dans la vie.
19
Pour paraphraser James Dickey, ce sport représentait pour moi une « lubie aussi tenace que capricieuse ».
Le niveau idéal, à mes yeux, était celui qui me permettait de prendre du bon temps.
Je ne passerai peut-être jamais le stade de la médiocrité et, franchement, cela ne me pose aucun
problème. Il faut savoir d’ailleurs que le terme « médiocre » vient du latin medius, qui signifie « au milieu ».
Considérant que je suis parti de rien, je m’estime heureux d’en être d’ores et déjà arrivé là. Personne ne sera
aussi content que moi de surfer ce fameux palier aussi longtemps que possible.

1. NdT : Célèbre émission sportive diffusée aux États-Unis pendant près de quarante ans.
2. NdT : Feuilleton des années soixante-dix racontant l’histoire d’une famille recomposée.
3. NdT : Nom familier que donnent les New-Yorkais à la péninsule de Rockaway, située dans le Queens.
4. Jack London, La Croisière du Snark (Livre de poche, 1936).
5. Hubert et Stuart Dreyfus, Intelligence artificielle : mythes et limites (Flammarion, 1992).
6. Allan Weisbecker, À la recherche du capitaine Zéro (Inverse, 2006).
7. NdT : Kook est le nom péjoratif que donnent les surfeurs expérimentés aux débutants qui ne savent pas ce qu’ils
font.
8. Barbara Oakley, On ne naît pas brillant, on le devient (First, 2019).
9. William Finnegan, Jours barbares (Points, 2018).
10. NdT : Quartier résidentiel très chic, connu pour ses boutiques de luxe et ses restaurants gastronomiques.
11. NdT : Lieu de vacances très populaire auprès de la population new-yorkaise aisée (et d’un certain nombre de
stars).
12. NdT : Allusion à un film de Kevin Smith (2004), Père et Fille en français.
13. NdT : Professionnel américain souvent considéré comme le meilleur surfeur de tous les temps.
14. Selon Robert Rider, il semblerait qu’un minimum de savoir-vivre suffise à régler le problème.
15. Si l’on en croit la célèbre théorie du « quiet eye » (établie par Joan Vickers), il est indispensable, lorsque l’on
pratique un sport de haut niveau, de maîtriser son regard. Il semblerait en effet que les meilleurs athlètes se
montrent particulièrement rapides et précis en la matière. Ainsi, au basket, les tireurs renommés se concentrent
plus vite et plus longtemps que les autres sur le panier. Selon Joan Vickers, ce phénomène serait à l’origine des
performances de joueurs tels que Wayne Gretzky (en hockey sur glace) ou Lionel Messi (au football) qui,
pourtant, ne se distinguent pas par leur morphologie ou leur capacité à produire des pointes de vitesse. On ne
sait pas grand-chose à ce jour sur le « quiet eye », l’hypothèse étant qu’il correspond à une stimulation cérébrale
accrue permettant au sujet de « maîtriser ceux de ses réseaux visuomoteurs qui lui permettent de contrôler ses
mouvements ». Cela voudrait dire que nos yeux orchestrent tous nos mouvements.
16. NdT : Personnage de dessin animé en pâte à modeler, célèbre pour ses contorsions.
17. NdT : L’un des spots les plus prestigieux de la planète, connu pour la beauté et la dangerosité de ses vagues.
18. David Foster Wallace, L’Infinie Comédie (Points, 2022).
19. James Dickey, Délivrance (Gallmeister, 2017).
CHAPITRE 6

L’ABC de l’apprentissage

L’art du jonglage

Après avoir passé plusieurs mois à faire de mon mieux pour engranger un certain nombre de compétences, je
me suis dit qu’il était temps de prendre un peu de recul et de m’intéresser au processus d’apprentissage en
soi. Toutefois, il n’était pas question pour autant de verser dans l’abstrait : il me fallait trouver un nouveau
domaine à explorer.
J’ai immédiatement pensé au jonglage, en tant qu’activité presque 100 % mécanique ne présentant, à
l’inverse de la marche, quasi aucun intérêt fonctionnel, si ce n’est celui de prouver qu’il est possible de lancer
plusieurs objets en l’air sans les faire tomber.
Je suis d’ailleurs loin d’être le premier à avoir eu cette idée, très répandue dans le monde de la
psychologie et de l’évaluation de la performance. Ainsi, l’étude qui a vraiment popularisé le concept de
« courbe d’apprentissage » a été effectuée sur des sujets s’adonnant au jonglage, et la couverture de l’une des
premières éditions d’un manuel très connu de Richard A. Magill, Motor Learning : Concepts and Applications,
en est, vous l’avez deviné, un bel exemple.
Comme me l’a expliqué un jour Peter Beek, professeur à l’Institut des sciences du mouvement de
l’université libre d’Amsterdam, il existe une multitude de raisons à cela.
Pour commencer, il s’agit d’une activité facile à reproduire en laboratoire. Ensuite, le jonglage s’apprend
nécessairement, dans la mesure où personne ne le maîtrise d’office, sans pour autant présenter un niveau de
difficulté tel que l’on est tenté d’abandonner tout de suite. Dans la plupart des cas, quelques jours suffisent à
acquérir les bases du jonglage à trois balles 1. La performance du sujet est particulièrement facile à évaluer,
pour des raisons évidentes. Enfin, on le sait bien, la motivation est l’un des facteurs clés de l’apprentissage et,
dans ce domaine, le jonglage se distingue, de par son aspect franchement divertissant, des autres tâches
expérimentales aussi insolites qu’ennuyeuses consistant à déplacer un curseur à l’aide d’un joystick ou à
appuyer sur des séries de touches.
Contrairement aux autres passe-temps dans lesquels je m’étais lancé, le jonglage ne me passionnait pas
particulièrement : ma démarche, dans l’histoire, était purement scientifique. Néanmoins, j’avoue que je
caressais l’espoir de m’en servir pour frimer un peu et, de fait, au bout de quelques mois, mes nouveaux
superpouvoirs m’ont permis de jouer les vedettes aux goûters d’anniversaire auxquels était conviée ma fille.
En effet, il faut savoir que, dès que l’on acquiert les bases d’un quelconque talent, on se détache du reste
du monde. Menez donc une petite enquête auprès de vos amis ou de vos collègues : je suis prêt à parier que la
plupart d’entre eux sont absolument incapables de jongler avec trois balles, et encore moins avec quatre. Cinq,
dites-vous ? Là, on parle de groupes privés sur Internet.
C’est la botte secrète de l’apprentissage : s’il faut souvent plusieurs années pour maîtriser un savoir-
faire, il suffit d’un minimum de temps et d’efforts pour être capable de mettre en œuvre quelque chose qui
n’est pas à la portée de tout le monde et que, d’ailleurs, on vient tout juste de découvrir. Aussi futile que puisse
paraître l’art de manipuler trois balles à la fois, cette forme d’adresse présentait, à mes yeux, l’avantage de
m’ouvrir de nouvelles possibilités, comme par magie.

Je suis donc parti à la recherche d’un professeur. Dans une ville comme New York, où les panneaux d’affichage
fourmillent d’offres de cours de toutes sortes (improvisation, tarot, initiation à la fabrication de
saucisses, etc.), rien de plus facile. Je n’ai pas tardé à porter mon choix sur une certaine Heather Wolf,
directrice d’une école du nom de JuggleFit (« La santé par le jonglage »), d’autant qu’elle n’habitait pas loin de
chez moi.
Nous nous sommes retrouvés dans un parc pour boire un café et elle en a profité pour me raconter son
histoire. Après avoir obtenu un diplôme de sociologie à l’université de Californie, elle est revenue à ses
premières amours (la guitare basse) et, un beau jour, son regard s’est arrêté sur une petite annonce : le cirque
des frères Ringling cherchait un bassiste.
« Je ne savais même pas que ce cirque possédait un orchestre, m’a-t-elle avoué, mais j’avais envie de
partir en tournée, et c’est ce que j’ai fait pendant six ans. » Là-dessus, quelqu’un a décidé de créer un nouveau
numéro impliquant l’ensemble de la troupe, sauf les musiciens, et pour lequel il fallait savoir jongler. Peu
soucieuse de rester sur la touche, Heather a pris la résolution de s’y mettre, elle aussi. À force d’obstination,
elle est même parvenue à maîtriser l’art du jonglage à cinq balles, considéré comme la porte de l’excellence.
« Je ne me prends pas pour une championne, mais je suis certainement la meilleure prof du coin, m’a-t-
elle affirmé avec le culot typique des New-Yorkais. Les vrais experts ont du mal à se souvenir de ce qu’ils ont
ressenti à leurs débuts. » J’avais déjà entendu cela quelque part, de la bouche de spécialistes de
l’enseignement. Quelle que soit votre admiration pour Michael Jordan ou Zinédine Zidane, ne comptez pas sur
eux pour animer en personne des stages de vacances : ils auraient probablement énormément de mal à
expliquer ce qu’ils font, et encore plus à le rendre accessible à des enfants de 9 ans.
Comme c’est souvent le cas à New York, l’entreprise de Heather ne constituait pas son activité
principale. Passionnée d’oiseaux, elle consacrait en effet la plupart de son temps à la gestion du site Internet
du Laboratoire d’ornithologie de l’université de Cornell. Son ancien colocataire avait été clown dans le même
cirque, aujourd’hui dissous. « Il ne travaille plus pour eux mais il participe à une quantité de tournées, celles
de Britney Spears, par exemple. Ici, à New York, les clowns n’ont aucun mal à trouver du travail. »
Une semaine plus tard, nous nous sommes retrouvés chez elle, et elle a sorti trois foulards de couleurs
différentes. Mon léger désappointement ne lui ayant pas échappé (mais où étaient donc les balles ?), elle m’a
expliqué que j’allais commencer par « jongler au ralenti » afin de comprendre le mouvement des balles et de
prendre de l’assurance. De fait, il a été prouvé que l’on apprend d’autant mieux que le premier contact ne
s’avère pas trop ardu 2.
Deux foulards dans la main droite et un dans la main gauche (ma main dominante), j’étais censé les
envoyer, l’un après l’autre, en direction des coins supérieurs d’un carré imaginaire positionné au-dessus de ma
tête. Je me suis exécuté, et ils sont retombés à terre. Pas de problème. Ensuite, j’ai dû lancer les foulards une
fois chacun et les rattraper. Je ne m’en suis pas trop mal sorti. C’est alors que Heather m’a demandé
d’accélérer le rythme, et j’ai vite été dépassé par les événements : considérant le chaos ambiant et les bouts de
tissu volant dans tous les sens, on aurait plutôt dit que je faisais les soldes chez H&M.
« Moi qui lis dans l’esprit de mes élèves, m’a dit mon professeur, je sais que tu essaies de suivre une
trajectoire précise. Contente-toi de viser les coins, sans penser à rien d’autre. »
Je n’étais pas autorisé à me concentrer sur la réception, non plus : selon elle, dès lors que je
m’appliquerais à atteindre les coins, mes mains se positionneraient toutes seules pour rattraper les foulards.
« Pour bien jongler, m’a-t-elle annoncé, il faut éviter de réfléchir. »
Le physicien David Jones l’a dit un jour : « Tout le monde sait faire du vélo, mais rares sont les gens qui
ont conscience de leurs mouvements. »
Faites donc l’expérience de demander à un cycliste lambda comment faire pour prendre un virage. Il va
sans doute vous répondre : « Tourne le guidon dans la bonne direction. » Techniquement parlant, c’est faux.
Comme auraient pu vous le dire les frères Wright 3, pour aller à gauche, il faut commencer par donner un léger
coup de guidon vers la droite 4.
Presque personne ne le sait parce que ce geste se fait inconsciemment. En effet, si nous nous
concentrions sur ce micromouvement en roulant, cela nous compliquerait considérablement les choses.
Ce qui fait la difficulté de ce type d’apprentissage, c’est qu’il est presque impossible à décomposer et
que, par conséquent, aucune instruction écrite ne s’avère réellement efficace 5. Comme l’a écrit le psychologue
Jerome Bruner : « Le savoir n’a d’utilité que lorsqu’il se transforme en habitude. »
Or, les débutants ne peuvent pas s’empêcher de réfléchir à ce qu’ils sont en train de faire. Essayez donc
de « micromanager » une activité aussi ordinaire que la marche, et vous constaterez que, d’un seul coup, vous
vous en tirerez très mal. Ce phénomène est à la base de la « théorie du réinvestissement », telle que posée par
l’expert en biomécanique Rich Masters.
On sait que les victimes d’AVC, par exemple, ont souvent tendance à boiter ou à marcher de façon
dissymétrique. Elles doivent réapprendre à se déplacer mais, à force de se concentrer sur l’aspect mécanique
de la chose, elles ne font qu’aggraver le problème. Pour aller mieux, il leur faut faire confiance à leur instinct.
Selon Rich Masters : « L’astuce consiste à inciter les gens à marcher en occupant leur esprit à autre chose. 6 »
Lorsque nous maîtrisons un mouvement ou une technique, cela devient automatique. Nous avons à peine
besoin de réfléchir parce que notre cerveau fonctionne en mode « pilotage automatique » et qu’il passe son
temps à prédire ce qui va se passer, avec un taux d’erreur extrêmement réduit.
Le jour où j’ai visité le Laboratoire de physiologie et de stimulation cérébrale de la faculté de médecine
de l’université Johns Hopkins, son directeur, un sympathique Argentin du nom de Pablo Celnik, m’a expliqué
que le cerveau fonctionne ainsi par souci d’efficacité, mais aussi pour gérer un certain décalage.
« Notre cerveau met de quatre-vingts à cent millisecondes à capter ce que nous faisons. En réalité, nous
vivons dans le passé. Aux yeux de nos fonctions motrices, ce que nous voyons à un instant t s’est produit une
centaine de millisecondes plus tôt. »
Ce processus facilite notre vie de tous les jours et, dès qu’il y a un hic, nous nous posons des questions.
Une faille du trottoir nous fait trébucher, notre cerveau s’en rend compte en une centaine de millisecondes, et
nous fusillons immédiatement le ciment du regard car la surprise a pris nos automatismes en défaut. En
revanche, impossible de se chatouiller soi-même parce que l’on sait exactement à quoi s’attendre : le cervelet
« annule » les perceptions sensorielles et l’influx nerveux. Faute d’imprévu, notre modèle interne contrôle la
situation.
Lorsque l’on tente de prendre un escalator en panne, on effectue quelques petits pas prudents. On a
même l’impression de sentir quelque chose bouger. En effet, à force de répétitions, notre cerveau a appris à
utiliser ce type d’appareil et il anticipe. On a beau savoir que rien ne se passe, le corps, lui, n’arrive pas à se
faire à cette idée.

Jouer les robots

Je n’allais pas tarder à découvrir que je me faisais une quantité d’idées fausses sur le jonglage.
À l’instar de nombreux débutants, je connaissais avant tout la « douche », exercice consistant à faire
décrire des demi-cercles à trois objets, dans le sens des aiguilles d’une montre. Or, cette technique est
beaucoup plus difficile à maîtriser que celle de la « cascade », bien plus répandue. Dans ce dernier cas, les
objets se croisent avant d’atterrir dans la main opposée, leur trajectoire formant une sorte de huit renversé.
Je pensais aussi que les jongleurs suivaient les balles du regard, défaut bien connu des novices. Quand
ma fille s’est essayée au jeter de foulards, j’ai pu constater que sa tête partait effectivement dans tous les sens.
En réalité, comme me l’a démontré Heather Wolf, le jonglage ne consiste pas à lancer des objets en l’air,
7
mais plutôt à dessiner une sorte de petit algorithme dans l’espace . Dans ces conditions, il n’y a rien
d’étonnant à ce que de nombreux mathématiciens émérites tels que Claude Shannon ou Ronald Graham se
soient adonnés à ce passe-temps.
Il ne faut jamais regarder ce que l’on fait, contrairement à ce qui fonctionne dans le cadre d’autres
sports. Les jongleurs se concentrent sur le sommet de la trajectoire des objets qu’ils lancent, ceux-ci
demeurant, globalement, dans leur champ de vision périphérique. Des études ont prouvé que, même si l’on
occulte la vue d’un jongleur au stade où il ne lui reste qu’une fine ligne de vision correspondant au point
supérieur de la parabole décrite par les balles, sa performance n’en est nullement affectée. Mieux encore : s’il
est vraiment compétent, il peut porter un bandeau sur les yeux et s’en sortir sans le moindre problème.
Quant à moi, je m’entraînais chez moi avec des foulards et je commençais à faire des progrès, dans la
mesure où je parvenais à effectuer plusieurs « tours » sans les faire tomber. Nous sommes donc passés aux
balles. Au départ, je devais en lancer une seule d’une main à l’autre en lui faisant décrire une parabole
relativement haute. Facile. Heather m’a alors demandé d’enchaîner trois de ces mouvements, sans essayer de
rattraper les balles.
Le but était de m’apprendre à bien ajuster mes lancers, le nerf de la guerre en matière de jonglage, car,
une fois cette technique acquise, la réception se fait de manière quasi automatique (grâce à la fameuse
prédiction).
Tout allait beaucoup trop vite. Je parvenais à effectuer correctement les trois premiers lancers mais, à
l’instar de nombreux débutants, je fonçais sur le quatrième 8, perdant ainsi mon rythme. « Prends ton temps ! »
me conseillait Heather.
9
Elle m’a dit que, petit à petit, cette impression allait s’atténuer , et elle avait entièrement raison. Je me
suis mis à avoir le sentiment de disposer de plus de temps, phénomène souvent décrit par les athlètes
professionnels. Le tracé dessiné par les balles est devenu très clair et, parfois, elles semblaient littéralement
suspendues en l’air.
Le neuroscientifique David Eagleman, qui a dirigé des recherches sur la notion du temps, m’a un jour
fourni une explication fort convaincante à ce sujet. Selon lui, au départ, on fait strictement attention à tout 10.
Je dois dire que mes premiers efforts relevaient plutôt de la frénésie. OK, je lance la première balle. Et
l’autre. Attends, il y en a encore une ? Où est passée la première ? Ah, la voilà ! Il faut déjà que je la relance…
et zut, voilà la deuxième ! J’ai raté mon troisième lancer ? Je dois le faire de la main gauche ou de la droite ?
Pourquoi est-ce que j’ai deux balles dans la même main ? Mais qu’est-ce que j’ai fichu ?
Or, plus le nombre de choses sur lequel on doit se concentrer est élevé, plus le temps s’accélère. En
faisant des progrès, on apprend à faire le tri. On sait un peu mieux à quoi s’attendre 11 et, d’un seul coup, on
s’aperçoit qu’on ne pense plus du tout aux balles parce qu’on est occupé à dessiner un schéma en l’air. On ne
se sent pas débordé : on est même capable de tenir une conversation tout en jonglant. Comme on a moins de
choses à faire à la fois, le temps ralentit.
Du coup, on s’attaque à un exercice plus difficile, et la machine s’emballe à nouveau.

Comme la plupart des débutants, là encore, je me suis heurté à un autre problème : mes balles partaient dans
tous les sens. Or, en jonglage, une erreur même minime est lourde de conséquences. Il suffit de se tromper de
quelques degrés pour que la balle ne retombe pas là où on l’attend.
« Fais comme si tu étais un robot ! » me disait Heather. Elle voulait que j’imite une machine programmée
pour ne pas bouger les pieds, garder les bras près du corps et agir lentement et posément. J’étais censé me
contenter de lancer des balles correctement, sans réfléchir, de préférence face à un mur pour que celui-ci
m’oblige à modérer mon enthousiasme.
Le problème qui se pose dans un cas pareil est que notre corps dispose d’un trop grand nombre de
« degrés de liberté », selon les propres termes du célèbre neurophysiologiste Nikolai Bernstein. En effet, notre
bras a la possibilité de se déplacer dans quelque vingt-six directions différentes (les fameux « degrés »), de
l’articulation de l’épaule à celle du poignet, ce qui nous oblige à synchroniser le travail d’une partie des
muscles et des neurones de notre corps (un bon millier pour les premiers, une centaine de milliards pour les
seconds) à chaque mouvement. Dans ces conditions, on pourrait comparer un simple lancer de balle à l’action
conjointe d’une tour de contrôle et d’une armée de marionnettistes particulièrement habiles.
Réfléchissons un instant à ce qui se passe quand on essaie d’apprendre à un enfant à manier une batte
de base-ball. Il peut s’y prendre d’une quantité de façons différentes, sans que cela lui serve à grand-chose en
termes de contrôle de la balle. Les débutants, comme le dit Nikolai Bernstein, se fatiguent tant à essayer de
coordonner leurs gestes qu’ils finissent par se tétaniser complètement, par lutter contre leur propre corps.
Lors de ses premières tentatives, ma fille manquait totalement de souplesse : ses pieds étaient
fermement plantés dans le sol et ses genoux, ses épaules et ses avant-bras, bloqués. Elle frappait droit devant
elle et ses mouvements se limitaient à une rotation du torse car elle cherchait, avant tout, à ne pas perdre son
équilibre. Ses « degrés de liberté » ne lui servaient strictement à rien.
Petit à petit, à force de travail, le novice parvient à se détendre et à utiliser plusieurs muscles
simultanément, autrement dit à faire preuve de « coordination ». « Avec l’expérience, il apprend, entre autres,
à laisser faire la nature », m’a expliqué un jour Richard Magill.
De manière générale, la maîtrise d’une technique implique un minimum d’efforts pour un maximum de
résultats. D’ailleurs, si les experts se distinguent souvent par l’impression de facilité qu’ils dégagent, ce n’est
pas par hasard. Avant de participer à mon premier grand marathon, je me suis rendu au Centre d’expertise de
la performance sportive de l’université de New York et, là, j’ai eu la surprise de découvrir que mon style
brillait par son manque d’efficacité : j’avais la mauvaise habitude, par exemple, de contracter inutilement les
épaules. Sur quarante-deux kilomètres et quelques de course, ce petit défaut, apparemment sans importance,
gênait ma respiration et me faisait gaspiller énormément d’énergie.
Quelle que soit l’activité concernée, qu’il s’agisse de jouer du violoncelle ou de pédaler sur un vélo de
course, une chose est sûre : plus on s’améliore, plus on gagne en efficacité mécanique. On apprend à
« activer » les muscles dont on a besoin et à « inhiber » les autres. Si je vous demande de serrer le poing et de
tendre l’auriculaire, votre cerveau intimera à vos autres doigts de ne pas bouger.
Quand Heather me demandait de « jouer les robots », elle ne s’attendait évidemment pas à ce que
j’effectue des mouvements saccadés à la manière de R2-D2 (malheureusement, je me débrouillais très bien
tout seul dans ce domaine). Elle voulait simplement que je ne me complique pas les choses inutilement.
Elle m’a raconté que souvent, ses élèves s’exclamaient : « Je n’y arriverai jamais ! » alors qu’en fait tout
se passait comme sur des roulettes, sans qu’ils en aient conscience, d’où l’idée du fameux « robot ». En réalité,
le jonglage ne présente pas de difficulté particulière sur le plan physique 12 : il suffit de savoir lancer une balle.
Là où les choses se gâtent, c’est lorsqu’il faut se conformer à des « modèles mentaux » précis en fonction des
différents motifs. La plupart du temps, les lancers ratés correspondent tout bêtement à des erreurs de timing
qui cassent le rythme du jongleur.
Dès que l’on parle d’activité physique, le terme « mémoire musculaire » revient obstinément. S’il est
tentant de croire que nous sommes littéralement capables de « programmer » nos muscles et de leur faire
« mémoriser » des informations, il faut savoir que ce n’est pas tout à fait le cas. En effet, lorsque nous signons
un document, par exemple, nous avons l’impression d’agir de manière automatique, comme si notre corps se
débrouillait tout seul. Pourtant, cette même signature, nous pourrions la dessiner, en grand, sur un tableau
noir 13, ou en faire un magnifique graffiti. Rien ne nous empêcherait de la tracer dans le sable à l’aide de notre
gros orteil ou d’accorder un autographe à Dame Nature en urinant dans la neige (expérience effectuée, dans
mon enfance, dans le seul but de faire avancer la science). Au pire, nous serions sans doute capables d’apposer
un paraphe relativement convaincant à l’aide d’un stylo tenu dans notre bouche.
Pourtant, les muscles recrutés ne seraient jamais les mêmes. En réalité, ces diverses actions
consisteraient à mettre en œuvre un « schéma moteur » inscrit dans notre cerveau. Quoi qu’il arrive, nos
muscles se contentent de répondre aux injonctions de notre système nerveux (même si cette forme de
communication fonctionne dans les deux sens).
Le terme de « mémoire musculaire » semble également impliquer une réelle similitude dans l’exécution,
comme si nous répétions indéfiniment les mêmes gestes, alors que chacun de nos mouvements est soumis à de
subtiles variations. En effet, nous sommes constamment obligés de nous adapter à notre environnement. C’est
pour cette raison que Nikolai Bernstein estime que nous avons tort de chercher systématiquement « des
solutions à nos problèmes mécaniques », c’est-à-dire de nous attacher à mettre au point des techniques
apparemment efficaces, du moins dans certaines circonstances. Ce mode de fonctionnement, trop rigide,
s’avère contre-productif dès lors que l’on remplace une variable par une autre.
Nous avons plutôt intérêt à résoudre nos problèmes au cas par cas, quitte à avoir recours à des méthodes
différentes, ce que Bernstein qualifie de « répétition sans répétition ». Je savais pertinemment qu’effectuer de
longues séries de cascades à trois balles ne ferait pas de moi un bon jongleur. En réalité, je connaissais la
recette, et il ne me restait plus qu’à l’appliquer avec un minimum de sérieux et de régularité.
La clé consistait à m’inventer des exercices me permettant de progresser plus vite. C’est ainsi que je me
suis mis à démarrer mes motifs de la main droite (en m’appuyant sur l’exemple fourni par ma main dominante,
la gauche), ou à varier la hauteur de mes lancers. Je m’exerçais dans des pièces différentes, avec des objets de
toutes sortes. Je jonglais en marchant. Assis. En écoutant de la musique. En bavardant.
Chaque modification, si bénigne soit-elle, m’obligeait à m’adapter en conséquence. J’émulais ainsi les
sujets d’étude de Karen Adolph, ces petits enfants qui apprenaient à marcher sans discipline apparente alors
que, dans les faits, ils appliquaient une méthode particulièrement efficace, fondée sur la variabilité.
Les bons jongleurs commettent des erreurs comme tout le monde. Toutefois, rompus à la résolution de
problèmes, ils se montrent particulièrement réactifs. Le grand maître d’échecs Jonathan Rowson prétend que
l’on reconnaît un expert au fait qu’il a tout vu, tout entendu. Aucun piège ne lui est inconnu. De la même façon,
à l’instant où un pro du jonglage lance sa balle de travers, il le sait, et il a les moyens de corriger
instantanément le tir.
« Quand quelque chose ne va pas, passe tout de suite en mode “robot”, me conseillait Heather. C’est toi
qui contrôles la balle, pas l’inverse. »

Observer pour apprendre peut-on se contenter de vidéos


sur internet ?

