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Habibi, les révolutions de l’amour à l’Institut du monde Arabe 

du 27 septembre 2022 - 19 février 2023 

Commissariat : Elodie Bouffard, Responsable des expositions, Khalid Abdel-Hadi, Directeur


éditorial de My Kali magazine, Nada Majdoub, Commissaire associée

Clem SOUCHU M2 DAM : Paris 1 - Panthéon Sorbonne


Habibi, une exposition des limites.

L’exposition Habibi les révolutions de l’amour à l’IMA (Institut du Monde Arabe) s’organise autour
de la rencontre de 23 artistes issus de pays arabes et d'Asie centrale, et s’inscrit dans la
prolongation des tables rondes de l’exposition Divas qui avaient eu lieu en 2021 aussi à l’IMA et
dans lesquels s'était produit un « bouillonnement autour des questions de genre et d'identité
sexuelle dans le monde Arabe1», comme l’explique Élodie Bouffard responsable des expositions
au commissariat. Selon Jack Lang, ancien ministre de la culture de Mitterrand de 1988 à 1992 et
actuel président de l’IMA depuis 2003, l’exposition a comme sujet, « l’expression de désir de vie 2
» des artistes qui la peuplent. Elle traite des intersections vécues par les artistes des identités
queers avec la condition de racisés, et se basent sur un corpus d'artistes transnational,
questionnant la multiplicité des mondes et des vies arabes, qu’ils vivent à l’étranger en diasporas
ou toujours dans leur pays natal.

Ainsi les œuvres exposées se trouvent à la confluence de plusieurs identités et de plusieurs luttes
qui, parfois s'entremêlent ou se dédoublent. Dressant des portraits certes lacunaires de ce que
peut être l’identité queer dans les pays arabes et d’Asie Centrale, mais relevant avec une certaine
justesse le double défi de s’adresser à la fois à plusieurs publics plus ou moins concerné par les
vécus des artistes. Mais surtout de fournir une cartographie salutaire de récits humains,
d'expériences de vie, qui répondent au manque flagrant de notre imaginaire culturel français, ainsi
qu'à nos lacunes concernant nos propres communautés LGBT. De cette façon, l'exposition prouve
certainement que les questionnements de genre et de sexualité invitent aussi à repenser les
frontières.

En matière d’organisation de l’espace et de répartition des œuvres, l'exposition fait un usage


intéressant de l'architecture de l’IMA, pleinement prise à partie. Ainsi, si l’exposition commence à
l’étage le plus élevé et lumineux, graduellement le visiteur descend par une série d'escaliers,
s’engouffrant dans des salles plus sombres aux ambiances néon et fluo évoquant directement
l’univers des boîtes de nuit et du drag qui sont, pour une partie des artistes exposés, un lieu
côtoyer voir même un lieu de travail. L’exposition relève d’une ambiance familière qui saisit par un
sentiment confus et dual, oscillant entre l’impression de monde à part que peut constituer l’espace
de fête, avec la permanence du reste du monde et du contexte extérieur, (politique et répressif
notamment), qui ponctue cette parenthèse et délimite autant géographiquement que
temporellement cet espace éphémère.

1 Citation d’Elodie, BOUFFARD, tiré de l’article d’Elise, LEPINE « "Habibi": quand les révolutions de l'amour
s'invitent au musée », consulté le 18/10/2022 https://www.lepoint.fr/culture/expo-c-est-la-vie-mon-cheri-15-10-2022-
2493846_3.php#11

