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Sur les Gilets jaunes : Autour d’une insurrection impure

Sur les Gilets jaunes offre explore le caractère paradoxal de la révolte des Gilets jaunes, révolte
prolétarienne au discours interclassiste. Par-delà ce dernier, il nous invite à faire fi de la « pureté
militante » qui nous paralyse en vue de comprendre cette révolte sans précédent.

Tristan Leoni, Sur les Gilets jaunes, Entremonde, coll. Senonevero, 2023, 10€

Sur le gilets jaunes livre une analyse serrée des Gilets jaunes, loin des clichés habituels, portant un
regard d’une admirable justesse sur cette révolte trop souvent moquée, méprisée — encore
aujourd’hui. Une révolte qui a suscité la méfiance — sinon la défiance – de l’extrême-gauche et de
toute l’ultra-gauche. Il s’agissait pourtant là d’une révolte « essentiellement prolétarienne », portant,
paradoxalement, un discours « à base d’unité et de démocratie (…) fondamentalement
interclassiste. » [p.52] Et c’est bien là que l’analyse de Tristan Leoni fait mouche, elle porte au-delà,
par-delà les postures et les discours tenus par les Gilets jaunes, cherchant à expliquer ce paradoxe.
Portant ainsi une critique acerbe à un travers trop commun aujourd’hui au sein de l’extrême-
gauche ; celui de la « pureté militante ».

La révolte des Gilets jaune est la conséquence d’un profond ras-le-bol ; et, lorsqu’un vase déborde,
il ne faut pas s’attendre à ce qu’émerge une synthèse claire de toutes ses gouttes de souffrances…
Les occupants des ronds-points n’ont donc pas formulé une liste de « revendications », plutôt posé
une multitude de demandes variées et multiformes.
p.69

Les Gilets jaunes : une révolte de prolétaire. Vraiment ?


Oui, le discours les Gilets jaunes est dénué de concepts politiques clés ; on ne parle pas
d’exploitation, de prolétaires [p.45]. On ne remet pas en cause le capitalisme en tant qu’organisation
sociale. L’État quant à lui est perçu comme régulateur. Les femmes Gilets jaunes sont méfiantes à
l’égard du féminisme, préférant parler de « lutte féminine »[p.56]. On pourrait égrener encore
longtemps nombre d’éléments qui tendraient à montrer le caractère conservateur de cette révolte ;
pour autant cette révolte est essentiellement composée de prolétaires 1. On pourrait même aller
jusqu’à affirmer (avec provocation) que ce discours conservateur qu’elle porte est bien la preuve de
son caractère éminemment prolétarien. Non parce que le ou la prolétaire serait par essence

1 Comme le signale justement Tristan Leoni « on a rarement vu un mouvement avec une aussi grande proportion
d’ouvriers. (…) Les professions de ceux qui, le lundi, passent en comparution immédiate dans divers tribunaux en
disent long ; électricien, chauffeur-routier, intérimaire, menuisier, imprimeur, bûcheron, ouvrier agricole, maçon,
etc. » [p.50]
réactionnaire, mais plutôt à cause de l’organisation sociale au sein de laquelle la ou le prolétaire a
cru, fait sa croissance. Du discours dominant qui y règne ; un discours réactionnaire.

Ainsi les « commentateurs d’extrême-gauche » ratent l’essentiel quand ils raillent les symboles
utilisés par les Gilets jaunes — qu’il s’agisse de La marseillaise, des drapeaux français, de
Marianne. Quand ces commentateurs moquent les positions « apolitiques » défendues par les Gilets
Jaunes. Quand ils se gaussent quant aux revendications des Gilets jaunes, n’y voyant alors qu’une
révolte d’une supposée « classe moyenne ». L’essentiel à côté duquel passent ces commentateurs est
qu’une révolte, a fortiori la révolution qu’ils appellent de leurs vœux, ne peut être « pure ».
Constituée seulement d’individus maîtrisant tout le bréviaire militant, ayant connaissance de ce
qu’est le capitalisme, du rôle primordial qu’y joue l’État.

