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À lire également en

Que sais-je ?

COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

François-Charles Mougel, Séverine Pacteau, Histoire des relations


internationales (de 1830 à nos jours), no 2423.
Alexandre Defay, La Géopolitique, no 3718.
Pascal Gauchon, Jean-Marc Huissoud, Les 100 mots de la géopolitique,
no 3829.
Pascal Gauchon, Jean-Marc Huissoud, Les 100 lieux de la géopolitique,
no 3830.
Jean-Sylvestre Mongrenier, Françoise Thom, Géopolitique de la Russie,
no 4043.
ISBN 978-2-7154-0118-1
ISSN 0768-0066

Dépôt légal – 1re édition : 2017, juin


2e édition mise à jour : 2019, août

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2019


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

La Chine est une grande puissance, centrée sur l’Asie, mais dont
l’empreinte est globale et les ambitions, mondiales. Seconde économie
mondiale depuis 2010, avec un PIB qui dépasse aujourd’hui les
11 000 milliards de dollars, elle dispose aussi, depuis 2012, du deuxième
budget militaire mondial. Elle détient l’arme nucléaire depuis son premier
essai de 1964 et possède un siège de membre permanent du Conseil de
sécurité des Nations unies depuis 1971. Elle joue aujourd’hui un rôle
important, parfois décisif, dans la gouvernance mondiale, et son soutien est
recherché par les États-Unis et les pays européens pour contribuer à la
gestion des grandes crises de sécurité internationale. Aucune grande
négociation internationale ne peut parvenir à une conclusion sans une
participation constructive de la Chine, comme l’ont montré ces dernières
années l’échec de la conférence de Copenhague sur le climat (2009), puis le
succès de celle de Paris (2015).
Depuis l’introduction des réformes de marché par Deng Xiaoping en
1978, la Chine a bénéficié de trois décennies de croissance économique à
deux chiffres, décuplant son influence sur les relations internationales. Si
son taux de croissance s’est tassé ces dernières années autour de 6 ou 7 %,
toutes les projections prévoient qu’à moins d’un accident de l’histoire elle
deviendra, au cours du XXIe siècle, la première puissance économique
mondiale, par le volume de son PIB.
Malgré ce statut de grande puissance, la Chine continue de se considérer
comme un pays en développement. Depuis le début de ces réformes, elle a
ainsi sorti de la pauvreté 800 millions de personnes. Elle est aujourd’hui un
pays à revenu moyen, avec un PIB par habitant de 8 826 dollars selon le
Fonds monétaire international – pour la première fois, en 2015, son PIB par
habitant a dépassé celui d’un pays de l’Union européenne, la Bulgarie. Avec
une population de 1,3 milliard d’habitants, la Chine avait atteint dès 2015
tous les objectifs de développements du millénaire énoncés par
l’Organisation des Nations unies. En 2015, d’après la Banque mondiale,
seulement 0,7 % de la population chinoise vivait sous le seuil international
de pauvreté – à l’échelle de la Chine, il s’agit tout de même de près de
10 millions de personnes. Mais si la Chine a remporté une victoire
historique contre la pauvreté, elle n’a pas su contenir la montée des
inégalités. Le coefficient de Gini est passé de 0,35 en 1990 à 0,5 en 2015
(un taux de 1 signifie qu’une personne détient toute la richesse).
Si le développement intérieur et la stabilité politique restent le défi
majeur du gouvernement chinois, sa politique étrangère s’affirme de plus en
plus comme celle d’une grande puissance ambitieuse. Depuis le lancement
des réformes par Deng Xiaoping, la quête de sécurité a été la priorité du
pays. Il a cherché à réduire ses vulnérabilités, suivant en cela l’injonction de
Deng : « Cacher ses talents et attendre son heure. » Il a ainsi accumulé des
richesses, modernisé son armée, alors que toutes les statistiques trahissaient
ses succès.
L’ère de Xi Jinping, élu secrétaire général du Parti communiste lors de
son XVIIIe Congrès de novembre 2012, puis président de la République et
de la Commission militaire centrale (ce qui fait de lui le commandant en
chef de l’Armée populaire de libération), marque la rupture que tous les
observateurs attendaient et dont les signes annonciateurs s’accumulaient
aux yeux de tous. Si la Chine se sent toujours vulnérable, elle affiche
aujourd’hui de manière décomplexée sa quête de puissance mondiale, et
n’hésite plus à lier son diagnostic habituel sur le déclin irréversible des
États-Unis à sa propre ambition d’exercer un leadership mondial. Lors du
XIXe Congrès d’octobre 2017, Xi Jinping a présenté une feuille de route
claire. Son ambition est de voir la Chine devenir une puissance leader à
l’horizon 2050, un terme que les dirigeants précédents se refusaient à
employer. Il précise deux objectifs corollaires à cet horizon : une puissance
militaire de classe mondiale et une puissance scientifique innovante.
La Chine peut-elle parvenir à ces objectifs sans une guerre ? La théorie
réaliste des relations internationales prévoit que cette perspective est très
peu probable. Par nécessité, les puissances émergentes sont révisionnistes.
Elles cherchent à reconstruire un ordre international qui favorise leurs
intérêts. Quant aux puissances installées au sommet de la hiérarchie
mondiale, leur intérêt est de défendre l’architecture du statu quo qui garantit
leur position de suprématie. Il existe donc un conflit structurel entre
puissances révisionnistes et puissances de statu quo, qui se décline sur
toutes les sphères de leurs relations, et en particulier dans leur dimension
militaire, sous la forme d’un dilemme de sécurité. Quelle que soit la
décision de modernisation militaire qu’elles prennent dans une logique
défensive, pour se protéger des menaces qu’elles perçoivent, elle est
comprise par la puissance rivale comme une décision offensive. C’est le
piège décrit par Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse, et
qui est resté dans l’histoire sous son nom. Il est central dans les relations
sino-américaines. Mais la montée en puissance de la Chine crée d’autres
dilemmes de sécurité avec plusieurs pays asiatiques, au premier rang
desquels le Japon.
Nul autre domaine que la dissuasion nucléaire ne reflète davantage la
dimension profondément stratégique de la rivalité sino-américaine. En
1955, le Parti communiste prend la décision de se doter d’armes nucléaires.
L’Armée populaire de libération conduit un premier test en 1964. Le
déclencheur de cette décision fut la prise de conscience par Mao Zedong de
la vulnérabilité du pays face à un chantage au bombardement atomique.
Pendant la guerre de Corée (1950-1953), les États-Unis envisagent de
frapper des villes chinoises pour mettre fin à l’intervention du pays sur la
péninsule. Pendant la deuxième grande crise du détroit de Taïwan (1954-
1955), de nouveau, l’option nucléaire est envisagée par Dulles, le secrétaire
d’État de l’administration Eisenhower. En 1964, en annonçant le premier
essai nucléaire, le gouvernement chinois adopte une politique de non-
emploi en premier, à laquelle elle est toujours attachée aujourd’hui. Sa
dissuasion repose sur la notion de riposte assurée – le maintien d’une
capacité de frappe en second, pour répliquer de manière dévastatrice à toute
frappe nucléaire contre la Chine. Or la Chine estime que les Américains
s’emploient à affaiblir sa capacité de dissuasion. Elle juge ainsi que leur
déploiement de systèmes de défense antimissile et la surveillance de ses
sous-marins lanceurs d’engins au large de Hainan constituent des menaces
stratégiques sur le long terme. Sa perception de ses relations avec les États-
Unis et des enjeux de sa propre modernisation militaire est ainsi fortement
liée à l’avenir de sa dissuasion nucléaire. La Chine estime que, sans sa
capacité de dissuasion, il ne peut pas y avoir de « stabilité stratégique »,
employant ce terme dans le même sens que la Russie. Cette perception de la
gravité de la menace américaine a été décuplée après l’élection du
républicain Donald Trump à la présidence américaine. Celui-ci désigne la
Chine comme un « compétiteur stratégique » et mène contre elle une
politique visant à l’affaiblir.
Dans Le Grand Échiquier (1997), Zbigniew Brzeziński décrit la Chine
comme l’un des cinq acteurs géostratégiques du monde – ces puissances
dont les choix stratégiques ont des répercussions sur l’architecture de
l’ordre mondial et qui sont susceptibles d’affaiblir la suprématie américaine.
Si la Russie est nuisible, ni l’Inde, ni la France, ni l’Allemagne ne
poursuivent une politique visant à éroder cette dernière. Seule la Chine
possède à la fois les capacités et l’intention à peine voilée de refaçonner
l’ordre mondial afin qu’il corresponde mieux à ses ambitions, ce qui
suppose un effacement progressif de l’Amérique. Aux États-Unis, la théorie
de la menace chinoise se propage dès le milieu des années 1990. L’idée que
la Chine poursuit des ambitions hégémoniques est corrélée à celle selon
laquelle elle devra employer la force militaire pour y parvenir, une décision
qui deviendra rationnelle lorsque la modernisation de ses forces lui
permettra d’envisager la victoire avec confiance.
La Chine a développé un contre-argument puissant pour rassurer les
plus sceptiques de ses partenaires. Elle dit poursuivre une trajectoire
pacifique sans ambitions hégémoniques, une trajectoire fondée sur des
coopérations « gagnant-gagnant » dans le domaine économique et
commercial, le respect des cultures et de la souveraineté des États, en
conformité avec sa tradition de non-ingérence. Elle argue de ses
contributions concrètes à la sécurité internationale, comme son soutien aux
opérations de maintien de la paix des Nations unies, plus significatif que
celui des autres membres permanents du Conseil de sécurité. Sous
Xi Jinping, sa principale proposition à l’échelle globale est la reconstruction
des mythiques routes de la soie, par voie terrestre et par voie maritime – un
renforcement des infrastructures de transport et d’énergie le long et autour
du continent eurasiatique pour en faciliter la connectivité et l’intégration
économique.
La dialectique réaliste entre puissance révisionniste et puissance de
statu quo est fondamentale, mais il convient de ne pas analyser la
géopolitique de la Chine à travers ce seul prisme. Les intérêts économiques
du pays en sont l’un des déterminants les plus puissants. Ils tendent à
modérer les rivalités de puissance et les dilemmes de sécurité. La Chine
n’a-t-elle pas des différends territoriaux avec certains de ses principaux
partenaires commerciaux ? C’est le cas du Japon, de l’Inde ou encore de
Taïwan. Son nouveau projet de route de la soie maritime ne traverse-t-il pas
la mer de Chine du Sud, qui cristallise les tensions géopolitiques avec les
États-Unis ? Dans le même temps, la globalisation de l’économie chinoise
contribue à transformer la façon dont Pékin perçoit les rapports de force
dans le monde et les enjeux de sécurité. Comme toute autre puissance, la
Chine affiche désormais sa détermination à protéger ses ressortissants
lorsqu’ils sont pris dans des conflits à l’étranger. Or ce sont sans doute plus
de 5 millions de ressortissants de la République populaire qui vivent
régulièrement hors de ses frontières. En 2011, la Chine en a évacué plus de
35 000 de Libye, dans une opération sans précédent à l’échelle de son
histoire. Elle s’ajuste à cette nouvelle géographie mondiale des risques
sécuritaires, auxquels sont exposés ses ressortissants et ses entreprises.
Traditionnellement centrée sur ses frontières terrestres et sur des
problématiques régionales, la géopolitique de la Chine se déploie de plus en
plus dans les espaces maritimes et dans un cadre mondial. Cet ouvrage
épouse ces transformations en cours en revenant sur les héritages de
l’histoire stratégique du pays (chap. I), avant d’analyser comment la
République populaire de Chine s’est progressivement allégée des
pesanteurs de sa géopolitique continentale (chap. II) pour se recentrer sur
l’Asie maritime, contrainte par sa rivalité de puissance avec les États-Unis
et, de plus en plus, leur allié japonais (chap. III). Le chapitre IV montre
combien la géo-économie d’une Chine globalisée contribue à transformer
ses perceptions et sa pratique de la géopolitique.
CHAPITRE PREMIER

Les représentations géopolitiques en Chine

Empire multiethnique dont les frontières n’ont cessé d’être redessinées,


la Chine a produit une pensée stratégique originale avant même sa première
unification par la dynastie Qin en 221 av. J.-C. Les dynasties successives
développent une pratique de la politique internationale qui marque encore
aujourd’hui les représentations géopolitiques dominantes à Pékin. L’histoire
contemporaine, des invasions occidentales et japonaises à la restauration de
l’indépendance et de la souveraineté nationale sous l’autorité du Parti
communiste, aboutit à imposer une approche réaliste centrée sur
l’accumulation de puissance destinée à assurer la sécurité du pays, à
retrouver la prospérité et à assurer son indépendance stratégique dans le
monde.

I. – L’héritage des dynasties impériales


1. Hiérarchie et tribut. – De nombreuses analyses contemporaines de
la politique asiatique de la Chine lui prêtent l’intention de reconstruire une
hiérarchie régionale imposant des relations tributaires à ses voisins moins
puissants. Hiérarchie, tribut : ces deux concepts ont été au cœur de la
géopolitique des dynasties qui ont régné sur la Chine. Le modèle du tribut
apparaît sous la dynastie Han (de 206 av. J.-C à 220 apr. J.-C.). Mais c’est
pendant la dynastie Tang (618-907) que sa pratique se généralise dans les
relations extérieures de l’empire. Des documents d’époque rapportent par
exemple l’existence de soixante-douze États tributaires (chaogongguo). À
travers le tribut, une offrande régulière, ils acceptent une soumission
symbolique à l’empereur et reconnaissent sa suprématie. Mais ce n’est que
pendant la faible dynastie des Song du Sud (1127-1279), amputée d’une
grande partie des territoires sinisés, que le tribut devient un dogme.
L’acceptation par les États étrangers de relations de vassalité ritualisées
devient la condition indispensable pour entrer en contact diplomatique avec
l’empire. Le tribut est théorisé comme le seul mode de relations extérieures
permettant d’assurer durablement la sécurité de l’empire.
Le système du tribut est pensé aujourd’hui par de nombreux chinois
comme le fondement d’un ordre stable en Asie pendant les dynasties Ming
(1368-1644) et Qing (1644-1911). Il constitue certainement un paradigme
inamovible de la politique étrangère de ces deux grandes dynasties. La
Corée, le royaume de Ryukyu, la Birmanie, le Laos et le Népal envoient
régulièrement des missions tributaires auprès de la cour impériale. C’est
aussi le cas de nombreux États alors indépendants et aujourd’hui intégrés
dans l’Indonésie, les Philippines ou l’Inde. Leur tribut est géré par le
département des rites sous les Ming et le département des affaires vassales
sous les Qing. Le modèle n’est pas prédateur. Il permet aux États tributaires
d’obtenir des avantages considérables de l’empire, puisque celui-ci
les récompense de manière généreuse. Les travaux universitaires ont montré
que le système coûtait plus cher à la Chine qu’il ne lui rapportait sur un plan
purement économique.
Au-delà du cercle des tributaires se trouve le reste du monde. Il est
nommé différemment selon les sources chinoises, mais toujours de manière
péjorative : tout ce qui existe hors de la sphère culturelle chinoise est
qualifié de barbare. Ainsi, lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle l’Angleterre envoie
une délégation pour établir avec l’empire des Qing des relations sur un pied
d’égalité, elle est reçue comme toute autre mission tributaire.
Rétrospectivement, les requêtes de l’envoyé britannique, lord Macartney
apparaissent plutôt mesurées. Il souhaite l’accréditation d’une ambassade à
Pékin et la levée des restrictions portant sur les échanges commerciaux,
limités à certains produits et à une conduite via le port de Canton.
L’administration impériale rejette longtemps sa demande d’audience, car il
refuse d’exécuter le rituel kowtow (du chinois ketou, « se jeter à terre en
signe de respect et poser le front sur le sol »). Si l’empereur Qianlong
consent à accepter une simple génuflexion pour mettre fin à une situation
embarrassante qui s’éternisait, il n’en rejette pas moins toutes les demandes
britanniques dans une lettre humiliante au roi George III.
La pratique du tribut reflète une conception métaphysique, qui s’articule
autour de la notion de « mandat céleste » dont l’empereur de Chine
disposerait pour faire régner l’ordre « sous le ciel » (tianxia). Le « Tianxia »
recouvre l’univers : le mandat dont l’empereur est dépositaire le rend
responsable de l’harmonie entre le ciel et la terre. À partir de la dynastie
Ming, cette cosmogonie est inscrite symboliquement au cœur de la capitale,
Pékin. Selon la tradition Ming, l’empereur se rend chaque année de la Cité
interdite au Temple du ciel pour y procéder à un sacrifice rituel qui lui
permet de garantir l’harmonie. De ses choix dépendent la prospérité et la
paix. Son « mandat du ciel » est donc théoriquement toujours en jeu : une
catastrophe naturelle ou des troubles intérieurs de grande ampleur peuvent
le remettre en cause. Le système tributaire est donc bien plus qu’un simple
modèle de conduite dans les relations internationales. Les nationalistes du
début du XXe siècle qui déplorent la faiblesse de l’empire verront ainsi dans
la colonisation de la Corée par le Japon et du Vietnam par la France une
faillite morale des Qing à remplir leurs responsabilités envers leurs vassaux
traditionnels.
Surtout lorsqu’il devient la condition pour entrer en relation avec la
Chine à partir des Ming, le modèle tributaire reflète une conception
hiérarchique de l’ordre international. Une telle représentation est
incompatible avec la notion occidentale d’ordre westphalien qui s’articule
en Europe, à partir de 1648, autour de la souveraineté des États. Au cours
du XIXe siècle, le choc de ces deux conceptions aboutit à la défaite
militaire de la dynastie Qing et à une remise en question fondamentale des
intellectuels chinois.
La vision classique n’a pas pour autant disparu de la géopolitique
chinoise contemporaine. On en trouve constamment des échos. Par exemple
en 2010, lorsque, à un forum de sécurité en format élargi de l’Association
des nations du Sud-Est asiatique, au cours duquel plusieurs États s’étaient
inquiétés des avancées de Pékin en mer de Chine du Sud, Yang Jiechi, alors
ministre des Affaires étrangères, a déclaré, fixant droit dans les yeux son
homologue singapourien : « La Chine est un grand pays et les autres pays
ne sont que de petits pays, et il ne s’agit là que d’un fait. » Ou lorsque la
Chine lie les récompenses commerciales à des concessions politiques, ce
qui est de plus en plus fréquent dans la politique étrangère de Xi Jinping.
Il est possible de percevoir dans ce système hiérarchique des échos à la
« stabilité hégémonique » chère aux théories réalistes contemporaines des
relations internationales. En dominant le système par sa puissance
supérieure, l’hégémon impose l’ordre à toutes les puissances de second
rang. En théorie, une hiérarchie stable est une garantie de paix. On a pu
ainsi lui attribuer les relations essentiellement pacifiques entretenues par les
dynasties Ming et Qing avec la Corée et le Vietnam. Sun Yat-sen, le
fondateur de la République de Chine en 1911, voyait dans le système
tributaire la cause de l’indépendance du Siam et de la Birmanie pendant de
nombreux siècles, malgré le rapport de puissance défavorable avec la
Chine. Mais aussi, bien que ce ne fût le cas ni pour les États-Unis au sein du
camp occidental pendant la guerre froide ni pour l’Union soviétique dans
son propre camp, la paix hiérarchique a souffert de nombreuses exceptions
et a souvent été imposée par la puissance militaire. Alastair Ian Johnston a
calculé que la dynastie Ming avait mené en moyenne 1,12 guerre par an.
Les dynasties chinoises n’ont cessé de combattre au nom de la sécurité
d’État, entretenant des relations tumultueuses avec les peuples nomadiques
turcs, mongols et mandchous du grand ouest chinois et du nord du pays,
ainsi qu’avec le Vietnam. La fixation définitive des frontières chinoises est
encore aujourd’hui un enjeu géopolitique majeur.

2. Unité et division. – La question de l’unité nationale est centrale dans


la géopolitique chinoise. La Chine se perçoit comme amputée d’une partie
de ses territoires souverains : Taïwan, l’Arunachal Pradesh, les îles Diaoyu
et Senkaku en mer de Chine orientale, les éléments rocheux occupés par le
Vietnam, les Philippines, la Malaisie en mer de Chine du Sud… Des
flambées de tension sont récurrentes autour de ces conflits territoriaux.
Comme l’écrit Jacques Gernet, la République populaire de Chine est
l’héritière de la dynastie Qing plus que de toute autre dynastie impériale. Si
elle a concédé à Staline l’indépendance de la Mongolie « extérieure »,
conservant dans son giron la Mongolie intérieure, elle a maintenu l’essentiel
des conquêtes territoriales et des revendications de la dynastie mandchoue.
Comme les Qing, la République populaire de Chine administre le Tibet et le
Xinjiang, longtemps aux marges de l’empire et entretenant toujours des
relations conflictuelles avec lui. Elle y a ajouté le « tracé en neuf traits »,
hérité quant à lui des cartes dressées par le Kuomintang à l’époque de la
République de Chine, et qui dessine une langue de revendications
territoriales en mer de Chine du Sud.
Si les modalités contemporaines de gestion de ces conflits sont propres
au régime de la République populaire de Chine, la problématique de l’unité
et de la fragmentation est un fil rouge de l’histoire politique du pays, depuis
sa première unification politique par la dynastie Qin, qui conquiert tous ses
rivaux en 221 av. J.-C. Le récit national chinois associe l’unification à la
grandeur et au prestige, et la fragmentation à la faiblesse et à l’humiliation.
L’histoire des dynasties peut se lire à la lumière des phases de division,
de réunification et d’expansion. L’incipit du Roman des Trois Royaumes de
Luo Guanzhong, publié au XIVe siècle, l’une des plus célèbres œuvres
littéraires produites par la civilisation chinoise, est passé dans le langage
courant : « À l’unité succède nécessairement la séparation, l’unification fait
suite aux longues périodes de séparation » (hejiu bifen, fenjiu bihe). Les
trois royaumes dont il est question dans ce roman ont succédé à la dynastie
Han, qui avait considérablement étendu les frontières de l’empire des Qin
vers le sud et vers l’ouest. Ils s’affrontent pendant plus de trois décennies,
de 220 à 265, jusqu’à l’avènement de la dynastie des Jin occidentaux. Cette
première séquence de division se répète de manière cyclique dans toute
l’histoire de la Chine, les menaces sécuritaires et les risques de sécession
justifiant les expansions territoriales de l’empire.
La Chine connaît plusieurs longues périodes de stabilité politique qui
favorisent son essor économique et culturel. La dynastie Tang (618-907)
maintient le contrôle sur la Chine des plaines, sur l’essentiel de la façade
côtière de la Chine actuelle – à l’exception du littoral du Nord-Est ; vers
l’ouest, elle contrôle le bassin du fleuve Jaune jusqu’à Dunhuang. Elle
mène de nombreuses opérations militaires contre les peuples turcophones
du désert de Gobi et d’Asie centrale et doit faire face à des incursions
tibétaines sur le bassin du Tarim, qu’elle domine, afin de protéger la route
commerciale de la soie. La dynastie Song (960-1207) est une période de
déchirement et de guerres avec les peuples mongols et les Jürchen
(Mandchous). Après l’unification de 960, le pays est rapidement amputé de
nombreux territoires du Nord. La civilisation qui prospère au sud est l’une
des plus sophistiquées de l’histoire chinoise. La frontière nord continue
d’être le talon d’Achille de la Chine. Les Mongols de Kubilaï Khan
finissent par fonder la dynastie Yuan (1279-1368). Ils se sinisent, tout en
continuant à rechercher l’expansion vers le Japon et l’Asie du Sud-Est. La
première, la dynastie Yuan, installe la capitale chinoise à Pékin. Elle
contrôle la Chine du Nord-Est et a annexé la péninsule coréenne. La
frontière nord de l’empire s’arrête au lac Baïkal. Mais l’empire des Yuan
demeure indépendant des autres possessions mongoles, qui couvrent la
masse eurasiatique jusqu’à la mer Caspienne.
La dynastie Ming (1368-1644) n’est pas une grande période
d’expansion territoriale. L’épisode des explorations maritimes de Zheng He
(chap. II) marque durablement les esprits, mais très vite l’empire opère un
recentrage classique sur ses questions intérieures et ses frontières terrestres.
La période, connue pour sa prospérité et sa stabilité, est malgré tout
marquée par l’irruption d’une nouvelle problématique : la rivalité avec le
Japon pour l’influence sur la péninsule coréenne.De nombreux soldats
Ming perdent la vie pour soutenir la dynastie Joseon, un État tributaire,
contre deux invasions japonaises (1592-1598). La dynastie Qing (1644-
1911) marque de nouveau la sinisation d’un groupe étranger, les
Mandchous, après leur conquête de la Chine. C’est une période d’expansion
territoriale sans précédent. En plus de l’intégration de la Mandchourie, les
Qing intègrent dans les frontières de l’empire la Mongolie, le Xinjiang et le
Tibet.
Pendant toute l’histoire prérépublicaine de la Chine, les menaces
sécuritaires posées par les peuples mongols, turcophones et mandchous
fixent le centre de gravité de sa géopolitique sur ses périphéries
septentrionales et occidentales. Ce n’est qu’au XIXe siècle que la
géopolitique de la mer s’impose vraiment à la Chine. De nouveau, cette
évolution résulte de menaces sécuritaires, provenant cette fois de
l’impérialisme européen et japonais. La problématique de l’unité et de la
division redevient centrale à partir du XIXe siècle, lorsque la Chine fait face
aux incursions coloniales. À l’ère républicaine, sa faiblesse internationale
s’aggrave du fait de la guerre civile, d’abord entre le Kuomintang (KMT) et
les seigneurs de la guerre qui contrôlent des pans entiers du territoire
national, puis entre le KMT et les communistes. Mais à la lumière de
l’histoire prérépublicaine, le XXe siècle est compris par beaucoup de Chinois
comme une répétition du cycle classique entre fragmentation et
réunification.

