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Toussaint Louverture, aspirait-il à l’indépendance pour Haïti ?

De 1793 à 1801, Toussaint Louverture s’est imposé comme


le personnage le plus influent de la colonie française de
Saint-Domingue (Haïti). Dès sa présentation comme chef
des rebelles, dans sa proclamation au camp de Turel, le 23
août 1793, Toussaint a clairement établi son programme
politique : « Je veux que la liberté et l’égalité règnent à
Saint-Domingue ». Depuis, il a affronté ses ennemis de
l’extérieur comme de l’intérieur pour se propulser comme
chef suprême de la colonie. Il s’est battu pour l’Espagne
contre la France, il a lutté pour la France contre l’Espagne,
il a défait l’Angleterre. Il s’est positionné face à ces
puissances en fonction de l’importance qu’elles ont
accordée à la question de la liberté dans leur agenda.

A partir de 1794, Toussaint s’est rangé définitivement en


faveur de la France qu’il a appelée « la mère patrie ». Mais
à chaque occasion, il a forcé la France à comprendre qu’il
n’a pas été qu’un simple sujet. Il a toujours trouvé un
moyen pour expulser les représentants directs de la France
de la colonie, en premier lieu ceux qui lui paraissaient
gênants. En plus de mépriser les autorités françaises dans
la colonie, Toussaint a mis en application les ordres qui
venaient de la France au gré de sa volonté. Selon certains
spécialistes de la période, Toussaint voulait amener la
France à accepter l’idée de considérer Saint-Domingue
comme un état associé, un régime politico-administratif qui
va être effectif 150 ans plus tard dans les anciennes
colonies de la France, l’Angleterre, la Hollande, entre
autres. Les spécialistes qui soutiennent cette thèse
estiment, avec raison, que Toussaint était en avance sur
son temps. Toussaint voulait-il vraiment, uniquement, faire
de Saint-Domingue un territoire autonome ? N’a-t-il jamais
nourri un projet d’indépendance pour la colonie ?

Il y a plusieurs éléments qui font d’un territoire un Etat


indépendant. Considérons quatre des plus importants de
ces éléments dans le cadre de cet article : une constitution,
une armée, une diplomatie, une économie. Leur mise en
place, leur développement, leur dépendance ou autonomie,
leur force ou faiblesse au moment où Toussaint Louverture
était la principale autorité de Saint-Domingue permettront
de mieux appréhender le positionnement du premier des
noirs.

Constitution

La définition la plus simple que les politologues donnent à


une constitution se traduit dans une expression très connue
en Haïti : « la loi mère ». C’est le document juridique qui
établit l’existence d’une nation.

En mars 1801, Toussaint Louverture a convoqué une


assemblée constituante pour rédiger une constitution. Deux
mois plus tôt, il a fait son entrée à Santo-Domingo (la partie
espagnole de l’île) faisant fi des ordres venus de France. Il
s’est ainsi imposé comme le chef de l’île entière. Le 7 juillet
1801, la première constitution de l’Amérique latine a été
promulguée, dans la colonie française de Saint-Domingue.

La constitution de 1801 a spécifié avec clarté les notions de


liberté et d’égalité. Elle a garanti l’égalité des races, l’égalité
des chances et l’égalité de traitement devant la loi. L’article
3 du texte stipule : « Il ne peut exister d’esclaves [à Saint-
Domingue], la servitude y est à jamais abolie. Tous les
hommes naissent, vivent et meurent libres et Français ».
On y retrouve donc l’idéal de Toussaint Louverture, un
aboutissement de la proclamation de Turel. Au moment de
présenter la constitution à la population, Toussaint a insisté
dans une proclamation : « Mes concitoyens, quels que
soient votre âge, votre classe ou votre couleur, vous êtes
libres et la constitution qui m’a été remise aujourd’hui a
pour but de préserver cette liberté à jamais ».