2 Propos de Jack, LANG, tiré de l’interview vidéo par Pablo, PILLAUD-VIVIEN, « Jack Lang : ‘’ Dans certains pays,
l'art est la seule forme d'expression ‘’ », consulté le 18/10/2022, https://www.youtube.com/watch?v=YiQ1579tHlo
Pour ce qui est des œuvres elles-mêmes, un des fils transversal est celui de l’intimité en relation
avec la performance, dépassant l’opposition intérieure / extérieure. Nous sont présentées des
autobiographies en datas3, des science fictions filmiques4, des détournements artisanaux
moqueurs, des espaces de vie5, et des interviews parlant d’exils et de vie en diasporas 6. Relevant
d’intimités plurielles, ces œuvres aux tonalités parfois sincères parfois ironiques, la plupart du
temps mêlant les deux, traduisent plutôt qu’une apologie de la résilience (valeur libérale incitant à
la performance), un panorama des vulnérabilités, part constituante de l’identité queer. Cette
vulnérabilité n’est pas à saisir comme une faiblesse mais bien comme la condition des relations
sociales humaines. L’exposition d’ailleurs ne s’y trompe pas, dans Out of The Blue de Tarek
Lakhrissi parmi d’autres philosophes est cité Judith Butler, penseuse qui articule cette vulnérabilité
comme « mode de relationnalité qui, de temps en temps vient remettre en question cette
séparation7» entre individus.

Alors un peu facilement on pense à Paris is burning8 de Jennie Livingston parue en 1990,
documentaire ayant fait date comme fragment cristallisé de la communauté noire et latino des balls
rooms new-yorkais des dernières années de la crise du sida. En même temps le parallèle n’est
peut-être pas si faux et superficiel, le lien existe bel et bien dans l'exposition, ne serait-ce que par
la présence de Sultana Drag Queen of the middle east, exilée libanaise aujourd'hui résidente New-
yorkaise interviewé dans le cadre de l’exposition. Une dynamique qu’il ne faut pas oublier est celle
de l'intrusion des visiteurs dans un univers qui n’est (pour la plupart d’entre eux) pas le leur et c’est
là précisément que la comparaison avec Paris is burning est éclairante. Si dans Paris is Burning
un premier pas avait été franchi en donnant la parole aux populations concernées, on aura bien
noté que les bénéficiaires les plus directs de l'œuvre que ce soient économiquement ou en matière
de débouchés professionnelles n'étaient pas ces derniers, de surcroît la caméra demeurait
ultimement dans la main des blancs. Dans Habibi le problème ou peut-être la limite se trouve un
peu plus loin, les artistes en visibilité et rémunéré sont bien issues des communautés directement
concernées, mais cet exercice bien que salutaire ne peut aboutir pleinement, les œuvres ne
pourront être que partiellement comprises, et en fonction du niveau d'attention portée par
l'organisation de l’exposition pour rendre l’œuvre accessible, ou du vécu et connaissance du
visiteur, les limites à la compréhension de l’œuvre seront plus ou moins vite rencontrées, hors
l’exposition Habibi semble bien contenir un élan visant à la compréhension du spectateur vers ce
qu’il ne connaît pas. Un autre objectif possible d’Habibi est de déployer des questionnements
relatifs aux communautés LGBT arabes pour susciter la réflexion sur la façon dont sont traitées
nos propre communautés LGBT blanche ou native française, cette exercice de pensé bien
qu’enrichissant doit cependant rester secondaire, ou alors nous basculerions dans un jeu
narcissique du « parler d’eux pour parler de nous ».

3 A hand routine, Omar, MISMAR, impression, Beirut, 2012, exposition Habibi : les révolutions de l’amour, IMA, Paris

4 Out of the Blue Tarek LAKHRISSI, court métrage, 2019, exposition : les révolutions de l’amour, IMA, Paris,
collection du Frac Aquitaine.
5 2017-2022, Jeanne et Moreau (Lara Tabet et Randa Mirza), 2022, installation, exposition Habibi : les révolutions de
l’amour, IMA, Paris, provenant de la collection des artistes, Marseille.

6 Interview de Sultana Queen Of The Midle East par WNYC « Sultana, The Drag Queen From the Middle East »,
exposition Habibi : les révolutions e l’amour, IMA.