II. – Le siècle des humiliations


L’affaiblissement considérable de la dynastie Qing et ses défaites
militaires successives contre les puissances coloniales au cours du
e
XIX siècle distinguent la période qui reste dans les mémoires chinoises

comme le siècle des humiliations (bainian guochi). La séquence commence


par les incursions des puissances européennes. Les Britanniques
déclenchent la première guerre de l’Opium (1839-1842). L’empire des Qing
maintient des restrictions sur le commerce international. Les Britanniques
n’échappent au déficit commercial que grâce aux ventes d’opium, qu’ils
produisent dans leurs possessions d’Inde. La drogue fait des ravages dans la
région de Canton. Elle pèse sur les finances de l’empire, qui ne parvient pas
à équilibrer ses comptes malgré ses exportations de thé, de coton, de
porcelaine et de soieries. Il ordonne la confiscation de stocks d’opium et
l’expulsion des marchands britanniques, ce qui déclenche des représailles
militaires sur les villes côtières. La guerre se conclut par le premier des
« traités inégaux », le traité de Nankin. Il impose à la Chine le principe
d’extraterritorialité, la cession de Hong Kong à la couronne britannique,
l’ouverture de quatre nouveaux ports (Shanghai, Xiamen, Fuzhou et
Ningbo) au commerce extérieur et des réparations financières pour l’effort
de guerre. Ce n’est qu’en 1997 que la République populaire de Chine a
rétabli sa souveraineté sur Hong Kong, après un accord signé par Deng
Xiaoping – une étape fondamentale pour corriger les humiliations du siècle
précédent, mais insuffisante pour en effacer le souvenir.
Car le traité de Nankin n’est que le premier d’une longue série. Les
États-Unis et la France imposent la signature d’accords similaires à
l’empire des Qing. En 1856, la seconde guerre de l’Opium éclate selon un
scénario comparable à la première. L’Empire britannique, qui exige de
nouvelles concessions commerciales, exploite l’arrestation d’un équipage
de sa flotte commerciale pour déclencher un nouveau conflit. La France le
rejoint ; la coalition occupe la ville de Canton. Les deux puissances
européennes sont soutenues par les États-Unis et la Russie. Les combats
durent jusqu’en 1860, et s’achèvent par le sac du palais d’Été à Pékin, dont
les ruines symbolisent aujourd’hui plus que tout autre monument le « siècle
des humiliations ». Le traité imposé à la Chine inclut la cession de Kowloon
à l’Angleterre, l’ouverture de nouveaux ports au commerce extérieur, la
légalisation du trafic d’opium, l’ouverture du fleuve Yang Tsé à la
navigation étrangère, l’installation de missions diplomatiques à Pékin et de
nouveau des indemnités importantes.
Le troisième grand moment de l’humiliation chinoise par les puissances
occidentales a lieu au tournant du siècle avec la révolte des Boxers, que les
Britanniques nomment la « troisième guerre chinoise ». Les Boxers (en
chinois yihetuan) sont une milice qui pratique les arts martiaux et la
spiritualité. Ils se mobilisent d’abord dans la province du Shandong autour
d’un projet simple : le soutien à la dynastie Qing et l’expulsion des
étrangers. Les Boxers assassinent d’abord des missionnaires chrétiens, puis
des Chinois convertis, avant d’assiéger le quartier des ambassades à Pékin,
à l’été 1900. L’impératrice douairière Cixi encourage le mouvement. Elle
estime qu’il peut être utilisé pour affaiblir l’emprise étrangère sur la Chine.
Une fois les légations prises d’assaut par les Boxers, elle exige ainsi le
départ des diplomates étrangers. La réponse est l’« alliance des huit pays »
(baguo lianjun) : l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, l’Angleterre, les États-
Unis, la France, l’Italie, le Japon et la Russie montent une expédition
militaire pour libérer le quartier des légations après de violents combats.
La crise des Boxers met en lumière l’irruption d’un nouvel acteur dans
ce siècle des humiliations. À partir de la fin du XIXe siècle, la Chine fait face
à l’impérialisme japonais. L’invasion meurtrière du pays par l’Empire
nippon crée un traumatisme durable, amplifié par les exactions commises
par l’armée d’occupation qui seront aussi utilisées par le pouvoir politique
chinois dans un objectif de mobilisation patriotique, surtout dans les années
2000. La première intrusion japonaise a lieu en 1894, autour de la
compétition entre les deux pays en Corée. Elle aboutit au traité de
Shimonoseki (1895), par lequel l’empire des Qing cède au Japon la
péninsule du Liaodong, Taïwan et les îles Pescadores dans le détroit de
Formose. Le conflit parachève le renversement de l’écart de puissance entre
la Chine et l’un de ses anciens pays tributaires. À partir de leur occupation
du Liaodong, les Japonais établissent progressivement leur contrôle sur
l’ensemble de la Mandchourie. En 1937, ils déclenchent une offensive
générale, d’abord à Shanghai, puis en progressant vers la capitale, Nankin,
où ils organisent un massacre de civils, estimant qu’une victoire sans appel
peut permettre la capitulation de Tchang Kaï-chek. Le bilan des victimes est
sujet à controverses historiques, mais il est considérable ; les sources
japonaises font état de quarante mille à deux cent mille victimes civiles,
alors que les sources chinoises déplorent plus de trois cent mille victimes.
La présence, au Japon, d’organisations révisionnistes aboutit à raviver
régulièrement la blessure historique de Nankin, et ce, malgré la trajectoire
pacifique du Japon d’après-guerre, ses contributions décisives au
développement économique de la Chine depuis la fin du XXe siècle et les
excuses répétées des gouvernements japonais successifs pour leur guerre
d’agression.
La Chine oppose une résistance féroce au Japon. Tchang Kaï-chek n’a
jamais réussi à achever l’unification du pays dans ses frontières de la
dynastie Qing, ni à le libérer des puissances impérialistes. À partir des
années 1930, il combat une rébellion communiste sans parvenir à la vaincre,
malgré des épisodes d’épuration d’une grande violence. Ce sont donc deux
forces rivales qui affrontent les Japonais. Bien mieux équipée et soutenue
par les États-Unis et l’Union soviétique, l’armée régulière de Tchang Kaï-
chek mène l’essentiel des batailles, tandis que les communistes, réfugiés à
Yan’an, conduisent des actions de guérilla contre les troupes d’occupation.
L’effort de guerre de la République de Chine est souvent occulté parce que
la capitulation du Japon résulte de sa défaite contre les États-Unis, mais
aussi parce que le Kuomintang perd la guerre civile contre les communistes
et se réfugie à Taïwan. Or, en fixant l’armée japonaise pendant si longtemps
sur le territoire chinois, la République de Chine a contribué à l’affaiblir plus
que tout autre État. Pendant les huit années de guerre (1937-1945), le Japon
ne réussit jamais à contrôler l’ensemble du territoire chinois. Les combats
font plus de vingt millions de morts, surtout des civils chinois.
Les défaites militaires successives du pays dans les guerres de l’Opium,
l’occupation meurtrière des armées japonaises aboutissent à l’émergence,
en Chine, d’une vision ultra-réaliste des relations internationales, centrée
sur la puissance. Certains observateurs, tels que Zhao Suisheng, ont pu la
comparer à un darwinisme social, où seuls les États forts survivent, alors
que les faibles sont absorbés ou soumis à l’hégémonie des grandes
puissances. Les géopoliticiens chinois sont fascinés par les travaux de John
Mearsheimer, le professeur de l’université de Chicago qui a théorisé le
réalisme offensif et la « tragédie » des relations internationales. Selon lui, la
structure du système international contraint les États à accumuler de la
puissance au moyen de l’expansion territoriale, car le statu quo est une
invitation à l’agression. Mais cette quête de puissance finit par devenir
contre-productive car elle engendre des phénomènes d’alliance destinés à la
contrebalancer.
III. – L’héritage des dirigeants de la République
populaire
Le préambule de la Constitution de 1982 de la République populaire de
Chine rappelle qu’au-delà du communisme la révolution chinoise fut un
mouvement d’unification nationale : « En 1949, toutes les ethnies de Chine,
sous la direction du Parti communiste chinois mené par le président Mao
Zedong, après une longue période pleine de vicissitudes et de combats
difficiles, qu’ils soient sous forme armée ou d’autres formes, ont finalement
renversé l’impérialisme, le féodalisme et le capitalisme bureaucratique. »
Nourries d’histoire impériale, durablement marquées par le siècle des
humiliations, les représentations géopolitiques chinoises reflètent aussi la
vision et l’héritage des dirigeants successifs de la République populaire.

1. Le marxisme-léninisme et la pensée de Mao Zedong. – Que retenir


de Mao Zedong ? Homme d’État, Mao était avant tout un stratège militaire
qui portait une vision de l’indépendance de la Chine et de sa place dans le
monde. Nombreuses sont ses créations conceptuelles qui continuent de
marquer la réflexion chinoise sur le monde : l’idée de « semi-colonie » pour
qualifier la Chine de la fin des Qing ; ses efforts pour réaliser une sinisation
du marxisme-léninisme en l’adaptant aux conditions spécifiques d’une
Chine plutôt rurale, sans classe ouvrière en dehors de Shanghai et de
quelques centres urbains ; sa théorie des trois mondes, selon laquelle le
monde de la guerre froide n’est pas divisé entre deux blocs antagonistes
mais entre les superpuissances (États-Unis, URSS), les puissances
moyennes (Europe, Japon, Canada) et les pays en développement, dont la
Chine…
L’alignement idéologique avec l’orthodoxie marxiste-léniniste a
toujours été problématique pour Mao Zedong, avant tout nationaliste et plus
curieux du succès américain que du développement russe, comme le
démontre, dans ses Mémoires, son médecin personnel, le docteur Li Zhisui,
qui fut à ses côtés pendant plus de deux décennies et jusqu’à sa mort en
1976. À la fin des années 1930, les Soviétiques choisissent de soutenir le
Kuomintang. Ils jugent Mao Zedong nationaliste et insoumis. Au sein du
Parti communiste chinois, Staline lui préfère Wang Ming, formé par les
Russes et qui accepte la discipline du Komintern.
Il y avait aussi, chez Mao Zedong, un certain messianisme et une
recherche de stature internationale, à la mesure du culte de la personnalité
qu’il encourage sur le sol chinois. La rupture sino-soviétique de 1960
reflète en grande partie son refus d’accepter un statut de partenaire junior
dans la relation avec Moscou après la mort de Staline, et sa conviction
intime que sa ligne politique amènera plus rapidement à la construction
d’une société communiste prospère que celle de Khrouchtchev. Le Grand
Bond en avant (1958-1960) et la Révolution culturelle (1966-1976) sont
avant tout des initiatives à visée intérieure, mais chacune porte aussi une
ambition assumée de dominer le mouvement socialiste international.
Les années Mao Zedong sont aussi celles de l’adoption par la Chine du
principe de non-ingérence dans les affaires des autres États, formulée par
son ministre Zhou Enlai et adoptée à la conférence des non-alignés à
Bandung en 1955 par Nehru et Sukarno. Celle-ci est liée à sa théorie des
trois mondes. Mao Zedong théorise la politique étrangère chinoise comme
une résistance à l’impérialisme et une prolongation des mouvements de
décolonisation. Mao, qui présentait les Soviétiques comme l’avant-garde de
la lutte contre l’hégémonie capitaliste, les décrira, après la rupture avec
l’URSS, comme des impérialistes. Dès lors, il ambitionne une position de
leadership des pays en développement. C’est aussi à ce moment-là qu’est
articulé un élément essentiel de la posture internationale contemporaine de
la Chine : son refus des alliances (bu jiemeng).
Cette flexibilité idéologique est à l’origine de l’un des moments
fondateurs de la géopolitique chinoise : le retournement stratégique de
1971, lorsque Mao Zedong entreprend, contre toute orthodoxie
communiste, un rapprochement avec les États-Unis pour prendre de revers
l’Union soviétique. Après avoir combattu l’Amérique pendant la guerre de
Corée, et malgré le soutien américain à Taïwan, Mao Zedong, avec
Kissinger et Nixon, donne une nouvelle signification aux notions de triangle
stratégique et de rupture stratégique.
Mao Zedong était capable de paris très risqués. On pense à l’entrée de la
Chine dans la guerre de Corée ou aux crises qu’il déclenche dans le détroit
de Taïwan en 1954 et en 1958 ; chacune de ces décisions est prise en
conscience, malgré la menace connue d’un bombardement nucléaire
américain en représailles. Si Mao qualifie le risque nucléaire de « tigre de
papier », il n’en ordonne pas moins en 1955 le lancement du programme
nucléaire chinois, dont les progrès ne seront jamais interrompus, malgré les
tragédies humaines que Mao déclenche en Chine.

2. Les conceptions géopolitiques de Deng Xiaoping. En déclenchant,


en 1978, un processus de réformes économiques, Deng Xiaoping amorce
une phase de redressement national qui perdure aujourd’hui, près de quatre
décennies plus tard. La montée en puissance commence comme une
entreprise modeste, mais il s’agit très nettement d’une rupture avec les
excès du maoïsme. Très marqué par la révolution culturelle, Deng veut
« restaurer l’ordre et mettre fin au chaos » (boluan fanzheng). Il rétablit
l’autorité du Parti, met l’accent sur la discipline léniniste et place la stabilité
politique au sommet de la hiérarchie de ses priorités, par réaction aux
incessantes surprises du maoïsme. Cette approche permet la croissance
économique mais justifie aussi la répression sanglante des manifestants
réformistes de la place Tian’anmen à Pékin, le 4 juin 1989.
Ce que Deng conçoit est une montée en puissance fondée sur
l’évitement du risque. Au début des années 1990, il théorise l’utilité de faire
« profil bas » en relations internationales, reprenant le fameux proverbe
déjà cité : « cacher ses talents et attendre son heure » (taoguangyanghui).
La version complète, moins souvent citée, inclut en réalité vingt-quatre
caractères chinois : « Observons avec calme, sécurisons des positions
stables, gérons nos affaires avec sang-froid, cachons nos talents et attendons
notre heure, gardons un profil bas et refusons coûte que coûte d’exercer tout
leadership » (lengjing guancha, zhanwen jiaozhu, chenzhe yingfu, taoguang
yanghui, shayu tuochu, juebudangtou).
La politique étrangère de Deng suit cette ligne directrice. Par la suite,
critiqué pour le manque d’implication de la Chine dans la gouvernance
mondiale, Deng y ajoute une dernière expression en quatre caractères :
« effectuer de temps à autre des contributions ponctuelles » (yousuo
zuowei). Il signifie par là que la Chine est prête à s’impliquer davantage,
prise de position à l’origine, par exemple, du soutien qu’elle commence à
accorder de manière de plus en plus importante aux opérations de maintien
de la paix des Nations unies.
La formule de Deng a longtemps servi de point de référence aux
Chinois pour débattre de leur stratégie internationale. Or il semble que nous
soyons déjà entrés dans une nouvelle ère. Après plus d’une décennie de
débat sur la pertinence, pour la Chine, de l’abandonner afin de défendre ses
intérêts de manière plus active en acceptant la prise de risque géopolitique,
la période qui a débuté avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping signe la fin
du profil bas. Si l’approche prudente garde des soutiens parmi les stratèges
chinois, ceux-ci se sont faits discrets.
La dernière décennie de la guerre froide est celle d’une lune de miel
chinoise avec l’Occident, en particulier avec les États-Unis, qui
s’enthousiasment pour les réformes de Deng. La Chine soutient les efforts
américains pour faire échouer l’occupation soviétique de l’Afghanistan.
Deng Xiaoping déclenche aussi « sa » guerre en 1979, contre le Vietnam. Il
s’agit d’imposer à un pays communiste qu’elle a soutenu dans sa guerre
d’indépendance contre les États-Unis l’obligation de cesser de dominer le
Cambodge, et de rompre avec son principal patron, l’Union soviétique.
Surtout, la guerre sino-vietnamienne est une manière, pour Deng Xiaoping,
de consolider son partenariat avec les États-Unis, en particulier pour obtenir
les capitaux et les technologies dont il a besoin pour moderniser le pays. À
ce titre, Tian’anmen marque une rupture en inaugurant une ère de nouvelle
méfiance envers les États-Unis, et dans une moindre mesure envers
l’Europe.
Avec un art de la formule succincte typique de la gouvernance dans le
monde chinois, Deng lance un autre mot d’ordre qui va structurer la
stratégie du pays après la guerre froide. Dans le courant des années 1990, il
décrit le monde comme composé d’une superpuissance et de plusieurs
puissances (yichao duoqiang). C’est la réponse chinoise au « moment
unipolaire » américain de l’après-guerre froide. Elle marque une rupture
claire avec l’approche de Mao Zedong, qui voyait la Chine comme leader
des non-alignés et des pays en développement, et avec la première décennie
des réformes de Deng. La formule souligne ainsi combien la Chine se
perçoit comme l’une des clefs de voûte du système international, au même
titre que la Russie, le Japon et les grands pays européens. Ce diagnostic
donne lieu à une politique étrangère dont l’objectif stratégique est la
constitution d’un ordre international multipolaire. Pour accélérer la fin du
moment unipolaire américain, la Chine multiplie les partenariats
stratégiques avec les autres puissances. Cette diversification de sa politique
étrangère rompt avec le jeu chinois qui avait cours pendant la guerre froide.
La Chine s’adapte à une nouvelle ère.
Enfin, Deng Xiaoping porte sur la nature de la guerre un diagnostic qui
réoriente la posture militaire de la Chine. Il conclut que les guerres entre
grandes puissances ne sont désormais plus probables : l’Union soviétique
n’est pas une menace, les États-Unis ne sont pas fondamentalement
hostiles, du moins pas au point d’entrer en guerre, malgré les sanctions
qu’ils adoptent contre la Chine, au côté des Européens, après le massacre de
Tian’anmen (sanctions dont la plupart sont restées en place
jusqu’aujourd’hui). La Chine peut donc ajuster son effort de défense. Il
n’est plus nécessaire de se préparer à une « guerre du peuple ». Le spectre
d’une invasion du territoire chinois ne doit plus guider la modernisation de
l’APL. Ce mot d’ordre est à l’origine de la réorientation de la politique de
sécurité chinoise sur les conflits dans sa périphérie, en particulier Taïwan,
qui redevient la priorité dans les années 1990.

3. Les successeurs : gérer la montée en puissance. Mao Zedong et


Deng Xiaoping ont fixé de grandes orientations de politique étrangère : la
quête d’indépendance nationale et d’autonomie stratégique, la décision de
ne plus entretenir d’alliances après la rupture sino-soviétique, la recherche
de sécurité par la puissance, l’opposition à l’hégémonie des grandes
puissances puis à l’unilatéralisme américain.
Leurs successeurs à la tête du Parti communiste, Jiang Zemin (1989-
2002), puis Hu Jintao (2002-2012) s’inscrivent dans une continuité pour ce
qui est de la vision stratégique d’un monde multipolaire, où la capacité de
nuisance des États-Unis contre la Chine serait contenue par un équilibre
global des puissances. Avec le succès économique du pays, qui après
Tian’anmen connaît une croissance annuelle à deux chiffres, la
problématique géopolitique centrale devient la protection de cette
progression, qu’il s’agit de pérenniser. L’obsession de Deng Xiaoping pour
la « stabilité » ne se dément pas. Elle se traduit sur le plan extérieur par une
volonté d’évitement du conflit. La Chine ne défie ni les États-Unis ni le
Japon. Elle se concentre sur l’accumulation de puissance en suivant la ligne
du profil bas.
Dans les années 1990, le gouvernement chinois conclut que la Chine est
victime d’un encerclement stratégique organisé par les États-Unis, visant à
entraver sa montée en puissance et à favoriser un changement de régime.
Certains éléments conservateurs du Parti communiste s’inquiètent de la
pénétration de l’influence des valeurs occidentales dès le lancement des
réformes de Deng, mais Tian’anmen aboutit à généraliser cette perception.
Le Parti théorise la « contre-transformation pacifique » (fan heping
yanbian), qui se traduit par des mesures susceptibles d’empêcher cette
infiltration pernicieuse, par le biais de la diffusion culturelle, des échanges
de la société civile, de tout ce qui permet de faire rayonner auprès de la
population chinoise les valeurs libérales de la démocratie et des droits de
l’homme « à l’occidentale » (puisque le gouvernement chinois nie leur
universalisme et défend la thèse que le droit de l’homme primordial est
celui au développement économique).
Vu de Pékin, en plus du terrain idéologique, l’encerclement se décline
aussi sur le plan militaire. Après la dissolution de l’URSS, la Chine se
perçoit comme la cible principale du réseau d’alliances américaines en
Asie. En plus des traités de défense mutuelle signés avec le Japon (1951
puis 1960), la Corée du Sud (1953), les Philippines (1951) et l’Australie
(1951), les États-Unis sont des partenaires essentiels pour l’armée
taïwanaise, et ont noué une coopération de défense avec Singapour et la
Thaïlande. Après le 11 Septembre, la Chine soutient les représailles contre
l’Afghanistan, mais très vite elle perçoit la présence militaire américaine
dans un pays frontalier comme une volonté de comprimer son espace
stratégique, d’autant que l’armée américaine s’appuie sur une base aérienne
au Kirghizistan. Cette perception s’aggrave à mesure que la Chine
développe sa marine mais sans que celle-ci ait un accès complètement sûr
au-delà de la première chaîne d’îles enserrant la côte chinoise dans un
réseau de territoires qui soutiennent la présence militaire américaine en
Asie.
Ces tendances se poursuivent sous Xi Jinping, élu entre 2012 et 2013
aux trois positions clefs du pouvoir chinois, c’est-à-dire à la tête du Parti, de
l’État et de l’armée via la Commission militaire centrale. Mais celui-ci
entend rompre avec la prudence internationale de la Chine, dont les
conséquences ne sont pas encore toutes évidentes. L’encerclement
idéologique est son obsession. Il juge l’Occident hostile, d’autant qu’il est à
ses yeux coupable d’avoir mis le Moyen-Orient à feu et à sang en y
soutenant des changements de régime. Sous Xi Jinping, le régime muscle
ses outils de contrôle idéologique, s’appuyant en particulier sur le contrôle
d’Internet – ironiquement, l’outil que de nombreux libéraux pensaient utile
à la diffusion de leurs valeurs devient le plus puissant des instruments de
contrôle de la population. Il voit d’abord dans ce que l’administration
Obama nomme un « pivot vers l’Asie » – le renforcement des liens
militaires, économiques et humains des États-Unis dans la région pour
s’adapter au « siècle de l’océan Pacifique » – une nouvelle preuve de
l’hostilité américaine. La compétition stratégique devient beaucoup plus
ouverte après l’élection de Donald Trump en novembre 2016. De nouveaux
pays de la périphérie chinoise – le Vietnam, le Myanmar – se rapprochent
des États-Unis. Or, ce qui distingue Xi Jinping des successeurs de Deng est
sa pratique décomplexée du pouvoir. Xi n’hésite pas à prendre l’initiative, à
aller à la confrontation, à imposer des faits accomplis à ses voisins plus
faibles. Il utilise la nouvelle puissance chinoise en rompant avec le profil
bas de Deng, estimant que celui-ci a contraint la Chine à subir sans
broncher. Cette rupture avec Deng est consommée au moment du
XIXe Congrès du Parti communiste d’octobre 2017 et s’accompagne d’un
regain d’autoritarisme sur la scène intérieure.
CHAPITRE II