Ajoutons que dans et par ces railleries s’exprime un profond mépris de classe [p.43]. En effet,
l’écrasante majorité des Gilets Jaunes sont des primo-manifestant·e·s, que pour nombre d’entre
elles et d’eux, il s’agit de leur engagement politique. Ainsi quand tel ou telle Gilet jaune brandit un
drapeau français ou entonne la Marseillaise2, ce n’est pas tant à cause de l’instillation du
nationalisme que du football3, que ces deux symboles renvoient également, chez les Gilets jaunes à
la Révolution française. Cette dernière étant l’un des seuls épisodes révolutionnaires qu’il
connaissent [p.96]. L’éducation nationale étant, comme on le sait, avare en cours au sujet des deux
Communes de Paris ou de la Révolution allemande de 1919. « La seule révolte d’ampleur que ne
peut occulter l’Éducation nationale est bien la Révolution française. »[p.96], ainsi s’expliquent les
références répétées et appuyées des Gilets jaunes à cette dernière.

De même, s’explique en grande partie l’absence de concepts clés politiques dans leurs discours.
Comme le souligne très justement Tristan Leoni, les « personnes qui ont un minimum de conscience
de ce qu’est le capitalisme, de son fonctionnement, qui y sont opposées » sont une minorité très
réduite en France [p.83] et ailleurs. La révolte des Gilets jaunes ne fait que souligner ce constat
implacable.

La lutte des classes s’inscrit à nouveau de manière visible et violente dans la chair comme dans la
pierre. Que l’on pense par exemple aux processus de gentrification à l’œuvre dans de nombreuses
villes de France et l’on comprend le plaisir que peut procurer à certains prolétaires le saccage d’un
centre-ville bourgeois un samedi après-midi (…). Sans que les mots ne soient prononcés, c’est la

2 Suscitant malaise et cringe chez le ou la militant·e d’ultra-gauche lambda.


3 Ce dernier ne se résumant pas simplement au spectacle sportif, en effet, nombre de mouvements populaires sont nés
aux abords sinon dans les stades de football, que l’on pense au Hirak Algérien. Voir Mikaël Correia, Une histoire
populaire du football, La découverte, 2018.
vieille contradiction capital/travail qui perce à nouveau. Nous sommes donc bien loin d’une révolte
nationale et identitaire.
p.122

Et la misogynie, l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ?


Sur les gilets jaune revient également sur les quelques incidents problématiques qui ont éclaté ici ou
là dans le cadre de la révolte des Gilets jaune. L’un des plus signifiants étant celui survenu à
Flixecourt [Somme], en novembre 2018, où des Gilets jaunes ont dénoncé à la gendarmerie la
présence de plusieurs migrants cachés dans un camion-citerne. Pourtant, la question de
l’immigration est restée, comme le montre Tristan Leoni, tout à fait marginale dans le discours des
Gilets jaunes, non dans une perspective internationaliste certes, mais bien plutôt parce que
l’immigration est un des sujets les plus clivants et aurait ainsi nuit à l’unité à laquelle appelait les
Gilets jaunes [p.116].

Pour autant qualifier la révolte des Gilets jaunes de raciste serait tout à fait erroné. Comme le
souligne très justement Tristan Léoni, il est nécessaire de distinguer entre racisme et xénophobie ;
certes les deux vont souvent de pair, ce n’est pas le cas dans le cadre de la révolte des Gilets jaunes.
En effet, les témoignages évoquant la mixité sur les ronds-points ne manquent pas, contrairement à
nombre d’idées reçues, il y a bien eu participation de prolétaires issus d’une immigration extra-
européenne [p.103]. De la même manière, sur les ronds-points, Tristan Léoni note que « mes
orientations sexuelles de tel ou tel Gilet jaune n’importent pas (...), elles ne sont pas un sujet. »
[p.61] L’hétérosexualité y est en effet implicitement la norme, mais elle « n’est autre que celle qui,
globalement, domine encore dans la société. » [p.61]

