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Compte-rendu critique de l’exposition

« Carte blanche à Wang Keping » au


Musée National des Arts Asiatiques
Guimet
Nathan Chicheportiche
Le 23 novembre 2022 a ouvert au Musée national des arts asiatiques Guimet une exposition
des œuvres de l’artiste contemporain chinois Wang Keping. J’ai eu la chance de pouvoir
assister au vernissage en présence de l'artiste dont son travail me passionne. Lorsque j’arrive
à l’entrée du musée Guimet j'aperçois le visage de nombreux artistes qui me sont familier :
Ma Dessheng dont le centre pompidou organise actuellement une rétrospective, Li Chevalier
et Jiang Dahai que je connais très bien où je m'étais rendu récemment dans leurs atelier.
Dont le dernier avait exposé ici même lors d’une carte blanche en 2016. Le musée Guimet
invite Wang Keping pour une carte blanche pour investir les collections permanentes du
musée, afin de créer un dialogue en mettant ces dernières en regard avec ses propres
créations. Ce sont donc une vingtaine d’œuvres qui sont présentées, dans trois espaces
différents du musée. Dans un premier temps nous présenterons l’artiste et les œuvres
exposées, avant de commenter le parti pris muséographique de l’exposition.

Wang Keping est aujourd'hui considéré comme l’un des premiers artistes contemporains
chinois et bénéficie d’une reconnaissance mondiale. Il est né en 1949 à Pékin et commença
par exercer différents métiers en lien avec l’art (acteur de théâtre, scénariste, peintre), avant
de se tourner vers la sculpture qu’il apprend en autodidacte. Très rapidement remarqué par
ses pairs, il rejoint à la fin des années 1970 le groupe avant-gardiste des « Étoiles », créé par
les artistes Huang Rui et Ma Desheng, en opposition au réalisme socialiste valorisé par le
régime. Le groupe organise sa première exposition sauvage en 1979 en installant ses œuvres
sur les grilles du musée des Beaux-Arts de Pékin. La censure et le décrochage immédiat des
œuvres par les autorités ont déclenché dans la capitale chinoise de grandes manifestations
réclamant plus de liberté d’expression. Cet évènement a été relégué par les média
internationaux, en particulier le New York Times qui utilise pour sa « une » la sculpture
Silence de Wang Keping (Fig. 1). Il s’agit d’un visage en bois aux traits difformes dont la
bouche est bouchée par un cylindre. Cette œuvre devient rapidement un symbole de
résistance à l’oppression du régime communiste.
En 1984, Wang Keping se réfugie en France (il est marié à une Française), où il découvre pour la
première fois la sculpture moderne occidentale, Brancusi et Modigliani notamment. La visite des
musées parisiens lui fait prendre conscience du caractère unique de son art, dû à sa formation
autodidacte et le conforte dans sa quête d’un itinéraire personnel. Il profite de la quiétude qui lui est
donnée par son exil pour abandonner son rôle d’artiste engagé et se concentre sur l’exploration des
formes pures. L’artiste est un adepte de la philosophie chan (plus connue sous son nom japonais
« zen ») fondée sur la méditation, le repli sur soi et la recherche d’une sobriété pure et efficace, qui
le pousse à épurer ses œuvres.
Depuis, l’artiste connaît un succès international. Dès 1983, il est exposé aux États-Unis, au
Brooklyn Musuem de New York, dans le cadre de l’exposition « Painting the Chinese Dream,
Chinese Art 30 Years after the Revolution ». Il organise sa première exposition personnelle en
1989, au musée d’art moderne de Taizhong à Taiwan. Depuis, il est exposé, seul ou en groupe, à
travers le monde, y compris en Chine. Parmi les expositions les plus notables on peut citer son
exposition personnelle « La Chair des forêts » au musée Zadkine à Paris en 2010, ou l’exposition
« Artistes chinois à Paris » au musée Cernuschi en 2011. Depuis 2017 il est représenté par la galerie
Nathalie Obadia.