L’ancrage continental

La grande muraille de Chine en témoigne : les dynasties impériales se


sont davantage préoccupées de leurs frontières terrestres, d’où venaient les
menaces d’invasion et de pillages, que de leurs espaces maritimes. C’est
vers les territoires du Nord et de l’Ouest que l’empire étend son emprise à
partir des bassins du fleuve Jaune. La Chine a pourtant connu un long
épisode de puissance navale qui a culminé lors des expéditions maritimes
de l’amiral Zheng He (1371-1433). Chargé par Yongle, le troisième
empereur de la dynastie Ming, d’explorer le monde au moyen d’expéditions
vers l’océan Indien, Zheng He en mènera sept à la tête d’une flotte de
jonques immenses. Il s’agit de voyages d’exploration, et non de
colonisation ou de diplomatie de la canonnière. La flotte jette l’ancre dans
les ports d’Asie du Sud-Est, au Sri Lanka et jusqu’en Afrique orientale. Ces
expéditions ont pu être perçues comme une manière d’étendre la diplomatie
du tribut, puisque ces démonstrations de puissance s’accompagnent
d’échanges de cadeaux selon le rituel chinois, qui exige une soumission
symbolique. Mais très vite, les successeurs de Yongle décident de mettre fin
à ces expéditions maritimes pour recentrer leur action sur les questions
intérieures, en particulier les frontières terrestres de l’empire. Or, malgré la
brièveté de l’épisode Zheng He, son souvenir est constitutif de l’identité
stratégique chinoise. Il démontre qu’une autre politique est possible et offre
une référence lorsque le débat entre puissance continentale et puissance
maritime s’impose comme une question centrale dans la Chine post-
maoïste.
Au moment de la fondation de la République populaire en 1949, la
Chine possède des capacités navales très limitées. Elle doit faire face à de
nombreuses disputes frontalières avec ses voisins terrestres. Le facteur
soviétique est si prégnant – comme allié vital puis comme menace
existentielle – que la géopolitique chinoise s’écrit avant tout dans l’espace
continental eurasiatique. Au tournant du XXIe siècle, l’importance de la
géopolitique continentale diminue. La Chine de Xi Jinping entretient de
nouveau une coopération étroite avec la Russie. La problématique
frontalière devient transfrontalière. La délimitation est quasiment achevée,
mais ce sont le risque terroriste et les trafics qui deviennent prépondérants,
et exigent des coopérations. Xi remet au goût du jour les anciennes routes
de la soie pour faciliter l’intégration économique eurasiatique et y trouver
de nouveaux espaces de croissance pour les entreprises chinoises, donnant
par là une signification nouvelle à la géopolitique continentale de la Chine à
l’ère de la globalisation.

I. – Géopolitique des frontières terrestres


de la Chine
Ce sont les frontières de la dynastie Qing au moment de sa chute en
1911 que la République populaire de Chine prend comme standard pour
fixer les limites de ses revendications territoriales. Pékin ne cherche pas à
rétablir les frontières de l’Empire mandchou à l’apogée de son extension
géographique au début du XIXe siècle. Contrairement à la République de
Chine, réfugiée à Taïwan, la République populaire de Chine reconnaît
l’indépendance de la Mongolie. Au total, ce sont plus de 3 millions de
kilomètres carrés qu’elle choisit de ne pas contester ; en 1949, la plupart
sont alors intégrés à l’URSS, y compris la Mongolie. Ce choix laisse tout de
même en suspens un nombre considérable de problèmes à régler. En 1949,
la Chine dispute des frontières terrestres qui portent sur un territoire de plus
de 200 000 kilomètres carrés. Elles l’opposent à la Birmanie, au Népal, à
l’Inde, à la Corée du Nord, à la Mongolie, au Pakistan, à l’Afghanistan, au
Bhoutan, au Laos, au Vietnam et à l’URSS (puis à la Russie, au
Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan). De ces disputes, seules
celles qui l’opposent à l’Inde et au Bhoutan ne sont pas résolues
aujourd’hui. En deux phases de négociations, dans les années 1960 puis
dans les années 1990, la République populaire de Chine est parvenue à fixer
ses frontières terrestres. La géopolitique chinoise du continent eurasiatique
est donc délivrée des pesanteurs de l’essentiel des conflits de souveraineté,
contrairement à la géopolitique chinoise de la mer.

1. La fixation des frontières de la République populaire. – La


République populaire de Chine n’a pas hésité à utiliser la force dans ses
conflits territoriaux. Contre l’Inde en 1962, l’URSS en 1969, puis en mer
contre le Vietnam en 1988, elle a toujours attaqué la première. Mais
lorsqu’elle a résolu ses disputes, ce fut toujours par la négociation et le
compromis, et non par la conquête. Taylor Fravel, du Massachussetts
Institute of Technology, a démontré que la Chine avait consenti à
d’importants compromis lorsqu’elle eut à faire face à de graves troubles
intérieurs qu’une stabilisation de ses frontières eût contribué à mieux gérer.
Les problèmes du Xinjiang et du Tibet continuent donc de jouer un rôle
essentiel dans l’histoire des frontières chinoises au XXe siècle. Fravel
souligne aussi le rôle fondamental qu’a joué l’isolation diplomatique
chinoise après Tian’anmen dans le choix par Deng Xiaoping de signer des
accords de délimitation avec l’URSS, le Laos et le Vietnam. Il en découle
une conclusion claire, et en partie contre-intuitive, même si elle est limitée
au champ étroit de la négociation des frontières extérieures : les menaces
intérieures sur la stabilité du régime l’ont incité à rechercher des compromis
et non à faire usage de la force, celle-ci étant réservée à la répression
intérieure des troubles.
Le tournant des années 1960 est ainsi marqué par de graves incidents au
Tibet et au Xinjiang. Pendant la dynastie Qing, le Tibet était intégré à
l’empire sous forme de protectorat, où la présence officielle mandchoue
était réduite. L’arrivée de l’Armée populaire de libération (APL) aboutit à la
conclusion, en 1951, d’un accord d’intégration dans la République
populaire de Chine, par lequel le gouvernement central s’engage à garantir
au Dalaï-lama l’autonomie d’administration. Toutefois, de nombreux
Tibétains ne se satisfont pas de cet arrangement. En 1959, une violente
révolte éclate au Tibet ; elle amène à une opération de grande ampleur de
l’APL, qui entend reprendre le contrôle du territoire, et à la fuite en Inde du
Dalaï-lama. Persuadée que les rebelles sont soutenus de l’extérieur, et
détenant des preuves de l’implication de la CIA, la Chine veut avancer sur
la délimitation de ses frontières avec l’Inde, la Birmanie et le Népal. Des
accords sont signés avec la Birmanie en 1960 et avec le Népal en 1963.
Avec l’Inde, le problème est plus complexe (voir ci-après). De même, les
tensions au Xinjiang après la rupture sino-soviétique de 1960 (départ des
populations kazakhes vers l’URSS) amènent la Chine à signer des accords
plutôt généreux de délimitation de ses frontières avec l’Afghanistan (1963),
le Pakistan (1963) et la Mongolie (1964). Un accord avec la Corée du Nord
est aussi conclu en 1962, qui délimite la frontière le long des rivières
Tumen et Yalu et partage le mont Paektu (Changbai en chinois), où la
légende nord-coréenne place la naissance de Kim Jong-il.
L’après-Tian’anmen, dans les années 1990, est le deuxième moment de
fixation des frontières chinoises. La Chine signe un accord dès 1990 avec le
Laos, avec qui les relations étaient exécrables en raison de sa proximité
avec le Vietnam. L’année 1989 est aussi celle de la réconciliation sino-
russe, marquée par la visite de Gorbatchev à Pékin au moment de
l’occupation de la place Tian’anmen par les manifestants. La Chine et la
Russie, qui ont failli entrer en guerre pour cette frontière, entament des
négociations en 1991. La résolution du problème survient en deux temps.
Les deux pays trouvent un compromis selon un principe d’équité en 1997,
puis concluent en 2004 sur les points les plus sensibles. De même, le
contexte d’isolation de la Chine aboutit à transformer la nature des relations
extrêmement conflictuelles qu’elle entretient avec le Vietnam. La dernière
opération militaire que la Chine a menée contre ce pays remonte à 1988 – la
marine chinoise ouvre le feu contre des soldats vietnamiens sur l’atoll de
South Johnson, dans les Spratleys. Le conflit territorial avec le Vietnam est
alors multidimensionnel, puisqu’il inclut la frontière terrestre, les îles
revendiquées par les deux parties en mer de Chine méridionale et la
délimitation de la frontière maritime. Mais les pourparlers qui commencent
en 1991 amènent finalement à un accord, signé en 1999.
Dans le même temps, de nouveaux troubles au Xinjiang dans les années
1990 se produisent dans le contexte de l’éclatement de l’URSS. La Chine a
trois nouveaux pays frontaliers, avec lesquelles elle estime qu’il est urgent
de délimiter ses frontières pour éviter que leurs populations ouïgoures
soutiennent les indépendantistes au Xinjiang. Deux éléments en commun se
dégagent des accords qu’elle conclut avec le Kazakhstan (1994), le
Kirghizistan (1996) et le Tadjikistan (1999) : la Chine accepte des
concessions territoriales importantes sur les espaces disputés, et elle obtient
un soutien diplomatique sur le Xinjiang.

2. La dernière frontière terrestre et les relations sino-indiennes. –


La défaite infligée à l’Inde par l’APL lors de la guerre de 1962 n’a pas
empêché les deux pays de devenir des partenaires commerciaux importants,
qui de surcroît aiment s’afficher comme leaders des nouvelles puissances
émergentes parmi les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).
Mais l’Inde continue d’avoir de profondes suspicions envers la montée en
puissance de la Chine. Le fait que la frontière entre les deux pays n’est
toujours pas fixée nourrit la méfiance indienne, mais ce sont surtout le
soutien chinois au Pakistan et les ambitions de la marine chinoise dans
l’océan Indien qui sont perçus comme des menaces de long terme. De son
côté, la Chine continue de voir l’Inde comme une puissance de second rang
plutôt inoffensive, tout en s’interrogeant sur sa montée en puissance à plus
long terme et sur les coopérations stratégiques qu’elle a nouées avec les
États-Unis, le Japon et l’Australie.
La frontière sino-indienne est la dernière frontière terrestre de la Chine
(avec celle du Bhoutan, État dont la politique étrangère est conduite par
l’Inde). L’Inde contrôle l’Arunachal Pradesh, revendiqué par la Chine
comme partie intégrante du Tibet. La Chine administre l’Aksai Chin, perçu
par l’Inde comme appartenant au Cachemire. Mao Zedong aurait dit de la
guerre de 1962 que son objectif était de créer « une décennie de stabilité ».
Les tensions sont maintenues à un niveau gérable grâce à l’existence d’une
ligne de contrôle qui sert de frontière temporaire. Après leur incursion de
1962, les troupes chinoises se sont retirées derrière cette ligne (des
incursions ponctuelles sont parfois rapportées). S’il n’est aujourd’hui pas
envisageable que les négociations entamées en 1981 aboutissent à moyen
terme, elles permettent néanmoins de maintenir le problème à un niveau
diplomatique. Elles n’empêchent pourtant pas des regains de tensions
périodiques sur la frontière. Le dernier incident sérieux date de l’été 2017,
lorsque l’armée indienne franchit la ligne de démarcation pour empêcher la
construction d’une route par l’armée chinoise dans le secteur du Doklam,
revendiqué par le Bhoutan.
Le problème frontalier est en réalité périphérique dans la conduite des
relations sino-indiennes. Si la Chine se perçoit comme encerclée par les
États-Unis, la politique de sécurité indienne reflète une perception similaire
d’encerclement, mais par la Chine. La montée en puissance de l’Inde
favorise des stratégies de contre-balancement de ses voisins en Asie du Sud.
Le Sri Lanka, le Pakistan, le Bangladesh sont tous clients de l’industrie
d’armement chinoise. Dans cette configuration, la relation privilégiée
entretenue entre le Pakistan et la Chine est le cœur du problème. Les deux
pays s’apportent un soutien fort sur les dossiers qui comptent. La Chine a
aidé le Pakistan à devenir une puissance nucléaire. Elle refuse de l’accuser
pour le soutien qu’il apporte parfois encore à certaines organisations
terroristes islamistes. Sous Xi Jinping, elle s’est lancée dans un grand projet
de construction d’infrastructures, le « corridor économique sino-
pakistanais », qui permettrait de relier le Xinjiang à l’océan Indien via
Gwadar. Certains stratèges chinois estiment que la Chine poursuit une
logique d’équilibre, soutenant le Pakistan pour éviter qu’il ne soit trop
faible par rapport à l’Inde. La Chine a aussi besoin du Pakistan pour
combattre l’indépendantisme ouïgour et obtenir du renseignement sur le
terrorisme islamiste, y compris en Afghanistan.
Le corridor économique sino-pakistanais doit à l’avenir connecter la
route de la soie terrestre à la route de la soie maritime, via le port de
Gwadar. L’Inde y voit un effort de Pékin pour construire son influence en
Asie du Sud et dans l’océan Indien de manière très patiente et systématique.
En plus des ventes d’armes, la Chine finance la construction
d’infrastructures portuaires au Sri Lanka et au Bangladesh qui pourraient
théoriquement servir à l’avenir de points d’appuis à la marine chinoise,
même si l’intention première est clairement économique et commerciale. La
rivalité navale sino-indienne dans l’océan Indien existe, mais il ne faut pas
la surestimer. Dans un scénario de conflit naval, la marine chinoise n’aurait
pas les moyens de protéger sa flotte commerciale à l’échelle d’un espace
aussi vaste. La Chine ne peut pas dominer l’océan Indien. En revanche, elle
est déterminée à y assurer une présence plus importante, pour projeter de la
puissance en cas de problème contre ses intérêts de sécurité dans des crises
précises, par exemple pour conduire des évacuations ou des escortes de
navires (chap. IV).

II. – Les soubresauts des relations sino-russes


Le 30 juin 1949, avant même la signature du traité d’alliance avec
l’Union soviétique (février 1950), Mao Zedong annonce que la Chine doit
« pencher d’un seul côté » (yibiandao), celui de l’URSS et du camp
communiste. Vingt ans plus tard, en mars 1969, des unités d’élite de
l’Armée populaire de libération attaquent des gardes-frontières soviétiques
sur l’île de Zhenbao (Damansky) sur la rivière Oussouri ; la confrontation
fait plus de cent morts des deux côtés. La Chine s’inquiète alors de frappes
soviétiques contre ses installations nucléaires. Dans les années 1980,
l’URSS maintient plus de six cent mille soldats à la frontière avec la Chine.
C’est un euphémisme que de souligner que les relations sino-russes ont
varié au cours du XXe siècle : elles ont oscillé aux extrêmes. Au beau fixe
aujourd’hui sous le couple Xi Jinping-Vladimir Poutine, elles n’en restent
pas moins marquées par de tenaces suspicions héritées de l’histoire.

1. Alliances éphémères et rupture sino-soviétique. En moins d’un


siècle, la Chine a signé trois traités d’alliance avec la Russie. En 1896,
après la défaite de l’empire des Qing lors de la première guerre sino-
japonaise, le général Li Hongzhang signe un traité secret avec le tsar
Nicolas II. Il échange une concession ferroviaire en Mandchourie contre des
garanties de sécurité russes en cas de nouvelle offensive japonaise contre la
Chine. Moins de cinq ans plus tard, les troupes russes sont au côté des
soldats japonais au sein de l’alliance des huit puissances qui écrase la
rébellion des Boxers ! En août 1945, c’est au tour de la République de
Chine du Kuomintang de signer un traité d’alliance, cette fois avec l’URSS,
une journée seulement avant la capitulation inconditionnelle du Japon. Le
traité offre des garanties de sécurité aux Chinois en échange de concessions
importantes, qu’ils renieront vite : la reconnaissance de l’indépendance de
la Mongolie extérieure, placée sous l’orbite soviétique, la construction
d’une base navale russe à Lüshun (ex-Port-Arthur) sur la péninsule du
Liaodong. L’alliance se délite avec le revirement des Soviétiques, qui
décident de soutenir les communistes en Mandchourie. Ce retournement est
un tournant dans la guerre civile chinoise ; il permet la victoire communiste.
Mais c’est sans doute la rupture sino-soviétique de 1960 qui laisse le
plus de traces, tant elle vient mettre fin à une période de soutien
considérable de l’URSS au redressement de la Chine et paraît enfin reposer
sur un socle idéologique solide et un ennemi commun clairement identifié,
les États-Unis et le camp capitaliste. La lune de miel commence mal mais
dure une décennie. Mao Zedong passe plus d’un mois isolé à Moscou avant
de convaincre Staline d’abroger le traité conclu avec la République de
Chine et d’en signer un nouveau, ce qu’il obtient en février 1950. Le traité
d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle scelle l’ancrage de la Chine
dans le camp socialiste. Contrairement aux espérances chinoises, le
nouveau traité maintient les concessions acceptées par le Kuomintang sur la
présence soviétique en Chine du Nord-Est. Si cette déception est cruelle,
Mao Zedong est enfin parvenu à surmonter la méfiance de Staline envers
son désir d’indépendance à l’égard de l’orthodoxie marxiste-léniniste et son
refus de se soumettre au Komintern. Pour les communistes chinois, c’est un
succès obtenu de haute lutte. L’alliance permet à la Chine de profiter d’une
généreuse assistance technique soviétique en compensation des privilèges
territoriaux consentis. C’est pendant cette décennie des années 1950 que la
Chine entame sa reconstruction économique et pose les bases de son
industrie de défense et de sa filière nucléaire.
À la mort de Staline en 1953, l’ambition de Mao Zedong d’exercer un
leadership moral sur le camp socialiste conduit les deux géants à la rupture.
Mao Zedong n’acceptait qu’à contrecœur le statut de partenaire inférieur
qui lui était imposé par Staline. Avec Khrouchtchev, la Chine obtient des
concessions que Staline avait refusées, comme le retour de Lüshun sous
souveraineté chinoise. Mais en impulsant une « déstalinisation »
au XXe Congrès de 1956, le dirigeant soviétique précipite l’affrontement,
lequel se cristallise autour de dossiers particuliers, mettant tous en question
l’indépendance stratégique chinoise : la demande soviétique de construction
de radars sur la côte chinoise pour soutenir les opérations sous-marines de
l’URSS ; la proposition de construire une flotte sous-marine conjointe ; la
décision chinoise d’ouvrir une nouvelle crise dans le détroit de Taïwan en
1958, critiquée par Moscou pour son imprudence ; la volte-face de Moscou
en 1960 sur le soutien à la construction d’une arme nucléaire chinoise…
Les griefs s’accumulent et le terrain idéologique continue de jouer puisque
l’URSS considère le Grand Bond en avant de Mao Zedong comme une
hérésie contre-productive, alors que Mao l’avait conçu comme une
innovation décisive qui précipiterait le passage du socialisme au
communisme en Chine, bien avant l’URSS. Lorsque Khrouchtchev rappelle
tous les experts soviétiques en juillet 1960, Mao Zedong peut rejeter sur les
Russes la responsabilité de sa politique, qui se compte en millions de
victimes de la famine. Il étiquette les Soviétiques comme « révisionnistes »,
et la relation se dégrade jusqu’aux incidents frontaliers de 1969.
Les trois alliances historiques avec la Russie résultaient toutes de la
faiblesse de la Chine. Elle y cherchait des garanties de sécurité contre les
menaces extérieures et des ressorts pour redresser le pays. Pendant près
d’un siècle d’aléas dans les relations sino-russes, l’enjeu pour la Chine fut
toujours d’atteindre l’indépendance souveraine. Or une fois celle-ci
consolidée à la fin des années 1990, la Chine peut placer d’autres intérêts au
cœur de ses relations avec la Russie.

