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INTRODUCTION
Chapitre 1
Le point de vue économique
Chapitre 2
L’intervention gouvernementale
au Canada
1
CHAPITRE
LE POINT
DE VUE
ÉCONOMIQUE
5. PERSONNE NE PERD
autre de 50 places est affectée à un groupe qui en comprend 60. Tous les étudiants
touchés par cette anomalie sont des nouveaux. Comme les deux groupes en cause
approuvent la réaffectation des salles, ils en retirent sûrement un bien-être accru.
Personne d’autre dans l’École n’est touché.
Certains étudiants sont avantagés par le changement, sans qu’aucun soit désa-
vantagé ; on peut donc en déduire que le nouvel horaire représente une amélioration.
L’économiste parle alors de quasi-unanimité. En améliorant le sort de certains sans
nuire à quiconque, la modification de l’horaire permet d’accroître le bien-être collec-
tif. L’horaire initial n’est donc pas optimal. Il peut être amélioré parce qu’il apparie
mal les salles et les groupes, et qu’il utilise mal les locaux disponibles. Le graphique 1-1
illustre l’amélioration de bien-être résultant de ce deuxième aménagement : la satis-
faction des nouveaux s’est accrue et celle des anciens ne diminue pas pour autant.
6. L’UNANIMITÉ PERDUE...
R ares sont les changements qui font seulement des heureux, qu’il s’agisse d’un
réaménagement d’horaire ou d’une politique économique. La plupart des
mesures gouvernementales font des gagnants et des perdants. En autorisant l’accès
des produits étrangers au Canada, le gouvernement favorise les consommateurs, au
détriment des travailleurs. En renforçant les règles portant sur la pollution, il avan-
tage les amants de la nature, mais c’est la population dans son ensemble qui devra
financer le coût de l’effort d’épuration. La disparition d’un terrain de golf permet
la construction de nouvelles maisons, mais elle peut influer sur la qualité de vie des
8 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
personnes habitant à proximité (encadré 1-2). Comment évaluer une politique qui
engendre des gagnants et des perdants ? Comment déterminer son effet sur le bien-
être collectif ?
Supposons qu’une salle de cours de 100 places soit réservée à un groupe de 80 étu
diants, alors qu’une autre de 75 places soit allouée à un groupe de 90 étudiants. La
permutation des salles semble tout indiquée : le bien-être devrait augmenter si on
plaçait le groupe plus nombreux dans la grande salle. Mais les 80 étudiants du
premier groupe désirent conserver leur salle de 100 places ; ils ne voient pas d’un
bon œil qu’on leur octroie une salle plus exiguë. Ils seraient défavorisés au profit de
l’autre groupe. Qu’advient-il du bien-être collectif si on procède au changement ?
S’accroît-il ? Diminue-t-il ? Reste-t-il constant ? Est-il même possible de se prononcer ?
Les autorités pourraient trancher en recourant à une règle arbitraire ou en éva-
luant la situation en se basant uniquement sur le nombre de personnes touchées.
Seuls 80 étudiants sont désavantagés par la modification, alors que 90 autres sont
favorisés. Mais il se peut que le groupe plus restreint attache une grande impor-
tance au cours en question, tandis que l’autre verrait son horaire modifié pour un
cours que d’aucuns jugent accessoire (il s’agit peut-être d’un cours à saveur écono-
mique !). Le nombre de personnes touchées ne constitue donc pas un critère adéquat
parce qu’il ne reflète pas l’intensité des préférences.
S’il était possible de quantifier les gains et les pertes de bien-être enregistrées par
chaque étudiant et d’en faire la somme, ne pourrait-on pas prendre une décision en
se fondant sur le total obtenu ? Une somme positive indiquerait que le bien-être
collectif se serait accru, dans le cas contraire on conclurait à une réduction du
bien-être. Toutefois, il est impossible de mesurer la satisfaction de chaque étudiant
ou encore celle de chaque résident touché par un changement de zonage. Alors,
comment prendre une décision ? Il faudrait quasiment être en mesure de comparer
les satisfactions individuelles pour se prononcer. Cependant, comment comparer le
bonheur de deux personnes différentes ? Quand un individu est plus heureux qu’il
ne l’était et que son voisin l’est moins, dira-t-on que le bonheur collectif augmente
ou qu’il diminue ? Il est impossible de se prononcer parce qu’on ne peut pas com-
parer les bonheurs individuels. Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’issue ? Pas tout à fait.
Il existe une solution. On peut reformuler le problème de manière à s’abstenir de
comparer les bonheurs individuels et à respecter la règle de la quasi-unanimité.
7. L’UNANIMITÉ RETROUVÉE
Supposons qu’on ait pu conclure le marché : les deux parties en tirent sûrement
des avantages ; à tout le moins, personne n’est désavantagé. Les nouveaux perdent
l’avantage de la grande salle, mais l’aide reçue des anciens compense amplement cet
inconvénient. Les anciens obtiennent le changement désiré, mais ils doivent dédom-
mager les nouveaux. Le marché leur convient, sans quoi ils l’auraient refusé. Ils
sont eux aussi avantagés, même s’ils doivent consacrer du temps précieux à aider les
nouveaux. Une fois la compensation versée par les anciens, personne ne perd et cer
tains gagnent. Le bien-être collectif s’accroît sûrement si les anciens dédommagent
pleinement les nouveaux, tout en améliorant leur propre sort. L’allocation des salles
10 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
Satisfaction
des nouveaux
R7 R4 R6
Moyenne Compensation
R5
Grande Satisfaction
des anciens
Comment évaluer un changement d’horaire qui avantage les anciens, au détriment des nouveaux (passage de R4 à
R 5) ? Si les gagnants (anciens) peuvent dédommager les perdants (nouveaux) tout en améliorant leur sort (passage
de R 5 à R6), le changement obtient la quasi-unanimité après compensation et améliore l’allocation des ressources.
Si les anciens ne bénéficient pas assez du changement pour être en mesure de dédommager les nouveaux, le
changement de grille d’horaire n’accroît pas le bien-être collectif. Dans une situation de ce genre, les anciens
seraient désavantagés par le changement une fois qu’ils auraient pleinement dédommagé les nouveaux (passage
de R 5 à R7). La libéralisation des échanges avec l’étranger s’analyse de la même façon. En avantageant les consom-
mateurs (anciens) et en pénalisant les travailleurs (nouveaux), l’ouverture des frontières (passage de R4 à R 5) a des
effets contradictoires sur le bien-être collectif. Après compensation (passage de R 5 à R6), cette politique améliore
l’allocation des ressources : les consommateurs gagnent et les travailleurs ne perdent pas.
peut donc être améliorée : on peut la modifier au profit de tous, à condition que les
gagnants indemnisent les perdants. Le principe de compensation permet de trans-
former le problème initial de façon à retrouver la quasi-unanimité, sans qu’on doive
comparer les satisfactions individuelles (graphique 1-2).
On peut utiliser cette méthode pour analyser les politiques économiques. Le
gouvernement pourrait financer un programme d’épuration en levant des impôts
auprès des citoyens qui jouiront d’un environnement épuré. Si les amants de la
nature sont encore gagnants après avoir financé l’effort d’épuration, le programme
améliore l’allocation des ressources, sans qu’il y ait de perdants. Parce qu’il obtient
la quasi-unanimité, le programme est évalué positivement par l’économiste. L’en-
cadré 1-3 donne un exemple de compensation dans le cas d’une centrale électrique
au charbon.
8. L’UNANIMITÉ POTENTIELLE
Source : Adam Goodhart, « Something in the air », The New York Times, 8 février 2004.
9. MISSION ACCOMPLIE ?
S upposons que les nouveaux rejettent la proposition des anciens. À leurs yeux,
l’aide promise ne les dédommage pas assez de la perte des avantages que pré-
sente la grande salle. Par ailleurs, les anciens ne sont pas disposés à bonifier leur
offre ; ils ne retirent pas assez d’avantages du changement pour obtenir le consen-
tement des nouveaux. Le marché ne se conclura pas et le changement de grille
horaire n’aura pas lieu.
Si les gagnants ne retirent pas assez d’avantages pour dédommager les perdants,
le changement n’améliore pas l’allocation initiale. S’il est impossible de modifier la
grille horaire sans que quelqu’un se juge désavantagé même après versement de la
compensation, cet horaire est optimal. Si toute modification susceptible d’être
apportée engendre nécessairement au moins un perdant ne pouvant être dédom-
magé, il faut en conclure que l’horaire ne peut pas être amélioré. En consultant le
graphique 1-2, on voit bien que tout changement, quel qu’il soit, ferait baisser la
satisfaction d’au moins un groupe après compensation.
12 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
Supposons que les autorités aient exploré, au moyen de l’ordinateur, toutes les
modifications possibles à l’horaire initial. Aucune combinaison ne leur a échappé.
Elles ont apporté tous les ajustements qui amélioraient le sort de certains étudiants
sans nuire aux autres. Toutes les autres modifications étudiées ont été rejetées parce
qu’elles auraient désavantagé certains étudiants, même en tenant compte de la com-
pensation. L’horaire obtenu ne peut plus être modifié de manière à augmenter le
bien-être collectif, il est optimal. Les autorités ont accompli leur tâche avec brio et
peuvent s’accorder un répit bien mérité. Est-ce vraiment le cas ? Ont-elles trouvé
l’horaire idéal ? Pas tout à fait.
Parmi tous ces horaires efficaces, les autorités doivent choisir l’horaire le plus
équitable. Qui aura le plus grand nombre de cours le lundi matin ? Les nouveaux ?
Les anciens ? Quel doit être le traitement relatif des divers groupes ? C’est le problème
de la distribution. Sur quoi se fonder pour choisir ? Comment comparer des horaires
qui diffèrent seulement du point de vue distributif ? Il n’existe pas de solution unique
à ce problème. Il en existe plusieurs, qui sont équivalentes, mais les choix s’effec-
tuent selon les valeurs de chacun. Une direction attentive aux besoins des nouveaux
et aux difficultés qu’ils rencontrent opterait pour un horaire favorable aux nou-
veaux. « Il est déjà assez difficile d’entreprendre une première année à l’université
sans avoir en plus un horaire impossible ! Nos anciens comprendront », pourrait-on
entendre dans les corridors. L’association étudiante, dominée par les anciens, ten-
terait d’obtenir un horaire qui leur soit plus favorable : « Les anciens ont le droit de
choisir le meilleur horaire. Laissons les nouveaux se débrouiller. » Quel système de
valeurs privilégier ? La compassion ou le droit d’aînesse ?
Par ailleurs, s’il importe de bien exploiter les ressources, il faut aussi se préoccu-
per de la distribution des revenus entre les individus. Le fait de maximiser le revenu
total et le bien-être de la collectivité en assurant une allocation optimale des res-
sources ne constitue que le premier volet de la démarche de l’économiste ; il convient
en second lieu de s’intéresser à la répartition du revenu et du bien-être entre les
personnes. Les deux préoccupations sont indissociables dans toute analyse des
politiques économiques.
Il est évident que les revenus sont répartis inégalement. S’ils ne recevaient pas
les prestations du gouvernement, certains jeunes parviendraient mal à subsister.
Les familles monoparentales ont peine à joindre les deux bouts et attendent impa-
tiemment leurs prestations d’aide financière gouvernementale pour arrondir les fins
de mois. Des personnes âgées vivent sous le seuil de la pauvreté et craignent qu’une
grève ne retarde le versement de leur pension de vieillesse. D’autres groupes sont par
contre à l’abri de toute préoccupation financière ; leurs placards regorgent de vête-
ments et de chaussures, ils vivent dans un château et disposent de plusieurs voitures.
À première vue, le problème de la distribution des revenus peut paraître simple.
Certains groupes sont défavorisés d’une façon qui est inadmissible dans une société
civilisée et humaine et on doit leur assurer un revenu décent. Néanmoins, le pro-
blème est plus délicat qu’il n’y paraît de prime abord. En deçà de quel niveau de
revenu peut-on dire que les personnes âgées manquent de ressources ? S’il y a
consensus pour leur assurer une qualité de vie minimale, personne ne s’entend sur
le revenu qu’il conviendrait de leur garantir. Si pour certains le régime de pensions
actuel est trop généreux, pour d’autres il est nettement insuffisant. Doit-on se
contenter d’aider les démunis ou faut-il égaliser davantage les revenus ? Faut-il
confisquer les revenus jugés excessifs ? La réponse à ces questions fait appel à des
jugements de valeur et renvoie à un choix de société. Il appartient aux élus de faire
ce choix et de déterminer la distribution des revenus la plus équitable. L’économiste
ne peut pas proposer son aide en sa qualité d’économiste. S’il a acquis des compé-
tences qui lui permettent d’analyser l’allocation des ressources, il n’a par contre
aucune compétence particulière qui l’autorise à définir la distribution des revenus
la plus juste. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une question de compétence, mais d’une
question de valeurs.
F aut-il hausser le salaire minimum ? Quel beau thème pour un débat animé
entre un dirigeant syndical et un représentant patronal ! On imagine facilement
que la discussion puisse se révéler un dialogue de sourds et que l’auditeur en sorte
en ayant l’esprit plus confus qu’autrement. Bien sûr, chaque adversaire a des intérêts
à défendre et ses interventions pourraient en être teintées. En outre, le risque de
confusion est grand parce que le débat pourrait porter tour à tour sur les faits et
sur les valeurs.
Le représentant patronal peut insister sur les conséquences allocatives d’une
hausse du salaire minimum, plus particulièrement sur les effets que celle-ci pour-
rait avoir sur la capacité concurrentielle des entreprises et sur la création d’emploi.
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE 15
T oute décision de politique économique repose sur une analyse à deux volets.
Pour répondre à la question sur le salaire minimum, deux démarches sont
requises. Il faut d’abord déterminer les conséquences de la mesure : Quels seront les
effets probables d’une hausse du salaire minimum sur le fonctionnement de l’éco-
nomie et sur la situation des démunis ? Il faut ensuite évaluer ces conséquences :
Compte tenu de ces effets, la hausse du salaire minimum est-elle souhaitable ?
Améliore-t-elle la situation ? Permet-elle d’atteindre l’objectif visé au moindre coût
possible ?
16 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
Satisfaction
des démunis
R1 R2
Gain des
démunis } R0
Satisfaction
des contribuables
La société se situe initialement au point R0. L’allocation des ressources est optimale, puisque R0 se situe sur la
frontière de satisfaction, mais les revenus sont distribués inégalement : les démunis atteignent un niveau de satis-
faction nettement plus faible que les contribuables. Afin d’aider les démunis, le gouvernement peut leur verser des
paiements de transfert ou fournir gratuitement certains services publics. La gratuité des services publics coûte cher
au contribuable, puisqu’elle s’applique à tous les consommateurs des services publics, et pas seulement aux per-
sonnes à revenu modeste (passage de R0 à R1). Une aide plus sélective, comme les transferts aux démunis, serait
moins coûteuse (passage de R0 à R 2) ; pour la même augmentation de satisfaction chez les démunis, elle nécessite
un débours (perte de satisfaction) plus faible de la part des contribuables. Les deux programmes éloignent la
société de la frontière de satisfaction, parce qu’ils entraînent une allocation non optimale des ressources, mais le
programme de transferts aux personnes à revenu modeste occasionne un éloignement plus faible de l’optimum.
préférences, il est devenu plus facile d’approfondir le problème de base. Il aurait été
laborieux d’analyser la question en posant l’existence d’une vingtaine de groupes
ayant des goûts distincts et cela n’aurait pas permis de mieux comprendre le pro-
blème. Au contraire, les explications auraient été plus lourdes et la compréhension
plus faible. L’essence du problème aurait pu nous échapper.
L’arsenal des économistes comprend une pléthore de modèles, chacun ayant ses
particularités et son utilité propres parce qu’ils visent à expliquer des aspects diffé-
rents de la réalité. On reproche souvent à ces modèles de manquer de réalisme, de
s’écarter de la « vraie vie », du concret. Dans un certain sens, ce manque de réalisme
supposé ne représente pas une faiblesse, mais bien une force. Pour être productif,
un débat doit être discipliné. Il faut qu’il y ait un langage commun, des points de
repère. Une discussion sans balises ne mène nulle part, puisque les participants
refusent de s’imposer une discipline et que leurs interventions vont dans toutes les
directions. Le recours à un modèle contraint les protagonistes à organiser le
débat et permet qu’un échange constructif ait lieu entre des intervenants aux idées
divergentes.
L’histoire du Petit Chaperon rouge, de Charles Perrault, est amusante (pour les
enfants), malgré tout elle a aussi des vertus didactiques. Si un père de famille veut
sensibiliser son fils de trois ans aux dangers que présentent les inconnus, il peut
aborder le sujet en adulte, de façon sérieuse et abstraite, en essayant d’expliquer
pourquoi les inconnus constituent un danger, surtout quand ils offrent des frian
dises. Il n’est pas certain que l’enfant saisisse bien le message : une conversation de
ce genre ne correspond pas à sa façon de voir les choses. Comment peut-il avoir des
échanges avec son père sur un ton aussi sérieux ? L’exercice est improductif, le père
et le fils ne parlant pas le même langage. En racontant l’histoire du Petit Chaperon
rouge et en prenant bien soin de présenter dans les moindres détails la rencontre
avec le loup, le père peut transmettre ses préoccupations à son fils. Bien sûr, cette
histoire est pure invention : les loups ne parlent pas. Pourtant, cette histoire invrai-
semblable a son utilité si elle fait passer le message du père, sans compter qu’elle
permet aussi d’endormir les enfants !
Le modèle économique s’apparente à l’histoire du Petit Chaperon rouge ; il
raconte en quelque sorte une histoire simple. Des petits malins diraient qu’il permet
aussi d’endormir les étudiants ! Certes, il est irréaliste (car les loups ne parlent pas),
là n’est pas la question. Il faut plutôt se demander s’il atteint ses objectifs. Favorise-
t-il la tenue d’un débat discipliné ? Permet-il d’avoir des échanges productifs en
axant la discussion sur le même aspect de la réalité ? Permet-il au débat de pro
gresser ? Facilite-t-il la compréhension du phénomène étudié ? S’il réussit à faire
comprendre un seul aspect de la réalité, le modèle est utile. Même s’il n’englobe pas
toute la réalité, il est réaliste dans la mesure où il permet d’en appréhender correc-
tement une dimension.
CHAPITRE
L’INTERVENTION
GOUVERNEMENTALE
AU CANADA
1. Introduction
2. Les dépenses publiques
3. Les impôts
4. Les dépenses fiscales
5. La réglementation
6. Les entreprises d’État
7. Conclusion
22 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
1. INTRODUCTION
cette fin. Dans ce cas, les dépenses des administrations publiques sont exprimées
en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) de manière à mieux apprécier leur
ampleur par rapport à la taille de l’économie.
Toutes les dépenses publiques ne reflètent pas le même type d’intervention. Elles
se répartissent en deux catégories : les dépenses exhaustives, qui englobent les
achats de biens et de services, et les dépenses non exhaustives, ou paiements de trans-
fert, qui regroupent les débours à caractère redistributif ainsi que les intérêts sur la
dette publique. Exprimées en pourcentage du PIB, les dépenses exhaustives indiquent
la proportion de la production nationale que le secteur des administrations publiques
absorbe pour fournir des biens et des services à la collectivité. Elles mesurent en
quelque sorte la proportion des ressources qui sont affectées en vertu des choix
arrêtés par les autorités. Mesurés en pourcentage du PIB, les paiements de transfert
indiquent quelle est la proportion du revenu national redistribuée par les autorités.
Le tableau 2-1 présente, en pourcentage du PIB, les dépenses exhaustives, non
exhaustives et totales des administrations publiques au Canada pour certaines
années choisies pendant la période allant de 1926 à 2005 ; le graphique 2-1 illustre
leur évolution pour toute la période, l’écart entre les dépenses totales et les dépenses
exhaustives mesurant les dépenses non exhaustives. L’importance croissante des
dépenses publiques dans l’économie canadienne ressort nettement de ces données.
Alors qu’elles représentaient seulement 15,1 % du PIB en 1926, les dépenses totales
des administrations publiques canadiennes atteignaient 52,1 % en 1992, pour
ensuite passer à 38,3 % en 2005. Près de 40 % des revenus générés dans l’économie
n n n G rap h ique | 2-1 Les dépenses des administrations publiques (en pourcentage
du PIB), Canada, 1926-2005
60
50 Paiements de transfert
Dépenses exhaustives
40
30
20
10
0
1926 1943 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992 1996 2000 2004
Sources : Données antérieures à 1961 : Canadian Tax Foundation, The National Finances 1992, Toronto, 1992, p. 3.11-3.15.
Autres données : CANSIM, tableaux nos 380-0022 et 380-0016.
canadienne transitent donc par le secteur public. Cette seule donnée fournit une
idée, quoique insuffisante, de l’importance considérable du secteur public dans
l’économie canadienne.
La croissance des dépenses publiques s’est par ailleurs accompagnée d’une modi-
fication de leur structure, les paiements de transfert passant de 31,6 % des dépenses
totales en 1955, à 48,6 % en 1995, puis à 41,8 % en 2005. La fonction redistributive
a donc joué un rôle croissant dans les activités gouvernementales jusqu’en 1995,
puis son importance a diminué légèrement jusqu’à aujourd’hui. Le graphique 2-1
rend compte de ce phénomène d’une manière particulièrement claire ; on observe
que l’écart entre les courbes des dépenses totales et des dépenses exhaustives s’ac-
centue régulièrement jusqu’en 1995, puis s’atténue progressivement jusqu’en 2005.
La crise des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale font accroc à la crois-
sance soutenue et régulière du secteur public. On comprend facilement que l’inter-
vention gouvernementale s’amplifie durant les périodes de crise de ce genre, pour
ensuite retomber à des niveaux plus normaux. La Deuxième Guerre a donné lieu à
une forte croissance des dépenses publiques en biens et en services : l’effort de
guerre alors consenti a accentué la présence gouvernementale dans l’économie
jusqu’à atteindre 44,5 % du PIB en 1943. Elle a aussi provoqué une hausse marquée
des paiements de transfert durant les années d’après-guerre. Quant à la crise des
années 1930, elle a exigé une augmentation substantielle des paiements de transfert
pour aider les personnes fortement touchées en raison de la situation économique.
Comme elle a par ailleurs entraîné une baisse marquée de la production nationale,
l’effet exercé sur le rapport entre les dépenses publiques et le PIB a été double.
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA 25
L’ampleur des dépenses gouvernementales varie selon les pays (graphique 2-2).
Pour certains pays membres de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), ces dépenses représentaient plus de 50 % du PIB en 2005.
C’est le cas de la Suède (56,6 %), du Danemark (53,2 %), de la France (53,8 %), de la
Finlande (50,7 %), de la Hongrie (50,6 %) et de la Belgique (50,1 %). C’est en Corée
et en Irlande que la part des dépenses gouvernementales dans le PIB a été la moins
élevée, soit respectivement 28,1 % (en 2004) et 33,7 %.
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3. LES IMPÔTS
peut en effet servir d’instrument pour modifier les choix des agents et le fonction-
nement de l’économie. Le simple fait, par exemple, de réduire la taxe de vente pour
augmenter du même montant la taxe d’accise sur le tabac peut correspondre à la
volonté d’intervenir davantage. Dans la mesure où les autorités veulent ainsi décou-
rager l’usage du tabac en le rendant plus coûteux, il y a de fait une intervention
gouvernementale plus poussée, sans qu’on ait à hausser les impôts ni les dépenses.
On admettra qu’il est impossible de mesurer l’ampleur de l’intervention prenant la
forme d’une structure particulière de la fiscalité. On peut par contre jeter un regard
rapide sur la composition des recettes gouvernementales donnée au tableau 2-2.
L’impôt sur le revenu des particuliers constitue la principale source de fonds publics,
procurant aux gouvernements 31,2 % de leurs revenus en 2004-2005. Les taxes à la
consommation (taxes de vente, taxes et droits d’accise, droits de douane, etc.)
représentaient 21,1 % des recettes. Les cotisations d’assurance sociale (assurance-
emploi, assurance maladie, régimes publics de retraite) ont pris une importance
particulière depuis quelques années, atteignant 6,8 % des recettes totales ; elles sont
perçues sur la masse salariale et s’apparentent à cet égard à un impôt direct. Les
impôts fonciers ont longtemps constitué d’importantes sources de revenus, mais ils
ne représentent plus que 9,5 % des recettes publiques. Ils demeurent toutefois la prin
cipale source de recettes autonomes des gouvernements municipaux. Comme l’in-
dique la taille modeste des revenus provenant de la vente de biens et de services (8,7 %),
les gouvernements fournissent généralement leurs services de façon gratuite.
L’ampleur des recettes gouvernementales et la composition des sources de revenus
varient selon les pays. En 2004, pour les pays membres de l’OCDE, les revenus
provenant des impôts et des taxes, exprimés en proportion du PIB, variaient de 19 %
pour le Mexique à 50,4 % pour la Suède (graphique 2-3). Les recettes provenant des
impôts sur le revenu et les bénéfices représentaient 4,7 % du PIB au Mexique, alors
que cette proportion était de 29,5 % au Danemark (graphique 2-4). Enfin, les revenus
provenant des taxes sur les produits et les services s’établissaient à 4,7 % du PIB aux
États-Unis et à 16,0 % du PIB en Islande (graphique 2-5).
n n n G rap h ique | 2-3 Les impôts et les taxes (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2004
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n n n G rap h ique | 2-4 L’impôt sur le revenu et les bénéfices (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2005
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n n n G rap h ique | 2-5 Les taxes sur les produits et les services (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2004
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L a croissance rapide des dépenses publiques durant les années 1970 a donné lieu
à des pressions sur les gouvernants pour qu’ils exercent un contrôle plus serré
des fonds publics. Les dépenses publiques se sont d’ailleurs stabilisées vers la fin des
années 1970. On serait tenté d’en conclure que l’intervention gouvernementale s’est
stabilisée, elle aussi. Mais les autorités disposent d’un arsenal d’instruments qui
n’impliquent pas de débours. Incitées à mieux contrôler leurs dépenses, elles n’en
ont pas moins continué d’intervenir, mais en recourant davantage à des instru-
ments plus discrets sur le plan budgétaire, comme les dépenses fiscales.
Les dépenses fiscales sont des revenus auquel un gouvernement renonce en
accordant une réduction d’impôt à une catégorie donnée de contribuables. Elles
peuvent prendre la forme d’une exonération d’impôt, d’une exemption, d’une déduc-
tion ou d’un crédit d’impôt. En vertu des exonérations, certains revenus, comme la
première tranche de 500 $ des bourses d’études, ne sont pas assujettis à l’impôt.
Les exemptions visent à assurer l’équité du régime fiscal en permettant au contri-
buable de déduire de son revenu imposable certaines dépenses non discrétionnaires,
résultant par exemple de sa situation familiale. C’est ainsi que la plupart des régimes
fiscaux prévoient des exemptions de personne mariée et des exemptions pour les
enfants à charge. Les déductions sont semblables aux exemptions : elles retranchent
du revenu imposable le montant de certaines dépenses particulières, comme les
frais de scolarité et les dons de charité. Les crédits d’impôt ont pour effet de réduire
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA 29
directement l’impôt à payer. Le régime fiscal canadien prévoit entre autres des cré
dits d’impôt pour les enfants à charge et pour les contributions à un parti politique.
Un exemple bien connu de dépense fiscale est le régime enregistré d’épargne-
retraite (REER), créé en 1957 par le gouvernement canadien pour, justement,
encourager les Canadiens à épargner en vue de leur retraite. Les cotisations à un
REER permettent aux contribuables de réduire leur revenu imposable. Deux effets
positifs découlent de cette réduction : d’une part, les contribuables ont moins d’im-
pôt à payer et, d’autre part, ils peuvent avoir droit à des crédits d’impôt – notamment
à des crédits pour la TPS et la TVQ – qui autrement leur seraient refusés en raison
d’un revenu imposable trop élevé. Pour le gouvernement canadien, le manque à
gagner associé au REER était estimé à 7,7 milliards de dollars pour l’année 20055.
Une dépense fiscale est une intervention similaire à une dépense, sauf que, ne
donnant pas lieu à un débours, elle n’apparaît pas dans les dépenses publiques. Le
gouvernement peut ainsi réaliser certains objectifs sans qu’on ait l’impression qu’il
dépense davantage. Un gouvernement qui désire encourager la construction rési-
dentielle ou faciliter l’accès à la propriété peut subventionner l’achat d’une résidence
(dépense publique) ou accorder une déduction fiscale pour le paiement de l’intérêt
hypothécaire (dépense fiscale). Chacune de ces mesures constitue une intervention
dans l’économie. Cependant, la première est plus visible parce qu’elle figure dans
les dépenses publiques, tandis que la deuxième est plus discrète, ce qui permet au
gouvernement de viser le même objectif sans gonfler son budget.
On ne dispose pas encore d’une méthode permettant de mesurer les dépenses fis
cales avec toute la précision souhaitée6. D’une part, l’ampleur de ces dépenses dépend
entre autres choses du taux marginal d’impôt s’appliquant aux contribuables qui
bénéficient de privilèges fiscaux. D’autre part, il n’existe pas de critères précis pour
déterminer si une provision fiscale donnée constitue une dépense fiscale privilé-
giant un groupe particulier de contribuables ou si elle représente une exemption
nécessaire dans tout régime fiscal qui se veut équitable : c’est le cas notamment du
crédit d’impôt non remboursable de la déclaration de revenus du Québec. Néan-
moins, il est utile de faire l’addition des dépenses fiscales pour en illustrer l’ampleur.
En 2005, les 270 dépenses fiscales du gouvernement du Québec étaient estimées à
17,0 milliards de dollars, ce qui représentait environ 31 % des recettes fiscales du
gouvernement ; 68 % de ces dépenses provenaient du régime d’impôt des particu-
liers, 12 % du régime d’impôt des sociétés et 20 % du régime des taxes à la consom-
mation7. Pour chacun de ces régimes, le dépense fiscale la plus importante était,
respectivement, celle qui était associée au REER (plus de 2 milliards de dollars), celle
qui avait trait au crédit d’impôt pour la recherche et le développement (538 millions
de dollars) et celle qui était liée à la détaxation des produits alimentaires de base
(plus de 1 milliard de dollars)8.
5. LA RÉGLEMENTATION
S i elles n’apparaissent pas dans les dépenses publiques, les dépenses fiscales ont
néanmoins des effets sur le solde budgétaire, puisqu’elles entraînent une dimi-
nution des recettes. D’autres instruments d’intervention n’ont à peu près aucune
30 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
répercussion budgétaire, mais ils peuvent toutefois exercer des effets considérables
sur le fonctionnement de l’économie. C’est notamment le cas de la réglementation
qui permet au gouvernement d’intervenir sans modifier son propre budget. En
fixant des règles, les autorités reportent en quelque sorte les conséquences budgé-
taires de leur intervention sur le secteur privé.
Le Conseil économique du Canada définit la réglementation comme « l’imposi-
tion de contraintes sanctionnées par l’autorité d’un gouvernement et conçues dans
l’intention de modifier sensiblement le comportement économique dans le secteur
privé9 ». Par exemple, la loi antitabac au Québec modifie le comportement des
fumeurs en interdisant la cigarette à l’intérieur des endroits publics et à moins de
9 mètres de certains édifices afin de protéger les non-fumeurs et de prévenir le
tabagisme. Toute réglementation vise à contraindre les individus à adopter des
comportements jugés désirables par les gouvernants.
On peut distinguer trois types de réglementations : la réglementation directe (ou
économique), la réglementation sociale et la réglementation administrative. La
réglementation directe vise essentiellement à encadrer certains aspects de la concur-
rence dans un secteur donné, par exemple dans les télécommunications, la distri-
bution du gaz et de l’électricité, le transport aérien, etc. Elle porte surtout sur la
fixation des prix, les conditions d’entrée et de sortie, la nature des services fournis.
La réglementation sociale vise habituellement des objectifs socioéconomiques plus
larges et ne se limite pas à un secteur d’activité particulier ; elle touche notamment
la protection de l’environnement, la santé et la sécurité au travail, les conditions de
travail et la protection du consommateur. La réglementation administrative
s’adresse aux pouvoirs publics et vise à préciser les modalités à suivre – rapports à
produire et délais à respecter, par exemple – pour recueillir de l’information auprès
des personnes, des groupes et des entreprises en vue de l’application des politiques
gouvernementales10.
La réglementation est présente – pour ne pas dire omniprésente – dans une multi
tude de secteurs de la vie économique, sociale, politique et culturelle. Ainsi, certaines
municipalités et arrondissements du Québec imposent même des contraintes à leurs
citoyens quant aux races de chiens qu’ils peuvent posséder. En raison de leur agres-
sivité, les bull-terriers (pitbulls) sont interdits dans quatre arrondissements de l’île
de Montréal (Kirkland, Lachine, Outremont et Sainte-Geneviève) et les municipa-
lités de Saint-Jean-sur-Richelieu et de Sherbrooke, outre le fait qu’elles bannissent
cette race de chien, imposent des restrictions relatives à la possession de rottweilers
et de mastiffs11. Il n’existe pas de méthodes permettant de mesurer adéquatement
le niveau de la réglementation. Toutefois, le volume de lois et de règlements en
fournit une bonne approximation12 ; au Québec, par exemple, la production législa
tive et réglementaire atteint une moyenne de plus de 7 500 pages par année. En 2003,
environ 473 lois et 2 345 règlements étaient en vigueur, ce qui représente respecti-
vement 15 000 et 21 000 pages13.
Les lois visant à réglementer ont habituellement une portée générale, définissant
de manière large les objectifs à atteindre et les moyens à prendre pour y parvenir.
La Loi sur la qualité de l’environnement, adoptée par les législateurs québécois en
1972 et modifiée au cours des années, ne décrit qu’en termes généraux la manière
dont le gouvernement entend protéger l’environnement. En fait, son application
repose sur 64 règlements additionnels : pour ne donner qu’un exemple, le règlement
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA 31
sur la qualité de l’atmosphère comporte près de 100 articles14. Les directives, les
ordonnances, les autorisations, etc., sont, comme les règlements, autant de moyens
de mise en œuvre de la réglementation. Contrairement aux lois, qui doivent être
adoptées par le Parlement, le contenu des règlements est précisé par les fonction-
naires et par les organismes de réglementation en vertu des pouvoirs qui leur ont
été délégués. Leur adoption n’est donc pas soumise à l’examen du Parlement, ce qui
permet de les utiliser plus facilement.
Un autre indicateur servant à mesurer le niveau de la réglementation consiste à
estimer les coûts que la réglementation entraîne pour les gouvernements et pour le
secteur privé. Les coûts assumés par le secteur public découlent de l’administration
et de l’application de la réglementation. Aux États-Unis, l’administration du sys-
tème réglementaire représente 1,4 % du budget fédéral15.
Les coûts engagés par le secteur privé correspondent aux dépenses effectuées
pour se conformer à la réglementation, auxquels s’ajoutent des frais judiciaires et
des frais de « lobbying ». Le Groupe conseil sur l’allègement réglementaire estime
que les petites entreprises québécoises peuvent consacrer jusqu’à 15 % de leurs
revenus au traitement des formulaires gouvernementaux. Selon un rapport de
l’OCDE, le coût de ces exigences administratives pour les entreprises représente
environ 3 % du PIB16. D’après cette évaluation, le coût de ce fardeau pour l’année
2005 s’élèverait à plus de 8 milliards de dollars pour les entreprises québécoises17.
Bien qu’il s’agisse d’estimations, ces chiffres montrent que les coûts de la régle-
mentation sont surtout pris en charge par le secteur privé. Ils donnent une idée de
l’ordre de grandeur des sommes que les gouvernements devraient dépenser pour
obtenir les résultats visés s’ils ne les répercutaient pas sur le secteur privé au moyen
de la réglementation. Les dépenses des administrations publiques sous-estiment
donc largement la portée de leurs interventions réglementaires. Ce constat est
d’autant plus important qu’en période de restrictions budgétaires la tentation est
grande de recourir à la réglementation en raison de la faible incidence budgétaire
que celle-ci peut avoir.
7. CONCLUSION
N O T E S
1. Pour la liste des ministères et des organismes fédéraux, consulter : Gouvernement du Canada, Ministères et organismes,
[en ligne], www.canada.gc.ca/depts/major/depind_f.html (page consultée le 4 juillet 2006).
2. Si on prend en compte les sous-organismes et les organismes innactifs, ce nombre s’élève à 244.
3. L’Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, L’État québécois en perspective, printemps 2006, p. 4, [en ligne],
www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
Pour la liste des ministères et des organismes du gouvernement du Québec, consulter : Gouvernement du Québec, Minis-
tères et organismes, [en ligne], www.gouv.qc.ca/portail/quebec/pgs/commun/gouv/minorg ?lang=fr&AppPath=%2Fportail%
2Fquebec%2Fpgs%2Fcommun%2Fgouv%2Fminorg&SearchContentId=%2Fpgs%2Fgouvernement%2Fministere%2Fpgs.
gouvernement.ministere.boite_recherche.fr&filter=all (page consultée le 4 juillet 2006).
4. Vérificatrice générale du Canada, « Le Programme de commandites », dans Rapport de la vérificatrice générale du Canada,
novembre 2003, [en ligne], www.oag-bvg.gc.ca/domino/rapports.nsf/html/20031103cf.html (page consultée le 4 juillet 2006).
5. Ministère des Finances du Canada, Dépenses fiscales et évaluation, 2005, p. 20, [en ligne], www.fin.gc.ca/taxexp/2005/
taxexp2005_f.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
6. Il existe tout de même des méthodes permettant d’estimer le coût des dépenses fiscales, comme la méthode des pertes
de recettes, la méthode des gains de recettes et la méthode de l’équivalent dépenses. Toutefois, l’utilisation et l’interpréta-
tion de ces estimations doivent se faire avec prudence, étant donné la progressivité des taux d’imposition et l’interaction
entre les mesures fiscales. Pour plus d’information, consulter : Gouvernement du Québec, Dépenses fiscales – Édition
2005, avril 2005, p. 18-23, [en ligne], www.finances.gouv.qc.ca/fr/documents/publications/PDF/DepensesFiscales2005.pdf
(page consultée le 6 juillet 2006).
7. Gouvernement du Québec, Dépenses fiscales – Édition 2005, avril 2005, p. 1, [en ligne], www.finances.gouv.qc.ca/fr/documents/
publications/PDF/DepensesFiscales2005.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
8. Ibid., p. iii.
9. Conseil économique du Canada, Rationalisation de la réglementation publique, Rapport provisoire, Hull, Approvisionnements
et Services Canada, 1979, p. 49.
10. Groupe conseil sur l’allègement réglementaire, Simplifier les formalités administratives – Rapport du Groupe conseil sur
l’allègement réglementaire au premier ministre du Québec, juin 2000, p. 3, [en ligne], www.mce.gouv.qc.ca/allegement/
documents/rapport-2000.pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
11. Karim Benessaieh, « Bannir les pitbulls ? », La Presse, 1er septembre 2004.
12. Institut économique de Montréal, Le fardeau fiscal et réglementaire des Québécois, juillet 2003, p. 3, [en ligne],
www.iedm.org/uploaded/pdf/fardeau.pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
13. Ibid.
14. Gouvernement du Québec, Lois refondues et règlements – Règlements adoptés en vertu de Q-2, [en ligne],
www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/home.php (page consultée le 11 juillet 2006).
15. Selon le Weidenbaum and Mercatus Centers. Cité par Jean-Luc Migué, « La réglementation, fardeau camouflé de l’inter
vention publique », Le Québécois libre, no 129, 27 septembre 2003, [en ligne], www.quebecoislibre.org/030927-3.htm
(page consultée le 5 juillet 2006).
16. Groupe conseil sur l’allègement réglementaire, Simplifier les formalités administratives – Rapport du Groupe conseil sur
l’allègement réglementaire au premier ministre du Québec, juin 2000, p. ii [en ligne], www.mce.gouv.qc.ca/allegement/
documents/rapport-2000.pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
17. Le PIB du Québec pour l’année 2005 est de 275 914 millions de dollars. Institut de la statistique du Québec, Produit inté-
rieur brut selon les revenus, données désaisonnalisées au taux annuel, Québec, 2003-2006, [en ligne], www.stat.gouv.qc.
ca/donstat/econm_finnc/conjn_econm/compt_econm/0106ta1.htm (page consultée le 6 juillet 2006).
18. Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Rapport annuel au Parlement – Les sociétés d’État et autres sociétés dans
lesquelles le Canada détient des intérêts, 2004, p. 24, [en ligne], www.tbs-sct.gc.ca/report/CROWN/04/dwnld/cc-se-04_f.
pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
19. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « Les organismes gouvernementaux », L’État québécois en perspective,
printemps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet
2006).
20. Le terme entreprise publique fait référence aux sociétés d’État, mais peut également inclure les sociétés administratives.
21. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État », L’État québécois en perspective, prin
temps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
22. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État » (fichier de données), L’État québécois
en perspective, printemps 2006, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/liste-des-donnees/STE-ESP/societes-d-etat-
effectif.xls (page consultée le 6 juillet 2006).
23. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État », L’État québécois en perspective, prin
temps 2006, p. 1, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
24. « Quebec Is Selling Florida Stud Farm », The Gazette, 9 mars 1983.
DEUXIÈME PARTIE
le MARCHÉ
ET LE GOUVERNEMENT
Chapitre 3
Le marché politique
Chapitre 4
Le problème allocatif
Chapitre 5
Le mécanisme des prix
3
CHAPITRE
LE MARCHÉ
POLITIQUE
1. Introduction
2. Deux poids, deux mesures
3. Les bonnes intentions ne suffisent pas
4. Tous des égoïstes !
5. Un échange de bons procédés
6. Le programme électoral
7. Une coalition bizarre
8. Savoir partager... les coûts
9. Une ignorance rationnelle
10. La politisation de l’activité
économique
11. Le consommateur silencieux
12. Le monde à l’envers
13. Qui défend le contribuable ?
14. La bureaucratie
15. Conclusion
38 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
1. INTRODUCTION
Source : Ruth Dupré, « Vive la société distincte ! L’histoire de la margarine au Québec remonte au xixe siècle », La Presse, 10 avril 2005, p. 79. Voir aussi Ruth
Dupré, « If It’s Yellow, It Must Be Butter : Margarine Regulation in North America Since 1886 », The Journal of Economic History, vol. 59, juin 1999,
p. 353-371.
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE 39
Sources : L’encadré a été rédigé par Jacques Pelletier et il repose sur les articles suivants : Gilles Lesage, « Le taux de péage passe de 50 cents en juillet
et atteindra 80 cents en 1985 », Le Devoir, 21 mai 1982, p. 1 ; Claude Turcotte, « Clair est catégorique : les péages sont là pour rester », Le Devoir,
22 septembre 1982, p. 3 ; Claude Turcotte, « Péage : Clair propose la création d’un comité », Le Devoir, 25 septembre 1982, p. 2.
son intérêt personnel et qu’elle n’agit plus qu’en fonction de l’intérêt public, au
point de négliger ses propres intérêts. Les fonctionnaires n’ont pas la réputation de
faire preuve d’empressement lorsqu’il s’agit de recommander des mesures qui
seraient bénéfiques sur le plan social, mais auraient par ailleurs le malencontreux
effet d’éliminer leur emploi ! Si l’on admet l’existence de motivations personnelles
dans le secteur public, l’intervention gouvernementale apparaît sous une lumière
nouvelle.
G ardons-nous de conclure que les bonnes intentions sont garantes des résultats
et que les intentions égoïstes aboutissent forcément à de mauvais résultats. Les
résultats ne dépendent pas tellement des motivations des individus, mais plutôt des
contraintes imposées aux acteurs à l’intérieur d’un système donné.
Le marché peut donner d’excellents résultats en dépit des motivations égoïstes
des participants. Même si chacun cherche à vendre ses services au prix fort, à ache-
ter au plus bas prix possible, à travailler le moins possible, le marché permet de
maximiser le bien-être collectif. Cela tient à ses règles de fonctionnement, qui
contraignent les acteurs à servir l’intérêt collectif s’ils veulent maximiser leur
propre bien-être. Les règles du jeu en vigueur dans le marché subordonnent l’inté-
rêt individuel à l’intérêt collectif, si certaines conditions sont respectées.
Les entreprises veulent réaliser un bénéfice, c’est bien évident ; leur existence n’a
rien de gratuit ! Mais cet objectif débouche sur des résultats totalement différents
selon que les entreprises sont en situation de concurrence ou en situation de mono-
pole. Pour maximiser son bénéfice, l’entreprise qui se trouve en situation de concur
rence a tout intérêt à réduire ses coûts et à offrir à sa clientèle les biens qu’elle désire,
au meilleur prix possible. Bien qu’elle le fasse en vue d’augmenter son bénéfice, il
n’en demeure pas moins qu’accessoirement elle sert la collectivité. Elle ne peut pas
exploiter le consommateur en augmentant le prix des biens et des services proposés
parce qu’elle perdrait sa clientèle au profit de ses concurrents. Les règles du jeu ne
lui laissent pas la possibilité de choisir : pour survivre et réaliser un bénéfice, elle
doit servir le bien-être collectif.
Le monopoleur fait face à des règles différentes. Il peut exploiter sa position
dominante sur le marché et augmenter ses prix au détriment du consommateur,
n’étant pas gêné par la présence de concurrents. Cette règle vaut pour le monopole
public comme pour le monopole privé. La Société des alcools du Québec (SAQ),
Loto-Québec, Postes Canada serviraient sûrement mieux leur clientèle en présence
d’une concurrence minimale.
Ce sont donc les règles du jeu qui déterminent la qualité des résultats, et non la
motivation des acteurs. Cette conclusion s’applique tout autant au secteur public
qu’au régime de marché. L’intervention gouvernementale ne contribue au bien-être
collectif que dans la mesure où les règles du jeu dans le secteur public subordonnent
les intérêts personnels à l’intérêt public. Mais si ces règles permettent aux fonction-
naires et aux politiciens d’accroître leur propre bien-être au détriment de l’intérêt
42 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
public, on ne peut plus être assuré de la qualité de l’intervention. Il est donc impor-
tant d’analyser les règles de fonctionnement ayant cours dans le secteur public pour
déterminer si elles incitent les intervenants à prendre des décisions conformes à
l’intérêt public. Une fois cette analyse effectuée, et seulement alors, on peut faire un
choix éclairé entre l’intervention gouvernementale et le libre fonctionnement du
marché.
6. LE PROGRAMME ÉLECTORAL
T out cela est bien intéressant, dira-t-on, mais les électeurs ne s’échangent pas
leurs votes tous les jours ! De toute manière, est-ce légal ? Qu’on ne s’y méprenne
pas, c’est un phénomène fort répandu et tout à fait légal, mais il ne se manifeste
généralement pas au grand jour. Dans une collectivité de plusieurs millions de per-
sonnes, il est impossible d’engager des négociations entre les électeurs pour former
une coalition majoritaire. Les coûts d’une telle démarche dépasseraient largement
les avantages qu’ils pourraient avoir pour les membres de la coalition.
44 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
I l ne suffit toutefois pas de savoir qu’il est possible d’échanger des votes, ce qui per
met au mécanisme politique de refléter l’intensité des préférences. Pareil procédé
est-il avantageux pour la collectivité ? Favorise-t-il l’adoption de mesures rentables
et prévient-il l’adoption des mesures non rentables ? Autrement dit, permet-il d’ap-
prouver les projets de bibliothèque et de garderies, qu’ils soient rentables ou non ?
Imaginons trois mesures qui, par hypothèse, ne seraient pas socialement rentables,
entraînant pour la collectivité des coûts supérieurs aux bénéfices. Les coûts seraient
répartis entre l’ensemble des contribuables ou des consommateurs, mais les béné-
fices se concentreraient sur un nombre restreint d’individus qui en retireraient des
avantages substantiels. Le tableau 3-1 indique, en pourcentage, quelle serait la pro-
portion de la population favorable ou opposée à chacune des mesures.
Chacune de ces mesures obtient l’appui d’une faible minorité. Pourtant, un parti
qui les regrouperait dans un programme électoral l’emporterait sur un parti s’ap-
puyant sur l’avis d’économistes opposés à toute mesure non rentable. En supposant
que les personnes favorables à chacune des mesures sont distinctes, le pourcentage
cumulatif de l’électorat favorable au programme atteindrait 51 %. Les agriculteurs
retireraient de la création d’un office de commercialisation des bénéfices assez con
sidérables pour couvrir largement leur part du coût des deux autres mesures. Ils ont
intérêt à approuver le programme dans sa totalité, même si les quotas d’importa-
tion et l’abolition des droits de scolarité les défavorisent. En fait, le parti politique
« achète » leur vote pour ces mesures en leur offrant un office de commercialisation
qui leur procure des gains substantiels. Le même raisonnement vaut pour les pro-
ducteurs de bicyclettes et pour les étudiants. Le programme du parti engendre une
coalition majoritaire d’intérêts minoritaires. En votant pour ce programme, les
agriculteurs, les producteurs et travailleurs du secteur de la bicyclette et les étudiants
s’entendent pour effectuer une redistribution des revenus en leur faveur. L’exemple
numérique figurant au tableau 3-2 illustre clairement qu’un programme regroupant
des mesures non rentables peut obtenir l’appui de la majorité.