Il est important de souligner le caractère indépendantiste du


geste de Toussaint Louverture. Il a publié les lois
fondamentales de la colonie sans avoir le consentement
préalable de la métropole. Il s’est accordé les pleins
pouvoirs. Il s’est déclaré gouverneur général à vie. Il s’est
donné le droit de nommer son successeur.

En clair, la France n’avait plus rien à dire de la destinée de


Saint Domingue. C’était un acte d'indépendance sans le
dire. Avec cette constitution, il était clair dans l’esprit de
Toussaint Louverture que non seulement les hommes de la
colonie sont libres, mais la colonie elle-même était
souveraine.
Diplomatie

Un autre élément qui permet de catégoriser un territoire en


état indépendant ou non c’est sa diplomatie. La latitude
d’un territoire à défendre ses intérêts sur le plan
international, en établissant des relations, en déclarant la
guerre ou proclamant la paix avec un autre pays, est
déterminante dans sa catégorisation juridico-politico-
administrative. Cela permet de terminer s’il s’agit d’un
territoire ou d’un Etat.

Toussaint Louverture a considéré la diplomatie comme une


affaire de grande personne, à prendre très au sérieux. En
1798, les Etats-Unis ont imposé un embargo sur les
produits venant des colonies françaises, en raison d’un
conflit entre la France et les Etats-Unis. Toussaint a pris de
son chef la décision d’entamer des négociations avec le
président des Etats-Unis, John Adams, pour mettre fin à
l’embargo. En février 1799, le congrès américain a levé
l’embargo partiellement en autorisant certaines colonies
françaises à faire du business avec les Etats-Unis. Les
historiens estiment que cette loi a été faite sur mesure pour
Saint-Domingue. C’est pour cela que les historiens
appellent cette décision la « Clause Toussaint ».

Quelques mois plus tard, Toussaint a négocié avec


l’Angleterre l’évacuation de ses troupes de Jérémie et du
Môle Saint-Nicolas. A cet effet, Toussaint et le général
Maitland ont signé un accord secret le 31 août 1798 ; un
accord secret pour la France. Philippe Roume, le
représentant de la France dans la colonie, n’a pas apprécié
ces initiatives de Toussaint Louverture qui a osé négocier
avec des ennemis de la France. Mais sa désapprobation,
Roume l’a gardée secrète pour ne pas froisser Toussaint.

Logiquement, les autorités de la colonie n’étaient investies


d’aucun pouvoir pour négocier avec les pays étrangers.
Cependant, pour Toussaint, les choses étaient claires. Il est
impossible à la France de dicter unilatéralement les
aspirations de la colonie.

Economie

L’économie a un rôle très important dans l’administration de


Toussaint Louverture. « Non ! Un homme ne peut pas être
libre s’il ne travaille pas », a-t-il déclaré à ces concitoyens,
en particulier les nouveaux libres. Le plus grand défi de
Toussaint Louverture, comme gouverneur général, était de
faire revivre l’économie du pays après les années de
guerre.

Ceux qui parlent d’Haïti oublient souvent que, quand on fait


référence à Haïti comme « La perle des Antilles », c’était au
moment où les colons français exploitaient la sueur et le
sang des africains et leurs descendants dans la colonie.
Haïti n’a jamais été une perle des Antilles pour les Haïtiens.
Haïti était la colonie la plus prospère de toutes les colonies
françaises. La Perle des Antilles était donc pour la France.
Les choses ont changé depuis le soulèvement des
esclaves. Le rêve de Toussaint était de faire que Saint-
Domingue redevint la perle des Antilles, cette fois au profit
des habitants de la colonie.

Depuis 1791, beaucoup de paramètres ont changé dans la


colonie. Les esclaves avaient mis le feu partout pour
ramener les colons à la raison. Ils étaient prêts à réduire le
pays en cendre de manière à obtenir leur liberté. Ensuite,
beaucoup de colons avaient fui la colonie au début de la
révolution. Plusieurs se sont installés à Cuba et dans la
Nouvelle Orléans, aux Etats-Unis. De plus, depuis 1793, il y
a eu une autre réalité dans la colonie : l’esclavage n’existait
plus. Les nouveaux libres, qui étaient nés esclaves ou qui
venaient d’Afrique pour être mis en esclavage, n’avaient
plus le désir de travailler la terre. L’esclavage a dévalorisé
le travail, en particulier l’agriculture.