2. Un axe sino-russe consolidé. – Vu de Chine, la Russie est


aujourd’hui un partenaire essentiel. Seuls quelques individus influents mais
isolés soutiennent derechef l’idée d’un nouveau traité d’alliance avec
Moscou, la vue dominante à Pékin restant qu’un partenariat stratégique
suffit. Il permet d’approfondir les dossiers de grande convergence en évitant
les domaines où les intérêts nationaux des deux pays divergent. Depuis la
réconciliation de 1989, la Chine a su obtenir de la Russie un soutien
important sur trois dossiers qui comptent énormément à Pékin : la sécurité
énergétique, l’effort de défense et le maintien de la stabilité en Asie
centrale.
Ces progrès dans la relation sino-russe reposent sur un substrat qui est
aujourd’hui avant tout idéologique. La guerre froide terminée, les deux
puissances ont en commun de rejeter le soutien des États-Unis et de
l’Europe à la démocratisation du monde. Se percevant comme visées par
ces efforts, qui prennent la forme d’un soutien à la société civile et d’une
promotion de la démocratie et des droits de l’homme, et d’une pénétration
de leur territoire par des organisations non gouvernementales, elles se sont
rapprochées pour contrer une tendance qu’elles jugent extrêmement
dangereuse. Cette dimension de leur relation est devenue prioritaire depuis
que Xi Jinping et Vladimir Poutine sont au pouvoir dans les deux pays.
À Moscou et à Pékin, on partage en effet le diagnostic selon lequel les
printemps arabes – et le chaos qui s’est ensuivi au Moyen-Orient – sont le
résultat d’une politique occidentale imprudente – voir malintentionnée – de
soutien aux démocratisations, bien plus que la conséquence d’évolutions
sociétales internes aux régimes autoritaires qui se sont effondrés. En
juin 2016, les deux pays signent un communiqué conjoint pour « soutenir la
stabilité stratégique globale ». Normalement réservée à l’équilibre des
forces nucléaires, la notion de « stabilité stratégique » est étendue pour
inclure la résistance à la promotion de la démocratisation. Ces efforts
commencent sur leur propre territoire. La Chine adopte ainsi une loi qui
renforce considérablement les contraintes sur les ONG étrangères. Avec la
Russie, elle promeut partout cette vision d’un monde déstabilisé par
l’interventionnisme libéral de l’Occident. Ainsi, alors qu’en 1989 la Russie
choisissait une trajectoire de libéralisation politique au moment où la Chine
interrompait la sienne en choisissant la répression sur la place Tian’anmen,
les deux pays sont aujourd’hui sur la même longueur d’onde. C’est un
renfort de poids pour un Parti communiste chinois dont la lutte contre le
« néo-interventionnisme occidental » est une priorité affichée.
Cette convergence idéologique permet de relancer au début des années
2010 ce qui fut l’un des moteurs essentiels du rapprochement sino-russe
dans les années 1990, jusqu’à atteindre un pic en 2005 : les ventes d’armes.
Sous embargo américain et européen après le massacre de Tian’anmen en
1989, alors qu’elle avait bénéficié d’importants transferts occidentaux dans
les années 1980 après son rapprochement avec les États-Unis, la Chine a
besoin de nouveaux fournisseurs pour assurer la modernisation de son
armée. L’Institut international de recherche pour la paix de Stockholm
(SIPRI) estime qu’entre 1991 et 2013, 80 % des acquisitions extérieures de
l’Armée populaire de libération proviennent de Russie. L’industrie
d’armement russe permet à la Chine, qui lui achète des destroyers, des sous-
marins et leur armement emporté, de construire une nouvelle flotte de
combat ; elle contribue à faire en sorte que l’armée de l’air se dote d’une
aviation de combat moderne, à travers des ventes mais aussi des contrats de
production sous licence (Sukhoi 27 et 30). Les acquisitions de matériel
russe permettent aussi à l’APL de moderniser sa gamme de missiles. En
outre, comme l’URSS dans les années 1950, la Russie contribue à la
modernisation de l’industrie de défense chinoise par des transferts de
technologie. Tant et si bien qu’elle décide de mettre un frein à ces transferts
en 2005 : la Russie réalise qu’elle a nourri son futur compétiteur sur les
marchés d’exportation.
Cette prudence disparaît sous l’impulsion de Xi Jinping et de Vladimir
Poutine. Deux facteurs jouent en plus de la convergence idéologique. Tout
d’abord, la Russie est isolée et sous sanctions internationales après son
annexion de la Crimée et sa guerre hybride dans l’Est de l’Ukraine. Ensuite,
l’alchimie personnelle entre les deux dirigeants. Xi Jinping n’avait-il pas
déploré que l’Union soviétique se soit effondrée faute d’avoir été gouvernée
par un dirigeant communiste « assez viril » ? Vladimir Poutine incarne la
résistance aux incursions étrangères, et le retour de la puissance russe au
premier plan de la géopolitique mondiale. Sur ces bases, la Russie reprend
les ventes d’armes, acceptant de transférer des systèmes importants pour
l’APL, qui malgré les progrès de l’industrie chinoise a toujours besoin
d’apport étranger. Des contrats sont signés sur la livraison de chasseurs
Sukhoi-35, et de missiles de défense aérienne S-400. Dans le même temps,
la relation militaire s’approfondit. En plus d’exercices conjoints réguliers
contre le terrorisme et en mer, les deux dirigeants s’apportent un soutien
mutuel lors de leurs démonstrations de force de l’année 2015 : la grande
parade russe à Moscou à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la
victoire sur l’Allemagne nazie, et la grande parade chinoise à Pékin à
l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la fin de la guerre
d’agression japonaise contre la Chine. Aucun chef d’État occidental n’est
alors présent.
Sur le plan géopolitique, la Chine trouve dans la Russie un partenaire
important pour contribuer à la stabilité de l’Asie centrale après
l’indépendance des cinq républiques à la fin de l’Union soviétique.
Emportant dans leur giron le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et
le Tadjikistan mais sans le Turkménistan, les deux puissances créent à partir
de 1996 ce qui est devenu depuis l’Organisation de coopération de
Shanghai (OCS). Centrée dès ses origines sur la sécurité – le risque de
terrorisme islamiste et, du point de vue chinois, sa connexion avec les
milieux indépendantistes au Xinjiang –, l’OCS renforce les frontières, les
échanges en matière de renseignement, crée un cadre pour des exercices
militaires conjoints mais ne parvient jamais, malgré les efforts de la Chine,
à se transformer en organisation promouvant le développement
économique. La Russie s’y oppose, craignant une perte d’influence dans
son arrière-cour postsoviétique. Malgré cette différence fondamentale,
l’OCS permet de contenir, voire de neutraliser, la possibilité d’une rivalité
stratégique entre la Chine et la Russie dans l’espace géographique qui fait
tampon entre elles deux.
L’OCS n’est en rien une alliance. Ses membres s’en servent pour
coordonner leurs efforts afin d’assurer la sécurité dans un espace immense
marqué par le risque terroriste. L’organisation n’est jamais intervenue dans
un pays membre lorsque des troubles y ont éclaté, par exemple au
Kirghizistan en 2010. S’il est possible qu’à l’avenir la coopération
antiterroriste débouche sur des opérations conjointes déployées sur le sol de
pays membres, ce serait extrêmement ponctuel et à la demande du
gouvernement concerné, tant les membres rejettent tous l’idée de partages
de souveraineté à l’européenne. L’OCS est aussi amenée à changer. En
2017, elle accueille l’Inde et le Pakistan comme membres permanents. Elle
devra adapter son fonctionnement à l’intégration de deux puissances
nucléaires rivales. En conséquence, la Chine a déjà émis des propositions
pour renforcer les capacités de l’organisation en matière de lutte contre le
terrorisme.
Les relations sino-russes ont connu des transformations radicales depuis
1950. L’équilibre de puissance est aujourd’hui inversé entre une Chine qui
est devenue la deuxième économie mondiale et une Russie dont le PIB est
inférieur à celui de l’Italie. Si la Chine est le premier partenaire commercial
de la Russie, celle-ci n’est que le dixième pour la Chine. Malgré ce
déséquilibre, la relation avec la Russie reste un déterminant essentiel de la
géopolitique chinoise. Or la densité du partenariat stratégique entre les deux
puissances n’est en rien synonyme d’alignement. Si la Chine et la Russie
votent souvent de manière similaire au Conseil de sécurité de l’ONU, la
Chine est loin de soutenir systématiquement les positions russes.
III. – La péninsule coréenne,
entre terre et mer
De nombreuses analyses géopolitiques qualifient la Corée du Nord
d’État tampon pour la sécurité de la Chine. L’APL perd 180 000 soldats
pour soutenir Kim Il-sung après son entrée en guerre à la fin de l’année
1950. La péninsule coréenne est à l’évidence une vulnérabilité stratégique
pour la Chine. Il s’agit avant tout d’en empêcher le contrôle par des
puissances étrangères hostiles. Avant la guerre de Corée, l’empire des Qing
n’était-il pas entré en guerre contre le Japon en 1894 pour éviter qu’il
n’annexe la Corée ? De même la dynastie Ming, à la fin du XVIe siècle ? Les
permanences historiques demeurent, mais la géopolitique de la péninsule
coréenne reflète aujourd’hui l’influence de deux facteurs nouveaux : la
globalisation de l’économie chinoise, qui a fait de ses adversaires d’hier ses
principaux partenaires économiques (Corée du Sud, États-Unis, Japon), et
le programme nucléaire nord-coréen qui, par sa violation de toutes les
règles de droit, met la Chine face à ses responsabilités de membre
permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et interroge sur ce qui lui reste
d’influence en Corée du Nord. Les tensions récurrentes et le risque de
guerre sur la péninsule confèrent à la Chine un poids certain en matière de
stabilisation, alors qu’elle souhaite surtout éviter le déclenchement d’une
nouvelle guerre de Corée.

1. L’héritage de la guerre de Corée. – La « guerre de résistance contre


les États-Unis et d’assistance à la Corée » (kangmei yuanchao), son nom
chinois, est un moment décisif dans la construction de l’environnement de
sécurité de la Chine contemporaine. Kim Il-sung déclenche l’invasion du
Sud le 25 juin 1950. La conséquence immédiate pour la Chine en est la
perte de Taïwan. Alors que l’administration Truman abandonnait Tchang
Kaï-chek et que Mao s’apprêtait à ordonner un assaut amphibie, les États-
Unis font volte-face. Ils décident de neutraliser le détroit avec leur 7e flotte,
afin de se concentrer sur la péninsule coréenne. Seconde conséquence de
cette invasion : la population chinoise et le monde entier savent dorénavant
que le nouveau régime est déterminé à défendre ses intérêts de sécurité, fût-
ce au prix du sang. La Chine affronte la puissance dominante, qui plus est
nucléaire. Elle entre en guerre sans garantie crédible que l’URSS lui offrira
un soutien. Alors que le gouvernement soviétique avait encouragé
l’intervention chinoise, Staline hésite. Il tarde à faire parvenir aux troupes
chinoises l’appui aérien dont elles ont besoin, par crainte d’une escalade
incontrôlable avec les États-Unis. La détermination de Mao malgré les
risques inscrit la Chine comme acteur stratégique majeur de la guerre
froide. Enfin, la guerre de Corée crée un problème durable pour la Chine, la
question du futur arrangement de sécurité qui garantira un ordre stable en
Asie du Nord-Est, puisque la division de la Corée par un régime d’armistice
ne sera pas éternelle.
Lorsqu’il décide d’entrer en guerre, Mao Zedong poursuit l’objectif
d’unifier la Corée sous la bannière communiste. Au minimum, comme les
empereurs Ming et Qing, il veut à tout prix éviter que les États-Unis ne
prennent le contrôle de la péninsule. Il juge qu’un tel dénouement serait
catastrophique pour la sécurité de la Chine et mettrait en danger le
mouvement communiste dans son ensemble. Le but de guerre principal de
Mao n’est pas atteint puisque le statu quo entre les deux Corées est rétabli à
l’issue de l’armistice de 1953. Mais son objectif secondaire est rempli : le
camp capitaliste n’aura pas de frontière terrestre avec la Chine sur la
péninsule coréenne.
Après la guerre, comme l’URSS, la Chine soutient le régime de Kim Il-
sung. Grâce à ce soutien, la Corée du Nord fait économiquement jeu égal
avec la Corée du Sud jusqu’au début des années 1980, en revenu par
habitant ou en production d’électricité. La fin de la guerre froide amène à
un infléchissement soudain. En 1992, la Chine établit des relations
diplomatiques avec la Corée du Sud. Comme la Russie, elle interrompt ses
programmes de soutien à la Corée du Nord. Elle essaie en outre d’instiller
une logique de marché dans les échanges bilatéraux. Cette rupture des liens
de solidarité noués pendant la guerre froide va précipiter l’implosion de
l’économie nord-coréenne, qui aboutit à la famine de 1995-1998. Par la
suite, à partir des années 2000, une Chine plus prospère tente d’influencer
la Corée du Nord afin qu’elle adopte le modèle chinois de réforme et
d’ouverture, mais en vain.
Malgré ces changements des dimensions diplomatiques et économiques
de la péninsule coréenne, le calcul stratégique chinois demeure inchangé.
Une Corée unifiée et alliée avec les États-Unis présenterait une menace
pour sa sécurité. Alors que la Corée du Sud est devenue l’un des principaux
partenaires économiques de la Chine, Pékin espère le départ des militaires
américains de la péninsule. Or, en pratique, la diplomatie chinoise
s’emploie peu à cet objectif, jugé irréaliste tant que la Corée du Nord
demeure menaçante. La Chine subit donc le statu quo, le considérant pour
l’heure comme le moindre mal.

2. Géopolitique de la péninsule à l’ère du nucléaire nord-coréen. –


La poursuite d’un programme nucléaire par Pyongyang force Pékin à
concentrer ses efforts sur la gestion d’une situation de crise permanente
plutôt qu’à travailler à un dénouement qui semble échapper à tous les
acteurs du drame coréen. Sous Kim Jong-il, la Corée du Nord teste deux
armes rudimentaires (2006, 2009). Sous Kim Jong-un, elle a déjà conduit
trois essais (2013, puis deux tests en 2016). Elle accélère en outre son
développement de systèmes d’emport, conduisant divers programmes de
missiles balistiques, de la courte portée à la portée intercontinentale, en plus
de sa décision plus récente de lancer un programme de sous-marin lanceur
d’engins, dont la réussite constituerait un immense exploit technique pour le
régime. Par comparaison, si elle est bien plus proche d’atteindre le même
but, la Chine n’est pourtant pas encore parvenue à constituer une force de
dissuasion sous-marine crédible. Il reste que malgré les sanctions
internationales, la Corée du Nord s’affirme au fil du temps comme un État
détenteur d’armes nucléaires, avançant ses programmes malgré les grandes
tensions qu’ils ne cessent de provoquer.
La Chine a d’abord eu tendance à rationaliser les efforts de Pyongyang.
N’a-t-elle pas elle-même accéléré son programme d’armement nucléaire
après avoir été menacée de bombardements atomiques par les États-Unis ?
Survivre face à la menace américaine est un objectif que l’APL peut
comprendre, compte tenu de sa propre histoire. Or, à partir de cette position
initiale, les perceptions et la politique de la Chine connaissent une évolution
significative. La sortie de la Corée du Nord du traité de non-prolifération
en 2003, puis la série d’essais nucléaires vont jouer un rôle déterminant
dans cet aggiornamento. Ils mettent à mal un élément central de la politique
étrangère chinoise : sa recherche de la stabilité en Asie du Nord-Est et sa
crainte d’un embrasement militaire qui aboutirait à la disparition du régime
nord-coréen, à un afflux de réfugiés en Chine du Nord et à un coût
économique et politique considérable pour la Chine.
La crise nucléaire la force à deux changements. D’une part, elle s’essaie
à la diplomatie de médiation. En août 2003 s’ouvre à Pékin la première
session des pourparlers à six. Ils regroupent les représentants des deux
Corées, des États-Unis, de la Chine, du Japon et de la Russie autour d’un
ordre du jour complexe : la recherche de l’équilibre entre garanties de
sécurité, soutien au développement économique, reconnaissance
diplomatique et désarmement nucléaire vérifiable et irréversible de la Corée
du Nord. À l’époque, la discussion n’est pas encore centrée sur le
désarmement, mais plutôt sur la non-prolifération (la sémantique change
après le premier essai d’octobre 2006). Avant leur interruption en 2009, six
sessions auront eu lieu à Pékin. En 2007, les six parties parviennent à un
accord. Elles conviennent dans un communiqué conjoint de récompenser le
démantèlement des facilités de production de plutonium de la Corée du
Nord par une assistance énergétique.
Mais les efforts diplomatiques échouent. Le monde s’aperçoit
rapidement que, si la Corée du Nord a un jour songé à négocier son
programme contre une reconnaissance diplomatique, des garanties de
sécurité et de l’aide au développement, après le premier essai de 2006 ce
n’est sans doute déjà plus le cas. Le pays cherche à gagner du temps pour
faire progresser son programme, qu’il considère comme un outil de
dissuasion nécessaire à la survie du régime. Lorsque Kim Jong-un succède
à son père, il efface les doutes qui subsistaient en inscrivant le statut de
puissance nucléaire dans la Constitution de la République démocratique
populaire. Malgré ces signes évidents que la dénucléarisation n’est pas un
objectif de négociation réaliste pour la diplomatie multilatérale, la Chine
continue de soutenir l’idée qu’un accord de désarmement est possible si un
processus est enclenché, afin de créer une atmosphère de stabilité. Celui-ci
pourrait prendre, dans un premier temps, la forme d’un accord
intermédiaire, gel du programme nucléaire et balistique nord-coréen contre
l’arrêt ou une diminution significative de l’échelle des exercices militaires
conjoints entre la Corée du Sud et les États-Unis. Chaque année en mars et
en avril, ceux-ci déclenchent des torrents de menaces et de tests de missiles
balistiques de la part de Pyongyang.
Le deuxième changement porte sur l’attitude de la Chine à l’égard des
sanctions envers la Corée du Nord. En raison de sa posture traditionnelle de
pays en développement luttant contre l’impérialisme, la République
populaire de Chine a développé un rejet des sanctions. Elle en a elle-même
été victime en raison du massacre de la place Tian’anmen en 1989 (elle est
toujours frappée de restrictions portant sur les transferts de produits de
haute technologie et d’un embargo sur les ventes d’armes de la part des
pays occidentaux) et de ses activités de prolifération de technologie de
missiles dans les années 1980. Mais en tant que membre permanent du
Conseil de sécurité de l’ONU, et à partir des années 2000 en raison de son
statut de plus en plus évident de grande puissance, la Chine se devait
d’évoluer. Le cas nord-coréen précipite cette évolution. La Chine est
accusée d’édulcorer les résolutions du Conseil de sécurité qui adoptent des
sanctions en représailles à chaque test ; elle est aussi accusée de mal les
appliquer. Cela étant, après cinq tests, la Chine a accepté une liste
importante de sanctions, y compris des restrictions très sévères concernant
les exportations de terres rares et de charbon, en plus d’un embargo sur
l’armement, du gel d’avoirs et d’interdictions de voyages. Sa pression sur la
Corée du Nord repose de plus en plus sur les sanctions. La diplomatie
bilatérale, très fréquente sous Kim Jong-il, s’est raréfiée sous Kim Jong-un
avant de reprendre.
Un nouveau cycle s’ouvre en effet en 2018. Alors que la diplomatie
intercoréenne reprend, la perspective d’un premier sommet entre le leader
nord-coréen et l’administration américaine persuade la Chine de procéder à
un nouvel ajustement tactique. En 2018 et 2019, Kim Jong-un et Xi Jinping
se rencontrent cinq fois. La Chine cherche à encourager l’approche
diplomatique de Pyongyang et desserre l’étau des sanctions, sans pourtant
prendre d’initiative à l’ONU sur une possible levée des sanctions. Elle
cherche surtout à saisir une occasion de détente sur la péninsule.
Or dans l’ensemble, la Corée du Nord est passée du statut d’alliée à
celui de problème insoluble pour la Chine. Elle ne souhaite pas de
changement de régime et n’exerce donc pas tous ses moyens théoriques de
pression. Elle pourrait fermer la frontière et interrompre ses exportations de
pétrole. Mais l’ordre de ses priorités est clair : pas de guerre, pas de chaos,
pas d’armes nucléaires (bu zhan, bu luan, wuhe). Elle contribue donc au
maintien d’une paix fragile au prix d’une crise de prolifération qu’elle est
contrainte de subir, et qui menace aussi ses intérêts.
IV. – Une nouvelle route de la soie ?
En septembre 2013 à Astana, au Kazakhstan, le président chinois
Xi Jinping annonce son projet de recréer la route de la soie terrestre à
travers l’Asie centrale. En octobre 2013, en Indonésie, il annonce une
deuxième initiative : la relance de la route de la soie maritime. Les deux
projets sont bientôt combinés dans l’acronyme BRI, de leur nom anglais,
Belt and road initiative (« l’initiative une ceinture terrestre, une voie
maritime » ; en chinois : yidai yilu). Ils sont élevés au rang de priorité de
politique étrangère de la Chine, et reçoivent à ce titre une attention
considérable de la part des gouvernements et des médias du monde entier,
qui s’interrogent sur sa crédibilité, tout en y voyant une occasion d’attirer
des capitaux chinois.
Ce projet d’intégration eurasiatique surprend par son gigantisme. Dans
un discours à Davos, en janvier 2017, Xi Jinping le décrit comme une
initiative de « développement partagé », auquel une centaine de pays ont
déjà exprimé leur soutien formel. Il la présente aussi comme une
contribution de « biens publics ». La Chine souhaite une meilleure
« connectivité » pour fluidifier le commerce international et faciliter
l’approfondissement de la globalisation. Il s’agit de financer la construction
d’infrastructures de transport et d’énergie : ports, autoroutes, voies ferrées –
y compris pour exporter les technologies chinoises de train à grande
vitesse –, mais aussi centrales thermiques et hydrauliques, et à l’avenir,
peut-être, des centrales nucléaires.
C’est en raison de son orientation sur l’exportation d’infrastructures que
le projet suscite des interrogations. Les États partenaires accepteront-ils de
contracter des prêts pour acheter chinois, même avec les facilités de
paiement offertes par les banques de développement chinoises ? Les
conditions de sécurité sont-elles réunies ? La route de la soie terrestre
traverse de nombreux territoires régulièrement victimes d’actions
terroristes, tels que le Pakistan et les pays d’Asie centrale. Quant à la route
de la soie maritime, elle commence en mer de Chine du Sud, l’un des points
chauds de l’Asie orientale. Si le risque de conflit est pour l’heure contenu
sur cette voie déjà essentielle pour le commerce international, les tensions
géopolitiques n’en restent pas moins problématiques pour lancer une grande
initiative de coopération économique.
Pour la Chine de Xi Jinping, les nouvelles routes de la soie viennent
répondre à un nouveau stade du développement économique du pays. Les
grandes entreprises d’État souffrent de capacités de production excessives
sur le sol chinois et doivent s’internationaliser davantage. BRI les
encourage à orienter leurs investissements vers des pays cibles où, très
actives dans la construction d’infrastructures et dans l’énergie, elles
bénéficieront du soutien politique de Pékin. La Chine compte ainsi créer
des champions mondiaux dans des secteurs haut de gamme où elle a percé
technologiquement grâce à son marché intérieur, mais où la compétition
mondiale est rude, comme le nucléaire, les télécommunications et les trains
à grande vitesse. Grâce à ses excédents commerciaux réguliers et à son taux
d’épargne élevé, la Chine possède d’importants surplus de capitaux à
investir dans le monde. BRI peut permettre à ses institutions financières
d’étendre leur influence à l’échelle globale.
Il ne s’agit pourtant en rien que d’enjeux économiques. Le projet de
Xi Jinping s’appuie sur un diagnostic éminemment géopolitique. Le point
de départ de la réflexion chinoise est la nouvelle dépendance du pays à
l’égard de la géopolitique de l’Asie orientale. En plus de trois décennies de
réforme, la Chine a construit sa prospérité sur ses relations avec le Japon, la
Corée du Sud, Taïwan et l’Asie du Sud-Est. La région est désormais le lieu
d’une rivalité structurelle avec les États-Unis, exacerbée par les disputes
territoriales non résolues de la Chine, dont les frontières maritimes ne sont
pas fixées. Wang Jisi, de l’université de Pékin, qui a poussé l’idée des
nouvelles routes de la soie, estime qu’elles doivent aboutir à réduire
l’importance relative de l’Asie orientale et des questions maritimes dans la
géopolitique de la Chine. Au lieu de concentrer tous ses efforts sur un
espace qui lui résiste et qui est soumis à la compétition entre grandes
puissances, la politique étrangère chinoise peut progresser dans des espaces
moins chargés de rivalités structurelles.
Pour Xi Jinping, il s’agit aussi de renouer avec la grandeur mythique
des dynasties impériales et de penser la géopolitique du pays dans un cadre
global, sans la restreindre à l’Asie. Ressusciter les anciennes routes de la
soie à l’ère de la globalisation et de la « connectivité » correspond aussi à
une volonté de rompre avec de nouvelles pesanteurs que l’on serait tenté de
qualifier de rançon du succès : les tensions stratégiques en Asie orientale
liées à la montée en puissance de la Chine. Or les nouvelles routes de la
soie aboutissent à créer de nouvelles tensions. Les pays occidentaux, États-
Unis et Japon en tête, y voient une quête d’influence, voire de domination
des pays en développement via des prêts qui créent de la dépendance. Ainsi,
une initiative visant à contourner la rivalité avec les États-Unis en Asie
aboutit rapidement à la transformer en rivalité à l’échelle globale, même si
la dimension militaire y est moins saillante qu’en Asie orientale.
Les nouvelles routes de la soie
CHAPITRE III

Le tournant maritime

Malgré sa relance par le projet de nouvelle route de la soie de


Xi Jinping, l’orientation eurasiatique et continentale de la géopolitique
chinoise apparaît aujourd’hui comme une survivance du XXe siècle dans le
e
XXI , tant la Chine s’est déjà tournée vers la mer – ou plutôt, dans un

premier temps, vers les mers de l’Asie orientale. La montée en puissance


économique du pays depuis le déclenchement des réformes et de
l’ouverture voulues par Deng Xiaoping s’est appuyée en très grande partie
sur le développement de sa façade côtière orientale. La Chine s’est tournée
vers les économies capitalistes maritimes de sa périphérie – le Japon, Hong
Kong, Taïwan, la Corée du Sud, Singapour, les diasporas chinoises d’Asie
du Sud-Est – et a attiré les capitaux des États-Unis et d’Europe occidentale
vers ses grands ports ouverts de l’Est, exportant ses produits par voie
maritime. La renaissance de Shanghai comme capitale économique
cosmopolite en est le symbole. Longtemps négligée – punie – par les
communistes chinois, la ville est aujourd’hui le plus grand port du monde
en trafic de containers.
À cette réalité géo-économique viennent s’ajouter les priorités de
sécurité nationale de la Chine, dont les frontières maritimes sont contestées
en Asie orientale. Trois conflits de souveraineté portent sur Taïwan, la mer
de Chine orientale et la mer de Chine méridionale. Si leur volatilité varie
avec les années, reflétant l’état des relations politiques de la Chine avec
Taïwan, le Japon, le Vietnam, les Philippines et surtout les États-Unis, ces
disputes n’en sont pas moins ni dormantes ni gelées : elles sont en perpétuel
mouvement et présentent des risques réels d’embrasement. Vue de Pékin, la
géopolitique de la Chine en Asie maritime renvoie à la perception d’une
grande vulnérabilité, fondée sur la mémoire des invasions par la mer des
puissances coloniales au XIXe et au XXe siècle, qui colore encore aujourd’hui
la perception chinoise de la puissance maritime américano-japonaise.
Dans le même temps, la géopolitique maritime de la Chine ne s’arrête
pas à l’Asie orientale. Depuis 2012, le Parti communiste a fixé comme
objectif officiel au pays de devenir une « grande puissance maritime »
(jianshe haiyang qiangguo). Ce tournant maritime repose sur un
investissement considérable dans la construction d’une marine militaire de
premier plan capable de projeter la puissance de la Chine au-delà de l’Asie,
afin de soutenir l’expansion globale du pays, aujourd’hui contrainte par la
pression stratégique sous laquelle le maintient le réseau d’alliances des
États-Unis en Asie, et en particulier avec le Japon. À partir d’un ancrage
hautement stratégique dans les mers de l’Asie orientale, la Chine de la
globalisation procède au XXIe siècle à un véritable pivot maritime vers les
grands océans pour donner un second souffle à son expansion économique.
Les disputes maritimes de la Chine au sein de la première chaîne d’îles

I. – Le verrou taïwanais
La République de Chine, fondée en 1911 après la révolution de Xinhai
qui mit fin à la dynastie Qing, survit constitutionnellement sur l’île de
Taïwan depuis la retraite de Tchang Kaï-chek avec son armée, défaite par
les communistes sur le continent chinois en 1949. Le Kuomintang y réalise
un miracle économique avec des méthodes autoritaires et le soutien
américain. À partir de la fin des années 1980, la démocratisation du régime
permet qu’émerge, sur l’île, un mouvement politique identitaire et
indépendantiste. Celui-ci est perçu à Pékin comme une grave menace de
sécurité nationale, qui transforme en profondeur la « question de Taïwan ».
La garantie de sécurité américaine, maintenue sous la forme du Taïwan
Relations Act (1979) après la rupture diplomatique qui suit la
reconnaissance par Washington de la République populaire, permet le
maintien de la paix et d’un fragile statu quo. Mais Taïwan et les « relations
entre les deux rives » demeurent le principal prisme à travers lequel le
gouvernement chinois perçoit son environnement de sécurité – les
intentions des États-Unis à l’égard de la montée en puissance de la Chine.
Pour Pékin, Taïwan est un verrou qui entrave l’expansion de la puissance
chinoise en Asie et au-delà, et qui, en permanence, démontre l’hostilité
stratégique américaine à son égard.