Une coalition d’étudiants, d’agriculteurs et de producteurs de bicyclettes ! Voilà
qui est bizarre, dira-t-on ; la réalité l’est encore plus. On a vu dans le passé une
coalition regroupant le syndicat des employés de la Régie des alcools de l’Ontario,
Personnes
Projets A B C D E Total
X Bénéfices 15 0 0 0 0 15
Coûts 4 4 4 4 4 20
Bénéfices nets 11 –4 –4 –4 –4 –5
Y Bénéfices 0 15 0 0 0 15
Coûts 4 4 4 4 4 20
Bénéfices nets –4 11 –4 –4 –4 –5
Z Bénéfices 0 0 15 0 0 15
Coûts 4 4 4 4 4 20
Bénéfices nets –4 –4 11 –4 –4 –5
Programme (X, Y, Z)
Bénéfices 15 15 15 0 0 45
Coûts 12 12 12 12 12 60
Bénéfices nets 3 3 3 –12 –12 –15
Aucun des trois projets n’est rentable, chacun entraînant pour la collectivité un coût (20 $) supérieur aux bénéfices
(15 $). S’ils étaient soumis au vote séparément, les trois projets seraient rejetés par la majorité des électeurs, obtenant
l’adhésion d’un seul d’entre eux sur cinq. Pourtant, un parti politique qui les regrouperait dans un programme élec-
toral aurait d’excellentes chances de l’emporter aux élections. La dernière partie du tableau révèle en effet que les
électeurs A, B et C approuveraient le programme (X,Y,Z) dans son ensemble, puisque chacun en retirerait un bénéfice
net de 3 $. Seuls les individus D et E s’opposeraient au programme, parce qu’il leur occasionnerait un coût individuel net
de 12 $. Le programme constitué de trois projets non rentables serait donc adopté à la majorité des voix. Ce résultat
paradoxal se concrétise en raison de l’échange de votes implicite dans la constitution d’un programme électoral.
46 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
mesure non rentable. D’autre part, quand le groupe des électeurs est restreint,
l’achat de votes n’exige pas de longues tractations. Le coût en matière d’organisa-
tion et de démarches à entreprendre pour obtenir la majorité des voix est faible. On
peut dès lors prédire qu’en de telles circonstances les perdants ne se laisseraient pas
imposer des projets non rentables. Néanmoins, dans la réalité, le coût de l’informa-
tion et de l’action politique n’est pas toujours négligeable, il peut même être assez
élevé pour décourager les perdants de combattre les mesures qui leur nuisent.
Les avantages de l’action politique sont les bénéfices nets obtenus par suite de
l’adoption ou du rejet d’une mesure donnée. Dans l’exemple précédent, les avantages
de l’action politique correspondent au bénéfice net de 96 $ que chaque gagnant
obtiendrait advenant l’adoption du projet. Dans le cas des perdants, les avantages
de l’action politique sont les coûts de 4 $ qu’ils éviteraient de verser s’ils faisaient
avorter le projet. S’agissant d’un projet à bénéfices concentrés et à coûts diffus, les
gagnants seraient plus fortement motivés que les perdants à s’engager dans l’action
politique, en raison des gains plus considérables qu’ils sont susceptibles d’en retirer.
Par ailleurs, l’action politique occasionne des coûts. Il faut recueillir et analyser
l’information pertinente afin de déterminer les conséquences des mesures gouver-
nementales pour les différents individus. On doit aussi entreprendre une action
quelconque, qu’il s’agisse de marchandage avec d’autres électeurs, de manifestations
populaires, de « lobbying » auprès des élus, de conférences de presse, etc. S’ils ne
sont pas toujours monétaires, ces coûts n’en demeurent pas moins réels et ils peuvent
être substantiels. Plus ils sont élevés, plus les individus rationnels sont portés à
s’abstenir de toute action politique. Quand ils sont faibles, il y a peu d’obstacles à
l’action politique.
Si une mesure procure des avantages substantiels à un groupe restreint d’indivi-
dus, ceux-ci ont intérêt à entreprendre une action pour en favoriser l’adoption, les
coûts de l’action politique étant inférieurs aux gains anticipés. Si, par contre,
les coûts sont répartis entre l’ensemble des consommateurs ou des contribuables, le
coût supporté par chacun est faible et ne justifie pas l’engagement dans une action
coûteuse visant à faire avorter le projet. Qui serait intéressé à manifester son désac-
cord sur la colline Parlementaire pour éviter d’assumer un coût de 4 $ ?
leurs revenus de manière substantielle, sans qu’ils aient à consentir des efforts sou-
tenus pour être concurrentiels, ni à risquer des fonds dans la modernisation de leur
équipement ou dans l’amélioration de leurs produits.
Il ne faut donc pas s’étonner que les agents économiques investissent dans l’ac-
tion politique, qu’ils y consacrent des ressources qui auraient pu servir à améliorer
leur rendement économique. Si le marché politique leur offre la possibilité d’obtenir
des gains substantiels à faible coût, pourquoi se compliqueraient-ils la tâche en
essayant de devenir plus concurrentiels ? L’action politique risque d’être plus rentable
que l’action économique. Il est compréhensible que les producteurs de bicyclettes
(de même que les personnes travaillant dans ce secteur) veuillent influencer les
décisions politiques et qu’ils consacrent des ressources considérables à cette acti-
vité ; en fait, ils profiteraient grandement des restrictions aux importations qu’un
gouvernement imposerait à la suite des pressions exercées par eux. Cette politisa-
tion de l’activité économique est regrettable : au lieu de consacrer des ressources à
la création de richesses bénéficiant à tous, on les utilise pour essayer de s’approprier
les revenus des autres par l’intermédiaire du marché politique.
Le consommateur n’a pas davantage intérêt à protester contre les offices de com-
mercialisation agricole. En raison de l’existence d’un office de mise en marché des
œufs au Canada, les consommateurs paient leurs œufs plus cher qu’ils ne le feraient
aux États-Unis. Bien qu’il soit difficile de chiffrer avec précision cette différence de
prix, un écart de 10 ¢ représente un débours additionnel d’environ 6,50 $ par année
pour une famille de quatre personnes. En raison du nombre élevé de consomma-
teurs et du nombre nettement plus faible de producteurs, ce montant dérisoire se
traduisait par un gain substantiel de près de 100 0 00 $ pour chaque producteur
d’œufs québécois3. Un coût diffus assumé par l’ensemble des consommateurs d’œufs
donne une somme assez rondelette pour chaque producteur !
Pourquoi le consommateur se donnerait-il la peine de faire pression pour l’abo-
lition d’un office de ce genre ? Si son action portait des fruits, il économiserait
6,50 $ par année ! Un montant si insignifiant n’incite pas à s’engager vigoureuse-
ment dans l’action politique ! Il ne couvre même pas le prix du billet d’autobus
permettant d’aller protester sur la colline Parlementaire. Par contre, chaque pro-
ducteur d’œufs a un intérêt considérable à défendre. On ne lève pas le nez sur
100 000 $ ! Il ne faut pas être bien malin pour déterminer qui du producteur d’œufs
ou du consommateur investira le plus dans l’action politique !
En outre, les consommateurs sont très nombreux, mal organisés et mal informés
des coûts véritables qu’ils assument. Y a-t-il un consommateur québécois qui sache
combien il paie en trop pour son lait ou son fromage en raison de la réglementation
agricole ? Et pourquoi chercher à le savoir ? Il devrait payer plus cher pour le savoir
qu’il ne paie en trop pour ses produits laitiers ! Sans compter que les résultats d’une
action de sa part sont aléatoires. Les associations de consommateurs ne s’occupent
malheureusement pas uniquement des œufs et elles ne peuvent pas y consacrer
toutes leurs énergies. Elles ne font certes pas le poids face aux associations de pro-
ducteurs. Par conséquent, le producteur se fait entendre, mais le consommateur se
tait parce qu’il lui en coûterait trop cher de parler ! Comment rivaliser avec les
agriculteurs, qui peuvent offrir un véritable spectacle en bloquant la route avec
leurs tracteurs, en déversant du lait dans les égouts et en égorgeant des porcelets ?
faire appel à leurs représentants élus. Ils reçoivent l’aide de l’opposition à l’Assem-
blée nationale, des groupes syndicaux, et même de groupes de chanteurs comme
Loco Locass5. Par contre, personne ne s’exprime au nom du contribuable. Ils sont
trop nombreux et répartis dans toute la province. Et pourquoi se casser la tête pour
un si faible montant ? Un politicien ne gagne pas un grand nombre de votes en fai
sant économiser 4,88 $ au contribuable ! Conformément à l’analyse économique du
processus politique, ce sont les étudiants des établissements postsecondaires qui se
sont exprimés ; le contribuable n’avait à peu près aucune chance de se faire entendre
dans cette affaire. En fait, personne ne sait que le gel des droits de scolarité, même
s’il ne donne pas lieu à un déficit budgétaire accru, transforme le contribuable en
perdant ! Le gel est reconduit et les impôts n’augmentent pas. Apparemment, tout
le monde gagne ! Et personne ne proteste !
L’intérêt du bénéficiaire des dépenses publiques est concentré, alors que celui du
contribuable est diffus. Il ne faut donc pas sous-estimer l’importance des gains que
certains peuvent réaliser en contrepartie d’un coût minime imposé à tous. W. Block
en donne un exemple à la fois simple et convaincant6. Si 23 millions de Canadiens
versent chacun 10 ¢, ils constituent un magot de 2,3 millions de dollars. Même si
1 million de dollars est gaspillé en raison de pratiques gouvernementales inefficaces,
il reste 1,3 million à distribuer. Si le partage s’effectue entre un nombre restreint de
personnes, celles-ci sont fortement motivées à défendre leur intérêt. Si le montant
de 1,3 million est réparti entre 1 000 personnes, chacune d’entre elles reçoit 1 300 $.
Il est tout à fait compréhensible que ces 1 000 individus défendent beaucoup plus
ardemment leur gain que les millions de résidents qui ont perdu 10 ¢.
Le processus politique favorise aussi les projets locaux financés à l’échelle pro-
vinciale ou nationale. Ces projets offrent des bénéfices à une population locale de
taille modeste, mais leurs coûts sont répartis sur une population beaucoup plus
considérable. Le coût supporté par chaque contribuable est donc faible par rapport
au bénéfice obtenu par le résident local.
14. LA BUREAUCRATIE
15. CONCLUSION
N O T E S
1. « Wine Makers Feel the Chill », The Financial Post, 20 août 1985.
2. Hélène Baril, « De l’électricité pour les alumineries, mais à quel prix ? », La Presse, 21 avril 2005.
3. Pour l’année 2003, on suppose que la consommation d’œufs par personne s’élève à 15,6 douzaines par année. Source :
Office canadien de commercialisation des œufs, « L’industrie canadienne des œufs », dans Office canadien de commerciali-
sation des œufs, Faits, [en ligne], www.canadaegg.ca/bins/content_page.asp ?cid=6&lang=2 (page consultée le 17 juillet 2006).
Un écart de 10 ¢ correspond à une facture additionnelle d’environ 6,50 $ par famille. Si on suppose que la population
québécoise soit de 7 millions de personnes, cette même consommation par personne se traduit par une production
annuelle de plus de 109 millions d’œufs répartie entre les quelque 110 producteurs québécois. Fédération des producteurs
d’œufs de consommation du Québec, Découvrez la Fédération – Production, [en ligne], www.oeuf.ca/fr/federation/production
(page consultée le 17 juillet 2006). Pour plus de précisions, voir Borcherding et G.W. Dorosh, The Egg Marketing Board –
A Case Study of Monopoly and its Social Costs, Vancouver, The Fraser Institute, 1981, p. 37-38.
4. Toutes les statistiques sont tirées de la publication électronique suivante : Gouvernement du Québec, « Indicateurs de
l’éducation – Édition 2006 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques sur l’éducation, [en ligne],
www.mels.gouv.qc.ca/stat/index.htm (page consultée le 17 juillet 2006). Les coûts estimés correspondent aux dépenses de
fonctionnement par étudiant des universités (tableau 1.14, p. 45). Le nombre d’étudiants à temps plein (162 233) est tiré
de la publication électronique suivante : Gouvernement du Québec, « L’effectif étudiant des universités québécoises (2001
à 2005), tableau 01 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques détaillées sur l’éducation, [en ligne],
www.mels.gouv.qc.ca/stat/Stat_det/univ_eff.htm (page consultée le 17 juillet 2006). Enfin, l’information sur le nombre de
contribuables (5,5 millions) est tirée de la communication de Luc Godbout, « Quelques constats sur les incidences des
réductions de l’impôt sur le revenu », dans Université de Sherbrooke, Conférences ou dépôts de mémoire, [en ligne],
www.usherbrooke.ca/adm/recherche/chairefiscalite/publications/autres/conferences.htm (page consultée le 17 juillet 2006).
5. Un article de Caroline Touzin décrit de façon imagée les activités du quartier général des étudiants lors de la grève du
printemps 2005. Caroline Touzin, « La machine de la grève », La Presse, 26 mars 2005. Voir aussi l’article de Jean-Christophe
Laurence, « Loco Locass, pas trop loquaces », La Presse, 7 avril 2005.
6. W. Block, « Election Campaign May Not Be Time to Sell Tough Policy », The Financial Post, 19 mai 1984.
7. J. Bagnall, « Civil Service Discourages the “Search for Excellence” », The Financial Post, 17 décembre 1983.
8. Ibid.
9. T.E. Borcherding (sous la dir. de), Budgets and Bureaucrats : The Sources of Government Growth, Durham, Duke University
Press, 1977.
10. J.-L. Migué, L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1979, p. 180-184 ; E.S. Savas,
Privatizing the Public Sector, Chatham, Chatham House Publishers, 1982, chapitre 6.
11. I. Rodrigue, « Pas de protection pour les fabricants de vélos », La Presse, 30 mai 2006.
4
CHAPITRE
LE PROBLÈME
ALLOCATIF
... un roi bienveillant qui régnait dans une île perdue du Pacifique. De mémoire
d’éléphant, jamais le royaume n’avait connu aussi bon monarque. Chaque juge-
ment, chaque édit, chaque loi respectait sa maxime première : « Pour le bonheur de
mes sujets, point de répit ! » Il faut dire que le ciel avait grandement simplifié sa
tâche : l’île regorgeait de noix de coco et on pouvait pêcher du poisson en abon-
dance. Ces deux aliments constituaient le régime quotidien de la population ; chacun
trouvait facilement à se nourrir. Pourtant, le monarque était inquiet. Il se deman-
dait quelle quantité de poissons et de noix de coco il fallait idéalement produire.
Convaincu qu’il était possible d’améliorer encore la situation économique de son île,
il cherchait la règle d’or1 qui lui permettrait de procurer le maximum de bonheur
à ses loyaux sujets. Incapable de trouver seul la solution, il offrit une récompense
de 1 000 pièces d’or à qui trouverait la recette miracle. Aussitôt l’annonce faite, une
grande ferveur s’empara du royaume. Mathématiciens, savants, professeurs, tous se
mirent à chercher la règle d’or qui indiquerait la quantité optimale de poissons et
de noix de coco.
2. LE BUDGET DE LA SOCIÉTÉ
Poissons
Point impossible
200 E1
Noix
Poissons de coco E2
160
E1 200 0
E2 160 20 Droite des
E3 120 40 possibilités
de production
E4 80 60
E5 40 80
E6 0 100 Point
inefficace E6
Le tableau présente un certain nombre de combinaisons de poissons et de noix de coco que le royaume peut
produire en utilisant efficacement toutes ses ressources (de E1 à E6). Ces combinaisons sont situées sur la droite des
possibilités de production, qui renferme aussi une multitude de combinaisons intermédiaires non reproduites dans le
tableau. Les points situés au-dessus de la frontière sont irréalisables ; ceux qui se trouvent sous la droite indiquent
une mauvaise utilisation des ressources, puisqu’il est possible d’augmenter la production de poissons et de noix de
coco. La droite des possibilités de production permet de mesurer le véritable coût d’une tonne de noix de coco (ou
de poisson). Un déplacement du point E1 au point E 2 implique un sacrifice de 40 tonnes de poisson et un gain de
20 tonnes de noix de coco. Le coût de renonciation d’une tonne de noix de coco est donc de 2 tonnes de poisson.
Ce coût de renonciation correspond à la pente de la droite des possibilités de production.
3. L’INGÉNIEUR ET LE COMPTABLE
« M adudroite des possibilités de production vous donne même une idée précise
vrai coût de production d’une noix de coco », poursuivit l’ingénieur.
Visiblement agacé, le comptable royal intervint aussitôt : « Mais, Majesté, les comptes
royaux sont très explicites : le vrai coût des noix de coco revient à 20 pièces d’or
la tonne. Ce coût unitaire inclut tous les débours occasionnés par la production
d’une tonne de noix de coco. Rien n’a été oublié ; j’ai tout vérifié. Il n’existe pas
d’autre coût. »
Au risque de froisser le comptable, qui chaque printemps lui permettait d’épar-
gner une somme importante lors du calcul de son impôt royal, l’ingénieur expliqua
que le véritable coût de production d’une noix de coco se mesurait en unités de
poissons sacrifiées, non en pièces d’or. Il illustra son propos à l’aide du graphique,
encore fort mystérieux pour le comptable, qu’il venait de tracer : « Supposons que
le royaume affecte toutes ses ressources à la production de poissons. Selon mes
calculs, nos captures atteindraient 200 tonnes. Dans ce cas, bien sûr, nous n’aurions
pas pu cueillir la moindre noix de coco. Pour obtenir des noix de coco, il faudrait
déplacer des travailleurs de la plage vers la plantation. S’il y avait un petit nombre
de travailleurs à la plantation, nous produirions 20 tonnes de noix de coco, mais la
capture de poissons passerait à 160 tonnes. Il faut sacrifier 40 tonnes de poisson
pour obtenir 20 tonnes de noix de coco. Le véritable coût d’une tonne de noix de coco
est donc de 2 tonnes de poisson. C’est ce qu’on appelle coût de renonciation : la perte
58 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
d’une autre production possible (celle des poissons) quand des ressources sont
affectées à la production d’un bien (les noix de coco). Les sorties de pièces d’or ne
sont pas pertinentes. »
Ayant remarqué une certaine lassitude chez le roi, que les chiffres ennuyaient,
l’ingénieur, fin pédagogue, reprit son exposé : « Sire, laissez-moi vous donner un
exemple qui, je l’espère, vous convaincra de l’utilité de mon propos. Vos sujets
pensent que, grâce à vos ressources personnelles, vous pouvez tout vous offrir.
Pourtant, même votre Majesté ne peut pas tout s’offrir. Quand votre Majesté
s’adonne à la chasse dans la forêt royale, elle renonce par le fait même à une foule
d’activités intéressantes : elle se prive d’un concert, reporte de spectaculaires tour-
nois de chevaliers ou annule un voyage. En consacrant temps et ressources à la
poursuite du gibier, votre Majesté se prive d’une autre activité qui lui aurait apporté
un certain plaisir. La perte d’un autre plaisir possible représente le véritable coût de
sa partie de chasse. »
D evant les mines perplexes affichées par les courtisans, l’ingénieur entreprit
d’étoffer son argumentation en faisant appel à des sommités étrangères. Il
avait beaucoup voyagé, c’était évident, et il aimait bien le faire savoir ! « C’est cette
notion de coût de renonciation qui est utilisée dans les grandes civilisations occiden
tales. Elle sert à analyser une grande variété de phénomènes, allant de l’éducation
au traitement des maladies infectieuses.
« Au Québec, par exemple, petite province d’Amérique longtemps soumise à une
règle monarchique, les étudiants se plaignent souvent d’avoir à payer des droits de
scolarité élevés qui, disent-ils, empêchent un grand nombre d’entre eux d’acquérir
une formation universitaire. Bien sûr, les droits de scolarité représentent un coût
pour les étudiants, mais ils ne constituent pas la composante la plus importante du
coût de l’éducation, loin de là. Quand un étudiant reporte son entrée sur le marché du
travail afin de poursuivre ses études, il renonce au salaire qu’un employeur lui aurait
versé en échange de ses services. Il se prive d’un revenu plus ou moins substantiel
pour demeurer sur les bancs de l’université. Même si elle ne figure pas sur l’état que
dresserait un comptable du coût de l’éducation, cette perte de revenu en constitue
l’essentiel. C’est une rentrée de fonds à laquelle l’étudiant renonce ; de ce point de
vue, vous admettrez que c’est l’équivalent d’un débours.
« Ce manque à gagner masque une autre réalité importante. S’il travaillait, l’étudiant
produirait des biens ou des services ; une certaine production est donc perdue pour
chaque étudiant. Cette production perdue représente le principal coût de l’éducation.
En temps normal, sa valeur est mesurée par le salaire qui serait versé à l’étudiant.
« Dans le même ordre d’idées, ces grandes civilisations sont aux prises avec un
terrible fléau, le sida. Des experts soutiennent que le traitement de chaque personne
atteinte du sida coûte 50 000 $. Ce montant mesure la valeur des ressources utilisées
pour traiter chaque malade ; il ne représente qu’une partie du véritable coût de la
maladie. Il faut aussi tenir compte des biens que chaque malade aurait normale-
ment produits et qui sont perdus à cause de la maladie.
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 59
« À Montréal, grande ville du Québec, on a fait grand cas d’un stade olympique
dont le coût se serait élevé à 1,5 ou 2 milliards de dollars, en monnaie du pays. Ce
coût comptable camoufle le coût véritable de ce stade fabuleux. Son coût réel cor-
respond aux routes, aux hôpitaux, aux centres d’accueil et à tous les biens qu’on
aurait pu produire en employant les ressources affectées à la construction du stade. »
Le roi commençait à s’impatienter. L’ingénieur avait beau lui parler en long et en
large de la droite des possibilités de production, du coût de renonciation, faire allu-
sion à des problèmes complètement étrangers à son royaume, il n’avait pas encore
répondu à sa préoccupation centrale. « Trève de grands mots, avez-vous trouvé la
règle d’or ?, demanda-t-il à l’ingénieur.
— Majesté, ma droite des possibilités de production simplifie grandement le
problème que vous vous posez. Parmi les milliers de combinaisons possibles de
poissons et de noix de coco, ma frontière de satisfaction en élimine un très grand
nombre qui ne présentent aucun intérêt. Elle cerne toutes les combinaisons qui
respectent les conditions d’une production efficace et qui utilisent pleinement les
ressources de votre royaume. Toutes ces combinaisons efficaces se situent sur la
frontière de production. Les combinaisons qui se situent sous cette frontière gas-
pillent certaines ressources, les utilisent mal et sont inefficaces. Quant aux combi-
naisons qui se situent au-dessus de la frontière, il est impossible de les réaliser : le
royaume ne peut pas les produire, faute de ressources. En optant pour l’une des
combinaisons efficaces, votre Majesté aura l’assurance d’effectuer un choix optimal
sur le plan technique. »
La présentation de l’ingénieur fit grande impression, mais elle ne satisfaisait pas
entièrement le monarque. Le problème du roi était peut-être devenu plus simple,
mais il n’avait pas été résolu. Si la frontière de production éliminait une multitude
de solutions inefficaces, elle renfermait toujours une foule de solutions efficaces.
Laquelle d’entre elles fallait-il choisir ? De tous les points sur la droite des possibi-
lités de production, lequel fallait-il privilégier ? Aussi brillant que fût son exposé,
l’ingénieur n’avait pas répondu à cette question, qui par conséquent restait entière.
Le roi remercia l’ingénieur, lui consentit quelques pièces d’or pour ses efforts et, son
geur, fit une promenade à cheval dans les bois environnants. Les paroles de l’ingé-
nieur lui revinrent à l’esprit : en optant pour la promenade, il renonçait à d’autres
plaisirs...
5. ET LE TONNERRE GRONDA…
Poissons
200
Noix de
Poissons coco
E1 100 0
E2 80 10
E3 60 20 100
Réduction
E4 40 30 du budget
de la société
E5 20 40
E6 0 50
E6
50 100 Noix de coco
La tempête a touché les deux secteurs également. La production maximale de poissons est passée à 100 et celle de
noix de coco à 50. Comme la droite des possibilités de production s’est déplacée parallèlement vers l’intérieur et que
sa pente est restée inchangée, le coût de renonciation de 1 tonne de noix de coco demeure constant, à 2 tonnes
de poisson. La partie hachurée représente toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco que le royaume
n’est plus en mesure de produire en raison de la tempête ; elle illustre la réduction du budget (et du niveau de vie)
de la société.
L e royaume redoubla ses efforts pour retrouver le niveau de vie d’avant la tem-
pête ; l’heure était à la reconstruction. Un éleveur du royaume avait entendu
parler de la possibilité de dresser des singes pour la cueillette des noix de coco. L’île
étant habitée par de nombreuses espèces de singes, l’éleveur songeait à expérimen-
ter cette technique révolutionnaire. Qui sait, peut-être réussirait-il à leur enseigner
les rudiments de la pêche (encadré 4-1) !
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 61
E N C A D R É 4 - 1 Une affaire de singes (monkey business)
Poissons
E1
100
Noix de
Poissons coco 80 E2
E1 100 0
E2 80 20 Augmentation
E3 60 40 du budget de
la société
E4 40 60
E5 20 80
E6 0 100
E6
10 20 50 100 Noix de coco
L’imitation des singes a permis aux travailleurs d’être plus productifs lors de la cueillette des noix de coco, sans
pour cela que leur efficacité en tant que pêcheurs s’en trouve modifiée, d’où la rotation de la droite des possibilités
de production. La production maximale de poissons est constante à 100 tonnes, le secteur de la pêche n’étant pas
touché, mais la production maximale de noix de coco double. La partie hachurée désigne les productions addition-
nelles désormais réalisables et illustre l’augmentation du budget de la société. Le coût de renonciation d’une tonne
de noix de coco passe de 2 tonnes de poisson à 1 tonne. La baisse de 20 tonnes de poisson (passage de E1 à E 2)
permet désormais d’augmenter de 20 tonnes la production de noix de coco (par rapport à 10 tonnes antérieurement).
Cette baisse du coût des noix de coco se reflète par la réduction de la pente de la frontière de production. Si le
coût de 1 tonne de noix diminue, il s’ensuit que le coût de 1 tonne de poisson augmente.
62 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
L ’imitation des singes par les travailleurs avait grandement profité au royaume,
mais elle avait un peu compliqué les conditions de production. Les difficultés
commencèrent au moment où tous les travailleurs s’affairaient simultanément dans
l’unique plantation de noix de coco du royaume (point E6 du graphique 4.3). L’acti
vité était fébrile, un peu trop même. Il n’était pas rare de voir plusieurs travailleurs
(et plusieurs singes) s’activer dans le même arbre. Au sol, les travailleurs se marchaient
sur les pieds, quand ils ne recevaient pas une noix de coco sur la tête. Il y avait
manifestement trop de monde dans la plantation : une réorganisation s’imposait.
D’après les chiffres de l’ingénieur, le fait d’envoyer un groupe de travailleurs à
la plage augmenterait de 20 tonnes la production de poissons, tout en réduisant, de
20 tonnes également, la production de noix de coco : la tonne de poisson coûtait
une tonne de noix de coco. Les travailleurs en cause (et même certains singes !) con
testaient ces chiffres : « Comment la cueillette de noix de coco peut-elle être touchée
à ce point par le déplacement de travailleurs ? La plantation n’a pas été aménagée
pour autant de gens. Nous sommes trop nombreux : nous nous nuisons. Vos calculs
sont incorrects », enchaînèrent-ils en chœur.
Le jour du déplacement, leur point de vue prévalut. La pêche augmenta de
20 tonnes, mais la récolte de noix baissa de 4 tonnes. Le coût de renonciation de
1 tonne de poisson était de seulement 0,2 tonne de noix. L’explication était simple :
la perte de quelques travailleurs dans une plantation bondée n’entraînait qu’une
faible baisse de la production. Par contre, ces mêmes travailleurs étaient très produc-
tifs sur une plage déserte. L’inverse aurait été vrai si la plage avait été bondée et la
plantation déserte. Le déplacement de travailleurs additionnels vers la plage élèverait
la pêche de seulement 4 tonnes – trop nombreux, les pêcheurs risqueraient de se
nuire –, mais la cueillette de noix de coco diminuerait de 20 tonnes. Le coût de
1 tonne de poisson serait dans ces conditions de 5 tonnes de noix.
L’ingénieur dut admettre son erreur : en construisant sa frontière de production,
il avait supposé que le coût de production des noix et des poissons était constant.
À la suite de cette expérience, il dessina une nouvelle frontière de production qui
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 63
avait davantage l’apparence d’une courbe que d’une droite (graphique 4-4). Cette
nouvelle courbe illustrait les variations du coût de renonciation selon le niveau
d’activité dans chaque secteur. Plus précisément, le coût des poissons (et des noix
de coco) était croissant : il fallait sacrifier une quantité croissante de noix de coco
pour produire une tonne additionnelle de poisson, et inversement.
Noix de Poissons
Poissons coco 100
E1
E2
96
E1 100 0
E2 96 20
E3 84 40
E4 75 50
E5 62 62
E6 50 72
E8
E7 40 84 20
E8 20 96 E9
E9 0 100 20 100 Noix de coco
96
Supposons que l’île produise exclusivement des noix de coco (E 9). Pour produire 20 tonnes de poisson, il faut
déplacer des travailleurs vers la plage, d’où une baisse de 4 tonnes dans la production de noix de coco : le coût de
1 tonne de poisson est faible (0,2 tonne de noix de coco). Le coût de production de poissons additionnels est plus
élevé. Par exemple, le passage de E 2 à E1 entraîne une perte de 20 tonnes de noix de coco pour un gain de seule-
ment 4 tonnes de poisson, soit un coût de 5 tonnes de noix de coco par tonne de poisson. Le coût de 1 tonne de
poisson (par rapport à la noix de coco) est croissant. Le coût de 1 tonne de noix de coco est croissant, lui aussi : il
correspond à la pente de la courbe des possibilités de production. Le phénomène des coûts croissants s’explique
aisément. Les premiers travailleurs mutés sont très productifs à la pêche, disposant d’un bon équipement, et peu
productifs à la plantation, où la main-d’œuvre est trop nombreuse. Les travailleurs additionnels doivent composer
avec le même équipement de pêche et ils sont moins productifs. Par contre, ils étaient plus productifs à la planta-
tion, l’encombrement y étant plus faible.
D e nombreuses années s’écoulèrent sans que la règle d’or livre ses secrets,
quand un sujet réclama une audience : « Très gracieuse Majesté, je crois avoir
découvert la formule magique. À titre de psychologue, je peux sonder l’inconscient
de vos sujets et connaître leurs aspirations les plus profondes. Une étude poussée
me permettrait de découvrir les combinaisons de poissons et de noix de coco qui
leur procureraient la plus grande satisfaction. Donnez-moi quelques pièces d’or (les
études de ce genre coûtent malheureusement très cher) et, d’ici à la pleine lune, je
reviendrai vous exposer la solution. »
Quelque peu désemparé, le roi acquiesça à sa demande et lui versa cinq pièces
d’or. Le psychologue entreprit sans tarder de mener un vaste sondage sur les goûts
des habitants de l’île. Il leur distribua un questionnaire détaillé, leur demandant de
classer un certain nombre de paniers de consommation selon la satisfaction qu’ils en
retireraient. Une première analyse des réponses lui révéla que tous les sujets avaient des
goûts identiques et il en fut fort satisfait : cela lui faciliterait grandement la tâche.
L’analyse approfondie d’un seul questionnaire fournirait la réponse tant convoitée.
Le sujet type plaçait au même rang les paniers E1 (84 poissons et 40 noix de
coco) et E2 (contenant 62 poissons et 54 noix de coco) : ces deux paniers lui procu-
raient le même niveau de satisfaction. La baisse de satisfaction attribuable à la perte
de 22 poissons était compensée exactement par le gain associé à 14 noix de coco
additionnelles. Ces noix supplémentaires valaient à ses yeux un maximum de 22 pois-
sons. Le panier E3 (contenant 54 poissons 62 noix de coco) figurait aussi au même
rang que les deux premiers.
Dans cette région, les courbes exotiques étaient à la mode et le psychologue voulait
donner au roi une impression tout aussi favorable que l’ingénieur l’avait fait en pro
posant sa frontière de production. Il inventa donc la courbe d’indifférence collective.
Selon ses dires, tous les paniers de consommation qui procuraient un niveau de
satisfaction donné aux sujets du roi se trouvaient sur cette courbe. Il expliqua que
les paniers E1, E2 et E3 faisaient partie de la même courbe parce qu’ils procuraient
le même niveau de satisfaction (graphique 4-5).
En poussant plus loin son analyse, le psychologue constata que les sujets préfé-
raient le panier E4 (contenant 84 poissons et 46 noix de coco) au panier E1 (contenant
84 poissons et 40 noix de coco). Rien de plus compréhensible : les deux paniers com
prenaient le même nombre de poissons, mais le panier préféré comportait davantage
de noix de coco. Tout individu rationnel aurait préféré le panier le plus abondant.
Les paniers E5 et E6 étaient classés au même rang que le panier E 4. Ces trois paniers
pouvaient donc appartenir à la même courbe d’indifférence collective, semblable à
la précédente, mais plus élevée que celle-ci parce qu’elle correspondait à une satisfac
tion plus grande. Le sondage révéla l’existence de plusieurs courbes d’indifférence
collective, chacune correspondant à un niveau donné de satisfaction.
Le psychologue fit part de ses découvertes au roi : « J’ai une bonne idée des pré-
férences de vos sujets. Grâce à mes courbes d’indifférence collective, je peux vous
indiquer toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco qui procurent un
niveau de satisfaction donné à vos sujets. La règle d’or que vous cherchez doit faire
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 65
Poissons
E1 E4
84
Noix de
Poissons coco
E1 84 40
E2 E5
E2 62 54 62
E3 54 62 E6
E4 84 46 E3
E5 62 62 B1
E6 54 68 B0
40 54 62 Noix de coco
Une courbe d’indifférence collective indique toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco qui procurent
un niveau de satisfaction donné aux insulaires. Par exemple, les combinaisons E1 et E 2 procurent le niveau de
satisfaction B 0. Toute augmentation de la quantité de noix de coco qui ne s’accompagne pas d’une réduction de la
quantité de poissons (passage de E1 à E4) augmente à coup sûr la satisfaction des insulaires : la combinaison E4 est
donc située sur une courbe d’indifférence supérieure (B1).
9. LA GRANDE BOUFFE
I ngénieur, psychologue, tous les savants du royaume avaient échoué. Le roi conti-
nuait à s’interroger : « Qui pourra résoudre le problème qui me tourmente ? V
de mon vivant mes sujets atteindre le bonheur maximal ? » se demandait-il,
errai-je
déprimé.
Sur ces entrefaites, un individu se présenta au palais ; il n’avait ni diplôme ni
de titre de noblesse, à la cour personne ne le connaissait, si bien que le roi hésitait
à le recevoir, craignant une autre déception. Il s’agissait sans doute d’un charlatan
voulant lui soutirer quelques pièces d’or. Le monarque daigna le recevoir, mais il
66 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
s’attendait à ce qu’on lui propose une autre règle farfelue. Un cuisinier lui avait
présenté une règle d’or fondée sur une recette de poisson à la noix de coco, qui
exigeait deux poissons pour chaque noix de coco. Cette fois, qu’allait-il entendre ?
« Votre Majesté, dit l’inconnu, j’ai trouvé la règle d’or. La frontière de production
de votre ingénieur représente en quelque sorte le budget réel de votre royaume. Elle
indique tous les paniers de poissons et de noix de coco que vos sujets peuvent pro-
duire en exploitant efficacement l’ensemble des ressources disponibles. Les courbes
d’indifférence collective de votre psychologue révèlent les désirs de vos sujets. Elles
indiquent ce que vos sujets veulent consommer. En juxtaposant ces courbes, on
peut trouver la règle d’or. Il faut trouver le panier de consommation qui se situe sur
la courbe d’indifférence la plus élevée possible et qui est en même temps compatible
avec les contraintes délimitées par la frontière de production. Ce panier se situe au
point de tangence entre la frontière de production et une courbe d’indifférence
(graphique 4-6). C’est à ce point, et à ce point seulement, que vos sujets atteindront
le bonheur maximal que vous souhaitez si vivement pour eux. »
Poissons
100 La combinaison E0 procure-t-elle le bonheur
Point
E0 initial maximal aux insulaires ? Non. En produi-
84
sant plus de noix de coco, la société peut
Point atteindre une courbe d’indifférence supé-
E optimal rieure. Autrement dit, aux yeux de la col-
62 *
lectivité, les noix de coco additionnelles
sont plus utiles et ont plus de valeur que
les poissons qu’il faut sacrifier pour les
obtenir. Le panier optimal est obtenu au
B point E* : il est impossible d’atteindre une
*
courbe d’indifférence plus élevée ; la société
B0
ne peut faire mieux.
L’inconnu indiqua ensuite que la production actuelle ne satisfaisait pas à cette con
dition. En produisant plus de noix de coco, le royaume atteindrait une courbe d’indif
férence plus élevée et le bien-être en serait accru. Ces noix de coco additionnelles
étaient plus désirées et avaient une valeur plus grande aux yeux des citoyens que les
poissons qu’il faudrait cesser de produire. Le roi ordonna que l’on produise le
panier optimal désigné par l’inconnu, qu’il nomma aussitôt économiste royal pour
le récompenser. Depuis ce jour, les économistes ont la lourde tâche de conseiller les
gouvernements, mais leurs suggestions ne sont pas toujours mises en pratique, les
autres conseillers du roi ne jurant que par les retombées économiques (annexe 4-1).
doute planait, venant assombrir les festivités. En dérivant sa règle d’or, l’économiste
royal avait supposé, sans le dire ouvertement, que tous les sujets avaient des goûts
identiques et qu’ils recevraient une part égale du gâteau. Il ne s’était pas soucié de
déterminer de quelle manière la recherche de la production optimale modifierait la
part de chacun dans la production totale. Et s’il arrivait que les sujets du roi ne
soient pas traités de la même façon ?
Ce doute provenait de remarques désobligeantes émises à l’égard du roi par quelques
mécontents. Ils se demandaient quel sort leur serait réservé par le monarque. Leur
inquiétude n’était pas sans fondement. Le roi avait consulté l’économiste à ce sujet,
espérant recevoir d’autres précieux conseils : « Comment faut-il répartir la produc-
tion optimale entre mes sujets ? »
L’économiste lui avoua que ses compétences ne lui permettaient pas de répondre
à une question de ce genre : « Tout ce que je peux faire, c’est vous indiquer, au
moyen de la frontière de satisfaction (graphique 4-7), toutes les distributions pos-
sibles associées à la production optimale. C’est à vous qu’il revient de choisir la
distribution la plus acceptable. Je ne peux choisir à votre place : il existe autant de
distributions acceptables qu’il existe de personnes dans votre royaume. »
Le roi se résigna à l’absence de règle d’or pour la distribution de la production
entre ses sujets. Il lui faudrait réfléchir aux implications morales de la question et
faire un choix qui se conforme aux valeurs qu’il avait cherché à inculquer à ses
sujets. Comme il était magnanime de nature et qu’il avait connu des privations dans
sa jeunesse, le roi opta finalement pour un partage égal (point R1 du graphique 4-7B).
A. B.
Poissons Satisfaction Révolte
des amis
R2
E0
E Égalité choisie
* Point
par le roi
optimal R1
R3
R0 Frontière
de satisfaction
B*
La production optimale est obtenue au point E*, sur le graphique 4-7A. Cette production peut être répartie de plu-
sieurs façons entre les insulaires et procurer différents niveaux de satisfaction à chaque groupe de sujets. Si toute
la production est réservée aux amis, le royaume se situe au point Révolte. Si la production est répartie également
entre les amis et les dissidents, le royaume se situe au point Égalité choisie par le roi. Chaque point figurant sur la
frontière de satisfaction correspond à une allocation optimale des ressources. Les points se trouvant à l’intérieur de
la frontière (R0 dans le graphique 4-7B) correspondent à des allocations non optimales (E0 dans le graphique 4-7A).
Il est possible, en déplaçant l’allocation des ressources vers le point E*, d’augmenter la satisfaction d’un groupe sans
réduire celle de l’autre (R 2 ou R 3), ou encore d’augmenter simultanément la satisfaction des deux groupes (R1).
68 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
A.
Poissons Le progrès technologique dans le sec-
teur des pêches entraîne une rotation vers
E1 le haut de la courbe des possibilités de
Y1 E2 production. Avec les mêmes ressources,
on peut produire plus de poissons, tout
Y0 E0 B1 en préservant la cueillette des noix de
coco. Cette rotation entraîne la diminu-
tion du coût des poissons et augmente
B0 celui des noix de coco. Le point initial E0
n’est plus optimal : il se situe au-dessous
de la nouvelle frontière de production.
Le nouveau point préféré par la société
correspond à E1 : la quantité optimale de
noix de coco est plus faible, la quantité
Noix de coco
optimale de poissons est plus élevée.
X1 X0
Cette innovation technologique entraîne
B.
une réaffectation de travailleurs de la
Satisfaction plantation vers la plage ; elle n’augmente
des pêcheurs
pas de façon unanime le bien-être de la
société tout entière (passage de R0 à R1).
R1 Si les travailleurs refusent de se dépla-
Compensation cer, la société produit le panier E 2, qui
n’est pas optimal car il est situé sous la
R3 nouvelle frontière de production. Ce
point correspond au point R 2 qui est
R2 Le changement situé en deçà de la frontière de satisfac-
technologique tion. On peut améliorer les choses. En
déplace la indemnisant les travailleurs déplacés, la
R0 frontière société améliore l’allocation des res-
sources (E1) et atteint une satisfaction
supérieure (R 3) ; un groupe gagne et
Satisfaction des
l’autre ne perd pas.
travailleurs agricoles
pourrait les convaincre d’accepter les nouvelles dispositions. La règle d’or serait
respectée sans provoquer d’émeute. En fait, personne n’y perdrait. Ceux qui profi-
teraient du changement accepteraient sûrement de payer un peu plus d’impôt. »
Aussitôt annoncée, la politique de compensation fit l’unanimité. Elle s’avéra d’une
grande utilité dans la conduite des affaires temporelles du royaume. Tous étaient
assurés que, quel que soit le changement envisagé, personne n’en sortirait perdant.
Cette façon de procéder consacra la grande sagesse du roi et rendit célèbre l’éco-
nomiste royal, dont la renommée traversa l’océan. Le royaume connut une longue
période de prospérité et de paix sociale. On lui donna le nom de Royaume d’or.
12. ÉPILOGUE
I déalement, toute société devrait exploiter de son mieux les ressources dont elle
dispose de façon à en tirer le maximum d’avantages pour la population et à lui
procurer le bien-être maximal. La fable de l’île perdue dans le Pacifique illustre,
dans un univers simple, les principales facettes de ce problème fondamental. Il est
impossible d’échapper au problème de la rareté. La contrainte des ressources dis-
ponibles détermine le budget réel d’une société ; elle limite ce qu’il est possible de
faire. La production d’un bien exige des ressources qui pourraient servir à la pro-
duction d’autres biens que la société peut désirer. Toute production implique le
sacrifice d’autres biens ; ce sacrifice d’une autre production possible constitue le
véritable coût d’un bien. Toute société doit s’assurer que le choix des biens produits
correspond aux désirs de la population. La production d’un bien peu désiré réduit
le bien-être, si un autre bien, davantage désiré, peut être produit avec les mêmes
ressources. Il faut produire les biens que la société désire le plus ardemment pour
lui procurer le bien-être maximal. C’est ce que dit la règle d’or.
Cette règle d’or s’applique-t-elle aux sociétés modernes qui ne peuvent pas toutes
compter sur un souverain bienveillant ? Heureusement, son application n’exige pas
d’intervention de ce genre. Dans les sociétés occidentales, la plupart des décisions
économiques sont prises de façon décentralisée par des milliers d’agents présents
sur une foule de marchés. Chacun cherche à améliorer son sort. Les entreprises
produisent les biens et les services qui présentent les meilleures possibilités de
bénéfice. Les consommateurs achètent les biens qui leur procurent la plus grande
satisfaction et ils cherchent à réduire leurs dépenses. Si certaines conditions idéales
sont respectées, le régime de marché donne des résultats qui respectent la règle d’or
et procurent à la population le bien-être maximal qu’elle peut espérer atteindre avec
les ressources dont elle dispose, comme le montre le chapitre suivant.
N O T E
1. Ce chapitre s’inspire d’un article de E. Phelps, « The Golden Rule of Capital Accumulation : A Fable for Growthmen », American
Economic Review, septembre 1961, et d’un article inédit de D. McFadden, « Robinson Crusoe Meets Walras and Keynes ».
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 71
A N N E X E 4-1
Les retombées économiques
1. Introduction
2. Les retombées économiques
3. Il faut mettre l’accent sur l’utilité d’un projet, non sur ses retombées
4. Les rentrées de fonds en provenance de l’étranger
5. Les retombées fiscales
6. Conclusion
1. INTRODUCTION
N ulle part dans ce chapitre il n’a été question des retombées économiques.
Pourtant, dans la « vraie vie », quand un projet particulier est envisagé ou
quand un événement quelconque se produit, nombreux sont ceux (promoteurs,
organisateurs, journalistes, politiciens, analystes, mais rarement économistes) qui
invoquent les retombées économiques découlant de ce projet ou de cet événement
en vue d’en établir la rentabilité économique ou sociale. Soyons clairs d’entrée de
jeu : les retombées économiques ne doivent pas intervenir dans l’évaluation des
projets, quels qu’ils soient. La présente annexe a pour objet de faire la démonstra-
tion de cette affirmation.
La présence d’une équipe sportive dans une ville donne fréquemment lieu à une
estimation des retombées économiques qui s’évanouiraient, pense-t-on, si jamais
l’équipe devait déménager. C’est ce qu’on a répété presque ad nauseam quand
Montréal a perdu son équipe de baseball au profit d’une ville américaine et quand
Québec a perdu son équipe de hockey, également au profit d’une ville américaine.
Quand on évalue ainsi les retombées économiques associées à une équipe sportive,
on le fait habituellement dans le but de convaincre les autorités gouvernementales
de la nécessité de soutenir l’équipe en question, par exemple en contribuant à la
construction d’un stade ou d’un aréna. Certaines autorités se laissent ainsi persua-
der que le départ de l’équipe sportive serait désastreux pour la ville en question et
qu’il serait hautement désirable et rentable qu’elles interviennent.
Entendons-nous : l’activité économique et les emplois qu’elle engendre sont émi-
nemment désirables ; il n’est nullement question de le nier. Le point de vue que nous
exposons ici (et que défendent la plupart des économistes) est le suivant : l’argu-
ment des retombées économiques n’est pas un argument valable pour défendre un
projet (ou un événement) particulier, car cela revient à dévaloriser systématiquement
d’autres projets tout aussi valables, sinon plus. Le graphique 4A-1 illustre ce raison-
nement à l’aide des courbes des possibilités de production.
D’ailleurs, à bien y penser, les retombées économiques les plus considérables sont
souvent associées à des désastres naturels. Qu’on songe à toutes les retombées éco-
nomiques d’un tremblement de terre, d’une tornade, d’un ouragan ou encore d’un
tsunami. Plus la désolation semée par le désastre est importante, plus il y a de
retombées économiques, car plus il y a de blessés et de morts dont on doit s’occuper,
plus il y a de maisons à reconstruire. La crise du verglas en 1998 a détruit un nombre
considérable de pylônes électriques et il a fallu reconstruire une bonne partie du
réseau de distribution de l’électricité. Les gens d’Hydro-Québec ont dû travailler
d’arrache-pied pour réparer les lignes endommagées et fournir du courant à la
population. Il a fallu élaguer des arbres, ramasser les branches et les troncs cassés.
Cette crise a aussi obligé la population rurale à engager des dépenses substantielles
en équipement d’urgence, par exemple à se procurer des génératrices. Faut-il en
conclure que la crise du verglas fut une « bonne chose », qu’elle fut rentable pour la
société québécoise ? Bien sûr que non. Les retombées économiques n’ont rien à voir
avec le caractère désirable d’un événement ou d’un projet, elles n’ont rien à voir
avec la rentabilité économique. Les désastres naturels ne sont pas des événements
désirables, quelles qu’en soient les retombées économiques.