Pour remédier à cette situation, Toussaint a adopté


certaines des mesures les plus contestées de son
administration. Dans ses discours il incitait ses
compatriotes à travailler pour « désapprouver les ennemis
de la liberté qui pensent que les noirs ne sont pas prêts
pour être libres. Comme le discours ne passait pas, il a
utilisé la répression pour forcer les citoyens de retourner
travailler dans les plantations où ils étaient esclaves.
L’armée a reçu la mission de réprimer le vagabondage. Le
plus dur pour les nouveaux libres est qu’ils ont été
contraints de retourner travailler dans les plantations où ils
avaient été esclaves. Les anciens esclavages sont devenus
des travailleurs salariés. Les taxes ont été payés et sont
restés dans la colonie. Ce « caporalisme agraire » a
permis, en peu de temps, de faire revivre l’économie de la
colonie.

Toussaint, tout en proclamant son attachement à la France,


a rejeté l’obligation « Tout par et pour la métropole » du
colbertisme. La France a perdu l’exclusivité sur les produits
de la colonie. Toussaint a décidé d’ouvrir les ports de Saint-
Domingue au commerce avec les Etats-Unis et l’Angleterre,
les ennemis de la France de surcroît. C’était une autre
grande première de la période. Plusieurs années après,
Haïti va signer des accords commerciaux donnant à
certains pays le statut de nation la plus favorisée. Pour
Toussaint, le privilège revenait aux plus offrants. Les
revenus qui provenaient de la relance économique ont été
utilisés au renforcement de la défense de la colonie.
Bordeaux, Nantes, la Rochelle, Paris ont dû en souffrir.
Toussaint savait pertinemment que la France ne resterait
pas silencieuse.

Armée

Toussaint doit sa carrière et son renommée à l’armée. Il en


est conscient. « J’ai mené la guerre contre trois pays et les
ai vaincus tous les trois », a-t-il fièrement déclaré. En 1792,
il a fait ses premières armes sous les ordres de Biassou,
qui commandait une garnison dans l’armée espagnole.
Rappelons que, en 1793, l’Espagne, en guerre contre la
France, a utilisé la brillante stratégie de promettre la liberté
ainsi que des terres à tous ceux qui acceptaient de se
battre contre la France. Toussaint a fait ses débuts comme
médecin de feuille de l’armée. Très vite, le rôle obscur ne
lui convenait plus. Il a eu sa propre garnison.

En 1794, attiré par la liberté générale proclamée par la


France, Toussaint a tourné dos à l’Espagne. Il a rejoint la
France avec toute sa garnison. Les spécialistes parlent
d’environ 4.000 soldats. Ceux qui étaient sous le
commandement de Toussaint se sont distingués par leur
discipline et leur entrainement à l’européenne.

Toussaint a toujours su marier diplomatie et force militaire.


Son expérience lui a fait comprendre que l’armée est un
élément central à la réalisation des objectifs politiques. Il a
constitué un corps d’élite dans sa garnison ; ce corps l’a
accompagné dans les combats les plus décisifs. A partir de
1798, il a montré une obsession pour la militarisation de la
colonie. Il a acheté beaucoup d’armes des Etats-Unis. En
principe, Toussaint était un général français. Son armée,
une armée d’une colonie française, devrait être au service
de la France. Mais dans la réalité, Toussaint a fait en sorte
que l’armée soit à son service et au service de la liberté et
de l’égalité dans la colonie, quitte à prendre les armes
contre la France.