1. Le centre de gravité de la géopolitique chinoise. Régler la


« question de Taïwan », comme les officiels chinois la désignent, est une
priorité absolue, inscrite dans la Constitution de 1982 de la République
populaire. Si le contenu des politiques de réunification a connu
d’importants changements, la position de la République populaire de Chine
sur le statut de l’île n’a jamais varié depuis sa fondation le 1er octobre 1949.
Selon ses dirigeants, la RPC a succédé à la République de Chine comme le
seul gouvernement légal de la Chine. Ainsi, la résistance du régime replié à
Taïwan représente la dernière frontière de l’unification de l’ensemble du
territoire chinois sous l’autorité communiste. La Chine s’oppose aussi bien
au schéma des « deux Chines » (la survie, à Taïwan, du régime hérité de
la guerre civile) qu’à la formule : « une Chine, un Taïwan » (la constitution
d’une République de Taïwan, comme le souhaitent les indépendantistes
taïwanais). Aujourd’hui, Pékin propose une « réunification pacifique » sous
la formule « un pays, deux systèmes », élaborée par Deng Xiaoping lors de
la négociation de la rétrocession de Hong Kong.
Or la résistance à laquelle la Chine fait face à Taïwan a complètement
changé de nature, résultat de la démocratisation de l’île et de l’inversion de
l’asymétrie de puissance au cours des années 1990. Aujourd’hui, la
République de Chine n’est plus un rival crédible menant une compétition
acharnée pour la reconnaissance internationale comme gouvernement
légitime de la Chine. En 1971, elle occupait encore le siège de la Chine au
Conseil de sécurité des Nations unies et était reconnue par la majorité du
camp occidental. Parmi les grands pays capitalistes, seule la France du
général de Gaulle, pour affirmer son indépendance stratégique, avait alors
rompu, reconnaissant la Chine populaire dès 1964. Aujourd’hui, ce ne sont
plus que dix-sept États qui entretiennent des relations diplomatiques avec
Taïwan. Le modèle allemand et coréen de double reconnaissance est rejeté
par Pékin, qui exige de ses partenaires diplomatiques qu’ils rompent les
liens officiels avec Taïwan et reconnaissent le « principe d’une seule
Chine » (yizhong yuanze), selon lequel il n’existe qu’une seule Chine dont
le gouvernement légitime est la République populaire. Après une trêve
diplomatique convenue avec le gouvernement Kuomintang de Ma Ying-
jeou (2008-2016), Pékin a repris le combat dans l’arène internationale après
l’élection de Tsai Ing-wen, issue du Parti démocrate progressiste (PDP)
d’orientation indépendantiste, à la présidentielle de 2016, et semble
déterminé à réduire au minimum l’espace international de Taïwan. La Chine
en a désormais les moyens.
En 1995, le PIB chinois était le double de celui de Taïwan. En 2015,
l’écart est de 1 à 22 selon le Fonds monétaire international (519 milliards
pour Taïwan contre 11 391 milliards pour la Chine). Cette asymétrie se
reflète dans le domaine des dépenses militaires. Si celles-ci ne sauraient
représenter entièrement le rapport de force, elles n’en constituent pas moins
un indicateur important. En 1995, lors de la dernière crise militaire dans le
détroit, le budget de la défense de Taïwan était comparable à celui de la
Chine. En 2018, selon les données de l’Institut international de recherche
pour la paix de Stockholm, la Chine a dépensé 250 milliards de dollars pour
son armée, une augmentation de près de 150 % en une décennie. La même
année, le ministère de la Défense taïwanais annonçait un budget de
11,34 milliards de dollars, en légère augmentation après une longue période
de stagnation.
Aujourd’hui, la compétition pour la légitimité de la représentation de la
Chine n’est plus qu’un habillage idéologique du Kuomintang. Par
conséquent, Pékin ne perçoit plus cet enjeu géopolitique de la même façon.
L’émergence à Taïwan d’une démocratie et d’un mouvement
indépendantiste, sous la forme du PDP, qui a par deux fois conquis le
pouvoir présidentiel (2000-2008, puis à partir de 2016, date à laquelle il
dispose aussi pour la première fois de son histoire d’une majorité
parlementaire), a abouti à une réévaluation de la menace. Elle est désormais
d’ordre idéologique, le Parti communiste percevant la survie d’une
démocratie dans le monde chinois comme un défi direct à la sécurité du
régime sur le continent. Entre les deux rives du détroit, la dichotomie
opposant démocratie et régime autoritaire a remplacé la compétition entre
capitalisme et communisme et l’affrontement des autoritarismes de la
guerre froide.
C’est ce qu’a signalé Pékin en déclenchant en 1995 et 1996 une crise
militaire à la suite de la première élection présidentielle au suffrage
universel direct à Taïwan. Lors de cette « crise des missiles », l’Armée
populaire de libération a testé des missiles balistiques de courte portée à
proximité des grands ports de Taïwan, Kaohsiung et Keelung, et procédé à
une simulation d’attaque de grande ampleur. Les États-Unis de
l’administration Clinton ont répliqué en envoyant deux porte-avions dans le
détroit. Comme toute crise, ce moment aura été décisif : il y a eu un avant et
un après. À partir de 1996, la modernisation militaire du pays est accélérée.
Les systèmes d’armes qui pourraient permettre d’interdire l’accès américain
au détroit de Taïwan sont privilégiés, en particulier les missiles antinavires
et les tactiques asymétriques, et ceux qui assureraient à la Chine sa
supériorité aérienne et maritime dans le détroit. Le programme de porte-
avions – la Chine en possède aujourd’hui un, le Liaoning, de fabrication
russe, et acheté à l’Ukraine ; elle en construit au moins un deuxième – est
ainsi conçu à l’origine pour ouvrir un second front sur la côte orientale de
Taïwan.
En plus du défi permanent posé par le système démocratique insulaire,
l’indépendantisme taïwanais est perçu comme une menace portant sur le
message central du nationalisme de la République populaire de Chine, à
savoir la « revitalisation de la nation chinoise », pour employer la
terminologie en cours sous Xi Jinping. En particulier, la Chine craint que la
question de Taïwan ne soit instrumentalisée par les États-Unis et le Japon,
dont la droite la plus dure entretient des affinités de longue date avec le
mouvement indépendantiste taïwanais. Cette perception est particulièrement
aiguë depuis 2017, avec un alignement très défavorable pour Pékin : le PDP
au pouvoir à Taïwan, l’administration de Donald Trump aux États-Unis, et
le Japon de Shinzo Abe qui ne cache pas ses sympathies pour le PDP. La
volatilité de la question de Taïwan est donc de nouveau très grande, et le
risque de crise augmente.
Certaines perceptions demeurent pourtant inchangées. Il en va ainsi de
la vision géopolitique qui sous-tend la question de Taïwan. L’île est au cœur
de ce que les stratèges chinois conçoivent comme une double chaîne d’îles,
qui définit selon eux l’environnement de sécurité maritime du pays. La
première chaîne enserre le continent asiatique tout au long de son flanc
oriental, du nord-est au sud-ouest, de Sakhaline et des îles Kouriles, de
l’archipel japonais, des îles Ryuku, de Taïwan, du nord des Philippines
jusqu’à Bornéo. Le Japon, Taïwan, les Philippines : trois pièces essentielles
du dispositif militaire des États-Unis en Asie orientale. Cette conception a
été en particulier articulée par le général Liu Huaqing, commandant en chef
(issu de l’armée de terre) de la marine chinoise de 1982 à 1988, et architecte
du programme de porte-avions chinois. La marine chinoise continue
d’éprouver des difficultés à franchir la première chaîne d’îles pour opérer
dans l’océan Pacifique, à l’intérieur de la deuxième chaîne d’îles, des îles
japonaises d’Ogasawara aux Mariannes. Cette contrainte est
particulièrement pesante pour le développement de la composante sous-
marine de la dissuasion nucléaire du pays, qui aujourd’hui encore n’en est
qu’à ses débuts – la première patrouille de dissuasion, effectuée sous forme
d’exercice, n’a eu lieu qu’en 2016. Les sous-marins ont besoin d’eaux très
profondes pour se cacher, et au sein de la première chaîne d’îles, seuls
quelques endroits de la mer de Chine méridionale offrent des conditions
propices.

2. Les relations entre les deux rives et la politique taïwanaise de


Pékin. – Lieu de trois crises militaires après la fin de la guerre du Pacifique
(1954, 1958, 1995-1996), il n’est pas exclu que le détroit de Taïwan en
subisse une nouvelle : il demeure l’un des points chauds de l’Asie
stratégique.
Pour atteindre son objectif de réunification, la politique de Pékin
consiste à accroître progressivement son influence sur Taïwan en mêlant
coercition et incitations : l’instrumentalisation des liens économiques et
humains très denses qui unissent les deux rives du détroit et la menace
d’une action militaire. Cette approche reflète la notion de « front uni »,
concept-clé dans la boîte à outils du Parti communiste et dont la résonance
historique est forte pour la Chine. Le « front uni » désigne en effet les
alliances nouées avec le Kuomintang pendant la période d’invasion
japonaise. L’expression est réactivée aujourd’hui pour décrire la
coopération avec le parti Kuomintang contre les indépendantistes taïwanais,
mais aussi avec certains individus. Le département du Front uni et le
Bureau des affaires de Taïwan développent ainsi ce front uni en tissant des
relations avec les Taïwanais qui refusent l’indépendantisme, ou en tentant
de les en détourner.
Malgré les tensions politiques, les deux rives du détroit sont unies par
des liens économiques et humains très denses. En 2018, le volume du
commerce bilatéral était supérieur à 228 milliards de dollars selon les
statistiques chinoises, tandis que près de 40 % des exportations de Taïwan
vont vers la Chine. Depuis que Taïwan a autorisé les échanges avec la
Chine, en 1991, le gouvernement taïwanais a approuvé plus de
130 milliards de dollars d’investissements sur le continent. Ce sont
aujourd’hui plus de soixante-dix mille entreprises taïwanaises qui ont des
opérations en Chine ! Ces derniers chiffres n’englobent pourtant qu’une
portion d’une relation économique qui opère en large partie dans une zone
grise, échappant aux statistiques officielles. On estime ainsi à plus d’un
million le nombre de Taïwanais résidant à Shanghai, pour la plupart à la tête
d’entreprises de petite ou de moyenne taille qui ne rapatrient pas forcément
leurs profits sur l’île et n’y paient pas de taxes. Taïwan a ainsi contribué de
façon essentielle à la montée en puissance de la Chine, et le continent
chinois est devenu une ligne de vie importante pour la prospérité des grands
groupes de Taïwan et de nombreux Taïwanais. Une telle densité des
échanges et l’attractivité de son économie donnent cependant à la Chine un
levier pour récompenser et punir.
La « connectivité » entre les deux rives est un immense atout pour la
politique taïwanaise de Pékin. Le levier peut être activé dans les deux sens,
comme le montre le secteur du tourisme. Lorsque le Kuomintang reprend le
pouvoir en 2008 avec la victoire de Ma Ying-jeou à l’élection
présidentielle, les deux rives signent une série d’accords sur la base du
« consensus de 1992 ». Cette formule rhétorique est inventée par un
conseiller du KMT pour requalifier une réunion informelle tenue en 1992 à
Singapour et qui aboutit à un accord tacite entre les deux rives autour d’une
formulation ambiguë signifiant que Taïwan et le continent chinois font
partie d’« une seule Chine » : « une Chine, plusieurs interprétations ». Sur
cette base, la Chine accepte d’ouvrir des liaisons aériennes directes avec
Taïwan, et d’y envoyer des touristes. Leur nombre atteint 3,4 millions en
2015. Mais après l’élection de Tsai Ing-wen, qui refuse la reconnaissance
du consensus de 1992, la Chine coupe ce robinet. Moins d’un an après
l’entrée en fonction de Tsai, après une baisse de fréquentation de 60 %, les
principaux sites touristiques de l’île étaient passés du stade de la saturation
à celui de la quasi-désertification.
La pression militaire est le deuxième élément central de la politique
taïwanaise de Pékin. On l’a vu, l’écart de puissance mesuré par le niveau
des dépenses militaires ne cesse de se creuser, et la Chine développe depuis
la crise de 1995-1996 des capacités asymétriques pour rendre plus coûteuse
une intervention américaine dans le détroit. La pression militaire dissuade le
mouvement indépendantiste taïwanais de proclamer une République de
Taïwan. En mars 2005, au moment de la présidence indépendantiste de
Chen Shui-bian, la Chine adopte une loi antisécession (fan fenlie guojia fa)
qui officialise dans un langage juridique, quoique en la précisant, ce qui
était déjà la position chinoise au sujet de l’emploi de la force. Selon ce
texte, la Chine s’autorise à utiliser des « moyens non pacifiques » à trois
conditions : (1) si l’indépendance est formellement déclarée ; (2) si des
événements majeurs surviennent qui pourraient conduire à une séparation
définitive des deux rives ; (3) si la possibilité d’une unification pacifique est
perdue.
On le voit, l’approche de Pékin consiste aujourd’hui à offrir deux choix
à Taïwan. Soit l’île accepte de bénéficier de gains économiques sous
condition, en prenant acte du « consensus de 1992 », et surtout en
consentant à une dynamique d’intégration économique et politique
démontrant à Pékin que la tendance est le progrès vers l’unification. C’est
l’option que défend aujourd’hui le Kuomintang dans l’opposition, tout en la
présentant à son électorat comme une approche visant à maintenir le statu
quo et à défendre les institutions de la République de Chine. Soit une
confrontation coûteuse. Si l’île refuse de reconnaître formellement le
consensus de 1992 et cherche des échappatoires internationales à
l’intégration avec la Chine continentale, elle se voit contrainte d’accepter
des coûts économiques, la réduction de son espace international et un risque
de conflit militaire. L’avenir de Taïwan dépend en grande partie de ce
choix, mais aussi de l’évolution de ses relations avec les États-Unis et le
Japon (voir ici).

II. – Frontières maritimes


En plus de la question de Taïwan, la Chine entretient des disputes de
souveraineté avec le Japon en mer de Chine orientale et avec le Vietnam,
les Philippines, Brunei, la Malaisie et l’Indonésie en mer de Chine
méridionale. Le gouvernement taïwanais hérité de la République de Chine
défend les mêmes revendications que Pékin sans toutefois être un acteur
essentiel de ces conflits maritimes. La question de Taïwan reste toutefois en
arrière-plan. La Chine est ainsi devenue très active sur ses deux fronts
maritimes quand les deux rives étaient dans une période de rapprochement
(2008-2016).

1. La mer de Chine orientale. – Deux disputes de souveraineté


opposent la Chine et le Japon : la possession des îlots nommés Diaoyu par
les Chinois et Senkaku par le Japon – et aujourd’hui administrés par Tokyo
– et la délimitation de la frontière maritime entre les deux pays en mer de
Chine orientale. Ces deux conflits sont liés, puisque de la souveraineté des
îles Diaoyu et Senkaku dépendra en partie la démarcation finale de la
frontière maritime. Longtemps en sommeil alors qu’ils renvoient à l’histoire
tragique des guerres d’agression du Japon contre la Chine au XIXe et au
e
XX siècle, les deux disputes se sont réveillées dans les années 1970 et
provoquent depuis régulièrement de grandes tensions dans les relations
entre les deux pays, avec des pics récents en 2008 et en 2012-2013.
Le gouvernement chinois qualifie les îles Diaoyu de territoire
inaliénable de la République populaire et estime que le Japon a occupé ces
territoires à l’issue de la guerre de 1894-1895, qui s’achève par la cession
de Taïwan et de ses îles environnantes à l’Empire nippon par le traité de
Shimonoseki. Selon Pékin, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les îles
sont rétrocédées à la Chine, conformément aux déclarations du Caire et de
Potsdam, qui prévoient la capitulation sans condition du Japon et le retour
de tous les territoires conquis par la force. L’argumentation chinoise est
aussi historique. Elle porte sur la découverte des îles par des navigateurs
chinois de la dynastie Ming, qui les nommèrent dès le début du XVe siècle et
y conduisirent régulièrement des activités halieutiques (y compris à partir
de Taïwan).
À ces éléments, le Japon oppose deux arguments juridiques. Le premier
porte sur l’occupation des îles comme terra nullius quelques mois avant la
signature du traité de Shimonoseki. Le second porte sur l’administration
effective des îles après la Seconde Guerre mondiale, sans protestation
officielle de la Chine. L’armée américaine les utilise pour des entraînements
militaires pendant son occupation d’Okinawa, et c’est seulement au
moment de leur rétrocession au Japon, avec les îles Ryukyu, en 1972, que la
Chine émet une protestation. Si la longue absence de protestation de la
Chine, qui correspond à près d’un siècle d’administration de ces territoires
par le Japon puis par l’armée américaine, serait une faiblesse incontestable
devant une cour de justice, il n’en reste pas moins que l’argumentation
japonaise est aussi problématique. En effet, en 1885, le ministère de
l’Intérieur japonais avait rejeté une demande de la préfecture d’Okinawa
d’ériger des marqueurs de souveraineté sur les îles afin de ne pas provoquer
l’empire des Qing – l’argument terra nullius est donc faible. En
conséquence, le verdict d’une cour de justice serait incertain. Or ni la Chine
ni le Japon ne souhaitent recourir au droit international. La position
officielle du Japon est de nier l’existence d’une dispute de souveraineté tout
en se tenant prêt à être défié à la Cour internationale de justice, alors que la
Chine rejette la voie du droit pour les conflits de souveraineté.
Il reste que la question est éminemment géopolitique et cristallise de
nombreux enjeux pour la Chine. Il s’agit en partie d’une question de
sécurité militaire. Le contrôle des Diaoyu et Senkaku faciliterait à la marine
chinoise le franchissement du détroit de Miyako, dont elle a besoin pour
opérer dans l’océan Pacifique, en particulier pour ses sous-marins. Autour
de ce contrôle se cristallise, comme à Taïwan, la question de la première
chaîne d’îles. Mais l’enjeu porte aussi sur l’avenir de l’architecture de
l’ordre sécuritaire en Asie et la mémoire historique de l’invasion japonaise
de la Chine. Pour Pékin, agir sur ce conflit signale la quête de primauté
stratégique en Asie, qui suppose une soumission du Japon. Il s’agit aussi de
lutter contre le révisionnisme historique au Japon, courant qui nie le
massacre de Nankin et relativise les crimes de guerre de l’armée nippone en
Chine. La Chine a déjà répliqué sur les îles Diaoyu et Senkaku à une visite
du Premier ministre japonais au sanctuaire Yasukuni, où reposent tous les
soldats morts dans les guerres japonaises, y compris des criminels de guerre
condamnés à mort par le tribunal militaire international pour l’Extrême-
Orient (procès de Tokyo, 1946-1948).
Les eaux territoriales (12 milles nautiques) et la zone contiguë
(24 milles nautiques) autour des îles sont, depuis 2012, le lieu de tensions
récurrentes entre les garde-côtes des deux pays, qui y risquent parfois une
collision qui donnerait sans doute lieu à une crise de grande ampleur. En
septembre 2012, le gouvernement japonais décide de racheter à leur
propriétaire privé trois des îles qui constituent l’ensemble Diaoyu-Senkaku.
La décision provoque la fureur de Pékin, qui la considère comme une
violation unilatérale du statu quo et de l’accord tacite entre les deux pays,
convenus de ne rien faire pour renforcer leurs revendications. La Chine
réplique en niant au Japon son administration effective des mers autour des
îles, en envoyant des patrouilles de garde-côtes de manière très régulière,
projetant par là même la souveraineté chinoise, mais risquant la collision
avec les Japonais. Or, pour le Japon, il s’agit plutôt de calmer le jeu en se
donnant le pouvoir d’empêcher plus facilement des débarquements sur les
îles de patriotes d’extrême-droite, débarquements qui auraient aussi
provoqué une crise avec la Chine.
La question des Diaoyu et Senkaku est sensible et chargée de symboles,
tant à Tokyo qu’à Pékin, plus sensible en tout cas que la démarcation de la
frontière maritime entre les deux pays en mer de Chine orientale, qui
déchaîne moins de passions mais n’en reste pas moins dangereuse et
complexe. Le problème est lié à l’adoption, par les deux pays, de la
convention des Nations unies sur le droit de la mer, qui prévoit plusieurs
méthodes pour délimiter les zones économiques exclusives (ZEE) des États
maritimes à partir de leurs lignes de base côtières. La Chine revendique une
ZEE selon le principe de l’extension du plateau continental : sa
revendication couvre ainsi l’ensemble de la mer de Chine orientale. Le
Japon souhaite une délimitation selon le principe d’équité, en traçant
une ligne médiane à égale distance des côtes des deux pays. Or la ligne
médiane se trouve à proximité de ressources gazières importantes, les
champs Chunxiao-Shirakaba. En 2008, les deux pays parviennent à
conclure un accord (un « consensus », selon la terminologie chinoise) sur
l’exploitation conjointe de ces ressources mais ne s’entendent pas sur la
zone géographique d’application du texte. La zone autour de la ligne
médiane – du côté chinois – est exploitée par certaines compagnies
énergétiques chinoises malgré les dénonciations récurrentes des Japonais,
tandis que les négociations sont au point mort.