À un moment donné, je me suis demandé si j’avais réellement besoin d’un professeur. Aurais-je pu me
contenter d’aller faire un tour sur YouTube ?
La réponse est « oui » : YouTube fourmille de vidéos sur le jonglage, dont certaines sont plutôt bien
faites. De plus, l’imitation constitue l’un des moteurs principaux de l’apprentissage, voire peut-être le plus
efficace.
« Nous sommes des observateurs nés », m’a un jour expliqué Luc Proteau, professeur à l’Unité de
kinésiologie de l’université de Montréal. Une multitude de zones de notre cerveau (ce que l’on appelle le
« réseau action-observation ») sont stimulées lorsque nous regardons quelqu’un effectuer une tâche
14
appartenant à notre « répertoire moteur » (un aboiement de chien ne produit pas le même genre de résultat,
pour des raisons évidentes).
Ce phénomène nous encourage à imiter la personne concernée en « faisant chauffer », en quelque sorte,
les neurones appropriés. En effet, le réseau action-observation ne se substitue pas à une quelconque forme
d’action dans la mesure où le cortex moteur ne s’active que dans le cadre du passage à l’acte : son rôle
consiste plutôt à organiser un genre de répétition générale.
Il existe cependant à cela une condition sine qua non : il faut avoir la volonté d’apprendre. Emily Cross,
professeur de neurosciences cognitives à l’université de Bangor, m’a un jour expliqué que, lorsque nous
regardons quelqu’un prendre une leçon de danse ou de macramé, notre réseau action-observation « s’implique
d’autant plus que, non contents de nous poser en spectateurs, nous essayons de nous instruire au passage ».
Selon elle, « l’apprentissage met le cerveau en situation de recueillir des informations ».
Plus on témoigne d’enthousiasme en la matière, plus le cerveau répond à l’appel. On se souvient d’autant
mieux de la réponse à une question que l’on a fait preuve de curiosité à la base. 15 Il semblerait que la
perspective de devoir un jour enseigner quelque chose à quelqu’un 16 facilite la mémorisation de techniques
spécifiques. De manière assez étrange, l’observation de débutants fournissant des efforts en majorité
infructueux s’avère, apparemment, particulièrement efficace. C’est sans doute parce qu’un expert sait ce qu’il
fait et que, au bout du compte, le processus d’apprentissage a quelque chose de contagieux.
Cela étant, il est bien évident qu’il est souvent indispensable de passer à l’acte, même s’il faut bien dire
que le manque d’exemples concrets ne facilite pas la tâche. Les sujets d’une étude consacrée au jonglage à
trois balles ont été divisés en deux groupes. Les membres du premier ont visionné une vidéo montrant un
professionnel en train de jongler, tandis que les autres ont dû se contenter d’instructions verbales et de
consignes les invitant à « se débrouiller tout seuls ».
Au bout de trois séances d’entraînement, les sujets du premier groupe se sont montrés capables
d’effectuer, en moyenne, sept cycles du même motif. Ceux du second n’arrivaient même pas à lancer
correctement la balle.

Quel que soit le domaine concerné, l’observation ne fait pas tout, et c’est l’opinion d’un tiers qui change la
donne. S’il existe une chose dont YouTube ne pourra jamais se vanter, c’est de fournir du feedback. Pendant
les cours, Heather surveillait en permanence la façon dont je positionnais mes bras, la direction de mon regard
ou la hauteur de mes lancers.
Elle relevait mes erreurs mais, plus important encore, les moments où je faisais tout comme il le fallait.
Bien que nous ayons tendance à penser que l’apport d’un professeur consiste surtout à nous aider à nous
corriger, un nombre croissant d’études semble prouver que les retours positifs ne se limitent pas à être
agréables : en réalité, ils facilitent l’apprentissage.
Si l’on y réfléchit bien, il est bien plus facile de jongler ou de surfer n’importe comment que de faire des
prouesses et, dans ces conditions, autant se concentrer sur ce qui fonctionne bien. En motivant les élèves et en
leur donnant confiance en eux, les encouragements s’avèrent souvent bien plus productifs que le feedback
négatif, générateur d’anxiété et de manque d’assurance.
Cela étant, il ne faut pas abuser des bonnes choses : on a toujours intérêt à commettre des erreurs et en
tirer les leçons qui s’imposent, le tout étant de ne pas confondre « manque de réussite » et « manque de
progrès ». Pour ma part, chaque fois que je m’entraînais au jonglage, les choses se passaient de façon
légèrement différente. Les spécialistes qualifient ce type de variabilité de « bruit ».
Pour être honnête, mes résultats étaient franchement inégaux. Il m’arrivait d’aligner vingt ou trente
séries à trois balles, et de caler au bout de deux ou trois le lendemain. Ensuite, je repartais de plus belle. Rien
de plus normal. Une étude menée par des chercheurs du MIT a montré que l’ensemble des apprentis jongleurs
concernés faisaient régulièrement des « progrès fulgurants » et que, de la même façon, il y avait des moments
où ils cumulaient les erreurs, les « bugs ». Effectivement, j’étais tout à fait capable de lancer ma première
balle trop tard, la deuxième trop tôt, et d’oublier carrément de lâcher la troisième alors que, si je parvenais à
réparer ma première bêtise d’une façon ou d’une autre, j’avais droit à une splendide série de lancers
absolument impeccables. Au départ, c’est souvent à la chance, celle du débutant, paraît-il, que l’on doit une
séance réussie.
À la manière des marmots apprenant à marcher dans le laboratoire de Karen, je brillais un jour pour me
ramasser lamentablement le lendemain, cette progression en dents de scie me permettant, toutefois, de me
forger peu à peu un solide répertoire de solutions à d’éventuels problèmes.
Je ne tirais pas toujours mon inspiration de vidéos pratiques ou de cours particuliers. Le nom de Dick
Fosbury, champion olympique de saut en hauteur, vous rappelle-t-il quelque chose ? Natif de l’Oregon, Dick
avait à peine le niveau suffisant pour appartenir à l’équipe d’athlétisme de son lycée. Pour tout dire, son
record personnel (1,63 mètre) correspondait à la première barre de n’importe quel meeting.
Étant donné l’urgence de la situation, il s’est mis à envisager de recommencer à sauter en ciseaux, c’est-
à-dire en passant les jambes l’une après l’autre au-dessus de la barre, le torse à la verticale. Ce style avait peu
à peu été éclipsé par le « rouleau ventral » consistant, comme son nom l’indique, à s’enrouler littéralement
autour de la barre. L’ennui, c’est que cette technique ne lui convenait absolument pas.
Il a donc décidé de jouer le tout pour le tout, et le saut en ciseaux lui a permis de battre son record
personnel en franchissant 1,68 mètre. Toutefois, il savait qu’il avait atteint ses limites. C’est alors qu’une idée
lui est brusquement venue à l’esprit, lors de son ultime tentative : « Et si je me présentais de dos ? »
La légère torsion nécessaire à une telle acrobatie manquait certes d’élégance (un journaliste n’a pas
hésité à comparer le tout à un « AVC en plein vol ») mais le mouvement s’est avéré efficace. « Je n’ai pas fait
exprès de changer de style, a déclaré Dick. C’est arrivé tout seul. »
Cette adaptation improvisée du saut en ciseaux, vite baptisée le « Fosbury-flop », a révolutionné le
monde du saut en hauteur. Dick Fosbury n’avait imité personne, puisqu’il avait tout inventé, et aucun coach ne
l’avait conseillé. Sa méthode, qui défiait les lois de la physique, enfreignait le règlement aux yeux de certains
spécialistes. Le dos au mur, n’hésitons pas à le dire, Dick avait réussi à trouver rapidement (et dans le feu de
l’action) une solution à son problème.

De l’intensité du processus d’apprentissage

Une semaine après avoir pris mon premier cours de jonglage, je me suis aperçu que je n’étais plus le même
homme.
Je ne débordais pas, d’un seul coup, d’optimisme ou de confiance en moi : quelque chose chez moi avait
changé, au sens propre du terme.
Plusieurs études ont montré que le moindre petit mouvement, tel celui qui consiste à lancer une balle en
l’air, a une réelle incidence sur le cerveau. Il ne faut souvent pas plus d’une semaine à ce phénomène de
« plasticité structurelle liée à l’activité neuronale » pour pointer le bout de son nez. Le jonglage agit non
seulement sur la substance grise, « centre de traitement de données » du cerveau, mais aussi sur la substance
blanche 17, responsable de la propagation des informations.
On observe surtout des changements au niveau du cortex visuel et non du cortex moteur, ce qui semble
appuyer la thèse voulant qu’il s’agisse moins de faire preuve de dextérité que de savoir prévoir et contrôler le
trajet des balles que l’on lance.
En période d’apprentissage 18, le cerveau se comporte d’une façon bien particulière, très différente de sa
réponse face à la répétition d’un geste déjà connu.
On dit parfois que son volume augmente, mais c’est une idée fausse. Sa taille et son poids ne subissent
aucune modification. Par contre, on assiste à une sorte de remaniement interne 19.
Selon Tobias Schmidt-Wilcke, neuroscientifique (et jongleur !) en exercice à l’université de la Ruhr, à
Bochum : « En mode “apprentissage”, le tissu neuronal adopte un mode de fonctionnement bien précis.
Contrairement à ce que l’on pense souvent, le nombre de données à intégrer et la quantité de substance grise
mobilisée n’ont strictement rien à voir. Il s’agit plutôt de s’adapter et de se débrouiller avec les moyens du
bord. »
Cela veut dire que nous ne passons en aucun cas notre vie à amasser de la matière grise, bien que le
processus d’apprentissage n’ait pas de fin. En revanche, à force d’être sollicité, notre cerveau gagne en
efficacité au même titre que nos muscles. En réalité, la densité de la substance grise augmente brièvement
face à la nouveauté, pour retomber ensuite. Nous ne gardons que ce dont nous avons besoin pour obtenir un
résultat et ne pas en perdre le bénéfice.
Le statut d’éternel débutant présente donc un intérêt non négligeable dans le sens où il nous pousse à
soumettre notre cerveau à un entraînement fractionné de haut niveau, au lieu de lui imposer de pénibles
marathons. Chaque nouvel apprentissage représente un conditionnement supplémentaire, gage de
productivité.
Pour ma part, j’avais la nette impression d’avoir conscience de l’hyperactivité de mes neurones à
l’entraînement : au début, je faisais de tels efforts de concentration que j’en attrapais des maux de crâne, mais
j’ai fini par réussir à « déconnecter ». Malheureusement, dès que je me lançais dans une nouvelle variation
(celle du « Mills Mess », par exemple), le chaos ainsi créé dans mon stock de substances grise et blanche
faisait réapparaître la douleur.
En général, je mettais fin à la répétition quand ma tête me faisait vraiment trop souffrir. Il a d’ailleurs été
prouvé par de nombreuses études que le sommeil constitue un excellent outil d’apprentissage, quand bien
même il se réduit à quelques minutes de sieste. En effet, une fois au repos, le cerveau fait le tri des souvenirs
qu’il vient d’acquérir et les réorganise, la mémorisation faisant, on le sait bien, partie intégrante de
l’apprentissage. Ces pauses lui permettent de se repasser, en quelque sorte, le film au ralenti, comme le ferait
un commentateur sportif pour analyser une action n’ayant duré qu’une fraction de seconde.
De manière plutôt étrange, la plasticité cérébrale n’est pas proportionnelle aux résultats obtenus. Si l’on
en croit un spécialiste : « Le cerveau est friand de nouveauté et de surprises. » Apprendre constitue donc une
motivation en soi.
Il semblerait que l’âge ne joue aucun rôle dans ce domaine. Une étude effectuée sur des apprentis
jongleurs entrés, en moyenne, dans la soixantaine, a montré que leurs cerveaux étaient aussi malléables que
ceux de débutants d’une vingtaine d’années.
Tobias Schmidt-Wilcke en est convaincu : « Il ne faut jamais cesser de s’instruire, tout au long de sa vie,
quel que soit le résultat final. »

Ce conseil me trottait toujours dans la tête, le jour où j’ai accompagné Heather Wolf dans l’Upper West Side
pour y rencontrer l’un de ses élèves, Steve Schrader.
Cet homme trapu et grisonnant, à la démarche sautillante, habitait un lumineux appartement situé tout
en haut d’un immeuble. Après m’avoir servi une tasse de café, il m’a demandé d’où je venais. « De Brooklyn »,
ai-je répondu. Son visage s’est éclairé : « C’est là que j’ai fêté mon anniversaire pas plus tard que mercredi
dernier ! » En effet, il venait d’avoir 81 ans. Une forêt de cartes d’anniversaire multicolores trônait sur son
piano à queue.
Exemple typique de New-Yorkais de l’ancien temps, bourré de charme, Steve n’avait jamais quitté
l’Upper West Side. « Je ne vais jamais au-delà de la 66e Rue », a-t-il insisté en riant. Son père Abe, immigrant
polonais, s’était fait une réputation dans la confection (on l’avait même surnommé « le roi de l’Ultrasuede 20 »),
à tel point qu’Ed Koch, maire de la ville pendant plusieurs années, lui avait rendu hommage en lui dédiant une
journée entière. Après avoir vendu sa société, Abe était devenu courtier à Wall Street, à l’âge vénérable de
90 ans.
Steve ayant connu un parcours encore plus chaotique, il constituait, à mes yeux, l’apprenti éternel par
excellence. « J’ai bien peur d’avoir souvent joué les dilettantes », m’a-t-il avoué. Il avait écumé les ruelles de
Greenwich Village à l’époque de la gloire de Dylan, joué de la guitare, enregistré quelques CD. Il avait
également peint des tableaux, vendu des robes, enseigné dans le secondaire et dirigé une petite maison
d’édition. L’écriture était toutefois sa véritable passion (« Il faut savoir se poser, un jour ou l’autre ! »), et il
m’a fait don de quelques-uns de ses livres, des essais mélancoliques consacrés à sa ville et à son histoire
personnelle.
Un an plutôt, il avait décidé de se lancer dans le jonglage, dans le but de se remonter le moral. Il
souffrait en effet d’un certain nombre de problèmes de santé (on lui avait retiré la vésicule biliaire et installé
un pacemaker), et son médecin lui avait déconseillé de pratiquer son sport favori, le tennis, activité qu’il avait
découverte au détour de la quarantaine.
Un beau jour, il s’était rendu compte que son club du troisième âge proposait des cours de jonglage.
« J’ai vraiment souffert au départ mais, pour ma défense, le professeur n’était pas terrible. » Il avait essayé de
se débrouiller tout seul, sans succès. C’est alors qu’il était tombé sur Heather. Au début, il s’était contenté des
cours collectifs. « Je faisais franchement tache au milieu de tous ces gens de quarante à cinquante ans plus
jeunes que moi. » Comme c’était souvent le cas depuis plusieurs années, il avait l’impression de « compter
pour du beurre ». La méthode de Heather n’étant pas en cause, il avait opté pour des leçons particulières
hebdomadaires avec la ferme intention d’apprendre le jonglage à cinq balles et de faire ainsi, considérant son
âge, une entrée fracassante dans le Livre Guinness des records.
Plus facile à dire qu’à faire. Pour ma part, à ce stade, je ne me débrouillais pas trop mal en cascade à
trois balles et j’avais commencé à apprendre le jonglage « asynchrone » à quatre balles, technique si
impressionnante que, la plupart du temps, les spectateurs ne sont même pas capables de compter le nombre
d’objets en mouvement.
Cela étant, tout comme Steve, je visais les figures à cinq balles, symboles de compétence s’il en est.
Selon Heather, il me faudrait au moins un an ou deux pour en arriver là, à condition, bien sûr, de m’exercer
régulièrement. Steve et moi essayions de nous consoler en nous disant que Claude Shannon, le génie du MIT,
avait lui aussi souffert mort et passion pour passer de quatre balles à cinq. Si l’on en croit le journaliste Jon
Gertner : « Il était d’autant plus décidé à réussir que cela représentait pour lui un véritable défi. »
En tant que débutants, Steve et moi nous heurtions aux mêmes écueils. De plus, faute de professeur, il
avait pris de mauvaises habitudes (celle de trop agiter les bras, par exemple) et il peinait à s’en débarrasser.
Toutefois, une fois la période difficile derrière lui, il était entré dans le cercle vertueux de
l’apprentissage : plus on en sait, plus on s’amuse ; plus on s’amuse, plus on s’entraîne ; plus on s’entraîne, plus
on fait de progrès.
Autre chose l’avait frappé : « Les années passant, il faut travailler de plus en plus dur pour obtenir les
mêmes résultats. » L’étude que j’ai évoquée plus haut, celle qui a fait ressortir la plasticité du cerveau des
apprenants d’âge mûr, a également montré qu’en trois mois de pratique 100 % des sujets de 20 ans avaient
atteint leur objectif (jongler sans interruption pendant soixante secondes), alors que les soixantenaires
n’avaient été que 23 % à y parvenir. La conclusion qu’en tirait l’équipe de chercheurs aurait pu servir de
devise à Steve et à son père : « Pour bien vieillir, il ne faut pas se laisser aller mais, au contraire, se donner à
fond. »
Et il y a mieux encore. Plus les personnes âgées se servent de leurs cellules grises, mieux elles s’en
sortent : autrement dit, elles rajeunissent littéralement. Il semblerait bien que l’apprentissage constitue une
activité à pratiquer sans modération, tout au long de la vie.

1. On considère généralement le jonglage à trois balles comme le B-A-BA d’une activité consistant essentiellement à
manipuler plus de deux objets à la fois.
2. Dans le cadre d’une étude, on a demandé à des golfeurs de putter une balle, soit dans un trou environné de trous
plus larges (ce qui, par comparaison, le faisait paraître plus petit), soit dans un trou environné de trous plus
petits (ce qui, vous l’avez deviné, le faisait paraître plus large). Comme on pouvait s’y attendre, les sujets qui ont
le mieux réussi l’exercice ont été ceux qui avaient affaire à un trou apparemment plus large. Toutefois, lorsque,
plus tard, on a repris l’exercice en faisant viser à l’ensemble des sujets un trou de taille normale, ce sont les
mêmes qui ont obtenu les meilleurs résultats : leur apprentissage avait donc été particulièrement efficace. De
plus, il semblerait que l’auteur d’un putt réussi ait la sensation d’avoir affaire à un trou particulièrement large.
On peut donc en conclure que le phénomène fonctionne dans les deux sens : plus la tâche est aisée, plus l’élève
prend de l’assurance ; plus l’élève se sent en confiance, plus il éprouve une impression de facilité.
3. Comme l’a écrit Wilbur Wright : « J’ai demandé à des dizaines de cyclistes de me décrire la façon dont ils s’y
prenaient pour tourner à gauche. À ce jour, je n’en ai pas trouvé un seul qui soit capable de donner la bonne
réponse du premier coup. »
4. Le physicien Joel Fajans a mis au point un ingénieux petit exercice vous permettant de faire vous-même
l’expérience de ce fameux contre-braquage. En descente (pour ne pas avoir à pédaler), lâchez le guidon de la
main gauche et posez votre main droite à plat à l’extérieur de la poignée droite du guidon en appuyant
légèrement. Dans la mesure où vous ne serrez pas les doigts, votre vélo ne pourra tourner que vers la gauche.
Pourtant, vous partirez à droite.
5. Comme l’a dit le philosophe Gilbert Ryle : « On n’apprend pas à faire quelque chose en accumulant les données
théoriques. » Toutefois, Jason Stanley et John W. Krakaure réfutent, dans une certaine mesure, la thèse de
Gilbert Ryle. Selon eux, bien qu’il soit très facile d’apprendre tout seul à enfoncer un clou à l’aide d’un marteau,
on s’y prendra de manière d’autant plus efficace qu’on aura reçu au préalable quelques conseils. De même, des
recherches effectuées par Daniel Wolpert et son équipe ont montré qu’il est plus facile de se familiariser avec un
nouvel outil (dans le cas précis, un marteau virtuel) lorsque l’on dispose d’une démonstration visuelle.
6. Pour aider des victimes d’AVC à se remettre des séquelles de leur pathologie, on leur fait utiliser un tapis de
marche un peu spécial qui les oblige à bouger l’une de leurs jambes plus vite que l’autre. De cette façon, sans
même s’en rendre compte, elles apprennent à compenser leur boiterie, une fois revenues sur la terre ferme. J’ai
testé ce type d’exercice à Baltimore, dans un laboratoire de l’université Johns Hopkins, et j’ai pu constater qu’il
n’est pas du tout évident de marcher correctement lorsque l’une de vos jambes s’obstine à vouloir aller trois fois
plus vite que l’autre. Au bout d’un moment, j’ai réussi à me débrouiller, au prix toutefois d’une claudication
prononcée. Ryan Roemmich, l’un des chercheurs de l’université, m’a expliqué que, chez une victime d’AVC, la
boiterie induite par le tapis de marche compense celle qui résulte de l’atteinte cérébrale, d’où le retour à une
certaine symétrie. « Le cerveau, de façon plus ou moins consciente (mais avant tout inconsciente) passe en mode
prédictif. Une fois le patient descendu du tapis de marche, bien qu’il sache exactement où il se trouve, son
cerveau continue à fonctionner de la même façon, et c’est là tout l’intérêt en matière de rééducation. Les effets
du travail sur tapis de marche sont durables et se prolongent dans la vie courante. »
7. Le célèbre mathématicien Claude Shannon a même réduit le jonglage (dont il était fan à ses heures) à une
formule : (F + D)H = (V + D)N. F représente le temps passé en l’air par la balle ; D, le temps qu’elle passe dans
la main ; N correspond au nombre de balles ; H, au nombre de mains ; enfin, V représente le temps pendant
lequel la main reste vide.
8. Cette erreur est très fréquente chez les débutants. Si l’on en croit une étude effectuée sur le sujet : « Le novice
ne se donne pas le temps de s’imprégner de la structure du motif. »
9. Pour quelle raison ? Il existe une hypothèse voulant que notre perception du temps se modifie de la même façon
que celle que nous avons de la largeur d’un trou au golf, à la suite d’un putt particulièrement réussi. Dans le
cadre d’une étude, on a procuré à des joueurs de Pong des raquettes plus grandes que la normale. Comme on
pouvait s’y attendre, leurs performances se sont améliorées. Toutefois, ils ont également eu l’impression
d’assister à un ralentissement de la vitesse de la balle, et c’est probablement ce phénomène qui était à l’œuvre
quand j’analysais, avec le recul, une séance de jonglage plutôt bien réussie.
10. Une étude ayant pour objet de comparer des tireurs de niveaux différents a montré que les novices se
concentraient sur la cible pendant toute la période de visée, tandis que les experts le faisaient essentiellement au
moment de presser la gâchette. Selon les auteurs de cette étude, il semblerait donc que « les experts maîtrisent
mieux leurs ressources corticales ».
11. Selon certains scientifiques, « le cerveau se prépare à toute action motrice en exploitant au maximum sa
capacité d’acquisition d’informations sensorielles », de façon à adapter les mouvements du corps à son
environnement, d’une part, et à lui donner l’impression qu’il dispose de plus de temps, d’autre part.
12. Comme l’affirme Howard Austin, du MIT : « Le jonglage ne repose ni sur la force musculaire, ni sur un certain
nombre de chemins neuronaux au sens habituel du terme, ni sur le feedback. »
13. Tous mes remerciements à Jesse Rissman, professeur de psychologie à l’université de Californie, qui m’a fourni
cette idée.
14. Selon une étude effectuée sur le sujet, le réseau action-observation, pour être stimulé, ne se contente pas de
« représentations visuelles » : il a également besoin de « représentations motrices ». Si l’on en croit les auteurs
de l’étude : « La façon dont le cerveau réagit à l’observation d’une action ne dépend pas uniquement de la
visualisation préalable de celle-ci, mais aussi de sa mise en œuvre directe. »
15. Une étude menée par Mathias J. Gruber et son équipe a montré que, plus on a envie de connaître la réponse à
une question, plus on se souvient d’informations non pertinentes communiquées au même moment, c’est-à-dire
en période de curiosité.
16. Marcos Daou, Keith R. Lohse et Matthew W. Miller expliquent que l’on ne connaît pas les tenants et les
aboutissants de ce phénomène. En effet, les électro-encéphalogrammes de sujets destinés à enseigner ou non
sont sensiblement les mêmes. L’hypothèse des chercheurs est la suivante : « Il est possible que la perspective
d’enseigner plus tard suscite un maximum d’intérêt chez l’apprenant, favorisant ainsi les échanges entre le
mésencéphale et l’hippocampe. »
17. Selon Jan Scholz et al. : « Bien que les substances grise et blanche se côtoient de très près, nous n’avons pas
constaté, en période d’apprentissage, de changements de volume significatifs chez les participants à notre
étude. » L’hypothèse des chercheurs est la suivante : « Les processus relatifs aux modifications des substances
grise et blanche n’ont rien à voir avec le sujet qui nous occupe. »
18. Des expériences effectuées sur des animaux ont montré que l’apprentissage provoque une « synaptogenèse »,
c’est-à-dire la formation de nouvelles synapses, alors que la répétition de mouvements déjà connus suscite, elle,
une « angiogenèse » cérébrale, autrement dit la formation de vaisseaux sanguins destinés à gérer la « charge
métabolique » ainsi induite.
19. On ne sait pas, à ce jour, de quoi il retourne exactement.
20. NdT : Nom commercial d’un tissu synthétique inventé en 1970.
CHAPITRE 7

Dessiner ou méditer ?

