Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
vraiment traitées.
Peut être que dans la conclusion tu pourrais par exemple revenir plus longuement sur le
lien entre performance qui demande l’action du public et enjeux éthique dans cette
participation proposées.
Marina Abramovic, Balkan Baroque, XLVII Biennale Venise, June, 1997. Performance, 4 jours, 6 heures.
© Marina Abramovic. Courtesy of the Marina Abramovic Archives. Photo: Attilio Maranzano.
Marina Abramovic, Rhythm 0, acquisition de Tate Gallery, Present à Tate Americas Foundation 2017, © Marina
Abramovic. Courtesy of the Marina Abramovic Archives.
A. L’étique kantienne.
L’éthique kantienne est basée sur les théories de la moralité d’Emmanuel Kant, un
philosophe du XVIIIe siècle. La pensée de Kant est fondée sur la morale, une somme de
principes rationnels et universels, qui s’imposent à tout être humain doté de raison. Il
distingue ainsi «la légalité, qui consiste à respecter les lois civiles ou naturelles, de la
moralité, qui consiste à respecter la loi morale, qui est l’expression de la liberté.» 3
La loi morale, selon Kant, est formulée par l’impératif catégorique, qui est un
commandement inconditionnel et absolu, qui ne dépend pas des circonstances, des
conséquences ou des désirs. L’impératif catégorique se décline en plusieurs formules, dont la
plus célèbre est : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi
universelle"4. Autrement dit, il faut agir de manière à ce que notre action puisse être
généralisée à tous les êtres rationnels, sans contradiction ni exception.
L’impératif catégorique implique donc de respecter la dignité et l’autonomie de soi-
même et des autres, de ne pas les traiter comme des moyens, mais comme des fins, de ne pas
mentir, de ne pas voler, de ne pas tuer, etc. Il implique aussi de se conformer au devoir, qui
est la nécessité d’agir par respect pour la loi morale, et non par inclination, par intérêt ou par
crainte. «Le devoir est la seule source de la morale, selon Kant, qui rejette toute considération
de bonheur, de vertu ou de conséquence dans son étique.»5
Peut-on dire que l’art de la performance est moral ou immoral, selon les critères de
Kant ? Il n’existe pas de réponse simple et univoque à ces questions, mais nous pouvons
3
COVA, Florian, La Morale, Emmanuel Kant et l’étique des principes, 2012, p. 90
4
Ibidem.
5
Ibidem.
essayer de les aborder sous différents angles. D’un côté, on peut considérer que l’art de la
performance est un acte de liberté, qui exprime la volonté et la créativité de l’artiste, qui se
donne sa propre loi et qui ne se soumet pas aux lois extérieures. On peut alors voir dans l’art
de la performance une forme d’autonomie, qui est une valeur centrale de l’éthique kantienne.
L’artiste de performance serait alors un «superhomme», qui crée ses propres valeurs, qui
assume sa responsabilité (comme fait Abramovic dans les instructions du «Rythm 0») mais
qui signifie être un superhomme? C’est «l’homme qui accepte le changement et le devenir,
qui dit oui à la vie».6
Mais d’une autre côté, on peut considérer que l’art de la performance est un acte qui
défie la loi morale, qui défie le pensée du spectateur et veut créer une controverse: Balkan
Baroque, l’oeuvre de Marina Abramovic peut être observée sous cet aspect. Il y a un désir de
confronter le public aux problèmes de la guerre, à la douleur des familles qui sont séparés...
Marina Abramovic est au milieu d’une montagne d’ossements tandis qu’elle chante des
chansons de son enfance. La guerre a pris le dessus sur ses souvenirs d’enfance, signifié par la
présence d’un enregistrement de la la voix de ses parents au fond de la salle d’exposition,
alors qu’elle semble prise dans une scene post-apocalyptique, seule entourée d’ossement
ensanglantés de laquelle s’échape une odeur associée à la putriéfaction et à la mort... Cette
œuvre est-elle immorale ? On peut au contraire considéré l’œuvre d’Abramovic, malgré la
violence apparente qu’elle dégage, comme une expression de la moralité Kantienne qui
dénonce ce qu’elle trouve injuste : La décision de tuer les habitant.e.s d’un pays au gré de la
volonté de dirigeants.
Entre ces deux extrêmes, on peut aussi envisager des positions plus nuancées, qui
tiennent compte du contexte, du contenu, de la forme, de l’intention, de la réception et de
l’interprétation de l’art de la performance. On peut alors reconnaître que l’art de la
performance n’est pas un bloc homogène, mais une diversité de pratiques, qui peuvent être
plus ou moins compatibles avec l’éthique kantienne, selon les cas. On peut aussi admettre que
l’art de la performance n’est pas seulement un acte, mais aussi une œuvre, qui peut être
appréciée et jugée selon des critères esthétiques, qui ne se réduisent pas aux critères éthiques.