Dans le même ordre d’idées, un accident de la route ou l’écrasement d’un avion
produit aussi des retombées économiques. Et plus l’accident est grave, plus les
retombées sont grandes. Un carambolage d’une centaine de voitures et de camions,
quand la visibilité est réduite à cause de la présence de brouillard ou de bourrasques
de neige, entraîne nettement plus de retombées économiques qu’une légère colli-
sion, à faible vitesse. L’écrasement d’un avion engendre beaucoup plus de retombées
s’il s’agit du nouvel appareil d’Airbus que d’un Cessna. Et les retombées seront
surmultipliées si l’avion s’écrase dans une zone urbaine densément peuplée plutôt
que dans une région non habitée. Faut-il souhaiter pour autant qu’il y ait davantage
d’accidents graves ? Bien sûr que non !
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 73
E2
E1 B2
E0 B1
B0
L’argument des retombées économiques suppose l’existence de ressources inutilisées et de chômage. Cela implique
donc que l’on se situe sous la frontière de production, par exemple au point E0. Imaginons un projet d’autoroute
dont la construction et l’entretien au fil des ans exigeraient l’embauche de toute la main-d’œuvre disponible, de
sorte que l’on passerait du point E0, sous la frontière de production, au point E1, sur la frontière de production. Il
est évident que le point E1 est préférable au point E0 parce qu’il implique la pleine utilisation des ressources et qu’il
se situe nécessairement sur une courbe d’indifférence collective plus élevée que celle qui passe par le point E0.
Toutefois, il ne s’ensuit pas que le projet d’autoroute soit économiquement rentable. Ce serait le cas si ce projet
était le seul projet envisageable pour la société en cause. Il existe, néanmoins, d’autres utilisations possibles de la
main-d’œuvre disponible ; on pourrait l’affecter à la construction d’habitations visant à accroître le parc résidentiel,
d’un hôpital fournissant des services de santé améliorés, ou encore d’arénas offrant des activités sportives. L’une
ou l’autre de ces options permettrait de passer du point E0 au point E 2 sur la frontière de production. La question
qui se poserait alors serait de savoir lequel des points E1 et E 2 obtiendrait l’adhésion de la majorité des citoyens,
et non de savoir si le point E1 (ou le point E 2) est préférable au point E0.
Or, le fait de tenir compte des retombées économiques dans l’analyse d’un projet ou d’une politique quelconque
amène à comparer les points E1 et E0. Le projet d’autoroute procure des services de transport utiles (avantages) et
entraîne des coûts, notamment de main-d’œuvre. Les salaires versés à la main-d’œuvre représentent des retom-
bées économiques directes du projet. Quant aux salaires versés pour la production de béton et d’asphalte, ils en
constituent des retombées indirectes. Si on inclut ces retombées dans les avantages du projet, elles compensent
exactement les coûts de main-d’œuvre, de sorte que le coût net du projet (après retombées) est nul. Si on inclut les
retombées économiques dans le calcul de la rentabilité, on élimine les coûts et on compare le point E1 au point E0.
Il n’y a plus de coût de renonciation, coût qui est à la base de tout calcul économique.
C’est comme si on disait que le projet d’autoroute est la seule façon de créer des emplois dans l’économie en
question. Or, cet argument n’est valable que de façon exceptionnelle. Ce peut être le cas dans des régions éloignées
et isolées – par exemple dans une ville minière dont la principale entreprise a cessé ses activités –, où les possibi-
lités sont plus limitées. En général, toutefois, la référence à la création d’emplois et aux retombées économiques
fausse systématiquement les choix économiques des autorités, parce qu’on n’accorde aucune importance au coût
de renonciation des projets étudiés. Pour analyser correctement les choix économiques des autorités (sauf dans
les questions d’ordre macroéconomique), il faut supposer que le niveau d’emploi est constant, d’où le recours à
l’hypothèse du plein-emploi dans l’analyse des politiques économiques. La comparaison doit s’effectuer entre les
points E1 et E 2, qui supposent tous deux le plein-emploi des ressources, et non entre le point E1 (plein-emploi) et le
point E0 (sous-emploi), comme le fait implicitement l’argument des retombées économiques. Cet argument fausse
la décision en faveur du point E1 et au détriment du point E 2 qui est la véritable solution de rechange au point E1.
On pourrait nous dire qu’il n’y a pas toujours de projet susceptible d’être choisi plutôt que le projet considéré, donc
qu’on a raison de comparer le point E1 au point E0. Sauf peut-être dans le cas des régions éloignées, cet argument ne
tient pas, et cela pour la seule et bonne raison qu’un gouvernement a toujours la possibilité de réduire le fardeau
fiscal plutôt que d’entreprendre le projet étudié. Comme la réduction du fardeau fiscal est une option disponible
en tout temps, la véritable solution de rechange au point E1 n’est jamais le point E0.
74 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
essentiellement à donner aux résidents la possibilité d’acheter des biens et des ser-
vices en sol étranger. D’après cette logique, les fonds qui arrivent de l’extérieur ne
seraient pas plus créateurs d’emplois que les fonds provenant du pays. L’argument
selon lequel les exportations sont préférables aux ventes réalisées sur le marché
intérieur est la contrepartie exacte de cet autre argument selon lequel toute impor-
tation est néfaste pour l’économie. La grande importance accordée aux retombées
économiques liées aux exportations appartient à une logique de type mercantiliste,
qu’il faudrait bannir du discours économique.
C’est là, sous une forme légèrement différente, le type d’argumentation avancée
par les étudiants : le gouvernement québécois, affirment-ils, ne devrait pas hausser
les droits de scolarité parce que ces subventions déguisées seront éventuellement
récupérées par le truchement des futurs impôts perçus auprès des étudiants.
6. CONCLUSION
CHAPITRE
Le mécanisme
des prix
L ’arrosage d’une pelouse pendant une heure représente trois fois la consomma-
tion quotidienne moyenne d’eau par personne au Canada1. Bien peu de gens
savent que l’arrosage des pelouses exige une telle quantité d’eau, et d’ailleurs bien
peu s’en soucient. Pourtant, ne s’agit-il pas d’une information vitale à notre époque,
alors que les sources d’eau potable s’épuisent et se raréfient ? Que le consommateur
soit si mal informé et si peu conscient de la valeur des ressources en eau ne doit pas
nous surprendre : l’eau est gratuite !
S’il devait acheter l’eau, le consommateur saurait qu’il en faut beaucoup pour
arroser une pelouse. Il ne l’apprendrait pas en effectuant des calculs comme les
spécialistes en techniques de l’eau. Il le découvrirait plutôt de façon indirecte, et
combien plus efficace, par l’intermédiaire de son budget. Sa facture d’eau l’en informe-
rait chaque fois qu’il arroserait sa pelouse. Le célibataire apprendrait par expérience
qu’il lui en coûte aussi cher d’arroser sa pelouse pendant une heure que de satisfaire
ses besoins moyens en eau pendant dix jours.
Le mécanisme des prix transmet l’information de manière économique : il la four
nit seulement aux personnes à qui elle est utile. Seules les personnes qui arrosent
leur pelouse sont informées de la quantité d’eau exigée à cette fin. Les autres n’ont
que faire de cette information et par conséquent on ne la leur fournit pas : ils n’ont
pas l’occasion de la découvrir. C’est bien qu’il en soit ainsi. Pourquoi le locataire
qui n’a pas de pelouse recevrait-il une information semblable, puisqu’il ne peut rien
changer à la quantité totale d’eau destinée aux pelouses ? Par contre, le mécanisme
des prix l’informe de la quantité d’eau qu’il utilise à d’autres fins. Il apprend à
l’usage combien d’eau il consomme pour sa douche quotidienne, pour la chasse
d’eau, pour la lessive, non pas en termes techniques, mais en termes budgétaires.
L ’information transmise par le mécanisme des prix porte sur la rareté relative
des biens et des services. Un prix élevé est révélateur de rareté, tandis que
l’abondance se manifeste par un prix faible. Le concept de rareté fait appel tant à
l’intensité de la demande pour un bien qu’à la rareté des ressources nécessaires à
sa production. Un bien peut être rare soit parce qu’il est fortement désiré par la
population, soit parce que sa production est coûteuse et qu’elle exige des ressources
dont la rareté tient à la multiplicité de leurs utilisations possibles. Les courbes de
l’offre et de la demande d’un bien rendent compte de cette double réalité.
La courbe de la demande reflète l’intensité des préférences pour un bien. Elle
indique simultanément la quantité demandée du bien à chaque prix et le prix maxi-
mum que les consommateurs sont disposés à payer pour chaque unité (graphique 5-1).
Ce prix correspond à la valeur du bien aux yeux des consommateurs : personne
n’est prêt à payer plus pour un bien que ce qu’il vaut à ses yeux. Plus un bien est
désiré, plus les consommateurs sont prêts à payer un prix élevé pour l’acquérir ou,
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 79
Prix ($)
Demande Plus un bien est désiré, plus les consommateurs sont prêts à payer un prix
d’un bien
très valorisé
élevé pour l’acquérir ou, ce qui revient au même, plus forte est la quantité
demandée à chaque prix. Par contre, les consommateurs ne sont pas disposés
à verser un prix élevé pour un bien qui leur procure une satisfaction médiocre,
et la quantité qu’ils demandent à chaque prix est faible.
20
Pour un prix donné, le bien le plus valorisé est acheté en quantité plus grande
que le bien le moins désiré. À 10 $, les consommateurs achètent 10 unités du
bien peu désiré, tandis qu’ils demandent 20 unités de l’autre. Les consomma-
10 teurs sont prêts aussi à payer plus cher pour chaque unité du bien très valorisé.
Demande
La dixième unité du bien peu désiré vaut seulement 10 $ aux yeux des consom
d’un bien
peu valorisé mateurs, qui sont pourtant disposés à payer 20 $ pour la dixième unité du
bien fortement désiré.
10 20 Quantité
ce qui revient au même, plus forte est la quantité demandée à chaque prix. À l’in-
verse, les consommateurs ne sont pas disposés à verser un prix élevé pour un bien
qui leur procure une satisfaction médiocre, et la quantité qu’ils demandent à chaque
prix est faible (graphique 5-2).
La courbe de l’offre est une courbe du coût marginal. Elle représente à la fois la
quantité d’un bien que les entreprises sont disposées à offrir à chaque prix et le prix
minimum qu’elles exigent pour offrir chaque unité (graphique 5-3). Pour survivre,
l’entreprise doit couvrir ses coûts de production. Elle produit un bien à la condition
que le prix soit égal ou supérieur à son coût de production. Pour produire chaque
unité, elle exige au minimum un prix qui en couvre tout juste le coût.
80 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
restreinte. Forte demande et coût élevé sont synonymes de rareté relative et appellent
un prix élevé. À l’inverse, un bien est abondant quand sa demande est faible, le bien
étant peu valorisé par la population, ou quand les ressources nécessaires pour le
produire sont disponibles en quantité considérable, d’où le faible coût de ce bien.
L’abondance relative s’accompagne d’un prix modeste.
Deux biens dont la production exige exactement les mêmes ressources se vendent
à des prix différents selon qu’ils sont plus ou moins désirés : le bien le plus désiré
est le plus rare et commande le prix le plus élevé (graphique 5-5).
Par ailleurs, deux biens également désirés par la population se vendent à des prix
différents si leur production nécessite des ressources différentes. Le bien le plus coû
teux à produire est le plus rare et il se vend plus cher que l’autre (graphique 5-6).
Prix
Coût de production
À coûts de production identiques, un bien for
tement désiré par la population commande un
P1 prix plus élevé ( P1) qu’un bien peu désiré ( P 0).
Le bien le plus valorisé est le plus rare : sa pro-
duction absorbe une plus grande part des res-
sources disponibles que la fabrication du bien
P0 peu désiré.
Forte demande
Faible demande
X0 X1 Quantité
Prix
Bien coûteux
Deux biens également désirés par la collectivité
peuvent se vendre à des prix différents. Le bien
Bien peu coûteux dont la production requiert beaucoup de res-
sources ou des ressources coûteuses est rare et
P1 il se vend à un prix élevé (P1) ; le bien dont la
production exige peu de ressources ou des res-
P0 sources abondantes se vend à un prix relative-
ment faible (P0 ). L’offre du bien peu coûteux à
produire est importante : le coût de production
étant relativement faible, les entreprises peuvent
en offrir une grande quantité à chaque prix.
Demande
X0 X1 Quantité
82 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
Quand la rareté relative d’un bien change, le mécanisme des prix en informe
les parties intéressées de manière succincte. Si un bien devient plus rare, son prix
augmente. Cette hausse de prix informe consommateurs et producteurs que le bien
est désormais plus rare. Les agents économiques ne connaissent pas nécessairement
les causes de cette rareté accrue. Il n’est d’ailleurs pas important qu’ils la connaissent ;
ce qui importe, c’est qu’ils sachent que le bien est plus rare et qu’ils en tiennent
compte dans les décisions qu’ils prennent.
Il n’est pas essentiel que l’information soit transmise aux gouvernements ou aux
médias ; il suffit qu’elle parvienne aux personnes intéressées. Ce sont les consom-
mateurs et les producteurs qu’il faut informer, parce que ce sont eux qui doivent
s’adapter à la nouvelle situation pour contribuer à régler le problème qui a surgi.
Grâce au mécanisme des prix, ce sont précisément ces agents qui sont informés de
la rareté accrue, par la simple augmentation des prix.
Si la Ville de New York croyait au marché, serveuse lui a dit : « Vous devez le boire au Comme cela se produit inévitablement
même sa négligence à l’égard d’une ressource complet, sinon je ne peux vous en servir. » lorsqu’on impose un rationnement autre-
aussi vitale n’aurait pas produit l’hystérie Ah ! Toute violation de ces règles est pas ment que par le prix, les demandes spéciales
politique à laquelle elle est en proie actuel- sible d’une amende allant de 200 $ à 500 $. ont commencé à affluer. La Ville a reçu plus
lement. Cependant, se fondant sur l’hypo- Ajoutant l’insulte à l’amende, le maire Koch de 550 requêtes d’exemption de la part d’en
thèse selon laquelle l’eau échappe à la loi s’est mis à tonitruer contre les « rats d’eau » treprises et de particuliers. C’est exactement
de l’offre et de la demande, elle ne s’est pas qui enfreignent les règles. ce type de climat réglementaire qui invite
encombrée de compteurs d’eau. Environ 75 % Harcelés par les amendes et les insultes, au favoritisme et à la corruption.
de l’eau fournie par la Ville est absorbée par les New-Yorkais ont réduit leur consomma-
ses 630 0 00 clients résidentiels non facturés La leçon commence peut-être à porter
tion d’eau. Pourtant, ils n’ont parcouru que fruit. La Ville a décrété récemment que tout
au compteur. Les millions de résidents liés à la moitié de la distance qui les sépare de
ces clients paient une somme fixe, quelle édifice nouvellement construit ou faisant
l’objectif du maire. Et cette forme de ration- l’objet de rénovations substantielles doit être
que soit la quantité d’eau qu’ils utilisent. nement comporte des coûts. Il y a d’abord
Outre les 30 0 00 clients résidentiels, seuls muni de compteurs. Elle doit maintenant
la dépense engagée pour payer 350 inspec- apprendre à réunir les principes du comp-
les 110 0 00 clients commerciaux de la Ville teurs à temps plein, de même que les poli-
sont facturés au compteur. teur et de la tarification, mais cela peut
ciers chargés de patrouiller la ville afin de prendre du temps.
En l’absence de mécanisme des prix qui cerner les débordements de lavage d’autos
serait d’une certaine utilité, la Municipalité a, et de verres d’eau servis sans demande préa Heureusement, les New-Yorkais sont d’un
ces dernières semaines, inondé les résidents lable. La Ville a aussi utilisé des hélicoptères, naturel bon enfant. Un café de Brooklyn
de règlements leur interdisant d’arroser leur à 280 $ l’heure, pour repérer l’arrosage clan Heights a placé sur ses tables une carte in-
pelouse, de laver leur voiture ou de remplir destin des pelouses et le remplissage des vitant le client à « boire une margarita pour
leur piscine et exigeant que les pommes de piscines. Il faut ajouter à la facture une perte économiser l’eau ». Dommage que les poli
douche soient munies d’un économiseur de productivité parce que les employés som ticiens locaux n’aient pas la même compré-
d’eau. Au lieu de hausser le tarif pour les nolent dans des édifices dont l’atmosphère hension des marchés !
Source : « Drying Out New York », The Wall Street Journal, 26 août 1985, traduction libre.
L a coordination effectuée par les prix sert à rationner les ressources disponibles.
Le mécanisme des prix joue en quelque sorte un rôle négatif : il fait comprendre
aux agents que leurs désirs ne peuvent pas tous être satisfaits, faute de ressources.
Il fonctionne de manière à les priver de certains biens et services. Une mauvaise
récolte implique nécessairement que certains seront privés des céréales qu’ils avaient
l’habitude de consommer. La hausse des prix engendre ce résultat de manière
impersonnelle : certaines personnes réduisent leur consommation et contribuent à
atténuer la pénurie. Ceux qui maintiennent leur consommation doivent se restreindre
dans d’autres domaines, une part accrue de leur budget étant absorbée par l’achat
de céréales. Toute la population est touchée par la mauvaise récolte.
Ce mode de rationnement présente un avantage majeur : on a l’assurance que les
ressources disponibles seront réservées aux utilisations les plus valorisées. Quand
le prix d’un bien augmente, certains réduisent leur consommation : ils jugent qu’il ne
vaut plus la peine de l’acheter au nouveau prix. Par ailleurs, ceux qui tiennent for
tement au bien sont disposés à payer davantage pour maintenir leur consommation.
Le mécanisme des prix entraîne une réduction des utilisations les moins importantes.
La tarification de l’eau entraînerait certainement une réduction de la consommation,
mais ce sont les utilisations marginales qui seraient d’abord éliminées. Les ménages
arroseraient moins leur pelouse et laveraient moins souvent leur automobile avant
d’en venir à réduire leur consommation d’eau à des fins alimentaires et hygiéniques.
L’eau disponible irait aux personnes qui la valorisent le plus, conformément à la
notion d’optimum d’échange.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 87
Pour que l’optimum d’échange s’accomplisse, il faut que les consommateurs qui
les désirent le plus obtiennent les biens disponibles. Si l’optimum d’échange ne peut
se réaliser, il est possible de modifier la répartition des biens de manière à accroître
la satisfaction de certains consommateurs sans nuire à quiconque, donc d’augmen-
ter le bien-être collectif. Supposons que deux personnes désirent acquérir le même
pain. La première a des enfants à nourrir et il ne lui reste plus de pain ; elle tient
fortement au pain et est disposée à verser jusqu’à 5 $ pour l’obtenir. La seconde est
célibataire et a encore quelques tranches à la maison. Bien sûr, elle aimerait avoir
le pain, mais elle ne veut pas offrir plus de 2 $ pour l’acquérir. L’allocation optimale
des ressources exige que le pain soit consommé par la première personne, pour qui
il a la plus grande valeur d’usage.
Si c’est le célibataire qui possède le pain, un échange permettrait d’accroître le
bien-être collectif. Le pain vaut 5 $ pour le chef de famille, mais seulement 2 $ pour
le célibataire. Si le chef de famille offrait 3 $ au célibataire pour le pain, tous deux
sortiraient gagnants d’un échange à ce prix. Le premier obtiendrait un pain pour
2 $ de moins que sa valeur à ses yeux, tandis que le second recevrait 3 $ pour un
pain qui selon lui n’en vaut que 2. Les deux personnes réaliseraient un gain et s’en
porteraient mieux. En transférant le pain à celui qui le valorise le plus, l’échange
permettrait d’augmenter la satisfaction de chacun, et donc le bien-être collectif.
Le mécanisme des prix permet de réaliser l’optimum d’échange. Les biens vont
à ceux qui sont disposés à en payer le plein prix, donc à ceux qui leur attribuent
une valeur aussi grande que le prix du marché. Ceux qui ne valorisent pas assez un
bien pour en payer le prix en sont privés (graphique 5-7). D’autres mécanismes de
rationnement sont possibles, mais ils comportent des faiblesses majeures, comme
en témoigne le chapitre 8, qui porte sur le contrôle des prix. Plus précisément, ils
ne permettent pas à coup sûr de réaliser l’optimum d’échange.
Prix ($)
Coût
Utilisation
valorisée
20
Le mécanisme des prix rationne. À 15 $, seules
les acquisitions ayant aux yeux des consomma-
15 teurs une valeur de 15 $ ou plus se réalisent, par
Utilisation exemple celle de la dixième unité. Les acquisitions
10 peu valorisée peu valorisées, comme celle de la vingtième
unité, ne s’effectuent pas.
Demande
10 15 20 Quantité
88 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
6. UN COMPORTEMENT RESPONSABLE
Q uand des gens protestent en affirmant que par leurs impôts ils paient ample-
ment pour l’eau consommée, ils ne perçoivent pas la différence fondamentale
entre un impôt et un prix. Les propriétaires fonciers paient pour l’eau au moment
d’acquitter leurs taxes foncières. La société doit payer pour l’eau consommée par ses
membres et le gouvernement perçoit des taxes afin d’en couvrir le coût. Au niveau
collectif, il y a une correspondance entre le coût de l’eau et les taxes, mais la facture
de chaque contribuable n’est pas liée à sa consommation d’eau personnelle. Au
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 89
moment de la taxation, ce ne sont pas les plus grands consommateurs d’eau qui
reçoivent les factures les plus élevées. Et un propriétaire qui économise l’eau ne voit
pas sa facture réduite pour autant. Le financement collectif supprime le lien entre la
consommation et la facture individuelles. Parce qu’il maintient ce lien, le mécanisme
des prix comporte une incitation qui est absente du financement par la fiscalité : la
facture est d’autant plus élevée que la consommation est forte.
Supposons que quatre copains décident de prendre un repas au restaurant et
qu’ils conviennent d’en partager également le coût total. Le premier commande le
menu du jour : soupe aux légumes, hambourgeois accompagné de son inévitable
sauce brune, dessert d’office (jello, pruneaux, crème caramel !) et café. Après avoir
réfléchi un moment, le deuxième décide de commander des plats à la carte, imité
en cela par les deux autres. Il demande comme entrée une betterave farcie à la
truite fumée, choisit ensuite une bisque de homard, un filet mignon sauce madère,
un saint-honoré et, pour terminer, un expresso et un cognac.
Sans vouloir émettre de commentaire sur ses goûts, on peut penser que le premier
convive n’a pas fait un choix rationnel. Le financement étant collectif, la logique
voudrait que chacun commande un repas plantureux. En effet, chaque plat com-
mandé par l’un des convives ne lui coûte que le quart de son prix, le reste étant
partagé entre les trois autres personnes. Logiquement, chacun aura tendance à sur-
consommer et, à la fin du repas, trouvera l’addition excessive. Il existe un lien entre
les plats que chacun commande et le montant qu’il doit débourser à la fin du repas.
Toutefois, il est plus ténu que si chacun devait payer pour son propre repas. C’est
pour cette raison que chaque convive a tendance à surconsommer. Chacun est
amené à se comporter de telle manière qu’il devra finalement débourser plus qu’il
ne le voudrait. Le financement collectif incite les individus à se comporter de façon
à le regretter plus tard.
Si on transpose l’exemple à l’échelle de la société, le lien entre la consommation
d’eau d’un individu et l’avis d’imposition qu’il reçoit est encore plus ténu, puisque
le coût de sa consommation est réparti entre un très grand nombre de contribuables.
Il ne peut qu’en résulter une surconsommation.
La Fédération des propriétaires d’immeubles locatifs de l’Ontario (Federation of
Rental-Housing Providers of Ontario) a constaté que le passage du compteur collectif
au compteur individuel dans des appartements en Ontario a eu pour effet de réduire
la consommation d’électricité de plus de 30 %, dans le cas des logements chauffés à
l’électricité, et de 16 à 20 %, dans le cas de ceux qui n’étaient pas dotés d’un système
de chauffage électrique5. Une autre étude effectuée dans l’État de New York par la
Energy Research and Development Authority indique une baisse de 10 à 26 % de
la consommation d’électricité au cours de la première année suivant l’installation d’un
compteur individuel et révèle que cette économie d’énergie persiste au fil des ans 6.
En matière de consommation d’eau dans le secteur résidentiel, une étude montre
que, lorsqu’on passe d’un taux forfaitaire à une tarification au volume, la consom-
mation d’eau diminue de 10,2 % à 38,2 % en moyenne dans le secteur résidentiel
canadien7. C’est dire à quel point le mécanisme des prix renferme une forte incita-
tion, surtout quand on prend en compte le fait que l’eau et l’électricité sont des
services essentiels dont la demande est supposément peu sensible au prix.
90 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
S i on examine la chose sous un angle différent, le mécanisme des prix alloue les
ressources disponibles à la production des biens les plus désirés par la popula-
tion. Toute production requiert des ressources qui peuvent servir à plusieurs fins.
E N C A D R É 5 - 2 D’un trombone à une maison
En les allouant à la production d’un bien, on renonce à les utiliser pour produire
d’autres biens et on perd ces autres biens. Le véritable coût d’un bien est cette autre
production qu’il aurait été possible d’obtenir grâce aux mêmes ressources. Quand
une municipalité construit une piscine, elle utilise de l’équipement, du béton et de
la main-d’œuvre qualifiée. Ces ressources pourraient servir à construire une station
de métro, des maisons, des routes et bien d’autres choses encore. Le véritable coût
de la piscine, c’est celui de la meilleure de ces options à laquelle la municipalité doit
renoncer.
Or, la courbe de l’offre d’un bien représente son coût véritable, c’est-à-dire la
valeur des autres biens auxquels on doit renoncer. Supposons qu’un agriculteur
dispose d’un lopin de terre pouvant servir à trois types de cultures. Son lopin lui
permet habituellement de produire 1 000 tomates durant la saison. S’il le consacre
à la culture des carottes, il peut en récolter 4 000. Le prix du marché est de 50 ¢ la
tomate et de 5 ¢ la carotte. Le lopin de terre peut aussi produire 5 000 pommes de
terre. Quel sera le prix minimum exigé par le fermier pour produire des pommes
de terre ? Ce prix minimum est déterminé par la meilleure des autres options.
Sachant qu’il peut obtenir 500 $ pour ses tomates et 200 $ pour ses carottes, le
montant minimum qui pourrait inciter le fermier à produire 5 0 00 pommes de
terre est de 500 $. Il cultivera des pommes de terre à la condition d’obtenir au
moins 10 ¢ l’unité. Le prix minimum qu’il exige pour produire des pommes de
terre correspond donc à la valeur de la production sacrifiée la plus valorisée (les
tomates). Chaque point de la courbe de l’offre indique ainsi la valeur de cette pro-
duction perdue. Pour bien décrire ce concept fort important, on parle aussi de coût
marginal de renonciation.
Le même exercice aboutit à la même conclusion dans d’autres situations. Quel
est le salaire minimum qu’exige un diplômé de HEC Montréal pour un emploi au
sein d’une entreprise ? La réponse dépend des autres offres d’emploi qu’il a reçues
ou qu’il compte recevoir. Si on lui a offert un poste intéressant à 50 000 $, il exige
au minimum 50 000 $, à conditions de travail égales. Si le poste le plus intéressant
qu’il peut décrocher lui procure une rémunération de 40 000 $, il exige au minimum
40 0 00 $. Il accepterait plus, bien sûr, mais à la rigueur il se contenterait de ce
salaire. C’est l’ option la plus intéressante à laquelle on doit renoncer qui détermine
le prix minimum exigé. À cet égard, le fermier ne diffère pas du diplômé en admi-
nistration.
Le salaire qu’il faudrait verser à Céline Dion pour l’amener à accepter un poste
de vérificatrice est nettement plus élevé que celui qu’accepterait Rose Latulippe…
qui s’est pourtant classée première au concours. C’est une affaire d’options. La pres-
tation que Céline Dion peut fournir dans le domaine de la chanson a une très
grande valeur, étant fortement désirée par ses nombreux admirateurs dans le
monde. Son cachet de chanteuse reflète cette valeur. Tout organisme qui désire
obtenir ses services doit lui verser une rémunération au moins égale à la valeur de
sa prestation comme chanteuse.
Pour obtenir des ressources, il faut, au minimum, offrir autant que les personnes
qui détiennent ces ressources peuvent obtenir ailleurs. Or, d’autres sont prêts à leur
donner un montant égal à la valeur de ce qu’elles produisent. Pour les acquérir, il
est donc nécessaire de leur verser un montant égal à la valeur de leur production.
Les sommes dépensées pour les ressources correspondent alors à la valeur de ce
92 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
qu’elles peuvent produire dans leur meilleure utilisation possible. Pour couvrir
leurs coûts de production, les offreurs d’un bien sont ainsi amenés à exiger un prix
minimum qui reflète exactement la valeur de la production perdue.
Le prix du marché s’établit au niveau qui assure l’égalité entre la quantité deman-
dée et la quantité offerte d’un bien. À ce point d’équilibre, la dernière unité du bien
a une valeur égale à son coût marginal, toutes les autres unités produites ont une
valeur supérieure à leur coût marginal (graphique 5-8). Comme la courbe de l’offre
mesure le coût marginal de renonciation d’un bien, toutes les unités d’un bien qui
sont produites ont plus de valeur que les autres biens qu’il aurait été possible de
produire en se servant des mêmes ressources. Dans le cadre du mécanisme des
prix, ce sont les biens les plus valorisés qui sont produits, ce qui permet de maxi-
miser le bien-être collectif.
T ous les consommateurs paient le même prix pour obtenir un bien, mais tous
ne le valorisent pas également. Un consommateur peut être disposé à payer 3 $
pour un pain, tandis que son voisin accepterait de payer tout au plus 2 $. Si le pain se
vend 1 $, le premier consommateur obtient un surplus de 2 $, puisque le pain en vaut
3 à ses yeux. Le second consommateur obtient le pain pour 1 $ de moins que ce
qu’il était prêt à payer : son surplus atteint 1 $. La différence entre le prix que le con
sommateur est disposé à payer et le prix qu’il paie constitue le surplus du consom-
mateur. En faisant la somme des surplus obtenus sur toutes les unités achetées, on
obtient le surplus des consommateurs pour l’ensemble du marché (graphique 5-9).
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 93
Prix ($)
Les consommateurs apprécient différemment les biens et sont disposés à
10 payer un prix différent pour un bien donné. La loi du marché impose tou-
9 Surplus des tefois le même prix à tous, qui est de 5 $ sur le graphique. La première unité
consommateurs du bien vaut 9 $ pour un consommateur. Comme il peut acheter le bien à
8
5 $, ce consommateur obtient un surplus de 4 $. Il réalise en quelque sorte
7
une économie de 4 $ par rapport à ce qu’il était disposé à payer, montant
6 qu’il peut consacrer à un autre achat et qui lui permet d’accroître son bien-
5 Prix de vente être. La deuxième unité vaut 8 $ aux yeux d’un consommateur (peut-être le
même), mais elle ne lui coûte que 5 $. Ce consommateur obtient un surplus
de 3 $. En faisant la somme des économies ainsi réalisées sur toutes les
unités achetées, on obtient le surplus des consommateurs qui, en suppo-
sant qu’il y ait un grand nombre d’unités, est représenté graphiquement par
Demande la partie hachurée comprise entre la courbe de la demande et l’horizontale
correspondant au prix du marché.
1 2 3 4 5 Quantité
Tous les producteurs sont contraints de vendre au même prix un bien dont le
coût de production n’est pas constant. La dernière unité se vend au coût marginal
et ne procure aucun profit au producteur, cependant les autres unités se vendent à
un prix supérieur à leur coût marginal. L’écart entre le prix et le coût marginal
constitue le surplus du producteur. Le producteur accepterait de vendre son produit
moins cher, mais il peut le vendre au prix du marché et réaliser un profit sur cha-
que unité dont le coût marginal est inférieur au prix. La somme de ces profits
constitue le surplus du producteur à l’échelle du marché. Le graphique 5-10 illustre
le concept de surplus des producteurs, aussi appelé rente (encadré 5-3).
Le gain de bien-être réalisé par la société sur la production d’un bien peut se
mesurer par la somme des surplus des consommateurs et des producteurs. Il cor-
respond exactement à la différence entre la valeur de la production obtenue et la
E N C A D R É 5 - 3 Une rente en or
* On calcule la rente en supposant que les coûts d’exploitation incluent un profit « normal ».
Source : « Canada’s Second Gold Rush », The Economist, 30 novembre 1985, p. 78-79, extraits, traduction libre.
À moins qu’elle ne se justifie par une carence du marché, toute forme d’interven
tion dans le mécanisme des prix empêche celui-ci de transmettre correctement
l’information et est à l’origine de mauvaises décisions. Quand un gouvernement
subventionne un service public, il en camoufle le coût. Il informe le consommateur
que le service a un faible coût, contrairement à la réalité, et il l’invite à consommer.
La gratuité entraîne la même conséquence, mais à un degré plus marqué puisqu’il
s’agit d’une subvention intégrale. En fournissant gratuitement certains services, le
gouvernement donne le signal qu’ils ne coûtent rien et qu’ils sont disponibles en
abondance. Dès lors, qu’on ne s’étonne pas que la population les consomme en quan
tité et qu’une pénurie s’ensuive.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 95
Prix ($)
Offre Le marché engendre naturellement un prix assurant l’équilibre entre l’offre
et la demande. La production d’équilibre qui en résulte maximise le surplus
8 réalisé et le bien-être collectif. Toute autre production procure un surplus
inférieur. Au point d’équilibre du marché, le surplus total réalisé correspond
à la surface comprise entre la courbe de la demande et la courbe de l’offre,
6 jusqu’à la production du point d’équilibre (parties hachurée et pointillée).
Réduction du
5 6 2 surplus de Une production inférieure à la production d’équilibre procure un surplus
la société plus modeste. Ainsi, pour une production de 2 unités, le surplus total cor-
4
respond à la partie hachurée. Une production de 7 unités, supérieure à la
production d’équilibre, réduit le surplus d’un montant correspondant à
2 la partie quadrillée. C’est à l’équilibre du marché que le surplus et le bien-
Demande être collectif sont maximisés.
1 2 3 4 5 7 Quantité
On pourrait citer bien des cas où la gratuité s’accompagne de pénurie. Les ser-
vices de santé débordés et la pollution constituent deux exemples de ce type de
situations. En fournissant gratuitement les services de santé, on indique à la popu-
lation qu’ils sont peu coûteux et abondants. La population réagit rationnellement
et les consomme en quantité. Il en résulte inévitablement une pénurie. Dans le cas
de la pollution, c’est l’environnement qui est gratuit. Aussi observe-t-on une sur-
consommation de l’environnement, autrement dit un phénomène de pollution.
Si la bière était gratuite, il serait difficile de s’en procurer, non en raison d’une
capacité de production insuffisante, mais à cause d’une demande artificiellement
gonflée. La solution ne consisterait pas à accroître la capacité de production : elle
résiderait plutôt en une restriction de la demande excessive au moyen d’un prix
reflétant les coûts de production.
A.
Autre
bien
Avec taxation
E0
Point
E optimal
*
En l’absence de toute taxe, l’équilibre du marché s’établit au point A*
B
* où la production est de X* (graphique B). La dernière unité produite a
une valeur égale à son coût marginal ; elle est tout aussi valorisée que
B0 la production perdue. Comme l’indique le graphique A, la société
atteint la courbe d’indifférence la plus élevée possible (E *), compte
tenu des contraintes : le bien-être est maximisé. Si on impose une taxe
sur le bien en question (graphique B), le coût supporté par les entre-
prises monte, sans toutefois que cela modifie le coût véritable du
bien, puisque pour le produire les mêmes ressources sont requises,
X0 X Quantité en même quantité. Le coût supporté par les entreprises est donné par
*
la courbe des coûts la plus élevée, le véritable coût du bien étant
toujours indiqué par la première courbe. Du fait de la taxe, l’équilibre
du marché se situe désormais au point A0, le prix de vente monte (P0 ),
Coût + taxe
B. la production baisse et passe à X0. Les unités du bien qui ne sont plus
Prix produites (X * – X0) ont une valeur représentée par la somme des
parties hachurée et quadrillée. Leur coût est mesuré par la seule
Coût
partie hachurée. La diminution de bien-être occasionnée par la taxa-
Taxe marginal tion du bien est représentée par le triangle quadrillé. En raison de la
taxe, la production du bien est réduite (graphique A), bien que les
P0 A0 unités en cause aient une valeur supérieure à toute autre production.
La société se situe désormais au point E0 sur la courbe d’indifférence
Perte de inférieure (B 0), les différents biens n’étant plus produits dans les
P A bien-être proportions désirées par la population.
* *
Demande
X0 X Quantité
*
Demande
X0 X Quantité
*
98 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
aux produits de remplacement. Le gouvernement peut amener les gens à laver leur
auto avec des vêtements d’enfants, soit en subventionnant les vêtements d’enfants
de sorte qu’ils soient moins coûteux que les chiffons de nettoyage, soit en taxant très
lourdement les chiffons pour les rendre plus coûteux que les vêtements d’enfants.
Cette manière de voir est particulièrement utile. Pour redresser la situation, il suf-
fit de corriger l’information transmise par les prix et de laisser les agents prendre
les décisions qui leur conviennent. Il n’est donc ni nécessaire ni désirable que le
gouvernement se substitue au mécanisme des prix : l’intervention doit plutôt cher-
cher à exploiter les forces du régime de marché.
Dans certaines situations, le marché est inapte à fournir des biens qui ne se
prêtent pas à l’échange volontaire : le gouvernement est alors en droit d’intervenir
pour produire des biens utiles à tous, comme la défense nationale ou la sécurité
publique, en recourant à un financement coercitif. L’intervention gouvernementale
pourrait aussi s’appuyer sur de bonnes raisons dans d’autres cas où le marché est
imparfait, en particulier quand les consommateurs n’ont pas accès à toute l’infor-
mation nécessaire pour prendre des décisions éclairées.
La réglementation est une intervention qui se substitue au mécanisme des prix.
Pour réduire la pollution attribuable à l’automobile, les autorités ont eu tendance à
réglementer plutôt qu’à exploiter le mécanisme des prix. En décrétant que les produc-
teurs devaient munir les voitures d’un convertisseur catalytique, elles ont privilégié
une solution au détriment des autres. Les résultats ont été décevants, principalement
parce que l’essence sans plomb était plus coûteuse que l’essence au plomb. Il était pré
visible que les automobilistes chercheraient des moyens d’utiliser l’essence au plomb
et qu’ils les trouveraient : ils y sont parvenus en rendant inutilisables les convertis-
seurs installés par les producteurs d’automobiles, aidés en cela par le marché qui
s’adapte admirablement aux désirs individuels.
Il aurait été plus simple et plus efficace de recourir au mécanisme des prix en taxant
fortement l’essence au plomb de manière à la rendre plus coûteuse que l’essence
sans plomb. De cette façon, les automobilistes auraient été incités à économiser
l’essence au plomb et ils auraient trouvé plusieurs façons de le faire. D’aucuns
auraient acheté des automobiles munies d’un convertisseur sans y être contraints et
auraient utilisé l’essence sans plomb. Les autres auraient réduit leur consommation
d’essence au plomb, certains en roulant à une vitesse réduite, d’autres en entrete-
nant mieux leur automobile. Certains auraient moins utilisé leur voiture. D’autres
encore auraient acheté des voitures plus économiques à l’usage et l’utilisation des
climatiseurs aurait été moins répandue. En bref, s’il y avait eu une intervention
exploitant le mécanisme des prix, chacun aurait apporté sa contribution à l’assai-
nissement de l’environnement de la façon la plus appropriée à sa situation. Toutes
les solutions possibles auraient été exploitées.
16. CONCLUSION
N O T E S
1. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », dans Réseau environnement, Pro
gramme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peepPresseFR.pdf
(page consultée le 5 juin 2006).
2. « Si je devais aller au puits… pour bénéficier d’eau potable », dans Ville de Salaberry-de-Valleyfield, Communiqués de
presse, [en ligne], www.ville.valleyfield.qc.ca/webconcepteur/web/SalaberrydeValleyfield/fr/service.prt ?svcid=SV_
COMMUNIQUES_PRESSE1&page=details.jsp&iddoc=78994 (page consultée le 10 juillet 2006).
3. R.C. Longworth, « Can Gorbachev Cure the Soviet Economy ? », The Gazette, 4 octobre 1986.
4. « Gorbachev’s Das Kapitalism », Business Week, 13 juillet 1987, p. 30.
5. Federation of Rental-Housing Providers of Ontario, Reducing Energy Consumption by Mandating Sub-Metering and
Individual Billing in Multi-Residential Rental Dwellings, 1er février 2006, [en ligne], www.frpo.org/ (page consultée le
12 juillet 2006).
6. Ibid.
7. A. Reynaud, S. Renzetti et M. Villeneuve, « Pricing Structure Choices and Residential Water demand in Canada », Water
Resources Research, 2005.
8. C.L. Schultze, The Public Use of Private Interest, Washington, The Brookings Institution, 1977, p. 79.
9. P. Kennedy, « What Gorbachev Is Up Against », The Atlantic Monthly, juin 1987, p. 31 ; « The High Price of Price Reform »,
Time, 13 juillet 1987, p. 40.
A N N E X E 5-1
LE CALCUL DES SURPLUS*
40
La courbe de la demande résume le
35 comportement des consommateurs : elle
Prix d’un panier de pommes ($)
* Texte inspiré de l’approche originale proposée dans T.C. Bergstrom et J.H. Miller, Experiments with Economic Principles :
Microeconomics, 2e éd., Irwin – McGraw-Hill, 1999, p. 425.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 103
P our bien comprendre les courbes de l’offre et de la demande, rien de mieux que de
les représenter à partir de données concrètes. Imaginons la situation suivante:
• 20 producteurs efficaces sont prêts à produire chacun 1 panier de pommes bio
logiques, mais ils exigent de recevoir au moins 5 $ par panier, autrement dit
leur coût marginal de production est de 5 $ par panier ;
• 10 producteurs moins efficaces sont prêts à produire chacun 1 panier de
pommes biologiques, mais ils exigent de recevoir au moins 25 $ par panier,
autrement dit leur coût marginal de production est de 25 $ par panier.
Le tableau 5A-1 illustre le nombre de paniers de pommes offerts à chaque niveau de
prix : si le prix est inférieur à 5 $, aucun producteur ne se manifeste. Si le prix se
situe entre 5 $ et 25 $, seuls les 20 producteurs efficaces sont prêts à produire un
total de 20 paniers de pommes. Si le prix est supérieur à 25 $, les deux types de
producteurs produiront ensemble un total de 30 paniers de pommes. Le graphique
5A-2 illustre cette courbe de l’offre un peu particulière qui prend la forme d’un
escalier.
Si le prix se trouve dans l’intervalle 5 $ < P < 25 $, 20 paniers sont
30 offerts : cela correspond au segment vertical (20 ; 5 $) et (20 ; 25 $).
Enfin, si le prix est supérieur à 25 $, 30 paniers sont offerts : cela
25 correspond au segment vertical (30 ; 25 $) et (30 ; 40 $). Notre
20
courbe de l’offre comprend jusqu’à présent 3 segments verticaux.
Comment tracer la courbe de l’offre si le prix est d’exactement
15 5 $ ? Dans ce cas, il est indifférent pour les producteurs efficaces
de produire 20 paniers ou de n’en produire aucun. On représente
10 cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé corres-
5 pondant aux couples (0 ; 5 $) et (20 ; 5 $). De la même manière, si
le prix est exactement 25 $, les producteurs efficaces produiront
0 20 paniers, mais pour les autres producteurs il sera indifférent de
0 5 10 15 20 25 30 produire 10 paniers ou de ne pas en produire du tout. On illustre
Paniers de pommes biologiques cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé corres-
pondant aux couples (20 ; 25 $) et (30 ; 25 $). La courbe de l’offre
est maintenant opérationnelle.
104 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
35
30
L’équilibre du marché se situe à la
25 rencontre entre les courbes de l’offre
20 et de la demande. À 10 $ par panier, les
Équilibre producteurs sont prêts à offrir 20 pa
15 niers, et les consommateurs à les ache-
ter. Il n’y a pas d’offre ni de demande
10 excédentaire. Le marché est en équi
5 libre.
0
0 5 10 15 20 25 30
Paniers de pommes biologiques
3. LE CALCUL DU SURPLUS
40
Le surplus du producteur pour un
35 panier de pommes représente la diffé-
Prix d’un panier de pommes ($)
35
Prix d’un panier de pommes ($)
30
0
0 5 10 15 20 25 30
Paniers de pommes biologiques
40
35
Prix d’un panier de pommes ($)
Ordonnée = a/b = 30
30
25
Pente = 1/d = 1
20
Pente = –1/b = –1
15
10
Ordonnée = –c/d = 10
5
Abcisse = a
0
0 5 10 15 20 25 30
Paniers de pommes biologiques
TROISIÈME PARTIE
LA REDISTRIBUTION
DES REVENUS
Chapitre 6
LE PROBLÈME DISTRIBUTIF
Chapitre 7
LA TARIFICATION DES SERVICES
PUBLICS
Chapitre 8
LE CONTRÔLE DES PRIX
Chapitre 9
LE SOUTIEN DES PRIX
Chapitre 10
L’ÉQUITÉ FISCALE
Chapitre 11
LA NEUTRALITÉ FISCALE
Chapitre 12
L’INCIDENCE DES IMPÔTS
Chapitre 13
L’IMPÔT NÉGATIF
6
CHAPITRE
Le problème
distributif
1. UN MONDE INÉGAL
L e mécanisme des prix a pour rôle essentiel d’allouer les ressources disponibles
à la production des biens les plus désirés par la collectivité. En règle générale,
il s’acquitte fort bien de cette tâche, puisque son action conduit à une allocation
optimale des ressources et à la maximisation du revenu total que la société peut se
partager. En déterminant l’allocation des ressources, le marché détermine simulta-
nément la distribution des revenus entre les individus. L’allocation optimale des
ressources exige qu’il y ait un prix précis pour chaque bien, chaque service, chaque
ressource. Or, la distribution des revenus dépend de la quantité de ressources dont
chacun dispose et de leur prix. Le revenu d’une personne dépend de la valeur que
le marché accorde aux ressources qu’elle possède, à ses capacités physiques et intel-
lectuelles, à ses connaissances, à ses efforts, bref à son aptitude à créer de la richesse.
Certaines personnes disposent de ressources très recherchées, dont le prix est élevé ;
ces personnes touchent un revenu considérable. D’autres possèdent peu de ressources
ou des ressources peu recherchées, qui servent à la production de biens peu valorisés
par la société. Ces personnes parviennent difficilement à vivre décemment, quand
elles y parviennent.
La distribution des revenus n’est pas liée aux besoins des individus, mais à la
rareté relative des ressources qu’ils possèdent. Elle dépend de la valeur que le marché
accorde aux ressources dont dispose chaque individu. Chacun étant pourvu de
ressources en quantité et en qualité différentes, le mécanisme des prix engendre
inévitablement une distribution inégale. Certains reçoivent des revenus mirobolants,
alors que d’autres n’ont aucun revenu. De nombreux athlètes gagnent des millions
de dollars par année pour s’adonner à des jeux d’enfants. Des vedettes du cinéma
peuvent recevoir plusieurs millions pour jouer dans un seul film. Ces personnes
ont des talents particuliers qui sont très prisés par la population. D’autres personnes
sont beaucoup moins favorisées par la nature et vivent dans la rue. Entre ces deux
extrêmes, on trouve une multitude de gens dont les revenus leur permettent de vivre
dans l’aisance et d’autres qui gagnent tout juste de quoi vivre correctement. De toute
évidence, le régime de marché ne mène pas à une distribution égale des revenus.
2. UN MONDE INJUSTE ?
C ependant, inégalité n’équivaut pas à pas injustice. Une répartition inégale des
revenus n’est pas nécessairement inéquitable. On peut constater que la distri-
bution est inégale sans la juger injuste. Le degré d’inégalité relève du domaine des
faits, le degré d’iniquité relève du domaine des valeurs. Tous sont disposés à admet-
tre que la distribution des revenus est inégale et s’entendront probablement sur la
nécessité d’avoir une société équitable. Néanmoins, si l’équité fait l’unanimité en
tant qu’objectif général, la façon d’atteindre cet objectif est source de conflits inso-
lubles. Même dans une société ayant des valeurs communes, on peut trouver presque
autant de conceptions différentes de la justice distributive qu’il y a d’individus.
Pour certaines personnes, seule une distribution relativement égale des revenus est
CHAPITRE 6 Le problème distributif 113
3. LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
Supposons que le gouvernement désire augmenter les revenus des personnes peu
fortunées. Différents modes de financement s’offrent à lui : il peut accroître les
montants prévus à l’aide sociale ; augmenter l’impôt sur les tranches de revenu les
plus élevées ; hausser l’impôt sur les bénéfices des sociétés ; ou imposer une taxe sur
certains produits de luxe. Il peut procéder d’une manière totalement différente en
augmentant le salaire minimum ou en réglementant le prix de certains biens essentiels.