Le dessin a modifié ma vision du monde (et de ma petite


personne)

« Tout le monde devrait apprendre le dessin,


au même titre que la lecture et l’écriture. »

— WILLIAM MORRIS

Pourquoi est-il si difficile de dessiner ce que l’on a devant soi ?

En 2017, Google a publié la liste des questions pratiques le plus souvent posées par les internautes, sachant
que ce type de requête avait connu une augmentation supérieure à 140 % depuis 2004. Cet aperçu de ce dont
nous avons fondamentalement besoin et envie, à quelque échelle que ce soit, s’est avéré fascinant.
Numéro 1 : « Comment fait-on un nœud de cravate ? » Je vois d’ici un jeune diplômé taper sa question
d’une main moite à la veille d’un entretien d’embauche (probablement obtenu grâce aux réponses à une autre
interrogation très répandue : « Comment rédige-t-on une lettre de motivation ? »). La requête numéro 2,
shootée à la tendresse, a aussi quelque chose de poignant avec son « Comment embrasser une fille ? » Plus
loin, la recette des pancakes lutte au coude à coude avec celle du pain perdu, à la demande de parents épuisés
qui, les doigts couverts de farine, s’attaquent au brunch du dimanche matin.
La question numéro 5, douillettement nichée entre « Comment fait-on pour perdre du poids ? » et
« Comment gagner de l’argent ? » (deux des principaux soucis de notre époque), peut surprendre par sa
modestie et son allure vaguement surannée.
On peut se demander, en effet, pourquoi « Comment apprendre à dessiner ? » vient s’immiscer entre une
série de questions existentielles et quelques requêtes bassement terre à terre, alors qu’il s’agit de maîtriser un
art ayant considérablement perdu en popularité depuis l’avènement de la photographie.
Le dessin, à l’instar du chant, constitue en effet une sorte de « membre fantôme » qui se rappelle parfois
à notre bon souvenir, bien qu’il ne fasse plus partie de notre vie depuis longtemps. J’en veux pour preuve le
fait qu’il me reste essentiellement deux souvenirs de mes années d’école primaire : une prestation de la
chorale à l’occasion d’une fête de fin d’année, et un dessin représentant une scène de Noël si réussie que
l’instituteur l’avait affiché au-dessus du tableau de la classe.
Comme tous les enfants, je n’avais besoin ni de conseils ni d’encouragements pour couvrir des pages
entières de créations graphiques. Je passais des heures à esquisser au Bic bleu des scènes d’action aussi
épiques que complexes dans lesquelles des armées assiégeaient des forteresses perchées sur des éperons
rocheux, à moins qu’il ne s’agisse de plongeurs affrontant un grand requin blanc. Je me moquais totalement de
savoir si le résultat de mes efforts, loin d’être techniquement parfait, respectait les lois des proportions ou de
la perspective. Mon but était de m’amuser en donnant vie à une histoire ou à une idée qui me passait par la
tête.
Qui n’a jamais entendu cette célèbre citation de Picasso ? « Dans chaque enfant, il y a un artiste. Le tout
est de savoir comment rester un artiste en grandissant. » Quel que soit le manque criant d’originalité de ce
type d’aphorisme, on ne peut nier qu’il s’y cache un fond de vérité.
Des chercheurs ont demandé à un certain nombre de sujets d’âges divers (enfants, adolescents ou
adultes) d’illustrer le concept de « colère ». Les dessins obtenus ont ensuite été présentés à des experts ayant
pour mission de les évaluer en termes d’« expressivité », de « symétrie » ou de « composition ». Sans surprise,
les meilleurs scores ont été attribués à des adultes se considérant comme « artistes ».
Là où les choses se corsent, c’est que ces spécialistes étaient talonnés par… les enfants de 5 ans, loin
devant le reste des participants, tous confondus. La responsable de l’étude, Jessica Davis, a attribué ce
surprenant résultat à l’existence de la fameuse courbe en U, celle que j’ai décrite au chapitre dédié au surf.
Selon elle, les artistes et les marmots se situaient en effet tout en haut de la courbe, les autres sujets se
trouvant, en quelque sorte, dans le creux de la vague.
Il existe une théorie voulant que les enfants, à partir d’un certain point, se mettent à réfléchir à ce qu’ils
font au lieu de se fier à leur instinct. Ils plongent alors dans le « marasme du littéralisme », tel que l’a décrit le
psychologue Howard Gardner, « l’obsession du photoréalisme dans tout ce qu’elle a d’inutilement
1
pointilleux. » En essayant d’améliorer leur technique, ils prennent conscience de leur manque de
connaissances.
Selon Angela Anning, professeur d’éducation à la petite enfance à l’université de Leeds, les petits sont
censés apprendre (sans l’aide de qui que ce soit) « les règles complexes de la représentation de l’espace, des
proportions et de la perspective ». En conséquence, ils sacrifient l’expressivité au profit du réalisme,
produisant des œuvres « plus carrées mais sans âme », selon les propres mots de Howard Gardner. Dans le
cadre de l’étude citée plus haut, les adultes « ordinaires » et les enfants au-dessus de 5 ans ont tenté de
représenter la notion de colère, tandis que les plus jeunes ont fait leur autoportrait, un jour de mauvaise
humeur.
C’est ainsi que, pour la plupart, nous nous persuadons très tôt de « n’avoir aucun sens artistique ». Bien
qu’on nous apprenne à compter et à écrire sans espérer faire de nous des écrivains ou des mathématiciens de
2
renom, les cours de dessin sont souvent strictement réservés aux futurs artistes professionnels.
Malgré cela, je n’ai pas tout à fait renoncé. Lors du long voyage que j’ai effectué en Europe à la fin de
mes études supérieures, bien avant l’apparition des ordinateurs portables et autres smartphones, j’ai croqué
un certain nombre de bâtiments et de scènes de rue dans un carnet de notes que j’emmenais partout avec moi.
Je dois dire que je trouvais l’idée de jouer les artistes, installé à la terrasse d’un café de Vienne, terriblement
romantique.
Sans le savoir, j’embrassais ainsi les idéaux de la Renaissance tels que les a décrits le comte Baldassare
Castiglione dans son Livre du courtisan 3, manuel de savoir-vivre emblématique publié en 1528. À cette
époque, si l’on en croit l’historienne d’art Ann Bermingham, il était en effet indispensable de maîtriser l’art du
dessin et de la peinture, longtemps considérés comme des modes de communication « polis et utiles » au
même titre que l’écriture. Les « talents sociaux » primaient donc sur l’esthétisme.
Quoi qu’il en soit, j’ai cessé de dessiner pendant plusieurs dizaines d’années, et c’est la naissance de ma
fille, ainsi que sa propension à recouvrir l’ensemble des surfaces planes de notre cuisine de gribouillages
divers et variés, qui a fait resurgir chez moi l’envie de tenir un crayon.
Ma motivation manquait de clarté. Je ne me considérais pas comme un artiste, et je ne comptais pas non
plus sur le dessin pour me permettre de m’exprimer ou de faire preuve d’une créativité sans bornes. On dit
souvent que cette activité favorise la mémorisation en stimulant certaines zones bien précises du cerveau,
mais je ne pensais pas en avoir spécialement besoin. J’imagine que j’avais tout simplement envie de me
changer un peu les idées, après de longues heures passées à contempler un écran d’ordinateur.
Winston Churchill, lui-même peintre amateur, a dit un jour que la lecture de quelque ouvrage que ce soit,
même distrayant, ne l’aidait pas à se détendre « à la fin d’une journée consacrée au travail intellectuel 4 ». À
l’en croire, il avait besoin, « pour recouvrer son équilibre psychologique », de « faire travailler les zones de son
cerveau dédiées au travail manuel et à l’observation ».
J’avais d’ores et déjà déduit de mes divers efforts d’apprentissage qu’il est généralement inutile de faire
des plans sur la comète, l’aboutissement de ce type de démarche s’avérant souvent surprenant. C’est d’ailleurs
cette incertitude qui empêche bon nombre de gens de se lancer.
Problème : je ne savais pas par où commencer.
Un vieil ami, devenu sur le tard un dessinateur si prolifique qu’il est allé jusqu’à publier un carnet de
croquis rempli d’esquisses de restaurants, m’a suggéré de jeter un coup d’œil au célèbre livre de Betty
Edwards Dessiner grâce au cerveau droit 5. Plus que n’importe qui d’autre, Betty a permis à des milliers de
personnes, depuis la fin des années soixante-dix, de se découvrir des talents d’artiste bien souvent
insoupçonnés et de se mettre au dessin.
Je me suis procuré le livre et j’ai essayé de faire quelques-uns de ses exercices. C’était très intéressant
mais je sentais qu’il me fallait plus de discipline et de feedback. Par chance, en naviguant sur Internet, j’ai
découvert que le propre fils de Betty se préparait à venir animer à New York un stage de cinq jours, ce qui
représentait plus d’heures de dessin que je n’en avais aligné depuis l’âge de 5 ans. Ravi, je me suis inscrit.

On a beau être un adulte en milieu de carrière, il suffit d’assister à un cours pour avoir l’impression de se
retrouver sur les bancs de l’école primaire, de revivre ces jours de rentrée où l’on s’est cherché une place dans
une salle de classe inconnue tout en surveillant les autres élèves du coin de l’œil. On se surprend à se
demander si l’on n’a pas oublié ses affaires, on hésite à prendre la parole et on craint de ne pas avoir le niveau.
Malgré cette inquiétude, on éprouve aussi un étrange sentiment de libération dû au fait qu’on est uniquement
là pour s’instruire.
C’est sans doute ce que nous ressentions tous les neuf lorsque nous nous sommes rencontrés, par un
beau matin de décembre, dans un loft ultramoderne de Tribeca, sous l’égide de Brian Bomeisler, fils de Betty
Edwards.
Celui-ci m’a expliqué en aparté que sa mère, qui venait de fêter ses 90 ans, s’était « résignée à lever un
peu le pied », avant de nous souhaiter la bienvenue et de nous annoncer que nous allions couvrir en quarante
heures le programme d’un semestre de cours. Brian était lui aussi artiste peintre, « noble profession, quoique
peu lucrative » selon lui, et cela faisait plusieurs dizaines d’années qu’il animait le même stage. Sa crinière
blanche et ses épaisses lunettes noires lui conféraient un air à la fois perplexe et languissant, et il lui arrivait
parfois de se perdre dans des réminiscences empreintes de nostalgie, aussi mélancoliques que saugrenues.
Il avait mené à New York une véritable vie de bohème, d’un pittoresque quasi hallucinant. L’un de ses
maîtres du Pratt Institute, Rudolf Baranik, était un immigré lituanien dont les parents, juifs, avaient été tués
pendant la Seconde Guerre mondiale. Connu pour son style expressionniste abstrait et son activisme politique,
Rudolf, « toujours vêtu de noir, ne peignait qu’en noir et blanc ».
Brian se souvenait également de cette autre enseignante, résidente d’un quartier chic de Greenwich,
dans le Connecticut. « Elle débarquait à Bed-Stuy, quartier plutôt miteux, dans un tourbillon aérien de
mousseline de soie. » Cette dame avait, de plus, le sens du mot juste. Un jour, il lui avait raconté comment, à
l’occasion d’un voyage en train de Washington à New York, il avait admiré, comme tout artiste qui se respecte,
les couleurs changeantes des feuilles d’automne. « Elle m’a regardé, l’œil pétillant, et elle m’a répondu, de son
accent cultivé mi-anglais, mi-américain : “Ah oui, mais est-ce que tu as bien regardé ce qui se passait entre les
feuilles ?” »
Dans sa jeunesse, Brian habitait juste en face du CBGB, à l’époque de Richard Hell et de Debby Harry,
avant que le club ne quitte Manhattan pour l’aéroport international Liberty de Newark, afin de s’y changer en
restaurant branché. Il avait ensuite déménagé à Soho, au coin de Bond et de Bowery, dans un appartement où
il vivait, à ce stade, depuis plusieurs dizaines d’années. (Le loft dans lequel nous nous trouvions appartenait,
lui, à l’un de ses amis, artiste joaillier de son état.) « J’ai assisté à la construction du World Trade Center, mais
aussi à sa chute. » Divorcé et père de deux adolescentes, il s’acquittait chaque mois d’une pension alimentaire,
« hélas ! », ajoutait-il, sans pour autant se départir de sa bonne humeur.
New York représentait pour lui un véritable album de souvenirs grandeur nature. Juste de l’autre côté de
la rue, on pouvait voir les fenêtres d’un appartement qu’avait occupé Robert de Niro dans les années soixante-
dix. « Je l’ai aidé à aménager un jardin sur le toit. » À l’époque, Brian était en effet charpentier, ce qui posait
quelques problèmes dans une ville de la taille de la Grosse Pomme. « Comme nous n’avions pas de camion,
nous trimballions nos outils dans le métro. »
Il ponctuait ces séquences souvenirs d’un petit rire attendri avant de revenir à des choses plus sérieuses.
« Techniquement parlant, le dessin ne pose pas de problème. Il suffit de savoir se servir d’un stylo. » Il
avait eu un jour un élève tétraplégique qui se débrouillait très bien en tenant son crayon entre ses dents.
« En réalité, disait-il, c’est dans la tête que ça se passe. » Il n’avait pas l’intention de faire de nous des
artistes (« Je ne saurais même pas par où commencer ! »), mais plutôt de nous apprendre à « regarder autour
de nous » en nous encourageant, surtout, à ne pas tenir compte des remarques défaitistes du style : « Tu n’y
arriveras jamais ! » « Mon rôle est avant tout de vous pousser à changer de monologue intérieur, à vous
inventer un discours positif au lieu de laisser parler ces démons qui nous persécutent tous. »
Cette façon de voir était conforme à celle de sa mère, qui avait obtenu son diplôme de l’université de
Californie en rédigeant une thèse intitulée « Dessin et anxiété ». Le but de Betty n’était pas d’aborder l’effet
« antidépresseur » de son activité favorite (bien qu’il constitue, j’en suis certain, une réalité) mais, au
contraire, de s’intéresser à l’appréhension qui étreint bon nombre d’artistes en herbe à l’instant où ils se
saisissent de leur crayon. Si Dessiner grâce au cerveau droit est devenu un livre culte (il s’est vendu à
plusieurs millions d’exemplaires), c’est qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage comme les autres. Au lieu de s’attacher
à enseigner la copie d’œuvres célèbres ou une série de techniques parfaitement ciblées, « ma mère a été la
première à se concentrer sur l’aspect cognitif du dessin ».
Betty estimait en effet que celui-ci constitue un « besoin vital » au même titre que la lecture. Si les livres
nous ouvrent les portes d’une quantité d’autres disciplines, le dessin, quant à lui, aiguise nos capacités
sensorielles et « nous aide à réellement comprendre ce que nous voyons et ce que nous entendons ».
Ce sont les découvertes révolutionnaires de Roger W. Sperry en matière de callosotomie ou « split-
brain 6 » (qui lui ont d’ailleurs valu un prix Nobel dans les années soixante) qui ont inspiré Betty. Ce
scientifique a prouvé que l’hémisphère cérébral gauche est surtout consacré au langage, à la pensée
analytique et à l’arithmétique tandis que l’hémisphère droit gère avant tout l’orientation dans l’espace, la
reconnaissance visuelle (de visages, par exemple) et la création d’images mentales en deux ou trois
dimensions, ce qui en fait l’acteur principal du dessin.
Si l’on en croit Betty, il est regrettable que l’on ait toujours accordé moins d’intérêt à l’hémisphère droit
qu’à l’hémisphère gauche, siège de la quasi-totalité du traitement des données verbales. Selon elle, la place
centrale qu’occupe le langage à l’heure actuelle est exagérée, et il est temps de rendre à nos talents visuels
leurs lettres de noblesse.
Les débutants, selon elle, essaient de reproduire ce qu’ils connaissent, ce à quoi ils sont capables de
donner un nom, et non ce qu’ils voient. Nos œuvres ne sont, bien souvent, que des caricatures. Si on nous
demande de représenter un visage, nous intellectualisons le processus, et le résultat de nos efforts, bien que
reconnaissable, n’a pas grand-chose de réaliste.
L’un des exercices du livre consiste à copier le portrait qu’a fait Picasso d’Igor Stravinski. Ce n’est pas,
en principe, chose facile pour un novice, cette esquisse étant bourrée d’illusions d’optique.
Pourtant, une seule instruction suffit à aplanir bon nombre de difficultés : il s’agit, tout simplement, de
retourner le dessin à l’envers. Selon Betty, si cette technique fournit de si bons résultats, c’est que l’élève ne
sait rigoureusement pas ce qu’il fait. D’ailleurs, les parties du portrait les plus compliquées à réaliser sont
celles qui demeurent reconnaissables, les mains, par exemple. Confronté à quelque chose d’impossible à
analyser (en raison d’un changement d’orientation, dans le cas précis), le « cerveau gauche » cède la place au
« cerveau droit ».
Cela correspond-il à une réorganisation temporaire de l’activité cérébrale ? Betty Edwards a été accusée,
par certains critiques, de faire dire aux neurosciences ce qu’elle avait envie d’entendre 7. Chris McManus,
professeur à la Faculté des sciences cognitives de l’University College de Londres, estime « l’hémisphéricité,
concept voulant que beaucoup de gens utilisent une seule moitié de leur cerveau pour résoudre les problèmes
alors qu’ils pourraient, avec un peu d’entraînement, forcer l’autre moitié à se mobiliser également », plus que
discutable.
En dépit de son immense popularité, la lutte entre « cerveau gauche » et « cerveau droit » ne repose sur
aucune preuve scientifique, pas plus que la prétendue « créativité » souvent attribuée à l’hémisphère droit.
Roger Sperry lui-même a toujours tenu à préciser que la plus grande prudence s’impose, les gens ayant
tendance à échafauder, dans ce domaine, des théories carrément farfelues.
Si Brian Bosmeiler défend surtout cette idée en tant que métaphore, il ne se prive pas de pousser le
bouchon très loin. Selon lui : « Le cerveau gauche a du caractère, et il n’aime pas rester sur la touche. Quand
le cerveau droit tombe sur un os, le cerveau gauche fonce dans la brèche : “Je t’avais bien dit que tu n’y
arriverais pas, espèce d’incapable !” » Selon un critique, ce type de formulation « perpétue un concept
obsolète, celui de l’aspect dichotomique des fonctions cérébrales ».
Il n’en reste pas moins que les techniques prônées par Betty Edwards aident beaucoup de débutants à
apprendre à dessiner, et que son livre constitue une mine d’informations intéressantes.
Rien d’étonnant à cela si l’on considère que les artistes insistent, depuis toujours, sur le fait qu’il est
8
indispensable d’avoir un rapport différent au monde pour en assurer une fidèle représentation .
e
John Ruskin, critique du XIX siècle, aimait à dire que les qualités dont ne pouvait se passer un artiste
étaient « un œil innocent 9 », « une âme d’enfant 10 » et la capacité de regarder autour de soi « sans porter de
jugement conscient ». Claude Monet, quant à lui, dispensait les conseils suivants à ses élèves : « Lorsque vous
commencez un tableau, tâchez de ne pas réfléchir à ce que vous avez devant les yeux, qu’il s’agisse d’un arbre,
d’une maison, d’un champ ou de quoi que ce soit d’autre. Dites-vous plutôt : “Ici, il y a un petit carré bleu et,
là, un ovale rose et, là, une touche de jaune.” Ensuite, prenez votre pinceau et peignez ce que vous voyez. »
Quelles que soient les conclusions sur lesquelles ont pu déboucher les recherches consacrées au cerveau,
il est tout à fait évident que notre façon d’observer et de cataloguer les choses a un réel impact sur notre
capacité à les dessiner.
Dans le cadre d’une célèbre étude effectuée dans les années trente (et réitérée, depuis, à plusieurs
reprises), on a demandé à un certain nombre de personnes de reproduire, de mémoire, un graphisme constitué
de deux cercles reliés par un trait. Celles à qui on a expliqué qu’il s’agissait d’une paire de lunettes ont
représenté quelque chose de totalement différent de celles qui pensaient avoir affaire à un haltère. Dans un
cas comme dans l’autre, la copie n’avait pas grand-chose à voir avec l’original.
Aucun doute sur la question : au lieu de se contenter de dessiner ce qu’ils avaient réellement vu, les
sujets concernés ont été, avant tout, influencés par l’idée qu’ils s’en faisaient.