2. La mer de Chine méridionale. – La mer de Chine méridionale est le


lieu depuis le début des années 2010 de graves tensions sécuritaires qui
opposent la Chine aux États-Unis, au Vietnam et aux Philippines. La
République populaire s’est fait l’héritière de la République de Chine et du
Kuomintang, qui, en 1948, avaient délimité leurs revendications de
souveraineté en mer de Chine du Sud par un tracé en onze traits. La ligne
n’en comporte aujourd’hui plus que neuf (à la suite de la conclusion de
l’accord de 2000 sur les frontières maritimes avec le Vietnam dans le golfe
du Tonkin), mais depuis 2015 un dixième est venu s’ajouter sur les cartes à
l’Est de Taïwan. Elle enrobe quatre groupes de territoires : les îles Paracels,
que la Chine a conquises au Sud-Vietnam en 1974 ; les îles Spratleys,
occupées par cinq pays qui y ont poldérisé en raison de leur très petite taille
(la plus grande, Itu Aba, a une superficie de 46 hectares) ; les îles Pratas,
occupées par Taïwan ; et le récif de Scarborough, revendiqué par les
Philippines et contrôlé par la marine et les gardes-côtes chinois depuis
2012.
Ces territoires disputés en mer de Chine du Sud sont devenus une
priorité pour Pékin après qu’en mai 2009 le Vietnam et la Malaisie eurent
soumis conjointement à l’ONU leurs revendications au sujet de la
délimitation du prolongement de leur plateau continental en mer de Chine
du Sud, au-delà de leur zone économique exclusive, calculée à 200 milles
nautiques à partir des lignes de base de leur côte. En réaction, la Chine
durcit sa politique. La marine chinoise a procédé à plusieurs reprises à des
exercices militaires de très grande envergure dans les zones disputées, y
envoyant même le porte-avions Liaoning et son escorte de protection. Les
agences paramilitaires ont multiplié les patrouilles pour expulser les
pêcheurs du Sud-Est asiatique et protéger les bateaux de pêche chinois.
Chaque année, ils font respecter une interdiction de pêcher de mai à août.
La Chine s’est constituée rapidement le plus grand corps de garde-côtes
d’Asie, ce qui lui offre de nouvelles options de politique étrangère.
Le premier point d’orgue du durcissement chinois a été l’occupation de
Scarborough (Huangyandao, en chinois), à 124 milles nautiques de l’île de
Luzon, aux Philippines. En avril 2012, la marine philippine tente d’arrêter
plusieurs bateaux de pêche chinois qui pillent les coraux et les bénitiers
géants du récif, mais en est empêchée par des gardes-côtes chinois, appuyés
par la marine – qui restent sur place et en interdisent l’accès aux pêcheurs
philippins. L’échec de la médiation de l’administration Obama entame sa
crédibilité en Asie. Le second moment-clé est le déploiement par la
compagnie nationale pétrolière CNOOC d’une plate-forme d’exploration
pétrolière dans une zone disputée avec le Vietnam, à proximité des Paracels.
À partir de mai 2014 et jusqu’en août, ce déploiement donne lieu à une
confrontation des marines des deux pays (ainsi que des gardes-côtes et des
milices maritimes de Hainan du côté chinois). Elle ne dégénère pas en
conflit armé mais les tensions demeurent au plus haut jusqu’au retrait de la
plate-forme.
Or ces deux décisions, si elles aboutissent à consolider le contrôle de la
Chine sur les zones qu’elle revendique, palissent en intensité en
comparaison avec la décision de construire sept îles artificielles dans les
Spratleys. À partir de 2014, la Chine crée 8 kilomètres carrés de nouveaux
territoires sur les sept récifs qu’elle contrôle : Subi, Gaven, Hughes,
Mischief, Johnson, Fiery Cross et Cuarteron. Elle y construit des pistes
d’atterrissage, des ports, des garnisons et y dispose de l’équipement
militaire à un rythme qui défraie la chronique internationale – des photos-
satellite et d’autres clichés pris par des avions de surveillance paraissent
dans tous les médias du monde. L’objectif ? Permettre une présence
dominante, par rapport surtout au Vietnam et aux Philippines, qui occupent
de nombreux autres éléments et qui ont aussi poldérisé, mais à une échelle
moins importante. L’APL et les gardes-côtes disposent désormais de points
d’appui importants et le rapport de force, déjà favorable à la Chine, évolue
vers encore davantage d’asymétrie.
Malgré ces avancées considérables ces dernières années, la Chine s’est
jusqu’à présent interdit d’utiliser la force pour conquérir des îles occupées
par ses rivaux. La marine chinoise a bien ouvert le feu lors d’un accrochage
meurtrier avec des Vietnamiens sur le récif de Johnson-Sud en mars 1988,
mais elle n’a jamais délogé ses voisins. Elle respecte sur ce point la
déclaration signée en 2002 avec l’Association des nations du Sud-Est
asiatique (ASEAN), un texte de nature politique visant à préparer la
conclusion d’un code de conduite juridiquement contraignant, dont la
diplomatie chinoise s’évertue à retarder l’avènement pour ne pas se lier.
Dans le même temps, l’enjeu de la construction de la composante sous-
marine de la force de dissuasion chinoise est essentiel pour saisir
l’importance stratégique que revêt le contrôle de la mer de Chine
méridionale aux yeux de Pékin. Au sud de l’île de Hainan, la Chine a
construit dans les années 2000 la base de Longpo, première base de la flotte
du Sud à accueillir les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de la
marine – un de ces engins de classe Jin y est photographié pour la première
fois en 2008. Sa protection contre la surveillance constante exercée par
l’armée américaine est une priorité pour Pékin, qui cherche surtout à faire
en sorte qu’ils ne soient pas détectés lorsqu’ils quittent la base pour
effectuer une patrouille. Selon l’Institut de recherche de la mer de Chine du
Sud de Hainan, les États-Unis auraient conduit plus de sept cents missions
de surveillance en 2015. Cette pression stratégique tend à faire de la mer de
Chine méridionale une question de politique américaine pour Pékin, aux
dépens des pays d’Asie du Sud-Est qui, pour défendre leurs propres intérêts,
se voient contraints de rechercher un espace entre les deux grandes
puissances.
Contrairement à la mer de Chine orientale, le droit international a joué
un rôle politique non négligeable en mer de Chine méridionale. Sous la
présidence de Benigno Aquino (2010-2016), les Philippines prennent
l’initiative unique d’aller à l’arbitrage, une option prévue par l’annexe VII
de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. La Chine refuse
d’accepter une procédure qu’elle juge « introduite unilatéralement par les
Philippines » et ne participe pas à son déroulement, mais elle rend public un
papier qui précise sa position en langage juridique de droit de la mer. La
sentence rendue en juillet 2016 donne raison aux Philippines point par point
en invalidant toute l’argumentation chinoise construite autour de la notion
de « droits historiques ». Deux points méritent particulièrement l’attention.
Primo, la ligne en neuf traits ne constitue pas, selon le tribunal, une
méthode valable pour délimiter les revendications de souveraineté. Ainsi la
revendication par la Chine de « droits historiques » à l’intérieur de cette
ligne est jugée illégale. L’argument juridique retenu est que le débat sur les
droits préexistants sur des ressources naturelles a déjà abouti à une
conclusion lors des négociations de la Convention, qui en pratique « éteint »
ces droits en attribuant des zones maritimes sur une base géographique.
Secundo, le tribunal juge qu’aucun des éléments dans les Spratleys n’est
une « île » au sens légal du terme, c’est-à-dire au sens de territoire donnant
lieu à une zone économique exclusive. La sentence explique qu’aucun des
éléments présents dans les Spratleys ne peut engendrer de zones maritimes
étendues. Ce point, le plus controversé de la sentence, car il revient à dire
aux occupants des Spratleys que les territoires qu’ils contrôlent ne sont pas
des îles mais des éléments recouverts à marée haute ou marée basse,
pourrait en théorie considérablement simplifier la négociation finale de
frontières maritimes entre les différentes parties en conflit. Enfin, la
sentence qualifie de hors-la-loi des pans entiers de la politique chinoise en
mer de Chine du Sud : la construction d’îles artificielles manque ainsi aux
obligations légales de la Chine en matière de protection de l’environnement
maritime, et l’action des gardes-côtes pendant la crise de Scarborough a
inclus des « actes illicites ».
L’arbitrage fera date. Sur le très court terme, il aboutit à un relatif
adoucissement de la politique chinoise en mer de Chine du Sud, qui doit
beaucoup, il est vrai, à l’élection à la présidence philippine de Rodrigo
Duterte, qui opère un revirement dans la politique chinoise des Philippines.
Il choisit de parler à Pékin en feignant d’ignorer le verdict, et obtient que
soit levée l’interdiction d’accès à la proximité du récif de Scarborough.
Combien de temps peut durer cette phase tactique d’apaisement ? Tout
dépend des relations sino-américaines sous l’administration Trump. La
question de la surveillance maritime demeure explosive et pourrait donner
lieu à d’intenses confrontations. En conséquence, la Chine peut avoir intérêt
à négocier avec le Vietnam et les Philippines des accords de coopération
pour l’exploitation conjointe des ressources dans les zones disputées, et
tenter de dénouer le lien qui unit ces pays aux États-Unis. Dans ses
négociations multilatérales avec l’ASEAN, la Chine insiste particulièrement
sur l’adoption d’une clause qui permettrait de contraindre les marines des
États extérieurs à la mer de Chine du Sud à notifier et à demander une
autorisation préalable avant tout déploiement de leur marine dans la zone –
une initiative dont la compatibilité avec le droit de la mer est très
discutable, mais dont l’intention est claire : pousser l’Amérique à quitter la
région.

III. – Rivalité stratégique dans une architecture


de sécurité régionale centrée sur l’alliance nippo-
américaine
Taïwan et les mers d’Asie orientale reflètent la rivalité structurelle, en
Asie, entre la Chine et l’alliance nippo-américaine, dont le rapport de force
définit le statu quo régional. Celle-ci se décline en deux dimensions :
capacités militaires et perceptions réciproques des intentions stratégiques.
Le traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le
Japon (1960) exerce une influence considérable sur toutes les affaires de
sécurité régionale, y compris celles qui sont analysées dans le présent
chapitre. Les États-Unis ont ainsi clarifié leur position en réaffirmant à
plusieurs reprises que les garanties de sécurité de l’alliance s’appliquaient
aussi sur les îles Diaoyu et Senkaku, comme sur tous les territoires
administrés par le Japon. Mais si l’alliance ne couvre pas explicitement
Taïwan et la mer de Chine du Sud, le Japon soutient les positions
américaines tout en réformant son arsenal juridique, afin d’être capable
d’apporter un soutien militaire aux États-Unis en cas de conflit avec la
Chine.

1. L’équilibre des forces. – La Chine considère sa géopolitique comme


contrainte par l’architecture de sécurité de l’Asie orientale, qui repose
depuis la guerre froide sur un système de « moyeu et rayons » (hub and
spokes), ou réseau en étoile, construit par les États-Unis. En plus de leur
alliance avec le Japon – le moyeu – les États-Unis ont des traités avec
l’Australie (1951), les Philippines (1951) et la Corée du Sud (1953). Ils
importent moins à la Chine que l’alliance nippo-américaine, mais ils pèsent
de diverses manières sur sa géopolitique. Comme l’écrit un ex-négociateur
chinois au sujet du nucléaire nord-coréen, le « régime d’alliances » hérité de
la guerre de Corée est un « lourd fardeau stratégique » pour la Chine.
D’autant que l’équilibre des forces militaires, malgré la modernisation
accélérée de l’APL depuis le milieu des années 1990 et malgré ses poches
d’excellence, reste dans l’ensemble défavorable à la Chine. En outre, les
États-Unis ont répondu au renforcement de la puissance militaire chinoise
par un approfondissement de leur coopération militaire avec leurs alliés.
L’Australie est un acteur sécuritaire émergent dont la Chine craint
l’implication croissante dans l’Asie orientale maritime. Alors qu’elle se
dote à l’horizon 2027 de douze sous-marins de fabrication française pour
garantir sa sécurité dans un environnement de montée en puissance de la
marine chinoise, l’Australie renforce dans le même temps sa coopération de
défense avec les États-Unis et le Japon, tout en pesant le pour et le contre
quant à une éventuelle implication en mer de Chine du Sud – mais en ayant
jusqu’ici choisi la retenue. Le dernier accord de défense signé par
l’Australie avec les États-Unis, en 2014, consacre un déploiement de
marines américains à Darwin dans le nord de la grande île.
Malgré leur puissance militaire négligeable (leurs dépenses militaires
sont inférieures à 3 milliards de dollars en 2016), les Philippines jouent un
rôle important en soutien des opérations américaines en Asie, assurant en
particulier la surveillance des activités navales de l’APL en mer de Chine
méridionale. En 2014, les deux pays signent un nouvel accord de
coopération en matière de défense qui autorise l’armée américaine à faire
usage de cinq bases sur le territoire philippin. La coopération entre les
États-Unis et les Philippines est donc au cœur de la préoccupation centrale
de la Chine sur la sécurité de ses opérations navales.
La Chine entretient de bonnes relations politiques avec la Corée du Sud,
un partenaire commercial majeur (le volume de commerce bilatéral était de
313 milliards de dollars en 2018) – malgré la guerre que les deux pays se
sont livrée entre 1950 et 1953, malgré les liens qui persistent entre la Chine
et la Corée du Nord et malgré l’alliance de la République de Corée avec les
États-Unis. Or, en 2016, la décision de Séoul de collaborer avec les États-
Unis pour le déploiement sur la péninsule d’un système de défense
antimissile de haute altitude de théâtre (THAAD) empoisonne désormais
ses relations avec Pékin. L’armée chinoise juge que ce système, conçu pour
intercepter les missiles nord-coréens, permet aux États-Unis d’espionner
une grande partie de la Chine de l’Est grâce à son puissant radar, et
détériore en conséquence la fiabilité de la composante balistique de la
dissuasion nucléaire chinoise.
Mais lorsque la Chine analyse son environnement de sécurité militaire,
sa première considération porte sur l’alliance nippo-américaine. Sous
Shinzo Abe, Premier ministre depuis septembre 2012, le Japon s’engage
dans des réformes très ambitieuses de sa politique de défense. Le pays reste
contraint par sa Constitution de 1946, héritée de sa défaite dans la guerre du
Pacifique (l’article 9 lui impose le « renoncement à la guerre » et ne lui
reconnaît pas le « droit de belligérance »). L’armée japonaise est pourtant
l’une des plus puissantes d’Asie, et comporte de véritables poches
d’excellence qui reposent sur des innovations technologiques de l’industrie
d’armement nationale. Elle joue en particulier un rôle essentiel dans la
détection des opérations sous-marines chinoises dans les mers d’Asie. Sous
Shinzo Abe, le Japon a adopté le principe d’autodéfense collective, qui
autorise les forces armées du pays à agir en soutien d’un allié si celui-ci est
attaqué. La Chine y voit une avancée importante dans le sens d’opérations
conjointes qui pourraient être menées contre elle en cas de conflit sino-
américain.
Cela étant, la vulnérabilité chinoise repose surtout sur son déficit de
puissance par rapport aux forces américaines dans le Pacifique. Elle rattrape
son retard, en particulier grâce aux progrès de son industrie missilière qui
menace les opérations aériennes et navales des États-Unis dans la région.
La Chine est par exemple le seul pays à avoir investi dans un programme de
missiles balistiques antinavires, afin de contrer les porte-avions américains.
Elle mise sur le cyberdomaine et sur les opérations antisatellites pour
affaiblir les capacités de commandement et de contrôle des États-Unis en
cas de conflit. Il reste que ceux-ci consolident leur présence dans la région,
autour de plusieurs pivots : Guam, Hawaï, les bases au Japon. Le
commandement du Pacifique (PACOM) définit sa mission comme un
« engagement à renforcer la sécurité de la région Asie-Pacifique en
promouvant la coopération, en encourageant le développement pacifique,
en répondant aux crises, en dissuadant l’agression et si nécessaire, à
combattre pour vaincre ». Il a sous son autorité, entre autres, les 3e et
7e flottes et les forces américaines basées au Japon.

2. La perception des menaces. – À ce rapport de force, plutôt


défavorable à la Chine mais en évolution constante, correspond une
divergence fondamentale de vision de l’ordre régional et de ses
dynamiques. Elle amplifie la méfiance stratégique structurelle entre la
Chine et l’alliance nippo-américaine, qui à son tour explique et accentue
leurs dilemmes de sécurité – chaque décision prise en réponse à des
considérations de sécurité et de défense est perçue par l’autre partie comme
une action d’ordre offensif. Ainsi, du point de vue chinois, l’alliance
aujourd’hui ne s’explique pas si sa raison d’être n’est pas d’entraver sa
montée en puissance en limitant son espace stratégique. La diplomatie
chinoise a développé l’argument que la présence américaine était bénéfique
à la stabilité régionale, mais en réalité la Chine œuvre à affaiblir la posture
militaire américaine dans la région et semble souhaiter un retrait. La Chine
ne cache pas sa recherche d’espace. Elle parle d’intérêts fondamentaux
(hexin liyi), que les États-Unis devraient respecter, en faisant référence à ses
revendications de souveraineté. À Pékin, en mai 2015, à son visiteur John
Kerry, secrétaire d’État de l’administration Obama, Xi Jinping formula cette
idée de manière différente, suggérant que « le vaste océan Pacifique est
assez grand pour les États-Unis et la Chine ».
Ainsi, lorsque la situation se stabilise dans le détroit de Taïwan en 2008,
les relations sino-américaines se détériorent dans les mers de Chine. Les
analystes chinois répètent à l’envi que ces tensions sont la conséquence
directe du « pivot » de l’administration Obama vers l’Asie. Annoncé par sa
secrétaire d’État, Hillary Clinton, le pivot vise à consolider les partenariats
aussi bien militaires que commerciaux des États-Unis dans la région, tout
en y renforçant l’influence américaine et leurs valeurs, démocratie, droits de
l’homme et liberté de navigation. Selon le discours officiel chinois, en
poursuivant ce pivot, l’administration Obama aurait encouragé les rivaux de
la Chine à consolider leur position stratégique, ce qui expliquerait l’achat de
trois des Diaoyu-Senkaku par le gouvernement japonais, la décision des
Philippines d’engager une procédure d’arbitrage, la persistance du Vietnam
à renforcer ses défenses…
Or, en Asie ainsi qu’aux États-Unis, c’est plutôt le « durcissement »
(assertiveness) de la politique de sécurité chinoise qui est mise en cause et
qui expliquerait les tensions. Commencé sous Hu Jintao, il est porté à un
niveau supérieur sous la présidence de Xi Jinping. En 2012, la Chine établit
un « groupe dirigeant restreint pour la protection des intérêts maritimes »,
abrégé en chinois en haiquanban. Xi Jinping en prend la tête. Cette création
répond à un besoin de centraliser la prise de décision, tant pour faciliter le
pouvoir personnel de Xi Jinping que pour répondre à la nécessité perçue en
Chine d’agir de manière plus stratégique dans son pourtour maritime.
Surtout, elle répond au discours ambiant de victimisation, qui met en avant
les spoliations dont ont été victimes les pêcheurs chinois dans leurs zones
de pêche traditionnelles, et l’occupation par les Philippines et le Vietnam de
territoires « chinois » dans les îles Spratleys. Selon cette perspective, la
Chine s’est laissé faire depuis trop longtemps et il est temps de mettre fin à
cette période d’humiliation en mer. La centralisation permet les décisions
les plus osées, voire risquées, décrites ci-dessus : l’envoi d’une présence de
garde-côtes régulière autour des Diaoyu-Senkaku et la construction
accélérée des sept îles artificielles dans les Spratleys.
Car en termes militaires, le pivot ne s’est guère matérialisé par
davantage de présence américaine. À l’exception des accords signés avec
l’Australie et les Philippines et de la levée de l’embargo sur les ventes
d’armes au Vietnam, les États-Unis n’ont pas envoyé de signal fort qui
corroborerait par des faits l’affichage d’un « pivot ». Ni les Chinois ni les
alliés des États-Unis ne s’y sont trompés. Pour tous, les États-Unis n’ont
pas répondu de manière assez ferme à la construction d’îles artificielles en
mer de Chine du Sud et ont laissé la Chine avancer autour des Diaoyu-
Senkaku. Dans les deux mers, les Chinois disposent désormais d’une
présence permanente, parce qu’ils n’ont pas été contrés par les Américains.
De leur point de vue, leur politique à l’égard de l’administration Obama a
donc été un succès, car elle a désamorcé ses velléités de réponse et atteint sa
crédibilité auprès des alliés américains en Asie. D’autant que la véritable fin
du pivot est signée par Donald Trump, qui détruit son élément central, le
« partenariat transpacifique », un accord de libre-échange multilatéral qui
excluait la Chine.
Ainsi, à l’heure des bilans, la Chine a su profiter des faiblesses de
l’administration Obama pour avancer ses pions dans la région entre 2008 et
2016, des années qui resteront marquées par l’expansion. Le durcissement a
payé. Il s’inscrit dans une vision des relations internationales très largement
inspirée des thèses réalistes. La politique étrangère chinoise est pensée
comme un rapport de force, et les avancées récentes dans les mers sont
venues répondre à la perception d’un déclin irréversible de la puissance
américaine, malgré le pivot. Les républicains américains, autour de Donald
Trump, adoptent une approche radicalement différente, fondée sur une
« compétition stratégique » ouverte – le terme est inséré dans la stratégie de
sécurité nationale des États-Unis adoptée en 2017. Au moyen de tarifs
commerciaux unilatéraux, d’attaques contre les géants technologiques
chinois, de redéploiement militaire dans l’espace Indo-Pacifique, ils
cherchent à contrer la montée en puissance de la Chine sans craindre le bras
de fer, ce qui place la Chine dans une situation défensive.
CHAPITRE IV

Nouveaux horizons :
ambitions mondiales,
empreinte globale

La géopolitique de la Chine aujourd’hui est surdéterminée par la


question de ses frontières maritimes en Asie et par la relation sino-
américaine. Or, les succès économiques du pays se sont accompagnés, à
partir du début des années 2000, d’une expansion considérable de ses liens
commerciaux avec le reste du monde, où la Chine diversifie ses
investissements. Aujourd’hui, elle n’est plus seulement l’usine du monde
qui attire les capitaux étrangers en raison de coûts de production réduits,
elle est aussi un acteur majeur de l’économie internationale en raison de ses
exportations de capitaux et de sa puissance de consommation. Cette
mondialisation des intérêts économiques chinois s’accompagne d’une
inévitable mondialisation des intérêts de sécurité du pays : à cette géo-
économie globale se superpose progressivement une nouvelle géopolitique
de la Chine globalisée. Si la Chine n’est pas un acteur politique et
sécuritaire décisif en dehors de l’Asie, sa politique étrangère influence déjà
de nombreux points du globe et s’inscrit dans un cadre stratégique mondial.
Cette transformation met en question la pérennité de la pratique chinoise de
la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États, ainsi que celle
des contributions du pays à la gouvernance mondiale.

I. – Une géo-économie de l’expansion globale


de la Chine
La géopolitique de la Chine s’inscrit dans une réalité statistique. En
2018, le volume du commerce extérieur chinois dépassait les
4 600 milliards de dollars, au premier rang mondial pour les exportations
et au second pour les importations, derrière les États-Unis. Au total, le pays
est aujourd’hui la première puissance commerciale du monde. Mais la
Chine, dont la croissance s’est appuyée sur la captation du capital
international, est aujourd’hui à son tour exportatrice nette de capitaux. Au
tournant du XXIe siècle, alors sous l’autorité de Jiang Zemin, elle adopte
officiellement une politique d’encouragement à l’internationalisation de ses
entreprises. Les grandes entreprises d’État, soutenues par des facilités de
crédit offertes par les banques dites « politiques », telles qu’Eximbank ou la
Banque chinoise de développement, en sont les principales bénéficiaires.
En 2013, les nouveaux investissements directs chinois à l’étranger
dépassent pour la première fois la barre symbolique des 100 milliards de
dollars. En 2016, ils atteignent un pic à 178,1 milliards selon le ministère
chinois du Commerce, avant de décliner en 2017 et en 2018, mais en restant
au-dessus de la barre des 100 milliards. La rationalisation des contrôles
pour éviter des prises de risque excessives et la méfiance des partenaires de
la Chine n’y font rien : les projections font état d’avoirs globaux cumulés à
hauteur de 20 000 milliards de dollars à l’horizon 2020 ! À ce niveau, la
globalisation de l’économie chinoise devient un déterminant important de
sa géopolitique. Elle joue sur les relations de la Chine avec de nombreux
pays, son approche de tous les grands dossiers de gouvernance mondiale,
des règles du jeu commercial à la lutte contre le changement climatique.
Elle influence aussi la compréhension du gouvernement chinois quant aux
enjeux pour la Chine des crises de sécurité internationale.