On peut enfin accepter que l’art de la performance ne soit pas seulement une œuvre, mais
aussi une expérience, qui peut être vécue et partagée selon des modalités affectives,
émotionnelles, cognitives, sociales, culturelles, qui ne se limitent pas aux modalités
rationnelles.
Imaginez-vous dans une galerie : dans l’entrée se trouve une jeune femme debout au
milieu de la salle. Elle porte des vêtements noirs et son visage n’exprime aucune émotion :
elle est telle une statue vivante. Devant elle, se trouve une table surlaquelle sont disposés 72
objets différents (Une rose, un verre avec de l’eau, une plume, un pistolet chargé d’un seule
balle, etc...) ainsi qu’un écriteau sur lequel est écrit : « Instructions. Il y a 72 objets sur la
table que n'importe qui peut utiliser sur moi comme il le désire. Performance. Je suis l'objet.
Pendant cette période, je prends l'intégralité de la responsabilité. Durée : 6 heures (20h –
2h)»...Cette mise en scène dans laquelle réside la performance Rhythm 0 (1974) de Marina
Abramovic et qui questionne notre rapport à la violence.
6
Ibid. P.2
Cette performance Rythm 0 de Marina Abramovic permet particulièrement d’évoquer
la question du public. Il s’agit d’une oeuvre controversée, en particulier parce qu’elle est
interprétée par une femme : « Il s’agissait pour Marina Abramovic de mettre pendant six
heures son corps à la disposition du public. Cette action fut l’occasion de vérifier le peu
d’imagination des spectateurs quant aux représentations (vierge, femme-enfant, maîtresse,
esclave, maman, putain...) de la femme »7.
Marina Abramovic, Rhythm 0, 1974 © Marina Abramovic. Courtesy of the Marina Abramovic Archives.
Dans cette performance, le public est alors libre d’utiliser les objets mise à disposition
sur l’artiste, sans aucune limite. C’est lui qui contrôle l’oeuvre et l’artiste. Au début, les gens
sont timides et respectueux, mais progressivement, ils deviennent plus violents et cruels. Ils
lui coupent les vêtements, lui griffent la peau, lui plantent des épines de rose dans le ventre,
lui mettent le pistolet chargé dans la main, etc. À la fin de la performance, Marina Abramovic
reprend son statut d’être humain, et elle se lève pour affronter le public, qui fuit en silence.
Cette performance montre comment le public peut être impliqué dans la création de l’œuvre
de performance, et comment il peut révéler sa part d’ombre, de violence, de cruauté, ou de
lâcheté.
Cette performance peut être elle-aussi analysée selon les principes de l’éthique
kantienne, qui se base sur la raison, la loi et le devoir. Selon Kant, la moralité d’une action
dépend de son respect de l’impératif catégorique, qui est un commandement universel et
inconditionnel, qui s’exprime par la formule : “Agis de telle sorte que la maxime de ton action
puisse être érigée en loi universelle” 8. Ainsi, pour Kant, il faut agir de manière à ce que notre
action puisse être généralisée à tous les êtres rationnels, sans contradiction ni exception.
À partir de ce point de vue, on peut considérer que la performance Rhythm 0 de
Marina Abramovic est contraire à l’éthique kantienne, car elle viole la loi morale, la dignité et
l’autonomie de l’artiste et du public. En effet, l’artiste se place dans une situation de
7
LEVY, Clara et QUEMIN, Alain, stéréotypes genrés dans l’oeuvre, reconnaissance esthétique et succès marchand
d’une artiste plasticienne: Le cas de Marina Abramovic, 2011, p. 60
8
Ibid, p. 2
vulnérabilité et de passivité, où elle se livre entièrement au public. Elle se traite donc comme
un objet, et non comme un sujet, ce qui est contraire à l’impératif catégorique. Elle se met
aussi en danger, et expose son corps à la violence, à la douleur, à l’humiliation, voire à la
mort, ce qui est contraire à la dignité humaine. Elle renonce aussi à sa liberté, à sa
responsabilité, à sa volonté, ce qui est contraire à l’autonomie rationnelle. De même, le public
se place dans une situation de pouvoir et d’impunité, où il peut faire ce qu’il veut du corps de
l’artiste, sans aucune limite ni conséquence.