Le visage humain, de par son incroyable richesse symbolique, se montre particulièrement difficile à
représenter. Si l’on en croit Betty Edwards : « Très peu de gens sont capables d’effectuer un portrait réaliste,
voire reconnaissable, parce qu’ils se laissent embobiner par leur cerveau. »
C’est ainsi que nous avons attaqué, à Tribeca, notre premier devoir. « Nous voici arrivés au moment le
plus délicat du stage, nous a annoncé Brian. Je vais vous demander de faire votre autoportrait. » L’idée était de
ne rien analyser tout de suite, mais de mettre en réserve le résultat de nos efforts afin d’y revenir le dernier
jour, à la suite d’un nouvel essai, pour juger des progrès effectués au cours de la semaine.
Nous avons commencé par nous présenter : le premier stagiaire, un Californien nommé Éric, était
ingénieur en informatique, mais il espérait se reconvertir dans l’enseignement du yoga. Après avoir lu le livre
de Betty et fait plusieurs des exercices proposés, il avait eu envie d’aller plus loin, et c’est pourquoi il s’était
offert une semaine de vacances studieuses. Saki, professionnel de la finance d’origine grecque, avait décidé de
prendre un congé sabbatique de neuf mois pour « explorer les parties de son psychisme » auxquelles il
« n’avait jamais eu accès jusqu’alors ». Ursula, Canadienne de Montréal qui parlait cinq langues, avait
participé à des « expériences d’ayahuasca » dans la forêt amazonienne, au Pérou. Après avoir suivi « un tas de
cours artistiques offerts par la municipalité », Barbara, serveuse dans une résidence pour le troisième âge
implantée dans l’Idaho, estimait avoir besoin d’un stage intensif pour remettre un peu d’ordre dans tout de
qu’elle avait appris. Nancy, ancien professeur de mathématiques du Marin County (« Toute ma vie, je me suis
reposée sur mon cerveau gauche »), s’était lancée, à sa retraite, dans les arts créatifs, et ses mains étaient en
permanence « couvertes de colle, d’encre et autres substances diverses ».
Une fois posées les grandes lignes de nos pedigrees, nous sommes entrés dans le vif du sujet. On nous
avait distribué un certain nombre de fournitures et nous avons attrapé nos « miroirs pour autoportraits », des
objets tout simples sur lesquels on avait, toutefois, tracé une grille. La consigne était sibylline : « Dessinez ! »
Pendant l’heure qui a suivi, ou presque, on aurait pu entendre voler une mouche.
Le résultat de mes efforts évoquait irrésistiblement un portrait-robot effectué pour les besoins de
l’identité judiciaire, si tant est que le délinquant concerné soit issu d’une autre planète. Plus tard, à la vue de
ce chef-d’œuvre, mon épouse s’est exclamée : « C’est Beavis ou Butt-Head 11 ? »
Comme tout débutant se doit de l’apprendre très vite, le visage humain est bâti sur un certain nombre de
proportions. Ainsi, sa largeur est, en gros, équivalente à cinq fois celle d’un œil.
Mon travail bafouait avec entrain la quasi-totalité de ces règles plus ou moins immuables. Mon visage
était à la fois trop large et trop haut, et l’espace entre mon nez et mes lèvres aurait suffi à garer un camion.
Mes lèvres étaient positionnées, fort maladroitement, au milieu de mon menton, à la manière des Monsieur
Patate dont raffolent les élèves de maternelle. Comme tout novice qui se respecte, j’avais tenté de dessiner
mes cheveux un par un, ce qui n’a, fort heureusement, rien à voir avec la réalité, à moins qu’on ne se soit
coiffé avec un râteau. Pour corser le tout, le visage humain affiche une multitude de muscles, de rides et
d’ombres diverses et variées que je m’étais montré, hélas, totalement incapable de reproduire.
Si l’exercice avait consisté à travailler de mémoire, j’aurais pu me consoler en me disant que mon
imagination avait pris le pas sur la réalité. Malheureusement, il n’en était rien. J’avais réussi à faire n’importe
quoi alors que je n’avais qu’à me regarder dans la glace.
Cela m’a rappelé un passage du livre de Betty. En effet, je n’avais pas dépassé le niveau qui était le mien
la dernière fois où j’avais attrapé un crayon ou, plus exactement, à l’âge auquel j’avais mis un terme à mes
velléités artistiques. Il s’agissait, c’était le cas de le dire, d’un « portrait de l’artiste en jeune homme 12 ». Je me
conduisais comme un enfant de 9 ans essayant de dessiner un quadragénaire et cela me faisait une impression
bizarre, car rares sont les domaines dans lesquels, adulte, on s’aperçoit qu’on a si peu progressé. En réalité,
cela faisait cinquante ans que j’étais bloqué au stade de débutant.
Le jour suivant, Brian nous a fait dessiner une chaise pliante, en insistant bien sur le fait que nous
devions nous abstraire de tout ce que cet objet évoquait pour nous. « Votre vision sera bien plus nuancée dès
lors que vous prendrez de la distance. »
Je me suis efforcé de me concentrer sur les détails de cette « non-chaise » au point de ne plus distinguer
qu’un certain nombre de valeurs totalement abstraites, tout en me répétant : « Ce n’est pas une chaise » et en
me repassant mentalement l’image d’une célèbre peinture de Magritte 13. D’un seul coup, j’ai réussi à la
réduire à une série de formes et d’« espaces négatifs », ces surfaces qui entourent un sujet.
Quand Brian est passé jeter un coup d’œil à mon travail, il a remarqué que les proportions du dossier
n’étaient pas les bonnes. « Regarde, sa hauteur est équivalente à la largeur de l’assise », m’a-t-il dit.
Je n’étais absolument pas d’accord.
Du coup, j’ai mesuré mon modèle grâce à une technique bien connue des artistes (et souvent illustrée
dans les Bugs Bunny et autres dessins animés), qui consiste à fermer un œil et à se servir de son crayon tenu à
bout de bras pour reporter les distances. Et, là, coup de tonnerre : Brian avait raison. Pourtant, j’avais beau
hypnotiser la chaise du regard, rien à faire : mon cerveau refusait de se rendre à l’évidence. Comment était-il
possible de dérailler à ce point ?

Effectivement, on peut se demander pourquoi nous avons tant de mal à dessiner ce que nous voyons.
Une étude a démontré que la technique n’a rien à voir là-dedans (confirmant ainsi les convictions de
Brian). Selon les scientifiques, nous sommes victimes d’illusions, de « croyances erronées auxquelles nous
nous cramponnons, y compris quand tout nous prouve que nous avons tort ».
Contrairement à ce que je pensais, je persistais donc à dessiner « une chaise », au lieu de découper
l’objet que j’avais devant les yeux en angles, en lignes et en zones d’ombre. Dans le cadre de plusieurs études,
on a demandé à des enfants de recopier des séries de traits obliques, ce qu’ils ont fait sans problème. Par
contre, lorsqu’ils ont dû reproduire les contours d’une table, ils ont accumulé les erreurs.
J’ai passé moi aussi la semaine à me battre, à grand-peine, contre les délires de mon imagination. « Je
n’ai pas de baguette magique et vous auriez tort de vous prendre pour Michel-Ange », a ronchonné Brian, un
matin. Vexé, l’un des seuls stagiaires à partir toujours à l’heure a soupiré : « Et dire que c’était censé être des
vacances. Je ne pensais pas devoir me crever comme ça ! »
L’un des exercices consistait à se poster dans le coin d’une chambre, à regarder en direction du couloir
et à dessiner le résultat. Or, pour représenter correctement une porte battante, on se heurte souvent à un
phénomène connu en psychologie, la « constance de la forme » ou « constance perceptuelle », celui qui nous
fait croire, par exemple, que l’objet en question conserve sa forme rectangulaire de base.
L’ennui, c’est qu’une porte ouverte se transforme en trapèze et que, dans ces conditions, on ne peut pas
se fier à ce que l’on voit : il faut impérativement mesurer tous les angles. Les artistes tombent dans ce genre
de piège comme tout le monde mais, contrairement au commun des mortels, ils savent que faire pour remédier
au problème.
On dit souvent que l’apprentissage du dessin « éduque le regard ». Ce n’est pas faux, bien que la vérité
soit à la fois plus complexe et plus intéressante.
Betty raconte dans son livre que, lorsqu’on observe une salle pleine de monde, on a l’impression que tous
les visages sont de la même taille, à quelque distance que se trouvent leurs légitimes propriétaires (là encore,
c’est la constance perceptuelle qui entre en jeu). Pourtant, on ne peut les représenter comme tels, au risque de
produire un résultat bancal. En revanche, si on les met correctement à l’échelle, tout devient correct : bien
que, sur le papier, ils soient objectivement de taille différente, ce n’est pas ainsi qu’on les perçoit au final.
Le dessin n’éduque pas tant notre regard que la perception que nous avons des choses, dans la mesure
où il nous fait prendre conscience des divers raccourcis et manœuvres auxquels a recours notre cerveau pour
appréhender le monde extérieur. Ce que nous voyons ne correspond pas à l’image reflétée par notre rétine,
mais à l’interprétation que nous en faisons à longueur de temps.
En outre, le dessin nous met face à la richesse de notre environnement. Pour ma part, plus j’avançais,
plus mon sens de l’observation s’aiguisait. Je découvrais que l’ombre au plafond était en fait constituée de
plusieurs taches sombres se recouvrant partiellement, que chaque lame de plancher était différente des
autres. J’essayais de ne rien laisser au hasard, de ne rater aucun détail, alors que Brian nous conseillait plutôt
de ne pas nous montrer trop pointilleux. Selon lui, c’était à la fois plus judicieux et moins déstabilisant.
J’ai eu un mal fou à dessiner les draps, et je m’en suis plaint à Brian : « Qu’à cela ne tienne, m’a-t-il
répondu, laisse-moi attraper mon crayon “spécial lit” ! » Sa plaisanterie faisait allusion au fait qu’il n’existe
aucune différence technique entre les rides d’un visage et les plis d’une étoffe. Tout se réduit à des contours et
à des remplissages. Il me fallait absolument oublier que j’avais affaire à un tissu tombant selon un schéma
prévisible et le considérer comme une sorte de paysage abstrait, une carte topographique propice au sommeil.
Le dessin me demandait énormément de concentration, bien plus que l’écriture. Je m’isolais dans un coin
avec pour seule compagnie mon papier et mon crayon, après avoir rangé et éteint mon portable, et les heures
passaient sans que je m’en rende compte. Pour moi, il s’agissait d’une forme de méditation améliorée. J’étais
tellement absorbé par mon travail que je perdais la notion du temps, tous mes soucis partant en fumée. Cerise
sur le gâteau, il me restait quelque chose de tangible de cette expérience, un souvenir à ramener à la maison.
L’artiste Frederick Franck aime à citer un maître zen du IXe siècle du nom de Daie : « La méditation en
action est mille fois plus intense que la méditation immobile. » De nos jours, on appelle cet état de conscience
le flow. J’étais loin d’être le seul à ressentir ce genre de choses. Un jour, j’ai entendu un autre stagiaire dire :
« Ça fait un bail que je ne m’étais pas autant concentré ! » et Ursula, la Canadienne, nous a raconté qu’elle
entrait plus ou moins en transe, au point de voir remonter des souvenirs d’enfance.
Notre projet final a consisté à reprendre l’exercice de l’autoportrait, forts des techniques et de
l’expérience acquises au cours du stage, en accrochant, cette fois, nos miroirs à un mur. Nous nous sommes
retrouvés à plusieurs dans le couloir et, bien que Saki se soit installé juste à côté de moi, je me suis appliqué à
ne pas me laisser distraire par ce qu’il faisait. Mes écouteurs sur les oreilles et Glenn Gould tournant en
boucle, je n’ai pas vu arriver l’heure du déjeuner.
Je me suis remis au travail après une pause d’une demi-heure et, au bout d’un moment, j’ai remarqué que
Saki n’était pas revenu. Son autoportrait, qu’il avait passé la matinée à gommer furieusement, était à peine
entamé. Je n’ai pas pu m’empêcher de me faire du souci pour lui tout en sachant que je disposais,
personnellement, de plusieurs heures pour finir mon croquis en admettant, bien évidemment, que ce soit
possible. En effet, je me sentais si bien que j’aurais pu continuer indéfiniment mais, selon Brian, il faut savoir
s’arrêter : on peut considérer qu’un dessin est terminé lorsqu’on arrive au stade où, quoi qu’on fasse, le
remède est pire que le mal.
J’ai pris mon œuvre pour l’afficher dans le loft, où tous les stagiaires venaient les uns après les autres
exposer le résultat de leurs efforts. Mon portrait m’a paru sombre, presque trop détaillé : j’avais l’air de
mauvaise humeur et l’intensité de mon regard, loin de correspondre à un quelconque trait de caractère,
reflétait la détermination que j’avais déployée pour faire l’exercice. Brian a comparé mon style à celui de Max
Beckmann, le célèbre peintre allemand, et j’ose espérer qu’il voulait dire par là que j’étais capable de soutenir
la comparaison. Le plus gros problème, c’était les yeux : on aurait dit qu’ils me mangeaient le visage. Quand,
une fois rentré chez moi, j’ai fièrement sorti mon travail pour le montrer à ma femme, elle a bien ri : « On
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dirait un Beanie Baby ! » s’est-elle exclamée.
Peter Steinhart l’a écrit un jour : « La majorité des dessins ne valent rien. Ce sont essentiellement des
brouillons. » J’ai décidé de faire de ces phrases mon mantra, sans nul doute parce que j’aurais eu carrément
mauvais jeu à prétendre le contraire.
Le stage a été pour moi une révélation. Betty Edwards a coutume d’affirmer qu’une fois le processus
lancé on ne peut plus revenir en arrière, le cerveau ayant d’ores et déjà subi des changements irréversibles. Je
dois dire que le mien se transformait en permanence depuis un bon bout de temps, comme vous le savez déjà
si vous avez survécu aux précédents chapitres.
Le dessin, comme je l’ai dit plus haut, n’est pas tant une question de technique que de regard. À
condition de se donner un minimum de mal, on se découvre des superpouvoirs, une façon de plonger au cœur
de dimensions insoupçonnées. Je me suis surpris à piler en plein milieu du trottoir pour contempler le reflet du
ciel sur le capot d’une voiture ou la texture ouvragée d’une peau d’orange. Je suis devenu capable de me
perdre, une bonne demi-heure, dans l’observation de la salle d’attente d’un cabinet médical en me demandant
comment rendre correctement un bocal rempli de boules de coton ou les dalles de plastique d’un plafond.
La réalisation de mon autoportrait m’a obligé à étudier mon visage dans ses moindres détails, comme s’il
s’agissait d’un objet parmi tant d’autres. J’avais beau le voir tous les matins dans le miroir de la salle de bains,
je me suis senti l’âme d’un explorateur se frayant un chemin en terrain inconnu. Un millier de selfies ne
m’auraient pas permis de me familiariser d’aussi près avec ma propre physionomie. De nos jours, alors que
nous n’avons qu’à tendre la main pour accéder à cette gigantesque base de données brutes que représentent
les millions de photographies disponibles sur le marché, le dessin invite à la sagesse, mais pas n’importe
laquelle : en effet, c’est quelque chose qui se mérite.
Certains des stagiaires de Brian ne vont jamais plus loin : « Ils disent : “OK, ça y est, j’ai pigé le truc”, et
puis ils passent à autre chose », m’a-t-il raconté.
Pour ma part, j’étais conscient d’en être encore au stade préhistorique de mon apprentissage, celui
auquel on griffonne à peine quelques lignes sur un mur, mais cela ne m’a pas empêché de reprendre à mon
compte la déclaration du peintre John Sloan : « Quand on est artiste, c’est pour la vie. » Je n’étais plus tout à
fait le même homme. J’appréciais certes de créer quelque chose de tangible mais, en réalité, je me moquais
pas mal du résultat. C’était l’activité en soi que j’adorais et, dans ces conditions, il n’était pas question d’en
rester là.

Génération spontanée : mes tribulations dans le monde


Génération spontanée : mes tribulations dans le monde
des beaux-arts

L’Académie des beaux-arts de New York présente un contraste saisissant avec les trottoirs bondés, les
boutiques chic et les luxueuses salles de gym de Tribeca : en fait, on a l’impression de s’être égaré dans une
agora de la Grèce antique, décorée de colonnes de plâtre et de statues d’éphèbes dans leur plus simple
appareil. On s’attend presque à tomber sur un groupe de disciples de Socrate en train de dialoguer avec
enthousiasme.
Située dans un ancien entrepôt de quatre étages datant du XIXe siècle, l’Académie y a succédé, entre
autres, à une entreprise de reliure de livres et à une manufacture de parasols. Elle a été fondée en 1982 par un
groupe de gens qui, conscients de la popularité grandissante de l’art minimaliste et conceptuel, s’inquiétaient
de voir les écoles d’art inonder le vaste monde de jeunes diplômés n’ayant jamais appris les bases
traditionnelles du dessin et de la peinture. Ironie de la chose, si l’on pense qu’il est parfois considéré comme
un maître de ce fameux art conceptuel, Andy Warhol a été l’un des tout premiers parrains d’un établissement
dont les fondateurs avaient tendance à estimer que certains étudiants n’étaient même plus capables de tracer
correctement un cercle. Selon Angharad Coates, directrice de la communication de l’Académie : « Quand il
s’agissait de disserter pendant des heures sur le conceptualisme, on pouvait compter sur eux. Mais ils ne
savaient pas distinguer un chevalet d’un pinceau. »
Au départ, l’approche de l’Académie était réputée plutôt excentrique. Le sculpteur Eric Fischl en parlait
d’ailleurs comme d’un endroit où l’on voyait « une multitude d’étudiants peindre des modèles vêtus de toges,
sans le moindre sens du ridicule ».
Cela faisait bien longtemps, à l’époque, qu’une représentation correcte de l’anatomie humaine ne faisait
plus partie des priorités du monde de l’art. Pourtant, à l’Académie, tout le monde passe par une étape
obligatoire, le dessin des écorchés, ces statues représentant des hommes ou des femmes dépouillés de leur
peau. Bien que le cursus de l’école soit fondé sur la tradition, Angharad insiste sur le fait qu’il n’est pas
question de revenir à un classicisme démodé : « L’idée, c’est d’intégrer toutes les connaissances de base
nécessaires pour pouvoir devenir, ensuite, un artiste contemporain digne de ce nom. »
Même si l’Académie a connu, en son temps, quelques petits soucis d’ordre administratif et financier, elle
fait figure aujourd’hui d’établissement respectable (quoiqu’un tantinet décalé) au sein de la scène artistique
new-yorkaise. Chaque année, un gala de charité est organisé en son honneur. Iggy Pop, idole du punk, lui a
même fait l’honneur de permettre à un groupe d’étudiants de s’inspirer, en direct live, de son corps mince et
musclé dans le cadre d’un cours de nu. « Je ne sais pas pourquoi, il m’a semblé indispensable de me dévêtir
devant ces personnes et de communiquer avec elles », a-t-il affirmé ensuite. Des élèves de la section
« Sculpture » ont, quant à eux, collaboré avec le département « Affaires classées » de la police pour modéliser
les crânes de victimes non identifiées. Au moment où j’ai connu l’école, son directeur était un ancien cadre
supérieur qui, un jour, était entré là, par hasard, pour s’offrir des leçons de peinture.
J’avoue que je me sentais un peu mal à l’aise dans mes baskets à l’idée de me lancer directement dans
l’un des cours du soir préconisés pour les débutants, et c’est la raison pour laquelle j’ai préféré commencer
par des leçons particulières avec Michael Grimaldi, responsable de la section « Dessin ».
C’est ainsi que nous avons fait connaissance dans une salle à l’allure sépulcrale caractérisée par la
présence de chevalets disposés au hasard, de taches de peinture et de bandes d’adhésif collées au sol, ainsi
que par les bruits sinistres émis par son radiateur. Grand, la voix douce, Michael se déplace avec beaucoup de
grâce, ce qui n’a rien d’étonnant pour un ancien escrimeur de haut niveau. Après quelque quinze ans
d’interruption, il a, si l’on peut dire, relevé le gant pour accompagner sa fille de 8 ans à ses premiers cours.
Comme moi, enivré par l’ambiance de son sport favori, il ne s’est pas senti capable de rester sur la touche.
Natif de Manhattan, il a connu un certain nombre d’artistes contemporains. Robert Rauschenberg et
Julien Schnabel, par exemple, ont habité dans son immeuble. « Ils m’ont toujours encouragé à dessiner tout ce
que je voyais », m’a-t-il raconté.
Quand je lui ai dit que je venais de faire un stage avec Brian, il a hoché la tête d’un air entendu, avant
d’ajouter quelques mots qui n’étaient pas sans évoquer de récents souvenirs : « Nous allons passer les
prochaines semaines à nous abstraire de notre expérience visuelle, à déprogrammer nos idées préconçues. »
En effet, lorsque l’on essaie de dessiner un visage, par exemple, on a tendance à insister sur les zones
auxquelles on attache de l’importance. Les yeux sont généralement trop grands et le front, trop étroit, parce
que, de manière générale, notre propension naturelle à mettre de l’émotion dans nos modes de communication
nous pousse dans ce sens. De plus, nous situons souvent ces mêmes yeux bien trop haut au lieu de les placer,
en gros, au milieu du visage (cette erreur est commise, des études l’on prouvé, par 95 % des profanes 15).
Lorsque nous nous lançons dans un portrait de trois quarts, nous nous obstinons à positionner les yeux, encore
eux, parfaitement de face, parce que c’est ainsi que nous nous représentons nos semblables. Selon Michael,
plus nous nous sentons concernés ou émus par quelque chose, plus nous avons de mal à le dessiner, du moins
dans les premiers temps. Lui-même a eu énormément de mal à faire des portraits de sa fille. « Pour se faciliter
la vie, il faut savoir prendre de la distance avec son sujet. »
Nous avons commencé par nous attaquer à un canapé rembourré d’âge canonique, posé sur une petite
estrade et éclairé par un spot fixé au plafond. Notre première leçon était consacrée à l’étude de ce que l’on
appelle les « valeurs », autrement dit la qualité plus ou moins foncée d’une couleur donnée. L’esquisse au
crayon noir a forcément ses limites dans ce domaine, comparée à la peinture et à ses infinies possibilités de
mélanges. « Quand on est réduit à l’utilisation d’une seule couleur, le rendu des valeurs est beaucoup plus
compliqué », a concédé mon professeur. De plus, il se pose aussi un problème de perception. « Si tu regardes
un objet blanc posé devant un mur blanc, lui aussi, tu les vois de la même couleur. » Pourtant, si les valeurs du
mur et de l’objet en question étaient les mêmes, ils se confondraient au point qu’on ne pourrait pas les
distinguer l’un de l’autre. Dans le monde de l’art, il faut toujours se méfier des a priori.
Avec pour tout matériel un crayon et une feuille de papier, l’artiste doit se montrer capable de
représenter l’ombre la plus épaisse comme la lumière la plus vive. Michael m’a expliqué qu’il faut commencer
par repérer les parties du sujet les plus claires ainsi que les plus sombres de façon à placer, ensuite, les
valeurs intermédiaires quelque part sur l’échelle reliant ces deux extrêmes. En effet, le plus petit coup de
crayon, au milieu d’une page blanche, paraît tout de suite bien plus foncé qu’il ne l’est réellement.
Le nombre de valeurs présentes dans la moindre scène a quelque chose de tout bonnement affolant.
Michael m’a conseillé de plisser les yeux. « Cela te permet d’inhiber les récepteurs de couleur de ta rétine et
de te servir essentiellement de tes bâtonnets qui, eux, captent les valeurs. Quand on entre dans une pièce
sombre, on ne distingue que les valeurs, pas les couleurs. »
La semaine suivante, nous nous sommes lancés dans l’esquisse d’une statue, le moulage d’une version
romaine d’Aphrodite. Je pensais me mettre directement à dessiner en laissant tout simplement ma main suivre
les contours de l’objet qui se trouvait là, juste devant moi.
Et pourquoi pas ? Sauf que nous avions pour but d’effectuer un travail de grande précision et que, de
même qu’un architecte ne pose pas les fondations d’une maison avant d’en avoir tracé les plans, on entame
toujours un dessin par l’ébauche d’un certain nombre de lignes de construction (tiens, tiens !). « Mon maître
disait toujours qu’à ce stade ce n’est qu’un projet, une armature, en quelque sorte », m’a raconté Michael.
La première étape consiste à créer une « enveloppe », une forme géométrique englobant le futur dessin
et permettant d’en établir les proportions. Dans le cas précis, cette figure ressemblait plus ou moins à un
trapèze. Ensuite, il faut sélectionner un certain nombre de repères correspondant, par exemple, au sommet et
à la base de la statue, et les relier entre eux par des traits. Michael compare ce travail à ce que l’on fait en
randonnée, lorsque l’on détermine sa position en fonction de trois éléments significatifs du paysage.
Il ne s’agit pas, à ce stade, d’insérer le moindre détail. « Nous travaillerons la masse et la forme plus
tard. » Je n’étais pas censé m’attarder sur une zone spécifique de mon modèle, la tête, par exemple, même si
j’étais tenté de le faire.
Tout n’était qu’abstraction. Pas question de tracer des courbes : celles-ci devaient être remplacées par
une série de petites lignes droites. « Cette technique permet de gagner énormément en rapidité, m’a expliqué
mon professeur. Les courbes sont très longues à mettre en place. »
J’ai remarqué qu’il ne faisait pas comme s’il tenait un stylo : en fait, ses doigts étaient posés le plus loin
possible de la mine, et son crayon était agité de minuscules mouvements saccadés, dans le plus pur style d’une
aiguille de sismographe. Là encore, le but était d’éviter de se montrer trop précis, et j’étais fasciné par la
petite danse qu’effectuaient, presque au même rythme, les yeux et les doigts de l’artiste.
Les pros ont tendance à se donner beaucoup plus de mal que les novices pour observer leur sujet. Il
semblerait qu’ils fassent en sorte d’utiliser le moins possible leur mémoire de travail, celle-ci se prêtant à
toutes sortes de distorsions et d’erreurs de jugement.
À l’instant même où j’ai vu que le fouillis de traits correspondant à l’un des bras de mon modèle avait
émigré bien trop bas, le visage de Michael s’est éclairé. « C’est toujours une bonne chose de se rendre compte
qu’on s’est trompé. Si tout a l’air parfait du premier coup, c’est louche. » Selon lui, moins on corrige son
travail au fur et à mesure, plus la tâche sera dantesque dans un second temps.
Petit à petit, de cette figure trapézoïdale remplie d’un fatras de lignes partant dans tous les sens a
commencé à émerger la silhouette de Vénus. On aurait dit qu’il s’agissait d’une forme de génération spontanée
ne devant rien à mon intervention personnelle. Bien avant que je pense « œil » ou « pied », une partie de mon
personnage se matérialisait à partir d’une série d’angles et de coups de crayon issus de simples calculs.
« On peut dire que tu t’en sors vraiment bien ! » a lancé Michael. Il avait l’air sincère mais, comme tous
les élèves vraiment motivés, je n’avais pas la moindre envie qu’on me mente, même pour m’encourager. « Ne
me raconte pas d’histoires, m’a intimé un jour ma fille après avoir préparé des cookies aux pépites de chocolat.
S’ils ne sont pas bons, je veux le savoir ! »