1. Un partenaire économique incontournable. Qui se souvient qu’au


moment du lancement des réformes, en 1978, la Chine représentait moins
de 1 % du commerce international ? Avant l’introduction des réformes de
marché, le commerce chinois était planifié pour couvrir les besoins du pays
en importations de minéraux stratégiques. La stratégie de zones
économiques spéciales, qui garantissent aux multinationales de la grande
Chine (incluant Hong Kong et Taïwan) et de l’étranger des coûts
particulièrement avantageux pour produire et exporter, et une politique de
soutien à l’exportation aboutissent à une croissance tirée par les
performances du commerce extérieur. En 2001, le pays devient le
143e membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui
décuple ses exportations. La Chine aligne ses pratiques commerciales sur
les règles de l’OMC, mais elle n’en est pas moins accusée par ses
partenaires de compétition déloyale en raison d’une politique monétaire qui
favorise son modèle exportateur.
À partir du tournant du siècle, une autre évolution économique s’invite
dans les débats de politique étrangère à Pékin. Depuis 2005, le rythme de
croissance des investissements directs chinois à l’étranger est en moyenne
de 30 % par an. L’année 2015 marque un tournant symbolique. Pour la
première fois, ils dépassent 10 % des flux mondiaux. La Chine doit en gérer
les conséquences sur le plan diplomatique. Elle fait face à des résistances
dans les pays développés. Les États-Unis et le Japon, suivis de manière plus
modérée et lente par l’Europe, estiment que les surplus de liquidités de la
Chine lui permettent d’accumuler des avantages stratégiques comparatifs en
pillant les technologies de ses compétiteurs, ou en tentant d’acquérir des
avoirs de nature stratégique. Plusieurs investissements sont bloqués ou
découragés, dans les secteurs de l’énergie (Unocal), des semi-conducteurs
(Aixtron), du nucléaire (Westinghouse). La diplomatie chinoise doit
s’employer à créer un terrain favorable en rassurant ses partenaires sur ses
intentions. De manière plus générale, la question de la protection des
investissements chinois devient une question de politique étrangère –
question qui était impensable au XXe siècle !
Les entreprises d’État, en particulier les cent dix-sept entreprises d’État
« nationales » (par opposition à celles qui dépendent de gouvernements
provinciaux et locaux) sont des acteurs-clés de cette mondialisation. Elles
opèrent dans des secteurs stratégiques et bénéficient du soutien des autres
ressources de l’État. Les trois grandes entreprises pétrolières chinoises en
sont venues à symboliser l’expansion globale. Sinopec, CNOOC et CNPC
dominaient en 2012 le classement des entreprises chinoises selon leurs
investissements directs à l’étranger. Or ces entreprises prennent des risques.
Nouvelles venues dans la compétition internationale de l’énergie, elles ont
eu tendance à acquérir des actifs dans les pays où les multinationales
occidentales étaient moins présentes, au Soudan, en Libye, en Irak, au
Myanmar ou encore en Iran. Cette analyse s’applique à de nombreux
secteurs, comme celui des investissements chinois dans les minéraux : la
demande chinoise est si importante qu’elle a des répercussions sur les cours
du fer, du cuivre et du nickel. Des entreprises publiques comme Minmetals
ou MCC (Metallurgical Corporation of China), ou encore des groupes liés à
des gouvernements provinciaux comme le Tianjin Minerals and Equipment
Group sont aujourd’hui des acteurs majeurs dans de nombreux pays, en
particulier en Afrique.
En plus des investissements directs, l’internationalisation de l’empreinte
économique de la Chine passe par les « projets sous contrats ». Ce sont le
plus souvent des projets d’infrastructure signés par des gouvernements
étrangers avec des entreprises d’État chinoises, et bénéficiant de facilités de
crédit offertes par les banques chinoises. En 2017, d’après le ministère
chinois du Commerce, la valeur de ces contrats était de plus de
160 milliards de dollars. De nouveaux noms sont apparus sur la scène
internationale : constructeurs de barrage (Sinohydro, Gezhouba), de
chemins de fer (China Railway Engineering Group), groupes actifs de la
construction d’hôtels et d’aéroports à celle de complexes sportifs et de
ponts (China State Construction and Engineering Group), ils changent le
visage du capitalisme mondial, mais aussi celui du développement
économique dans les nombreux pays où ils construisent ces nouvelles
infrastructures.
Toutefois, le phénomène n’est pas seulement la projection à
l’international du capitalisme d’État chinois. De nombreux acteurs privés
animent cette transformation. Les deux plus grands groupes en termes de
contrats à l’international sont deux entreprises de télécommunications,
Huawei et ZTE. Elles équipent de nombreux pays en réseau de téléphonie
mobile, et chacune tente aujourd’hui d’imposer sa marque aux
consommateurs du monde entier après avoir effectué une spectaculaire
montée en gamme qui les voit aujourd’hui parmi les grands producteurs de
téléphones portables intelligents. Ces deux entreprises sont
« géopolitiques » d’une manière différente. Huawei est accusée par de
nombreux services de sécurité occidentaux de collecter du renseignement
pour l’APL et doit mener d’incessantes campagnes de relations publiques
pour améliorer son image. Quant à ZTE, elle est sous le coup de sanctions
américaines pour avoir facilité l’acquisition par la Corée du Nord et l’Iran
d’équipement informatique sur le sol américain en violation des régimes de
sanction contre ces deux pays.

2. Les responsabilités internationales sélectives de la Chine. – Le


poids de la Chine lui confère une influence politique importante, parfois
décisive, dans les négociations internationales. Or alors qu’elle est membre
permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la Chine n’en estime
pas moins que l’architecture de l’ordre international construite après la
Seconde Guerre mondiale avantage les pays occidentaux et consacre leur
domination. La diplomatie chinoise soulève régulièrement la question de la
représentation de la Chine au sein du Fonds monétaire international (FMI),
où un système de quotas de vote est en place. Elle a obtenu en 2015 une
revalorisation de son quota, mais celui-ci est toujours très inférieur à son
poids relatif dans l’économie mondiale. En outre, le système permet aux
États-Unis de maintenir un veto sur les décisions de l’organisation. Comme
l’Union soviétique en son temps, et même si elle se sent moins directement
menacée, la Chine a une vision très négative de l’OTAN. Elle se souvient
que son ambassade à Belgrade a été détruite par une frappe de l’OTAN en
1999 lors de la guerre du Kosovo, par erreur comme le soutiennent les
États-Unis ou parce qu’elle y a analysé des parts d’un avion furtif américain
F-117 abattu par les Serbes. La position chinoise sur la sécurité
internationale est que l’ONU est la seule organisation légitime à pouvoir
autoriser l’usage de la force, cela ne s’appliquant évidemment pas en
pratique aux conflits dont la Chine est partie prenante en Asie.
Dans l’ensemble, la Chine est un acteur-clé de la gouvernance
mondiale. Or, comme l’écrit François Godement, elle pratique un
engagement sélectif, choisissant ses batailles et n’investissant ses ressources
diplomatiques que lorsque des gains clairs sont en jeu pour ses intérêts. Il
existe un fossé important entre les ressources de la deuxième puissance
mondiale, sa posture diplomatique de soutien au multilatéralisme et ses
contributions financières réelles aux organisations internationales créées
pour soulager la misère humaine, comme le Haut Commissariat des Nations
unies pour les réfugiés et le Programme alimentaire mondial. Celles-ci
demeurent très en deçà des attentes de ses partenaires occidentaux et de la
posture affichée par la Chine elle-même.
L’exemple des négociations sur le changement climatique souligne
combien la Chine est un État pivot pour la gouvernance mondiale, mais
aussi combien cette position peut aboutir à abaisser les standards mondiaux.
En 2009, lors de la COP15 à Copenhague, la Chine s’oppose à la signature
d’un accord comportant des réductions obligatoires et vérifiables
d’émissions de gaz à effet de serre. Son argument central : les pays
développés sont responsables de la situation, ils doivent donc contribuer
davantage à la gestion du problème ; un accord contraignant aboutira à
limiter le développement économique des autres pays. En 2015, à la COP21
de Paris, la Chine joue un rôle essentiel dans la conclusion d’un accord. Elle
aborde la négociation en se focalisant sur la coopération bilatérale avec les
États-Unis, préparant avec l’administration Obama des concessions
mutuelles. À l’issue de ces consultations, les deux pays les plus polluants de
la planète soutiennent un accord final qui inclut un quota maximum
d’émissions, et non un plan chiffré de réduction ; à la demande de la Chine,
la feuille de route finale ne comprend pas de mécanisme de vérification, un
point qu’elle jugeait trop intrusif.
Cette position de pivot et le jeu sino-américain expliquent la
contribution chinoise au champ de la maîtrise des armements, un élément
essentiel de l’ordre international. La Chine a signé tous les accords
internationaux relatifs au nucléaire, aux armes chimiques et biologiques, et
aux armes conventionnelles. Elle participe aux principaux régimes
multilatéraux de contrôle de la prolifération. Mais dans certains cas
importants, elle calque sa position sur celle des États-Unis. Ainsi, si la
Chine a signé le traité d’interdiction des essais nucléaires en 1996, elle ne
l’a pas ratifié, à l’instar des États-Unis. De même, elle n’a pas signé le traité
sur le commerce des armes. Dans ces deux cas, le choix de la Chine
s’explique par une méfiance à l’égard des États-Unis, suspectés de vouloir
imposer des contraintes au comportement international des États sans s’y
soumettre eux-mêmes. On peut en conclure que la Chine calibre ses
contributions à la gouvernance mondiale par rapport au facteur américain.
Dans l’ensemble, la Chine voit la mondialisation et le libre-échange
d’un œil plus positif que beaucoup d’Européens, mais se révèle sélective et
prudente quand il s’agit d’engagements multilatéraux et ambivalente devant
l’importance qu’il y a à construire un ordre international fondé sur la règle
de droit, comme le montre son refus de la procédure d’arbitrage en mer de
Chine méridionale. Or sur le plan du discours diplomatique, la Chine met
en avant son soutien inconditionnel pour la mondialisation, le droit
international et le multilatéralisme. À Davos en janvier 2017, la
communauté internationale put profiter du spectacle rare d’un secrétaire
général du Parti communiste Chinois se faisant le héraut du libre-échange et
de la mondialisation économique. Le contexte était inhabituel, les débuts de
l’administration Trump aux États-Unis faisant craindre des attaques
américaines contre ses partenaires commerciaux et une renégociation
coercitive de certains traités de libre-échange, deux évolutions annoncées
pendant la campagne. Mais plus que la défense des excédents commerciaux
chinois, Xi Jinping cherchait à présenter la Chine comme une puissance
plus responsable que les États-Unis, capable d’assumer le leadership
international au cas où l’administration Trump choisirait vraiment le retrait
et l’isolationnisme.
La Chine peut-elle passer du statut de contributeur sélectif à celui de
leader ? Quelles en seraient les conséquences pour la sécurité internationale
et le multilatéralisme ? La Chine maintient une position très hostile à
l’interventionnisme dans les crises, exception faite de son soutien pour le
maintien de la paix onusien. Le risque de paralysie existe. La politique
étrangère chinoise, si elle se déploie aujourd’hui dans un cadre global, n’en
reste pas moins calibrée pour défendre des intérêts très spécifiques. Il n’y a
pas encore d’alignement entre l’intérêt national chinois et la construction
d’un ordre international fondé sur des normes et des règles applicables à
tous les États.
II. – La non-ingérence,
un principe en question
Depuis son articulation en 1953 par Zhou Enlai comme l’un des « cinq
principes de coexistence pacifique », validé par la suite, en 1955, par le
mouvement des non-alignés à la conférence de Bandung des États africains
et asiatiques, le « principe de non-ingérence » (bu ganshe yuanze) est un
marqueur de l’identité internationale de la Chine. L’attachement de
nombreux diplomates chinois à cette notion n’est pas feint. À l’origine, il
s’agissait autant de protéger la Chine contre les ingérences extérieures que
de projeter une identité singulière dans les pays en développement, celle
d’une Chine qui défend les indépendances souveraines des peuples contre
l’impérialisme. Mais les termes du débat ont changé. Si la Chine continue
de défendre la non-ingérence avec les mêmes arguments, sa politique
étrangère s’est déjà ajustée à une nouvelle réalité : la nécessité de défendre
les intérêts du pays à l’étranger, à commencer par ses ressortissants et ses
intérêts économiques. Cela suppose une pratique plus flexible de la non-
ingérence et peut conduire à l’avenir à une rupture avec ce principe.

1. La protection des ressortissants. – En une décennie, la protection


des ressortissants chinois à l’étranger s’est imposée comme une priorité de
la politique de sécurité extérieure de la Chine. En 2004, trois attaques
séparées font quatorze morts au Pakistan, en Afghanistan et au Soudan.
Véritables électrochocs, elles vont conduire à un réel ajustement, d’autant
qu’elles ne sont que le début d’une longue série.
La politique d’encouragement à l’internationalisation a en effet
débouché sur des expatriations très importantes, dont ni les chiffres ni les
destinations ne sont comparables avec les pays occidentaux. Les Chinois
sont plus nombreux à aller dans des pays plus dangereux. Les entreprises
d’État chinoises emploieraient autour de 800 000 Chinois dans des postes à
l’étranger. À partir des statistiques des douanes, le ministère des Affaires
étrangères enregistre 128 millions de sorties du territoire chinois en 2015,
contre seulement 280 000 en 1982 ! Qu’ils soient touristes, expatriés ou en
court voyage d’affaires, les Chinois voyagent et s’exposent donc à de
nouveaux risques.
Mais parce que les flux de population sont élevés et que beaucoup de
Chinois ne s’enregistrent pas auprès des autorités consulaires, le ministère
des Affaires étrangères ne possède pas de statistiques précises. On estime
aujourd’hui à plus de 5 millions le nombre de ressortissants de la
République populaire (sans compter donc les Chinois d’outre-mer,
ressortissants d’autres États). Ils seraient plus de 10 000 en Irak, 30 000 au
Pakistan, 65 000 au Nigeria, ou encore 3 000 au Mali, quatre pays
régulièrement ciblés par des organisations terroristes islamistes. Mais il ne
s’agit pas seulement de terrorisme. La protection des ressortissants à
l’étranger porte de manière plus générale sur les risques de violence
politique, précisément ceux que la non-ingérence peut contribuer à éviter
par la neutralité qu’elle nécessite. En ne prenant parti pour aucun camp dans
un conflit intérieur à un État, les risques d’avoir ses ressortissants ciblés
sont en théorie moindres.
Les incertitudes statistiques trahissent la diversité des trajectoires
d’émigration chinoises à l’époque de la globalisation – l’éventail des
possibles est vaste, de l’aventurier solitaire à la grande entreprise publique.
Beaucoup sont temporaires et liées aux sous-traitants qui fournissent de la
main-d’œuvre sur les grands projets d’infrastructure. Acteurs majeurs de
cette mobilité, ces entreprises intermédiaires recrutent en Chine pour des
contrats à durée déterminée. Elles ont moins de liens directs avec les
autorités chinoises que les grandes entreprises publiques. Certaines
n’hésitent pas à tomber dans l’illégalité : elles ne déclarent pas leurs
employés, pour des raisons de fiscalité, pour réduire leurs coûts
administratifs ou pour dissimuler leurs conditions de travail.
En mars 2011, la Chine évacue 35 000 de ses ressortissants de Libye,
alors en pleine guerre civile. Cette évacuation est un tournant à plusieurs
égards. Elle fait apparaître au grand jour la gravité du problème statistique.
Moins de 6 000 de ces ressortissants étaient enregistrés auprès des autorités
consulaires ! Pour localiser le reste, l’ambassade a dû aller à la pêche aux
informations auprès des entreprises et des diverses associations de la
communauté chinoise. Le gouvernement a alors compris que les
expériences des pays occidentaux sont source de savoir mais que la Chine
doit gérer un problème d’une échelle différente. Jamais les États-Unis ou les
puissances européennes n’ont eu à évacuer tant de ressortissants. Le défi
logistique est immense en Afrique, où les ressortissants chinois se comptent
en dizaine de milliers dans de nombreux pays. Il faut louer des ferrys,
organiser des vols charters en mobilisant les compagnies aériennes
nationales, sécuriser des points de transit terrestre aux frontières avec la
Tunisie et l’Égypte. Mais il faut aussi un appui militaire, ce qui est un
tournant supplémentaire, et non des moindres. Pour la première fois, l’APL
est impliquée dans une opération d’évacuation. Une frégate en patrouille
dans le golfe d’Aden est envoyée au large de la Libye pour surveiller les
départs de ferrys et assurer une dissuasion. L’armée de l’air évacue
directement les ressortissants situés dans le sud désertique du pays, via
Khartoum au Soudan.
La grande évacuation de Libye souligne une évolution de fond de la
politique étrangère chinoise. Le pays est prêt à mobiliser des ressources
importantes pour sauver ses ressortissants. L’évacuation est désormais la
réponse systématique aux crises. Entre les quatre évacuations de 2006
(Salomon, Timor oriental, Liban et Tonga) et la dernière opération en date
(Soudan du Sud, 2016), la Chine conduit une vingtaine d’opérations de ce
genre en Asie-Pacifique, en Afrique et au Moyen-Orient. L’APL n’est
mobilisée que deux fois. Après la Libye, la marine chinoise évacue les
Chinois du Yémen jusqu’à Djibouti en 2015. Point commun de toutes ces
opérations : elles sont médiatisées et populaires. Pour un gouvernement qui,
à l’inverse des grandes puissances, s’est longtemps peu préoccupé du sort
de ses ressortissants, le gain est important. En 1965 et 1967, au moment des
violences antichinoises et anticommunistes en Indonésie, la Chine n’avait
pu rapatrier que 4 251 Chinois, malgré ses ambitions d’en évacuer 300 000
– les difficultés logistiques et des capacités navales limitées avaient eu
raison du plan initial du gouvernement. La Chine projette ainsi l’image de
l’État protecteur, capable d’intervenir partout dans le monde où des Chinois
sont en danger.
Cependant, les évacuations ne sont pas l’unique réponse de la Chine à
ces nouveaux risques. Plusieurs autres aspects de sa politique étrangère ont
changé. La réponse privilégiée reste la coopération bilatérale : la sécurité
des ressortissants étrangers est normalement l’affaire du pays hôte. Dans
des cas extrêmes, celui-ci peut être influencé par la voie diplomatique. Le
cas le plus emblématique est celui du Pakistan. Pendant une dizaine
d’années, les entreprises chinoises ont hésité à s’impliquer dans ce pays.
Comment construire le corridor économique de Gwadar au Xinjiang si les
ressortissants chinois sont victimes d’attentats ? La réponse est diplomatico-
militaire. L’armée pakistanaise crée une unité de protection spéciale pour
les ingénieurs et les ouvriers chinois employés dans le cadre des projets du
corridor. En Asie centrale, dans certains pays africains, la diplomatie
chinoise s’efforce de convaincre les autorités locales de prendre mieux en
compte les risques qui pèsent sur la sécurité des Chinois. C’est aussi le cas
dans certains pays européens, comme la France et l’Italie, où l’enjeu est
dans l’ensemble moins dramatique, puisqu’il s’agit de vols, mais aussi
parfois de violences commises envers les touristes chinois.
Le gouvernement doit adapter son organisation administrative pour
mieux gérer ces risques. Le ministère des Affaires étrangères doit renforcer
ses services consulaires et s’affairer à collecter des données plus précises
sur la population expatriée et les voyageurs. Le ministère du Commerce
modernise ses procédures d’approbation des investissements à l’étranger,
avec pour objectif de décourager les plus risqués. Et la dimension militaire
de l’équation est de plus en plus évidente. Fin 2015, la Chine adopte sa
première loi contre-terroriste. Celle-ci comporte un article autorisant l’APL
à participer à des missions contre-terroristes en dehors des frontières du
pays, sans que la nature de ces missions soit précisée. Si des frappes
chirurgicales, des assassinats ciblés ou des opérations de forces spéciales
pour libérer des otages ne sont pas encore d’actualité, il n’est pas exclu que
ces options soient retenues à l’avenir. Un débat similaire a d’ailleurs déjà eu
lieu au sein du ministère de la Sécurité publique. Après que des trafiquants
sur le fleuve Mékong eurent assassiné treize marins chinois en
octobre 2011, l’un des patrons de la lutte contre la drogue au sein de ce
ministère a envisagé publiquement qu’un drone opère une frappe punitive
contre les responsables, qui se cachent dans les forêts d’Asie du Sud-Est.
Ceux-ci sont finalement arrêtés, extradés en Chine et exécutés, mais il s’en
est fallu de très peu pour que la Chine rompe de manière brutale avec des
décennies de non-ingérence.
Les nouveaux risques font le bonheur des compagnies de sécurité
privées et des analystes « risque pays ». Certaines grandes entreprises
chinoises n’hésitent plus à sous-traiter la protection de leurs cadres, de leurs
installations ou des dortoirs de leurs employés à des opérateurs privés,
s’alliant souvent aux grandes firmes étrangères de sécurité, qui dominent le
marché. Le fondateur de Blackwater, la compagnie de sécurité privée la
plus connue dans le monde pour ses bavures en Irak, crée une nouvelle
structure spécialisée dans la vente de services aux entreprises chinoises qui
opèrent au Moyen-Orient et en Afrique.
Cette nouvelle géopolitique chinoise du risque international est en
mouvement, et son avenir dépend de la nature des crises que devra gérer la
Chine. Le scénario d’un usage de la force n’est plus à exclure. Jusqu’à
présent, la Chine n’a évacué de ressortissants que dans des conditions de
sécurité correctes. Elle n’a jamais eu à créer de périmètre de sécurité pour
les regrouper ; elle n’a pas eu non plus à conduire d’opérations de libération
d’otages. Or l’émergence d’une véritable doctrine protectrice dans la
politique étrangère chinoise implique que le pays ne peut plus être passif en
cas de crise. La non-ingérence est aujourd’hui respectée, mais elle n’a
jamais paru si fragile.