Toutes ces méthodes de redistribution peuvent être conçues de manière à fournir
aux démunis une aide d’un montant bien précis, de façon à atteindre l’objectif
distributif visé. Elles ne sont toutefois pas équivalentes quant aux effets possibles
sur l’allocation des ressources. Parce que ces effets allocatifs diffèrent les uns des
autres, certaines mesures sont préférables à d’autres. Le rôle de l’économiste consiste
à indiquer les mesures qui gênent le moins possible la réalisation de l’allocation
optimale des ressources, tout en permettant d’atteindre l’objectif distributif visé
(graphique 6-1). Même en matière de redistribution, l’économiste attache une
grande importance à l’efficacité allocative.
n n n G rap h ique | 6-2 La répartition du revenu après impôt, par quintile, ensemble
des unités familiales3, Canada, 2005 (en pourcentage)
Inférieur; 4,7
Deuxième ; 10,6
Quatrième ; 24,2
55
50
Revenu du marché
45 Revenu total
40 Revenu après impôt
Part du revenu (%)
35
30
25
20
15
10
0
1 2 3 4 5
Quintile
Le tableau 6-2 et le graphique 6-3 montrent que les transferts améliorent la distri
bution des revenus en faveur des trois premiers quintiles, mais plus particulièrement
en faveur des deux cinquièmes de la population disposant des revenus les plus
modestes. Malgré cela, la distribution des revenus demeure fort inégale. L’impôt
sur le revenu atténue la disparité des revenus, mais dans une plus faible mesure que
les transferts. Enfin, le graphique 6-4 révèle que la distribution des revenus après
impôt n’a à peu près pas changé au Canada depuis 1980. Cette observation vaut
également pour les États-Unis. Le graphique 6-5 illustre la similitude entre ces deux
pays quant à la répartition du revenu total par quintile en 2005.
n n n G rap h ique | 6-4 La répartition du revenu après impôt par quintile, ensemble
des familles, Canada, 1980-2005 (en pourcentage)
50
Supérieur
45
40
Part du revenu (%)
35
30
25 Quatrième
20
Troisième
15
Deuxième
10
Inférieur
5
0
0
00
02
04
8
9
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
Année
n n n G rap h ique | 6-5 La répartition du revenu total par quintile, ensemble des unités
familiales, Canada et États-Unis, 2005 (en pourcentage)
55
50
Canada
45 États-Unis
40
Part du revenu (%)
35
30
25
20
15
10
0
1 2 3 4 5
Quintile
Selon le graphique 6-6, le taux de personnes ayant un faible revenu aurait sensi-
blement diminué au Canada de 1996 à 2005. En 2005, 15,2 % de la population
canadienne vivait sous le seuil de faible revenu, comparativement à 20,2 % en 1996.
La situation de faible revenu touche tout particulièrement les personnes seules : 30,4 %
des personnes seules vivaient sous le seuil de faible revenu en 2005, comparativement
à 7,4 % des familles.
Le tableau 6-4 précise le profil des familles à faible revenu au Canada. Les familles
dont le principal soutien économique a moins de 24 ans sont les plus touchées par
le faible revenu (50 %) ; elles sont suivies des familles monoparentales dont le chef
est une femme (29,1 %). Le taux de faible revenu chez les familles dont le principal
soutien économique est une femme est également assez important (22 %). Enfin, les
familles les moins touchées par le faible revenu sont les couples mariés sans enfants
(6,4 %) et avec enfants (6,7 %).
120 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n n n G rap h ique | 6-6 Le taux de faible revenu, Canada, 1980-2005 (en pourcentage)
45
40
35 Personnes seules
25 Familles économiques
(2 personnes ou plus)
20
15
10
Ensemble des unités
5
familiales
0
0
04
8
0
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
Année
Malgré la baisse tendancielle du taux de faible revenu, celui-ci est encore important,
selon les données disponibles. Cependant, les enquêtes sur les revenus des indivi-
dus ne tiennent pas compte des revenus touchés au marché noir. Les paiements de
transfert représentant une part importante des revenus des personnes les moins
CHAPITRE 6 Le problème distributif 121
7. CONCLUSION
N O T E S
1. Le revenu après impôt correspond au revenu total (le revenu du marché et les transferts gouvernementaux), moins
l’impôt sur le revenu. Le revenu après impôt varie donc en fonction des deux mécanismes de redistribution des revenus
inscrits dans le régime fiscal, autrement dit des transferts gouvernementaux et de l’impôt sur le revenu.
2. Statistique Canada utilise un coefficient mesurant le degré d’inégalité dans une distribution des revenus. Il s’agit du
coefficient de Gini, variant entre 0 et 1. Le coefficient de 0 indique une répartition égale des revenus entre les membres
de la population, alors que le coefficient de 1 indique une distribution parfaitement inégale, c’est-à-dire qu’un seul
membre possède l’ensemble du revenu de l’économie. En 2004, le coefficient de Gini pour le revenu après impôt était
estimé à 0,393. Ce coefficient est relativement stable au fil du temps.
3. L’ensemble des unités familiales correspond à l’ensemble des personnes seules et des familles économiques ; le terme
« famille économique » fait référence aux familles de deux personnes ou plus.
4. Les décisions sur la façon de définir la pauvreté sont subjectives et arbitraires. C’est pour cette raison que Statistique Canada
tient compte uniquement des indicateurs reposant sur le revenu. Il s’agit donc d’indicateurs de faible revenu, et non de pauvreté.
5. CANSIM, tableau no 202-0807.
7
CHAPITRE
LA TARIFICATION DES
SERVICES PUBLICS
« L’ donne
action de l’État est comme la courtisane de Balzac : même lorsqu’elle se
1
gratuitement, elle ne vaut pas ce qu’elle coûte . » Affirmation colorée
et lapidaire s’il en fut ! Pourtant, elle renferme une bonne dose de vérité. Les gou-
vernements fournissent de nombreux services gratuits à la population : santé, édu-
cation, police, justice, protection contre l’incendie, aqueduc, réseau routier, etc. La
société a choisi de financer ces services collectivement au moyen de la fiscalité.
Mais s’il y a gratuité pour l’utilisateur, il n’y a pas gratuité pour l’ensemble de la
société. En réalité, rien n’est véritablement gratuit pour la société : ce que l’utilisa-
teur ne prend pas en charge, quelqu’un d’autre, quelque part, doit forcément le faire
à sa place. Même les biens autrefois qualifiés de libres, comme l’air et l’eau, qui
étaient abondants et véritablement gratuits, sont devenus rares. Quand elle ne se
justifie pas par la surabondance, la gratuité a des conséquences néfastes sur le fonc-
tionnement de l’économie. Il convient donc de la remettre en question à une époque
où les gouvernements ont peine à satisfaire à toutes les demandes des citoyens.
2. ON ARROSE TROP !
S elon une opinion largement répandue, les services publics constituent pour la
plupart des services essentiels auxquels l’ensemble de la population doit avoir
accès ; c’est pourquoi la société a choisi de les fournir à tous ! S’ils étaient tarifés,
126 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
bien des ménages à faible revenu en seraient privés. D’après cette façon de voir, tout
le monde aurait en quelque sorte droit aux services essentiels et toute mesure qui
en restreindrait l’accès aurait un caractère inacceptable.
L’argument est boiteux. Ne laisse-t-on pas au marché le soin de gérer les besoins
fondamentaux, comme la nourriture, le logement et le vêtement ? Pourquoi l’eau
serait-elle gratuite quand les programmes agricoles ont pour effet systématique et
délibéré de faire monter le prix des aliments ? Quand les politiques commerciales
provoquent une hausse du prix des vêtements et des chaussures ? S’il faut que les
biens essentiels soient gratuits, ne serait-il pas logique que ce principe s’applique
d’abord aux biens de première nécessité ?
La notion de bien essentiel est élastique : on ne sait pas très bien jusqu’où elle va.
Il faut se garder de confondre bien essentiel et utilisation essentielle. Toutes les
utilisations de l’eau ne sont pas essentielles. On s’en sert aussi bien pour laver les
voitures et les entrées de garage, pour remplir les piscines, pour arroser les terrains
de golf et pour produire des boissons gazeuses qu’à des fins hygiéniques et alimen-
taires. On peut réduire les utilisations non essentielles de l’eau sans que cela entraîne
des conséquences sérieuses. Or, la tarification de l’eau aurait surtout des effets sur
ces utilisations marginales. La population restreindrait sans doute l’arrosage des
pelouses et des terrains de golf avant de se rationner en matière de bains et de
douches. Du moins, il faut l’espérer !
« La proposition n’est pas dénuée d’intérêt mais, diront certains, les riches conti-
nueront d’arroser leurs terrains de golf, alors que les pauvres n’auront pas assez
d’eau pour se laver. » La tarification pourrait être instituée sans donner prise à cette
objection. Au lieu de « vendre » les services publics, le gouvernement pourrait inciter
les ménages à réduire leur consommation en leur offrant une compensation finan-
cière. L’idée n’est pas si farfelue ; on a vu des gouvernements verser de l’argent aux
producteurs laitiers pour qu’ils réduisent leur cheptel. Cette forme de tarification
produirait les effets allocatifs désirés et éviterait le gaspillage, sans pour autant
pénaliser les démunis, qui pourraient continuer de consommer les services publics.
Si une municipalité offrait à ses résidents 50 ¢ par 1 000 litres d’eau économisés5,
l’arrosage des pelouses ne serait pas aussi généreux, les douches seraient écourtées
et les entrées de garage seraient moins souvent lavées à grande eau. Si les autorités
québécoises versaient aux étudiants qui quittent l’université une somme de 13 062 $
par année d’études6, un bon nombre d’entre eux réfléchiraient longuement avant de
rejeter la proposition. Les étudiants seraient amenés à dévoiler leurs véritables pré-
férences. Seuls demeureraient inscrits les étudiants qui valorisent assez les études
supérieures pour en payer le coût. Si le gouvernement du Québec offrait 31,72 $7
pour chaque examen médical en cabinet auquel quelqu’un renoncerait, le nombre
d’examens diminuerait probablement. Le moindre malaise ne serait plus un prétexte
pour consulter son médecin. Dans l’hypothèse où la somme offerte correspondrait
au coût marginal du service, les personnes qui accepteraient le marché indiqueraient
que leur consommation actuelle constitue un gaspillage de ressources et que les
services publics sont fournis en quantité excessive. Elles révéleraient que l’utilité
qu’elles retirent des services à la marge ne justifie pas leur coût.
En adoptant cette forme de tarification, les pauvres ne seraient pas privés des
services essentiels parce qu’ils n’auraient pas à débourser pour les obtenir. Toutefois,
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 127
ils pourraient décider qu’il est dans leur intérêt de réduire leur consommation
d’eau, alors même que les riches continueraient d’arroser leurs terrains de golf.
Nombreux sont ceux qui n’acceptent guère ce résultat qu’ils considèrent comme
injuste. Pourtant, les pauvres eux-mêmes le préfèrent à la solution de rechange : il
est avantageux pour eux de restreindre leur consommation d’eau pour permettre
d’arroser les terrains de golf, si les riches valorisent davantage l’eau qu’eux.
Supposons que les autorités donnent aux pauvres des coupons leur permettant
d’obtenir l’eau gratuitement. Supposons également que les riches soient prêts à
payer 10 ¢ le litre pour arroser leurs terrains de golf, alors que les pauvres n’ont pas
les moyens d’offrir plus de 2 ¢ le litre. Les riches seraient prêts à acheter les coupons
des pauvres, qui les leur céderaient volontiers si le prix leur convenait. L’échange
des coupons à 7 ¢ le litre bénéficierait aux deux groupes. Les pauvres obtiendraient
7 ¢ pour un bien qui en vaut 2 à leurs yeux : ils réaliseraient un surplus de 5 ¢. Les
riches gagneraient aussi à l’échange : ils obtiendraient pour 7 ¢ un bien qui en vaut
10 à leurs yeux. Riches et pauvres amélioreraient leur sort grâce à l’échange. L’eau
allouée aux pauvres servirait en partie à arroser les terrains de golf et les pauvres
approuveraient cette décision. Ceux-ci préféreraient cette situation à celle qui
consisterait à consommer eux-mêmes toute l’eau qui leur est allouée.
Que des gens soient pauvres ne justifie pas qu’on leur fournisse l’eau gratuitement.
Ce serait plutôt une raison d’augmenter leurs revenus. En leur offrant la gratuité, on
les aide moins qu’en haussant leurs revenus d’un montant équivalent. Les pauvres
utiliseraient ce revenu à leur guise. En particulier, ils n’achèteraient pas toute l’eau
que l’on souhaiterait qu’ils achètent. Cela n’en fait pas des individus irrationnels,
mais des personnes qui ont des priorités différentes. Il y aura toujours des gens qui
consommeront des services essentiels en quantité jugée insuffisante par les âmes
bien-pensantes.
Toutefois, les gouvernements sont à court de fonds : ont-ils les moyens de procéder
à une tarification négative ? Pour soulever pareille objection, il faut bien mal connaître
les rouages économiques. Les gouvernements auraient les moyens de verser de l’argent
pour réduire la consommation de services publics, et cela pour une raison toute
simple : quand il renonce à un service, le consommateur évite au gouvernement de
payer le coût marginal du service. En offrant à chacun un montant égal au coût
marginal du service, le gouvernement pourrait puiser le montant de la compensa-
tion à même les économies réalisées.
Les gouvernements ne procéderaient probablement pas de la façon indiquée :
ils ne paieraient pas les consommateurs pour qu’ils réduisent leur consommation.
Ils vendraient tout simplement les services publics, et les pauvres seraient contraints
d’acheter les services essentiels. Selon cette hypothèse, la tarification devrait néces-
sairement s’accompagner de mesures redistributives donnant aux démunis les
moyens financiers de consommer les services essentiels en quantité jugée adéquate
par la collectivité.
Somme toute, l’argument s’appuyant sur le caractère essentiel des services est
un peu mince. On pourrait même adopter le raisonnement inverse. Plus un bien
est essentiel, plus il importe d’éviter de le gaspiller, surtout s’il s’agit d’une ressource
naturelle non renouvelable. Au rythme où l’on consomme l’eau aux États-Unis
(en moyenne 425 litres d’eau par personne et par jour8), il n’est pas exclu que, dans
128 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
un avenir proche, on soit contraint d’en restreindre l’utilisation, même pour des
utilisations importantes. À gaspiller l’eau aujourd’hui pour les piscines et les
pelouses, on risque de priver les générations futures d’eau pour boire et se laver.
À cet égard, l’argument des biens essentiels pourrait servir à défendre la cause de
la tarification.
L a tarification des services publics serait une mesure régressive : elle frapperait
plus lourdement les démunis que les nantis. Qu’en est-il vraiment ? Cet argu-
ment suppose que les démunis feraient un usage relativement plus important des
services publics gratuits que les riches. Il suppose aussi que les impôts servant à
financer les services gratuits sont progressifs : la proportion du revenu absorbée par
les impôts serait d’autant plus élevée que le revenu est plus substantiel. C’est là une
question empirique bien difficile à trancher. On ne doit pas sauter trop rapidement
aux conclusions.
Tout d’abord, il ne faut pas commettre l’erreur d’évaluer la progressivité du
régime fiscal en se référant au seul impôt sur le revenu des particuliers. Le régime
fiscal est dans l’ensemble moins progressif que l’impôt sur le revenu9. Par exemple,
en 1998, les taxes sur les biens et services et les impôts fonciers constituaient un
fardeau d’autant plus lourd que le revenu était faible. Les cotisations sociales, pour
leur part, étaient progressives jusqu’à un revenu d’environ 50 000 $ et régressives
par la suite. Quant à l’impôt sur le revenu, il est moins progressif que la structure
de son taux le donne à penser, en raison des multiples échappatoires dont profitent
surtout les contribuables à revenu élevé.
Le deuxième volet de la question porte sur la répartition des avantages que pro-
curent les dépenses publiques. Les transferts gouvernementaux bénéficient large-
ment aux personnes à faible revenu (chapitre 6, tableau 6-1). Mais en est-il de même
des services publics gratuits ?
La gratuité de l’eau profite aux nantis. L’arrosage des pelouses, le remplissage des
piscines, le lavage des voitures, l’arrosage des terrains de golf ne sont pas les activités
habituelles des personnes à faible revenu. La gratuité de l’éducation supérieure,
qu’on réclame souvent au nom de l’accès universel à l’éducation, bénéficierait prin-
cipalement aux enfants des familles aisées10. En effet, selon une étude réalisée par
Statistique Canada, 83 % des jeunes Canadiens dont les parents gagnent au moins
80 000 $ fréquentent un établissement d’enseignement postsecondaire, contre 50 %
de ceux dont le revenu familial est de 55 000 $ ou moins. Les subventions au trans-
port par rail et par autobus seraient aussi très favorables aux personnes nanties. On
peut difficilement prétendre que les subventions versées pour les services routiers
et aéroportuaires bénéficient surtout aux démunis. Par contre, certains services
gratuits ou fortement subventionnés, comme l’aide juridique et le transport en
commun, avantagent surtout les personnes pauvres (graphique 7-3).
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 129
Source : Philip Merrigan, « Les garderies à cinq dollars par jour : un programme dont profitent les plus riches », L’Annuaire du
Québec 2003, Montréal, Fides, septembre 2002, p. 451-458.
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 131
6. LE SPECTRE DU CHÔMAGE
tarification, soit parce qu’il est tout simplement impossible de les vendre, soit parce
que les mécanismes de contrôle requis seraient très coûteux. Comment « vendre »
la sécurité résultant de la visibilité des forces de l’ordre ? Comment vendre la sécu-
rité résultant de la possession d’un armement complexe qui dissuade les étrangers
d’attaquer le pays ? Comment vendre l’éclairage des rues dont chaque résident
bénéficie ? La tâche est impossible à réaliser sur le plan technique. Ces services
doivent obligatoirement être fournis gratuitement.
Toutefois, la plupart des services fournis par les gouvernements se prêtent à la
tarification. Passons-les en revue rapidement. Les services d’éducation et de santé
ont été vendus dans le passé. Théoriquement, même les services de justice peuvent se
vendre ; ils ont été offerts à titre privé et commercial, quoique à une époque fort
reculée11. Au Canada, la télévision et la radio sont fournis simultanément en tant que
services privés et services publics ; il est possible de les tarifer, comme en attestent
les réseaux de câblodistribution. Les services aéroportuaires peuvent aussi être vendus
et ils le sont d’ailleurs partiellement, au moyen d’une taxe d’aéroport acquittée par
les utilisateurs. Les services routiers peuvent aussi faire l’objet d’un commerce ; le
péage sur les autoroutes en témoigne. Dans certaines municipalités, l’eau est vendue.
Un inventaire complet de tous les services gouvernementaux montrerait que peu
nombreux sont ceux qui ne peuvent être vendus.
C ertains services qui peuvent être vendus méritent d’être subventionnés, dans
une mesure variable. Si les élèves et les étudiants en étaient les seuls bénéfi-
ciaires, les services éducatifs devraient être entièrement financés au moyen des droits
de scolarité. Mais l’éducation primaire et secondaire procure des avantages impor-
tants à l’ensemble de la population, ce qui pourrait justifier qu’on l’offre gratuite-
ment. Une société dont la population tout entière a reçu un niveau d’éducation
minimal fonctionne plus harmonieusement, à la fois politiquement et socialement.
Elle est plus efficace et productive qu’une société analphabète. La démocratie s’y
exerce plus aisément. La délinquance et la criminalité peuvent y être plus faibles.
Parce que l’ensemble de la société bénéficie des effets de l’éducation, on a raison de
la subventionner. Dans le jargon économique, tous les services qui bénéficient à
d’autres que l’acheteur lui-même s’accompagnent de bénéfices externes qui rendent
légitimes les subventions, comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur.
Un autre argument permet de justifier qu’on accorde des subventions à certains
services gouvernementaux : c’est l’argument des biens tutélaires. Il s’agit de biens
dont le consommateur ne sait, pour une raison quelconque, apprécier tous les bien-
faits. Cette incapacité dont fait preuve le consommateur, qui pourrait souffrir de
myopie, l’amènerait à consommer ces biens en quantité inférieure à ce dont il a
véritablement besoin. Les services de santé feraient partie de cette catégorie de
biens. Les gens les consommeraient en quantité insuffisante, du point de vue de
leur propre bien-être, parce qu’ils arrivent mal à en percevoir tous les bienfaits ;
comme ceux-ci appartiennent à un avenir éloigné, on les néglige facilement. Cette
myopie peut expliquer que des gens continuent de fumer en dépit des risques que
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 133
cette pratique entraîne pour la santé. Elle justifierait que le gouvernement subven-
tionne la consommation des biens tutélaires et qu’il décourage celle des biens ayant
des effets opposés, comme le tabac. Dans cette optique, les subventions à la santé
auraient pour objet d’amener les individus à consommer les services de santé selon
la quantité qu’ils choisiraient eux-mêmes, s’ils savaient en apprécier tous les avan-
tages. Même si on admet que cet argument puisse être acceptable, il faut reconnaître
les dangers qu’il présente parce qu’il ne respecte pas le postulat de la souveraineté
du consommateur et qu’il substitue les préférences des gouvernants à celles des
consommateurs.
Prix
Capacité de production
X2 X0 X1 Quantité
10. CONCLUSION
N O T E S
1. J.-P. Berdot, « Les joies et les peines du capitalisme selon Stigler, prix Nobel d’économie 1982 », Problèmes économiques,
11 mai 1983, p. 32.
2. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », Programme d’économie d’eau
potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peep05PresseFR.pdf (page consultée le
5 juin 2006).
3. Réseau environnement, « Une heure d’arrosage : de quoi boire pendant trois ans ! », Communiqués de presse, [en ligne],
www.reseau-environnement.com/RENV/ui/user/news/newsDetails.jsp ?newsId=112 (page consultée le 11 juillet 2006).
4. Réseau environnement, « Économisez l’eau potable encore plus », Programme d’économie d’eau potable, [en ligne]
www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peep05economisez.pdf (page consultée le 11 juillet 2006).
5. L.-G. Francœur, « Des milliards de litres d’eau gaspillés », Le Devoir, 9 octobre 2003.
6. Dépenses de fonctionnement par étudiant dans les universités du Québec pour l’année 2003-2004, excluant la recherche
subventionnée, Gouvernement du Québec, « Indicateurs de l’éducation – Édition 2006 », dans Ministère de l’Éducation,
du Loisir et du Sport, Statistiques sur l’éducation, [en ligne], www.mels.gouv.qc.ca/stat/index.htm (page consultée le
11 juillet 2006).
7. Au Québec, en 2004, 19 570 439 examens ont été effectués en cabinet, pour un coût total de 620 871 728 $. Régie de
l’assurance maladie du Québec, Statistiques annuelles 2004 de la Régie de l’assurance maladie du Québec, [en ligne],
www.ramq.gouv.qc.ca/fr/publications/statistiques_annuelles_2004.shtml (page consultée le 11 juillet 2006).
8. Les Québécois suivent les Américains de près, puisqu’ils utilisent en moyenne 395 litres d’eau par personne et par jour.
La moyenne quotidienne au Canada est de 335 litres par personne. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau
potable – Dossier de presse 2005 », Programme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/
RENV/ui/documents/peep/peep05PresseFR.pdf (page consultée le 5 juin 2006).
9. H.S. Rosen, B. Dahlby, R.S. Smith et P. Boothe, Public Finance in Canada, 2e éd. canadienne, McGraw-Hill Ryerson, 2003.
10. M. Allard, « Les riches ont davantage accès aux études supérieures que les pauvres », La Presse, 11 septembre 2003, p. A7.
11. G. de Molinari, « De la production de la sécurité », Journal des Économistes, février 1849.
12. G. Bélanger, M. Boucher et J.L. Migué, Le prix du transport au Québec, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978.
13. F. Bernard, « Les tarifs du métro varieraient selon les heures de la journée », La Presse, 12 mars 1986.
A n n e x e 7-1
EXEMPLE DE CALCUL DE LA PERTE SOCIALE
1. Introduction
2. Les conséquences de la gratuité
3. La courbe du coût marginal
4. Le gaspillage et la perte sociale
5. Et les familles à faible revenu ?
1. INTRODUCTION
d’eau traitée et épurée à grands frais par les contri- Par exemple, à un autre endroit sur la rue Sainte-
buables pour se climatiser, faire fonctionner réfrigéra- Catherine, un restaurant modeste, visité par Le Devoir,
teurs et congélateurs et, fait récent quoique marginal, se utilise deux gros climatiseurs qui fonctionnent six mois
chauffer en hiver grâce aux nouvelles pompes à chaleur. par année avec de telles spirales et deux appareils per
manents qui desservent deux réfrigérateurs. Une éva-
Seulement 8 0 00 des 22 0 00 industries, commerces luation sommaire situe à plus de 50 0 00 mètres cubes
et institutions de la métropole sont équipés de comp- par année la consommation totale de ces trois appareils,
teurs d’eau potable, qui pourraient civiliser ces pratiques qui ajoutent leur consommation aux besoins de la cui
abusives. Les autres entreprises paient leur eau potable sine, des lave-vaisselle, des toilettes, etc. Ce seul res-
par l’entremise d’une taxe fixe s’élevant à 8,89 % de leur taurant consomme autant d’eau qu’environ 200 rési-
valeur locative. Les consommateurs paient une taxe for dences, soit l’équivalent de plusieurs rues voisines.
faitaire d’environ 75 $ par appartement ou résidence.
La métropole dépense chaque année 394 millions de Si ce restaurateur et ses semblables payaient chaque
dollars pour produire 725 millions de mètres cubes mètre cube environ 50 ¢, soit le prix de fabrication et
(725 milliards de litres) d’eau potable. d’épuration de l’eau à Montréal tel qu’évalué en no-
vembre 2000 par Price Waterhouse Coopers, il ferait
Le Devoir a voulu connaître la quantité d’eau potable face à une facture de plus de 25 0 00 $ par année ou de
que consomme un appareil de réfrigération ou de clima 2 000 $ par mois. Il songerait certainement à refroidir son
tisation branché sur un petit tuyau de cuivre standard restaurant et ses frigos autrement ! Et ce cas n’est qu’un
d’un demi-pouce (environ un centimètre de diamètre), parmi d’autres sur la même rue, dans la même ville.
qui alimente la plupart des petits appareils pirates.
Hubert Demard, un spécialiste de Réseau Environne- À Sainte-Foy, où les mêmes pratiques ont sévi jusqu’à
ment – l’organisme qui représente les industriels de l’installation généralisée de compteurs d’eau, un restau
l’eau au Québec –, a calculé qu’un petit tuyau d’un rant a changé ses équipements refroidis à l’eau pour
demi-pouce, qui coule en permanence à 60 livres de un système à air. Sa consommation est ainsi passée de
pression, laisse échapper jusqu’à 50 litres à la minute 79 m3 à 7 m3 par jour, une économie annuelle de 26,2 mil-
ou… 26 millions de litres (26 0 00 mètres cubes) d’eau lions de litres d’eau !
M anifestement, tout ne va pas sur des roulettes dans le secteur de l’eau de con
sommation à Montréal. Le journaliste du Devoir a découvert que de nom-
breuses entreprises abusent de la situation : un petit restaurateur utilise l’eau de la
ville pour refroidir ses deux climatiseurs et ses deux réfrigérateurs ; il consomme
autant que 200 familles ! Pourquoi ? C’est que l’eau est gratuite ; en effet, selon le
journaliste, « seulement 8 000 des 22 000 industries, commerces et institutions de
la métropole sont équipés de compteurs d’eau ». Tout ce que notre petit restaurateur
doit acquitter, c’est un montant fixe, équivalent à 8,89 % de la valeur locative de son
établissement… autrement dit, les coûts ne dépendent pas de l’ampleur de la
consommation d’eau. Les particuliers versent eux aussi un montant forfaitaire, soit
75 $ par résidence ou par appartement. À Montréal, l’eau est gratuite ; surprenant
qu’il y ait des abus ! Les petits consommateurs paient le même montant que les gros
consommateurs.
S i l’eau consommée est gratuite, ou presque, il faut pour la traiter engager des
frais considérables, lesquels sont assumés par la Ville de Montréal… et indirec-
tement par les contribuables. Une étude de Price Waterhouse Coopers évalue à 50 ¢
le mètre cube le coût de l’épuration de l’eau à Montréal. Autrement dit, le coût
marginal de la production de l’eau est constant et égal à 50 ¢ le mètre cube ; il
correspond à une droite horizontale, illustrée au graphique 7A-1.
100
90
80
60
50
40
30
20
10
0
0 100 200 300 400 500 600 700 800
Millions de mètres cubes d’eau
Le coût marginal de la production d’eau est constant et égal à 50 ¢. Le premier mètre cube d’eau coûte 50 ¢ à
produire, le deuxième 50 ¢, etc. La courbe du coût marginal correspond à une droite horizontale. Pour produire
725 millions de mètres cubes d’eau, la Ville doit débourser 362,5 millions de dollars.
Remarque: La courbe de coût à pente positive qu’on observe habituellement ne convient pas à l’analyse de la
consommation d’eau. Selon l’informations disponible, rien n’indique que le coût marginal est croissant.
100
90
80
Prix du mètre cube d’eau (¢)
70
60
ii
50
40
30
20
10
i
0
0 100 200 300 400 500 600 700 800
Millions de mètres cubes d’eau
La courbe de la demande passe obligatoirement par les deux points suivants: i (0 ¢ ; 725 millions de mètres cubes),
soit la situation actuelle correspondant à la gratuité ; ii (50 ¢ ; 525 millions de mètres cubes), soit la situation qui
serait celle de Montréal si on s’y comportait comme à Toronto. En reliant ces deux points par une droite, on obtient
une estimation de l’équation de la demande.
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 139
100
90
80
Prix du mètre cube d’eau (¢)
70
60 Situation optimale
de référence
50
40 Perte sociale :
le coût de production
30 est supérieur à la valeur
20
10
0
0 100 200 300 400 500 600 700 800
Millions de mètres cubes d’eau
La situation optimale de référence correspond au point de rencontre entre la courbe de la demande et la courbe
du coût marginal (50 ¢ ; 525 millions de mètres cubes). La situation actuelle est illustrée par le point de rencontre
entre la courbe de la demande et l’axe horizontal (0 ¢ ; 725 millions de mètres cubes). La gratuité entraîne une
surconsommation de 200 millions de litres d’eau. Le coût total de production de ces 200 millions de litres d’eau est
égal à 100 millions de dollars ; il correspond aux parties hachurée et quadrillée. La valeur accordée par les consom-
mateurs à ces 200 millions de mètres cubes d’eau est représentée par la surface située sous la courbe de la
demande ; elle correspond au triangle hachuré [50 millions = (200 millions x 50 ¢)/2]. La perte sociale est illustrée
par le triangle quadrillé ; elle est égale à 50 millions de dollars [(200 millions x 50 ¢)/2].
CHAPITRE
LE CONTRÔLE
DES PRIX
1. Introduction
2. Pourquoi contrôler les prix ?
3. La pénurie
4. L’émergence d’une rente
5. Les préférences individuelles
6. La file d’attente
7. Le marché noir
8. L’émission de coupons
9. Les baisses de la qualité
10. Les ajustements sur le marché du logement
11. La dissipation de la rente
12. Les aspects distributifs du contrôle
13. Conclusion
142 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. INTRODUCTION
L a file d’attente est un phénomène courant dans les économies planifiées ; elle
fait partie de la vie quotidienne. On raconte qu’à l’époque de l’Union soviéti-
que les ménagères pouvaient perdre en moyenne deux heures par jour dans les files
d’attente1. Le problème était tellement sérieux que les consommateurs s’absentaient
de leur travail pour faire la queue. Les Soviétiques avaient même acquis le réflexe
de la file d’attente : quand ils en voyaient une, ils s’y joignaient, sans toujours savoir
quel produit ils obtiendraient en fin de compte !
Ce phénomène ne s’observe pas seulement dans les économies planifiées ; on le
rencontre aussi dans les économies mixtes, mais à un degré moindre. Au Québec, les
salles des urgences débordées et les listes de personnes qui attendent de subir une
intervention chirurgicale en constituent des manifestations. La congestion de cer-
taines routes aux heures de pointe en est une autre, tout comme les listes d’attente
des garderies à 7 $. Un jeune producteur de télévision a même campé pendant plus
de six mois devant les bureaux d’un organisme fédéral situé avenue McGill College
pour obtenir des fonds qui étaient distribués en fonction du principe « premier
arrivé, premier servi » (encadré 8-1) !
Quand un gouvernement maintient les prix artificiellement bas, comme dans les
exemples mentionnés plus haut, il empêche le mécanisme des prix de jouer son rôle
allocatif, ce qui entraîne une pénurie. La file d’attente se révèle alors une autre
forme de mécanisme de rationnement.
3. LA PÉNURIE
L e contrôle des prix consiste essentiellement à maintenir le prix d’un bien au-
dessous de sa valeur d’équilibre. Les conséquences immédiates sont faciles à
décrire : sur un marché concurrentiel, le faible prix encourage la demande, décou-
rage l’offre car il rend peu profitable la production du bien, et engendre inévitable-
ment une pénurie. Toutefois, s’il existe un monopole, le contrôle des prix peut
stimuler la production3.
Comme le prix d’un bien ne peut atteindre sa valeur d’équilibre, la production
ne peut pas s’adapter à la demande. La production de ce bien est alors insuffisante, les
ressources étant détournées vers des productions moins valorisées, mais offrant des
occasions de profit plus alléchantes. Le bien-être collectif en souffre : des échanges
mutuellement profitables ne se concrétisent pas. Certains consommateurs seraient
disposés à payer davantage pour le bien et des producteurs seraient prêts à le leur
fournir, à condition de pouvoir le vendre à un prix supérieur au prix réglementé.
Mais ces transactions qui bénéficieraient aux deux groupes ne peuvent pas se maté-
rialiser parce que le prix réglementé est trop bas pour couvrir le coût marginal de
production. Parce qu’il empêche ces échanges d’avoir lieu, le contrôle des prix
réduit inutilement le bien-être collectif (graphique 8-1). La société se prive d’une
144 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
A.
Autres
biens E1
E
*
B L’équilibre concurrentiel, désigné par le point E*,
*
B1
entraîne un prix P * et une production X*. À ce
point, la valeur de la dernière unité produite
est égale à son coût marginal, et la production
est optimale. La production disponible échoit
à ceux qui la valorisent le plus et qui sont
disposés à payer le prix du marché pour l’ob-
tenir: l’échange est efficace. Si le prix est
maintenu à P1, la quantité demandée est de X 2
et la quantité offerte de X1. Il y a donc une
X1 X Quantité demande excédentaire, ou une pénurie, égale
*
de pain
à (X 2 – X1). La valeur de la dernière unité échan
B.
gée au prix P1 est supérieure à son coût. Des
Prix du pain
occasions d’échange sont perdues pour les
P2
O unités (X*-X1). La valeur de ces unités pour le
consommateur (surface se trouvant sous la
courbe de la demande, dans les parties quadril
lée et hachurée) dépasse leur coût (surface se
trouvant sous la courbe de l’offre, dans la
P E partie hachurée) ; la société gagnerait à les
* *
produire. La société subit une perte égale au
triangle hachuré ; elle se situe au point E1, sur
la courbe d’indifférence collective inférieure (B1).
P1
Demande
D
excédentaire
X1 X X2 Quantité
*
de pain
production fortement valorisée et elle obtient en retour une autre production moins
prisée, à preuve le fait que la valeur marchande du bien réglementé dépasse son
coût marginal.
Le graphique 8-2 illustre les conséquences d’une réglementation qui bloquerait
toute hausse des loyers à la suite d’une augmentation de la demande. Cette démons-
tration est assez réaliste, puisqu’on instaure fréquemment des réglementations
lorsqu’on appréhende une pénurie passagère.
En l’absence de réglementation, l’accroissement de la demande exercerait une
pression à la hausse sur les loyers. Celle-ci inciterait éventuellement les producteurs
à augmenter la quantité de logements qui serait offerte. En empêchant les loyers
d’augmenter, la réglementation empêche les propriétaires de réaliser des profits
accrues, profits qui augmenteraient les investissements dans le secteur du logement
et, donc, le stock de logements disponibles. D’autre part, le consommateur n’est pas
informé que le logement est désormais plus rare et il n’agit pas de manière à écono
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX 145
miser le stock disponible. Comme le prix du logement n’a pas pour effet de rationner
le stock de logements, la réglementation provoque une pénurie.
La réglementation des loyers est source d’inefficacité : trop peu de ressources sont
allouées à la production de logements. La population souhaiterait que l’on augmente
le stock de logements, mais les ressources sont affectées à d’autres productions moins
prisées, parce que la réglementation des loyers empêche les investisseurs d’obtenir
des rendements intéressants dans le domaine locatif. Les fonds disponibles sont
détournés vers des secteurs plus attrayants, où les prix ne sont pas réglementés.
Même les simples obligations d’épargne, pourtant sans risque, peuvent procurer un
taux de rendement supérieur à celui des immeubles locatifs4 ! On ne permet plus
aux prix de jouer leur rôle et de rationner les logements disponibles, de sorte qu’une
situation de pénurie permanente s’instaure.
E n créant une pénurie artificielle, le contrôle des prix favorise l’émergence d’une
rente que d’aucuns essaieront de s’approprier. Cette rente correspond à l’écart
entre la valeur marchande du bien et le prix décrété par les autorités (graphique 8-3).
Il y a là une occasion de profit : en achetant le bien au prix réglementé, on pourrait
le revendre à un prix supérieur, si seulement on parvenait à repérer les personnes
qui le désirent le plus.
Supposons que le gouvernement impose un plafond de 50 ¢ au prix du pain. Les
boulangers produiront du pain en quantité telle que le dernier pain coûtera exac-
tement 50 ¢ à produire. Si un consommateur est prêt à payer 90 ¢ pour le dernier
pain disponible, il obtient grâce au contrôle un surplus de 40 ¢. L’écart entre la
valeur du dernier pain produit et le prix réglementé correspond à la rente. C’est le
profit qu’une personne avisée peut réaliser en achetant au prix réglementé et en
revendant à la valeur marchande.
146 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Quelques définitions
Rente : Différence entre la valeur marchande du produit (90 ¢) et
le prix réglementé (50 ¢). La rente totale correspond à la partie
hachurée.
Rente des détenteurs de coupons : Chaque coupon donne le droit
d’acheter au prix réglementé un bien d’une valeur supérieure à ce
Prix du pain ($) prix. Chaque coupon a alors une valeur égale à l’écart entre la
valeur marchande du produit et le prix réglementé. En principe, le
O gouvernement émet autant de coupons qu’il y a d’unités dispo
Rente nibles du bien au prix réglementé: la rente totale que se sont appro-
p2 = 0,90 priée les détenteurs de coupons correspond à la partie hachurée.
Rente des intermédiaires sur le marché noir : Si toute la production
P transite par le marché noir, les intermédiaires sur ce marché s’ap-
*
proprient une rente équivalente à la partie hachurée. Le prix de
p1 = 0,50 vente sur le marché noir est de 90 ¢.
Rente du producteur : Si le producteur modifie la qualité de son
D produit et le vend au prix réglementé, en fait il vend plus cher un
produit de qualité constante. S’il réduit suffisamment la qualité, il
peut, en vendant au prix réglementé, obtenir un prix effectif corres-
X1 X Quantité pondant à p2. Dans ce cas, c’est lui qui accapare la rente.
*
de pain
File d’attente : Dans le cas de la file d’attente, la rente se trouve lar
gement dissipée. D’une part, ce ne sont pas les consommateurs qui
désirent le plus obtenir le bien qui l’acquièrent, mais ceux dont
le temps a une faible valeur. Ceux qui acquièrent le pain ne lui
accordent pas nécessairement une valeur de 90 ¢. D’autre part, la
file d’attente occasionne une perte de temps d’une valeur ne
dépassant pas la rente obtenue par celui qui acquiert le pain.
Cependant, s’il y a une pénurie, rien ne garantit que ceux qui valorisent le plus
le pain pourront se le procurer. Il n’est même pas certain que ce soient les consom-
mateurs qui bénéficient de la rente. Tout dépend du mécanisme de rationnement
qui se substituera au mécanisme des prix devenu inopérant.
La production ne suffisant pas à satisfaire tous les appétits, il faut trouver une façon
de rationner le pain, de le répartir entre des consommateurs trop nombreux. Qui
obtiendra le pain disponible ? Les gens qui connaissent le boulanger, ses parents,
ses amis ? Ses meilleurs clients, ceux qui ont toujours fréquenté son commerce ?
Ceux qui sont disposés à payer un montant plus élevé sous la table ? Ou ceux qui
ont le temps et la patience de faire la queue ? Puisqu’on ne permet pas au méca-
nisme des prix de jouer son rôle, un autre mécanisme de rationnement apparaîtra,
qui déterminera les conséquences ultimes du contrôle.
L’existence d’une rente fait en sorte que certains modes de rationnement émer-
gent naturellement, parce que certains entreverront la possibilité d’accaparer la
rente en intervenant dans la répartition du bien rare. On doit s’attendre à ce que
l’imagination humaine trouve les moyens de s’approprier cette rente (encadré 8-2).
Le gouvernement peut aussi mettre en place un mécanisme particulier de ration-
nement dans le but d’attribuer la rente à des groupes cibles.
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX 147
L e boulanger qui a trop de clients peut être tenté de faire jouer ses propres pré-
férences. Il peut garder ses pains sous le comptoir pour ses meilleurs clients.
Cette façon de faire peut être tolérée en période de pénurie temporaire, mais les
préjugés du vendeur risquent alors de mener à une discrimination fondée sur l’ori-
gine ethnique, le sexe, etc. La discrimination peut exister en l’absence de réglemen-
tation, mais sa gravité s’accentue en raison de la pénurie ainsi engendrée.
Le boulanger qui gère la pénurie de cette manière s’approprie la rente sous diverses
formes. Il éprouvera peut-être une satisfaction particulière à priver de pain certaines
personnes. Il pourra, en favorisant certains clients, parents et amis, s’attirer des
avantages en retour. Peut-être lui offrira-t-on des consommations au bar du coin…
S’il réussit à découvrir des clients disposés à payer plus cher « au noir », il accapare
la rente sous forme monétaire en vendant son pain au plus offrant.
6. LA FILE D’ATTENTE
L e boulanger peut choisir de vendre son pain aux premiers clients qui se pré
sentent : premier arrivé, premier servi. Il faut s’attendre alors à ce qu’il se forme
chaque matin une file d’attente à la porte de la boulangerie. Ce mécanisme de
rationnement est très répandu dans les économies centralisées, les prix fixés par les
autorités étant souvent inférieurs aux coûts.
Les économies de marché n’en sont pas complètement exemptes, même s’il n’y a
pas d’intervention gouvernementale. Dans certaines situations, une des compo
santes du marché est aléatoire. Le nombre d’appels téléphoniques provenant d’outre-
mer peut fluctuer de façon difficilement prévisible au cours de la journée, créant des
situations de pointe et de file d’attente. Les foules qui se massent à la porte des
grands magasins les matins de soldes particulièrement intéressants, les personnes
qui passent la nuit à côté d’un guichet afin d’être certains d’obtenir des billets pour
un concert rock très couru sont des exemples de files d’attente. Dans le premier cas,
les prix sont délibérément fixés très bas pour écouler des surplus saisonniers ; c’est
l’objet même des soldes. Dans le second cas, il s’agit d’événements ponctuels pour
lesquels il est presque impossible de déterminer exactement le prix d’équilibre.
Dans toutes ces situations, le consommateur obtient la marchandise à un prix infé-
rieur à sa valeur marchande et accapare la rente disponible.
Dans le cas de la file d’attente, la répartition des pains disponibles ne se fait plus
uniquement en fonction de la valeur que chaque consommateur accorde au pain,
mais aussi selon la valeur attribuée au temps. Les consommateurs dont le temps n’a
qu’une faible valeur peuvent se procurer du pain, au détriment des consommateurs
qui valorisent beaucoup le pain. L’optimum d’échange n’est plus assuré, les pains
disponibles n’étant plus acquis par ceux qui les désirent le plus. À la perte imputable
à l’insuffisance de la production s’ajoute la perte attribuable au fait que l’échange
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX 149
optimal ne se réalise pas. Il serait possible d’effectuer des échanges comportant des
avantages pour toutes les parties, mais ils ne seront pas réalisés. Le bien-être col-
lectif s’accroîtrait si ceux qui obtiennent le pain en faisant la queue le revendaient
à bénéfice à ceux qui le prisent davantage. Cette pratique serait fréquente dans les
économies centralisées : on y fait la queue en prévision de la revente. C’est l’équi-
valent du marché noir des billets (scalping).
La possibilité de revente peut contraindre le boulanger à procéder lui-même
aurationnement. Il doit en effet imposer un nombre limite de pains par client, sans
quoi le premier client pourrait acheter la totalité de sa production pour la revendre
à profit. Qu’il y ait revente ou non, la rente engendrée par la réglementation revient
à celui qui fait la queue. Néanmoins, cette rente ne se réalise que dans la mesure
où les biens disponibles sont vendus à ceux qui les valorisent le plus. Elle est aussi
en partie gaspillée en raison des pertes de temps occasionnées par l’attente.
7. LE MARCHÉ NOIR
L ’ existence d’une rente fournit une occasion de profit à celui qui peut acheter au
prix réglementé et revendre à la valeur marchande. On doit prévoir que des
intermédiaires essaieront de s’approprier ce profit : c’est la naissance du marché
noir. Ces intermédiaires rendent service à la collectivité : leurs activités contribuent
à ce que le pain disponible soit acquis par ceux qui le valorisent le plus. Ils permettent
ainsi d’atteindre l’efficacité dans l’échange, mais ce sont eux qui empochent la rente.
Seule persiste dans ce cas l’inefficacité associée à la sous-production.
Cette inefficacité reste présente parce que la rente n’échoit pas au boulanger.
Celui-ci hausserait sa production s’il parvenait à s’approprier la rente. C’est d’ailleurs
ainsi que fonctionne le mécanisme des prix : un prix supérieur au coût marginal
fournit un bénéfice intéressant aux producteurs et les incite à augmenter la produc-
tion. Mais si le profit est accaparé par des intermédiaires sur le marché noir, les
producteurs n’en bénéficient pas et ils ne sont pas incités à produire davantage.
Si toute la production transite par le marché noir, la politique de contrôle est
inopérante. Elle provoque même une hausse de prix pour le consommateur, qui
doit en effet payer plus cher pour son pain qu’en l’absence de réglementation, parce
que le pain est plus rare. La réglementation a alors l’effet inverse de celui qui était
visé : elle ne sert qu’à favoriser l’illégalité et à procurer une rente aux personnes
agissant de manière illégale (graphique 8-3).
Les revendeurs de billets de spectacles (scalpers) rendent un service de même
nature : en vendant au plus offrant, ils font en sorte que les sièges disponibles soient
occupés par les consommateurs qui désirent le plus assister au spectacle. Bien sûr,
ils sont rémunérés pour ce service en accaparant une bonne partie de la rente, mais
ils peuvent se tromper à l’occasion. Certains d’entre eux détiennent parfois des
billets invendables, qu’ils doivent écouler à prix réduit. Des revendeurs ont dû vendre
à bas prix des billets pour un spectacle des Rolling Stones présenté à Moncton parce
que, à la toute dernière minute, les organisateurs ont décidé d’augmenter la capacité
150 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
8. L’ÉMISSION DE COUPONS
A.
Prix ($)
1,00
0,90
0,50
Le coupon donne le droit d’acheter, au prix
réglementé, un produit d’une certaine valeur.
Seuls les détenteurs de coupons peuvent ache-
ter le produit. Il y a donc une demande pour les
coupons ; elle dépend de la valeur du produit
D aux yeux des consommateurs et du prix régle-
menté. Le consommateur est prêt à payer pour
X0 Quantité un coupon un montant maximal égal à la diffé-
de pain
rence entre la valeur du bien et le prix régle-
B.
menté. À la rigueur, le consommateur est dis-
posé à payer 50 ¢ pour un coupon, si ce coupon
Prix ($)
lui donne le droit d’acheter pour 50 ¢ un bien
0,50 qui à ses yeux vaut 1 $. Le consommateur mar-
Nombre de ginal est prêt à verser 40 ¢ pour un coupon, le
coupons bien valant pour lui 90 ¢. On peut donc dériver
0,40 la demande pour les coupons en calculant la dif
férence entre la valeur du bien pour le consom
mateur et son prix réglementé.
Demande de
coupons
X0 Quantité
de coupons
plus facilement détectable et les risques de dénonciation sont plus élevés. En raison
de ces changements, le consommateur obtient moins de pain pour le montant
dépensé ; ou encore, pour obtenir la même quantité et la même qualité de pain, il
doit payer plus cher que le prix réglementé. Si le boulanger réduit de moitié la taille
de son pain, en fait il en double le prix. La hausse du prix résulte de la baisse de la
qualité ou de la quantité, à prix constant7. Le boulanger accapare alors la rente. Le
consommateur qui est prêt à payer 90 ¢ pour un pain achètera à présent deux petits
pains au prix réglementé de 45 ¢. Si le coût de production est toujours de 50 ¢ pour
les deux petits pains, la différence revient au boulanger sous forme de rente. Le gel
des prix est ici inopérant.