Ma carrière de dessinateur amateur était donc en plein essor lorsque j’ai fini par me décider à participer aux
cours du soir de l’Académie. Tel un écolier plein d’enthousiasme, je me suis précipité pour me procurer les
fournitures portées sur la liste que l’on ma remise. À vrai dire, je suis persuadé que le fait de s’équiper pour
une nouvelle activité constitue l’un des grands moments de la vie de tout débutant. Moi dont le gagne-pain
consistait uniquement à me servir d’un écran d’ordinateur, j’étais particulièrement attiré par l’aspect
purement tactile du dessin. J’adorais tailler mes crayons avec une lame de rasoir, malaxer une gomme « mie
de pain » ou estomper le graphite à l’aide d’un « tortillon » de papier.
Lorsque je quittais la maison, mon carton à dessin sous le bras, et que je croisais le regard étonné d’un
voisin, j’avais du mal à dissimuler ma satisfaction. « Tu as vu ça ? C’est moi, l’étudiant des Beaux-Arts ! »
Malheureusement, cette belle assurance partait en fumée à la minute où je franchissais le seuil de l’Académie,
fréquentée par de vrais artistes reconnaissables à leurs pantalons tachés de peinture, leurs cheveux en bataille
et leur travail de qualité.
Malgré tout, j’avais l’impression de faire partie d’un cercle d’initiés et, au milieu de ces génies en herbe
occupés à nettoyer leurs pinceaux ou à discuter à la cafétéria, je me retrouvais quelquefois transporté à
l’époque de la fin de mes études secondaires. « Et si j’avais suivi la même voie qu’eux, où en serais-je
aujourd’hui ? » me demandais-je.
Les cours du soir, même ceux qui étaient destinées aux novices, étaient bourrés d’élèves pleins de talent.
J’y ai rencontré Pat, instituteur d’école primaire de Brooklyn qui s’adonnait à la peinture et au dessin depuis
plusieurs dizaines d’années. Il m’a raconté qu’il possédait toujours une toile commencée quelque vingt ans
plus tôt, et qu’il comptait bien la finir un jour (c’est certainement pour les gens comme lui qu’on a inventé le
terme de « formation continue » !). Pour l’instant, il saturait : « J’en ai ras le bol de passer une demi-heure à
fignoler un demi-centimètre carré sans jamais arriver à quelque chose de correct. »
Au bout de quelque temps, j’ai compris ce qu’il entendait par là. Dans le cadre d’un cours consacré à la
méthode Bargue, célèbre technique ayant influencé, excusez du peu, Pablo Picasso, j’ai tenté pendant
plusieurs semaines de reproduire de façon convaincante une oreille en plâtre suspendue à un chevalet, juste
en face de moi. Éclairé par un projecteur fixé au plafond, l’objet ne constituait à mes yeux qu’un fouillis
exaspérant de formes et d’ombres entrelacées, quasi impossible à distinguer les unes des autres.
J’avais le sentiment de me perdre dans le bouillonnement impénétrable d’un tourbillon absolument
fascinant. « Nous sommes en train d’apprendre à dessiner une forme en trois dimensions, m’a expliqué
l’enseignant, Ard Berge. Il s’agit de donner l’impression qu’on pourrait la toucher du doigt. » C’était un peu
comme si nous la sculptions à l’aide d’un crayon. Il fallait plonger dans les circonvolutions de cette maudite
oreille et fidèlement reproduire la lumière qui se réfléchissait dans la partie supérieure de son pavillon.
De temps en temps, je jetais un coup d’œil à ce que faisait mon voisin, un certain Andrew, et j’étais
toujours frappé par le manque de ressemblance de nos dessins. Le mien, peu structuré, tenait plutôt de
l’impressionnisme, tandis que son œuvre était d’une précision chirurgicale, à la limite de l’illustration
anatomique. Cela prouvait bien que, quelle que soit la technique que l’on apprend, on finit toujours par avoir
son propre style. À la fin du semestre, lorsque nous avons comparé les douze oreilles que nous avions
dessinées, nous nous sommes rendu compte qu’elles étaient toutes, à leur manière, aussi uniques que nos
signatures. « La tienne a quelque chose de vivant, a dit Ard en considérant mon travail d’un air approbateur.
Elle donne presque l’illusion de vibrer à un rythme régulier. » D’un seul coup, je me suis revu à l’école
primaire, félicité par mon professeur de dessin. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours particulièrement apprécié
les compliments relatifs à une compétence récemment acquise, bien plus, en fait, que ceux qui relèvent d’un
savoir-faire bien maîtrisé.
En prenant peu à peu de l’assurance, j’ai cessé d’avoir un mouvement de recul lorsque quelqu’un
regardait par-dessus mon épaule. Je me suis mis à organiser chez moi des séminaires au pied levé au cours
desquels je demandais à ma femme et à ma fille de dessiner un objet posé sur la table de la cuisine (une
orange, par exemple). Sur la carte de Noël destinée au concierge de notre immeuble, j’ai ajouté une esquisse
de son chien, un husky appelé Logan. « Tu pourrais gagner de l’argent avec ça ! » s’est-il exclamé. Son
enthousiasme m’a fait chaud au cœur, non sans évoquer la façon dont certains grands-parents voient déjà leur
petite-fille se produire à Carnegie Hall alors qu’elle en est encore à massacrer son premier morceau de piano.
C’est à cette période que je me suis inscrit à mon premier atelier. C’est une chose de passer des heures
et des heures à hypnotiser du regard un objet inanimé, mais c’en est carrément une autre d’avoir affaire,
quelques minutes à la fois, à un être humain en chair et en os. Il suffisait que notre modèle, au retour d’une
pause, se rasseye un tout petit peu différemment pour que, d’un seul coup, le pli de sa robe ou le reflet de la
lumière sur sa joue n’ait plus rien à voir avec ce que j’avais dessiné.
De plus, je n’arrivais pas à me défaire de mes réflexes de journaliste. Les questions se bousculaient dans
ma tête. « Qui est cette personne ? Est-ce qu’elle aime poser ? Est-ce que ça me plairait, à moi ? » Nous
n’avions évidemment pas le droit de nous adresser à nos modèles, pour respecter leur vie privée d’une part,
mais aussi pour ne pas nous laisser distraire.
Un après-midi, j’ai croisé notre sujet du moment en tenue de ville, un homme fin et musclé à la chevelure
striée de mèches blondes, et je lui ai demandé à quoi il pensait, assis là sans bouger. « Aujourd’hui, je
comparais les actions que j’envisage d’acheter », m’a-t-il répondu. Je ne sais pas si je m’attendais plutôt à une
réponse du style : « Au sens de la vie », mais je dois avouer que je suis tombé de haut. Quand on lui avait posé
la même question, Iggy Pop avait mentionné sa musique. Notre homme, quant à lui, préférait suivre les cours
de la bourse.
Pour ma part, j’avais beaucoup de mal à réduire mon imagination au silence. « Tu inventes des choses
qui n’existent pas », me disait Robert Armetta, le responsable de l’atelier, sur le ton de la réprimande. Il est
vrai que je dessinais littéralement un cil là où une touche sombre aurait largement suffi. « Tu insistes trop sur
certaines zones, et pas assez sur d’autres ! » Je ne pouvais nier qu’il avait raison. Pire encore, je traçais des
lignes, l’un des pires crimes que l’on puisse commettre. « Tu verses trop dans le conceptuel, tu formalises
trop ! » Selon Robert, j’avais la main trop lourde. Du coup, je fusillais mon crayon du regard, comme s’il pesait
une tonne. « Tes traits devraient être plus légers, constatait mon professeur en regardant les essais que je
n’avais pas totalement réussi à effacer. Il faut toujours partir du principe qu’on va s’y reprendre à plusieurs
fois. » Ce qui était mon cas, sans la moindre contestation possible. À un moment ou à un autre, je me trompais
dans mes calculs. « A, b et c sont OK, c, d et e aussi, mais tu n’as pas tenu compte de la distance entre a et f.
Tu vois ce que je veux dire ? » Pas vraiment, ce qui ne m’empêchait pas de hocher la tête, un peu hébété.
Même si j’étais loin de maîtriser mon sujet, j’étais, comme toujours, confronté à mon problème habituel :
plus j’avançais, plus j’avais envie d’apprendre.
Sans surprise, je n’ai pas tardé à m’inscrire à un cours alliant dessin et peinture. Le professeur, Adam
Cross, m’a annoncé que le transfert d’une spécialité à l’autre avait lieu en milieu de semestre. « 75 % des
élèves le font un peu à contrecœur, parce qu’ils ont envie de profiter à fond de ce qu’ils viennent
d’apprendre. »
Équipé d’un matériel encore différent, je suis donc revenu à la case départ, au stade de débutant prêt à
se colleter avec de nouvelles difficultés techniques. Un jour où il évaluait l’une de mes esquisses, Robert
Armetta m’a expliqué que le premier coup d’œil revêt une importance toute particulière : « En début de
journée, ton sens de l’observation est au top. Petit à petit, tu t’installes dans une sorte de complaisance. »
Comme chacun sait, il n’est que trop facile de se laisser aller.
Les premières étapes de l’exécution d’un dessin offrent de grandes similitudes avec le statut de
débutant : au départ, l’attrait de la nouveauté se montre particulièrement stimulant. On passe ensuite par le
stade de la prudence, puis celui des erreurs, inévitables, avant de se débarrasser de ses mauvaises habitudes
et de voir s’ouvrir enfin devant soi un vaste horizon riche de possibilités se multipliant à l’infini.
En me lançant dans l’art graphique, je n’avais pas de but précis. À la base, la peinture ne faisait pas
partie de mes projets et, pourtant, j’ai même fini par couver du regard le programme des cours de sculpture.
Cela m’a rappelé la métaphore de l’écrivain Norman Rush, celle qui consiste à comparer l’amour à une
enfilade de pièces de plus en plus spacieuses et agréables, dont on ne peut résister à franchir le seuil. « Au
départ, tu n’as aucune intention particulière. Les choses se font toutes seules. Tu aperçois une porte, tu
l’ouvres et c’est le bonheur. »
Je n’aurais pas fait mieux pour décrire ce que ressentais chaque fois que je mettais le pied dans un
endroit inconnu, signalé par la pancarte de rigueur : « LES DÉBUTANTS SONT LES BIENVENUS. »

1. Howard Gardner, Gribouillages et dessins d’enfants (Mardaga, 1997).


2. Selon Maureen Cox : « Au début du XXe siècle, le dessin faisait partie intégrante des programmes scolaires, même
si on le réservait essentiellement aux garçons, les filles apprenant, elles, la couture. » De manière tristement
prévisible, les garçons étaient généralement considérés comme plus doués que les filles.
3. Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan (Flammarion, 1999).
4. Winston Churchill, op. cit.
5. Betty Edwards, Dessiner grâce au cerveau droit (Mardaga, 2014).
6. Cette opération, la résection totale ou partielle du corps calleux reliant les deux hémisphères cérébraux, a pour
but d’agir sur l’épilepsie. La théorie de la « latéralité du cerveau » est aujourd’hui largement battue en brèche.
7. Dans leur livre Left Brain, Right Brain (non traduit en français), Sally Springer et Georg Deutsch font remarquer
qu’il n’existe aucune tâche cognitive n’impliquant qu’un seul hémisphère, et qu’il est fort douteux que
« l’hémisphère gauche handicape l’hémisphère droit en matière de représentation graphique ». En réalité,
toujours selon eux, l’hémisphère gauche, de par sa capacité à se concentrer sur les détails, pourrait bien être le
principal vecteur de réussite du dessin à l’envers.
8. Dans son grand classique publié en 1917, La Pratique et la science du dessin (David De Angelis, 2021), Howard
Speed émet l’hypothèse que, lorsque nous dessinons, nous nous fondons avant tout sur « la représentation
mentale que nous avons du monde qui nous entoure », et non sur ce que nous voyons.
9. Ce concept est controversé, dans le mesure où on peut se demander si l’existence d’un « œil innocent » (qui fait
directement écho à l’« esprit du débutant ») est tout simplement envisageable, et qu’on peut éviter l’intrusion de
quelque notion externe que ce soit.
10. John Ruskin, Éléments du dessin (Circé, à paraître).
11. NdT : Série d’animation américaine.
12. NdT : Allusion au célèbre roman de James Joyce.
13. Celle qui s’intitule, de façon fort appropriée, La Trahison des images.
14. NdT : Gamme de peluches célèbres aux États-Unis dans les années quatre-vingt-dix.
15. Selon les auteurs de l’étude en question : « Bien que ce problème soit extrêmement répandu, on ne sait pas
vraiment à quoi l’attribuer. » Il a simplement été démontré que, dès lors que le modèle possède des cheveux, son
cuir chevelu a tendance à être considéré comme le sommet de son crâne. C’est ainsi que les chauves donnent
lieu à des erreurs de proportions moins flagrantes.
CHAPITRE 8

Apprenti
Bilan de l’aventure

« On passe de l’état de novice à celui de maître le jour


où l’on prend conscience du fait que […], toute sa vie,
on ne sera jamais qu’un débutant. »

— ROBIN COLLINGWOOD

Trop jeune ? Trop vieux ? Le temps ne fait rien à l’affaire

Au cours de ma vie de novice, j’ai eu un nombre incalculable de fois l’occasion de me sentir gêné, complexé ou
nul, et d’envisager très sérieusement de déclarer forfait.
Je n’oublierai jamais ce jour fatidique où j’ai crawlé trois kilomètres en pleine mer, au large de la côte
des îles Abacos, aux Bahamas. Croyez-le si vous voulez, mais j’ai eu autant de mal à suivre ma fille de 9 ans
qu’une Française de 70 ans qui, non contente de renoncer à son paquet quotidien de cigarettes, venait
d’apprendre à nager en regardant des vidéos sur YouTube.
Drôle de lieu pour une rencontre…
Un an plus tôt, il m’était venu une idée tandis que, assis sur un banc, les yeux rivés sur mon téléphone,
j’attendais que se termine la énième leçon hebdomadaire de natation de ma fille. En fait, si j’avais repris un
moment pied dans la réalité, c’était surtout parce que j’avais malencontreusement expédié ledit téléphone
dans la piscine 1. Toujours est-il que je tournais en boucle sur une question, celle qui m’obsédait depuis un
moment : « Combien d’heures avais-je passé ainsi, à tuer le temps ? Quand avais-je nagé, moi, pour la dernière
fois ? »
Deux ou trois fois dans l’année, je profitais d’une nuit à l’hôtel pour effectuer quelques longueurs de
bassin, ou d’une visite chez mes beaux-parents pour me baigner dans un lac. Le fait est que New York n’est
pas la ville idéale à cet égard : ses piscines sont soit hors de prix, soit bondées. Grâce au surf, je passais pas
mal de temps dans l’eau, mais surtout sur ma planche.
Je venais justement de lire le récit de Roger Deakin À la nage 2, vibrant éloge de la « natation en eau
libre », cette activité qui consiste tout bêtement à plonger dans une rivière, un lac ou un océan, et je trouvais
l’idée fort séduisante. Deakin aime à dire que, dans le monde aseptisé où nous vivons, ce sport a un goût de
liberté et qu’il permet de changer totalement d’univers. Rien de mieux, selon lui, pour se remonter le moral.
« Il m’arrive de plonger alors que je frôle la dépression, l’air hagard, et de ressortir de l’eau en sifflotant
comme un imbécile heureux. » Plus j’avançais dans le livre, plus je brûlais d’envie de l’imiter.
Tout d’un coup, en regardant ma fille aligner les longueurs de dos crawlé, j’ai eu une illumination : et si
nous testions, nous aussi, la nage en eau vive ? Cette forme de loisir était en effet devenue très à la mode,
surtout en Angleterre, et les étagères des librairies croulaient sous les mémoires de nouveaux convertis.
De plus, je pensais que tout le monde y trouverait son compte, ce qui n’était pas le cas lorsque, une fois
par an, je consacrais quelques jours au cyclisme (des vacances placées sous le signe douteux du cocktail
souffrance/pasta party/testostérone). Ma femme aimait bien faire trempette même si elle n’était pas accro aux
sports nautiques (moi non plus, d’ailleurs), et ma fille pourrait enfin tester ses talents de nageuse ailleurs que
dans une piscine. C’était l’occasion de prendre un bon bol d’air, de se bouger un peu en pleine nature et de
décompresser, le tout en famille et dans une ambiance agréable (comme je l’ai dit plus haut, rien de tel pour se
rapprocher que d’apprendre quelque chose ensemble).
La natation, en tant que sport low impact, présente en outre l’intérêt de ne pas être réservée aux
jeunots : on ne s’est pas privé de me le répéter, le plus souvent en guise d’entrée en matière. Aux yeux d’un
père parti pour frôler l’âge de la retraite à la sortie de l’adolescence de sa fille, il s’agit là d’un avantage non
négligeable. Une étude au long cours a montré que l’espérance de vie des nageurs est supérieure à celle des
sédentaires. Rien de plus normal. Toutefois, sans qu’on sache vraiment pourquoi, la natation bat aussi, sur ce
plan, la marche ou la course.
Personne ne saurait l’ignorer, surtout pas les spécialistes : nager fait du bien. Pour avoir une preuve
tangible de l’aspect antidépresseur de cette activité, il faut néanmoins se tourner vers une étude
particulièrement intéressante, effectuée sur des animaux sachant évoluer dans l’eau dès la naissance. Dans ce
cadre, on a soumis des souris à des formes de stress relativement bénignes pendant plusieurs semaines (en
posant leur cage de guingois, en leur pinçant de temps en temps la queue ou en mouillant leur litière, par
exemple). Pour être plus clair, disons que si vous habitiez New York et que vous serviez de sujet à une
expérience équivalente, votre propriétaire réduirait votre chauffage au minimum, une alarme de voiture se
déclencherait toutes les dix secondes sous votre fenêtre et la fumée de cigarette de votre voisin viendrait
empester en permanence votre appartement.
Comme on pouvait s’y attendre, les souris n’ont pas exactement fait des bonds de joie. Sans tarder, on les
a alors mises dans l’eau. En analysant ensuite ce qui s’est produit dans leur cerveau (en particulier, au niveau
des protéines de leur hippocampe), les chercheurs ont conclu que cette petite séance de natation les avait
sorties de leur état dépressif.
Retour à nos futures vacances… Quelle que soit la façon dont j’envisageais les choses, mon idée tenait la
route. Du coup, après m’être renseigné auprès d’un organisme spécialisé, SwimQuest, j’ai opté pour Mathraki,
un îlot rocheux appartenant à l’archipel des îles Ioniennes, en me basant sur le fait que l’eau y était
apparemment chaude et limpide, et que l’on ne risquait pas d’y faire de mauvaises rencontres de type
« requin » ou, pire, « hors-bord ». J’ai réussi à situer Mathraki sur une carte, en plein centre d’une magnifique
étendue de bleu, et j’ai appris que, si l’on en croit l’Odyssée, c’est dans une île toute proche que Calypso a
séquestré Ulysse.
Séduit par ces références mythologiques et grisé par l’appel du large, j’ai perdu un moment de vue un
point important : bien que plutôt en forme sur le plan physique, je n’étais pas si bon nageur que cela, et je me
fatiguais vite. Ce n’est qu’à retardement que je me suis posé la bonne question : moi qui ne me distinguais pas
vraiment en eaux calmes, qu’allais-je devenir, livré à la fureur de l’océan ?

Comme par miracle, il m’a semblé impératif de prendre quelques cours intensifs de natation, et c’est ainsi que
j’ai contacté Marty Munson, entraîneuse de triathlon. Notre première séance de piscine m’a ouvert les yeux.
Contrairement à ma fille, qui ne cessait de progresser à pas de géant, je ne m’étais pas amélioré depuis les
années soixante-dix, époque à laquelle j’ai appris à nager.
Du moins, c’est ce que je croyais. Car il s’est avéré qu’on m’avait surtout expliqué comment faire pour
éviter de me noyer. Ce qui n’est pas franchement la même chose.
Il a suffi de quelques longueurs pour que Marty comprenne ce qui n’allait pas. À l’instar de nombreux
débutants (et d’autres vieilles carnes dans mon genre), quand je nageais le crawl, j’essayais d’inspirer et
d’expirer en sortant la tête de l’eau. Or, on doit toujours souffler sous l’eau, en faisant des bulles. Mes efforts
frénétiques pour avaler et recracher de l’air m’amenaient à frôler l’hyperventilation en permanence.
J’imagine que tout cela vous semble parfaitement limpide mais, personnellement, je n’avais jamais appris
à faire autrement. Ma technique était, globalement, loin d’être parfaite, mais c’était le chapitre « respiration »
qui posait vraiment problème. Comme l’a dit un jour Terry Laughlin 3 : « Ce qui caractérise essentiellement la
natation par rapport aux sports non aquatiques, c’est qu’il faut apprendre à respirer différemment, et que cela
ne se fait pas tout seul. »
Afin de nous familiariser un peu avec l’océan, nous sommes partis un matin pour Coney Island. Bien que,
pendant la partie la plus chaude de l’année, l’endroit soit plutôt fréquenté, nous avons eu la chance de
bénéficier d’un peu de fraîcheur et, par là même, d’une plage déserte. Nous nous sommes mis à l’eau, en
combinaison de plongée. Sur la côte, on distinguait, au loin, le fameux Cyclone 4.
J’ai eu un moment de vertige entre deux jetées, tant je me faisais ballotter par les vagues. En effet, il ne
m’était jamais venu à l’idée qu’on peut avoir le mal de mer autrement que sur un bateau. Chaque fois que je
tentais d’avaler un peu d’air, je prenais une vague en pleine figure, ma bouche se remplissant instantanément
d’eau salée. Le vent freinait ma progression et je me sentais dévier à cause du courant. Marty me l’avait bien
expliqué : « Quand on nage en pleine mer, il faut faire avec ce que l’on a. Quoi qu’il arrive, c’est l’océan qui
décide. »
Encore un mantra à retenir. Une fois capable de nager de longues distances dans une mer déchaînée,
j’imagine que l’on trouve, d’un seul coup, les transports et les agendas surbookés beaucoup moins
contraignants.
Pourtant, à l’arrivée sur Mathraki, j’étais dans mes petits souliers car, s’il est vrai que l’évolution a
soustrait, en quelque sorte, l’humain à la mer, nous continuons à entretenir avec elle des relations quelque peu
conflictuelles. J’en arrivais à me demander ce qui m’avait pris d’envisager de faire courir de tels risques à ma
famille. Avec le surf, au moins, on garde la tête hors de l’eau (quand tout va bien).
Mathraki, l’une des îles Diapontiques situées au large de Corfou, est un affleurement rocheux à la bonne
odeur de pinède. Sa population semblait essentiellement constituée de Grecs d’âge certain arborant des
casquettes ornées du logo des New York Yankees, des hommes ayant vécu un moment dans le Queens avant de
rentrer chez eux passer leurs vieux jours à papoter en sirotant des Mythos 5 ou à cultiver leurs minuscules
jardins méditerranéens. Nous avions réservé dans une petite pension de famille ayant pour particularité
d’héberger, semble-t-il, plus de poules que de touristes.
Non content de nous abreuver tous les matins de café grec bien serré, le fils de nos hôtes, George,
pilotait le bateau de SwimQuest. Le premier jour, une fois au large, nous avons hésité un moment avant de
nous lancer.
Les autres nageurs étaient déjà partis, et la surface de l’eau brillait à la manière d’un miroir aux reflets
aussi mouvants qu’impénétrables. Nous étions loin de la côte alors que, d’ordinaire, nous faisions en sorte de
ne pas nous en écarter de plus d’un jet de pierre. Quel genre de créature pouvait bien peupler ces abysses
stygiens ? On appelle « thalassophobie » la peur des profondeurs. La phobie des eaux peu profondes, en
théorie pure, n’existe pas.
Un par un, en commençant par ma fille, nous avons quitté le bateau. La mer était tiède, aussi douce que
de la soie. Au loin, on distinguait les falaises de la côte albanaise. Nous avons commencé à nager sans nous
éloigner les uns des autres, par souci instinctif de sécurité. D’un seul coup, j’ai eu l’impression d’être suspendu
au-dessus d’un trou sans fond, comme si le monde s’était dérobé sous nos pieds.
Je n’arrivais pas à m’ôter de la tête la couverture de l’édition de poche des Dents de la mer telle qu’elle
avait inondé les supermarchés à l’époque où je n’étais qu’un gamin de 7 ans, particulièrement
impressionnable. Malgré la présence rassurante du bateau d’escorte avec, à son bord, notre guide sud-
africaine, Mia Russell, j’étais taraudé par l’appréhension. Pourtant, Mia, nageuse émérite également experte
en surf et en plongée (et sirène autoproclamée), nous surveillait de près, n’hésitant pas à se joindre
régulièrement à nous.
Petit à petit, le doute a laissé place à l’euphorie. J’avais littéralement l’impression d’être transporté dans
un monde parallèle, une enfilée de salles d’un bleu parfait baignées d’une lumière diaphane. L’océan occupait
toute la place, tantôt obstacle en travers de notre chemin, tantôt caresse salée, allègre et protectrice. Du fait
de l’existence de nos accompagnateurs, je pouvais m’offrir le luxe d’avoir l’esprit totalement libre et de
m’évader sans la moindre retenue. Tel un banc de baleines miniatures, nous batifolions de crique en crique,
dans une mer d’huile.
Au fil des jours, nous avons de moins en moins redouté de nous éloigner de la côte et, sans même nous en
apercevoir, nous nous sommes mis à battre des records de distance. À force d’aligner les kilomètres, nous
avons accosté sur des îles qui, au départ, nous semblaient hors de portée. Le dernier soir, ma fille a reçu,
grâce à son courage et à sa détermination, une distinction très convoitée, le Golden Swim Cap, qui
récompensait les nageurs ayant effectué la majorité des courses planifiées au cours de la semaine.
Au bout du compte, nous avons eu l’impression de franchir un cap, de passer par une sorte de
renaissance, ce qui n’a rien d’étonnant puisque, quand on y réfléchit bien, il s’agissait d’évoluer dans notre
élément naturel. « L’eau a quelque chose de thérapeutique, m’a dit un jour Mia. C’est un havre de paix, de
silence. Tu flottes, tranquillement, comme si tu étais encore dans le ventre de ta mère. Ce genre de chose
n’arrive nulle part ailleurs. » Selon elle, l’océan aide une quantité de gens à retrouver un peu d’assurance, à se
reprendre en main et à surmonter les épreuves de l’existence. Les larmes sont souvent au rendez-vous.