7 Judith, BUTLER, Notes Toward a Performative Theory of Assembly. Harvard University Press. 2015. p.130.

8 Paris is burning, Jennie Livingston, production : Academy Entertainment, distribution Off White Productions, 1990
À cet égard dans le dispositif de l’exposition on note un point assez éclairant qui porte sur la
censure. Habibi possède en effet une partie d’œuvres cachées et inaccessible au moins de 18
ans, si l’on peut comprendre la volonté d’isoler le public mineur d’œuvres à caractère érotique
voire pornographique9, il reste malgré tout légitime de se demander si ce genre de mesure est
systématique à n’importe quelles œuvres relevant du critère sexuel, et ainsi on peut douter que
des œuvres relatives à une culture et des pratiques hétérosexuelles eurent reçu le même
traitement. Par ce biais le dispositif de l’exposition nous livre donc un aveu de ce qui est jugé
acceptable et montrable, et sans doute cela ne relève pas de la volonté du commissariat entourant
cette exposition qui a le but inverse à cela, mais on peut y voir la façon dont les corps et pratiques
homosexuelles sont encore jugés choquantes et non naturelles aujourd'hui en France. L’exposition
semble d’ailleurs consciente dans une certaine mesure de ce bégaiement et peut-être même en
joue t-elle, le dispositif cachant les œuvres étant constitué d’un pan de murs recouverts de bandes
diagonales jaunes et noires à la limite d’un procédé comique d’interdit évoquant plus une
délimitation de danger sanitaire, de crime ou de science-fiction qu’un dispositif visant à filtrer les
visiteurs de l’exposition. Cependant même si la démarche serait en effet ici consciente, le résultat
reste cependant toujours le même.

Une des œuvres les plus sobres sur sa disposition mais qui est particulièrement forte et
représentative de l’exposition est a Hands routine d’Omar Mismar qui livre un très bel usage d’une
data visualisation sensible qui comme son nom l’indique déploie un graphique des gestes et
positionnement des mains lors d’une virée en voiture. Ici sont retranscrites plusieurs bulles de
sensation et d’intimité qui traduisent du quotidien de la communauté homosexuelle libanaise,
vivant dans un régime politique où l’homosexualité est toujours légalement punie. Visuellement
sont retracées les discussions anodines du quotidien, les disputes, les échanges tendres, sexuels
du couple, mais aussi par des éléments pictographiques sont signalés les éléments extérieurs
proches à la voiture, un piéton, un conducteur en moto, un nid-de-poule sur la route, ou la police
entre autres, en conséquence sont aussi indiqués les dés-serrages de mains qui en résultent,
catégorisé selon la nature abrupte et la rapidité auxquels ces éloignements surviennent créant
ainsi un suivi très évocateur de la rythmique des mains du couples. Avec ce lieu de la voiture on
saisit la nature complexe et en tension entre intérieurs / extérieurs, intimité et publique. L’œuvre
d’ailleurs invite à une pause au sein de l’exposition et une temporalité beaucoup plus longue afin
d’arriver à sa compréhension, l’impression en petits caractères nécessite une proximité accrue à la
surface imprimée, ce qui accompagne le sentiment intimiste et peut-être aussi voyeur de
s’approcher d’une fenêtre de voiture et de regarder ce qu'il s'y passe. Lors de ma visite de
l'exposition la remarque d’une inconnue à côté de moi a retenu mon attention « Je comprends pas,
ça parle de quoi ? » avant de s'éloigner et de partir pour le reste de l’exposition. Illustrant peut-être
la force de l'œuvre qui semble prendre compte des limites mêmes du format de l’exposition en
prenant celle-ci à partie pour affirmer son propre propos, en ne prétendant pas rendre cette
expérience visible ou compréhensible de tous. 

Pour ce qui est du reste, les visiteurs qui connaissent ce sentiment si particulier de honte et de
peur qui accompagne le fait de lâcher la main de leur partenaire à l’approche d'inconnus seront
sans doute eux aussi heureux de se sentir vu et compris à un niveau intime rarement atteint dans
le cadre muséal.

9 Bed Works, Soufiane, ABABRI , dessins aux crayons sur papier, exposition Habibi : les revolutions de l’amour, IMA,
Paris, collection de l’atiste Gallerie Praz Delavallade, Paris, New York

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