On a également reproché aux Gilets jaunes le caractère hétéronormé de leur révolte. En effet, point
de revendication à l’égalité salariale, le rôle auquel sont astreintes les femmes (reproduction de la
force de travail) ne fait pas l’objet de critique. Au contraire on revendique les activités domestiques,
notamment celles de la mère, faire foyer, avoir des enfants sont autant de comportements jugés
comme quelque chose de « normal » et de « naturel » [pp.58-59]. Une fois de plus, jugé les Gilets
jaunes à l’aune de ces considérations c’est faire de fi de l’organisation sociale au sein de laquelle
nous (sur)vivons. Aussi conséquente fût-elle, la révolte des Gilets jaunes n’a pas bouleversé la vie
quotidienne, elle est restée structurée par le travail, «tant que la Gilet jaune bosse huit heures par
jour, tant que les enseignants s’occupent des enfants durant la journée, l’ordre genré des choses ne
peut être remis en cause, car, même si dans la lutte hommes et femmes sont sur un pied d’égalité, il
n’en va pas de même dans la sphère privée — un réel bouleversement poserait inévitablement la
question du travail domestique, principalement effectué par les femmes et lié à la reproduction de la
force de travail. » [p.60]

Le rôle fondamental de l’antisémitisme moderne (depuis la rédaction par la police secrète tsariste
des Protocoles des Sages de Sion), un rôle incapacitant et détournant de la contestation sociale, est
ici manifeste. De ce point de vue, Dieudonné n’est pas tant la cause que le symptôme d’une crise
plus profonde. L’incessante critique des banques et de la finance internationale à laquelle se livrent
les Gilets jaunes trouve en partie son origine dans l’imaginaire collectif antisémite forgé sur internet
qui, bien que se voulant moderne, intello et subversif, n’est qu’un replâtrage des vieux poncifs sur
les juifs et la banque.
p.135

De l’impureté de l’insurrection
C’eût pu être le titre ou du moins le sous-titre de Sur les Gilets jaunes, il s’agit là d’une évidence,
mais d’une évidence qu’il nous faut garder en tête. Il ne peut advenir de révolte ou de révolution
« pure », chacune a porté des influences néfastes, des dérives, elles ont été et seront toujours
empreintes des croyances de leur temps. Juger d’une révolte à l’aune de son vocabulaire, de l’usage
ou non de concepts politiques et ou philosophiques, sans prendre le temps de réfléchir et de saisir
(tenter du moins) les enjeux à l’œuvre ne peut être que prolonger le cycle des défaites politiques.

Quant au militant radical, qui sait tout de la « révolution » espagnole, il se demande soudain si, en
cas d’attaque contre la préfecture, il sera seulement tenu au courant (…) et si demain, les balles
réelles ne siffleront pas dans les rues. Il se dit que ce n’est pas possible, que les conditions ne sont
pas réunies, que ce n’est pas du tout prévu, que rien n’est d’ailleurs prévu et que, de toute façon, le
prolétariat n’est pas prêt ! Pourtant, dans la rue, les Gilets jaunes sèment le chaos…

p.195

Par-delà cette révolte inédite qu’ont incarné les Gilets jaunes, Sur les gilets jaunes permet de
comprendre au mieux les dynamiques de ce mouvement inédit, proprement prolétarien. Nous
n’avons tenté ici d’en illustrer certaines lignes de force, nous n’avons bien évidemment pas épuisé
cet essai des plus fascinants qui a paru, pour la première fois, sous la forme d’un feuilleton sur le
site DDT21 [Douter de tout].
important La composition de classe de la révolte des Gilets jaunes est essentiellement
prolétarienne ; et ce ne sont pas les quelques éléments issus d’autres classes qui suffisent pour la
qualifier d’« interclassiste ». Par contre, et c’est paradoxal, le discours qu’elle porte, à base du’nité
et de démocratie, et lui fondamentalement interclassiste.
p.52.