Nous avons adoré ces vacances et, gagnés tous trois par une bonne dose de zèle du néophyte, nous ne tenions
plus en place.
C’est pourquoi il nous a fallu moins d’un an pour nous inscrire à un nouveau stage, aux Bahamas cette
fois. Mia est venue nous accueillir sur le quai de Great Guana Cay, un îlot des Abacos. À Mathraki, elle avait
solennellement intronisé notre fille « apprentie sirène » et, pour marquer le coup, elle lui a offert un stylo en
forme de créature marine.
Nous étions dix participants à nous partager une villa en bord de mer, uniquement des femmes, à part
Guy Metcalf, le moniteur de natation anglais qui aidait Mia à nous encadrer, et moi. Selon le cofondateur de
SwimQuest, un homme grand et agréable du nom de John Coningham-Rolls, ce type de situation n’est pas rare.
« La plupart des records de natation longue distance sont détenus par des femmes », m’a-t-il expliqué.
Il y avait une mère et sa fille, deux Britanniques qui enchaînaient directement sur un autre stage de nage
en eau libre effectué, celui-là, dans les flots glacés de rivières suédoises, et une pédiatre anglaise d’âge mûr,
veuve depuis quelques années. Elle m’a raconté un soir que, du vivant de son mari, c’était toujours lui qui
décidait de leur lieu de vacances. Libre d’agir à sa guise, elle avait opté pour la natation.
Mais, c’est une Française de 70 ans à peine, Patricia, qui a immédiatement suscité mon intérêt.
Habitante de Chamonix, elle s’adonnait au ski, au tennis et au jardinage, après une carrière assez éclectique. À
la retraite depuis plusieurs années, elle avait entre autres, travaillé pour Claude Chabrol. C’était une femme à
l’élégance naturelle, le genre de personne qui, avec son charme un peu hautain, semble tout droit sortie d’une
scène de plage à Saint-Tropez.
Un soir, à la table du dîner, quand quelqu’un a complimenté ma femme sur son tee-shirt, elle a répondu
sans réfléchir : « Il vient de H&M. » Là-dessus, Patricia nous a tous fait sursauter en assenant un grand coup
sur la table et en braillant : « Ceux-là, je les boycotte ! » Apparemment, elle n’approuvait pas la politique de
mondialisation de la chaîne. C’était d’ailleurs un sujet qui lui tenait énormément à cœur et nous nous sommes
beaucoup amusés à tenter de deviner quelles étaient les marques qui encouraient ses foudres. Un jour, alors
que nous nous apprêtions à déjeuner dans un restaurant de fruits de mer, elle a remarqué un amoncellement
de coquilles hautement suspect, juste derrière le bâtiment. « Ma parole, c’est un vrai cimetière ! » a-t-elle
grommelé de son accent français bien épais, avant de commander un repas végétarien.
Quelques années plus tôt, dans l’avion, elle était tombée sur un article de magazine vantant les mérites
des vacances sportives. « Sur les photos, on voyait des gens nager dans des paysages absolument magnifiques.
J’ai tout de suite su qu’il fallait que j’essaie. »
Pourtant, à l’époque, Patricia n’avait rien d’une ondine, ses talents se limitant à quelque cent mètres de
brasse en piscine, pause repos incluse, alors qu’elle visait les trois kilomètres de crawl en pleine mer.
Lorsqu’elle s’est renseignée auprès du personnel de la piscine de son quartier, on lui a répondu qu’aucun
moniteur n’était qualifié pour enseigner à des adultes. En filigrane, toujours le même a priori : seuls les
enfants ont le droit d’apprendre.
C’est alors qu’elle avait découvert YouTube et sa profusion de vidéos pédagogiques. Particulièrement
séduite par la méthode Shaw, elle avait dévoré des heures et des heures de leçons. Elle s’était mise à
déambuler dans son appartement en mimant les mouvements de bras et, en piscine, à se concentrer sur de
minuscules détails tels que l’angle adopté par ses mains à leur entrée dans l’eau. Faute de professeur, elle
avait demandé à sa sœur de la filmer afin de comparer sa technique aux vidéos d’experts et, petit à petit, à
raison de deux séances par semaine, elle avait fait des progrès. En six mois, elle était parvenue à nager un
kilomètre d’une seule traite.
Au bout d’un an, elle avait fait son premier stage en eau libre. « Je me suis demandé comment j’avais pu
passer à côté de ça pendant toutes ces années. » Le plus important, toutefois, était le résultat obtenu ; le
temps perdu importait peu. En entendant ces mots, j’ai pensé à Sénèque et aux « vieillards décrépits 6 » qu’il
décrivait, ces gens terrifiés par la perceptive de leur mortalité, quand leur santé se dégrade. « Ils s’écrient
qu’ils ont été insensés de n’avoir point vécu. Que seulement, ils réchappent de cette maladie, comme ils
vivront dans le repos ! » Patricia, elle, n’avait aucune intention d’attendre aussi longtemps.

Dès le début de la semaine, j’ai tenté de jauger les autres stagiaires. SwimQuest organise des séjours « Spécial
traversée de la Manche » et autres exploits du même type mais, dans le cas précis, nous étions censés prendre
des « vacances ». Rien ne nous empêchait de nous donner à fond mais nous n’étions pas là non plus (d’après
les dépliants) pour en baver, et il était toujours possible de disposer d’un bateau d’escorte. Celui-ci était piloté
par un certain Troy, propriétaire d’une boutique de matériel de plongée, un homme affable à l’humour aussi
poli qu’une bouteille à la mer. Cela étant, dans la mesure où je me targue d’être plutôt en forme, j’ai toujours
tendance à me demander où les autres se situent par rapport à moi. Considérant l’allure et l’âge approximatifs
des membres du groupe, la concurrence me semblait franchement limitée.
Grossière erreur. À l’instant où elles se mettaient à l’eau, nos Mamie Nova toutes mignonnes se
transformaient en redoutables moteurs hydrodynamiques.
Le style de Patricia était particulièrement fluide, et elle évoluait dans les eaux bleu azur avec une facilité
déconcertante. À ma grande surprise, je me suis retrouvé à la traîne du reste du groupe tandis que ma fille,
pour qui je m’étais inquiété au départ, me dépassait facilement. Ce n’était pourtant pas faute de me donner du
mal. « La technique, encore la technique, toujours la technique ! » m’avait seriné John Coningham-Rolls. Dans
l’eau, la condition physique ne fait pas tout 7.
À terre, lorsque nous nous sommes rassemblés autour d’un ordinateur portable, comme des scouts
autour d’un feu de camp, pour admirer le film de nos exploits, la triste vérité s’est imposée. Selon nos
instructeurs, au niveau des bras, j’étais à peu près au point. Je pliais bien les coudes et mes gestes étaient
d’une belle amplitude. Par contre, je me servais mal de mes jambes. Je pensais pouvoir me reposer sur une
force musculaire imputable à plusieurs années de football mais j’avais tort : je faisais partir le mouvement de
mes genoux, et non de mes hanches. Mia m’avait signalé ce problème dès notre séjour en Grèce, mais je
n’avais pas réussi à y remédier. Du coup, mes jambes pesaient trop dans l’eau, me ralentissant
considérablement au passage. De plus, je tricotais tellement des pieds que, pendant un instant, Mia a cru que
la vidéo passait en vitesse accélérée.
Ce pédalage frénétique s’avérait, comme l’a fait remarquer Guy Metcalf, « plutôt contre-productif » et, à
ces mots, j’ai eu la joie sans mélange de voir ma fille, Son Altesse de la Golden Swim Cap, acquiescer. « Quand
tu agites les pieds comme ça, m’a expliqué Mia, tu ne repousses pas l’eau vers l’arrière mais vers le bas. En
fait, si tu accélérais encore, tu finirais par reculer ! »
Hélas, je n’aurais pas pu mieux dire.
Nous nous sommes installés dans un schéma assez prévisible. Ma fille, souvent félicitée pour son
« excellent battement de pieds » et la « souplesse de ses chevilles » nageait généralement en tête, avec les
plus rapides du groupe. Au bout d’un moment, je commençais à perdre du terrain et, afin de faire passer mon
incompétence pour de la galanterie, je restais au niveau de ma femme qui, quant à elle, se contentait d’une
brasse aussi régulière qu’efficace.
Dans le but de retrouver un semblant de dignité, tandis que les autres s’effondraient sur une chaise, un
livre à la main, je partais faire du jogging dans l’humidité pesante de la fin de journée. Le retour de manivelle
ne s’est pas fait attendre. Le quatrième jour, après le déjeuner, j’ai été pris de vertige. J’ai cru à une
intoxication alimentaire mais, en réalité, il s’agissait d’une insolation. Dépité, j’ai passé l’après-midi sur le
bateau à siroter des Coca en regardant les autres nager, au son du Rake’n’Scrape 8 de Troy. Patricia n’a pas
tardé à me rejoindre, uniquement parce qu’elle s’économisait un peu pour tenir encore une semaine.
Bien que je me sente un peu gêné, cela ne m’a aucunement empêché de me régaler de mon séjour. En
effet, ces mésaventures elles-mêmes avaient quelque chose de fascinant à mes yeux, car l’océan était pour moi
une immense page blanche. En cyclisme, je savais exactement où je voulais aller et je m’obstinais, de façon
quasi obsessionnelle, à atteindre mes objectifs (voire à les surpasser). Je passais d’interminables heures sur le
site strava.com, sorte de « réseau social dédié au sport », à analyser mes sorties, à accumuler des trophées
imaginaires ou à me comparer à mes compagnons de route. Je n’avais aucune idée de ce qui pouvait constituer
un « temps correct » en natation et, pour être tout à fait honnête, je m’en moquais complètement, ce qui était
une très bonne chose.
J’avais, bien entendu, envie de progresser, mais j’étais conscient de devoir laisser le temps au temps.
Comme l’a écrit l’entraîneur de natation et fondateur de Total Immersion, Terry Laughlin : « Il est beaucoup
plus difficile d’acquérir une bonne technique en natation qu’au golf ou au tennis. 9 »
J’étais surtout pressé de partager, avec ma femme et ma fille, un certain nombre de bons moments qui,
plus tard, constitueraient un stock de bons souvenirs. Je voulais me repaître de la beauté de l’océan tant que
c’était encore possible, comme cet après-midi où nous avons été suivis plusieurs heures par un banc de
barracudas aux silhouettes luisantes et fuselées. De plus, ma fille avait trouvé en Mia un exemple à suivre et le
stage lui donnait l’occasion de fréquenter des femmes de générations et de nationalités différentes, réunies
par une passion commune, capables de donner des complexes à son propre père.
Patricia, lorsqu’elle n’était pas occupée à faire des prouesses dans l’eau (c’est elle qui a récolté le fameux
Golden Swim Cap aux Bahamas), s’était remise à l’astronomie, l’un de ses amours de jeunesse, avant de se
plonger dans les mystères de la physique quantique. Elle s’était également lancée dans le pickleball, sorte de
ping-pong à l’échelle d’un terrain de badminton, un sport particulièrement à la mode. Ce phénomène étant
récent, les professeurs ne sont pas légion et, comme de bien entendu, elle avait eu recours à YouTube.
La natation m’a fait prendre conscience d’un certain nombre de choses.
Tout d’abord, j’ai compris qu’on peut tout à fait s’imaginer, des années durant, que l’on maîtrise les
bases d’une discipline, quelle qu’elle soit, avant de se rendre compte qu’il n’en est rien : bien souvent, d’une
façon ou d’une autre, on n’est encore qu’un débutant. L’apprentissage, quant à lui, est susceptible d’adopter
des formes très diverses. Si j’ai eu la chance de bénéficier des lumières de mes professeurs, j’ai également
beaucoup gagné à côtoyer d’autres apprenants, plus jeunes ou plus âgés que moi. Les stages m’ont aussi
rappelé qu’il suffit d’effectuer quelques pas timides dans la bonne direction pour que l’horizon s’éclaire comme
par magie. Alors que, pendant longtemps, je n’avais été qu’un nageur somme toute médiocre, j’ai rapidement
été capable d’envisager des sorties en eau libre beaucoup plus longues, accessibles à toute ma famille. Comme
le dit le vieil adage : « Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. » Toutefois, une fois ceux-ci bien
attelés, il n’y a pas de limite aux kilomètres que l’on peut parcourir.
Si, toutefois, je ne devais retenir qu’un seul enseignement de toute cette histoire, ce serait celui-ci : il
n’est jamais trop tard pour débuter. Patricia avait atteint l’âge auquel la plupart des gens vivent surtout dans
le passé : ils préfèrent se reposer sur leur expérience et les leçons qu’ils en ont tirées. Pourtant, elle ne cessait
de se projeter dans l’avenir. Stages, découvertes diverses et variées, nouvelles techniques, rien ne lui faisait
peur.
Comme l’a écrit Sénèque : « Il faut toute la vie pour apprendre à vivre. »