Si le boulanger parvient à échapper ainsi à la réglementation, les distorsions que
celle-ci entraîne s’en trouvent atténuées. Comme c’est le boulanger qui s’approprie
la rente, il sait qu’il peut écouler une production additionnelle à un prix intéressant
en modifiant son pain. Il est fort probable qu’il augmentera sa production et que la
pénurie de pain sera moindre que dans les autres modes de rationnement. La pro-
duction de pain se rapprocherait alors de la quantité optimale.
L e contrôle des prix repose souvent sur de nobles intentions : on veut protéger
des groupes particuliers, généralement démunis, contre des hausses ou des
niveaux de prix jugés excessifs. Les bonnes intentions ne sont toutefois pas garantes
des résultats. En réalité, les groupes visés ne bénéficient pas toujours de ce type de
réglementation. Il se pourrait même que celle-ci n’atteigne aucun des objectifs visés
et qu’elle ne procure aucun avantage en contrepartie des distorsions qu’elle provoque.
Ses effets distributifs sont largement déterminés par les comportements particuliers
que provoque l’émergence d’une rente.
Chaque mode de rationnement qui se substitue à un mécanisme des prix inopérant
engendre des effets distributifs propres qui peuvent différer des effets désirés. La
rente peut être obtenue aussi bien par les producteurs, par les intermédiaires du
marché noir que par les consommateurs. Elle peut également être dissipée, auquel
cas personne n’en bénéficie véritablement. Les avantages du contrôle se trouvent
ainsi détournés au bénéfice d’autres groupes que les groupes cibles.
Si le producteur obtient en cachette des montants additionnels, s’il parvient à
hausser ses prix sous la forme déguisée d’une baisse de la qualité, c’est lui qui
accapare la rente et le consommateur paie le plein prix malgré le contrôle. Le prix
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX 155
effectif peut même être plus élevé qu’en l’absence de contrôle, en raison des coûts
supplémentaires occasionnés. La pénurie risque toutefois d’être faible, puisque le
producteur obtient la rente et est incité à produire davantage. Si un marché noir se
met en place, le contrôle peut entraîner une hausse du prix effectif en occasionnant
une pénurie, et le consommateur est désavantagé. Ce ne serait pas la première fois
qu’en voulant aider un certain nombre de gens le gouvernement adopterait une
mesure qui les défavoriserait.
Le gouvernement ne peut avoir la certitude que son action bénéficie à ceux qu’il
veut aider que s’il émet des coupons. Toutefois, même dans ce cas, il n’atteint pas
véritablement ses objectifs. S’il distribue des coupons au lieu d’effectuer un trans-
fert en espèces, on présume qu’il veut inciter les groupes cibles à consommer le
produit réglementé. Or, certains consommateurs à qui on a remis des coupons pré-
féreront les vendre pour acheter d’autres biens qu’ils désirent plus ardemment. Ce
sont toutefois ces groupes cibles qui s’approprient la rente.
13. CONCLUSION
N O T E S
1. Radio-Canada, Le Point, 23 septembre 1987, reportage sur Moscou.
2. Chambre des communes du Canada, projet de loi C-73 (Loi ayant pour objet de limiter les marges bénéficiaires, les prix,
les salaires et les rémunérations au Canada), adopté le 3 décembre 1975.
3. G. Gauthier et F. Leroux. Microéconomie – Théorie et applications, Chicoutimi, Gaëtan Morin éditeur, 1981, p. 328-331.
4. W. Marsden, « Savings Bonds Better Bet Than This « Bargain Building », The Gazette, 11 avril 1981.
5. K. Johnson, « The Stakes Get Higher in Food-Stamp Frauds », U.S. News & World Report, 7 février 1983, p. 51-52.
6. W. Simon, A Time for Truth, New York, McGraw-Hill, 1978, p. 53.
7. J.L. Carr, « Wage and Price controls : Panacea for Inflation or Prescription for Disaster », The Illusion of Wage and Price
Control, Vancouver, The Fraser Institute, 1976. L’auteur raconte (p. 41) qu’à l’entrée en vigueur du contrôle des prix aux
États-Unis, au début des années 1970, les fabricants de soupe aux boulettes de matzo ont réduit de quatre à trois le
nombre de boulettes par portion !
8. S. Fallis et L.B. Smith, « Rent Controls with Exemptions », Ottawa, Société canadienne d’hypothèque et de logement,
polycopié, 1984.
9
CHAPITRE
LE SOUTIEN
DES PRIX
1. Introduction
2. Pourquoi soutenir les prix ?
3. La création d’un surplus
4. La formation d’un club privé
5. Le prix d’une carte de membre
6. La création d’une rente
7. La capitalisation de la rente
8. Faible rente, gros prix
9. Certaines cartes sont chères, d’autres pas
10. La dissipation de la rente
11. Une invitation à l’illégalité
12. Une pression constante sur les prix
13. L’impasse des gains transitoires
14. Conclusion
158 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. INTRODUCTION
L ’ agriculteur canadien doit payer jusqu’à dix fois le prix d’une vache pour avoir le
droit de vendre son lait au prix de soutien1. Ce douteux privilège, l’agriculteur le
doit à une politique gouvernementale qui vise à l’aider en soutenant le prix du lait.
Le même type d’intervention gouvernementale produit le même résultat dans le
domaine du taxi. Pour faire du taxi à New York, on doit détenir un permis qui peut
coûter près de 350 000 $ aux propriétaires individuels. À Toronto, il faut débourser
250 000 $ pour obtenir le même privilège. Le permis de taxi atteint un prix plus
modeste à Montréal, soit 200 000 $. Pourtant, la réglementation a pour but d’aider
les propriétaires de taxis, tout en protégeant le consommateur2.
Au Québec, l’illégalité est très répandue dans l’industrie de la construction. La
rénovation domiciliaire est effectuée en bonne partie par des travailleurs au noir. Ce
phénomène, sans lien apparent avec le prix élevé des permis d’exploitation dans les
domaines du taxi et de l’agriculture, est pourtant la conséquence du même type d’inter
vention gouvernementale. Il est le fruit du décret de la construction, qui définit les
tâches réservées aux différents métiers de la construction et fixe la rémunération.
Ces phénomènes résultent de politiques de soutien des prix qu’on retrouve dans
un nombre surprenant de secteurs d’activité. La Loi sur le salaire minimum constitue
un autre exemple de ce type de politique.
L es politiques de soutien des prix provoquent sur le marché des ajustements qui
entravent la réalisation des objectifs distributifs visés et entraînent des distor-
sions dans l’allocation des ressources. Comme le contrôle des prix débouche sur
une pénurie, il n’est pas étonnant que le soutien des prix engendre un surplus. Les
deux politiques sont tout aussi coûteuses l’une que l’autre, en raison des distorsions
qu’elles entraînent dans l’allocation des ressources. De surcroît, on n’a pas fait la
preuve qu’elles ont les effets distributifs désirés ; en fait, elles peuvent même nuire
à ceux qu’elles prétendent aider.
Le marché a pour fonction d’équilibrer les quantités offertes et demandées de
chaque bien et de chaque service. Si une intervention gouvernementale dicte un
prix supérieur au prix d’équilibre, il est facile de prévoir les conséquences immé-
diates de cette décision : d’une part, la quantité demandée diminue, le bien étant
plus cher ; d’autre part, la quantité offerte augmente, la rentabilité de l’activité étant
accrue. Il en résulte inévitablement une offre excédentaire (graphique 9-1).
Prix
Surplus Offre
Demande
X X1 Quantité
160 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
les terres peu productives. Certains abandonnent les cultures dont le prix n’est pas
soutenu pour produire la denrée soutenue, mais ils ne peuvent pas écouler toute leur
récolte au prix de soutien, la demande étant réduite en raison du prix plus élevé.
Comment réagiront-ils s’il y a un surplus de denrées périssables ? Quel compor-
tement peut-on prévoir de leur part ? Mieux vaut écouler ses surplus, même à prix
réduit, que de les laisser se détériorer dans des entrepôts. Toutefois, ce comportement
risque fort de faire baisser le prix et de l’amener au-dessous du prix d’équilibre, en
raison de l’abondance de la production (graphique 9-1). Les agriculteurs ne s’en
porteraient guère mieux ! C’est pourquoi le soutien des prix ne suffit pas ; il doit
nécessairement être associé à d’autres mesures.
Il s’accompagne souvent d’un engagement gouvernemental à acheter les surplus
agricoles au prix de soutien. On observe alors une accumulation de produits agri-
coles dans les entrepôts du gouvernement, ce qui donne lieu à divers problèmes.
C’est le cas du sirop d’érable : à la fin de 2005, plus de 60 millions de livres de sirop
d’érable, ou près de 100 000 barils, étaient conservés à grands frais dans les entre-
pôts de la Fédération des producteurs acéricoles, certains depuis le printemps 2000.
Pas surprenant que cet entreposage prolongé ait provoqué un processus de fermen-
tation extrême qui a rendu le sirop de bon nombre de barils impropre à la consom-
mation (encadré 9-1)4.
Le gouvernement peut essayer de vendre ses surplus. Mais il ne peut certaine-
ment pas les écouler sur le marché intérieur, qui ne parvient pas à absorber la
récolte annuelle, sans casser le marché pour les agriculteurs. S’il se tourne vers les
marchés extérieurs, il doit trouver des clients qui, normalement, n’auraient pas
acheté les produits canadiens. Il ne faut toutefois pas trop compter sur ces débou-
chés, le Canada n’étant pas le seul pays aux prises avec des surplus agricoles.
Le gouvernement peut offrir une partie de la production excédentaire en cas de
cataclysmes internationaux. Un tremblement de terre en Amérique latine a permis
dans le passé au gouvernement canadien d’écouler une partie de son surplus accu-
mulé de poudre de lait, expédiée à titre d’aide aux sinistrés. La solution peut être
aussi de détruire les stocks, purement et simplement, au risque de susciter l’indi-
gnation populaire.
Comme on le constate, il n’est pas facile de se départir des surplus gouverne
mentaux ; les solutions ne sont pas nombreuses. L’achat des surplus agricoles par le
gouvernement ne constitue donc pas une politique viable. On doit envisager
une autre solution, consistant à prévenir la constitution de surplus, par exemple par
les restrictions à l’entrée et à la production.
C omme ils engendrent des surplus, les prix de soutien appellent tôt ou tard une
intervention additionnelle qui consiste habituellement à restreindre l’entrée et
à limiter la production. La solution est de former un club privé dont ne fait pas
partie qui veut.
Dans le domaine agricole, les gouvernements aux prises avec des surplus impor-
tants mettent parfois sur pied un programme de réduction des emblavures, qui
prévoit de payer les agriculteurs pour qu’ils laissent en friche des surfaces cultivables.
En incitant les fermiers à réduire les surfaces cultivées et à limiter leur récolte, les
gouvernements espèrent écouler leurs surplus.
Le gouvernement américain a instauré une politique de ce type en 1983. Pour
chaque acre de terrain qu’il laissait en friche, l’agriculteur recevait une certaine
quantité de céréales puisée à même les stocks gouvernementaux. Les solutions de
cette nature ne donnent pas toujours les résultats escomptés, parce que les fermiers
laissent en friche les terres les moins fertiles et cultivent plus intensivement les
surfaces réduites. Dans le même ordre d’idées, Washington a versé de l’argent aux
fermiers, en 1986, pour qu’ils abattent des vaches laitières afin de réduire la produc-
tion de lait. Les fermiers ont tué leurs vieilles vaches improductives, ont empoché
l’argent du gouvernement et ont reconstitué leur cheptel grâce à des génisses pro-
ductives. Non seulement le marché a été inondé de viande de bœuf coriace et
insipide, mais la production de lait a augmenté7 ! Une mesure similaire a été mise
de l’avant par l’Union européenne dans le cas des problèmes récurrents de surplus
de vin : l’objectif poursuivi est l’arrachage de 400 000 hectares de vignes sur une
période de cinq ans, le budget des aides étant plafonné à 2,4 milliards de dollars8.
De la même façon, pour atténuer le problème des surplus de sirop d’érable, le gou-
vernement du Québec a alloué des sommes aux acériculteurs pour financer des
congés de production9. L’expérience des autres pays permet de douter de l’efficacité
de cette mesure.
La solution canadienne habituelle au problème des surplus agricoles consiste à
émettre des droits de production, appelés quotas de production. S’il veut pouvoir
produire la denrée réglementée et la vendre au prix de soutien, l’agriculteur doit
détenir un quota de production. En restreignant le nombre de quotas émis, le gou-
vernement est en mesure de ramener la production annuelle à la quantité que le
marché peut absorber au prix de soutien, prévenant ainsi la formation de surplus
(graphique 9-2).
En pratique, on détermine la quantité de la denrée que le marché intérieur peut
absorber au prix de soutien ; on la répartit ensuite entre les provinces productrices
et on confie aux offices de commercialisation de chaque province la tâche de dis-
tribuer les quotas entre les agriculteurs. Chacun d’entre eux est ensuite tenu de
respecter la limite de production qu’on lui a imposée, celui qui produit trop étant
sanctionné.
Le système de quotas sert à réglementer l’entrée dans le club et la production. Ne
peuvent entrer sur le marché réglementé que les détenteurs de quotas, et leur pro-
duction individuelle se limite aux quotas qu’ils détiennent. Pour faire partie du
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 163
club des producteurs de lait, il faut détenir des quotas de lait. On retrouve ce système,
sous des formes légèrement différentes, dans plusieurs secteurs. Dans le domaine
du taxi, par exemple, on recourt à l’émission de permis. Ce permis équivaut à un
quota agricole en ce qu’il restreint l’entrée dans le club, mais il en diffère en ce qu’il
ne limite pas la production individuelle de son détenteur. Dans le domaine de la
construction, la réglementation définit les tâches que chaque corps de métier est
autorisé à effectuer et les tarifs pour chaque tâche sont fixés par décret. Compte
tenu des tarifs ainsi déterminés, le nombre de personnes désireuses d’exercer ces
métiers est relativement élevé, et l’entrée dans le club est réglementée par la carte de
compétence. Ce permis donne le droit d’exercer et d’exiger le tarif fixé par décret.
La réglementation des professions impose aussi des barrières à l’entrée. Pour être
autorisé à pratiquer le droit ou le notariat, on doit réussir les examens du Barreau
ou de la Chambre des notaires. Certains diront que ces examens sont requis pour
assurer la compétence des membres de ces ordres professionnels et pour protéger
le public ; ils n’en constituent pas moins des barrières à l’entrée qui permettent
d’éviter la formation de surplus comme les quotas de production agricole. Cepen-
dant, contrairement au quota agricole et au permis de taxi, la carte de compétence
est rattachée à une personne et ne peut pas être échangée sur le marché.
P our être admis dans le club des agriculteurs, il faut détenir la carte de membre
que représente le quota agricole. Chaque club exige une carte de membre qui lui
est propre : c’est le quota de lait, de poules pondeuses ou de poulets à rôtir ; c’est aussi
le permis de taxi, la carte de compétence dans la construction. Ces cartes de membre
peuvent coûter cher, même très cher. Pour faire partie du club des propriétaires de
164 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
taxis de New York, il faut acheter une carte de membre valant 350 000 $. À Mont
réal, le club est beaucoup moins sélect : on peut en devenir membre en déboursant
200 000 $. Pour être accepté dans la confrérie des producteurs de lait du Québec,
il faut payer plus de 1 000 000 $ si on a l’intention d’élever un troupeau de dimen-
sion moyenne10.
Pour quelle raison des personnes rationnelles acceptent-elles de payer des sommes
aussi considérables pour faire partie d’un club ? C’est que la carte de membre permet
de bénéficier des avantages particuliers fournis par le club ; par exemple, un club
sportif procure à ses membres le droit d’utiliser des équipements divers, notam-
ment la piscine, les appareils de musculation et de conditionnement physique, les
courts de tennis, etc. Alors, quels avantages le club des producteurs de lait, le club
des propriétaires de taxis, le club des producteurs d’œufs procurent-ils ?
Dans l’industrie laitière, la détention d’un quota autorise à produire un kilo-
gramme de matière grasse par jour et à le vendre au prix de soutien. C’est là son
seul avantage. Or, au Québec, ce quota se vendait 32 500 $ en juin 200611. Pour une
ferme laitière moyenne, produisant 35,2 kg de matière grasse par jour, cela repré-
sente un débours de 1 144 000 $. Dans l’industrie avicole, le quota, d’une valeur de
200 $, permet de vendre la production annuelle d’une poule pondeuse, soit environ
25,2 douzaines d’œufs. Pourquoi payer si cher ? Une seule explication valable : cela
rapporte ! Le quota de lait ou d’œufs permet à son détenteur de faire un profit sur
la vente de lait ou d’œufs, compte tenu du prix de soutien décrété par les offices de
commercialisation.
Supposons qu’une douzaine d’œufs se vende 1,50 $. Pour accepter d’acheter un
quota, l’agriculteur doit être convaincu de pouvoir produire ses œufs pour moins
de 1,50 $. Le prix maximal qu’il acceptera de payer pour avoir le droit de produire
une douzaine d’œufs est égal au profit qu’il pense pouvoir réaliser sur chaque dou-
zaine. Si le producteur accepte de payer 200 $ pour un quota correspondant à la
production annuelle d’une poule pondeuse, c’est qu’il pense pouvoir produire les
œufs à un coût inférieur au prix de soutien et réaliser un profit minimal de 200 $
sur la durée du quota.
Le fait qu’un quota d’œufs ait une valeur marchande, si faible soit-elle, montre
que le prix d’une douzaine d’œufs est supérieur à son coût marginal. C’est la preuve
que le prix des œufs est excessif et que, par conséquent, la production de cette
denrée est inférieure à la production optimale. Le graphique 9-2 illustre cette situa-
tion. La valeur du quota atteste du fait que les agriculteurs obtiennent un profit de
monopole. Dans un marché respectant les règles de la concurrence, le prix d’un
bien est tout juste égal à son coût marginal. Le producteur marginal couvre alors à
peine ses coûts, y compris une rémunération normale pour le temps qu’il consacre
à son entreprise et le capital qu’il y a investi. Il ne peut pas se permettre de payer
pour avoir le droit de produire. Observons les choses sous un angle différent : si le
prix de soutien décrété par l’Office de commercialisation était égal au prix de
l’équilibre concurrentiel, les quotas de production n’auraient aucune valeur mar-
chande. Leur valeur provient du fait que les producteurs ont constitué un cartel
ayant le pouvoir de fixer les prix. À cet égard, il est révélateur que l’on ait dû expli-
citement soustraire les cartels de producteurs agricoles aux dispositions de la légis-
lation antitrust.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 165
Prix Quotas O
X Quantité
7. LA CAPITALISATION DE LA RENTE
I l existe évidemment un lien étroit entre la valeur des quotas et la rente émer-
geant de la réglementation de l’entrée. Cela va de soi, puisque le quota ne procure
qu’un avantage, soit le droit à la rente. En achetant un quota, l’agriculteur achète le
166 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
droit à la rente pour toute la durée du quota. Le lien entre la valeur du quota et la
rente est de même nature que le lien entre le prix d’un immeuble et le loyer qu’il
rapporte, ou le lien entre le prix d’une action et les futurs bénéfices auxquels elle
donne droit.
Un quota de poule pondeuse donne le droit de vendre la production d’une poule
pondeuse, soit environ 25 douzaines d’œufs par année. Si la douzaine d’œufs se
vend 1,50 $ et si son coût marginal de production est de 1 $, l’agriculteur peut
réaliser un profit de 50 ¢ par douzaine produite. Le quota lui donne alors le droit à
un profit annuel de 12,50 $. C’est le montant maximum qu’il acceptera de verser
pour louer un quota pendant une année. Le graphique 9-4 illustre le lien entre la
rente créée par la réglementation et la demande pour les quotas de production.
Combien l’agriculteur acceptera-t-il de payer au maximum pour acheter le quota et
obtenir le droit de produire 25 douzaines d’œufs par année, à perpétuité ? Un prix
égal à la valeur actuelle des rentes futures auxquelles le quota lui donne droit. À un
A.
Prix
Quotas
O
X X0 Quotas
agricoles
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 167
taux d’intérêt de 6 %, une rente annuelle perpétuelle de 12,50 $ a une valeur capi-
talisée de près de 208 $. C’est le prix maximal qu’un agriculteur sera disposé à
payer pour acquérir le quota d’une poule pondeuse.
Ce calcul hypothétique donne un résultat voisin de la valeur du quota pour une
poule pondeuse au Québec. À 200 $, ce quota procurerait au producteur marginal
une rente d’environ 50 ¢ par douzaine d’œufs. Ce calcul rapide incorpore toutefois
un certain nombre d’hypothèses susceptibles d’influer sur le résultat. Il suppose,
entre autres, que le quota a une durée indéfinie et que le taux d’intérêt reste
constant. Si la durée du quota était écourtée, le prix de 200 $ correspondrait à une
rente plus substantielle, car alors l’agriculteur devrait récupérer plus rapidement le
prix du quota. Si le taux d’intérêt était plus élevé, la rente annuelle serait plus subs-
tantielle. Le tableau 9-1 illustre la relation entre la rente et la valeur des quotas.
U ne rente de 50 ¢ par douzaine d’œufs peut paraître modeste. Pourtant, les
quotas nécessaires à l’exploitation d’une ferme de 5 0 00 poules pondeuses
atteignent de ce fait une valeur considérable, à tel point que la Fédération des pro-
ducteurs d’œufs de consommation du Québec a mis en place un Programme d’aide
au démarrage des nouveaux producteurs. Parce que le prix du quota d’une poule
pondeuse correspond à la capitalisation des rentes futures, même une faible augmen-
tation du prix de soutien peut avoir d’énormes répercussions sur la valeur des quotas.
Supposons que l’Office de commercialisation propose une augmentation de 5 ¢ la
douzaine d’œufs. Ce montant représente une hausse de 10 % de la rente (0,05 $/0,50 $)
et il devrait se refléter dans une hausse équivalente de la valeur des quotas. Le
quota de 208 $ s’apprécierait alors de 20 $ et le producteur exploitant une ferme
moyenne de 5 0 00 poules pondeuses réaliserait sur l’ensemble de ses quotas un
gain de capital de 100 000 $. Cela n’est pas à dédaigner ! Il n’est pas étonnant que les
agriculteurs s’intéressent si vivement aux décisions des offices de commercialisation !
168 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Le tableau 9-1 illustre l’effet substantiel qu’une variation de 5 ¢ du prix de soutien ou
du coût de production peut avoir sur la valeur des quotas.
On ne se surprendra pas d’apprendre que le consommateur attache peu d’im-
portance à cette hausse de prix : 5 ¢ la douzaine d’œufs, ce n’est pas la fin du monde,
cela s’assume assez bien. Pour une famille qui consomme en moyenne 62 douzaines
par année, le coût additionnel se chiffre à seulement 3,10 $. Et le consommateur ne
se donne pas la peine de capitaliser ses pertes annuelles, qui lui paraîtraient plus
lourdes (51,66 $). On comprend alors que les décisions politiques et réglementaires
puissent pencher plus souvent du côté des producteurs que de celui des consomma-
teurs. Voilà un bel exemple de mesure dont les avantages touchent un nombre
restreint de producteurs et dont les coûts se répartissent entre un nombre considé-
rable de consommateurs. Le producteur avicole moyen voit la valeur marchande de
ses quotas augmenter de 100 000 $ à la suite d’une faible augmentation du prix d’une
douzaine d’œufs, tandis que la facture alimentaire annuelle du consommateur
moyen s’accroît de 3,10 $ environ. Nul besoin d’être malin pour deviner qui du
consommateur ou du producteur déploiera le plus d’énergie pour influencer les
décisions politiques en matière agricole !
L e prix d’une carte de membre peut varier d’un club à l’autre. Si le permis de
taxi se transige à 350 0 00 $ à New York, il faut en déduire que le prix d’une
course en taxi y est nettement supérieur à son coût marginal et que les permis sont
peu nombreux. Le nombre de permis à New York a très peu augmenté au fil des
ans, passant de 11 787 en 1937 à 12 779 en 200512 ! Compte tenu de l’expansion de
la ville durant les cinquante dernières années, il n’est pas étonnant que le permis
de taxi ait pris une telle valeur. S’il coûte moins cher à Toronto, il en découle que
le tarif d’une course excède son coût par une marge plus faible et que le nombre de
permis en circulation est plus élevé par rapport à la clientèle.
Avant 1999, la réglementation québécoise donnait au détenteur d’un permis de
camionnage le monopole d’une route donnée et lui permettait de demander un prix
supérieur au tarif concurrentiel. Il lui accordait par le fait même le droit à une rente
de monopole égale à l’écart entre le tarif et le coût marginal du transport. Néanmoins,
les permis de camionnage ont souvent eu une faible valeur. Cela tenait à diverses
raisons, notamment à la difficulté de faire respecter la réglementation et au laxisme
dont faisaient preuve les personnes chargées d’effectuer les vérifications nécessaires
auprès des camionneurs. Il existait également des substituts aux transporteurs
réglementés. Ainsi, les expéditeurs pouvaient recourir aux services des agences de
location de camions pour effectuer leurs livraisons ; ils pouvaient aussi constituer
leurs propres flottes. Le pouvoir de monopole des transporteurs réglementés s’en
trouvait restreint d’autant. Le permis de camionnage ne pouvait pas dans ces condi-
tions acquérir une valeur substantielle, puisqu’il ne fournissait pas à son détenteur
des avantages considérables.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 169
T ous les permis ne donnent pas lieu à une capitalisation de la rente ; en effet, il
est indispensable pour cela que les permis soient négociables. Dans certains
secteurs, les permis sont rattachés à des personnes et ne sont pas transférables ; la
capitalisation de la rente est alors impossible. Le médecin, l’avocat et le notaire ne
peuvent pas vendre leur droit d’exercer la profession, pas plus que les travailleurs de
la construction. Dans le domaine du transport aérien, les lignes ne sont pas négo-
ciables. La valeur des lignes ne peut se refléter dans le prix des permis ; elle se reflète
plutôt dans la valeur de l’entreprise de transport aérien qui détient les lignes.
Dans bien des cas, il peut se produire un phénomène de dissipation de la rente,
consistant à gaspiller la rente créée par la réglementation au moyen de diverses
pratiques entraînant d’inutiles hausses de coûts. Ainsi, dans le secteur du camion-
nage, la réglementation imposait parfois des trajets particuliers aux transporteurs
ou leur interdisait de transporter des marchandises au retour. Les détenteurs de
permis devaient parfois engager des dépenses pour influencer les décisions de l’or-
ganisme réglementaire13. Ces dépenses sont un exemple de dissipation de la rente :
les coûts d’exploitation augmentent et la valeur des permis baisse. Le graphique 9-5
illustre un phénomène de dissipation partielle de la rente.
Prix
Permis
d’exploitation Coût avec dissipation
Coût marginal
X Quantité
L ’ existence d’une rente implique des occasions d’échanges bénéficiant à toutes les
parties. Des consommateurs seraient disposés à acheter une plus grande quan-
tité du bien, à condition que le prix soit inférieur au prix de soutien ; des producteurs
170 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
seraient tout aussi disposés à le leur fournir à un prix inférieur au prix réglementé,
leur coût marginal de production étant relativement faible. Les deux groupes profi-
teraient de ces échanges additionnels. Les consommateurs obtiendraient le bien à
bon prix, tandis que les producteurs réaliseraient un profit sur les unités addition-
nelles vendues. Il existe donc un terrain d’entente possible entre consommateurs et
producteurs ; il faut prévoir qu’ils chercheront à concrétiser ces échanges. Le
graphique 9-6 permet de cerner les gains réalisables grâce à ces échanges addi
tionnels.
Pourtant, ces transactions sont illégales, puisqu’elles ne peuvent s’effectuer qu’à
un prix inférieur au prix décrété par le gouvernement ou par l’organisme mandaté
à cette fin. Si on n’applique pas la réglementation de manière stricte, les infractions
seront fréquentes : par exemple, le travail au noir est courant dans le secteur de la
rénovation, car on le détecte plus difficilement que sur les chantiers de construc-
tion. Même si on le dénonce souvent et qu’on estime qu’il est à l’origine de bien des
maux, notamment du chômage, le travail au noir sert de soupape quand une régle-
mentation trop forte empêche le marché de jouer son rôle ; à vrai dire, il ne consti-
tue pas la cause des problèmes, mais la conséquence des distorsions d’origine
réglementaire ou fiscale. C’est un phénomène normal, qui a des effets bénéfiques
pour la société dans son ensemble, puisque des échanges avantageux pour les deux
parties peuvent ainsi se réaliser, échanges que la réglementation a rendus impos
sibles. Les distorsions attribuables à la réglementation s’en trouvent réduites.
Le travail au noir dans la rénovation et les exportations clandestines de sirop
d’érable sont à cet égard deux phénomènes semblables : des agents essaient de
conclure des transactions avantageuses pour les deux parties, néanmoins interdites
par la réglementation.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 171
L a capitalisation de la rente implique que, tôt ou tard, on devra adopter des prix
de soutien, non pas pour augmenter le revenu des fournisseurs, mais pour cou-
vrir leurs coûts et leur assurer une rémunération normale. Le soutien des prix n’a
aucunement aidé les agriculteurs et les propriétaires de taxis qui ont dû acheter
leurs quotas ou leurs permis. En raison du phénomène de la capitalisation, il aide
uniquement les personnes à qui on a initialement distribué les quotas ou les per-
mis ; il ne procure que des gains transitoires.
L’agriculteur qui se voit attribuer des quotas de production au moment de la
création d’un office de commercialisation reçoit un transfert substantiel. Il obtient
gratuitement des droits de production d’une valeur considérable, qu’il peut vendre
à son gré à leur pleine valeur. Ce faisant, il s’approprie toutes les rentes futures
associées à ces quotas, et cela à leur valeur actuelle. Le jeune agriculteur qui prend
la relève ne bénéficie pas de cet avantage : il doit acheter ces rentes futures en
acquérant les quotas de production. La politique de soutien des prix ne l’avantage
pas, puisqu’il doit payer pleinement le droit de vendre sa production au prix de
soutien. Pour lui, le quota de production représente un coût. Ne nous étonnons
donc pas du fait que la Fédération des producteurs d’œufs de consommation du
Québec a mis en place un Programme d’aide au démarrage des nouveaux produc-
teurs (encadré 9-2). En 2002, le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs
du Québec a créé une société en commandite dotée d’un fonds de 50 millions de
Source : Philippe Olivier, « Œufs de consommation : lancement du Programme d’aide aux nouveaux producteurs », Longueuil, Fédération des producteurs
d’œufs de consommation du Québec, le 12 mai 2006, [en ligne], www.oeufs.ca/fr/quoidenoeuf/nouvelles/details/index.asp ?Page=1&NouvelleID=15
(site consulté le 5 janvier 2008).
172 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n n n G rap h ique | 9-7 Les effets de la capitalisation sur les coûts de production
dollars pour aider au financement des permis de taxis14. Le graphique 9-7 reproduit
la nouvelle courbe du coût marginal des agriculteurs ; on suppose qu’ils ont dû
acheter leurs quotas de production. On constate que le prix de soutien permet tout
juste de couvrir le coût marginal, sans accroître le revenu net des agriculteurs.
Ces agriculteurs doivent s’appuyer sur le prix de soutien simplement pour couvrir
leurs coûts de production, dont le coût des quotas. La redistribution effectuée par le
gouvernement a été entièrement accaparée par les agriculteurs en place au moment
de l’adoption de la politique. Pour les agriculteurs des générations suivantes, la
politique gouvernementale a essentiellement pour effet d’accroître artificiellement
les coûts de production. Elle ne leur fournit aucun appui, sauf si elle donne lieu à
une hausse du prix de soutien. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que de nouvelles
pressions s’exercent pour faire monter le prix de soutien.
Les représentants agricoles affirment que la forte valeur des quotas n’est pas à
l’origine des prix agricoles élevés, parce que le coût des quotas n’entre pas dans la
formule utilisée pour fixer les prix. Dans le cas des œufs, par exemple, cette formule
se fonde sur les coûts d’exploitation d’une hypothétique ferme modèle. Toutefois, si
des agriculteurs peuvent produire à moindre coût que dans cette ferme modèle,
cela signifie que le prix (de soutien) des œufs est plus élevé que le coût auquel on
peut les produire. Un tel écart entre prix et coût ne se rencontrerait pas en l’absence
de quotas.
C ’est pour cette raison que toute modification de la politique agricole est parti-
culièrement délicate. En instaurant des prix de soutien, le gouvernement s’est
pris au piège des gains transitoires. Il a consenti un transfert substantiel, entièrement
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 173
14. CONCLUSION
N O T E S
1. Pour avoir le droit de vendre le lait produit par une cinquantaine de vaches, l’agriculteur doit payer plus de 1 0 00 0 00 $.
Voir « Le quota de lait hors de prix », L’heure des comptes, Radio-Canada, 22 mai 2006, [en ligne], www.radio-canada.ca/
actualite/v2/heuredescomptes/niveau2_8899.shtml (site consulté le 18 juillet 2006). Le prix d’une vache laitière va de
2 0 00 $ à 2 500 $ : voir « Tout sur les vaches laitières », La semaine verte, 2 juillet 2006, [en ligne] www.radio-canada.ca/
actualite/v2/semaineverte/archive63_200607.shtml (site consulté le 18 juillet 2006).
2. 2005 Annual Report to the New York City Council, New York City Taxi & Limousine Commission, [en ligne], www.nyc.gov/
html/tlc/downloads/pdf/2005_annual_report.pdf (site consulté le 18 juillet 2006).
3. A. Nicoud, « Le prix plancher trop bas », La Presse, 4 juillet 2006 ; « Statu quo sur le prix de l’essence », La Presse, 29 juin 2006.
Le prix minimal d’une caisse de 24 bouteilles (ou canettes) de 341 mL dont la teneur en alcool par volume va de 5 % à 6,2 %
est actuellement de 21,90 $. Source : Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec, « Prix minimums de la bière »,
Alcool : publications, [en ligne], www.racj.gouv.qc.ca/section.asp ?noSection=8&noGrappe=1 (page consultée le 14 juillet
2006). Le prix minimal (estimé) de l’essence ordinaire dans la région de Montréal, pour la semaine du 10 juillet 2006,
était de 110,1 ¢ le litre. Source : Régie de l’énergie du Québec, « Bulletin d’information sur les prix des produits pétroliers
au Québec », vol. 9, no 28, 10 juillet 2006, [en ligne],
www.regie-energie.qc.ca/energie/bulletins/v09n28-b10juillet2006.pdf (page consultée le 14 juillet 2006).
4. « La chaudière déborde », La semaine verte, Radio-Canada, 12 mars 2006 ; Presse canadienne, « Du sirop fermenté »,
La Presse, 15 avril 2006.
5. T. Péloquin, « Les taxis à Laval, une denrée rare », La Presse, 18 juin 2004.
6. De nombreuses études débouchent, en effet, sur ce constat : consulter A. Neumark et O. Nizalova, « Minimum Wage Effects
in the Long Run », NBER Working Paper No. 10656, juillet 2004 ; J.M. Abowd, F. Kramarz et D.N. Margolis, « Minimum
Wages and Employment in France and in the United States », NBER Working Paper No. 6996, mars 1999 ; D. Neumark et
W. Wascher, « The Effect of New Jersey’s Minimum Wage Increase on Fast-Food Employment : A Re-Evaluation Using
Payroll Records », NBER Working Paper No. 5224, août 1995. L’étude de D. Card et A.B. Krueger (« Minimum Wages and
Employment : A Case Study of the Fast Food industry », American Economic Review, septembre 1994, p. 772-793) apporte
un éclairage plus nuancé sur le cas des jeunes travailleurs de l’industrie de la restauration rapide : une hausse du salaire
minimum n’aurait pas les effets négatifs appréhendés. Ces auteurs expliquent leurs résultats en faisant appel à des
modèles de recherche d’emploi et de monopsones. Voir aussi D. Card et A.B. Kruger, Myth and Measurement :
The New Economics of the Minimum Wage, Princeton, Princeton University Press, 1995. Pour le Québec, voir P. Fortin,
Une évaluation de l’effet de la politique québécoise du salaire minimum sur la production, l’emploi, les prix et la répar
tition des revenus, Gouvernement du Québec, Direction des communications, 1978.
7. O. Bertin, « Subsidies for Farmers May Be Intractable Dilemma », The Globe and Mail, 12 janvier 1987.
8. Union européenne, « Vin : une réforme en profondeur pour équilibrer le marché, renforcer la compétitivité, préserver les
zones rurales et simplifier la réglementation pour les producteurs et les consommateurs », communiqué de presse, Bruxelles,
22 juin 2006, [en ligne], europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do ?reference=IP/06/824&format=HTML&aged=0&language=
FR&guiLanguage=en (site consulté le 18 juillet 2006).
9. « La chaudière déborde », La semaine verte, Radio-Canada, 12 mars 2006.
10. « Le quota de lait hors de prix », L’heure des comptes, Radio-Canada, 22 mai 2006.
11. Le prix d’un quota d’un kilogramme de matière grasse est mis à jour de façon mensuelle à l’adresse suivante :
www.lait.org/zone4/index3.asp.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 175
12. 2005 Annual Report to the New York City Council, New York City Taxi & Limousine Commission, [en ligne],
www.nyc.gov/html/tlc/downloads/pdf/2005_annual_report.pdf (site consulté le 18 juilllet 2006).
13. « Les entreprises de camionnage au Canada consacrent environ 40 millions de dollars par année à l’obtention de nouveaux
permis ou pour s’opposer aux demandes de permis de concurrents éventuels », Pour une réforme de la réglementation,
Ottawa, Conseil économique du Canada, 1981, p. 20.
14. M. Guay, « Le monde syndical monte à bord du taxi », La Presse, 14 août 2002.
15. E. Becker, « Peanut Proposals Put a New Wrinkle on Farm Subsidies », The New York Times, 4 mars 2002.
10
CHAPITRE
L’ÉQUITÉ
FISCALE
3. Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer
les plus commodes pour le contribuable.
4. Tout impôt doit être conçu de manière qu’il fasse sortir des mains du peuple
le moins d’argent possible au delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État.
Ces règles sont toujours valables. On peut d’ailleurs associer les première et qua-
trième règles aux deux principaux critères qui doivent servir à l’élaboration d’un
bon régime fiscal : l’équité et la neutralité. Ce sont ces deux critères qui retiendront
surtout notre attention. Un bon régime fiscal est équitable : il répartit le fardeau fiscal
total entre les contribuables d’une manière qui est considérée comme juste. En
outre, un bon régime fiscal est neutre quant à l’allocation des ressources : il n’en-
traîne pas de distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Il existe d’autres
critères fiscaux, que l’on pourrait qualifier de mineurs, mais qui ont néanmoins de
l’importance. Ces critères vont de soi et ne posent pas de problème conceptuel,
comme dans le cas des deux premiers. On pense par exemple à la simplicité et à la
transparence : un bon régime fiscal est un régime que le contribuable comprend
aisément et qui réduit le plus possible les coûts d’administration pour le ministère
du Revenu et les coûts de conformité au régime pour le contribuable.
Cependant, le régime fiscal ne peut pas respecter à la fois tous les critères fiscaux,
car ils sont parfois contradictoires. Un impôt sur le revenu qui serait parfaitement
équitable (si tant est que cela soit concevable) serait extrêmement complexe à admi-
nistrer et sans doute particulièrement difficile à comprendre pour le contribuable
moyen. Un régime perçu comme équitable pourrait aussi entraîner de sérieuses
distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Par ailleurs, l’impôt idéal du point
de vue de la neutralité fiscale risque d’être considéré à l’unanimité comme le plus
injuste de tous. Il s’agit de la capitation, qui consiste à prélever le même montant
sur chaque contribuable. Cet impôt n’étant aucunement lié aux caractéristiques
personnelles de chacun, il n’entraîne aucun changement dans les comportements
individuels et il est donc parfaitement neutre à cet égard. On pourrait multiplier les
exemples de contradictions entre les critères fiscaux. Nous évoquerons d’ailleurs
certaines d’entre elles dans les pages qui suivent.
3. LA STRUCTURE FISCALE
L a plupart des pays perçoivent un bon nombre de taxes et d’impôts pour se pro-
curer des fonds, comme le montre le tableau 10-1 qui indique d’où proviennent
les recettes fiscales des principaux pays de l’OCDE. On y remarque des variations
appréciables dans l’importance relative des différentes catégories de taxes et d’impôts
en tant que sources de financement. L’impôt sur le revenu ne représente que 17 %
des recettes fiscales en France, comparativement à 34,7 % aux États-Unis et à 35,1 %
au Canada. L’importance de l’impôt sur les bénéfices des sociétés comme source de
financement va de 4,5 % en Allemagne à 14,2 % au Japon. Les taxes sur les biens et
services procurent 32 % des recettes gouvernementales au Royaume-Uni, contre
seulement 18,3 % aux États-Unis. Compte tenu de ces variations, il serait difficile à
partir de ce tableau de définir la structure fiscale idéale, pour autant qu’elle existe.
180 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
nnn T ableau | 10-1 Les principales sources de recettes fiscales des pays membres
de l’OCDE, en pourcentage des recettes totales, 2004
Impôt Impôt Taxes
sur le revenu sur les bénéfices Impôt sur sur les biens
des particuliers des sociétés les salaires et services Autres
Canada 35,1 10,3 14,7 28,5 13,1
Allemagne 22,8 4,5 37,4 29,2 6,1
États-Unis 34,7 8,7 24,9 18,3 13,4
France 17,0 6,3 34,6 25,6 16,5
Italie 25,4 6,9 26,6 26,4 14,7
Japon 17,8 14,2 33,3 20,0 14,6
Royaume-Uni 28,7 8,1 18,1 32,0 13,1
Suède 31,4 6,3 28,1 25,8 8,5
Moyenne OCDE 24,6 9,6 23,4 32,3 10,1
Il n’y a rien d’étonnant à ce que la structure fiscale varie autant d’un pays à l’autre,
car elle est le résultat d’une multitude de décisions prises par les gouvernements
d’orientations diverses qui se sont succédé dans chacun des pays. La structure fiscale
observée dépend autant des facteurs pratiques restreignant les choix gouvernemen-
taux que des réflexions théoriques portant sur le régime fiscal idéal. D’ailleurs,
l’analyse normative de la fiscalité idéale n’engendre pas nécessairement une struc-
ture fiscale simple et uniforme d’un pays à l’autre, car l’existence de contradictions
entre les critères fiscaux rend indispensables les compromis.
Même si l’analyse des principes fiscaux fondamentaux tend à privilégier une ou
deux formes de taxation, on ne doit donc pas s’étonner du fait que les gouverne-
ments recourent à toute une panoplie de prélèvements fiscaux ; il peut y avoir à cela
des raisons politiques ou, plus précisément, électorales. S’il fallait que nos gouver-
nements perçoivent toutes leurs recettes au moyen de l’impôt sur le revenu, il en
résulterait un impôt particulièrement lourd et les contribuables sentiraient pleine-
ment le poids du fardeau fiscal. Au moment de remplir leur déclaration de revenus,
ils verraient que les gouvernements prélèvent en impôt presque la moitié de leurs
revenus, sinon plus dans certains pays. Cela pourrait mener à une révolte des
contribuables. Mieux vaut multiplier les sources de revenu et dissimuler les ponctions
ainsi réalisées, autant que faire se peut.
L’existence de plusieurs paliers de gouvernement peut aussi expliquer le recours
à de multiples sources de financement, puisqu’on souhaitera attribuer des champs
de taxation distincts à chacun de ces paliers. La Constitution canadienne réserve
la taxation indirecte (taxation qui porte sur les transactions, comme la TPS) au
gouvernement fédéral et la taxation directe (taxation qui porte sur les personnes,
comme l’impôt sur le revenu) aux provinces. Néanmoins, la distinction légale qu’on
établit entre ces deux formes de taxation diffère des définitions économiques habi-
tuelles. Il en résulte une « confusion des genres » et divers empiètements par des
paliers de gouvernement sur des champs de taxation attribués à d’autres paliers, de
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE 181
sorte que le gouvernement fédéral et les provinces occupent l’un et l’autre les deux
champs de taxation. Quant aux taxes foncières, elles sont habituellement perçues
par les municipalités.
Aucune taxe ne répond pleinement à tous les critères fiscaux. Un impôt sur le
revenu parfaitement équitable serait très difficile à administrer. On peut dans ce cas
choisir d’exempter certaines catégories de revenu, tout en cherchant à les imposer
de manière détournée. À titre d’exemple, pour être vraiment équitable, l’impôt sur
le revenu devrait inclure dans le revenu imposable la valeur annuelle du logement
que le propriétaire occupe dans sa propre maison. Toutefois, une mesure de ce
genre paraîtrait injuste aux propriétaires de maison et provoquerait de vives réac-
tions de leur part ; elle serait en outre difficile à gérer, car on devrait attribuer de
manière plus ou moins arbitraire une valeur locative à chaque résidence. Le politi-
cien qui prônerait cette mesure commettrait un véritable suicide politique tellement
cela serait contraire à nos mœurs fiscales. C’est pourquoi la taxe foncière semble le
complément imparfait, mais logique, de l’impôt sur le revenu.
Souvent considéré comme l’impôt le plus équitable, l’impôt sur le revenu pourrait
entraîner une réduction de l’épargne, bien davantage qu’un impôt sur la consom-
mation3. Un gouvernement qui désire stimuler la croissance économique voudra
encourager l’épargne et choisira d’imposer la consommation plutôt que le revenu.
Peu de gouvernements ayant l’expérience de l’impôt sur la consommation, on a ten
dance à recourir à une taxe de vente générale.
L a première distinction a trait aux taxes directes et indirectes. Les taxes directes
portent sur les personnes (physiques ou morales), tandis que les taxes indirectes
portent sur les transactions. L’impôt sur le revenu des particuliers est un impôt
direct ; il est établi en fonction du revenu de chaque contribuable. La taxe de vente
est une taxe indirecte, imposée sur chaque transaction impliquant un bien ou un
service. L’impôt sur les bénéfices des sociétés est un impôt direct, de même que la
taxe foncière. Les droits de mutation qu’on perçoit dans certaines municipalités
représentent une taxe indirecte, puisqu’ils doivent être acquittés au moment de
l’achat d’une propriété.
Parmi les taxes indirectes, on trouve toutes les taxes et droits d’accise prélevés sur
des biens particuliers (tabac, alcool, essence), ainsi que les taxes de vente générales
comme la TPS canadienne (taxe sur les produits et services), la TVA européenne
(taxe sur la valeur ajoutée), l’ancienne taxe de vente canadienne prélevée au niveau
du fabricant et la taxe de vente au détail (comme la TVQ) que l’on retrouve dans la
plupart des provinces, sauf en Alberta. La TPS et la TVA sont deux taxes essentiel
lement équivalentes, différant surtout par leur nom. Elles portent toutes deux sur
la valeur ajoutée à chaque stade de production. Comme le prix de vente (hors taxe)
d’un produit est égal à la somme des valeurs ajoutées à chaque stade de production,
une TVA ou une TPS de 10 % correspond à une taxe de 10 % sur le prix de vente du
produit. C’est l’équivalent d’une taxe de vente au détail comme celle qui est imposée
dans les provinces canadiennes, si l’on fait abstraction des modalités de perception
de ces taxes.
Les taxes directes peuvent être adaptées à la situation particulière de chaque
contribuable, puisqu’elles s’adressent aux personnes. C’est ainsi que l’impôt sur le
revenu s’applique à un taux différent selon le revenu du contribuable et selon sa
situation familiale. Il en va de même de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, dont
le taux peut varier selon le montant des bénéfices, le domaine d’activité, les inves-
tissements réalisés, etc. De la même manière, la taxe foncière varie selon la valeur
de l’immeuble détenu par le propriétaire. Il s’ensuit que les taxes directes sont des
instruments privilégiés pour atteindre l’objectif d’équité fiscale, puisque les gouver-
nements peuvent les adapter en fonction du revenu de chacun.
Une taxe indirecte porte sur une transaction et elle reste inchangée quelle que
soit la personne effectuant la transaction. Que l’on soit riche ou pauvre, la TPS
canadienne est la même pour tous. On peut imaginer une taxe indirecte dont le
taux varierait selon le bien transigé, mais non selon la situation particulière du
contribuable. C’est pour cette raison que les taxes de vente sont considérées comme
inéquitables. Puisque les personnes à faible revenu consacrent à la consommation
une part relativement importante de ce qu’elles touchent, elles paient en taxe de
vente un pourcentage relativement élevé de leur revenu. Les personnes à revenu
élevé consomment une proportion plus faible de leur revenu et la taxe de vente
représente un pourcentage relativement faible de leur revenu. Moins le revenu est
élevé, plus la taxe de vente est lourde. Peu de gens estiment que ce résultat est équi-
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE 183
table. Pourtant, bien des pays fortement développés sur le plan économique impo-
sent une forme quelconque de taxe de vente, souvent importante, comme en fait foi
le tableau 10-1.