Initialement, Rhythm 0 n’avait pas pour but d’amener le public à la lacérer et à sucer
son sang mais la performance a fini par prendre, bien malheureusement, cette tournure.
Rhythm 0 a fini par faire ressortir toute la malveillance et la malfaisance humaine qui se
manifeste face à un corps vulnérable. Marina Abramovic parle ainsi de cette expérience : « Ce
que j’ai appris, c’est que si vous laissez le public décider, il peut vous tuer. Je me suis sentie
vraiment violée : ils ont découpé mes vêtements, planté des épines de rose dans mon ventre,
une personne a pointé le pistolet sur ma tête et un autre lui a retiré. Cela a créé une
atmosphère agressive »9. Est-ce alors la fin de la pensée morale dans l’histoire de l’humanité ?
Conclusion.
L’éthique et l’esthétique son inhérentes l’une à l’autre, comme elles le sont à l’artiste,
à la performance, à l’art et à la vie. Il existe une bataille entre le goût personnel de l’artiste et
le goût du public. L’art de la performance ne peut pas être élaboré sans la perception et
participation du public, est l’expérience personnelle laquelle fait de la performance une œuvre
artistique qui peut être exposé dans les musées et galléries.
La relation entre le public et l’œuvre de performance est une question centrale de
l’esthétique de la performance, qui s’intéresse à l’art qui implique le corps, le temps, l’espace
et la relation avec le public. Le public participe à la création, à la réception et à la
signification de l’œuvre de performance, qui est un art éphémère, qui ne se répète pas à
l’identique, et qui met en jeu des questions de forme, de sens, de valeur et de fonction. La
relation entre le public et l’œuvre de performance est donc une relation dynamique,
interactive, et interprétative, qui contribue à la compréhension et à l’appréciation de l’art de la
performance, qui est un art qui interpelle, qui questionne, qui dérange, qui émerveille, qui
émeut, qui inspire.
9
Ibid, p. 1
Marina Abramovic, Rhythm 0, 1974 © Marina Abramovic. Courtesy of the Marina Abramovic Archives.
Bibliographie.
1.
PAVIS Patrice, La mise en scène contemporaine. Armand Colin, « Hors collection », 2019,
ISBN : 9782200623746. [Consulté le 18 octobre 2023] Disponible à l’adresse :
https://www.cairn.info/la-mise-en-scene-contemporaine--9782200623746.htm
2.
CASSAGNES-BROUQUET Sophi, Marina Abramovic, créatrice en Art corporel. Eléments
d’une biographie, Clio [en ligne]. 30 | 2009, mis en ligne le 15 décembre 2012 [consulté le 18
octobre 2023] Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/clio/9469
3.
WESTCOTT James, Marina Abramovic: Performances éternelles, Genève : Galerie Guy
Bärtschi, 2005. Pages 19-27.
4.
ABRAMOVIC Marina et KAPLAN James, Traverser les murs : mémoires, France : Fayard,
2017.
5.
DE KANIV Nathalie, Le non-conformisme yougoslave : l’art derrière le mur de Berlin,
Revue Défense Nationale, 2022/5 (N° 850), p. 79-82. DOI : 10.3917/rdna.850.0079.
[Consulté le 18 octobre 2023] Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-defense-
nationale-2022-5-page-79.htm
6.
RéJOUIS Rose, Comment il faut pleurer, Esprit, 2017/6 (Juin), p. 24-27. DOI :
10.3917/espri.1706.0024. [Consulté le 18 octobre 2023] Disponible à l’adresse :
https://www.cairn.info/revue-esprit-2017-6-page-24.htm
7.
LEBAILLY Alice, Performeuses : limites du corps et corps de l'autre. Réflexions sur l'œuvre
de Marina Abramovic et Gina Pane, Perspectives Psy, 2011/2 (Vol. 50), p. 110-116.
[Consulté le 18 octobre 2023] Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-
perspectives-psy-2011-2-page-110.htm
8.
ANNE-BRAUN Alexis, Ontologie de la performance artistique, Nouvelle revue d’esthétique,
2021/1 (n° 27), p. 121-130. DOI : 10.3917/nre.027.0121. [Consulté le 18 octobre 2023]
Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2021-1-
page-121.htm
9.
COVA Florian, Emmanuel Kant et l’éthique des principes, dans : Nicolas Journet éd., La
Morale. Éthique et sciences humaines. Auxerre, Éditions Sciences Humaines, « Synthèse »,
2012, p. 85-95. DOI : 10.3917/sh.journ.2012.01.0085. [Consulté le 18 octobre 2023]
Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/la-morale--9782361060312-page-85.htm