L’effet Ikea

Depuis que j’avais perdu ma deuxième alliance dans les eaux glacées de Malibu, j’étais obsédé par l’idée de la
remplacer. Symboliquement parlant, elle me manquait. J’avais besoin de son poids autour de mon doigt.
J’aurais pu en racheter un troisième exemplaire, mais une telle solution aurait eu le goût amer de la défaite.
Plusieurs de mes amis m’ont suggéré de me procurer une nouvelle bague en mégasolde sur Internet, au cas où
je l’égarerais aussi, mais cette triste perspective ne faisait rien pour me remonter le moral. Ce n’était pas
comme s’il s’agissait d’un simple parapluie.
Bien décidé à ne pas me laisser abattre, j’ai eu une illumination : et si je la fabriquais moi-même ? Ou,
pour être plus réaliste, si je trouvais un expert capable de me montrer comment faire ? En effectuant quelques
recherches sur le Web, je me suis aperçu que c’était tout à fait envisageable.
Il semblerait que les gens accordent une valeur toute particulière aux objets dont ils sont les créateurs :
c’est ce que l’on appelle « l’effet Ikea », l’idée étant que l’on s’attache d’autant plus à sa bibliothèque qu’on l’a
montée soi-même. L’alliance, avec sa valeur à la fois esthétique et sentimentale, entre parfaitement dans ce
type de cadre. Si, comme le prétend une étude effectuée par l’entreprise suédoise, « le travail engendre
l’amour », on ne pourrait trouver meilleur exemple d’adéquation.
Pour finir, je n’ai même pas eu besoin d’Internet : mon bon vieux réseau de connaissances a largement
suffi. Il se trouve que l’un de mes voisins, David Alan, est un joaillier de renom qui possède un atelier à
Manhattan, à la limite du Diamond District 10. À l’époque, cela faisait déjà des années que nous avions
l’habitude de tailler, parfois, une petite bavette dans l’ascenseur, et nos familles se connaissaient. Je l’avais
interviewé un jour pour les besoins d’un article consacré aux diamants synthétiques et l’étendue de ses
connaissances m’avait sidéré, moi qui ne connaissais strictement rien à la joaillerie. Avec ses cheveux ramenés
en arrière, son élégance décontractée et sa façon de parler à cent à l’heure, il était tout bonnement captivant.
À ma grande surprise, dans la mesure où il avait, de toute évidence, des clients de marque à satisfaire
avant moi, l’idée lui a beaucoup plu, et il m’a invité à le rejoindre à son atelier. Pour accéder à son bureau, j’ai
d’abord dû franchir un imposant sas de sécurité doté de deux portes blindées. Rien de surprenant à cela,
considérant qu’il stockait des pierres et des métaux précieux représentant plusieurs centaines de milliers de
dollars. Au passage, j’ai aperçu des ouvriers qui, équipés de loupes frontales, travaillaient le métal à grands
renforts de limes et de pinces, assis à leurs établis.
Comme je l’ai fait remarquer à David, le spectacle qu’offraient ces artisans hautement qualifiés, occupés
à trimer dans leur atelier surplombant la rue, nous ramenait bon nombre d’années en arrière. « Notre
profession est en voie de disparition, m’a-t-il répondu. Plus personne n’a envie ni d’enseigner ni de jouer les
apprentis. » De fait, son joaillier principal, le sympathique Paraguayen qui allait bientôt me servir de mentor,
était déjà dans le métier l’année de ma naissance.
Le sujet de mon livre intriguait beaucoup David, sans doute parce qu’il avait débuté sa carrière à
l’occasion de cours du soir organisés par sa maison de quartier, véritable repaire de débutants.
Cela étant, le monde des bijoux ne lui était pas inconnu à la base car sa mère travaillait dans ce domaine.
Tout petit, il avait l’habitude de les regarder, elle et son compagnon, trier des échantillons sur la table de la
salle à manger. Pourtant, il avait préféré se diriger vers l’architecture, dès ses années de lycée. À l’université,
il avait toutefois opté pour la philosophie, mais son père lui avait demandé de suivre des cours axés sur la vie
des entreprises afin de pouvoir continuer à le faire bénéficier du soutien familial. Il avait choisi l’économie,
mais pas n’importe laquelle et, au bout du compte, il avait quelque peu déçu ses parents en devenant garde
forestier dans l’Oregon.
Néanmoins, la joaillerie était toujours là, dans un coin de sa tête. C’est ainsi qu’à peine ses études
terminées, faute de meilleure idée, il avait décidé de passer l’été à apprendre une technique très spécifique, la
fonte à la cire perdue, procédé de moulage permettant d’obtenir une statue en métal à partir d’un modèle en
cire. « J’ai tout de suite été fasciné ! » m’a-t-il avoué.
Après avoir suivi plusieurs autres cours, il avait décidé qu’il ne lui restait qu’une seule chose à faire : se
trouver un maître d’apprentissage. Sa famille l’avait alors recommandé à un Français prénommé Jean. « Je
e
suis allé jusqu’à la 48 Rue et, là, je me suis retrouvé dans un boui-boui enfumé dont les vitres étaient si
crasseuses qu’on ne voyait même pas ce qui se passait dehors. » Au milieu de la pièce se tenait « un petit
bonhomme grincheux, dont ne distinguait que la moustache et les cheveux ». C’était le fameux Jean. « Est-ce
que tu connais le mot yiddish verbissen ? m’a demandé David. Ça veut dire “furax”. Eh bien, il n’y avait pas
plus “furax” que lui. » Mon interlocuteur avait ensuite montré à son futur mentor quelques exemples de son
travail. « J’ai jeté un coup d’œil autour de moi, à toutes ces œuvres d’art qui m’entouraient, et je me suis dit :
“Laisse tomber, c’est fichu d’avance !” Pourtant, au bout d’un long moment, le verdict est tombé : “Rendez-
vous lundi. Ce sera 50 dollars par semaine.” »
De nos jours, alors que l’on recrute surtout par le biais de stages en entreprise, la perspective de payer
pour travailler peut paraître choquante mais, à l’époque, cette pratique était très répandue dans le monde de
l’artisanat. « Dans les années quatre-vingt-dix, pour un jeune sans emploi, 50 dollars par semaine
représentaient une grosse somme. » Du coup, David s’était trouvé un job de barman de nuit, de façon à se
consacrer à sa passion pendant la journée. « Je n’ai pas pris un seul jour de repos en trois ans. » Les premiers
temps, on lui avait surtout demandé de balayer l’atelier et d’entretenir le matériel.
Et puis, le jour de vérité est arrivé : Jean a décidé de tester son apprenti (qui, aujourd’hui, procède
exactement de la même façon avec ses propres élèves). « Jean m’a tendu une feuille d’argent allemand. Ce
n’est pas vraiment de l’argent mais un alliage de différents métaux particulièrement difficiles à travailler. Si on
ne fait pas attention, les outils et les lames ne résistent pas. »
David était censé découper un carré de trois centimètres de côté dans cette feuille d’un millimètre
d’épaisseur, puis découper un autre carré, d’un centimètre de côté, au milieu du premier, et y insérer un carré
d’argent allemand aux mêmes dimensions, de sorte qu’ils s’emboîtent parfaitement. Pour ce faire, il disposait
de plusieurs limes et d’un curvimètre digital gradué en centièmes de millimètres. Une telle précision était
indispensable, quoique rien moins qu’évidente aux yeux d’un apprenti. David s’était beaucoup appliqué et, au
bout du compte, il pensait avoir atteint la perfection.
« J’étais vraiment fier de moi. Là-dessus, Jean a examiné mon œuvre en pleine lumière et il a dit : “C’est
du sale boulot !” » Le problème était quasi imperceptible. « Ce qu’il voulait me faire comprendre, c’est que la
plus infime erreur fait tout dérailler ensuite. »
Jean était un maître exigeant. Chaque fois que son élève cassait une dent de scie, il l’obligeait à
raccourcir la poignée de cet outil conçu pour effectuer des découpes à l’échelle d’un cheveu humain, de façon
à l’utiliser jusqu’à ce que sa lame soit presque complètement lisse.
« Quel est l’intérêt ? » se plaignait David. « C’est une question de prix ! Quand j’étais jeune, je fabriquais
moi-même mes lames de scie ! » lui répondait son mentor d’une voix tonitruante. Continue à raccourcir la
tienne ! » Quoi qu’il en soit, en dépit de son caractère irascible, Jean était un artisan bourré de talent, l’un des
rares joailliers à être capable de mener à bien des réalisations particulièrement ambitieuses (des araignées
plaquées or, par exemple). Selon David : « Il faisait preuve d’une minutie absolument incroyable. »
Un jour, dans le coffre-fort de Jean, David est tombé sur une série de pièces en émail très travaillées,
ornées de pierres précieuses et décorées de silhouettes d’arlequins et de créatures fantastiques. « Il y en avait
pour une bonne centaine de milliers de dollars. J’ai demandé à Jean pourquoi ces bijoux n’étaient pas exposés.
“Il n’est pas question que je les vende ! m’a-t-il répondu. Je ne veux pas que tout le monde les copie !” »
En début de carrière, David a fait toutes les erreurs de débutant possibles et imaginables. Or, lorsque
l’on parle de bijoux, ces bévues ont un prix. « Je suis passé par des périodes catastrophiques, des pertes allant
jusqu’à 25 000 dollars ». Un jour, il a dû agrandir une chevalière de l’armée pour un client exigeant, lui-même
ancien militaire. David a commencé par sectionner l’anneau avant de le positionner sur un mandrin (l’outil qui
sert à augmenter le diamètre du bijou), puis d’y insérer une pièce de métal soigneusement découpée. « Je l’ai
mise en place avec moult précautions, et la soudure était parfaite. »
L’ennui, c’est qu’il avait négligé de recuire l’or, c’est-à-dire de « le chauffer doucement pour lui rendre sa
malléabilité ». De ce fait, le métal ayant durci au contact d’une trop forte chaleur, ses molécules n’étaient plus
suffisamment solidaires et la chevalière a carrément éclaté en deux en émettant un bruit extrêmement
désagréable. « Je pense que j’étais blanc comme un linge. Jean m’a dit : “Tu es mort. Si ce n’est pas lui qui te
tord le cou, ce sera moi ! ” Heureusement, j’ai réussi à réparer ma bourde, au prix d’efforts considérables et de
nombreuses heures de travail. Ça a été une bonne leçon. »
Sachant qu’il avait fallu trois ans d’apprentissage à David pour avoir le droit de toucher un bijou, il aurait
été fort présomptueux de ma part de compter en fabriquer un du début à la fin. Ses propres œuvres, finement
détaillées, étaient constituées d’un entrelacs de filaments de métal au sein desquels se nichaient délicatement
des constellations de pierres précieuses. Il m’a toutefois assuré que je pourrais tout à fait participer au
processus de création de mon alliance, dans la mesure où il s’agissait d’un anneau tout simple.
Je me suis aussitôt vu dans la peau du personnage central d’une scène du Seigneur des anneaux, en train
de marteler triomphalement une sphère de métal rougeoyant sur une enclume noircie par la fumée, au son
d’une marche wagnérienne du plus bel effet.
Sauf que la joaillerie telle que l’a pratiquée David pendant des années, autrement dire l’art de fondre un
métal, de le verser dans un moule et de le façonner au marteau, s’est peu à peu éclipsée au profit de la
conception assistée par ordinateur (du moins en ce qui concerne les pièces les plus simples). Aujourd’hui, on
se sert d’un écran et d’un logiciel spécialisé pour la modélisation (c’est ce que l’on appelle la CAO). Ce sont
ensuite les imprimantes 3D d’un sous-traitant qui prennent le relais pour fabriquer certaines pièces, avec une
précision égale à un centième de millimètre, et le bijou revient à l’atelier pour y être finalisé. Ce type de
technologie permet à David de s’épargner les services d’un apprenti et de se consacrer directement à la partie
la plus intéressante du projet. Les vieux de la vieille tels que Max (mon mentor paraguayen) ne voient pas ces
innovations d’un bon œil. Comme je l’ai entendu grommeler un jour : « Ces machines tuent notre métier. »
Bien que je comprenne tout à fait son point de vue, je savais également que la joaillerie traditionnelle est
gourmande en temps et en argent. Selon David, je ne verrais même pas la différence. À moins, bien entendu,
que je fasse n’importe quoi, chose d’autant plus probable dans le cas d’une exécution manuelle. Or, aussi
motivé que je puisse être à la perspective de fabriquer ma propre alliance, je n’avais pas envie qu’elle ait l’air
d’un bricolage d’amateur.
De plus, je voulais utiliser du platine, matériau un peu difficile à manier pour un novice respectueux de la
tradition. « Je n’en ai pas fondu depuis des années », m’a annoncé David. La température de fusion de ce métal
est si élevée que, faute de se protéger correctement les yeux, on risque de s’endommager sérieusement la
rétine. Dans ces conditions, autant laisser faire les spécialistes, outillés en conséquence. En outre, toute
considération sentimentale mise à part, je ne souhaitais pas sombrer dans le passéisme. Mon but était d’imiter
David, artiste du XXIe siècle.
Restait à définir le modèle. Lorsque nous avions commencé à y réfléchir, entre deux digressions d’ordre
technique, nous avions posé quelques bases en termes de taille, de forme et de matériau. Toutefois, Davis
insistait pour aller beaucoup plus loin. « Il ne s’agit pas uniquement de fabriquer un objet. Que reste-t-il du
jour de ton mariage sur le plan strictement matériel, à part les photos et l’alliance, même si tu ne les
contemples pas à tout bout de champ ? » Selon lui, il n’était pas question de se contenter du tout-venant. « Je
suis fier d’être celui qui crée des objets destinés à rappeler tous les jours, à des milliers de gens, la promesse
qu’ils se sont faite. Si c’est nunuche, eh bien, tant pis ! »
La propre alliance de David était ornée de pierres précieuses (des diamants et des pierres porte-bonheur,
la sienne et celles de sa famille), serties à l’intérieur. Cela lui conférait un symbolisme secret, qu’il portait à
même la peau.
J’étais bien tenté de profiter, moi aussi, de l’occasion pour faire passer un message fort, tout en restant
suffisamment discret. En réfléchissant tout haut à ce qui m’avait amené là, j’ai immédiatement pensé aux
échecs puisque c’est grâce à eux que j’avais lancé mon projet. Je me demandais, en effet, s’il serait par hasard
possible d’enchâsser à l’intérieur de mon alliance du bois provenant de pièces de jeu. La reine symboliserait
ma femme et je serais incarné par le roi. Par contre, je ne savais pas comment faire pour représenter ma fille.
Quand je lui ai soumis le problème, elle m’a répondu, comme il fallait sans doute s’y attendre, que c’était à elle
d’être la reine.
David a tout de suite bondi sur l’idée. « Nous pourrions trouver un jeu datant de l’année de votre mariage
et incruster des morceaux de pièces à l’intérieur de l’alliance. Si tu ne penses pas en être capable, mon
lapidaire s’en chargera en deux temps trois mouvements. »
Au fil de la discussion, j’ai compris qu’il envisageait de faire courir du bois sur l’ensemble du périmètre
interne de la bague. « Il faudrait que le dessin fasse carrément le tour du bijou, m’a-t-il expliqué. Je pense que
cela symboliserait élégamment l’éternité. »
Personnellement, j’envisageais plutôt de sculpter des pièces, une par une, à l’intérieur de mon alliance.
« Le problème, c’est que nous n’aurons pas la place de faire quelque chose de convenable. Aucun détail ne
sera visible », m’a-t-il répondu.
Au-delà des difficultés qu’elle posait sur le plan technique, mon idée, j’étais bien obligé de le reconnaître,
était sans doute un peu trop kitsch. En revanche, la réutilisation de bois pris sur les pièces d’un jeu me
semblait vraiment trop abstraite, et j’avais du mal à renoncer à la perspective de représenter, sur mon bijou,
des formes à l’élégance sculpturale.
Petit à petit, David s’est rangé à mon opinion et nous avons procédé à quelques essais à l’aide d’un
logiciel de CAO appelé Rhinocéros 3D (ou Rhino). Bien que ce programme soit très populaire auprès des
joailliers, mon mentor trouvait que les résultats obtenus avaient souvent tendance à manquer d’originalité.
Toutefois, grâce à sa connaissance des techniques traditionnelles, il pensait être capable de concevoir des
bijoux au look plus « artisanal », tout en se servant du même outil.
Sur mes conseils, il a détouré et copié la photo d’une reine de style Staunton puis, à partir de cette
représentation en 2D, il a créé une image en 3D par le biais d’un RevolutionRail, instruction de Rhino
consistant à « tourner » une forme à partir d’une ligne, à la manière d’un enfant décrivant un cercle tout en
faisant des bulles de savon.
Il a ensuite plaqué l’image de la reine à l’intérieur de l’alliance, puis il s’est servi de divers outils du
logiciel pour la déformer dans tous les sens, de sorte qu’elle épouse la courbe du bijou. Ses doigts dansaient
sur le clavier et il maniait la souris d’une main aussi précise que celle d’un diamantaire. Il lui a fallu ensuite
procéder à de multiples ajustements car il était indispensable, entre autres, de redessiner les pointes de la
couronne. De plus, les indentations correspondant aux contours des pièces devaient être suffisamment
profondes pour être visibles, mais pas trop (le risque étant de compromettre l’intégrité de l’alliance).
Il s’agissait là d’un travail délicat, et j’ai eu l’impression qu’il était, au fond, ravi de tenter une nouvelle
expérience. Un soir, Helena (qui est à la fois son épouse et son associée) lui a demandé le nom du meilleur
joaillier qu’il ait jamais connu. « Jean », a-t-il répondu. Il a ajouté ensuite qu’il pensait l’avoir surpassé mais
que cela ne l’empêchait pas d’avoir toujours besoin et, surtout, envie d’apprendre. Heureusement, les
nouveaux clients, les nouvelles techniques, les nouvelles demandes affluaient en permanence.
À ma question « À partir de quand t’es-tu considéré comme maître-artisan ? » il a réfléchi un instant.
« Certainement le jour où j’ai compris que j’étais enfin capable de créer de A à Z à peu près n’importe quel
bijou. » Selon lui, c’était avant tout une question de disponibilité et d’état d’esprit.
Il n’a pas fallu bien longtemps pour que les indentations (ou « espaces négatifs ») correspondant à trois
pièces différentes (le roi, la reine et le fou, puisque c’est lui qu’avait fini par choisir ma fille, après mûre
réflexion, pour la représenter) soient positionnées à l’intérieur de l’alliance.
« Je trouve ça plutôt cool, me suis-je risqué à avancer.
— Tu plaisantes ? C’est carrément cool, tu veux dire ! » m’a répondu David.
Du coup, je me suis senti le droit d’insister un peu :
« Est-ce qu’on pourrait remplir les découpes avec du bois provenant d’un jeu d’échecs ?
— Là, il s’agirait d’un travail d’une incroyable précision.
— Tu aurais une autre idée, plus facile à mettre en œuvre ?
— On pourrait utiliser de l’émail, une sorte de vernis qu’on fait fondre pour vitrifier une surface. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. En quelques secondes, il a matérialisé son idée sur l’écran et, d’un seul coup,
les silhouettes des pièces se sont animées de reflets translucides, à la manière de gouttes d’eau légèrement
bombées.
« Génial ! s’est-il exclamé. J’adore !
— Ravi de ton enthousiasme !
— Franchement, c’est top ! Avant l’invention de la CAO, ce genre de réalisation était tout bonnement
impossible. »
J’avoue avoir éprouvé une certaine fierté à l’idée d’avoir participé à un tel processus de création, rien
qu’en posant quelques questions à vrai dire plutôt naïves. David et moi étions parfaitement complémentaires :
en tant que débutant, je n’avais pas la moindre idée de ce qui était faisable tandis que lui, l’expert, se savait
capable de mener à peu près n’importe quel projet à bien, à condition de disposer d’un minimum de temps
pour y réfléchir.
Il a cliqué sur le bouton « Envoyer » pour expédier à l’atelier d’impression 3D de ma future alliance, elle
qui, à ce stade, n’était guère plus qu’un délicat assemblage de pixels.

L’objet que nous avons reçu en retour, un morceau de métal mal dégrossi doté d’une excroissance latérale
épaisse et pointue, aurait facilement eu sa place dans le bric-à-brac que nous avons tous tendance à stocker
dans de vieilles boîtes de conserve, au fin fond de nos garages. À bien y regarder, on distinguait toutefois à
l’intérieur, sans l’ombre d’un doute, les silhouettes du roi, de la reine et du fou.
Il était temps de passer à l’étape « finalisation », celle qui consiste à limer, à polir et à poncer le futur
bijou sans relâche, autant de fois que nécessaire. C’était mon tour de jouer les apprentis et David ma installé à
son propre établi, juste à côté de Max. Je me suis donc retrouvé assis devant une sorte de bureau à l’ancienne
croulant sous une masse d’instruments d’apparence mystérieuse. Il s’agissait dans certains cas d’outils de
joaillerie, mais aussi, parfois, d’objets adaptés ou recyclés pour la bonne cause. Je me suis aperçu, par
exemple, que David rangeait ses polissoirs dans une boîte prévue pour héberger des roulettes de dentiste.
Apparemment, tout maître-artisan qui se respecte se doit non seulement de manier à la perfection ses outils
professionnels, mais aussi de faire preuve d’imagination quand cela s’avère nécessaire.
Pour commencer, nous avons mis l’alliance dans la cuve d’une « polisseuse magnétique », une machine
ressemblant à un moulin à café rempli de liquide brun et dont le fond dissimule une quantité de petites pièces
d’acier. Une fois mise en route, grâce à la force centrifuge, la pièce est littéralement martelée par cette sorte
de « grenaille », jusque dans ses anfractuosités les plus inaccessibles. Cela permet d’éliminer la porosité due
aux poches d’air créées par le processus de fabrication.
Retour à l’établi. David m’a tout expliqué, du début à la fin, en commençant par le code couleur qu’il
emploie pour être certain de toujours sélectionner la bonne qualité de papier de verre. Il avait incrusté un peu
de cire dans un creux du bois, et il s’en servait pour lubrifier ses outils. « Ça fait vingt ans que je remets
régulièrement de la cire, toujours au même endroit », m’a-t-il expliqué. Selon lui, ce matériau se comporte un
peu comme du levain, dans le sens où il évolue en permanence. « C’est l’un des outils de diamantaire qu’on ne
touche jamais, au grand jamais. »
Un autre objet très personnel faisait saillie à l’avant de son établi, une pièce de bois en forme de coin,
plutôt usée, semblable à un cale-porte. Il s’agissait de ce que l’on appelle couramment une « cheville d’établi »,
l’outil dont aucun joaillier ne saurait se passer car il sert à bien positionner la pièce à travailler, de même que
les mains de l’artisan. Sans cette fameuse cheville, rien n’est possible. Celle de David portait la marque
d’années de labeur et elle était si typique de sa façon de procéder que je ne suis jamais parvenu à m’en servir :
il a fallu qu’il m’en installe une autre, toute neuve.
En quelques jours, mes mains se sont faites à la forme de ce nouvel outil. Tout d’abord, j’ai dû retirer la
grosse excroissance demeurée sur le côté de l’alliance (la « masse ») à l’aide d’une lame de scie en acier
trempé, parfaitement capable de m’amputer d’un doigt. Je serrais la bague d’une main tremblante et, pour
corser le tout, j’étais obligé de me concentrer pour suivre sa courbe en évitant, bien évidemment, de
l’entamer. Enfin, il m’a fallu limer les moindres petites aspérités restantes, en faisant très attention de ne rien
abîmer au passage. David m’avait bien prévenu : « Si tu bâcles le travail, tu feras de gros dégâts. »
Miraculeusement, à la fin de l’opération, je disposais toujours de mes dix doigts, même si quelques lames de
scie avaient fait les frais de ma maladresse. Avec une générosité qui aurait sans doute fort déplu à son ancien
maître, David m’a toujours fourni des lames neuves, de longueur normale.
David avait remarqué que l’anneau comportait encore quelques défauts par-ci, par-là (de minuscules
trous ou entailles) alors que, pour ma part, je ne voyais rien sans l’aide d’une loupe de joaillier. Ces petites
marques ont donc été retirées au laser, grâce à une imposante machine installée juste à côté de nous. Il
suffisait pour cela de tenir l’alliance d’une main et, de l’autre, d’insérer un bout de fil de platine dans la cavité
à combler. Un petit coup de pédale, et hop ! plus de trou !

Il se trouvait que, par chance, je m’étais initié à la soudure l’été précédent, dans le cadre du Metal Shop
Fantasy Camp (« le travail du métal pour les nuls »). Il s’agissait d’une série de cours animés par Scott Behr,
dirigeant de Total Metal Resource, société de Brooklyn spécialisée dans la fabrication de structures
métalliques destinées à des boutiques de luxe.
L’idée de ce projet était venue à Scott sur un coup de tête, à force de rencontrer des gens qui
n’arrivaient pas à comprendre en quoi consistait exactement son métier. Il avait également compris que
beaucoup de New-Yorkais ressentent le besoin de créer quelque chose de leurs mains, faute de pouvoir le faire
dans le cadre de leur profession. Il avait donc décidé de faire fabriquer à ses élèves des cubes d’acier, tout
simplement. « Une fois que tu maîtrises ce type de forme de base, tu es capable de t’attaquer à des
encadrements, à des fenêtres ou à des chaises. » Sa compagne ne voyait pas du tout l’intérêt de la chose.
Selon elle, personne ne serait tenté par la possibilité de faire des cubes. Pourtant, des milliers de gens (moi, y
compris) s’étaient montrés partants.
Le Fantasy Camp est aujourd’hui totalement intégré à la société de Scott, et celui-ci n’en revient toujours
pas. « Tu te rends compte ? Les gens viennent trimer dans mon atelier, et ils paient pour ça ! » Parfois, quand
il a une grosse commande et qu’il manque de main-d’œuvre (les soudeurs qualifiés ne courent pas les rues), il
propose à ses élèves les plus doués de prendre le relais (j’aurais aimé que ce soit mon cas, mais l’honnêteté
m’oblige à reconnaître que mon propre cube n’avait rien d’exceptionnel). Selon lui, le Fantasy Camp éveille
certains de nos instincts les plus primitifs. « Je pense que l’envie de fabriquer des outils et de s’en servir est
quelque chose d’inné », m’a-t-il dit un jour, faisant ainsi écho à une célèbre phrase de Benjamin Franklin :
« L’homme est un animal qui crée des outils. » On dit d’ailleurs que cette caractéristique est responsable tant
de l’augmentation de la taille de notre cerveau 11 que de la morphologie actuelle de nos mains 12.
« Les gens ont envie de faire quelque chose de leur vie au lieu de passer tout leur temps à jouer avec
ça », a clamé Scott en brandissant son téléphone. Son atelier de soudure constituait un véritable spectacle son
et lumière, avec sa fumée âcre et les arcs lumineux qui m’irritaient encore les yeux, plusieurs heures après la
fin des cours. Le feu, le métal : il y avait quelque chose de fondamentalement brut, là-dedans. Comme nous
l’avait un jour expliqué notre instructeur, un homme jovial prénommé Alex : « Ici, on décompose le métal au
niveau moléculaire. Si on s’y prend correctement, la soudure est plus solide que la pièce elle-même. »
Il est fort possible que le même type d’alchimie intervienne au niveau cérébral. Si l’on en croit Kelly
Lambert, responsable du Laboratoire de neurosciences de l’université de Richmond, il semblerait que le travail
manuel représente un moyen efficace d’activer le fameux « circuit de la récompense ». En effet, selon elle,
nous sommes « programmés pour éprouver énormément de plaisir et de satisfaction lorsque notre travail
physique aboutit à un résultat tangible ». Quoi de plus « tangible », en effet, qu’un cube d’acier ? Pour Scott, le
sentiment de bien-être est immédiat : « Dès leur travail terminé, mes élèves sont radieux. » En réalité, bien
qu’il soit divinement facile de se commander à manger à l’aide de son smartphone au lieu de passer par toutes
les étapes « courses-préparation-cuisson », on court-circuite ainsi le lien entre « effort » et « conséquence », et
c’est fort dommage.

Retour à l’atelier de joaillerie, le jour où j’ai dû limer les sortes d’« empreintes digitales » demeurées sur le
pourtour extérieur de ma bague après son impression en 3D. David a commencé par me faire plusieurs
démonstrations de ce qui m’attendait. Tandis que, d’une main, il tenait fermement l’anneau contre la cheville
de son établi en le faisant tourner tout doucement mais de manière continue, de l’autre, il maniait la lime d’un
geste souple et délicat, sur un plan oblique. Il lui fallait, de plus, adapter ses gestes en permanence pour suivre
la courbure du bijou. Entre deux coups de lime, il tapotait l’instrument sur son établi, dans le but, selon lui, de
« ne pas perdre le rythme ». « Pour obtenir une surface bien plane, la régularité est indispensable. »
Il m’a remis, en guise de support d’entraînement, un anneau de laiton. « Le degré de précision, à ce
stade, relève du centième de millimètre cube, m’a-t-il expliqué. Il suffit d’un pauvre petit coup de lime mal
maîtrisé pour esquinter un bijou. » Tout en essayant maladroitement d’imiter ses gestes, j’ai constaté que mon
cerveau faisait de son mieux pour contrôler mes mains mais que, bizarrement, l’inverse était tout aussi vrai.
Je me suis exercé pendant des heures, au point d’avoir mal aux doigts et d’en être au stade où je ne
voyais même plus ce que je faisais. Cela m’a rappelé une anecdote que m’a racontée David au sujet de son
dernier apprenti en date, un « gentil garçon », selon ses propres termes, du genre travailleur et motivé. Vous
vous souvenez peut-être du film Karaté Kid et de la façon dont M. Miyagi refuse d’enseigner directement les
arts martiaux à son protégé ? C’est exactement ainsi qu’avait procédé David avec son élève en insistant pour
qu’il maîtrise, avant toute chose, le maniement de la lime, afin d’acquérir la précision d’un chirurgien et
l’aisance d’un violoniste de concert. Un beau jour, au bout de quelques mois, le jeune apprenti était parti aux
toilettes… mais il n’était jamais revenu. Cinq heures plus tard, il lui a envoyé un texto qui disait : « Je n’en
peux plus de passer mes journées à limer. »
David n’avait pas réussi, à ce stade, à remplacer le déserteur. En effet, l’apprentissage a beaucoup perdu
de sa popularité aux États-Unis 13 et, pour corser le tout, la joaillerie n’offre pas beaucoup de débouchés aux
futurs artisans.
Pour ma part, je commençais à comprendre que la fabrication de bijoux ou la soudure relèvent, au même
titre que le surf (voire plus), de la motricité. En effet, le travail manuel mobilise une plus grande surface du
cortex cérébral que les mouvements des jambes ou du dos, par exemple. David et ses instruments ne faisaient
qu’un tandis que mon cerveau, lui, avait du mal à s’habituer à la présence de ces appendices d’un nouveau
genre. « Relâche-toi, tu es trop raide ! me conseillait Max. Tu vas te fatiguer trop vite et faire des bêtises avec
tes outils ! » J’avais beau me donner beaucoup de mal pour apprendre à faire les bons gestes, c’était souvent
dans ma tête que tout se jouait, bien avant que mes doigts ne déclarent forfait.
J’ai donc passé un temps considérable assis devant mon établi, à limer ou à poncer, en ne m’arrêtant que
pour vérifier l’avancement de mon travail à l’aide de la loupe. J’ai commis des erreurs, en oubliant, par
exemple, de varier l’orientation de mes coups de lime et en gravant ainsi des stries révélatrices sur mon
anneau. Tout en travaillant, je bavardais avec Max : nous échangions des réflexions sur nos goûts musicaux et
il me parlait de sa vie de joaillier. Mon dos se rappelait souvent à mon bon souvenir, je m’éraflais les doigts sur
le papier de verre et je n’arrivais pas à ôter l’odeur de métal de mes mains, même la nuit. « Tu es un pro,
maintenant ! » m’a dit un jour David, avec un grand sourire.
De temps à autre, j’essayais mon alliance, persuadé que nous étions au bout de nos peines. C’est alors
que David s’approchait, une loupe à la main : « Tu vois ces minuscules marques, là ? Il va falloir les poncer. »
Selon lui, j’étais prêt à m’accommoder d’un certain nombre de petits défauts parce que nous étions partis d’un
produit quasi brut. Ses clients, en revanche, se montraient beaucoup plus pointilleux : à leurs yeux, tout doit
être absolument parfait. Ironie de la chose, je travaillais comme un forçat à fabriquer un bijou d’une pureté
irréprochable que, comme le concédait mon mentor, « je cabosserais à l’instant où je me tiendrais à la barre
du métro ».
Grâce aux conseils de David et à force de persévérance, mes gestes ont fini par acquérir une certaine
fluidité. À chaque coup de lime, de ponceuse ou de papier de verre, l’alliance prenait forme, petit à petit, et je
me suis rendu compte qu’elle commençait même à renvoyer mon reflet. Je me suis senti très fier de moi,
d’autant que David a décidé d’incorporer le modèle (celui que je l’avais aidé à créer !) à sa collection.
Effort… Conséquence… Une leçon gravée pour toujours dans ma mémoire.

Je ne sais pas ce que je fais, et c’est très bien comme ça

Je n’ai pas écrit Apprendre à tout prix ! pour me faire mousser.