I l est absolument essentiel que le régime fiscal traite équitablement les contribuables ;
le critère d’équité est donc fondamental dans tout débat sur la fiscalité. Cepen-
dant, il n’est pas aussi simple à appliquer qu’on pourrait le penser. D’abord, notons
l’existence de deux principes d’imposition concurrents : l’imposition selon les avan-
tages reçus et l’imposition selon la faculté contributive.
0,60
leur vie active, mais répartissent leur consommation différemment. Pour simplifier,
on supposera que la première consomme tout son revenu durant sa vie active et que
la seconde épargne la totalité de son revenu durant la première période pour le
consommer à la retraite. Le tableau 10-2 détermine le fardeau fiscal des deux per-
sonnes selon l’impôt sur le revenu et selon l’impôt sur la consommation ; on suppose
que la valeur actuelle des recettes fiscales est la même dans les deux cas. Afin d’éta-
blir une comparaison et d’éclairer nos conclusions, le tableau inclut aussi les effets
de l’impôt sur les salaires.
Ce tableau montre que l’impôt sur le revenu impose à l’individu B (qui épargne
une partie de son revenu) un fardeau fiscal plus lourd qu’à l’individu A : la valeur
actuelle des impôts payés sur deux périodes est plus élevée pour B que pour A. Il
s’ensuit que la valeur actuelle du panier de consommation est plus faible pour B que
pour A. Cela est attribuable au fait que les intérêts que rapporte l’épargne de B sont
taxés si on prélève un impôt sur le revenu. Par ailleurs, les deux contribuables
supportent le même fardeau fiscal durant leur vie si on adopte l’impôt sur la con
sommation ; notons que dans ce cas l’épargne et les intérêts qu’elle rapporte sont
imposés, mais seulement au moment où on les consomme.
Ce tableau suppose que les deux individus consomment la totalité de leur revenu
durant leur vie active. Qu’advient-il si le contribuable ne consomme pas la totalité
de son revenu avant de mourir, ou encore avant de quitter le pays ? La personne
pourrait éviter de payer l’impôt sur la consommation en renouvelant constamment
son épargne jusqu’à sa mort. Cette possibilité est éliminée dans un régime fiscal basé
sur la consommation, car on considère qu’il y a consommation des épargnes accu-
mulées au moment de la mort ou au moment du départ pour un autre pays. Tout don
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE 189
est aussi considéré comme une consommation. De cette façon, tous les revenus des
contribuables sont soumis à un moment ou à un autre à l’impôt sur la consommation.
La dernière partie du tableau est particulièrement révélatrice. Elle montre ce
qu’il adviendrait si nos deux contribuables se voyaient imposer un impôt sur les
salaires. On constate qu’un tel impôt donne exactement le même résultat qu’un
impôt sur la consommation. Alors qu’on peut assez facilement reconnaître qu’un
impôt sur la consommation est équitable, cela paraît plus difficile dans le cas d’un
impôt sur les salaires. Pourtant, dans l’exemple figurant au tableau, les deux impôts
sont équivalents. Toutefois, il existe une différence entre ces deux impôts : l’impôt
sur la consommation prévoit que le contribuable qui reçoit un héritage serait
imposé sur cet héritage au moment où il le consommerait, tandis que l’impôt sur
les salaires ne s’appliquait pas.
L’impôt sur la consommation n’est presque pas utilisé actuellement. On le connaît
mal, de sorte qu’on exagère probablement les difficultés entraînées par sa mise en
place et son administration. Rappelons toutefois qu’à l’origine l’impôt sur le revenu
était lui aussi considéré comme impossible à appliquer par de nombreux experts. Il
est probable, cependant, qu’au yeux de la population l’impôt sur la consommation
paraisse moins juste que l’impôt sur le revenu, les personnes nanties pouvant éviter
l’impôt jusqu’à leur mort, par l’intermédiaire de l’épargne. Peut-être ne réussira-t-on
jamais à surmonter les difficultés liées à cette perception populaire. Néanmoins,
comme les gouvernements exemptent de l’impôt sur le revenu des catégories d’épargne
de plus en plus nombreuses, on se rapproche graduellement de l’impôt sur la consom
mation. L’impôt sur le revenu actuel ne diffère pas autant de l’impôt sur la consomma-
tion qu’on pourrait le penser.
Par ailleurs, l’analyse du fonctionnement de l’impôt sur la consommation a
montré que cet impôt est équivalent à l’impôt sur les salaires, parce qu’il exempte
les revenus de placement. L’impôt sur la masse salariale constitue un impôt sur les
salaires et il s’apparente donc à l’impôt sur la consommation. Comme il représente
une part relativement importante des recettes fiscales dans de nombreux pays occi-
dentaux, c’est dire que les régimes fiscaux de ces pays reposent en bonne partie sur
l’impôt à la consommation ou sur ses équivalents.
Un régime fondé sur le revenu intégral inclut dans le revenu imposable tout
accroissement du pouvoir d’achat, tout ce qui peut être dépensé sans réduire la
richesse, quelle qu’en soit la source, la forme (réalisée ou non), la nature, etc. Outre
les revenus des facteurs de production, le revenu intégral inclut les dons et les legs
reçus, les transferts publics, les gains en capital (réalisés ou non), les gains à la
loterie, les revenus en nature, la valeur de l’autoconsommation, qu’il s’agisse du
loyer implicite que le propriétaire occupant retire de son logement ou de la valeur
marchande des tomates de son jardin. La notion de revenu intégral pose donc
divers problèmes de mise en œuvre et peut donner lieu à un régime fort complexe ;
elle n’a jamais été appliquée systématiquement pour éviter que l’impôt sur le revenu
devienne trop complexe.
6. CONCLUSION
L e critère d’équité fait l’unanimité : nous souhaitons tous vivre dans une société
équitable et avoir une fiscalité équitable. Si le critère en soi ne pose pas pro-
blème, son application n’est pas aussi simple qu’il y paraît à première vue, loin de
là. Quel dommage que l’impôt sur la taille des gens ne convienne pas ! S’il existe
en moyenne une relation étroite entre la taille et le revenu, la relation n’est pas
parfaite et ne vaut pas pour tous les individus. Bien des joueurs de hockey de petite
taille gagnent nettement plus que la majorité des économistes de grande taille (les-
quels ne sont pas tous de grands économistes !).
À défaut d’un impôt sur la taille des gens, chaque société doit apporter ses propres
réponses aux interrogations qui surgissent inévitablement au moment de l’élabora-
tion d’une fiscalité équitable. On comprend dès lors que la structure fiscale puisse
différer sensiblement d’une collectivité à l’autre, surtout qu’elle doit aussi respecter
l’exigence de neutralité, la deuxième grande caractéristique d’une bonne fiscalité,
tout aussi importante que l’équité.
192 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
N O T E S
1. N.G. Mankiw et M. Weinzierl, « The Optimal Taxation of Height : A Case Study of Utilitarian Income Redistribution »,
[en ligne], www.economics.harvard.edu/faculty/mankiw/papers/Optimal_Taxation.pdf (page consultée le 10 juillet 2007).
2. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre V, chapitre 2, « Des sources du revenu
général de la société ou du revenu de l’État », p. 401-403, Paris, Gallimard, 1976. Le texte original a paru en 1776.
3. Ne pas confondre impôt sur la consommation et taxe de vente. L’impôt sur la consommation est un impôt direct portant
sur la consommation annuelle totale de chaque individu. Autrement dit, l’impôt sur la consommation est un impôt sur le
revenu qui ne s’applique pas à l’épargne.
4. « The Low-Tax Guide – Assessing the Inevitable », The Economist, 21 décembre 1996.
5. « The Case for Flat Taxes – Simplifying the Tax System », The Economist, 16 avril 2005 ; « Flat Is Beautiful », The Economist,
5 mars 2005.
6. « Simple, Fair, and Pro-Growth : Proposals to Fix America’s Tax System », Report of the President’s Advisory Panel on
Federal Tax Reform, novembre 2005, [en ligne], www.taxreformpanel.gov/final-report (page consultée le 21 juillet 2006).
7. Le taux moyen est donné par TM = T*(revenu – exemption)/revenu = T*(1 – exemption/revenu). Ce dernier quotient tend
vers zéro quand le revenu augmente et le taux moyen tend asymptotiquement vers le taux marginal T.
11
CHAPITRE
LA NEUTRALITÉ
FISCALE
« L du
e système fiscal rend l’illégalité très invitante1. » C’est un ministre des Finances
Québec qui s’exprimait ainsi il y a quelques années, et non quelque contri-
buable désabusé et malmené par le fisc ! La situation n’a pas beaucoup changé
depuis, si l’on en juge par les travaux sur le régime d’imposition québécois effectués
récemment par des fiscalistes. On pourrait penser que ces études portent sur les
hauts salariés, qui font l’objet d’un traitement fiscal souvent dénoncé par les milieux
patronaux. Mais non, ces données ont trait aux contribuables les plus démunis. À
titre d’exemple, une famille monoparentale comprenant deux enfants est soumise
à un traitement fiscal plus rigoureux que le haut salarié ! Ne serait-on pas tenté de
disparaître dans l’économie souterraine quand on est soumis à un taux marginal
d’impôt de 87,6 % à un niveau de revenu de 30 000 $, alors que le taux applicable à
la tranche de revenu la plus élevée (115 800 $) est de 48,2 %2 ? Paradoxalement, cette
incitation à l’illégalité découle d’une série de programmes conçus pour aider les
familles à faible revenu. Elle illustre les difficultés qu’on éprouve à concilier les dif
férents critères que doit respecter un bon régime fiscal. Dans ce cas-ci, la recherche
d’un régime fiscal équitable à l’égard des démunis viole le critère de neutralité fis-
cale en créant une distorsion dans le fonctionnement de l’économie.
2. LE CRITÈRE DE NEUTRALITÉ
U ne taxe influe de deux façons sur les choix individuels. D’une part, elle réduit
le revenu disponible réel du contribuable et la quantité totale de biens et de
services qu’il peut s’offrir. L’objet de la taxation est précisément de transférer un
certain pouvoir d’achat au gouvernement. Toute taxe implique donc une réduction
du revenu disponible des contribuables et les oblige à réduire leur consommation
totale. Cette réduction du revenu disponible correspond à l’effet de revenu de la
taxe. Il s’agit du coût d’option d’une taxe, c’est-à-dire du montant effectivement
payé par le contribuable et perçu par le gouvernement. Supposons qu’un gouverne-
ment veuille distribuer 100 millions de dollars aux démunis. Pour ce faire, il doit
nécessairement encaisser 100 millions et réduire d’autant le revenu disponible des
contribuables. Ce montant correspond à ce qui est requis pour financer les activités
gouvernementales souhaitées par la population.
D’autre part, une taxe augmente le prix relatif du bien taxé. Elle incite à consommer
le bien taxé en plus faible quantité et à lui substituer d’autres biens. C’est l’effet de
substitution de la taxe, qui correspond aux modifications de comportement occa
sionnées par les variations du prix relatif des biens taxés. Alors que l’effet de revenu
entraîne une réduction de la taille du panier de consommation, l’effet de substitu-
tion correspond à un changement dans la composition du panier de consommation.
C’est par cette modification du prix relatif des biens que la fiscalité crée des distor-
sions dans les choix individuels et occasionne une perte de bien-être collectif.
Celle-ci représente le coût économique d’une taxe. Si l’effet de revenu est inévitable,
l’effet de substitution est évitable ; une bonne fiscalité est une fiscalité qui réduit au
maximum l’effet de substitution et les distorsions correspondantes.
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE 195
Source : A . Goolsbee, « The Value of Broadband and the Deadweight Loss of Taxing New Technologies », Contributions to Eco-
nomic Analysis and Policy, vol. 5, no 1, 2006.
196 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Tous les autres impôts modifient artificiellement les prix et créent des distorsions.
La taxe sur les repas dans les restaurants en augmente le prix par rapport aux repas
à domicile. Elle incite le consommateur à manger moins souvent au restaurant, à
prendre plus de repas à la maison et à apporter plus souvent son lunch au travail.
La taxe d’accise sur l’essence hausse le coût d’utilisation de l’automobile et incite le
consommateur à économiser l’essence. Elle peut l’amener à acheter une automobile
d’utilisation plus économique, alors que normalement il aurait acheté une voiture
plus confortable. Il peut y avoir de bonnes raisons pour taxer l’essence ; s’il n’en
existait pas, une taxe de ce genre créerait des distorsions dans les choix individuels.
La taxe foncière fait monter les loyers ; elle incite les ménages à réduire leur consom-
mation de logement et à consacrer une plus grande part de leur revenu à d’autres
biens. Elle fausse les choix individuels en matière de logement.
Supposons que le gouvernement décide de taxer la margarine de façon que son
prix soit désormais plus élevé que celui du beurre. Supposons aussi qu’en réaction à
l’imposition de cette taxe tous les consommateurs choisissent de remplacer la mar
garine par le beurre dans leur alimentation. Puisque, par hypothèse, les consom-
mateurs n’achèteront plus de margarine, le gouvernement ne percevra aucune
recette fiscale sur la margarine et les consommateurs n’auront à subir aucun effet
de revenu. Pourtant, même si elle ne rapporte rien au gouvernement, la nouvelle
taxe a influencé les comportements des consommateurs. Elle les a incités à cesser de
consommer la margarine ; elle a donc entraîné une distorsion à laquelle est associé
un coût économique, une perte sèche de bien-être pour les consommateurs.
Il va de soi qu’il y ait une perte de bien-être. Avant l’imposition de la taxe, les
consommateurs achetaient une certaine quantité de margarine, même s’ils avaient
la possibilité de ne consommer que du beurre. Leur comportement révélait qu’un
panier comprenant de la margarine leur procurait plus de satisfaction qu’un panier
ne comprenant que du beurre. Comme la taxe sur la margarine les incite à choisir
un panier sans margarine, il en résulte nécessairement une perte de satisfaction,
même si la taxe ne rapporte rien au gouvernement et ne réduit pas le revenu dont
disposent les contribuables. La taxe occasionne une perte sèche, puisque aucun
gain ne vient compenser la perte de bien-être des consommateurs. Un bon régime
fiscal doit limiter ces pertes sèches de bien-être.
Imaginons qu’un gouvernement impose une taxe sur les téléviseurs dans une
économie exempte de fiscalité. La taxe réduit le revenu disponible réel des ménages
et les amène à réduire leur consommation de tous les biens : c’est là son effet de
revenu. Cependant, en haussant le prix relatif des téléviseurs, elle a aussi pour effet
de réduire les achats de téléviseurs et d’augmenter les achats des autres biens. Elle
modifie donc le contenu du panier de consommation des ménages : c’est là son effet
de substitution.
Un grand amateur de télévision envisage d’acheter un récepteur à haute défini-
tion, mais la nouvelle taxe rend cet appareil haut de gamme trop cher à son goût,
compte tenu des avantages qu’il procure. Il opte pour un appareil plus modeste, doté
d’un écran plus petit. La taxe l’a incité à modifier son choix et à se contenter d’un
récepteur de moindre qualité. C’est une distorsion fiscale qui a pour conséquence de
réduire son bien-être. Si la taxe n’avait pas existé, il aurait acheté le produit haut de
gamme et en aurait retiré une certaine satisfaction. Du fait de la taxe, il se prive du
bien que normalement il aurait acheté et se contente de son deuxième choix. Il
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE 197
s’agit d’une distorsion parce que le coût réel des récepteurs n’a pas changé. Le prix
des récepteurs ne reflète plus leur coût réel de fabrication, il est artificiellement
gonflé par la taxe. Voilà l’origine de la distorsion : il n’y a plus de vérité des prix.
D’autres personnes modifient aussi leurs choix et renoncent à l’achat envisagé.
Certains conservent plus longtemps leur vieil appareil ; d’autres renoncent au
deuxième appareil qu’ils convoitaient et jettent leur dévolu sur d’autres biens. Ce
n’est pas ce qu’ils souhaitaient faire, ce n’est pas ce qu’ils auraient fait normalement,
mais la taxe les amène à renoncer à ce qu’ils auraient préféré acheter, et leur bien-
être s’en trouve réduit. Si un consommateur se contente d’un téléviseur plus modeste
qu’il se serait offert si la taxe n’avait pas existé, son bien-être en est inutilement
réduit. Toute taxe engendre des conséquences semblables. En modifiant les prix
relatifs, elle amène les consommateurs à renoncer à leur bien préféré et les incite à
choisir des biens dont ils retirent moins de satisfaction.
L’histoire offre de nombreux exemples de distorsions fiscales incontestables. En
France, sous le Directoire, dans un souci de justice, on a choisi d’imposer les fenê-
tres, qui constituaient des indicateurs de la richesse à cette époque. Pour éviter de
se soumettre à l’impôt, les propriétaires ont parfois bouché des fenêtres. Bien que
le coût réel des fenêtres n’ait pas augmenté, les gens se sont privés de ce bien et se
sont contentés d’une qualité de vie réduite. On peut encore aujourd’hui visiter dans
le midi de la France un « modeste » château dont certaines fenêtres ont été bouchées
au moment de l’adoption de cet impôt. Voilà une distorsion fiscale parfaitement
visible ! Les fenêtres bouchées ne rapportaient rien au gouvernement. Même si,
pour chacune des fenêtres bouchées, il n’y avait aucun effet de revenu, il y avait
pourtant une baisse de bien-être à cause de l’effet de substitution. En Hollande, un
impôt sur les devantures de maison a conduit les propriétaires à construire des
maisons étroites, de sorte que sur le plan architectural Amsterdam se distingue par
ses maisons relativement hautes et… particulièrement étroites. En Russie, Pierre le
Grand n’a-t-il pas imposé une taxe sur le port de la barbe ? On imagine que cela a
pu faire monter artificiellement la demande de rasoirs ! Quand on taxe le nombre
de pages des journaux, on doit s’attendre à ce que les journaux comptent peu de
pages, mais des pages extrêmement grandes. Voilà autant de distorsions d’origine
fiscale. Ces modifications de comportement attribuables à des modifications de
prix relatifs d’origine fiscale entraînent des pertes sèches de bien-être collectif.
Le graphique 11-1 montre les conséquences de l’imposition d’une taxe d’accise :
hausse du prix d’équilibre, réduction de la production et de la consommation du
bien en question et création d’une perte, ce qui abaisse le bien-être de la société. Il
permet d’illustrer la perte sèche de bien-être associée à une taxe existante ; le rap-
port entre la surface B + D et la surface A + C correspond au bien-être perdu en
moyenne par dollar de taxe perçu.
Toutefois, l’économiste s’intéresse surtout à la perte marginale de bien-être,
autrement dit à la perte de bien-être associée à chaque dollar de taxe additionnel.
C’est de cette perte qu’il est question quand le gouvernement choisit de modifier le
fardeau fiscal. Les études qui se consacrent à l’évaluation de cette perte sont rares
(et souvent assez anciennes). Selon une étude canadienne, la perte de bien-être
attribuable à chaque dollar additionnel d’impôt sur le revenu irait de 40 ¢ en Alberta
à 99 ¢ au Québec3 ; d’après une autre étude, cette perte se situerait entre 39 et 53 ¢
pour le Québec4.
198 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Il importe de retenir que cette perte marginale de bien-être augmente très rapi-
dement. Le graphique 11-2 illustre les effets du doublement de la taxe. Quand on
double le taux de taxation, les recettes fiscales, elles, ne doublent pas, car la quantité
consommée diminue. Par ailleurs, le graphique montre que la perte de bien-être
collectif est quatre fois plus grande. Voilà une bonne raison de tenir à ce que les
taux de taxation restent bas et de s’inquiéter de la forte croissance de la ponction
fiscale depuis le début du 20e siècle.
Prix
Coût + 2 × taxe La taxe initiale déplace la courbe de l’offre vers le haut, fait passer les
quantités négociées de X* à X0, le prix de P à P 0 et réduit le bien-être
*
Coût + taxe (partie ombrée). Une taxe deux fois plus élevée déplacerait l’offre
encore davantage vers le haut, le prix du bien serait de P1, les quanti-
Coût tés vendues de X1 et la perte de bien-être collectif serait représentée
Taxe
P1 par le triangle formé par les parties quadrillée et ombrée. Si les courbes
de la demande et de l’offre sont linéaires, la perte de bien-être totale
P0 Taxe (les parties quadrillée et ombrée) est quatre fois supérieure à la perte
P* A initiale (le triangle ombré). Pour obtenir ce résultat, il suffit de consta-
C0 *
ter que la partie quadrillée est constituée de trois triangles égaux au
C1 triangle ombré initial. Toutefois, les recettes fiscales ne sont même pas
deux fois supérieures aux recettes initiales. Les recettes fiscales de
Demande 2 × taxe × X1 sont plus faibles que 2 × taxe × X0, puisque X1 est plus
petit que X0.
X1 X0 X Quantité
*
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE 199
I l existe un lien étroit entre, d’une part, l’élasticité des courbes de l’offre et de la
demande et, d’autre part, la perte de bien-être collectif attribuable à la fiscalité.
La perte de bien-être est associée aux changements de comportement causés par les
variations de prix relatifs d’origine fiscale. Or, plus l’offre et la demande sont élas-
tiques, plus les hausses de prix ont des répercussions considérables. On peut donc
prévoir qu’une taxe aura d’autant plus d’effet sur le bien-être que la demande ou
l’offre sera élastique.
Imaginons deux biens dont le coût de production est identique, mais dont la
demande diffère, la demande étant élastique dans un cas et inélastique dans l’autre.
Le graphique 11-3 illustre l’effet d’une taxe selon l’élasticité de la demande. Cette
analyse nous permet de conclure que, sur le strict plan de l’efficacité, il vaut mieux
taxer les biens dont la demande est relativement inélastique (on obtient le même
résultat pour les biens dont l’offre est inélastique). En outre, on obtient des recettes
fiscales plus considérables parce que la taxe réduit peu la quantité d’équilibre du
marché.
Les gouvernants comprennent généralement bien ce résultat. C’est pourquoi ils
ont eu si souvent recours dans le passé à la taxation des boissons alcoolisées et des
produits du tabac, dont la demande était généralement peu élastique. De plus, la
perte de bien-être collectif est faible, et cela pour la même raison, les agents modifiant
peu leur comportement. Ce raisonnement mène à la conclusion qu’il faudrait taxer
plus lourdement les biens dont l’offre ou la demande est relativement peu élastique
Source : D. Altman, « What if Sales Tax Where the Only Tax ? », The New York Times, 17 octobre 2004.
peut le faire pour les biens et les services, alors on pourrait élaborer un régime
fiscal parfaitement neutre, un régime qui ne donnerait lieu à aucune distorsion
dans les choix individuels. Mais cette option n’est pas disponible, même en recou-
rant à l’impôt sur le revenu.
L’impôt sur le revenu des particuliers, principal instrument de redistribution à
la disposition des autorités, est un impôt général qui taxe à la fois la consommation
et l’épargne et qui, comme la TPS l’avait prévu au départ, taxe au même taux tous
les biens et les services. Il a tout de même des effets sur l’allocation des ressources,
car il influence les décisions individuelles en matière de loisir et de travail, parce
que le loisir n’est pas taxé. Cette distorsion est inévitable, mais on peut chercher à
la réduire, ce dont il sera question dans un chapitre ultérieur.
5. CONCLUSION
N O T E S
1. Ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, Direction générale des publications
gouvernementales, 1984, p. 160-161.
2. Cl. Laferrière, Les taux implicites d’imposition : Les courbes, Québec, 2005, [en ligne], www.er.uqam.ca/nobel/r14154/
Doc_PDF/Quebec2005/05SimQc_tx.pdf (page consultée le 11 juillet 2006).
3. B. Dahlby, « The Distortionary Effect of Rising Taxes », dans Deficit Reduction : What Pain, What Gain ?, W. Robson and
W. Scarth (sous la dir. de), Toronto, C.D. Howe Institute, 1994, p. 43-72.
4. B. Fortin et G. Lacroix, « Labour Supply, Tax Evasion, and the Marginal Cost of Public Funds : An Empirical Investigation »,
Journal of Public Economics, vol. 55, novembre 1994, p. 407-431.
12
CHAPITRE
L’INCIDENCE
DES IMPÔTS
« F Presse
ini le travail au noir chez les semi-professionnels ! », titrait un article de La
(encadré 12-1). Les joueurs de la Ligue de hockey senior majeur du
Québec devront désormais déclarer leurs revenus au fisc. Un bon joueur, qui pou-
vait recevoir jusqu’à 1 500 $ par semaine à titre de remboursement de dépenses,
devra maintenant déclarer au fisc tous ses revenus. « L’impôt grugera considérable-
ment les revenus des gars qui ont un bon boulot », déclarait le directeur général
d’une des équipes de la Ligue. Qui paiera les impôts des joueurs de hockey ? À
première vue, la réponse est simple : ce sont les joueurs de hockey, au moment de
remplir leur déclaration de revenus. En supposant qu’ils soient soumis à un taux
marginal d’impôt de 50 %, les bons joueurs devront payer 750 $ d’impôts et ils
recevront un salaire net de 750 $ ! Une baisse de rémunération aussi importante en
incitera plus d’un à laisser tomber le hockey pour se consacrer à plein temps à leur
travail, laissant ainsi la place aux jeunes joueurs étudiants, peu expérimentés.
Pour convaincre un joueur vedette de rester dans la Ligue, un directeur général
pourrait être tenté de faire passer sa rémunération à 2 000 $, puis d’équilibrer son
budget en relevant légèrement le prix des billets et en demandant à certains four-
nisseurs d’abaisser leurs propres prix. Tout compte fait il se pourrait que les impôts
des joueurs soient payés en partie par les propriétaires (sous la forme d’une baisse
de rentabilité), par les fournisseurs et par les spectateurs de la Ligue de hockey
senior majeur du Québec, lesquels ne sont pas nécessairement très fortunés ! Une
mesure qui visait au départ à faire payer aux joueurs de hockey leur juste part
pourrait en fin de compte toucher des contribuables moins nantis !
P our juger correctement de l’équité d’un régime fiscal, il faut d’abord faire la
différence entre le point d’impact d’une taxe et son point d’incidence. Le point
d’impact d’une taxe correspond à la personne qui, selon les dispositions de la loi,
doit remettre le montant de la taxe au gouvernement ; c’est elle qui écrit le chèque.
On désigne parfois le point d’impact par le terme incidence légale. Le point d’inci-
dence d’une taxe correspond à la personne qui supporte véritablement le fardeau de
la taxe, celle dont le bien-être se trouve réduit en raison de l’imposition de la taxe ;
dans ce cas, on utilise aussi le terme incidence économique. Dans l’exemple de la
Ligue de hockey, le fait de soumettre tous les revenus à l’impôt frappe d’abord les
joueurs (point d’impact), mais touche finalement les propriétaires, les fournisseurs
et les spectateurs (point d’incidence). L’impôt sur les bénéfices des sociétés a comme
point d’impact les sociétés par actions : ce sont elles qui doivent remettre l’impôt
au gouvernement. Mais tout impôt est en dernier ressort supporté par des per
sonnes. Ce sont des personnes qui voient diminuer leur bien-être à cause de l’impôt
sur les bénéfices. La difficulté est de savoir qui sont ces personnes : s’agit-il des
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS 207
de tabac qui en supportent véritablement le fardeau, qui voient diminuer leur bien-
être à cause de cette taxe. La présente section a pour but de cerner les principaux
déterminants de l’incidence économique des taxes. Comment se fait-il qu’une taxe
soit payée en partie par le consommateur et en partie par le producteur ?
La réponse à cette question ne dépend pas de l’identité de la personne qui doit
remettre la taxe au gouvernement. Elle dépend plutôt des conditions du marché,
plus précisément de l’élasticité de l’offre et de la demande. Ce sont ces facteurs qui
déterminent dans quelle mesure une taxe se répercute sur le prix du produit taxé.
La taxe est assumée par l’acheteur si elle se traduit par une hausse de prix ; elle est
payée par le vendeur si le prix reste inchangé.
En règle générale, plus les gens sont en mesure de modifier leur comportement,
autrement dit plus leur demande ou leur offre est élastique, plus ils réussissent à
éviter de payer la taxe, qui se répercute alors sur les partenaires de l’échange. De
l’acheteur et du vendeur, celui qui est le plus souple est le mieux armé pour échapper
à la taxe et la faire acquitter par l’autre personne. Si l’acheteur accepte de consom-
mer une moindre quantité du produit taxé quand le prix augmente, ce comportement
force le vendeur à absorber lui-même la taxe plutôt que d’élever son prix et de
perdre ses clients. Le vendeur choisit dans ce cas de réduire sa marge bénéficiaire
plutôt que de perdre des clients. En revanche, si l’acheteur est peu sensible au prix,
le vendeur peut lui faire payer la taxe sous forme de hausse de prix sans avoir à
craindre de le perdre comme client.
Le graphique 12-1 illustre diverses situations. La perte de bien-être est toujours
représentée par le triangle quadrillé et la taxe est la même dans les quatre cas.
L’analyse présenté dans ces graphiques permet tout au plus de cerner l’incidence
initiale de la taxe. Elle ne tient pas compte des réactions ultérieures de l’ensemble
des marchés, qui peuvent modifier l’incidence ultime. Par exemple, si l’offre est
inélastique (graphique 12-1C), ce sont les vendeurs qui assument la taxe. Toutefois,
pour être plus précis, il faudrait déterminer quels sont les éléments à l’origine de
l’inélasticité de l’offre. Si le producteur emploie une main-d’œuvre peu qualifiée et
peu mobile, celle-ci supportera une bonne part de la taxe. S’il utilise un terrain
loué peu susceptible d’être employé autrement, le propriétaire du terrain suppor-
tera l’essentiel de la taxe. C’est toujours l’élément le moins mobile (le moins élas
tique) qui assume la plus grande part de la taxe.
Il faudrait aussi élargir l’analyse et examiner les réactions qui se produiront ulté-
rieurement sur le marché des biens et des services. Par exemple, quand des consom-
mateurs réduisent leur consommation du bien taxé, ils se procurent des biens de
remplacement, dont le prix s’accroît. C’est donc dire que les consommateurs de ces
biens de remplacement sont touchés par la taxe. Il serait fort complexe de se livrer
à une analyse de l’équilibre général qui tiendrait compte de toutes ces réactions ;
c’est pourquoi les études portant sur l’incidence fiscale s’en tiennent habituellement
à une analyse partielle.
Une conclusion fondamentale se dégage de l’analyse précédente : peu importe
qui doit, selon la loi, payer une taxe au gouvernement, peu importe le point d’im-
pact d’une taxe, son incidence dépend de l’élasticité relative de l’offre et de la
demande du bien taxé. Cette idée, nombre d’intervenants en matière de taxation la
comprennent mal. C’est probablement pour cette raison que la plupart des régimes
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS 209
B.
Prix
Offre + taxe
A0
P0
Comme les courbes de l’offre et de la demande sont également
Offre élastiques, les recettes fiscales (a + c) se répartissent également
a entre les deux groupes. La perte de bien-être illustrée par le triangle
A
P * quadrillé est importante, car les quantités négociées ont fortement
*
c diminué.
Demande
C0 A1
X0 X Quantité
*
C.
Offre + taxe
Prix
Offre
X0 X Quantité
*
D.
Prix Offre + taxe
A0
P0
Demande
X0 X Quantité
*
210 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
fiscaux prélèvent des cotisations tant patronales que salariales pour financer les
programmes de sécurité sociale. Or, ce n’est pas parce qu’une cotisation est versée
par le patron qu’elle est supportée par lui ; elle peut fort bien être supportée par le
salarié. Et ce n’est pas parce qu’une cotisation est versée par le salarié qu’elle est
supportée par lui. Dans les deux cas, les parts respectives du salarié et du patron
dépendent essentiellement de l’élasticité relative de l’offre et de la demande de
main-d’œuvre.
Le graphique 12-2 illustre la situation où la cotisation est imposée au vendeur
(cotisation salariale) et la situation où elle est imposée à l’acheteur (cotisation
patronale). On suppose que dans deux les cas les courbes de l’offre et de la demande
sont similaires, et qu’elles présentent donc la même élasticité. Or, l’incidence de la
taxe est similaire dans les deux cas, même si elle ne porte pas sur la même personne :
les salariés et les patrons supportent le même fardeau, que la cotisation soit patronale
ou qu’elle soit salariale. De plus, le montant des taxes perçu par le gouvernement et
A.
Prix
la perte de bien-être collectif sont identiques dans les deux cas. L’incidence ne
dépend donc pas de l’identité de la personne qui remet la taxe au gouvernement,
mais bien de l’élasticité relative.
Pour préciser les idées, il serait utile d’analyser quelques cas polaires, illustrés
par les graphiques 12-3 et 12-4. Il existe deux situations dans lesquelles la taxe est
intégralement supportée par l’acheteur du bien taxé. Quand la demande est parfai-
tement inélastique (demande verticale), le montant de la taxe s’ajoute au prix du
bien et c’est l’acheteur qui écope. Cela peut se produire dans le cas des biens dits
essentiels ou des biens auxquels on renonce difficilement (alcool, cigarette, par
exemple). Les acheteurs de ces biens n’ont guère de souplesse et ils sont prêts à
assumer toute la taxe plutôt que de se priver de ces biens. Comme la quantité
consommée ne change pas, la taxe ne crée aucune distorsion dans les choix indivi-
duels et elle n’entraîne aucune perte de bien-être collectif : la perte des consomma-
teurs est compensée exactement par le gain du gouvernement, elle est égale aux
A.
Prix
Demande
Offre + taxe
A1
P0
Taxe Offre
a
P
*
A
*
A0
P0 Offre + taxe
Taxe
a
A
P * Offre
* A1
Demande
X0 X Quantité
*
212 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
A.
Prix
Demande Offre
Demande – taxe
A
P1 = P0 *
A0
P1 = P0 Demande
A
*
C
C0
A1
X0 X Quantité
*
recettes fiscales. Enfin, la taxe sur un produit à demande inélastique est une taxe
productive : elle génère beaucoup de recettes, car la consommation ne diminue pas.
Cela explique pourquoi nos gouvernants aiment tellement taxer le tabac et l’alcool :
cela rapporte !
La taxe se répercute entièrement sur le prix quand l’offre est parfaitement élas-
tique (offre horizontale), par exemple dans le cas d’un produit importé. L’offre de ce
produit sur le marché intérieur est parfaitement élastique : les producteurs étrangers
peuvent vendre leur produit sur le marché mondial au prix mondial et ils ne sont
pas intéressés à le vendre à un prix inférieur. La taxe se répercute donc sur le prix
et c’est le consommateur du pays qui l’assume. Le producteur étranger refuse de
payer la taxe, parce qu’il peut facilement l’esquiver en vendant ailleurs dans le
monde (on analyse ce cas au chapitre 14, portant sur le commerce international).
Quand un produit est soumis à un prix de soutien, l’offre est parfaitement élas-
tique à ce prix. Toute taxe sur ce produit s’ajoute au prix et est acquittée par le consom
mateur. On observe également une distorsion dans l’allocation des ressources : la
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS 213
scale moindre, parce qu’elle provoque une baisse de la quantité demandée. Géné-
fi
ralement, plus la gamme des produits de remplacement est grande, plus la demande
est élastique et plus la taxe est supportée par le producteur. Plus la base fiscale
d’une taxe est étroite, plus la demande est élastique, parce qu’il existe une multi-
tude de produits non taxés, et plus le rendement fiscal est faible. On échappe plus
facilement à une taxe sur les cigarettes qu’à une taxe sur tous les produits du tabac.
Une taxe sur tous les alcools est plus difficile à esquiver qu’une taxe sur la bière ou
le vin, ou sur les spiritueux.
surtout si on suppose que 50 % de l’impôt sur les bénéfices des sociétés est supporté
par les consommateurs (3e colonne). Le régime fiscal est nettement plus progressif
quand on suppose que l’impôt sur les bénéfices est assumé par les actionnaires
(2e colonne).
Les graphiques 12-5 et 12-6 sont tirés du même article. Le premier illustre l’inci-
dence des fiscalités fédérale, provinciales et municipales ; le second montre l’incidence
des différentes catégories de taxes et d’impôts.
216 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n n n G rap h ique | 12-5 Le taux effectif moyen par classe de revenus selon les niveaux
de gouvernement (fédéral, provincial, municipal)
20 Impôt fédéral
18
16
Impôt provincial
14
En pourcentage
12
10
8
6
4 Impôt municipal
2
0
0
us
00
00
00
00
00
00
00
00
00
00
00
00
pl
10
20
30
40
50
60
70
80
90
et
10
15
30
0
de
00
–
–
1
1
ns
00
00
00
00
00
00
00
00
0
00
00
00
30
oi
10
20
30
40
50
60
70
80
M
90
0
10
15
Revenus ($)
Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994.
n n n G rap h ique | 12-6 Le taux effectif moyen par classe de revenus selon le type de taxe
18
16
Impôt sur le revenu
14
Impôt sur les bénéfices
12
En pourcentage
10
4 Taxes à la consommation
Impôts fonciers
2
Autres taxes
Taxes sur la masse salariale
0
0
00
30 0
00
us
00
00
00
00
00
00
00
00
00
pl
0
0
10
20
30
40
50
00 60
00 70
00 80
90
00 100
00 150
et
0
de
90 1 –
00
10 1 –
15 1 –
–
1
1
s
00
00
00
00
00
0
n
00
30
oi
10
20
30
40
50
60
70
80
M
Revenus ($)
Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994.
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS 217
4. CONCLUSION
N O T E S
1. Au Québec, la réduction sur la taxe provinciale en vigueur dans les régions frontalières peut atteindre jusqu’à 8 ¢ par litre
d’essence. Voir « Les taxes à la consommation au Québec », dans Fiscalité et financement des services publics – Oser
choisir ensemble, Les Publications du Québec, 1996, vol. 13, p. 29-30.
2. Congressional Budget Office, Historical Effective Federal Tax Rates, décembre 2006, 7 pages, [en ligne], www.cbo.gov/
ftpdocs/77xx/doc7718/EffectiveTaxRates.pdf (page consultée le 18 juillet 2007).
3. Joel Slemrod, « The Role of Misconceptions in Support for Regressive Tax Reform », National Tax Journal, vol. 59, no 1,
mars 2006, p. 57-76.
4. William G. Gale et K. Rueben : « Taken for a Ride : Economic Effects of Car Rental Excise Taxes », juillet 2006, [en ligne],
www.nbta.org/NR/rdonlyres/50F55B2B-16BB-4458-9D94-7AB4F976959D/0/GaleRueben_Fulltext.pdf (page consultée le
19 octobre 2007).
13
CHAPITRE
L’IMPÔT
NÉGATIF
2. TRAVAILLER OU SE REPOSER ?
S elon une opinion largement répandue, l’impôt sur le revenu aurait des effets néga
tifs considérables sur l’incitation au travail. Bien qu’elle ne soit pas parfaitement
juste, cette façon de voir comporte des éléments théoriques corrects. L’impôt sur le
revenu entraîne des effets ambigus : il incite certains individus à s’accorder plus de
temps libre, mais il en conduit d’autres à travailler davantage. Cette indétermination
théorique tient encore au fait que l’effet de revenu et l’effet de substitution jouent
en sens inverse.
222 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
En réduisant le salaire horaire net, l’impôt sur le revenu abaisse le coût d’une
heure de temps libre. Plus l’impôt est élevé, plus le salaire horaire net est faible et
plus le coût du loisir est faible, ce coût correspondant aux biens auxquels on renonce
en ne travaillant pas. Les individus sont alors portés à s’accorder davantage de
temps libre, comme ils le feraient pour n’importe quel autre bien dont le prix dimi-
nue. C’est l’effet de substitution.
Si le taux marginal d’imposition est de l’ordre de 60 %, cela peut avoir un effet
incitatif important, car toute heure de travail additionnelle ne rapporte plus que
40 % du salaire versé par l’entreprise. Si le travailleur est disposé à travailler
quelques heures additionnelles à un salaire de 50 $, mais qu’à un salaire net de 20 $
il préfère consacrer ces heures au loisir, l’impôt sur le revenu l’incite au loisir.
S’il n’y avait pas eu d’impôt, il aurait travaillé davantage. L’impôt introduit une
distorsion dans son choix et entraîne, de ce fait, une mauvaise allocation des res-
sources.
Cependant, l’impôt a aussi pour conséquence de réduire le revenu disponible et
le niveau de vie auquel le contribuable peut aspirer. Quand le revenu disponible
diminue, les gens ont tendance à réduire leur consommation de l’ensemble des
biens et des services, y compris du loisir. Il s’agit de l’effet de revenu de l’impôt. S’il
est moins avantageux de travailler à 20 $ l’heure qu’à 50 $, certains peuvent néan-
moins décider de travailler plus afin de maintenir leur niveau de vie. D’autres
peuvent être contraints de travailler davantage en raison de leurs responsabilités
familiales et de leurs engagements financiers.
L’impôt sur le revenu a donc tout compte fait des répercussions ambiguës sur
le travail, amis on estime généralement qu’il favorise le loisir. L’analyse théorique
n’étant pas concluante, la seule façon de trancher la question consiste à entreprendre
une étude empirique, à étudier le comportement des gens pour déterminer si, en
fait, ils réagissent à l’impôt en s’accordant plus ou moins de temps libre. Les nom-
breuses études empiriques effectuées jusqu’ici n’ont toutefois pas permis de trancher.
Certaines études aboutissent à la conclusion selon laquelle le travail a un effet défa-
vorable, d’autres avancent qu’il a un effet favorable. La plupart fournissent des
résultats peu probants : certains individus déclarent être incités à s’accorder du temps
libre, d’autres affirment travailler davantage. Les données empiriques ne sont donc
pas particulièrement limpides. Une enquête réalisée auprès de 65 économistes amé-
ricains spécialisés en économie du travail indique qu’ils sont plutôt d’avis que
l’élasticité de l’offre de travail chez les hommes âgés de 25 à 54 ans est très faible,
souvent proche de zéro, confirmant l’effet très ténu de l’impôt sur le revenu2. Cepen-
dant, des études récentes donnent à penser que, conformément à l’opinion courante,
l’effet démotivant de l’impôt est trop marqué pour qu’on le néglige : selon Edward C.
Prescott, récipiendaire du prix Nobel d’économie, la propension des travailleurs
européens à travailler moins que les Américains est imputable en grande partie à
une fiscalité plus lourde3.
On peut néanmoins, en certaines circonstances, formuler des conclusions claires
sur l’effet de l’impôt. Deux régimes fiscaux qui procurent les mêmes recettes au
gouvernement ont le même effet de revenu. Pourtant, ils peuvent engendrer des
distorsions différentes s’ils modifient les prix relatifs de manière différente. Le rôle
de l’économiste consiste à atténuer le plus possible les distorsions fiscales pour une
recette fiscale donnée.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF 223
Salaire
horaire
Offre de travail avec impôt
La perte de bien-être est représentée par le triangle quadrillé.
Offre de travail sans impôt Toutes les heures de travail comprises entre X0 et X ont une plus
*
grande valeur quand elles sont utilisées pour le travail plutôt que
pour le temps libre. Pour les employeurs, la première de ces heures
S1 a une valeur égale à S1. Quand elle sert à des fins de loisir, la
même heure a une valeur égale à S 0, soit la valeur du loisir aux
S
* yeux des travailleurs. On observe une allocation non optimale
S0 des heures disponibles : toutes les heures comprises entre X0 et X
*
ne sont pas employées de la façon la plus valorisée, d’où le gas-
Demande de travail
pillage.
par les employeurs
X0 X Heures de travail
*
qui préfèrent jouer pour certaines équipes parce qu’elles sont installées aux États-
Unis plutôt qu’au Canada. Qui n’a pas entendu parler de la fuite des cerveaux cana-
diens vers l’étranger, qui pourrait être alimentée par la lourdeur de la fiscalité ?
L’existence de paradis fiscaux où s’exilent tant les particuliers que les sièges sociaux
atteste l’importance des effets incitatifs de la fiscalité. Dans le Livre blanc sur la
fiscalité des particuliers, ne s’inquiétait-on pas justement de la difficulté qu’il y avait
à attirer les hauts salariés au Québec, en raison du fardeau fiscal plus élevé qu’en
Ontario5 ?
6. CONSOMMER OU ÉPARGNER ?
L ’impôt sur le revenu influe aussi sur les choix individuels en matière d’épargne
et de consommation. Parce qu’il réduit le rendement net du capital, il stimule
la consommation somptuaire, réduit l’épargne et l’investissement. Prenons le cas
d’une personne disposant d’un capital de 200 000 $, qu’elle pourrait par hypothèse
placer à un taux de 10 % par année pour un rendement de 20 0 00 $ ; si elle est
soumise à un taux marginal d’impôt maximum de 50 %, le rendement net de son
placement est de 10 000 $. Elle peut aussi s’acheter une Rolls Royce pour 200 000 $.
Le coût de renonciation annuel de la Rolls est alors de 10 000 $, soit le revenu net
qu’elle sacrifie en achetant la Rolls. À un taux marginal de 30 %, le coût de renon-
ciation annuel de la Rolls serait de 14 000 $ (70 % de 20 000 $). Dans lequel de ces
deux cas les ménages achèteront-ils le plus de Rolls et feront-ils le moins d’épargne
et d’investissement ? Il est facile de répondre à cette question. Les Anglais n’ont
jamais acheté autant de Rolls et de yachts que lorsque le taux marginal maximum
touchant les revenus de placement était de 98 %. Pourquoi placer 200 000 $ à 10 %
quand il ne vous reste que 400 $ après impôt ? Aussi bien se procurer une Rolls !
Voilà un exemple passablement éclairant de distorsion fiscale.
À lui seul, l’impôt sur le revenu ne permet pas d’obtenir une distribution équi-
table des revenus. Il prévoit d’accorder des exemptions aux personnes à faible
revenu pour les soustraire à l’impôt et il taxe habituellement plus lourdement les
contribuables à revenu élevé. Mais il ne procure aucune aide financière aux pauvres.
Il doit donc s’accompagner d’un programme de transferts à l’intention des personnes
dont le revenu est trop faible pour couvrir leurs besoins essentiels.
Un régime de revenu minimum garanti constitue une solution possible au pro-
blème de la pauvreté. En vertu d’un tel régime, le gouvernement verse aux démunis
une somme suffisante pour leur fournir un revenu minimum qui soit d’un niveau
assez élevé pour leur permettre de se procurer les biens et les services essentiels. Le
gouvernement n’aurait plus à agir sur les prix, puisque le revenu minimum serait
établi en tenant compte du prix des biens et des services essentiels.
226 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
À supposer que le revenu minimum garanti annuel soit de 5 0 00 $ pour une
personne seule, toute personne adulte touchant un revenu inférieur à 5 000 $ rece-
vrait du gouvernement un transfert amenant son revenu de toutes sources à 5 000 $.
Un individu ayant un revenu de 4 000 $ recevrait un transfert de 1 000 $ ; celui qui
touche 2 0 00 $ recevrait 3 0 00 $. Dans les deux cas, le transfert gouvernemental
porterait les revenus totaux à 5 000 $.
Grâce à ce programme, tous les citoyens échapperaient à la pauvreté, pourvu que
le revenu minimum soit fixé à un niveau suffisamment élevé. On pourrait remplacer
la panoplie de programmes sociaux existants, ce qui simplifierait singulièrement le
régime d’aide sociale actuel. Néanmoins, en dépit de ses bonnes intentions, ce pro-
gramme aurait pour conséquence d’enfermer les démunis dans le « piège de la
pauvreté ».
Supposons qu’en travaillant à temps perdu un individu arrive à gagner 3 000 $
par année. Dans le cadre du régime de revenu minimum garanti de 5 0 00 $, il
recevrait un transfert annuel de 2 0 00 $. S’il cessait de travailler, il perdrait son
salaire de 3 0 00 $, mais recevrait un transfert gouvernemental de 5 0 00 $. Pour
quelle raison continuerait-il à travailler s’il n’en retire aucun revenu additionnel ?
Qu’il travaille ou non, son revenu de toutes sources serait constant à 5 000 $. Le
régime de revenu minimum risquerait donc de fortement inciter au loisir les per-
sonnes à faible revenu. Même les personnes touchant plus de 5 0 00 $ pourraient
envisager de quitter leur emploi. Elles pourraient préférer recevoir 5 000 $ à ne rien
faire plutôt que de travailler pour 6 000 $ ou 7 000 $.
Un tel régime de revenu minimum garanti comporte un taux marginal implicite
d’imposition de 100 %. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les démunis sont
plus lourdement imposés à la marge que les hauts salariés. L’individu qui gagne
3 0 00 $ et qui examine la possibilité de prendre un emploi à temps partiel pour
avoir un salaire additionnel de 2 000 $ s’apercevra rapidement que son revenu total
ne changerait pas s’il travaillait davantage. Pour chaque dollar additionnel qu’il
toucherait en salaire, jusqu’à concurrence de 5 0 00 $, le gouvernement réduirait
son transfert d’autant. C’est comme si le gouvernement imposait son revenu addi-
tionnel à 100 %, puisque son revenu disponible n’augmente pas.