C’est cependant la première fois que des œuvres de Wang Keping sont exposées au musée
Guimet. L’exposition prend place dans trois espaces différents du musée. Nous allons
présenter l’organisation générale de l’exposition, tout en nous attardant sur l’étude plus
approfondie de certaines œuvres, qui nous permettra de comprendre le processus créatif de
l’artiste, ainsi que le parti pris muséographique de l’exposition.
L’exposition débute dans les salles d’archéologie chinoise avec l’œuvre Under the Moon.
(Fig. 2). Cette sculpture en bois de cyprès créée en 2010, qui opère une synthèse entre la
forme d’une femme et celle de la lune, est mise en regard avec le zhulong, une œuvre en
néphrite verte du IVe millénaire avant notre ère qui représente un animal mythologique et
est un des chefs-d’œuvre du musée Guimet (Fig. 3). Le parallèle entre les deux œuvres se
justifie par leur forme arrondie, mais aussi, comme l’explique le cartel, car ces deux œuvres
tirent « leur force de la difficulté à travailler les matériaux, de la patience qu’elle requiert ».
Plus loin l’œuvre Bird III, qui est non plus en bois mais en bronze a été placée à côté du
couvercle d’un vase en bronze de l’époque Shang (XVIIIe-XIe siècles avant notre ère) lui
aussi recouvert d’un oiseau. Cette fois l’absence de cartel rend plus énigmatique le
rapprochement des deux œuvres, qui n’est peut-être que formel. Enfin dans cette section
l’artiste présente également Vase, une œuvre en bronze réalisée en 2012, toute en courbes,
elle aussi mise en regard avec les vases de l’époque Shang (Fig. 4 et 5). Peu d’explications
sont données mais on sait par ailleurs que Wang Keping puise une partie de son inspiration
dans l’archéologie chinoise. Il dit lui-même : « je cherche dans ma sculpture ce qu’il peut y
avoir d’universel dans cette forme chinoise primitive et, plus je remonte loin vers l’origine
de cet art, plus je me rapproche de ma conception de l’art contemporain ».
L’inspiration qu’il puise dans l’art chinois ancien est également visible dans la suite de
l’exposition, qui présente juste après quatre sculptures de femmes (Fig. 6-9), qui ont été
réalisées entre 1996 et 2021. Elles ont été placées au milieu des mingqi produits sous la
dynastie des Han (206 avant notre ère à 220 de notre ère). Il s’agit de statuettes funéraires en
terre cuite destinées à accompagner le défunt dans l’au-delà. Il n’est ainsi par rare qu’elles
représentent des épouses ou des courtisanes. Par la simplicité de leurs formes, qui se situent
au juste point d’équilibre entre réalisme et forme pure, les mingqi de l’époque des Han ont
beaucoup inspiré Wang Keping. Une des quatre statues de Wang Keping est d’ailleurs
intitulée Femme Han. Le thème de la femme est extrêmement présent dans l’œuvre de
l’artiste car elle incarne pour lui un symbole de fertilité qui est particulièrement approprié à
la matière vivante et charnelle qu’est le bois. Les figures féminines lui offrent également
l’occasion d’explorer les courbes et les volumes arrondis qu’il affectionne particulièrement.
Le visiteur est maintenant invité à rejoindre au troisième étage le palier dit « aux oiseaux »
pour voir la suite de l’exposition. Cette salle plus confidentielle du musée abrite des
sculptures d’oiseaux en céramique provenant pour la plupart de la Chine du XVIIIe siècle.
Cette fois-ci, le parti pris est assez différent. Ce n’est plus l’inspiration puisée dans l’histoire
de l’art chinois qui est mise en valeur mais au contraire l’universalité des formes. On peut
difficilement reconnaître les espèces des six sculptures d’oiseaux en bois exposées qui sont
d’ailleurs simplement intitulées « Oiseau » ou « Grand Oiseau » (Fig. 10-11). De même, on
ne peut pas déceler une inspiration chinoise particulière. Bertrand Lorquin, conservateur du
Musée Maillol, qui avait exposé des œuvres Wang Keping en 2008, disait que la démarche
créatrice de Wang Keping dépasse « toute notion de style, si ce n’est celui de la nature elle-
même. ».
Dans ses œuvres, l’artiste exploite la forme de la pièce de bois originelle sur laquelle il travaille. De
manière générale, Wang Keping cherche bien plus dans son travail du bois à se laisser guider par la
matière qu’à la soumettre à ses desseins. « Le bois me chuchote son secret », se plaît-il à dire. Il
joue ainsi sur les formes naturelles, les noeuds et les points de rupture des pièces de bois qu’il
travaille. Bertrand Lorquin remarque : « une part de la sculpture est donc déjà faite par la nature ».