L’analyse de ce mouvement est également l’occasion pour Tristan Leoni de fustiger les postures de
nombre de groupes d’extrême-gauche, d’autonomes et d’anarchistes,

contrairement à ce qu’on a pu (et qu’on continue de) lire ici ou là.

Pour Tristan Leoni le caractère éminemment prolétarien de ce mouvement

il porte un regard d’une admirable justesse sur ce mouvement trop souvent moqué, méprisé —
encore aujourd’hui. Tristan Leoni a participé au mouvement, à partir de l’acte II, le 24/11/2018 et ce
jusqu’au 5/02 /2019, ainsi est-ce à la fois en tant que militant, acteur (parmi d’autres) du
mouvement qu’il opère son analyse. Position qui se double d’un regard plus englobant. La
perspective de Tristan Leoni est doublement radicale ; radicale dans sa description minutieuse du
mouvement — de son avènement à son péréclitement

Initialement paru sous la forme d’un feuilleton sur le site Douter de tout [DDT21], à l’occasion de
sa publication sous format papier, Sur le gilets jaunes n’a fait l’objet que de retouches mineures
[p.15]. Au long des 7 chapitres composant l’ouvrage, Tristan Leoni s

L’ouvrage aurait pu également avoir pour titre De l’impureté de l’insurrection… tant Tristan Léoni
insiste, tout au long de l’essai sur le rapport que peuvent entretenir certains militants (soi-disant) de
gauche ou même de ce qu’il nomme l’« extrême gauche » avec ce type de mouvements. En effet, ce
qu’il faut retenir avant toute chose de l’analyse serrée qu’opère Tristan Léoni de la révolte des
Gilets Jaunes c’est qu’il n’existe pas et que n’a jamais existé une révolte (révolution) propre.
Le monde, l’organisation sociale au sein de laquelle nous (sur)vivons étant traversée de violences et
d’oppressions de toutes sortes quoi de plus normal que ces mêmes maux (trouver un meilleur terme)
chez des individus ayant cru – fait leur croissance — au sein de cette organisations sociale. Ainsi,
avant de se lancer dans des jugements à l’emporte-pièce, dans le mépris mu par nos habitus, c’est à
un pas de côté que nous invite Tristan Léoni, à voir par-delà les … et les … des prolétaires, en cela
l’analyse de Tristan Léoni est proprement radicale, tant elle s’attaque à la racine du mal (trouver
meilleur terme) ; à savoir l’État.

L’État à la racine de l’idéologie


Sur les gilets jaunes s’astreint d’abord à démonter le récit médiatique (politique) présentant le
mouvement comme éminemment de droit, comme un mouvement fascisant.

Avec cette reprise de son feuilleton de mai à juillet 2019 publié sur le blog DDT21, Tristan Leoni
livre une analyse fine et convaincante de ce soulèvement qui fut bref, si l’on met de côté sa lente
phase de décomposition, mais qui trancha avec les mouvements sociaux des dernières décennies.
L’auteur montre, à rebours d’autres interprétations exagérant le caractère « impur » du mouvement,
que la révolte des « gilets jaunes » fut essentiellement un mouvement de prolétaires, mais qui
éludait systématiquement la question de l’exploitation pour maintenir une exigence d’unité au nom
d’un « peuple travailleur » aux contours flous. Ils entendaient rallier des catégories sociales (petits
entrepreneurs, artisans, commerçants) que leurs actions réelles, par leur radicalité et leurs effets sur
la propriété, devaient nécessairement repousser. Mouvement de classe, annonçant le retour de la
centralité de l’opposition de classe, il se mouvait sur le terrain de l’interclassisme (adresse à l’État,
appel à une justice redistributive, exigence démocratique).

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