En 1801, Napoléon Bonaparte, a envoyé à Saint-Domingue


une grande expédition dirigée par son beau-frère, le
général Victor Emmanuel Leclerc, pour y rétablir
l'esclavage. Les meilleurs régiments de l’armée terrestre
française prenaient place dans les navires en direction de
Saint-Domingue. On dénombrait plus de 40.000 soldats
professionnels, dont des vétérans qui avaient l’habitude
d’accompagner Napoléon dans ses campagnes militaires.
C’est en voyant les puissants navires français à la rade du
Cap que Toussaint a lancé à ses troupes « Nous allons
affronter une coalition contre la liberté, alors pas de demi
mesures. Nous devons vivre libre ou mourir ».

L’expédition française a amené des réserves seulement


pour deux mois. Elle n’imaginait pas les habitants de cette
colonie aussi déterminés à sauvegarder leur liberté. Elle
croyait surtout avoir affaire à affronter une bande de
rebelles sous-équipée et mal entrainée. Mais depuis plus
d’une décennie, Toussaint rassemblait des esclaves et
quelques hommes libres pour bâtir une grande armée. En
1802, ils étaient 12.000 hommes disciplinés, entraînés et
équipés. Aux côtés de l’armée ‘professionnelle’, il y avait
des milliers de combattants armés de piques et de
machettes, prêts à tout pour mettre fin à trois siècles
d’exploitation. Cette dernière catégorie avait des dents
contre Toussaint en raison de son caporalisme agraire.
Mais, il en voulait plus à la France qui voulait les remettre
en esclavage.

La guerre finale a duré environ deux ans. Toussaint a


résisté durant les premiers moments. Finalement il a été
arrêté par traitrise, en plein cessez-le-feu. Expédié en
France, il a été emprisonné au Fort-de-Joux. Il est mort le 7
avril 1803. Quelques mois plus tard, l’armée de Saint-
Domingue a mis la France en échec.

Conclusion
Les spécialistes qui soutiennent fermement que Toussaint
Louverture voulait uniquement une forme d’Etat-associé
font fausse route. Toussaint était abonné a tous les
journaux publiés à Paris. Il avait son service de
renseignement en France. Il connaissait ce qu’il se passait
dans la mère-patrie. Il devrait être conscient que la route
qu’il prenait ne l’emmènerait pas vers une sorte de ‘colonie-
état-associé’ à la France.

Le consul général des Etats-Unis, Edward Stevens, qui


suivait de près les actions de Toussaint, a donné un aperçu
de son observation : « Louverture est en train de prendre
des mesures doucement mais surement. Il préservera les
apparences pendant un certain temps. Mais quand la
France interfèrera trop dans les affaires de la colonie, il
jettera le masque et déclarera l’indépendance ».

Certes, Toussaint n’a jamais écrit ni déclaré ouvertement


qu’il aurait un projet de proclamer la colonie indépendante
de la France. D’abord, Toussaint n’avait pas l’habitude de
montrer son vrai visage. Aujourd’hui encore, c’est à force
de recherches que des historiens continuent de découvrir
des actions dans lesquelles Toussaint aurait été impliqué
sans laisser de trace. Ensuite, Toussaint, en dépit de ses
bons rapports avec les Etats-Unis et l’Angleterre, était
prudent quant aux intentions de ces puissances. Il ne
pouvait pas prendre le risque de laisser la colonie à couvert
au risque de se faire engloutir par les Etats-Unis,
l’Angleterre et l'Espagne qui avaient des yeux sur Saint-
Domingue.
Les déclarations de fidélité de Toussaint à la mère-patrie ne
se sauraient aucunement constituer des preuves pour saisir
le fond des relations souhaitées avec la France. Avec une
constitution, une diplomatie autonome, une économie
florissante et une armée puissante, Saint-Domingue avait
cessé d’être une colonie que la France pouvait continuer de
diriger à distance. Au contraire, ces quatre éléments
montrent que la France a perdu sa colonie, au moins,
depuis 1801.

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contre la France, il a lutté pour la France contre l’Espagne,
il a défait l’Angleterre. Il s’est positionné face à ces
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n’a pas été qu’un simple sujet. Il a toujours trouvé un
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