L’exposition aboutit enfin dans la Rotonde, la salle du dernière étage du musée qui est entièrement
dédiée aux expositions permanentes et où les œuvres de Wang Keping sont cette fois présentées
seules. Il s’agit d’une série d’œuvres intitulée Acajous, réalisée en 2019 (Fig. 12-13). Les sculptures
présentées dans cette salle se distinguent par leur caractère monumental. Une autre de leurs
particularités vient du fait qu’elles ont toutes été sculptées dans des fourches d’acajou. Elles ont été
livrées à l’artiste sous forme de blocs trapézoïdaux déjà secs, débités et écorcés. Il témoigne lui-
même des difficultés qu’il a rencontrées pour faire émerger des formes de la neutralité de ses blocs,
durs comme de la pierre, alors qu’il a, comme nous l’avons vu, l’habitude de se laisser inspirer par
les formes que prend naturellement le bois. Cela lui a permis d’atteindre un niveau de simplification
des formes plus poussé que jamais. Cette épuration de sa sculpture lui permet de mettre en valeur la
texture de la matière elle-même, l’acajou, qui est un des bois considérés comme les plus nobles.
L’artiste a réalisé un travail important sur la matière. Par un polissage très soigné des œuvres, qui
sont ensuite patinées au chalumeau, le bois, originellement rose pâle, prend une teinte unique rouge
sombre qui l’apparente à du bronze.

Ce n’est pas la première fois que le musée Guimet donne une carte blanche à un artiste
contemporain (mais la seizième). Cependant, le plus souvent les artistes invités occupent
seulement l’espace de la Rotonde et n’investissent pas les espaces dédiés aux collections
permanentes (voir par exemple l’exposition de l’artiste vietnamien Anh Nhan Duc (2021-
2022) ou celle de l’artiste japonaise Chiharu Shiota). Wang Keping n’est toutefois pas le
premier artiste contemporain à prendre cette liberté. En 2020, l’artiste américain Daniel
Arshal l’avait déjà fait. Ses œuvres inspirées de l’antiquité occidentale entraient en dialogue
avec les collections asiatiques, offrant ainsi un dialogue sur la place des objets dans la
culture et le temps. Cette approche est intéressante car elle permet de faire redécouvrir au
public la collection permanente sous un angle particulier et de l’emmener dans des salles
plus rarement visitées - comm,e le palier dit « aux oiseaux » -, tout en occupant un espace
restreint (le manque d’espace est une des problématiques majeures des musées). Le musée
Guimet n’est pas le seul à exposer des artistes contemporains au milieu de ses collections
permanentes. D’octobre 2021 à mai 2022 le musée Nissim de Camondo est investi par
l’artiste anglais Edmund de Waal, également auteur de l’ouvrage Lettres à Camondo. Il
questionne les notions d’identité et d’exil à travers des créations qui entrent en échos avec
les œuvres asiatiques de la collection Camondo.
Wang Keping prend, dans la scénographie choisie, le parti de la discrétion. Ses œuvres sont
placées sur des socles blancs rectangulaires et les cartels qui les accompagnent ne
comportent souvent que les informations essentielles : le titre de l’exposition, le nom de
l’artiste, le titre, la date et le lieu de provenance. Ces éléments permettent tout juste de
distinguer l’exposition temporaire des œuvres de la collection permanente. Aucun panneau
explicatif n’est accroché au mur des salles jusqu’à la dernière salle où se trouvent les
Acajous, où, enfin, on rencontre la biographie de l’artiste, fait assez inhabituel puisqu’il est
d’usage de présenter l’artiste en tout début d’exposition.
D’aucuns pourraient déplorer ce manque d’informations au cours de la visite, qui expliciteraient par
exemple le lien des œuvres de Wang Keping avec les œuvres de la collection permanente, lien qui
apparaît souvent comme étant seulement formel à un regard néophyte. Dans la même pensée, on
pourrait déplorer l’absence de problématique générale à laquelle répondrait un parcours guidé
progressif et analytique. La visite se fait davantage au gré des collections permanentes exposées.