2. La protection des investissements. – L’évacuation de Libye n’a pas


seulement forcé le gouvernement chinois à repenser la protection de ses
ressortissants. Elle a aussi ouvert un débat sur les risques concernant les
investissements des groupes chinois à l’étranger. Dans les années 2000, ces
entreprises ont investi dans de nombreux projets sans prendre vraiment en
considération le « risque pays ». En Libye, les compagnies chinoises étaient
très présentes dans les secteurs qui ont marqué leur expansion à
l’international : l’énergie, la construction d’infrastructures et de logements.
Elles ont quitté le territoire libyen du jour au lendemain. Mais l’issue de la
guerre civile et de l’intervention internationale – l’assassinat de Kadhafi, la
guerre civile qui se complexifie, la violence incessante – rend extrêmement
difficile leur retour. En outre, elles n’ont pas d’interlocuteur adéquat pour
assurer la continuité de leurs investissements et retrouver leurs avoirs. Il
s’agit donc pour beaucoup d’une perte sèche, qui a été estimée à plusieurs
milliards de dollars.
À Pékin, cette perte a provoqué une certaine fureur. Pour beaucoup, si la
Chine ne s’était pas abstenue et avait mis son veto à la résolution de l’ONU
autorisant la mise en œuvre d’une zone d’interdiction de vol dans le ciel
libyen, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni n’auraient pas été en
mesure d’abuser la communauté internationale et de provoquer un
changement de régime. Le pays serait resté stable et les entreprises
chinoises auraient continué d’y prospérer. Cette analyse extrême, qui ferme
l’œil sur l’explosivité de la situation libyenne avant l’intervention
occidentale, n’en fait pas moins un lien très clair entre intérêts économiques
et géopolitiques. De là à considérer qu’il y avait une intention occidentale
d’expulser la compétition, il n’y a qu’un pas, franchi par ceux qui ne croient
pas du tout à l’argument de protection des populations civiles. Si la Chine
tire des leçons amères de l’affaire libyenne, elle a aussi su profiter des
interventions occidentales. En Irak, un pays toujours en proie à la guerre
civile en 2017, elle est devenue en quelques années la principale
importatrice de pétrole irakien après la chute de Saddam Hussein. Plus de
10 000 ressortissants chinois sont employés du secteur énergétique dans le
sud du pays, loin de l’espace contrôlé par l’organisation État islamique.
Le « risque pays » prend parfois des formes autres que la violence
armée. Le Venezuela présente un cas singulier. La Chine a su profiter de la
posture idéologique antiaméricaine de Hugo Chávez et de son successeur
Nicolás Maduro pour signer de nombreux accords de coopération avec le
Venezuela qui, entre 2007 et 2015, a bénéficié de plus de 50 milliards de
dollars américains de prêts chinois. À la fin de l’année 2016, des
interrogations sérieuses portent sur un risque de défaut du Venezuela sur
20 milliards de cette dette contractée auprès de la Chine. Les prêts chinois
ont été garantis – et sont souvent remboursés – par des exportations de
pétrole que le pays a du mal à fournir selon les conditions acceptées. Pour
éviter un défaut et des pertes sèches, la Chine accepterait un prêt
supplémentaire en échange d’une augmentation des livraisons de pétrole.
La question de la solvabilité des partenaires chinois est donc devenue
une nouvelle sous-catégorie des relations internationales de la Chine. Au Sri
Lanka, la Chine a conclu de nombreux accords avec la présidence de
Mahinda Rajapakse, plutôt prochinois. Ils incluent la construction depuis
2008 d’un nouveau port en eau profonde à Hambantota, dans le sud de l’île,
puis d’une zone industrielle le jouxtant, d’un nouveau terminal container
dans le grand port de la capitale Colombo, d’une zone économique spéciale
pour les investisseurs chinois à proximité de Colombo. Mais l’élection de
Maithripala Sirisena à la présidence de la République du Sri Lanka en 2015
transforme l’équation. Il critique les normes environnementales des projets
chinois, dénonce la corruption et ordonne de revoir les termes de ces
accords. En ligne de mire : le choix du gouvernement précédent d’accepter
une concession de 99 ans à une compagne contrôlée à 80 % par la Chine
pour le développement de la zone économique de Hambantota, ce qui
implique que la Chine contrôlerait jusqu’à la sécurité du port. Ce choix a
été contraint par la faiblesse des finances publiques sri lankaises : le risque
de défaut devait être compensé par un accord avantageux.
Les investissements chinois à l’étranger sont le principal vecteur de
développement de l’influence internationale de la Chine depuis les années
2000. Tant que la Chine aura des surplus de capitaux, cette tendance
continuera, créant de nouveaux enjeux politiques, diplomatiques et
sécuritaires et mondialisant ses perspectives géopolitiques.

III. – La Chine, une puissance africaine


C’est en Afrique que la tension entre expansion des liens économiques
et avenir de la non-ingérence se manifeste de la manière la plus évidente.
Alors que sa présence a progressé selon une logique purement économique
depuis les années 1990, la Chine joue aujourd’hui un rôle dans les affaires
de sécurité du continent. Si elle n’est encore décisive dans aucune crise, elle
cherche à peser sur l’environnement de sécurité dans plusieurs pays, pour
mieux y défendre ses intérêts économiques. Il est de plus en plus évident
que la politique africaine de la Chine répond aussi à une logique
d’influence. En somme, la manière dont, en Afrique, la Chine gère ses
relations économiques et les questions sécuritaires pourrait préfigurer le
futur de sa géopolitique. Alors qu’elle n’a pas d’ambitions hégémoniques ni
de plan préconçu pour peser sur la sécurité internationale au-delà de l’Asie,
il apparaît que « le drapeau suit le commerce ». L’Afrique est aujourd’hui le
seul continent où l’approfondissement de sa présence économique s’est
accompagné d’un investissement politique dans la gestion des questions de
sécurité.

1. Une implication récente. – En moins de deux décennies, la Chine


est devenue un partenaire économique essentiel pour l’Afrique. Son entrée
dans le jeu en a changé les règles. Les pays africains ont aujourd’hui
davantage de choix ; ils ne sont plus contraints d’arbitrer entre les ex-
puissances coloniales et les États-Unis. La Chine est le principal partenaire
commercial de l’Afrique, son premier marché d’exportation et le pays le
plus présent dans la construction d’infrastructures. De 10 milliards de
dollars en 2000, le volume du commerce bilatéral a dépassé 200 milliards
de dollars en 2018 selon le ministère chinois du Commerce.
La progression de la Chine en Afrique a suivi une logique économique,
celle des calculs rationnels d’individus et d’entreprises qui y recherchaient
le profit. Sur le plan diplomatique, la Chine des réformes a toujours insisté
sur sa réticence à s’impliquer dans les questions de sécurité, au nom de la
non-ingérence. Pendant la guerre froide, les communistes chinois avaient
bien soutenu certains mouvements de libération sur le continent africain en
leur fournissant des armes. La relation privilégiée de la Chine avec le
Zimbabwe de Robert Mugabe date ainsi de l’époque où celui-ci avait choisi
la Chine contre l’Union soviétique. La mémoire historique joue un rôle,
aujourd’hui, alors que la Chine essuie des critiques justifiées pour son
soutien à ce régime malgré ses violations des droits de l’homme. Elle l’a
ainsi protégé de sanctions de l’ONU en 2008, en mettant son veto à une
résolution du Conseil de sécurité. À partir du moment où, dans les
années 2000, les liens économiques sino-africains explosent, la diplomatie
chinoise suit une « coopération entre pays en développement » fondée sur le
respect mutuel et qu’elle décrit comme une « relation gagnant-gagnant ».
Pas question de poser des conditions politiques. Sur ce plan, la Chine
s’attire un feu soutenu de critiques occidentales, au motif que ses pratiques
gênent la politique de promotion de la démocratie et de la bonne
gouvernance.
Cette époque est aujourd’hui révolue. La Chine a changé de paradigme
et reconnaît désormais avoir un rôle à jouer dans la sécurité en Afrique. Le
changement est progressif mais il prend forme en 2012, à l’occasion d’un
forum Chine-Afrique en présence de Hu Jintao. Le président chinois
soutient la notion de « partenariat pour la paix et la sécurité ». À partir de la
conclusion de ce document final, la Chine cesse de rejeter toute implication
dans la sécurité africaine. Cette évolution est encore plus nette sous
Xi Jinping, qui promeut l’idée d’un rôle plus global pour l’armée chinoise,
en soutien des objectifs de politique étrangère du pays. Aujourd’hui,
l’Armée populaire de libération est déjà un acteur important dans les
affaires africaines. Même si c’est encore exceptionnel, la Chine use de son
poids politique pour peser sur certaines crises. Sa politique étrangère
recherche désormais l’équilibre entre intérêts économiques et
environnement de sécurité. En d’autres termes, on assiste à une
« sécurisation » de la présence économique chinoise dans certains pays
africains.

2. Un partenaire de sécurité pour de nombreuses armées africaines.


– La Chine influence d’abord la sécurité africaine au moyen de
coopérations bilatérales et de ventes d’armes. En 2015, d’après les données
de l’Institut international de recherche pour la paix de Stockholm, elle était
le deuxième fournisseur d’armement à l’Afrique subsaharienne après la
Russie, pour un total représentant 22 % des acquisitions extérieures de ces
pays. En matière d’armement, plusieurs pays ont des relations privilégiées
avec la Chine. C’est le cas du Cameroun, de l’Éthiopie, de la Namibie, du
Nigeria et de la Tanzanie. La Chine est aussi un fournisseur peu transparent
d’armes légères et de petit calibre. L’ONU n’oblige pas les États
fournisseurs à déclarer leurs exportations (contrairement à celles de la
plupart des catégories d’armement conventionnel), et il n’existe pas de
statistiques fiables pour chiffrer les transferts chinois. Mais des armes
légères chinoises sont en service dans de nombreux pays : le Liberia, la
Sierra Leone, le Soudan et le Soudan du Sud, le Zimbabwe, le Nigeria,
l’Éthiopie, la Namibie, la Tanzanie. Les revenus de ces ventes ne sont pas
stratégiques pour les exportateurs chinois, et dans de nombreux cas elles
font partie d’un accord de coopération de sécurité plus large. La Chine
développe par exemple des relations militaires de plus en plus denses avec
le Nigeria, dont l’armée affronte l’organisation terroriste Boko Haram. La
Chine lui a vendu des drones de combat et a promis une coopération en
matière de renseignement qui semble consister en un partage de photos-
satellite pour appuyer les opérations de l’armée nigériane.

3. Djibouti et le golfe d’Aden. – L’année 2012 confirme une tendance


qui était manifeste mais floue, et la porte à un niveau supérieur. La présence
de la Chine dans la sécurité africaine est aujourd’hui diversifiée – et
sélective – mais bien réelle. Elle va plus loin que la simple coopération
bilatérale avec des partenaires-clés. Depuis 2008, la marine de l’APL
effectue des patrouilles permanentes dans le golfe d’Aden, dans une
opération autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU pour y lutter contre
la piraterie. Il s’agit là d’un tournant important, qui prépare le partenariat
sino-africain de 2012. La Chine a longuement hésité, calculant le pour et le
contre d’une présence navale en Afrique et ses conséquences sur ses intérêts
de sécurité et son image internationale. Que penseraient ses partenaires de
cette première projection de puissance militaire loin des côtes du pays ?
L’analyse démontre que la présence régulière d’une flottille de trois navires
dans le golfe d’Aden contribue à la sécurité du trafic de cargos chinois tout
en permettant des gains diplomatiques non négligeables. La marine chinoise
refuse de patrouiller avec les autres marines présentes sur la zone. Elle tient
à sa réputation d’indépendance. Mais elle utilise ces escortes pour effectuer
de la diplomatie navale. Elle escorte de temps en temps, en coopération
avec l’Union européenne, les livraisons d’aide alimentaire à la Somalie
effectuées par le Programme alimentaire mondial. Elle accepte aussi des
exercices conjoints avec d’autres pays.
En 2016, le ministère de la Défense chinois confirme que les rumeurs
qui circulaient depuis des années n’étaient pas infondées : la Chine est en
train de construire à Djibouti ce qu’elle nomme des « installations de
soutien logistique ». L’objectif officiel est de bénéficier d’installations
portuaires pour venir en appui aux patrouilles du golfe d’Aden contre la
piraterie. L’expression évite à dessein le mot « base ». La Chine a répété
pendant de nombreuses années qu’elle n’était pas intéressée par la
construction de bases à l’étranger, et le terme est trop associé aux critiques
de l’unilatéralisme américain. Mais derrière les pudeurs rhétoriques, il y a
effectivement une rupture de politique étrangère.
Car il s’agit d’une base. Les « installations » de Djibouti ne sont pas
seulement conçues pour aider la marine chinoise à maintenir sa présence
dans le golfe d’Aden. Les analystes chinois parlent déjà de les utiliser
comme point de transit destiné à accueillir les futurs déploiements de
casques bleus dans les opérations de maintien de la paix de l’ONU, en
Afrique et au Moyen-Orient. Djibouti pourrait aussi servir de point de
transit sécurisé pour des évacuations de ressortissants. Elle a déjà joué ce
rôle en mars 2015, alors que la Chine n’y avait pas de présence formelle. La
flotte chinoise d’Aden y a évacué alors 600 Chinois et une centaine de
ressortissants d’autres pays d’un Yémen en proie à la guerre civile et à
l’intervention de l’Arabie Saoudite. Au minimum, Djibouti servira aussi à
la diplomatie navale de l’APL. Montrer le drapeau dans les ports étrangers,
participer à des manœuvres conjointes avec d’autres marines, telles sont les
pratiques de plus en plus courantes de la Chine, qui y voit une projection
utile de l’image d’une puissance responsable.
Or la Chine n’est pas seule à Djibouti. Elle y opère au côté de grandes
bases américaines et françaises et d’une présence des armées allemande et
japonaise. Pour cette raison, de nombreux commentateurs sceptiques ont
estimé que l’espionnage militaire était son objectif primordial. En réalité, la
présence d’autres pays a permis à la Chine d’éveiller moins de suspicions
quant à ses intentions que si elle avait choisi Oman, où elle aurait été seule.
À Djibouti, elle opère aux yeux de tous – l’argument qui met en avant le
renseignement est à double tranchant. Quant à l’argument logistique, il est
convaincant : la marine a besoin d’un soutien à terre. Mais cela ne signifie
pas pour autant que la base ne servira pas aussi des intérêts de
renseignement. La Chine, qui repense sa politique contre le terrorisme, a
intérêt à observer avec attention les opérations des forces spéciales
américaines basées au camp Lemonnier.
Djibouti annonce-t-elle d’autres bases ? La réponse du ministère des
Affaires étrangères chinois est limpide. Djibouti reflète la décision de créer
des « installations » pour protéger les intérêts de la Chine à l’étranger. Les
rumeurs continuent de circuler au sujet des pays candidats qui seraient prêts
à accueillir l’APL. En Afrique, le Nigeria, l’Angola, la Namibie, la
Tanzanie, le Kenya et les Seychelles reviennent le plus souvent. Tout est
possible, mais l’expérience de Djibouti montre que la Chine n’agira pas
sans un besoin opérationnel concret.

4. L’implication croissante de la Chine dans les opérations de


maintien de la paix. – La participation de casques bleus chinois dans des
opérations de l’ONU est un vecteur important de l’implication croissante de
la Chine dans la sécurité africaine. Mais cette évolution dépasse l’Afrique.
Elle s’inscrit dans le choix chinois d’exercer une influence sur la sécurité
internationale, et de transformer l’APL en outil pour parvenir à cet objectif.
Lorsqu’elle rejoint l’ONU en 1971, la Chine critique les opérations de
maintien de la paix. Elle les juge impérialistes et en contradiction avec le
principe de non-ingérence. Lorsqu’un vote est soumis au Conseil de
sécurité, elle s’abstient. Ce n’est qu’en 1981 qu’elle vote pour la première
fois en faveur du déploiement d’une opération de maintien de la paix à
Chypre. En 1989, elle envoie pour la première fois du personnel (des
observateurs civils lors d’une mission en Namibie). Tout s’accélère à partir
des années 1990. Du personnel de l’APL est d’abord déployé au Cambodge
en 1991, puis des fonctionnaires de police lors de l’opération de l’ONU au
Timor oriental. En 2007, la Chine est devenue le contributeur le plus
important de casques bleus déployés parmi les membres permanents du
Conseil de sécurité. En 2019, elle avait 2 500 militaires déployés en
opérations de maintien de la paix, un effectif considérable qui doit
cependant être relativisé puisque l’ONU avait alors plus de
100 000 militaires et civils en opération dans le monde.
En Afrique, la Chine franchit un seuil important, celui de l’envoi de
troupes de combat. Jusqu’en 2012, elle avait toujours déployé des
ingénieurs et du personnel médical, en privilégiant les opérations jugées les
moins risquées, comme au Liberia. Mais sur ce point aussi, la décision
chinoise de 2012 d’établir un partenariat pour la sécurité avec l’Afrique
change le raisonnement. Le premier déploiement a lieu en 2012 au Soudan
du Sud, où la Chine envoie une unité d’infanterie ; elle réitère cette décision
dans l’opération déployée au Mali, à partir de 2013. Cette acceptation du
risque est un nouvel élément dans la géographie chinoise du maintien de la
paix. Surtout, le choix de ces deux missions montre qu’il ne s’agit pas
uniquement d’intérêts chinois définis de manière étroite. La Chine a bien
des intérêts pétroliers importants au Soudan du Sud mais ses liens
économiques avec le Mali ne sont pas assez conséquents pour expliquer à
eux seuls une prise de risque dans la sécurité du pays.
Sous Xi Jinping, cette évolution pourrait accélérer. Dans un discours
prononcé à l’Assemblée générale des Nations unies en 2015, Xi promet que
la Chine contribuera à la mise en place d’une force disponible
immédiatement. Le temps qui s’écoule entre une résolution de l’ONU et le
déploiement de casques bleus étant trop long, une réaction plus rapide
pourrait contribuer à sauver des vies.
Devant les intentions qui expliquent cet intérêt accru pour le maintien
de la paix, le département de la Défense américain se montre très sceptique.
Dans l’un de ses rapports, il souligne que la Chine cherche surtout à
améliorer son image internationale, à accumuler de l’expérience
opérationnelle pour l’APL et à collecter du renseignement militaire. Si ces
trois éléments font partie du jeu chinois, la contribution de la Chine au
maintien de la paix vise aussi d’autres objectifs. Tout d’abord, la Chine de
Xi Jinping s’efforce de soutenir le régime multilatéral de maintien de la
paix, en conformité parfaite avec la posture chinoise selon laquelle l’ONU
devrait être au centre de la gestion de toutes les crises internationales.
Ensuite, l’analyse américaine manque la nouvelle pratique chinoise d’une
contribution à la sécurité internationale qui sert aussi ses intérêts
économiques. De plus en plus, le besoin chinois d’un environnement
propice aux affaires se traduit par des efforts pour contribuer à la stabilité et
à la sécurité. En outre, sous Xi Jinping, la Chine mène ouvertement une
politique d’influence. La nomination de Qu Dongyu à la tête de
l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture en
juin 2019 est une étape supplémentaire dans cette quête d’influence qui
place la priorité sur les pays en développement.
Conclusion

Les intérêts de sécurité sont le principal déterminant de la politique


étrangère chinoise. Si l’ambition d’accéder au statut de grande puissance est
un fil rouge de l’histoire de la République populaire de Chine, elle a
toujours privilégié en pratique ses intérêts de sécurité les plus immédiats.
Or la façon dont elle les perçoit change à mesure que le pays accumule de la
richesse et de la puissance et construit de nouveaux rapports de force
internationaux. Le poids des disputes territoriales, s’il a considérablement
diminué depuis la délimitation de la frontière avec l’ex-URSS, n’en
demeure pas moins une pesanteur dans la géopolitique chinoise
contemporaine. Ce poids s’est déporté des frontières terrestres vers les
frontières maritimes, déplaçant le centre de gravité géopolitique de la
Chine. Il s’agit d’une configuration nouvelle pour un pays qui a sans cesse
combattu ses voisins du Nord et de l’Ouest. Même lorsque les Occidentaux
et les Japonais ont attaqué par la mer aux XIXe et XXe siècles, l’enjeu n’était
pas la délimitation des frontières maritimes du pays mais bien l’intégrité de
son territoire continental.
La Chine nourrit une rivalité structurelle avec les États-Unis qui se fixe
sur les questions de sécurité en Asie. Depuis la crise financière de 2008, elle
a su consolider ses positions et gagner du terrain, capitalisant sur sa
modernisation militaire et son accumulation de richesses. Peut-elle encore
progresser dans les espaces vides en contournant les résistances de ses
voisins ? Ce modus operandi s’est appliqué aussi bien aux conflits de
souveraineté en mer de Chine méridionale qu’à la dispute sino-japonaise en
mer de Chine orientale. Dans ces deux conflits, la Chine a fait usage de sa
puissance militaire à un niveau calibré pour ne pas déclencher de
confrontation armée. Cette politique est risquée, peut provoquer des
incidents imprévus, mais force est de constater qu’elle lui a permis de
réaliser des avancées irréversibles. Sur le plan stratégique, l’enjeu de ces
conflits est la reconstruction d’une hiérarchie à l’échelle du continent
asiatique, une hiérarchie qu’elle dominerait. Or ce projet se heurte à la
résistance de plus en plus acharnée du Japon. La rivalité est chargée de
contentieux historiques très sensibles, et se double d’une compétition
économique, mais aussi entre modèles de système politique. Ces éléments
structurels prennent, après l’arrivée de Donald Trump à la présidence des
États-Unis, une dimension ouvertement conflictuelle, puisque
l’administration républicaine – soutenue en cela par l’opposition
démocrate – mène une politique visant à affaiblir la Chine et à freiner
l’expansion de son influence internationale.
Dans le même temps, la montée en puissance de la Chine ne lui a
permis aucun progrès décisif dans les deux héritages de la guerre froide, la
question de Taïwan et celle de la péninsule coréenne. Sur ces deux
problèmes, elle a presque tout essayé, sauf les choix extrêmes que
constitueraient une invasion de Taïwan et une rupture franche avec la Corée
du Nord au sujet de son problème nucléaire. La résolution de ces deux
questions déterminera l’architecture future de la sécurité asiatique. Le
statu quo ne pourra être maintenu indéfiniment. Il est essentiel pour la paix
en Asie que la Chine continue d’évaluer les options militaires comme trop
coûteuses et contre-productives, comme c’est le cas aujourd’hui.
Dans le même temps, le tournant maritime de la Chine du XXIe siècle se
combine à la globalisation économique du pays pour reconfigurer les
perceptions géopolitiques dominantes à Pékin. Le tabou de la construction
de bases militaires vient d’être levé à Djibouti. La Chine a de nouveaux
intérêts de sécurité à défendre et le gouvernement chinois y voit des enjeux
de légitimité intérieure. La protection des ressortissants à l’étranger est
aujourd’hui une priorité immuable, mais c’est une tendance très récente. Il
n’est pas exclu que la Chine devienne un acteur majeur d’une crise de
sécurité internationale en se laissant entraîner par des ressortissants en
danger. En une décennie, elle a progressivement ajusté sa compréhension de
la non-ingérence, le principe fondamental de sa politique étrangère depuis
les années 1950.
Le succès de la Chine des réformes a reposé sur la croissance
économique et la prudence stratégique. Elle n’a pas gâché de ressources
dans de longues confrontations coûteuses avec l’Occident, au contraire de la
Russie. Elle mise toujours sur la globalisation économique pour consolider
ses positions, maintenir ses taux de croissance, désamorcer les suspicions
de ses partenaires et accumuler de l’influence partout dans le monde. Or,
malgré le discours « gagnant-gagnant », valide pour un certain nombre de
dossiers commerciaux et d’investissement, la Chine est de plus en plus un
compétiteur économique pour les pays avancés.
Dans le même temps, la Chine de Xi Jinping a choisi la rupture avec la
prudence stratégique pour imposer des faits accomplis et tente d’imposer
des rapports de force en espérant qu’ils lui seront favorables. Cette politique
est très risquée car elle favorise l’émergence d’une coalition antichinoise,
soudée autour de la protection des systèmes démocratiques contre la
croissance de son influence. La grande question pour l’avenir de la
géopolitique de la Chine porte donc sur l’usage de sa puissance militaire,
tant dans la région que dans des projections au-delà, dans des crises où ses
intérêts sont en jeu. La canalisation de cette puissance par le
multilatéralisme onusien et au service de la sécurité internationale est le
scénario idéal pour ses partenaires. Ils devront s’armer de patience et de
persuasion diplomatique pour éviter qu’il ne se réalise jamais et laisse place
à une confrontation structurelle entre les États-Unis et la Chine qui forcerait
de nombreux États à choisir leur camp.
BIBLIOGRAPHIE

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Vermander B., Chine brune ou Chine verte ? Les dilemmes de l’État-parti,
Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction

Chapitre premier - Les représentations géopolitiques en Chine

I. – L'héritage des dynasties impériales

II. – Le siècle des humiliations


III. – L'héritage des dirigeants de la République populaire

Chapitre II - L'ancrage continental

I. – Géopolitique des frontières terrestres de la Chine

II. – Les soubresauts des relations sino-russes


III. – La péninsule coréenne, entre terre et mer

IV. – Une nouvelle route de la soie ?

Chapitre III - Le tournant maritime

I. – Le verrou taïwanais
II. – Frontières maritimes

III. – Rivalité stratégique dans une architecture de sécurité régionale centrée sur l'alliance
nippo-américaine

Chapitre IV - Nouveaux horizons : ambitions mondiales, empreinte globale

I. – Une géo-économie de l'expansion globale de la Chine

II. – La non-ingérence, un principe en question

III. – La Chine, une puissance africaine

Conclusion
Bibliographie
www.quesaisje.com

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