Le tableau 13-1 illustre les particularités d’un programme de revenu minimum
garanti ; il montre que le taux marginal d’imposition s’appliquant aux personnes qui
obtiennent moins que le revenu minimum de 5 000 $ atteint 100 %. Les personnes
qui touchent davantage sont imposées selon le taux prévu par la loi de l’impôt sur
le revenu. Dans le tableau, on suppose que tout revenu supérieur au revenu minimum
est imposé à 50 %. Le graphique 13-2 présente l’information sous forme de courbes.
Contrairement à l’impôt sur le revenu des particuliers, un régime de revenu
minimum garanti incite au loisir parce que l’effet de revenu et l’effet de substitution
opèrent dans le même sens. En haussant le revenu disponible, il incite le bénéfi-
ciaire à s’accorder davantage de temps libre ; c’est l’effet de revenu. Par ailleurs, il
comporte un taux marginal implicite d’imposition s’élevant à 100 %, puisque tout
revenu additionnel entraîne une réduction équivalente de l’aide sociale. Le coût
d’une heure de loisir est donc nul, l’individu obtenant le même revenu disponible
en travaillant une heure de moins ; c’est l’effet de substitution. Le régime de revenu
minimum garanti incite donc sûrement au loisir. L’ampleur de cet effet incitatif est
toutefois incertaine et ne peut être déterminée que par des études empiriques.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF 227
12 000
10 000
La ligne pleine à 45o illustre la relation entre le revenu
d’emploi et le revenu disponible (après impôt), s’il n’y a
Revenu disponible ($)
8 000
pas d’impôt sur le revenu. La ligne pointillée illustre l’effet
d’un programme de revenu minimum garanti. Si le revenu
6 000 d’emploi est égal à 0 $, le revenu après impôt correspond
à 5 0 00 $. Le segment horizontal de la partie gauche de la
droite pointillée correspond à un revenu imposé à 100 % :
4 000 toute hausse du revenu d’emploi est sans effet sur le revenu
disponible. Le segment de droite de la droite pointillée
représente un taux d’imposition de 50 %. La différence entre
2 000 la ligne pleine et la ligne pointillée correspond à l’impôt
versé.
0
0 2 000 4 000 6 000 8 000 10 000 12 000 14 000
Revenu d’emploi ($)
chef de famille monoparentale peut dépasser les seuils de réduction, perdre des
prestations importantes et avoir un revenu après impôt à peine supérieur à celui
qu’il aurait obtenu autrement.
8. L’IMPÔT NÉGATIF
L ’impôt négatif se fonde sur une idée simple : toute personne recevant moins
qu’un certain revenu aurait à payer un impôt négatif, autrement dit c’est le
gouvernement qui devrait lui verser un certain montant, alors que les personnes
touchant plus que ce revenu paieraient un impôt positif. Par exemple, le gouvernement
verserait un certain montant à toute personne recevant moins de 10 000 $, tandis
que les personnes recevant plus de 10 000 $ paieraient de l’impôt. Le tableau 13-2
illustre les particularités de cet impôt si le taux d’imposition est de 50 %. Par exem-
ple, la première ligne nous indique qu’une personne n’ayant aucun revenu autonome
devrait verser 50 % de (0 $ – 10 000 $), soit (–5 000 $) ; le gouvernement lui verserait
donc 5 0 00 $. À la ligne suivante, la personne qui touche 2 0 00 $ devrait verser
50 % de (2 000 $ – 10 000 $), soit (–4000 $) ; le gouvernement lui verserait 4 000 $.
La dernière ligne montre qu’une personne recevant 12 000 $ devrait payer un impôt
de 1 000 $ au gouvernement. Ces calculs sont illustrés au graphique 13-3.
L’impôt négatif permet à l’individu de conserver une partie de ses gains ; il com-
porte donc, pour cette raison, une certaine incitation au travail. Quand la personne
obtient un revenu d’emploi accru, son revenu disponible augmente, contrairement à
ce qui se produit dans le cas du revenu minimum garanti étudié plus haut (gra
phique 13-2).
Dans le cadre de ce régime, toute personne touchant moins de 10 000 $ reçoit un
transfert net du gouvernement. Toute personne touchant plus de 10 000 $ paie un
impôt net. Et chacun a l’assurance de recevoir un revenu minimum de 5 0 00 $,
même s’il ne travaille pas. Un régime de ce genre risque de coûter cher parce que
le gouvernement doit verser un certain montant à tous les contribuables touchant
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF 229
25 000
Le gouvernement est placé devant un dilemme difficile à résoudre s’il veut éta-
blir un impôt négatif qui ne soit pas hors de portée financièrement. Il peut réduire
le revenu minimum garanti, qui dans ce cas serait insuffisant pour subvenir aux
besoins et aux services essentiels. L’autre solution consisterait à préserver le revenu
minimum garanti et à porter à 70 % ou 80 % le taux d’imposition du revenu. Mais
le régime comporterait alors une forte incitation au loisir, puisqu’il imposerait trop
lourdement les revenus touchés par les bénéficiaires de l’aide sociale. Il n’est donc
pas exclu que le gouvernement soit contraint de verser un revenu minimum qui soit
inférieur à ce que la société souhaiterait offrir à ses démunis afin de maintenir une
incitation minimale au travail.
n n n G rap h ique | 13-4 Le revenu disponible d’une famille monoparentale (comprenant 2 enfants)
50 000
45 000
9. CONCLUSION
impôt négatif qui réduise l’incitation au loisir. Pareil objectif exige de nombreuses
études et beaucoup de temps. En attendant, rien n’empêche le gouvernement d’amé-
nager graduellement l’impôt sur le revenu en recourant à des mesures qui le rap-
prochent de l’impôt négatif, comme cela a été fait dans le passé dans le cas des
crédits d’impôt remboursables (crédits d’impôt pour la TPS et pour les enfants à
charge). Par ces mesures, le gouvernement verse en fait un certain montant à des
personnes qui ont un revenu trop faible pour payer de l’impôt. Par ailleurs, même
s’il était imparfait et n’atténuait pas les distorsions, l’impôt négatif engendrerait
probablement moins de distorsions que l’ensemble des mesures d’aide sociale
actuelles (notamment les prix faisant l’objet d’une réglementation), sans qu’il en
coûte plus cher au gouvernement.
N O T E S
1. Statistiques des recettes publiques 1965-2003, OCDE, 2003.
2. V.R. Fuchs, A.B. Krueger et J.M. Poterba, « Economists’ Views about Parameters, Values and Policies : Survey Results in
Labor and Public Economics », Journal of Economic Literature, septembre 1998, p. 1391-1392.
3. E.C. Prescott, « Why Do Americans Work So Much More than Europeans », Federal Reserve Board of Minneapolis
Quarterly Review, juillet 2004, p. 2-13.
4. La Presse, 11 janvier 1986.
5. Ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, Direction générale des publications
gouvernementales, 1984.
6. Cl. Laferrière, Résidents du Québec – 2005, taux d’imposition marginaux (implicites). À quel taux sont imposés vos
revenus supplémentaires ? Et quel est le coût réel d’une réduction de revenu ?, [en ligne], www.er.uqam.ca/nobel/r14154/
Pages/Quebec2005.htm#Documents (page consultée le 12 juillet 2007).
7. J.A. Hausman, « Taxes and Labor Supply », dans A.J. Auerbach et M. Feldstein (sous la dir. de), Handbook of Public
Economics, vol. 1, Elesevier, 1985, p. 253.
A n n e x e 13-1
L’IMPÔT ET L’INCITATION AU TRAVAIL
1. Introduction
2. L’impôt et le loisir
3. L’effet de revenu et l’effet de substitution
4. Le revenu minimum et l’incitation au travail
5. L’impôt négatif et l’incitation au travail
1. INTRODUCTION
L e graphique 13A-1 illustre les effets de l’impôt sur le revenu à l’aide des courbes
usuelles de l’offre et de la demande. Dans cette annexe, les effets de substitution
et de revenu sont présentés de façon plus rigoureuse à l’aide du modèle travail-
loisir qui fait appel à la droite de budget et aux courbes d’indifférence. On utilise
ensuite les mêmes outils pour analyser les effets du revenu minimum et de l’impôt
négatif.
2. L’IMPÔT ET LE LOISIR
1. Introduction
2. L’aide financière destinée aux individus : assistance-emploi (aide sociale)
3. L’aide financière destinée aux familles : PFCE, SPNE et SAE
4. Les crédits pour la TPS et la TVQ
5. Autres avantages
1. INTRODUCTION
enfants (SPNE) sont des programmes fédéraux, alors que le soutien aux enfants
(SAE) est un programme du gouvernement du Québec. Le tableau 13B-1 présente
les données relatives à ces programmes pour le cas étudié.
Le maximum correspond à l’aide financière maximale. Le seuil de réduction est le
niveau de revenu à partir duquel l’aide versée commence à diminuer. Le taux de réduc
tion est le taux s’appliquant à la portion du revenu dépassant le seuil de réduction.
Enfin, le seuil de sortie correspond au niveau de revenu à partir duquel le gouverne-
ment cesse de verser l’aide financière. Par exemple, si une famille gagne 30 435,00 $, la
prestation de SPNE reçue sera égale à 3 665,00 $ – 22,90 % (30 435,00 $ – 20 435,00 $),
soit 1 375,00 $.
5. Autres avantages
Nous avons fait un certain nombre d’hypothèses qui se matérialisent sous forme de
dépenses inscrites au bas du tableau 13B-3. Ces dépenses sont ajustées en fonction
du revenu et du nombre de jours de travail.
LES ÉCHECS
DU MARCHÉ
Chapitre 14
LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS
EXTERNES
Chapitre 15
LES BIENS PUBLICS
Chapitre 16
PROBLÈMES D’INFORMATION
IMPARFAITE
14
CHAPITRE
LA POLLUTION
ET LES AUTRES EFFETS
EXTERNES
1. Adieu, tranquillité !
2. À qui la faute ?
3. Le véritable coût de production
4. La papeterie l’emporte en cour
5. Les citoyens gagnent leur cause en cour
6. Les effets externes existent-ils ?
7. Une pureté indésirable
8. Tous sur le même pied ?
9. Taxer les pollueurs
10. Des droits de polluer
11. Subventionner les pollueurs
12. Les autres effets externes
13. Conclusion
242 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
1. ADIEU, TRANQUILLITÉ !
P ar un beau samedi soir d’été, vous décidez de déguster quelques mets grecs à la
terrasse arrière du Jardin de Panos, restaurant bien connu de la rue Duluth, à
Montréal. Comme d’habitude, la terrasse est bondée. Tout se déroule agréablement
jusqu’au moment où un résident dont la cour est attenante à la terrasse décide de
tondre sa pelouse. Adieu, tranquillité ! Si le régime de marché est aussi efficace qu’on
le prétend, comment se fait-il qu’un voisin empoisonne ainsi l’existence de toutes ces
personnes ? Il y a quelque chose qui cloche ! Qui voudrait déguster un repas agré-
menté d’un pareil bruit de fond ? Il y a sûrement moyen de faire mieux, de s’organiser
différemment, à la satisfaction de tous.
Ce n’est pas un cas isolé. Les entreprises qui déversent des résidus dans les cours
d’eau et rejettent des fumées toxiques dans l’atmosphère dégradent l’environnement
et réduisent la qualité de vie. Les fumeurs sont la source de désagréments pour les
non-fumeurs. Les personnes porteuses d’une maladie contagieuse qui tardent à se
faire traiter propagent la maladie et nuisent à la santé publique. Comment de telles
situations s’expliquent-elles ? Le régime de marché serait-il imparfait ?
2. À QUI LA FAUTE ?
La tranquillité a une grande valeur, aussi bien pour le restaurateur que pour ses
clients ; par ailleurs, le voisin trouve sûrement pratique de tondre sa pelouse à ce
moment-là. Comment concilier ces intérêts divergents ? D’ordinaire, le régime de
marché excelle dans ce genre d’exercice : il alloue la ressource disponible à celui qui
la valorise le plus et qui est prêt à payer le plus pour l’acquérir. Toutefois, que faire
quand plusieurs personnes, comme le restaurateur et son voisin, utilisent conjoin-
tement la même ressource ? En l’absence de droits de propriété bien marqués, le
marché est incapable d’accomplir sa tâche et les résultats sont peu satisfaisants.
Quand les droits de propriété concernant une ressource donnée sont mal définis et
qu’il est difficile de les faire respecter, il en résulte habituellement un problème d’effet
externe. On nomme effet externe la situation qui se présente lorsque l’activité d’une
personne touche une autre personne qui n’y est pas partie prenante. Le bruit de la
tondeuse du voisin représente un inconvénient pour d’autres personnes, les clients
attablés à la terrasse, qui n’ont rien à voir avec cette activité. L’entreprise polluante est
source de désagréments pour le baigneur, qui n’est ni un client ni un fournisseur. Les
effets externes sont nombreux et il importe de savoir les déceler, parce qu’en raison
de leur existence le marché ne peut allouer les ressources de manière optimale.
Monsieur Pigou1 accomplit des actions qui peuvent modifier la situation dans
laquelle vivent d’autres personnes. Résident de la Rive-Sud, il travaille au centre-
ville et s’y rend tous les jours dans un véhicule utilitaire sport (VUS). En soirée, il
se délasse en jardinant. Grâce à ses rocailles, il remporte régulièrement le prix
d’embellissement de sa municipalité. Au début de l’été, il a acheté la dernière ton-
deuse en vente à la quincaillerie du quartier, tondeuse dont fut ainsi privé un autre
client qui en cherchait une désespérément.
Parce qu’il utilise son automobile pour se rendre au travail, M. Pigou engendre
un coût externe. Les résidus de dioxyde de carbone (CO2) émis par son automobile
accroissent la pollution atmosphérique et nuisent à des personnes non concernées
par l’activité de M. Pigou. De plus, en circulant aux heures de pointe, il provoque
une augmentation du temps de transport des autres usagers de la route. Ses rocailles
embellissent le voisinage et procurent de l’agrément à ses voisins : elles leur offrent un
avantage externe. Par contre, l’achat de la dernière tondeuse à la quincaillerie n’im-
pose pas un coût externe au client qui en est privé. La transaction s’est effectuée
dans le cadre du régime de marché. Il est normal que des acheteurs potentiels
soient privés de certains biens. Le marché a précisément pour rôle de rationner les
biens disponibles et de les répartir entre les acheteurs.
A.
Coûts ($) Coût social =
Coût externe total coût privé + coût externe
papier. Les dernières tonnes produites ont moins de valeur que les ressources absor-
bées au cours du processus de production, si on tient compte de la dégradation de l’envi
ronnement. L’allocation optimale ne se réalise pas parce que le marché ne tient pas
compte des coûts externes (graphique 14-3). Comment faire pour améliorer la situation ?
A.
Autres
biens
Point optimal
E Situation initiale :
*
trop de pollution
Au point d’équilibre du marché (production X0), le coût social
B
E0 * de la dernière tonne de papier produite est supérieur à sa
B0 valeur. Le prix du marché ne reflète pas tous les coûts de pro-
duction du papier. La production optimale X * se trouve à la
rencontre des courbes du coût social et de la demande. Si l’in-
dustrie devait supporter le coût attribuable à la pollution, le
prix du papier serait de P * ; la production serait réduite et pas-
X X0 Tonnes de papier
* serait à X*. La valeur de la production X0 – X est donnée par
*
B. les parties hachurée et ombrée. Le coût de cette production se
Prix Coût social décompose en coût privé (partie hachurée) et en coût externe
Perte
(parties ombrée et quadrillée). La production X0 a donc pour
sociale résultat une perte sociale nette, représentée par le triangle
Coût privé = offre
quadrillé. La perte sociale entraîne une réduction du bien-être,
A la société atteignant une courbe d’indifférence sociale infé-
P *
* rieure. La production de papier est excessive, et celle des autres
P0 biens est insuffisante.
A0
Demande
X X0 Tonnes de papier
*
246 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
compensation versée, personne ne perd. Bien sûr, les citoyens doivent payer pour
préserver les plaisirs de la baignade, mais ils échappent ainsi à une pollution dont
les dommages sont supérieurs en valeur au montant versé (graphique 14-4). Autre-
ment dit, ils obtiennent une eau de baignade propre, à un coût inférieur à sa valeur.
Ils auraient évidemment préféré l’emporter en cour, car ils n’auraient pas eu à payer
pour préserver la pureté de la rivière. Pourtant, en fin de compte, le résultat aurait
été le même du point de vue allocatif. L’utilisation de la rivière aurait été la même :
elle aurait servi à la baignade.
À cause des activités de son voisin, le propriétaire du Jardin de Panos a vu sa
clientèle chuter de façon inquiétante. S’il intentait une action en justice, cela pren-
drait beaucoup de temps. Dans l’immédiat, que peut-il faire ? Les pertes financières
occasionnées par le bruit de la tondeuse sont lourdes. Il peut « acheter le silence » en
invitant le bruyant voisin tous les samedis à son restaurant ou en lui proposant un
jardinier qui s’acquitterait de sa tâche à des moments plus propices. Il y gagne si les
pertes imputables à la chute de la clientèle sont supérieures au coût engagé pour
acheter le silence de son voisin. Grâce à cette entente, l’allocation des ressources
s’est améliorée. Le restaurateur retrouve sa clientèle et le voisin obtient les services
d’un jardinier, ou encore des repas gratuits. Si les pertes causées par le bruit de la
machine dépassent les avantages qu’en retire le voisin, il faut que la pelouse soit
tondue à un autre moment pour obtenir une allocation des ressources optimale. Le
restaurateur trouvera les moyens de convaincre son voisin de tondre sa pelouse à un
autre moment en puisant dans le montant qu’il gagnera en récupérant sa clientèle.
fondamentale a été formulée pour la première fois par Ronald Coase, économiste
de l’Université de Chicago2. Le seul fait de déterminer à qui appartient une res-
source commune, c’est-à-dire d’établir les droits de propriété, ouvre des possibilités
de négociation qui permettent aux deux groupes d’améliorer leur situation jusqu’à
ce que l’optimum soit atteint. Que ce soit la papeterie ou le groupe de citoyens qui
gagne sa cause importe peu du point de vue allocatif, le niveau de pollution optimal
est atteint au cours de la négociation subséquente entre les parties prenantes3. C’est
la distribution des revenus qui est modifiée par le verdict des juges. Dans le premier
jugement, les citoyens doivent payer l’entreprise pour l’inciter à réduire sa produc-
tion ; dans le second jugement, c’est l’entreprise qui doit payer les citoyens pour
avoir l’autorisation de jeter des déchets dans la rivière (graphique 14-5).
Q uand les parties touchées par un problème d’effet externe sont peu nombreuses,
une négociation peut s’amorcer, ce qui permet d’améliorer le sort de toutes les
parties. On a observé un cas semblable à Laval ; en effet, la Municipalité a acquis au
prix de 975 000 $ une piste de course qui était une source de bruit et de désagréments
pour les résidents du quartier4. Dans l’État de l’Ohio, l’American Electric Power,
propriétaire d’une centrale de production d’électricité particulièrement polluante,
a offert d’acheter toutes les maisons avoisinantes pour une somme de 20 millions
de dollars (encadré 1-3). Le régime de marché est donc en mesure d’apporter une
solution à ce type de différend quand les parties prenantes sont peu nombreuses.
Dans ce type de situation, les problèmes d’effet externe s’évanouiraient.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES 249
les maisons à Montréal, par parure ou pour examinée. » Le chauffage au bois a bien sûr d’autres
le chauffage. impacts sur la nature. Selon Environnement
Les normes EPA exigent que les gaz et les Canada, chauffer au bois une maison unifa-
Mais quand la météo se met de la partie particules de fumée soient éliminés à l’inté- miliale moyenne requiert au moins 10 cordes
et qu’un phénomène d’inversion atmosphé- rieur du poêle. Les fabricants y sont arrivés en de bois, soit cinq tonnes, ce qui correspond
rique s’installe, comme ce fut le cas la se- installant des catalyseurs ou des systèmes à plus de 60 arbres matures. Et brûler du
maine dernière, la fumée de tous ces poêles d’injection d’air. bois émet du CO2, principal gaz à effet de
et foyers est retenue au niveau du sol. Et les serre (GES). Sur une base annuelle, les émis
gens sensibles – asthmatiques, cardiaques, Pendant l’épisode de smog de la semaine sions de CO2 produites par une telle com-
personnes âgées – écopent. dernière, qui a duré quatre jours, le taux de bustion équivalent à celles d’une automobile
particules fines a atteint 111 microgrammes parcourant 30 0 00 km.
« On a fait un sondage il y a cinq ans, dit par mètre cube, alors que la qualité de l’air
le Dr Louis Drouin, du Département de santé est qualifiée de mauvaise à partir de 50 micro Dans les poêles répondant aux normes
publique de Montréal. Sur 700 0 00 ménages grammes par mètre cube. EPA, et en utilisant du bois sec, on peut ré-
à Montréal, il y en a 12 0 00 qui chauffent duire la pollution de 90 %. Et comme ils sont
leur maison au bois, et il y en a à peu près Les feux de bois produisent des particules plus efficaces pour le chauffage, selon la
100 0 00 qui ont un poêle ou un foyer qu’ils très fines – moins de 1 microgramme – qui Santé publique, ils peuvent permettre de
utilisent à l’occasion. Et ce n’est probable- pénètrent très profondément dans les pou- réduire d’un quart la consommation de bois.
ment pas une bonne idée. » mons. Selon le Dr Drouin, chaque augmenta-
tion de 10 microgrammes de particules fines Aux États-Unis, la norme EPA est obliga-
Les feux de bois viennent au premier rang par mètre cube d’air au-delà de la norme de toire pour tous les poêles neufs en vente
des sources de pollution de l’air l’hiver à 25 provoque une augmentation de 1 % des depuis 1988. En outre, dans certains États, il
Montréal, devant les transports et l’industrie. hospitalisations. y a des programmes publics pour mettre les
Certains quartiers sont plus touchés que vieux poêles au rancart et les remplacer par
d’autres : Rivière-des-Prairies, Pointe-aux- En outre, dépendant de la qualité de la des neufs. Un tel programme a aussi eu cours
Trembles, Roxboro. combustion et du bois, plusieurs autres au Nouveau-Brunswick il y a quelques années.
polluants sont émis par les feux de bois.
Dans les périodes de smog comme la Cependant, au Canada, seule la Colombie-
semaine dernière, les résidents de ces quar- • Le monoxyde de carbone : cause des maux Britannique a rendu obligatoire la norme EPA.
tiers en souffrent particulièrement, qu’ils aient de tête, nausées, étourdissements, aggrave Une situation que déplore M. Gagnon. « On
ou non le plaisir de se réchauffer au coin du l’angine chez les personnes ayant des pro- n’imaginerait pas vendre des automobiles
feu. « Le soir, la qualité de l’air est pire dans blèmes cardiaques. sans catalyseur, dit-il. C’est la même chose
les quartiers résidentiels que près des échan • Les oxydes d’azote (NOx) : irritent le sys- pour les poêles à bois. On demande depuis
geurs routiers », affirme Claude Gagnon, du tème respiratoire, causent la toux et, à au moins cinq ans que la norme EPA s’ap
Service de la qualité de l’air de la Ville de concentration élevée, les œdèmes pul- plique au Québec. »
Montréal. monaires.
Ces appareils sont déjà largement distri-
C’est un problème de santé publique auquel • Les composés organiques volatils (COV) : bués ici. Normand Hamel, propriétaire du
on pourrait commencer à remédier en adop irritent le système respiratoire. Certains magasin Poêles et Foyers Rosemont, assure
tant les normes de l’Agence américaine de COV, nommément le benzène, sont cancé que « 99 % de nos appareils sont EPA ». « Les
protection de l’environnement (EPA), obli- rogènes. Le chauffage résidentiel au bois gens qui vendent des appareils non EPA sont
gatoires aux États-Unis et adoptées telles représente 25 % des émissions totales de surtout les grandes surfaces », dit-il. Selon lui,
quelles en Colombie-Britannique. C’est d’ail COV au Québec, soit plus de 118 000 tonnes un poêle non efficace peut coûter aussi peu
leurs ce que demande depuis cinq ans le par année. que 400 $, alors que les poêles aux normes
Service de la qualité de l’air de la Ville de • Le formaldéhyde : cause des maux de tête, EPA se vendent à partir de 1 100 $.
Montréal. irrite les voies respiratoires. « C’est sûr que les foyers qu’on a installés
Selon Pascale Saint-Pierre, porte-parole du • Les hydrocarbures aromatiques polycy- il y a 20 ans posent problème, dit-il. Mais
ministre de l’Environnement Thomas Mulcair cliques (HAP) : une douzaine de HAP sont les gens attendent des mesures incitatives
[en 2004], cette avenue est à l’étude actuel- considérés comme des cancérogènes pro- de la part du gouvernement pour les rem-
lement. « Le ministre a annoncé que nous bables. placer. »
Mais tous les cas d’effets externes ne se prêtent pas facilement à une solution
négociée. Il serait difficile pour les résidents des municipalités de l’île de Montréal de
s’entendre avec toutes les entreprises qui polluent les cours d’eau et l’atmosphère
dans le but de ramener la pollution à son niveau optimal. Les parties prenantes sont
trop nombreuses, difficilement repérables et les coûts de la négociation élevés. Dans
ce cas, le régime de marché ne peut régler le problème et une intervention gouver-
nementale est requise (voir l’encadré 14-1 pour une analyse des problèmes causés
par les feux de bois).
I maginons que la pollution à Saint-Esprit soit causée à peu près également par
deux entreprises : la papeterie et un fabricant de peinture et de diluants. À la suite
des pressions exercées par les citoyens, le gouvernement adopte un règlement
équitable, stipulant que chacune des deux entreprises doit réduire de 50 % ses
émissions. Ce règlement contribuera sûrement à réduire la pollution, mais est-il
optimal ? Permet-il d’obtenir l’épuration désirée au moindre coût possible ?
Il est optimal seulement si le coût de l’épuration est le même pour les deux
entreprises. Il peut être très coûteux pour la papeterie de réduire de 50 % ses émis-
sions de polluants, alors que le fabricant de peinture et de diluants peut le faire à
moindres frais. Dans ce cas, l’essentiel de l’effort d’épuration doit porter sur le
fabricant de peinture et de diluants. On atteindrait l’épuration souhaitée à un coût
inférieur pour la société ; l’épuration uniforme n’est pas optimale (graphique 14-6).
Ces importantes faiblesses théoriques de la réglementation ne disparaissent pas
dans la pratique, bien au contraire. La réglementation américaine s’est butée à de
nombreuses difficultés. Il est souvent plus rentable pour les entreprises de contester
la réglementation auprès des politiciens et des bureaucrates que de s’y conformer.
Ce type d’approche permet aussi à certains groupes de promouvoir leurs intérêts
sous le couvert d’idéaux environnementaux. Les entreprises jouissent d’un avantage
important sur les autorités : elles disposent d’une information plus complète sur
leur situation et elles parviennent à contester sur le plan juridique les normes
imposées pour en retarder l’application.
L ’émission de droits de polluer est une méthode qui se fonde sur le mécanisme
des prix. Dans certains cas, cette approche équivaut à la taxation, en ce qu’elle
permet de réduire au minimum le coût d’épuration.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES 253
E N C A D R É 1 4 - 2 Ça pète en Nouvelle-Zélande
niveau prescrit obtiennent des crédits qu’elles peuvent ensuite vendre sur le marché.
Cette façon de procéder récompense les entreprises qui investissent dans les tech-
nologies propres, puisqu’elles peuvent vendre leurs crédits, et elle pénalise celles qui
dépassent les quotas, car elles doivent acheter des droits d’émissions 6.
Si la méthode des droits de polluer semble avoir la cote auprès des politiciens,
elle ne fait pas l’unanimité chez les économistes, qui préfèrent de loin le recours
aux taxes vertes. Celles-ci se prêtent tout particulièrement à un environnement où
les coûts et les avantages de la réduction des émissions ne sont pas connus avec
précision : si la taxe verte est trop faible (la pollution reste élevée), on peut par la
suite la hausser de façon à fournir des indications plus justes sur les véritables coûts
d’une activité. Comme elle privilégie les quantités, la méthode des droits de polluer
est à l’origine d’une incertitude accrue : l’émission d’un nombre trop élevé de droits
de polluer peut donner lieu à des prix des droits de polluer très faibles, ou au
contraire à des prix exorbitants. Une telle variabilité du prix des droits de polluer
pourrait se révéler peu favorable à l’innovation technologique et à la découverte de
nouveaux procédés moins polluants. Contrairement aux droits de polluer, qui sont
le plus souvent distribués gratuitement aux entreprises, le recours aux taxes vertes
permet aux gouvernements d’engranger des recettes intéressantes. Cet argent per-
mettra soit de réduire d’autres taxes soit de financer des programmes visant à
compenser les contribuables à faibles revenus touchés par des hausses de prix résul-
tant des programmes verts7.
en place des cliniques spécialisées qui offrent des services gratuits. On justifie sou-
vent la gratuité de l’éducation primaire et secondaire en invoquant ses effets externes
positifs : la société ne fonctionnerait pas aussi efficacement si une partie importante
de la population n’avait pas une maîtrise suffisante de la langue et une connaissance
minimale des institutions. Les concours de maisons fleuries organisés par les
municipalités encouragent les résidents à embellir les rues et contribuent à l’amé-
lioration de la vie urbaine. Pour assurer la tranquillité des quartiers résidentiels, les
autorités municipales établissent des règlements de zonage qui restreignent les acti-
vités industrielles ou la circulation automobile perturbante. Les étudiants qui posent
des questions judicieuses au professeur aident leurs condisciples à mieux comprendre
la matière, les étudiants bruyants produisant l’effet inverse ! Le débat public sur la
consommation de matériel pornographique indique que cette activité entraîne des
coûts externes en conduisant à des actes de violence. L’étalage de ce matériel dans
les lieux publics serait pour certains offensant et répugnant. Le gouvernement est
appelé à intervenir et il pourrait, comme le proposent des économistes, taxer le
matériel pornographique au lieu de l’interdire ou d’en réglementer l’utilisation9.
Dans toutes ces situations, le marché donne des résultats insatisfaisants. Une inter-
vention gouvernementale judicieuse est nécessaire pour atteindre une allocation
optimale des ressources.
13. CONCLUSION
N O T E S
1. Du nom de l’économiste britannique bien connu (1877-1959) qui a étudié la question des effets externes.
2. R. Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, octobre 1960.
3. Cette conclusion ne vaut, entre autres, que si les coûts de la négociation sont faibles.
4. V. Lamoureux, « Fini le vacarme au Riverside Speedway », Contact est Laval, 30 novembre 1985.
5. Environnement Canada, Qu’est-ce que le protocole de Kyoto ?, [en ligne], www.ec.gc.ca/climate/kyoto-f.html (page consultée
le 14 juillet 2006).
6. Radio-Canada, « Les bourses du carbone », [en ligne], 8 décembre 2005, www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/
2005/12/05/002-bourses-du-carbone.shtml (page consultée le 14 juillet 2006).
7. Pour des articles récents sur le sujet, voir « Doffing the Cap », The Economist, 14 juin 2007 ; G. Mankiw, « One Answer to
Global Warming : A New Tax », New York Times, 16 septembre 2007.
8. W.J. Baumol et E.S. Mills, « Paying Companies to Obey the Law », The New York Times, 27 octobre 1985.
9. R. Lipsey et D. Purvis, « Pornography : A Taxing Problem », The Financial Post, 27 octobre 1984.
15
CHAPITRE
LES BIENS
PUBLICS
1. Tant d’indifférence !
2. Tout ou rien
3. Les biens privés
4. Un comportement de resquilleur
5. L’échec du marché
6. La consommation de groupe et l’exclusion
7. Le journal étudiant
8. La non-rivalité
9. Des services gratuits
10. Les brevets, les droits d’auteur, etc.
11. Conclusion
260 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
1. TANT D’INDIFFÉRENCE !
l’intérieur d’un périmètre clairement défini et qui ont pour objectif le développe-
ment économique d’un secteur donné, n’obtiennent également qu’un faible taux de
participation à leurs assemblées générales. Sur l’ensemble du territoire de Montréal,
on atteint un taux de 30 % aux assemblées les plus courues, comme celles des SDC
Plaza Saint-Hubert et Quartier Latin, alors que d’autres obtiennent des taux de
participation d’environ 5 %, comme c’est le cas pour le SDC Destination Centre-
ville et le SDC du boulevard Saint-Laurent 2.
Dans la plupart des immeubles en copropriété divise, le taux de participation des
copropriétaires aux assemblées générales est souvent faible, une fois que la nou-
veauté de la chose s’est estompée. Heureusement, les copropriétaires peuvent voter
par procuration, sans quoi il y a fort à parier qu’on atteindrait rarement le quorum
et qu’on ne pourrait pas prendre de décisions.
Les associations d’étudiants, de marchands et de copropriétaires ont aussi en com-
mun leur mode de financement. Elles ont recours à des prélèvements obligatoires,
non seulement auprès de leurs membres, mais auprès de toutes les personnes
admissibles. Tous les étudiants sont contraints de verser une cotisation à leur asso-
ciation. Tous les marchands d’une rue doivent contribuer au financement de la
SDC, même s’ils sont opposés à son existence. Dans le domaine syndical, la for-
mule Rand stipule que tous les employés pouvant adhérer à un syndicat doivent lui
verser une cotisation, qu’ils soient syndiqués ou non. Comme la faible participation
aux assemblées, le financement coercitif des associations de personnes s’explique
par la théorie des biens publics.
Cette théorie a une grande portée ; elle permet de comprendre des phénomènes
qui n’ont en apparence rien de commun avec les associations. Elle explique pourquoi
certains services, comme la défense nationale, la police et la justice, sont fournis
par le secteur public. Elle éclaire sur les raisons pour lesquelles les gouvernements
légifèrent en matière de brevets, de droits d’auteur et de logiciels.
2. TOUT OU RIEN
Quand une SDC fait la promotion d’une artère commerciale et y attire des clients,
elle procure un service à tous les commerçants, sans exception. Il lui est impossible
d’empêcher un commerçant de tirer avantage de ses efforts de promotion.
Une association de copropriétaires procure des services de même nature. Elle se
charge de l’entretien des parties communes de l’immeuble et veille au respect des
règlements. Tous les résidents bénéficient d’une pelouse bien entretenue, de tapis
bien nettoyés, d’entrées de garage promptement déneigées et du respect général des
règlements. Comment pourrait-on réserver l’entrée de garage déneigée à certaines
personnes ou en empêcher d’autres de humer le parfum des fleurs décorant l’entrée
de l’immeuble ! Ces services sont des biens collectifs : quand on les fournit à un
résident, on les fournit automatiquement à tous les autres.
Quand un syndicat négocie de meilleures conditions de travail et obtient des
augmentations de salaire, tous les employés bénéficient de ces avantages, même s’ils
ne sont pas syndiqués. Il est impossible de priver certains employés de l’amélioration
des conditions de travail.
Il existe de nombreux services de cette nature à l’échelle d’une municipalité,
d’une province ou d’un pays. Quand la qualité de l’air s’améliore en raison de
l’adoption d’une réglementation municipale en matière de pollution de l’air, tous
ceux qui respirent le même air en bénéficient. La municipalité n’a pas le choix : l’air
est épuré pour tous, ou bien il n’est épuré pour personne. La nature du service le
veut ainsi.
Comme ils ont pour effet d’améliorer la sécurité publique, les services policiers
profitent à tous les résidents. Il est impossible de faire autrement : comment empêcher
quelqu’un de se sentir plus en sécurité ? Le contrôle de la crue des eaux bénéficie
forcément à tous les résidents de la région à risque. Il est impossible d’assurer une
surveillance qui protégerait un domicile et ne protégerait pas les maisons du voisi-
nage immédiat. Il faudrait construire un bien curieux barrage ! Qu’on le veuille ou
non, la défense nationale protège tous les citoyens. Puisque l’arsenal nucléaire dis-
suade les pays ennemis d’attaquer, sa seule existence accroît la sécurité de tous les
résidents du pays, sans que le gouvernement puisse en priver quiconque.
À l’origine, les émissions de télévision avaient les caractéristiques d’un bien
public. Une fois les émissions diffusées, tous les propriétaires d’un récepteur pou-
vaient les capter sans que l’émetteur puisse les en empêcher. Cependant, les choses
ont évolué. La télévision représente un cas fort intéressant, parce qu’elle illustre le rôle
déterminant des technologies en matière de biens publics. L’apparition de la câblo-
distribution a modifié la nature du service de télévision, car elle permet de pratiquer
l’exclusion : la télévision a donc cessé de constituer un bien public. La transmission
par satellite a toutefois rendu l’exclusion plus difficile, les propriétaires d’antennes
paraboliques pouvant capter les émissions sans être reliés au système de câblodis-
tribution. La télévision est par conséquent redevenue un bien public ! En mettant
au point de nouvelles techniques de brouillage, les diffuseurs se sont donné de
nouveaux moyens d’empêcher les auditeurs de pirater les émissions transmises par
satellite. On peut donc dire qu’à certaines périodes la télévision fut un bien collec-
tif, mais qu’à d’autres elle s’apparentait davantage à un bien privé.
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS 263
U n bien privé est habituellement consommé par une seule personne. Une auto-
mobile est utilisée uniquement par son propriétaire ou par une personne à
qui il a donné l’autorisation de le faire. Elle ne peut pas servir à transporter simul-
tanément deux personnes qui se rendent à deux endroits différents. La sécurité
routière est un service totalement différent : tous les automobilistes en bénéficient
conjointement. Tous les résidents respirent le même air épuré par la réglementation,
mais ils ne peuvent pas tous étancher leur soif à la même bouteille de bière.
Les biens privés peuvent donner lieu à l’exclusion. Une entreprise peut empêcher
des individus d’utiliser les automobiles qu’elle produit. Il est impossible pour un
gouvernement d’empêcher un quelconque automobiliste de bénéficier de la sécurité
routière. On peut empêcher quelqu’un de boire une bouteille de bière, mais non de
respirer l’air épuré. La bière se prête à l’exclusion, l’air non. On peut empêcher
quelqu’un d’obtenir un bien privé, mais on ne peut priver personne d’un bien
public.
Par ailleurs, tous les individus ne sont pas obligés de consommer la même quan-
tité de biens privés. Tous les Montréalais obtiennent exactement le même service
d’épuration de l’air, mais ils ne consomment pas tous la même quantité de viande
ou de légumes. Tous les étudiants reçoivent exactement les mêmes services publics
de leur association, mais ils ne possèdent pas tous la même quantité de vêtements.
Le principe de non-exclusion implique que tous consomment exactement la même
quantité d’un service public, alors que chacun peut consommer la quantité qu’il
désire des biens privés.
4. UN COMPORTEMENT DE RESQUILLEUR
L a promotion des intérêts des étudiants entraîne deux types de coûts. Elle
requiert des fonds, mais aussi une certaine participation de la part des étu-
diants. Or, la participation n’est pas gratuite : elle engendre des coûts sous forme de
temps et d’énergie consacrés à l’association. Quelle attitude un étudiant rationnel
adoptera-t-il face à son association ? Il souhaitera comparer les coûts et les bénéfices
marginaux de sa participation et de sa contribution financière. Étant donné la
nature des services fournis par son association, il est logiquement amené à se com-
porter en resquilleur (free rider). Il essaie d’obtenir ces services sans payer sa part
des coûts. Il sait que son association ne peut pas le priver des services qu’elle fournit,
qu’il assume ou non sa part des coûts. Pourquoi dans ce cas payer volontairement
sa cotisation, quand cela ne modifie en rien les avantages obtenus ? Pourquoi se
donner la peine de participer aux assemblées, si cela ne modifie pas substantielle-
ment les avantages que lui procure son association ? Le principe de non-exclusion
le conduit à réduire sa contribution, sans qu’on puisse par ailleurs lui refuser les
264 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
services de son association. Dès lors, on comprend mieux l’apathie apparente des
membres d’une association et la nécessité de recourir à une forme d’impôt pour
financer celle-ci.
Le resquillage ne constitue pas nécessairement le reflet d’une indifférence à l’en-
droit de la cause étudiante et des objectifs poursuivis par l’association. Il est la
conséquence normale d’un calcul économique simple qui consiste à comparer le
coût et les avantages de la participation ; il existe même si les services rendus par
l’association sont hautement appréciés. Voilà en quoi consiste le problème fonda-
mental des biens collectifs : les personnes qui en retirent des avantages ne manifestent
pas leur intérêt, bien qu’elles les désirent fortement. Individuellement, elles ont
intérêt à se comporter ainsi, mais en fin de compte les biens collectifs sont fournis
en quantité insuffisante, les fonds recueillis ne permettant pas de soutenir les efforts
de l’association. Bien que rationnels, les comportements individuels débouchent sur
un résultat collectif indésirable. On doit en quelque sorte contraindre les individus
à agir dans leur propre intérêt, en leur imposant une cotisation obligatoire.
Le faible taux de participation aux assemblées générales des SDC est compré
hensible et rationnel, de même que le mode de financement coercitif. S’il en était
autrement, chaque marchand éviterait de payer sa part des coûts, sachant qu’il pro-
fiterait, de toute manière, des efforts de promotion de la SDC. Cela ne signifie pas
que les activités promotionnelles de la SDC ne présentent aucun intérêt pour les
marchands. Même s’il les considère comme efficaces et et éminemment souhaitables,
chaque marchand est tenté de ne pas verser sa contribution, ce qui lui permettrait
d’obtenir les avantages de la promotion sans avoir à en subir les coûts. Évidemment,
si la plupart des membres de l’association se dérobent à leurs obligations, la SDC
ne disposera pas de fonds suffisants pour effectuer la promotion désirée par les
marchands, d’où le recours à un mode de financement coercitif.
Les avantages négociés par un syndicat ne se prêtent généralement pas à l’exclu-
sion. Tous les employés en profitent. Si chacun décidait de sa contribution financière,
ceux qui s’abstiendraient de payer seraient nombreux. Sachant qu’il obtiendrait de
toute façon les augmentations de salaire négociées collectivement et qu’il bénéficie-
rait de l’amélioration des conditions de travail, chaque employé essaierait de réduire
sa contribution. Il en résulterait un sous-financement du syndicat, qui n’aurait plus les
moyens de négocier avec l’entreprise, ce qui est la raison d’être de la formule Rand.
C’est également pour cela qu’une association de copropriétaires doit imposer des
frais de copropriété. Sinon, bien des copropriétaires essaieraient de réduire leur
participation aux coûts, en prétendant que le déneigement ou l’entretien de la
pelouse ne les intéresse pas, bien qu’ils en retirent des avantages. Ils chercheraient
à dissimuler leurs préférences afin de ne pas avoir à payer leur part des frais. Ce
comportement explique peut-être pourquoi le Code civil oblige deux voisins à
partager les frais de l’installation d’une clôture le long d’une limite commune
(encadré 15-2).
La défense nationale et la sécurité publique donnent lieu au même comporte-
ment et aux mêmes conséquences, mais d’une manière encore plus prononcée en
raison du grand nombre de personnes en cause. Imaginons que le gouvernement
canadien entreprenne de financer son programme de défense nationale en demandant
à chacun de bien vouloir faire sa part. Le citoyen rationnel affirmera que la défense
nationale ne l’intéresse aucunement et qu’il préfère s’en passer. Il déclinera l’invi-
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS 265
E N C A D R É 1 5 - 2 Chicane de clôture
Lettre au chroniqueur Robert Dubois Malheureusement, c’est là que les choses se gâtent.
S uite à vos commentaires concernant l’obligation « Edmaro » conteste le jugement en Cour supérieure et
d’un voisin de partager les frais d’installation d’une obtient gain de cause. […]
clôture selon les articles 505 et 520 du Code civil, je
vous fais part de mon expérience personnelle au sujet Raymond Beullac (Charlesbourg),
d’une chicane de clôture. La Presse, 18 juillet 1987.
Au cours de l’hiver 1984-1985, à la suite d’un chan-
gement de zonage, la compagnie « Edmaro » érigea un
immeuble de 32 logements en bordure de ma pro-
priété. En mai 1986, j’avise cette compagnie, par pli
recommandé, de mon intention d’installer une clôture Réponse du chroniqueur
J
en bois de 6 pieds de haut le long de notre limite ’ai fait examiner copie du jugement par deux avo-
commune. J’invoque alors l’article 505 du Code civil. cats… Il semble en effet que ce jugement rende
La compagnie faisant la sourde oreille, je complète caduque toute demande devant la Cour des petites
les travaux et dépose par la suite une requête à la Cour créances afin d’obliger son voisin à payer sa part d’une
des petites créances au mois de septembre 1986. La clôture.
somme réclamée de 1 260 $ est ramenée à la limite
Le jugement ne dit pas pour autant que vous aviez
maximale de 1 000 $ pouvant être déposée à cette cour.
tort de réclamer la moitié des frais d’achat et de pose.
La compagnie est condamnée par la Cour des petites Il indique tout simplement que la Cour des petites
créances à me verser la somme de 1 0 00 $, plus 20 $ créances n’a pas la compétence pour statuer sur ce
pour mes frais. type de litige. […]
tation gouvernementale, car il sait fort bien que, même s’il ne paie rien, il sera
protégé tout autant que les autres. Chacun a intérêt à se comporter ainsi, de sorte
que le gouvernement recueillera peu de fonds. Si la défense nationale devait se
financer en faisant appel à la bonne volonté de chacun, la population obtiendrait
une protection inférieure à ce qu’elle souhaite.
5. L’ÉCHEC DU MARCHÉ
pourraient obtenir le service, même ceux qui refuseraient d’en payer le prix. La
vente est impossible de même que le profit. Il y a donc échec du marché. Le marché
fonctionne sur le principe de l’échange volontaire et, dans ce cas-ci, il en résulte un
niveau de service inférieur à celui que la collectivité souhaite obtenir. Aucune forme
de financement volontaire n’est possible quand les consommateurs se comportent
en resquilleurs. La solution de rechange consiste à fournir à tous les biens publics
et à les financer au moyen des impôts.
Compte tenu du mode de transmission de ses émissions, Radio-Canada ne pourrait
pas se financer en vendant ses émissions directement au public. Dans ce cas parti-
culier, toutefois, le recours aux impôts n’est pas obligatoire parce qu’il est possible
de financer les émissions grâce à la publicité. C’est là un des rares services, sinon le
seul, pour lequel il existe un mode de financement autre que la fiscalité et la vente
directe. Par ailleurs, il existe plusieurs modes de diffusion des émissions de télévision,
dont certains se prêtent à l’exclusion. Le financement de Radio-Canada pourrait
donc se faire d’une manière autre que fiscale. Certains peuvent cependant estimer
que Radio-Canada fournit un service collectif qui mérite d’être partiellement sub-
ventionné, puisqu’il rejoint l’ensemble des Canadiens et représente un facteur
d’unité pour le pays.
Les abribus constituent un autre exemple de service sans possibilité d’exclusion ;
ils ne requièrent pourtant pas de financement public, parce que « leur fonction
publicitaire permet de rentabiliser leur installation3 ». Il serait impensable de ren-
tabiliser ces abris en exigeant un prix d’entrée de la part des utilisateurs ! Il faudrait
établir un système de surveillance beaucoup trop coûteux. Le financement public
représente la solution de rechange traditionnelle. Cependant, voilà qu’une entre-
prise privée est disposée à fournir gratuitement ces abris à la population parce
qu’elle peut s’en servir comme espaces publicitaires. Comme la télévision, les abribus
ont une double fonction dont l’une, la fonction publicitaire, se prête à l’exclusion.
Même si les biens collectifs ne peuvent pas se vendre du fait qu’il est impossible
d’exclure une partie des gens qui en bénéficient, il ne faudrait pas en conclure
qu’aucun organisme privé ne peut les fournir sans recourir à un financement coer-
citif. Une association de personnes réunies volontairement peut fournir certains
services publics sans recourir à une forme d’impôt, si elle parvient à attirer des
membres en leur offrant simultanément des biens privés. L’AEHEC pourrait, par
exemple, offrir une gamme de services privés fortement prisés par les étudiants. On
pourrait penser à des activités spéciales et à des escomptes chez certains détaillants,
dont seuls les membres pourraient bénéficier. Si elle réussit à offrir des avantages
exclusifs à ses membres et à réaliser un profit sur ces services privés, elle peut
financer ses activités de promotion des intérêts des étudiants, sans devoir procéder
à un prélèvement obligatoire4.
Place des arts, à un match de hockey au Centre Bell, ou encore à une représentation
théâtrale. Une armada d’automobiles circulent sur une route et le métro transporte
parfois des passagers coincés dans une rame comme des sardines dans une boîte.
De nombreux campeurs peuvent s’installer dans le même parc. Néanmoins, ces
services ne constituent pas pour autant des biens publics.