On pourrait répondre à ces critiques que l’absence de contextualisation, de problématisation et


d’explications détaillées n’est pas due à un manque d’investissement muséographique mais est un
réel parti pris de la part de l’artiste et du comité en charge de l’exposition. Si les œuvres
contemporaines veulent se fondre parmi les œuvres anciennes comme si elles avaient toujours été
là, il est logique de ne pas trop perturber le parcours d’exposition classique par une surcharge
d’encarts et de cartels.
De plus, ce parti pris permet au visiteur de jouir simplement de l’esthétique des œuvres qui parlent
d’elles-mêmes. Toutes les œuvres exposées datent de la période française de Wang Keping et ne
comportent donc aucune visée politique ou morale particulière, tandis que l’artiste pousse plus loin
que jamais son exploration de la forme pure. Le message est porté par la comparaison aux œuvres
de la collection, comparaison qui met en lumière le réseau d’influence et les filiations artistiques.
Il est d’ailleurs de plus en plus courant dans les expositions actuelles de ne pas surcharger l’œuvre
par un discours qui peut avoir pour effet de détourner le spectateur de sa contemplation et de la
réduire à n’être que le support du discours intellectuel qu’elle fait émerger. Cela m’avait
particulièrement frappé lors de l’exposition de la collection Al Thani au Musée de la Marine, qui
présentait des chefs-d’œuvre de toutes les époques et de toutes cultures, et dont le rapprochement
mettait surtout en lumière la qualité technique exceptionnelle et la perfection esthétique. De la
même manière, dans son exposition du musée Guimet, l’artiste cherche à offrir une expérience
contemplative pure au visiteur. On peut une fois de plus relier cela à la philosophie chan, dont
Wang Keping est un adepte.
L’historien Michael Sullivan (1916-2013), qui s’est intéressé à l’art de Wang Keping dès son
arrivée en Europe corrobore cette idée par ses propos. Il soutient qu’il faut se garder de trop
d’analyses pour tenter d’expliquer la sculpture de Wang Keping. Il écrit « <l’œuvre de Wang
Keping> peut se défendre seule tant son sens réside dans la forme. Et quelle forme ! ».
Sources :
- Le site du musée Guimet : https://www.guimet.fr/event/bientot-carte-blanche-a-wang-keping/
- Le site officiel de l’artiste : https://www.wangkeping.com/fr/
- Le dossier de presse de l’exposition « Simplicité - Nature - Sensualité » organisée par la Galerie
Nathalie Obadia : https://www.wangkeping.com/wp-content/uploads/2019/07/Dossier-de-
presse_exposition-Simplicitei%CC%80-Nature-Sensualitei%CC%80-Wang-KepingGalerie-
Nathalie-Obadia.pdf
Annexe :

Under the Moon. (Fig. 2).


Silence de Wang Keping (Fig. 1)

(Fig. 4 et 5) : Vase + Vase Shang du muée


Guimet

Zhulong (Fig. 3)

« Oiseau » ou « Grand Oiseau » (Fig. 10-11)

Acajous, réalisée en 2019 (Fig. 12-13)

quatre sculptures de femmes (Fig. 6-9)

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