À ce jour, je n’ai pas gagné de grands tournois d’échecs, pas plus que je n’ai surfé les rouleaux du
Pipeline en compagnie de Kelly Slater ou gagné la finale d’« American Idol » (ce qui semble logique puisque je
n’ai jamais participé aux sélections). Disons que j’ai acquis quelques modestes compétences dans un certain
nombre de domaines qui m’ont toujours attiré, et que j’y ai trouvé une immense satisfaction, de celles dont on
s’aperçoit quelquefois qu’on a oublié l’existence.
Mon but n’était pas de trouver le bonheur. Je suis d’ailleurs tout à fait de l’avis du philosophe John Stuart
Mill, qui estime que la sérénité, loin de constituer une quête en soi, n’est accessible que par des chemins
détournés.
Selon lui, il est important de « se consacrer à des activités agréables, qu’elles soient d’ordre artistique ou
non ». « Ne vous demandez pas si vous êtes heureux. Trouvez-vous des occupations qui vous plaisent. Au lieu
de courir après le bonheur, laissez-le vous rattraper. » Je n’ai rien à ajouter à cela, à part peut-être : « Peu
importe votre niveau : ce critère ne doit jamais entrer en ligne de compte. »
Ma soif d’apprendre va bien au-delà de la rédaction de ce livre, et je sais qu’elle me taraudera toujours.
En toute honnêteté, je n’ai pas éprouvé le même enthousiasme pour toutes les activités décrites ici : bien que
j’aie adoré les cours de dessin, je n’ai jamais ressenti le besoin d’en faire un hobby. Si vous voyez un jour un
homme assis sur un banc, occupé à crayonner furieusement dans son carnet de croquis, inutile de lui taper sur
l’épaule : ce sera forcément un parfait inconnu. À mon avis, si j’avais eu ce désir en moi, il se serait exprimé
depuis longtemps. Je ne renie pas pour autant mon expérience artistique, et je persiste à considérer le dessin
comme un exercice extrêmement plaisant (et souvent difficile), même si je ne ressens pas l’envie de m’y
adonner ailleurs que dans le cadre d’un environnement structuré, autrement dit, celui d’un cours.
Je ne suis pas certain de pouvoir qualifier le dessin de « passion », mais il n’est pas impossible que les
choses évoluent avec le temps. En réalité, je ne suis pas persuadé que, tous autant que nous sommes, nous
devions nous attendre à ce que notre vie change d’un jour à l’autre, comme par magie, du fait d’une sorte de
révélation.
Si l’on en croit la psychologue Carol Dweck ainsi que son équipe, les gens qui pensent que « quelque
chose » est là pour eux, « quelque part », ont tendance à s’imaginer que, une fois leur quête enfin achevée,
« la motivation et la facilité seront au rendez-vous », comme si tout devait leur tomber tout cuit dans le bec.
Oubliant que la route de l’apprentissage est souvent semée d’embûches, ils déchantent au premier obstacle.
Lorsque, par contre, on estime que « tout se gagne » et qu’il faut savoir s’adapter, on est prêt à faire
preuve de patience, voire d’abnégation. En conséquence, on se laisse moins facilement décourager par la
difficulté.
Je me doute que vous préféreriez pouvoir vous dire qu’il ne m’a fallu que quelques mois pour atteindre
l’excellence dans certains domaines, et que je m’apprête à vous confier le secret de ma réussite. De nos jours,
tout est devenu si simple que nous nous laissons obnubiler par nos objectifs aux dépens du reste : il suffit de
tripoter son smartphone pour se faire livrer un repas ou un bouquet de fleurs (dont on peut même suivre la
progression en temps réel sur une carte), en oubliant totalement que ce sont d’autres êtres humains qui
rendent tout cela possible. Vous avez envie de vous lancer dans la méditation ? Des dizaines d’applications
vous guideront sans problème. Tapez « apprendre à chanter » dans un moteur de recherche et le robot
complètera automatiquement votre phrase par « en cinq minutes » ou « en trente jours ». On ne cesse de
vanter les mérites de drogues et de technologies diverses, susceptibles d’accélérer le processus (stimulation
transcrânienne à courant direct, dites-vous ?). Croyez bien que, pour ma part, lorsque je m’égosillais un demi-
ton trop bas ou que je me dirigeais droit vers un « échec et mat » retentissant, il m’est souvent arrivé de rêver
d’être Keanu Reeves dans Matrix et de m’éveiller en m’exclament : « Je connais le kung-fu ! »
Cela étant, c’était avant tout l’effort qui avait de la valeur pour moi. J’avais besoin de tâtonner, de me
réjouir de mes progrès et d’encaisser les retours en arrière. En bon piéton, je ne voulais pas d’un jet privé.
Comme l’a un jour écrit Daniel Boorstin, la vie n’est rien sans « travail 14 ». Sans lui, on reste un « touriste »
incapable de se débrouiller tout seul, celui qui regarde des vidéos sans jamais aller au charbon.
Si l’on en croit un vieil adage : « Là où il y a de la facilité, il n’y a pas d’apprentissage. » Pourtant, les
occasions ne m’ont pas manqué de suer sang et eau pour un résultat quasi nul. Le surfeur Laird Hamilton a dit
un jour que, les premiers temps de la découverte d’un sport, « ça fait mal ». En revanche, une fois que l’on sait
bien se débrouiller, tout coule de source. S’il est tout à fait normal de tenter de se soustraire aux mauvais
moments, ce qui ne pousse pas à tenter de nouvelles expériences, il est dommage de s’incruster dans son
ornière, d’autant qu’il n’est pas nécessaire de renoncer définitivement aux activités que l’on maîtrise d’ores et
déjà. Parfois, néanmoins, il faut savoir plonger dans le grand bain, conscient de ne plus avoir vraiment pied.
Lorsque j’ai décidé, il y a une dizaine d’années, de me lancer sérieusement dans le cyclisme, j’ai commis
toutes les erreurs de débutant possibles et imaginables. Si vous pensez que ce sport n’a rien de sorcier et qu’il
se limite à pédaler en tenant un guidon, vous êtes loin de la vérité. Il faut de la technique pour aborder la
vitesse, les dénivellations ou les sorties en groupe, et je me suis livré à un véritable festival de maladresses.
Faute de savoir correctement positionner mes pieds sur les pédales, j’ai accumulé les gadins (de préférence en
public, sous le nez d’une troupe de piétons en train de traverser la rue). Lors de ma première course sur route,
je me suis trop approché du concurrent qui me précédait : du coup, j’ai touché sa roue et promptement atterri
dans le fossé, avant même d’avoir roulé un kilomètre. Un jour où je participais, sous une pluie glacée, à une
grande virée organisée pour le compte d’une œuvre de bienfaisance, j’ai trouvé dans le petit sac qu’on m’avait
remis au départ une « embrocation ». Alors que je me grattais la tête en me demandant de quoi il s’agissait,
mon compagnon de chambre est venu à mon secours : « Ça sert à ne pas avoir froid aux jambes », m’a-t-il dit
en bourrant ses propres chaussures, trempées, de papier journal. « Super ! » ai-je lancé avant d’appliquer
généreusement le produit en question sur mes propres guiboles et d’enfiler ensuite un collant Lycra bien
épais. L’ennui, c’est que ce genre d’onguent, limite toxique, s’utilise « jambes nues ». Pour avoir chaud, j’ai eu
chaud. Ma peau a rougi et pelé pendant six heures, sans compter que l’érythème a ensuite eu la bonne idée de
migrer vers des régions sensibles de mon anatomie, que la décence m’empêche de détailler.
Ces divers épisodes ont été sources non seulement d’embarras, mais aussi, parfois, de douleur physique.
Aurais-je préféré qu’un sage sensei me fasse l’honneur de sa présence et m’épargne une telle série de
catastrophes ? Peut-être. Mais, je soupçonne que je n’aurais pas, ensuite, apprécié mes progrès à leur juste
valeur.
Le plus étrange, c’est que les mauvais moments se sont gravés dans ma mémoire, bien plus que les bons.
J’imagine que ce n’est pas par hasard, et que cela est dû au fait qu’ils ont représenté des points d’inflexion, des
stades de mon parcours auxquels je me suis trouvé confronté à mes propres limites. Comme les jeunes enfants
que j’ai évoqués au chapitre 2, je m’aventurais en terrain inconnu et, dans ces conditions, j’avais besoin de
faire des erreurs pour avancer. Cela m’a permis, non seulement de résoudre plus facilement les problèmes qui
se sont présentés ensuite, mais aussi de faire preuve d’empathie envers les pauvres bougres que j’ai vus subir
les mêmes affres, dans la série « Je sais, je suis passé par là ! »
Apprendre à tout prix ! ne parle pas non plus d’hypothétiques talents que je me serais découverts, du
moins pas de ceux qui transforment une vie. J’aime mon métier et je n’ai pas l’intention d’en changer de sitôt.
Je ne me suis jamais pris pour un artiste maudit dont personne n’aurait jamais reconnu les mérites (à
commencer par moi) : mon but était, tout simplement, de m’essayer à diverses activités, sans la moindre idée
préconçue. Je me suis accordé la permission de m’amuser un peu, comme le font les parents modernes
lorsqu’ils lâchent un peu la bride à leurs enfants. Je voulais que ma fille me voie me donner du mal pour arriver
à quelque chose et que cela la pousse à m’imiter.
Plus encore que de m’améliorer, j’avais besoin de recouvrer le désir d’apprendre. Il ne m’a pas fallu bien
longtemps pour constater qu’une fois lancé, on ne peut plus s’arrêter.
Mes premières fois ne se sont pas, en effet, limitées à celles que je viens de vous exposer en détail. J’ai
aussi couru mon premier marathon, fait du snowboard et tenté ma chance à la voile, domaine qui m’a fasciné,
voire impressionné, tant par la quantité d’équipement à acheter que par la multitude de termes à apprendre.
Porté par l’enthousiasme de ma fille, je me suis lancé dans quelque chose de différent chaque week-end ou
presque (la chute libre en salle, l’escalade). J’ai rechaussé mes patins à glace et ressorti mon skateboard après
les avoir oubliés pendant des années. Pendant la saison d’athlétisme, j’ai passé des après-midis entiers à
travailler le saut en longueur, chose que je n’avais pas envisagée depuis l’école primaire. Cela m’a rappelé au
passage que, depuis cette époque, je n’avais pas pris la peine d’effectuer une seule division à la main, et j’ai
constaté qu’une piqûre de rappel serait de bon goût.
Le mathématicien Richard Hamming a un jour établi une distinction intéressante entre les scientifiques
et les ingénieurs. Selon lui, dans le domaine de la science : « Dès qu’on sait ce qu’on fait, il faut passer à autre
chose. » Traduction : le but de la science consiste à repousser les limites de la connaissance. Dans ce cadre, il
faut tenter des expériences, quitte à échouer quelquefois, et il n’y a aucun intérêt à insister sur des hypothèses
qui ont déjà été amplement confirmées.
Néanmoins, tout est différent quand il s’agit d’ingénierie. Dans ce cas, « quand on ne sait pas ce qu’on
fait, il faut arrêter tout de suite ». En effet, les ingénieurs sont censés assurer le bon fonctionnement des
choses, à un niveau de performance quantifiable. Personne n’a envie de se risquer sur un pont qui se trouve
encore au stade expérimental.
Professionnellement parlant, nous nous conduisons, la plupart du temps, en ingénieurs, dans la mesure
où nous nous devons de fournir des prestations correctes. Les magazines ou éditeurs qui sollicitent mes
services de rédacteur s’attendent à se voir proposer des textes correspondant à leur ligne éditoriale, de la
longueur demandée. De manière générale, ils ne font pas dans les hautes envolées créatives ou l’originalité
débridée.
Pourtant, nous avons tous quelque part une âme de scientifique, l’envie impétueuse de toucher à tout, de
faire n’importe quoi ou de repousser nos limites, juste pour voir, et de nous impliquer à fond dans un projet,
sans crainte des conséquences. Nous brûlons de découvrir le vrai visage de cet être qui se cache derrière le
reflet que nous entrevoyons, chaque matin, dans le miroir de la salle de bains, et ce besoin se fait, à mon avis,
de plus en plus impérieux au fur et à mesure que nous prenons de l’âge et que nous nous installons dans le
rôle que la société a défini pour nous. Comme l’a écrit le romancier John Casey : « L’un de mes anciens
professeurs, Kurt Vonnegut, m’a expliqué un jour que, pour flatter l’ego de quelqu’un, il est plus efficace de lui
parler de ce qui lui tient secrètement à cœur que de ses réussites incontestables. » Souvent, ce dont nous
sommes fiers n’a rien à voir avec l’image que nous projetons.
Je considère les différentes disciplines (ou passe-temps, si vous préférez ce terme) auxquelles je me suis
essayé comme des expériences scientifiques. Lorsque je peinais à transcrire ce que je voyais sur une feuille de
papier à dessin, à pousser une note particulièrement aiguë ou à surfer une vague un peu trop forte pour moi, il
y a eu des moments où, bien franchement, je ne savais pas ce que je faisais. Tant pis. Cela ne m’a pas empêché
d’y aller.
C’était souvent mon cerveau qui jouait les trouble-fête. Il n’est pas rare que des chanteurs aient
énormément de mal à atteindre des notes qui leur viennent tout naturellement en parlant. Dans ce genre de
circonstance, c’est l’idée de la chose qui pose problème, et non son aspect technique.
Je dois bien reconnaître que partir ainsi à la découverte de soi confine parfois à l’égocentrisme. Pourtant,
paradoxalement, ce processus m’a essentiellement poussé à m’ouvrir au reste du monde. J’ai découvert que
l’un des plus grands avantages du statut de débutant consiste à faire la connaissance d’autres apprenants. Mes
différents loisirs ont été l’occasion de rencontrer des personnes que je n’aurais sans doute jamais eu
l’opportunité de croiser dans la vie courante, des gens à la fois très différents et très proches de par les
caractéristiques que nous partagions (manque d’expérience, vulnérabilité avouée, etc.).
Je me suis fait de vrais amis, ce qui n’est pas rien si l’on considère que les hommes, en particulier, ont du
mal à se faire de nouvelles relations au fur et à mesure qu’ils prennent de l’âge. Il semblerait que nos talents
sociaux, comme notre affinité pour le chant ou le dessin, se voient peu à peu relégués au second plan, au point
où il devient difficile de les solliciter à nouveau.
La sociologue Lisa Wade pense que les mécanismes à mettre en cause relèvent des stéréotypes de la
masculinité : esprit de compétition, indépendance, refus de se laisser aller. Or, en tant que débutant, on est
bien obligé de se remettre en question, d’écouter ce que les autres ont à dire et de s’en inspirer, en oubliant de
se faire passer pour un surhomme.
Je doute fort que ma propension à m’intégrer de préférence aux groupes typiquement féminins relève du
hasard. Je pense que j’apprécie particulièrement l’ouverture d’esprit des femmes, leur capacité à se lancer
sans filet et leur esprit d’entraide. Comme le dit fort justement un article du Journal of Positive Psychology :
« Pour s’instruire, il faut commencer par être capable d’admettre que l’on a beaucoup à apprendre. »
C’est l’arrivée de ma fille qui m’a éjecté, sans cérémonie, de ma zone de confort. En effet, le rôle de père
a cette particularité qu’il fait de vous, tour à tour, un enseignant et un apprenant. Il ne s’est quasi pas passé un
jour sans que j’aie à lui montrer quelque chose, qu’il s’agisse de dribbler au basket, de craquer une allumette
ou de shooter dans un ballon de football (pas évident, croyez-en mon expérience !). Dans tous les cas ou
presque, j’ai dû revenir sur des connaissances que j’avais depuis longtemps oubliées ou mises de côté et qu’il
m’a fallu exhumer en catastrophe, voire retravailler (je pense, par exemple, aux problèmes d’algèbre).
En telle situation, s’il est nécessaire de se mettre au niveau de l’enfant, on n’en reste pas moins un adulte
doté de sa propre vision des choses. La patinoire de mon quartier est fréquentée par une quantité de petites
familles qui, tous âges confondus, tentent vaillamment de ne pas s’étaler sur la glace. Les parents ne font pas
mieux que leur progéniture, sans doute parce qu’ils n’ont pas chaussé leurs patins depuis des lustres.
Pourtant, ils n’en reviennent pas de se souvenir, même vaguement, de ce qu’ils ont appris autrefois. C’est à
croire que le corps possède une mémoire impossible à totalement effacer.
Là où tout devient absolument fantastique, c’est lorsque adultes et enfants entreprennent, ensemble, une
nouvelle activité (descente en rappel, cuisine, sport…). C’est l’occasion de grandir et de se découvrir sans se
livrer à une compétition sans merci, sans se sentir obligé de rester sur la touche (en tant que parent) et sans
se répéter à tout-va que l’apprentissage, tel qu’on l’encourage avec enthousiasme chez les moins de 20 ans, est
soumis à une « date de péremption ».
Pour ma part, je suis loin d’avoir dit mon dernier mot. À ce stade, rien n’est acquis : je reste un apprenti.
Pour la vie.
À votre tour, maintenant.

1. Bien que j’aie tenté de lui sauver la vie en l’emballant dans un paquet de riz, il a rendu l’âme au bout d’une
semaine.
2. Roger Deakin, À la nage. Journal d’une aventure en eaux libres (Hoëbecke, 2021).
3. NdT : Terry Laughlin, entraîneur de natation pendant plusieurs années, s’est fait connaître ensuite grâce à ses
livres et à ses vidéos. (Voir aussi ici.)
4. NdT : Il s’agit de montagnes russes construites en 1927, si célèbres qu’elles sont aujourd’hui classées
« monument historique national ».
5. NdT : Marque de bière grecque.
6. Sénèque, De la brièveté de la vie (Fayard, 2022).
7. Des études ont montré que, de manière générale, la technique prime sur la force physique lorsqu’il s’agit de
nager vite.
8. NdT : Musique traditionnelle des Bahamas.
9. Terry Laughlin, Du débutant au champion… La méthode TI, une révolution en natation (2015).
10. NdT : Le Diamond District, littéralement « quartier des diamants », tire son nom de la présence de nombreuses
bijouteries.
11. Voici ce qu’a écrit John Napier dans son excellent ouvrage Hands (non traduit en français) : « S.L. Washburn, de
l’université de Berkeley, insiste sur le fait que l’augmentation de la taille du cerveau (critère quelque peu
basique mais utile lorsqu’il s’agit d’évaluer nos capacités cérébrales en termes de fonctions motrices et tactiles,
de mémoire et d’anticipation, toutes gourmandes en volume cérébral), loin de précéder la capacité à fabriquer
des outils, en a certainement été la conséquence, de par la nécessité de feedback positif. »
12. Cet argument est celui, en particulier, de l’anthropologue Mary Marzke.
13. On parle de 5 % des jeunes Américains.
14. Daniel J. Boorstin, Le Triomphe de l’image (Lux, 2012).
Remerciements

J’ai eu l’occasion de citer, dans le corps du texte, le nom de la plupart des gens qui m’ont fait l’honneur de me
communiquer le résultat de leurs recherches, de m’enseigner quelque chose ou, tout simplement, d’être là
pour moi. Je ne reviendrai donc pas sur tout ce que je leur dois. Il reste néanmoins quelques personnes que
m’aimerais mentionner ici.
Je pense à Gabriela Cantarero, à Firas Mawase et à Manuel Anaya, du Laboratoire de physiologie et de
stimulation cérébrale de la faculté de médecine de l’université Johns Hopkins ; mais aussi à Ryan Roemmich,
de l’Unité de kinésiologie de l’institut Kennedy Krieger (toujours à Johns Hopkins). À Destin Sandlin et Barney
Dalton qui, en Alabama, ont vainement tenté de m’enseigner l’art de la bicyclette à l’envers, avec pour seule
récompense les crises de fous rires provoquées par mes essais avortés.
À Crested Butte, c’est Dusty Dyer qui a pris le temps de décortiquer pour moi les méthodes
d’enseignement du ski et, à Dallas, ce sont Sarah Festini et Xi Chen qui, avec l’aide de leurs collègues du
Centre de la longévité de l’université du Texas, m’ont renseigné sur le processus de vieillissement du cerveau.
Lucy Norcliffe-Kaufmann, du Centre médical Langone de l’université de New York, m’a dévoilé les mystères du
nerf vague tandis que Rob Gray, de l’université d’Arizona, a répondu à mes innombrables questions ; son
Perception-Action Podcast a constitué une mine d’informations relatives à la motricité. Adam Cross, de la
l’Académie des beaux-arts de New York m’a patiemment appris à dessiner et à peindre, émulé, dans le
domaine musical, par Heather Petruzelli.
Alfred A. Knopf m’a offert la possibilité de publier, pour mon plus grand plaisir, trois livres en
collaboration avec la même équipe, constituée de professionnels de premier plan : Andrew Miller, à l’éditorial,
toujours prêt à me donner de bons conseils ; Maris Dyer, experte en organisation ; et Gabrielle Brooks, reine
du marketing depuis le premier jour. Tous mes remerciements également à Sarah Nisbet, Ingrid Sterner,
Maria Massey, Tyler Comrie et Soonyong Kwon. Je tiens également à rendre hommage à Sonny Mehta, géant
de l’édition s’il en est, dont je me réclame avec fierté mais, surtout, humilité. Merci à Zöe Pagnamenta, mon
agent et amie, et à ses collègues de l’agence, Jess Hoare et Alison Lewis. Impossible d’oublier Sally Holloway,
de l’agence Felicity Brian et Mike Harpley, de Atlantic Books, tous deux au Royaume-Uni. Je remercie
également les rédacteurs en chef et responsables de rubriques avec qui j’ai plaisir à travailler entre deux
projets littéraires : Michael Roberts (Outside), Flora Stubbs et Maura Egan (Travel + Leisure) et Simon Willis
(The Economist), entre autres, bien entendu.
Enfin, tous mes remerciements à ma fille, Sylvie, qui m’a fait l’honneur de sa compagnie et de sa
participation à mes recherches en tant que sujet d’étude et d’inspiration ; et bien entendu à mon épouse,
Jancee Dunn, toujours partante pour une nouvelle aventure, que ce soit sur le papier ou dans la vie.
Bibliographie

Daniel J. BOORSTIN, Le Triomphe de l’image (Lux, 2012).


Baldassare CASTIGLIONE, Le Livre du courtisan (Flammarion, 1999).

Winston CHURCHILL, La Peinture, mon passe-temps (Éditions de la Paix, 1949).


Mihály CSÍKSZENTMIHÁLYI, Vivre (Robert Laffont, 2006).
Roger DEAKIN, À la nage. Journal d’une aventure en eaux libres (Hoëbecke, 2021).
James DICKEY, Délivrance (Gallmeister, 2017).
Hubert et Stuart DREYFUS, Intelligence artificielle : mythes et limites (Flammarion, 1992).

Betty EDWARDS, Dessiner grâce au cerveau droit (Mardaga, 2014).


William FINNEGAN, Jours barbares (Points, 2018).
Timothy GALLWEY, Le Jeu intérieur du tennis. Comment changer son mental pour atteindre l’excellence
(Eyrolles, 2022).
Howard GARDNER, Gribouillages et dessins d’enfants (Mardaga, 1997).
James GAVIN, La Longue nuit de Chet Baker (Denoël, 2008).
Alison GUPNICK, Ph.D., Andrew N. MELTZOFF, Ph.D., Patricia K. KUHL, Ph.D., Le Bébé philosophe (Le
Pommier, 2010).
Terry LAUGHLIN, Du débutant au champion… La méthode TI, une révolution en natation (2015).
Jack LONDON, La Croisière du Snark (Livre de poche, 1936).
Barbara OAKLEY, On ne naît pas brillant, on le devient (First, 2019).
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John RUSKIN, Éléments du dessin (Circé, à paraître).
Oliver SACKS, Musicophilia (Points, 2014).
SÉNÈQUE, De la brièveté de la vie (Fayard, 2022).

Howard SPEED, La Pratique et la science du dessin (David De Angelis, 2021).


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David Foster WALLACE, L’Infinie Comédie (Points, 2022).


Allan WEISBECKER, À la recherche du capitaine Zéro (Inverse, 2006).
À propos de l’auteur

Tom Vanderbilt est journaliste et vit à New York, dans l’arrondissement de Brooklyn. Il écrit sur le design, la
technologie, la science et la culture et est également consultant pour de nombreuses entreprises. Il donne
régulièrement des séminaires et participe à des émissions de radio et de télévision à travers le monde.

En presse, il a écrit de nombreux articles, notamment pour Rolling Stone, The Financial Times et The New
York Times. Il a également publié plusieurs livres non traduits en français à ce jour dont You May Also Like :
Taste in an Age of Endless Choice (consacré à nos goûts et à nos opinions, à l’ère des réseaux sociaux),
Traffic : Why We Drive the Way We Do and What It Says About Us (comment se définir en fonction de son
profil de conducteur) et Survival City : Adventures Among the Ruins of Atomic America (des conséquences de
la Guerre froide).

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