Tous les habitants d’un pays sont contraints de consommer la même quantité de
défense nationale, de sécurité et d’épuration de l’air. Et personne ne peut en être
privé, une fois que ces services ont été fournis à un membre de la collectivité. Dans
le cas des biens consommés en groupe, tous ne sont pas obligés de les consommer
en même quantité, et on peut empêcher quelqu’un de les consommer. Nombreux sont
ceux qui n’ont pas vu les deux spectacles de Madonna au Centre Bell, en juin 2006.
Ceux qui ont refusé de payer le gros prix ont été exclus de cette enceinte. La con
sommation en groupe ne transforme pas le service en bien public, lequel se carac-
térise essentiellement par la consommation uniforme et l’impossibilité d’exclusion.
Une association étudiante fournit d’autres services que la promotion des intérêts
des étudiants, et certains de ces services ne requièrent pas de prélèvement bancaire
ni ne se butent à l’indifférence générale. Par exemple, un carnaval se consomme en
groupe, mais il n’est pas obligatoirement consommé par tous en même quantité,
puisque chacun peut choisir de ne pas y participer. On ne peut en dire autant du
prolongement de la période d’examens. En outre, la plupart des activités d’un car-
naval se prêtent à l’exclusion : on peut empêcher un étudiant d’assister à un spec
tacle. Cela permet d’imposer des conditions à l’entrée, notamment la possession d’un
billet, et de fournir le spectacle sous une forme commerciale. Ceux qui désirent assis-
ter au spectacle savent qu’ils en seront privés s’ils ne se plient pas à ces conditions.
La possibilité d’être exclus les oblige à dévoiler leurs préférences en achetant un
billet, sinon ils risquent d’être privés du spectacle ; on prévient ainsi le resquillage.
Un spectacle ne requiert donc pas de financement coercitif, contrairement à la pro-
motion des intérêts des étudiants.
Le salon des étudiants est aussi un service consommé en groupe qui se prête à
l’exclusion. Sur le plan technique, il serait possible d’exiger une carte d’entrée (une
clef) mise à la disposition de ceux qui versent une cotisation à l’association. Bien
sûr, cela n’en vaut peut-être pas la peine, le coût de la surveillance étant excessif.
Même si elle est possible sur le plan technique, l’exclusion ne se justifierait pas sur le
plan économique : le salon serait alors un bien collectif. Par contre, si la surveillance
est peu coûteuse, le financement d’un salon étudiant peut se faire sur une base
volontaire, puisqu’il est possible de recourir à l’exclusion.
Une association de copropriétaires fournit aussi des services consommés en groupe
qui se prêtent à l’exclusion et qui pourraient être vendus, contrairement au déneige-
ment et à l’entretien de la pelouse. Les copropriétés divises comprennent habituel-
lement une piscine, un sauna, un spa, des salles d’exercice. Il s’agit là de biens
consommés en groupe, comme le déneigement et l’entretien de la pelouse. Pourtant,
les copropriétaires ne sont pas contraints de les utiliser en même quantité et on peut
les empêcher d’en bénéficier. Leur utilisation peut donc être assortie de conditions
et on peut les financer au moyen d’un prix d’entrée qui oblige les gens à révéler
leurs préférences. Le resquilleur ne serait pas privé du service de déneigement, mais
il pourrait se voir interdire l’accès à la piscine.
268 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
7. LE JOURNAL ÉTUDIANT
n’autorise pas à prélever une cotisation obligatoire pour assurer la survie du jour-
nal. Bien au contraire, elle indique que le journal ne mérite pas d’être publié.
On pourrait imaginer que les pertes sont liées à l’orientation du journal, qui
serait essentiellement un instrument de promotion de la cause étudiante. Le service
fourni par le journal aurait alors les caractéristiques d’un bien collectif. Si le jour-
nal est en soi un bien de consommation individuelle, l’information qu’il contient
possède les propriétés d’un bien collectif. En favorisant la cohésion du corps étu-
diant et un climat plus stimulant, le journal procure des avantages à l’ensemble des
étudiants. Dans ce cas, c’est le caractère collectif du service rendu qui explique les
pertes. La cotisation pourrait alors se justifier, à la condition que le bénéfice collec-
tif offert par le journal soit plus important que son coût.
8. LA NON-RIVALITÉ
11. CONCLUSION
L a théorie des biens publics permet donc d’expliquer des phénomènes assez dis-
parates en apparence. Au fond, elle constitue une justification importante de
l’intervention gouvernementale dans l’économie parce qu’elle conduit à la conclu-
sion que le marché est inapte à fournir les biens qui ne se prêtent pas à l’exclusion.
L’échange volontaire échoue dans ce cas, d’où la nécessité d’un financement coer-
citif dans l’intérêt collectif. Mais il est évident aussi qu’un nombre important de
services gouvernementaux sont présentés comme étant des biens publics, alors qu’ils
n’en possèdent pas les caractéristiques essentielles. La plupart des services fournis par
les administrations donnent lieu à l’exclusion et peuvent en théorie être financés
volontairement. Que ces services soient financés en bonne partie par les fonds
publics ne peut pas alors se justifier en s’appuyant sur la théorie des biens publics.
Il faut trouver une autre justification.
N O T E S
1. M. Berne, « La participation étudiante est une utopie », LIT-POT-HEC, 19 octobre 1983.
2. Selon l’information obtenue lors d’appels téléphoniques dans les SDC du territoire de la Ville de Montréal, 13 juillet 2006.
3. M. Favreau, « Montréal donne finalement la permission à Mediacom d’installer ses abribus », La Presse, 29 mai 1987.
4. J.-L. Migué, L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1979, p. 149-152.
16
CHAPITRE
L’INFORMATION
IMPARFAITE
Ces situations et ces comportements sont tous attribuables à des problèmes d’in-
formation imparfaite.
2. UN PARADOXE
niveau optimal d’information pour l’achat d’un bien variera donc selon l’impor-
tance de l’achat et selon le coût de l’information pertinente. Néanmoins, quel que
soit le bien considéré, ce niveau optimal ne correspond pas à l’information parfaite,
parce que l’information a un coût. Chacun souhaite se procurer de l’information
additionnelle tant et aussi longtemps que l’utilité de cette information en justifie le
coût. Une information parfaite ne serait désirable que si son coût était nul, ce qui
est rarement le cas.
Si le marché est d’une taille suffisante, ces publications sont rentables, malgré les
problèmes occasionnés par le fait que l’information est un bien public. Il reste
pourtant qu’une subvention puisse se justifier.
Dans certains cas, la réglementation peut constituer une possibilité attrayante.
En effet, lorsque l’information sur la qualité ou la sécurité des produits est très
technique (touchant, par exemple, les effets secondaires possibles d’un nouveau
médicament), il n’est pas certain que le grand public puisse aisément la mettre à
profit. On ne peut tout de même pas s’attendre à ce que monsieur ou madame Tout-
le-monde entreprenne un doctorat en chimie pour faire ses courses de façon sécu-
ritaire ! L’existence d’un organisme gouvernemental ayant pour mission d’analyser
l’information pertinente et d’édicter des normes de sécurité ou de qualité à l’inten-
tion des entreprises peut alors se justifier. Pour être crédibles, ces normes doivent
cependant s’accompagner de sanctions rigoureuses à l’endroit des contrevenants.
Cette forme d’intervention est particulièrement indiquée quand les conséquences
de l’imperfection de l’information peuvent être dramatiques. On pense, par exemple,
à tout ce qui concerne la sécurité, dans le domaine aérien ou maritime ; il en va de
même en matière de pharmacologie et dans le domaine de la santé en général. Le
gouvernement doit intervenir pour protéger la population des charlatans en tous
genres. Pourtant, la meilleure façon de procéder ne consiste pas nécessairement à
faire appel aux ordres professionnels qui, sous couvert de protéger le public, ont
parfois tendance à protéger avant tout les professionnels eux-mêmes, sauf dans les
cas les plus évidents d’incompétence majeure ou de fraude, et à restreindre indû-
ment la concurrence pour augmenter les revenus de leurs membres.
L’intervention gouvernementale est donc particulièrement indiquée quand il
s’agit d’assurer la sécurité des gens, quand il est impossible pour le consommateur
d’effectuer lui-même les vérifications nécessaires (normes de propreté dans les res-
taurants et les abattoirs, par exemple), ou encore quand le consommateur n’a tout
simplement pas la compétence minimale pour porter un jugement (médicaments).
Dans tous ces cas, le consommateur ne détient qu’une information imparfaite et le
marché ne lui fournit pas les moyens de combler cette lacune. Cependant, il arrive
fréquemment que ce soient les producteurs qui n’aient qu’une information impar-
faite ; le marché parvient alors souvent à remédier partiellement à la situation, dans
le domaine de l’assurance par exemple.
5. QUE FAIRE ?
E N C A D R É 1 6 - 2 Contrôleurs incontrôlables !
Source : texte rédigé par R. Gagné, inspiré de M. Staten et J. Umbeck, « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic
Controller », American Economic Review, 1982, p. 1023 et 1037.
Par exemple, pour inciter les assurés à faire des efforts de prévention, l’assureur
peut rationner l’assurance de façon que les détenteurs de police ne jouissent pas
d’une couverture complète. Le rationnement peut prendre différentes formes. Les
polices d’assurance prévoient habituellement une franchise afin que les assurés
assument une partie des dommages. La majorité des contrats d’assurance contien-
nent aussi une clause qui invalide le contrat si l’on découvre que l’assuré détient des
polices d’assurance chez plus d’un assureur, sauf s’il s’agit de contrats d’assurance-
vie et d’assurance personnelle en cas d’accident d’avion. Dans ce dernier cas, le
problème de risque moral est probablement fort limité : l’assuré ne peut pas faire
grand-chose pour empêcher un avion de tomber (sauf peut-être prier !). Dans le but
de vérifier si un assuré a plusieurs polices, les compagnies d’assurances ont avan-
tage à collaborer en inscrivant dans un fichier central le nom de leurs assurés ; au
280 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
uébec, il existe depuis 1990 un fichier dans lequel les assureurs automobiles
Q
inscrivent les réclamations des détenteurs de police. Les renseignements contenus
dans le fichier, dont la responsabilité incombe au Regroupement des assureurs
automobiles, sont accessibles à toutes les compagnies d’assurances.
Ce fichier peut s’avérer très utile si on souhaite appliquer une autre solution très
courante pour contrer le risque moral : la tarification selon l’expérience (experience
rating). Grâce à ce mécanisme, les assureurs repèrent de façon approximative les
personnes qui font peu d’efforts de prévention en se référant à leur expérience. Ils
peuvent savoir qui sont les conducteurs peu enclins à la prudence en vérifiant leurs
anciennes réclamations au moyen d’un fichier central. Dans le même esprit, la
Société d’assurance-automobile du Québec fixe depuis 1992 ses tarifs en fonction
du nombre et de la nature des contraventions reçues au cours des dernières années
pour infractions au code de la route.
Dans le domaine public, un membre du Congrès américain a suggéré que le
gouvernement ne dédommage qu’une seule fois les victimes d’inondation habitant
dans des régions à risque13. En limitant ainsi l’aide publique, on inciterait les gens
à ne plus s’installer dans les zones inondables.
Fumez-vous ? Faites-vous de la plongée sous-marine ? Voilà des questions que
l’on trouve fréquemment dans les contrats d’assurance-vie et qui servent à repérer
les personnes présentant un risque élevé. Dans le même ordre d’idées, un écono-
miste proposait de tarifer en partie les services de santé au Québec (qui sont assurés
par l’État) en fonction des comportements à risque adoptés par les individus14. C’est
ainsi qu’une personne s’adonnant au parachutisme pourrait être invitée à verser
une prime spéciale.
Enfin, si par ces mesures approximatives les assureurs n’arrivent pas à juguler
complètement le problème du risque moral, le gouvernement pourrait taxer les
comportements à risque et subventionner les biens servant à l’effort de prévention15.
Pareille politique pourrait justifier qu’on taxe lourdement l’alcool et les cigarettes,
par exemple, et qu’on subventionne les condoms ou les détecteurs de fumée. À cet
égard, mentionnons que certaines compagnies d’assurances se sont engagées dans
cette voie en subventionnant l’installation de systèmes antivol dans les voitures.
Pour les fins de l’exposé, il est utile d’insérer ce genre de situations dans une
définition plus large du risque moral. De façon générale, il y a risque moral si une
personne (l’agent) est incitée à entreprendre une action inefficace ou à fournir une
information inexacte parce que ses intérêts diffèrent de ceux de l’organisation (le
principal) et parce que cette action ou cette information sont difficiles à contrôler.
On en conviendra, les possibilités de risque moral sont multiples dans les organi-
sations. À cet égard, rappelons les propos de Frederick Taylor, père du management
moderne : « Il y a très peu de travailleurs qui ne consacrent pas une bonne partie
de leur temps à étudier les façons de travailler plus lentement, tout en convainquant
leur employeur qu’ils vont à la bonne vitesse16. »
Pour régler ce genre de problème, les agents économiques, sans attendre l’aide
des gouvernements, ont trouvé des solutions intéressantes. On vise essentiellement
à créer une communauté d’intérêts entre le principal et l’agent. Pour ce faire, il est
souvent utile de mettre au point des contrats incitatifs, stipulant que l’agent est
payé en fonction de son rendement ou de ses résultats, résultats qui sont habituel-
lement plus faciles à évaluer que l’effort. Par exemple, il n’est pas rare que les
actionnaires ajoutent à la rétribution de base des gestionnaires une prime sous la
forme d’actions17. Les gestionnaires peuvent ainsi veiller à leurs propres intérêts et
à ceux des actionnaires en améliorant le rendement de l’entreprise, ce qui, vraisem-
blablement, se traduira par une bonne tenue sur le marché boursier. Il est également
pratique courante dans les entreprises japonaises de donner à tous les employés une
prime liée à la profitabilité de l’entreprise.
Dans le même ordre d’idées, les contrats de nombreux joueurs étoiles de la Ligue
nationale de hockey prévoient l’attribution de primes de fin de saison en fonction
de la performance du joueur et de son équipe. Enfin, dans la Chine ancienne, le
médecin n’était payé que si ses patients se portaient bien. Lorsqu’ils étaient malades,
il devait les soigner, mais ne touchait pas d’honoraires18 ! De là à vouloir repenser
le mode actuel de rémunération des médecins au Canada (à l’acte), il y a une marge.
D’aucuns suggèrent que les médecins deviennent des salariés, ce qui pourrait les
inciter à ne pas multiplier inutilement les actes médicaux.
Les contrats incitatifs ne constituent pas le seul moyen de créer une commu-
nauté d’intérêts entre le principal et l’agent ; dans certains cas, la fusion des entre-
prises peut se révéler utile. Pensons au service de police d’une grande ville qui doit
entretenir son parc d’autos-patrouille. Le service pourrait trouver avantageux de
mettre sur pied (ou d’acheter) son propre atelier d’entretien de façon que l’intérêt des
mécaniciens et celui de l’organisation coïncident.
contre, il n’est pas facile pour les acheteurs potentiels de repérer les « citrons ». Sup-
posons également que les propriétaires de « citrons » demandent 1 000 $ pour s’en
défaire, alors que les propriétaires de voitures de qualité exigent 2 000 $. Pour leur
part, les acheteurs sont disposés à payer 1 200 $ pour un « citron » et 2 400 $ pour
un véhicule en bon état.
Si la qualité des véhicules se détecte aisément, les citrons se négocieront à un
prix compris entre 1 000 $ et 1 200 $ et les bonnes voitures entre 2 000 $ et 2 400 $.
Toutefois, que se passe-t-il lorsque la qualité n’est pas facile à évaluer ? Dans le cas
qui nous occupe, l’acheteur mal informé doit faire une estimation de la valeur de
chaque véhicule. S’il croit que chaque voiture a la même probabilité d’être un
mauvais ou un bon véhicule, il sera disposé à payer un montant reflétant cette
probabilité. Il sera ainsi prêt à verser ½(1 200) + ½(2 400) = 1 800 $, soit le prix
d’un véhicule de qualité « moyenne ».
Mais qui serait disposé à vendre sa voiture à ce prix ? De toute évidence, les
propriétaires de « citrons » verront là l’occasion d’une bonne affaire, mais les pro-
priétaires de bons véhicules refuseront une telle offre, puisqu’ils exigent 2 0 00 $.
À 1 800 $, il n’y a donc que les citrons qui soient disponibles. Mais si le client est
certain qu’il s’agit d’un citron, il refusera de payer 1 800 $. Le prix d’équilibre sur ce
marché s’établira éventuellement entre 1 0 00 $ et 1 200 $. Paradoxalement, les
véhicules de bonne qualité resteront à l’écart du marché, même s’il y a place pour
des échanges mutuellement avantageux, puisque les vendeurs exigent 2 000 $ et que
les acheteurs éventuels sont disposés à payer 2 400 $.
Le marché des assurances connaît le même genre de difficultés. Supposons qu’un
assureur veuille offrir une assurance contre le vol de voitures, mais qu’il ne soit pas
en mesure de repérer les personnes à risque. S’il exige une prime basée sur le taux
de vol moyen dans la région, que se passera-t-il ? Il y a de fortes chances que cet
assureur déclare faillite ! Qui achètera une assurance au taux moyen ? De toute
évidence, ce seront surtout les individus à risque élevé, parce que les automobilistes
prudents trouveront que la prime est trop élevée. La grande majorité des demandes
d’indemnisation auprès de l’assureur proviendront des consommateurs à haut risque.
En fait, la prime basée sur le taux de vol « moyen » constitue une indication trom-
peuse du nombre d’indemnisations que devra accorder l’assureur. Celui-ci n’aura
pas attiré un échantillon représentatif de consommateurs, mais un échantillon
obtenu par antisélection. Pour équilibrer ses comptes, la compagnie d’assurances
doit, par conséquent, baser le calcul de ses primes sur des prévisions « pessimistes »,
et les consommateurs à faible risque seront encore moins désireux de se procurer
une assurance. Ici encore, on constate que certains consommateurs sont exclus du
marché, même s’ils désirent obtenir une assurance.
Ces résultats théoriques ont été validés grâce à une étude systématique entreprise
auprès des automobilistes canadiens qui détiennent une police d’assurance anticol-
lision (dans les provinces où cette assurance n’est pas obligatoire). En effet, il semble
que ce soient les individus à faible risque (ceux qui ont présenté le moins de récla-
mations) qui sont le plus enclins à ne pas renouveler leur police d’assurance20.
On nomme antisélection cet échec du marché. Il s’agit d’un problème d’« infor-
mation » cachée avant la signature du contrat, alors que le risque moral est plutôt
attribuable à une « action » cachée après la transaction. Nous sommes donc en pré-
sence d’une asymétrie de l’information qui est, somme toute, relativement répandue.
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE 283
Les exemples que nous venons d’évoquer ne sont pas des cas d’espèce. Les banques
qui doivent décider à qui elles prêteront de l’argent font face au même genre de
problème. L’emprunteur à qui elles ont affaire est-il un administrateur avisé ou
dissipateur ? S’ils ne peuvent repérer les mauvais payeurs, les prêteurs exigeront un
taux d’intérêt moyen trop élevé pour les bons emprunteurs, mais alléchant pour les
autres. Ils attireront surtout les mauvais payeurs. De la même façon, l’employeur
qui doit embaucher un nouvel employé se demande s’il a en face de lui une cigale
ou une fourmi. S’il ne peut distinguer les cigales des fourmis parmi les candidats,
il offrira un salaire moyen insuffisant pour les fourmis, mais intéressant pour les
cigales. Et il risque fort d’embaucher surtout des cigales.
Dans tous ces cas, il est intéressant de constater que le problème d’antisélection
représente en quelque sorte un effet externe négatif imposé aux bons payeurs par
les mauvais payeurs. Ainsi, lorsqu’une personne met en vente un véhicule de mau-
vaise qualité, elle influence l’opinion que les consommateurs se font de la qualité
moyenne des véhicules disponibles sur le marché. Cela entraîne une réduction du
prix que les acheteurs sont prêts à consentir pour cette voiture et cela nuit, par le
fait même, aux vendeurs de bons véhicules.
9. À LA RECHERCHE DE L’INFORMATION
11. CONCLUSION
Source : P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1992, p. 169.
façon simultanée. Dans le premier cas, il s’agit d’un problème lié à des actions
difficiles à observer et qui ont lieu après la signature du contrat, alors que dans le
second cas il s’agit d’information cachée avant la transaction. Contrairement aux
problèmes liés aux effets externes ou aux biens publics, le marché est souvent en
mesure d’apporter des solutions adéquates à l’asymétrie de l’information, surtout
quand ce sont les vendeurs qui sont mal informés. Si, au contraire, ce sont les
consommateurs qui sont désavantagés, une intervention gouvernementale est plus
fréquemment requise, car les consommateurs arrivent plus difficilement à s’orga
niser pour pallier leur manque d’information.
N O T E S
1. M Gagnon, « Durement critiqués, les médecins se sentent dévalorisés », La Presse, 5 octobre 1990, p. A1.
2. « In Need of Surgery », The Economist, 9 mars 1991.
3. A. Noël, « On achève bien les chevaux et aussi... les courses », La Presse, 28 août 1993, p. B-1.
4. J.T. McKenna, « Eastern, Maintenance Heads Indicted by U.S. Grand Jury », Aviation Week and Space Technology, 30 juillet 1990.
286 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
5. On connaît des exceptions à cette règle. Les revues Protégez-Vous (environ 129 500 exemplaires vendus tous les mois)
et Consumer Report (environ 4 millions d’abonnés) sont publiées par des sociétés à but non lucratif qui ne reçoivent pas
ou qui reçoivent peu de subventions gouvernementales.
6. Bureau d’assurance du Canada, Enjeux de l’industrie, [en ligne], www.fraudcoalition.org/francais/industrie.asp (page consultée
le 18 juillet 2006).
7. Pour plus de détails, voir P. Lanoie, « L’intervention de l’État et les accidents du travail : l’expérience nord-américaine »,
Gestion, novembre 1991, p. 70-77.
8. R. Smith, « Mostly on Mondays : Is Workers’ Compensation Covering Off-The-Job Injuries », dans D. Appel (sous la dir. de),
Benefits, Costs and Cycles in Workers’ Compensation Insurance, Norwood, Kluwer Academic Press, 1989.
9. M. Staten et J. Umbeck, « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic Controllers »,
American Economic Review, vol. 72, décembre 1982, p. 1023-1037.
10. Voir, par exemple, M. Fortin, « L’impact de l’assurance-chômage sur le taux de chômage », polycopié, Université de Sherbrooke,
1993.
11. P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1992,
p. 178-179.
12. Voir, par exemple, A.K. Swoboda : « Debt and the Efficiency and Stability of the International Financial System », dans
G.W. Smith et J.T. Cuddington (sous la dir. de) International Debt and the Developing Countries – A World Bank Symposium,
Washington, Banque mondiale, 1985.
13. The Economist, « And the Waters Prevailed », 17 juillet 1993, p. 23-24.
14. F. Vaillancourt, « Recettes et dépenses de l’État québécois : quelques changements possibles », La Presse, 24 février 1993.
15. R. Arnott et J. Stiglitz, « Moral Hazard and Optimal Commodity Taxation », Journal of Public Economics, 1986, p. 1-24.
16. F. Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, Harper, 1929, traduction libre.
17. Voir S. Kaplan et A.A. Atkinson, Advanced Management Accounting, 2e éd., Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1989,
chap. 16 et 17.
18. « A Spreading Sickness », The Economist, 6 juillet 1991.
19. Cette section s’inspire largement de l’ouvrage de H.R. Varian intitulé Microéconomie intermédiaire, Bruxelles, De Boeck,
1992, chap. 32.
20. B. Dahlby, « Testing for Asymmetric Information in Canadian Automobile Insurance », dans G. Dionne (sous la dir. de),
Contributions to Insurance Economics, Boston, Kluwer Academic Publishers, 1991, p. 423-443.
21. G. Dionne et C. Vanasse, « Automobile Insurance Ratemaking in the Presence of Asymmetrical Information », Journal of
Applied Econometrics, vol. 7, 1992, p. 149-165.
CINQUIÈME PARTIE
LE COMMERCE
INTERNATIONAL
Chapitre 17
LE COMMERCE INTERNATIONAL
17
CHAPITRE
LE COMMERCE
INTERNATIONAL
I l était une fois une île perdue dans le Pacifique. Sous l’œil bienveillant de son
souverain vieillissant, guidée par la fameuse règle d’or, l’île connaissait une ère
de prospérité qui étonnait même l’économiste royal. Sa Majesté pouvait dormir en
paix. Elle avait assuré le bonheur maximal à ses sujets, elle était à l’abri de toute
agitation sociale et pourrait bientôt, l’esprit tranquille, céder la place au dauphin. Il
fallait bien intervenir, à l’occasion, pour faciliter l’adaptation au changement, quand
par exemple les goûts de ses sujets évoluaient et qu’on devait déplacer des travailleurs
de la mer vers la plantation de noix de coco. Néanmoins, cela faisait partie de la vie
courante et n’engendrait plus d’anxiété.
La règle d’or avait à ce point frappé l’imagination populaire que les insulaires
réclamaient des leçons d’économie. Ils étaient conscients des contraintes s’exerçant
sur les ressources du royaume et savaient apprécier les bienfaits de l’échange. Les
gens acceptaient facilement les changements apportés par l’évolution normale d’une
société. Cependant, un événement majeur allait perturber leur existence, troubler
la tranquillité du souverain et faire douter de la sagesse de l’économiste royal.
U n beau jour, des marchands des Îles-Unies, situées plus au sud, débarquèrent
sans s’annoncer. Leur arrivée causa tout un émoi, les visiteurs étant plutôt
rares dans ce coin de pays. Certes, on connaissait l’existence des Îles-Unies, mais
les contacts étaient si peu fréquents qu’on avait tendance à les oublier. Les mar-
chands demandèrent audience auprès du roi. « La renommée de votre royaume a
dépassé ses frontières et elle a atteint les oreilles du Très Honorable John Smith,
notre premier ministre. »
Une démocratie et un premier ministre anglophone en plus ! Que peuvent bien
nous vouloir ces gens ? Faut-il se méfier ? « Avec l’approbation de Votre Majesté,
nous aimerions nous installer dans un coin du grand marché de l’île. Notre cargai-
son de poissons intéressera sûrement vos sujets. »
Peu méfiant de nature et fier de la qualité du poisson pêché dans son royaume, le
souverain leur accorda la permission d’aménager leur étal. « Mes sujets sont comblés,
notre île respecte la règle d’or, ces marchands étrangers vont sûrement rentrer chez
eux bredouilles. Pourquoi mes sujets changeraient-ils leurs habitudes ? », pensait-il.
Le soir venu, il s’endormit aisément. Il ne pouvait imaginer les bouleversements qui
troubleraient le royaume à son réveil. Le lendemain, dès l’ouverture du marché, une
rumeur traversa l’île comme une traînée de poudre : les étrangers vendent du bon
poisson et ils le vendent moins cher que nos pêcheurs ! Les insulaires se précipitèrent
au comptoir des étrangers, au grand désarroi des marchands locaux. La rumeur
atteignit rapidement le palais. Le roi convoqua aussitôt l’économiste royal et l’invita
à partager son petit-déjeuner ; c’était bien vu en certains milieux de parler affaires
très tôt le matin et le roi ne détestait pas se conformer à la dernière mode. « Que se
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 291
passe-t-il ? Comment se fait-il que les étrangers puissent vendre leur poisson à si
bon prix ? La règle d’or serait-elle inopérante dès que des étrangers foulent notre
sol ? La venue de ces marchands menace la paix sociale de mon royaume. Je devrais
peut-être leur interdire l’accès à notre marché. »
L’économiste royal était désemparé. Il avait toujours pensé que, s’ils respectaient
la règle d’or, les producteurs du pays pourraient concurrencer les marchands étran-
gers. À dire vrai, il s’était un peu reposé sur ses lauriers après avoir énoncé la fameuse
règle. Il ne savait que répondre et il n’avait guère envie de faire des recherches pour
expliquer ce phénomène. « Votre Majesté, j’avoue ne pas avoir d’explication à vous
fournir et, à mon âge, je manque d’énergie pour mener une enquête qui vous don-
nerait satisfaction. J’étais beaucoup plus jeune et plus vigoureux quand j’ai énoncé
la règle d’or. Cependant, ma fille Guillemette a fait, elle aussi, des études en écono-
mie. Les techniques de recherche les plus avancées, les plus modernes, lui sont
familières. Elle connaît les chiffres et sait en tirer beaucoup d’information. Peut-
être Votre Majesté pourrait-elle lui confier le soin d’étudier la question… »
Guillemette était d’autant plus qualifiée qu’elle avait visité les Îles-Unies. À son
retour, elle en avait d’ailleurs vanté les ressources inépuisables, tant dans le domaine
des pêcheries que dans celui de la noix de coco.
A.
Poissons
Île-Royale Exportations
10 noix de coco
La droite des possibilités de production indique les combinaisons
Importations
100 de poissons et de noix de coco qu’un travailleur peut réaliser. Le
25 poissons
travailleur des Îles-Unies peut pêcher au maximum 180 poissons,
E2 Combinaison finale s’il y consacre tout son temps, ou bien cueillir 60 noix de coco.
65
60 E1 Toute combinaison intermédiaire est aussi réalisable. Le travail
leur de l’Île-Royale est moins productif dans les deux secteurs :
20
40 E0 Combinaison initiale il est en mesure de pêcher 100 poissons ou de cueillir 50 noix
de coco. Supposons que le travailleur des Îles-Unies produise la
10 combinaison E0. Pour cueillir 10 noix de coco supplémentaires,
il doit sacrifier 30 poissons (passage de E0 à E1). Son camarade
de l’Île-Royale est capable de cueillir les 10 noix de coco en ne
sacrifiant que 20 poissons : quand il cesse de pêcher des pois-
20 30 50 Noix de coco sons pour cueillir des noix de coco, la production de poissons
diminue peu en raison de sa faible productivité. On peut envi-
B. sager le scénario suivant, dont les deux parties bénéficient : le
Poissons travailleur de l’Île-Royale produit les 10 noix de coco, les exporte
Îles-Unies Exportations aux Îles-Unies en échange de 25 poissons. Le travailleur des
25 poissons Îles-Unies obtient les noix de coco à un coût plus faible (25 pois-
180 sons) que s’il les avait cueillies lui-même (30 poissons). Le tra-
Importations
vailleur de l’Île-Royale obtient plus de poissons en produisant
10 noix de coco
les 10 noix de coco pour l’exportation (25 poissons) qu’en les
120
E0 Combinaison initiale produisant lui-même (20 poissons).
30 E2 Combinaison finale S’il n’y avait pas eu de commerce, les deux travailleurs se
95
90 E1 seraient déplacés de E0 à E1 sur leur CPP respective. L’existence
10 du commerce leur permet d’atteindre le point E 2, ce qu’ils
n’auraient pu faire dans une économie fermée.
20 30 60 Noix de coco
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 293
Le roi. – Jeune dame, je vous comprends quand vous parlez de votre assistante,
mais le principe s’applique-t-il vraiment au commerce entre les îles ? Votre père
partage-t-il votre avis ? J’aimerais bien connaître son opinion sur la question.
Guillemette. – Votre Majesté, vous savez, les économistes sont pour la plupart
du même avis sur cette question. Mon père n’a pas soulevé d’objection quand je lui
ai exposé mon point de vue avant de venir vous rencontrer.
« Aussi riche et productif soit-il, un grand pays a intérêt à commercer avec un
pays plus petit et moins productif que lui. Même si un pays est moins productif qu’un
autre dans tous les domaines, il demeure concurrentiel dans certains domaines.
« Imaginons le pire scénario possible et supposons que, dans tous les domaines,
vos sujets soient moins productifs que les étrangers. Ce n’est pas le cas, notons-le,
parce que vos sujets excellent dans certaines tâches ; je pèche donc par pessimisme
en imaginant ce scénario. Pourtant, même dans ce scénario extrême, votre royaume
est en mesure de concurrencer les Îles-Unies dans certains secteurs.
« Le travailleur des Îles-Unies est capable de produire en moyenne 180 poissons
ou 60 noix de coco par semaine, selon qu’il se consacre entièrement à l’une ou
l’autre activité. Quant à vos loyaux sujets, ils peuvent au mieux produire chacun
100 poissons ou 50 noix de coco par semaine. Le travailleur étranger est donc plus
productif dans les deux secteurs (graphique 17-1) ; dans le jargon économique, nous
disons qu’il jouit d’un avantage absolu dans la production des deux biens.
« Spontanément, on en conclura que vos sujets sont incapables de concurrencer
l’étranger, puisqu’ils sont moins productifs dans les deux secteurs, et que la produc-
tion des deux biens se fera entièrement aux Îles-Unies. Correcte en apparence, cette con
clusion n’est pourtant pas logique. Bien qu’ils soient plus productifs dans les deux
secteurs, les étrangers n’ont pas intérêt à produire les deux biens. Ils ont intérêt à « nous
engager comme assistants » dans le secteur où notre productivité se rapproche le
plus de la leur. S’ils se spécialisent dans la pêche, où ils sont très productifs, et nous
laissent le soin de produire des noix de coco, les deux pays en bénéficieront.
Le roi. – Mais pourquoi achèteraient-ils nos produits, s’ils sont capables de pro-
duire tous les biens plus efficacement et plus économiquement ?
Guillemette. – Parce que les étrangers sont plus productifs dans tous les sec-
teurs, il est naturel de penser qu’ils peuvent produire les deux biens à moindre coût.
C’est à ce stade du raisonnement que les non-spécialistes s’égarent. Le fait d’être
plus productif en tout ne signifie pas qu’on puisse produire tous les biens à meilleur
coût. La raison en est que le concept de coût est relatif.
« Comme mon père vous l’a expliqué il y a quelques lunes, le coût véritable d’un
bien correspond aux autres biens qu’il faut sacrifier pour l’obtenir. Chaque fois
qu’un travailleur des Îles-Unies cueille des noix de coco, sa pêche diminue de beau-
coup, précisément parce qu’il est très productif à la pêche. S’il lui faut une semaine
pour cueillir 60 noix de coco, cela signifie que 180 poissons ne seront pas capturés.
C’est donc dire qu’aux Îles-Unies chaque noix de coco coûte trois poissons. D’ailleurs,
allez vérifier les prix chez nos voisins du Sud : la noix de coco y est trois fois plus
chère que le poisson. Quand le pêcheur étranger veut acheter une noix de coco à
son marché local, il doit céder trois poissons en échange.
« Quand un de vos sujets s’affaire à cueillir des noix de coco, le nombre de poissons
capturés diminue peu, parce qu’en tant que pêcheur il est peu productif. S’il travaille
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 295
une semaine à la plantation, il cueille 50 noix de coco et votre royaume perd les
100 poissons que normalement il aurait pris durant cette période. Chaque noix de
coco ne coûte donc que deux poissons. Voyez à quel prix s’échangent les poissons
et les noix au grand marché. Le prix de la noix de coco y est exactement deux fois
le prix du poisson. Même si vos sujets sont moins productifs que les étrangers dans
la cueillette des noix de coco, le coût réel d’une noix est plus faible ici qu’à l’étran-
ger. Si le pêcheur étranger souhaite nous vendre son poisson, c’est parce qu’en
échange de ses poissons il obtiendra plus de noix de coco chez nous que chez lui.
« Dans notre jargon économique, nous disons que vos sujets jouissent d’un avan-
tage comparé dans la production de la noix de coco, même si dans ce domaine ils
sont moins productifs que les étrangers ; c’est le secteur où ils sont le moins désa-
vantagés, le secteur où leur productivité se rapproche le plus de celle des travailleurs
des Îles-Unies. La noix de coco coûte moins cher ici qu’aux Îles-Unies (en regard des
poissons sacrifiés), même si nos cueilleurs sont moins productifs que les cueilleurs
étrangers. S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que vos sujets sont très productifs dans la
cueillette des noix de coco, c’est tout simplement qu’ils manquent d’adresse à la pêche.
« En revanche, le coût du poisson est plus élevé ici qu’à l’étranger. Pour obtenir
100 poissons, il nous faut renoncer à 50 noix de coco. Aux Îles-Unies, en renonçant
à 60 noix de coco, on obtient 180 poissons. Chaque poisson coûte la moitié d’une
noix de coco dans votre royaume, mais seulement le tiers d’une noix de coco aux
Îles-Unies. Il n’est donc pas étonnant que les marchands étrangers puissent vendre
leur poisson moins cher que nos pêcheurs locaux.
« Toutefois, vous verrez, ils achèteront éventuellement nos noix de coco. Ici, ils
peuvent obtenir une noix de coco en échange de deux poissons, alors que chez eux
chaque noix de coco leur coûte trois poissons. Ils ont tout intérêt à acheter nos noix
de coco pour les vendre chez eux. Nous perdrons des ventes de poissons, mais nous
vendrons plus de noix de coco. Il y aura des pertes d’emplois dans la pêche, mais
nous devrons produire plus de noix de coco pour satisfaire la demande des mar-
chands étrangers et il y aura de nouveaux emplois dans les plantations. À l’inverse,
aux Îles-Unies, il y aura de nouveaux emplois dans les pêcheries, mais des emplois
seront sacrifiés dans les plantations.
« Le fait d’être très productif dans un secteur implique que le coût des autres
biens est élevé. Si le coût d’une noix de coco est très élevé aux Îles-Unies, ce n’est
pas parce que là-bas le travailleur n’est pas productif dans la cueillette des noix de
coco, c’est parce qu’il est très efficace à la pêche. Étant très productif à la pêche, il
gaspille son temps quand il cueille des noix de coco. Si vous ouvrez les frontières
aux marchands étrangers, ils nous apporteront du poisson et partiront avec nos
noix de coco. Votre royaume sera naturellement conduit, par les lois du marché, à
se spécialiser dans le secteur où il est le moins mauvais, en l’occurrence dans la
cueillette des noix de coco, là où en fait les salaires sont plus intéressants.
Le roi. – N’êtes-vous pas en train de me dire que la productivité n’est pas impor-
tante, après tout ? Pourtant, votre père insistait tellement sur la productivité !
Guillemette. – Oui, la productivité est très importante, mais ce n’est pas pour
des raisons de compétitivité. Un pays peu productif est toujours concurrentiel dans
un certain secteur, mais ses résidents n’ont qu’un faible niveau de vie. La produc
tivité est importante parce que le niveau de vie en dépend. Pour revenir à mon
296 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
assistante, j’ai intérêt à lui confier des tâches : elle est en mesure de fouiller dans les
archives royales à un coût plus faible que moi. Cependant, elle gagne un salaire
inférieur au mien et son niveau de vie est inférieur au mien, parce que sa produc-
tivité est plus faible. Si votre royaume devait être plus pauvre que les Îles-Unies, ce
ne serait pas à cause de l’ouverture des frontières et de la spécialisation, mais plutôt
parce que nos ressources sont moins abondantes et notre productivité plus faible.
« Certains blâmeront les étrangers en voyant les comptoirs de nos pêcheurs
abandonnés au profit des pêcheurs étrangers. La conséquence la plus visible de
l’afflux des poissons étrangers est l’abandon des comptoirs de nos pêcheurs. Malgré
cela, l’ouverture de nos frontières accroîtra le bien-être de l’ensemble de vos sujets,
une fois que tous les ajustements auront été effectués. Malheureusement, les avan-
tages de l’ouverture ne sont guère visibles et ils prennent du temps à se manifester.
Et même si nos plantations sont concurrentielles, il est important d’augmenter
notre productivité afin d’élever notre niveau de vie.
« Je vous ai apporté quelques dessins (graphiques 17-1, 17-2 et 17-3) que vous
pourrez consulter à loisir dans vos appartements royaux. Ils montrent qu’un pays
A.
Poissons
Île-Royale
100 000
A.
Prix Offre
relatif intérieure
Demande
intérieure
X1 X0 X2 Noix de coco
est toujours en mesure de fabriquer un bien à un coût plus faible que ses concur-
rents, même s’il est moins productif dans tous les secteurs. Dès qu’on a saisi ce
principe, on comprend que la libre circulation des marchandises est une bonne
initiative et que, dans l’ensemble, elle accroît le bonheur de vos sujets. »
L a jeune économiste pensait avoir convaincu le roi, mais la population était tou-
jours sceptique. Les pêcheurs assaillaient le souverain de leurs demandes inces-
santes, ils lui donnaient mille bonnes raisons d’intervenir, de faire quelque chose.
Après tout, un souverain est là pour faire quelque chose, c’est son seul devoir.
« Votre Majesté, les marchands des Îles-Unies nous font une concurrence déloyale.
Ils pratiquent le dumping : ils écoulent leurs surplus sur notre marché à un prix
298 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
injuste et déloyal. Ils nous vendent leur poisson à un prix moins élevé que chez
eux ! Ils vont détruire nos pêcheries pour mieux nous dominer ensuite. Cette pra-
tique a été maintes fois observée ailleurs.
« Des milliers d’emplois seront perdus. Votre savant économiste ne nous dit pas
où nous trouverons de nouveaux emplois, quels emplois seront créés. Les plantations
de noix de coco existantes ne pourront pas nous employer tous. Et d’ailleurs nous
n’avons pas les compétences requises. On nous demande de sacrifier nos emplois
actuels, qui nous permettent de gagner convenablement notre vie, en échange
d’emplois futurs qui nous paraissent bien hypothétiques. Certains d’entre nous
devront vendre leur maison à perte, déménager à l’autre bout de l’île pour se rap-
procher de la plantation. Tout cela est très coûteux et il faut en tenir compte. Et notre
région, défavorisée par rapport au centre de l’île, périclitera. Comprenez-nous bien,
Votre Majesté. Nous n’avons rien contre le commerce avec les étrangers, mais pas
dans le secteur de la pêche. Faisons du commerce dans les domaines où nous sommes
productifs et concurrentiels. Le commerce, c’est bon pour ceux qui sont en mesure
d’affronter la tempête. »
T ouché par le plaidoyer des pêcheurs, sensible à leurs arguments, le roi restait
très sceptique sur leur dernier point. Si chaque pays n’autorisait le commerce
que dans les domaines où il est concurrentiel, il n’y aurait aucun commerce. Si le
roi suivait cette règle, il devrait empêcher l’entrée de poisson étranger tout en
ouvrant le marché de la noix de coco. Par ailleurs, la même règle conduirait le
premier ministre des Îles-Unies à faire exactement l’inverse, autrement dit à auto-
riser l’entrée de poisson étranger non concurrentiel et à interdire l’importation de
noix de coco. Il voyait bien que cette règle débouchait sur une impasse.
Il demanda tout de même à l’économiste royal – il ne faisait pas encore pleine-
ment confiance à son ambitieuse fille – de lui fournir des motifs valables pour
limiter les échanges avec les autres îles, pour protéger les travailleurs du pays des
dures réalités du commerce extérieur. L’économiste se mit résolument à la tâche,
aidé en cela par Guillemette et par l’assistante de celle-ci. Ils en profitèrent pour se
rendre à l’étranger afin notamment de rassembler des informations sur les pratiques
en usage dans les pays plus avancés. Voici des extraits de leur rapport au souverain.
L’économiste. – Sire, des mesures de protection peuvent se justifier dans des
circonstances bien précises. Par exemple, certaines rumeurs veulent que nous ayons
affaire à une situation de dumping en ce qui concerne le poisson des Îles-Unies.
Selon ces rumeurs, si le poisson des Îles-Unies est tellement bon marché, ce n’est
pas en raison d’un avantage naturel des Îles-Unies dans la pêche, c’est plutôt qu’à
la demande des pêcheurs le premier ministre des Îles-Unies a décidé de soutenir le
prix du poisson. Naturellement, les pêcheurs ont été amenés à prendre plus de
poisson, alors même que les familles réduisaient leur consommation. Aux prises
avec un surplus de poissons, le premier ministre aurait décidé de l’écouler à vil prix
sur notre île, aux frais de ses contribuables. Si cette rumeur se révélait fondée, on
se trouverait face à un cas évident de dumping. Votre Majesté ferait bien de se
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 299
montrer prudente et de veiller à ce que les intérêts de ses pêcheurs ne soient pas
lésés. La communauté internationale autorise l’adoption de mesures de protection
dans des situations semblables. D’ailleurs, on nous dit que les dirigeants des Îles-
Unies imposent souvent des droits de douane compensatoires sur les importations
dès qu’ils soupçonnent les gouvernements étrangers de subventionner leurs pro-
duits d’exportation.
Le roi. – Voilà ce qui me semble un bon conseil, mais comment déceler ce genre
de situations ? En connaissez-vous d’autres ?
L’économiste. – Sire, nombre de nos pêcheurs sont encore tout jeunes. Leur
expérience est limitée, ils sont encore malhabiles avec leurs filets, mais dans peu de
temps ils seront aussi adroits que leurs aïeux. Si on laisse entrer le poisson étranger,
cela pourrait les décourager, ils pourraient abandonner la pêche et gagner la plan-
tation, alors que dans peu de temps ils pourraient nous fournir du poisson d’aussi
bonne qualité et à meilleur prix que les étrangers. Toutefois, il faut leur laisser du
temps et les protéger provisoirement des marchands étrangers. Dans notre jargon,
nous disons que ces jeunes pêcheurs forment une industrie naissante. Certains
experts étrangers pensent qu’une protection provisoire se justifierait ; elle permet-
trait à cette industrie de croître jusqu’à ce qu’elle atteigne les conditions normales
d’efficacité. Ce point de vue serait particulièrement pertinent dans le cas de plu-
sieurs îles éloignées qui sont encore en voie de développement. Une île peut avoir
un avantage comparatif potentiel, mais, en raison des coûts élevés associés au
démarrage d’une industrie, on doit lui accorder une protection provisoire en res-
treignant la concurrence étrangère. En revanche, il paraît normal que ceux qui
débutent dans le métier acceptent une rémunération plus faible pendant leur
apprentissage. Nos jeunes pêcheurs ne peuvent pas espérer gagner leur vie aussi
bien que nos pêcheurs expérimentés. L’apprentissage d’un métier est un investisse-
ment et ceux qui poursuivent leurs études renoncent à un salaire pour mieux
gagner leur vie plus tard. Peut-être faudrait-il que nos jeunes pêcheurs se serrent
davantage la ceinture en attendant de devenir concurrentiels avec les étrangers au
lieu de réclamer que Votre Majesté les protège.
Le roi. – Je vous entends fort bien et je perçois des difficultés additionnelles :
comment déterminer à l’avance les activités pour lesquelles une île dispose d’avan-
tages comparés ? Et pendant combien de temps faut-il protéger une industrie naissante ?
L’économiste. – Vous avez parfaitement raison, Votre Majesté. Les deux situa-
tions que nous venons d’évoquer se présentent rarement de manière limpide dans la
vie quotidienne. C’est pourquoi bon nombre d’économistes préfèrent s’abstenir
d’adopter des mesures protectionnistes, même dans ces cas. Il est tellement facile
d’abuser de ce genre d’arguments. La moindre subvention étrangère est invoquée
pour réclamer une protection contre du dumping parfois plus apparent que réel. Et
toute industrie naissante exige qu’on la protège. Pourtant, il arrive souvent que de
nouveaux venus dans un secteur parviennent à concurrencer des entreprises bien
établies et de taille bien supérieure. Il nous paraît que de tels arguments doivent
être utilisés avec circonspection (encadré 17-1).
« Mais il y a d’autres situations qui peuvent exiger une intervention. Votre
Majesté conviendra sans doute que des considérations d’indépendance et de défense
nationale pourraient justifier qu’elle protège des secteurs considérés comme vitaux
300 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
pour notre île. Pensons par exemple à notre protection militaire. Certes, les mar-
chands étrangers ont des intentions pacifiques, mais en est-il ainsi et en sera-t-il
toujours ainsi de leurs dirigeants ? Peut-être vaut-il mieux prévenir. Conservons
notre fabrique d’armes comme mesure de précaution. Si nous abandonnons ce sec-
teur à des étrangers, comment pourrons-nous nous défendre en cas de mésentente
avec notre fournisseur d’armes ? Une prudence élémentaire est de mise. Et puis il
ne serait pas sage de laisser péricliter nos pêcheries si le royaume devenait dépen-
dant d’un pays voisin le moindrement belliqueux. »
L’économiste. – J’y venais, Votre Majesté. Notre visite des pays étrangers nous
a montré qu’il existe une infinité de moyens disponibles pour freiner les importations.
L’imagination des fonctionnaires est presque sans bornes quand il s’agit d’inventer
et de justifier des façons plus ou moins détournées de ralentir les importations.
coco que les étrangers en demandent en échange d’une même quantité de leur
poisson. Voilà une autre perte sèche pour le royaume. Ces deux pertes sèches font
en sorte que le bien-être collectif du royaume baisse. En fin de compte, les pertes
collectives des consommateurs sont supérieures aux gains collectifs des produc-
teurs et de Votre Majesté (graphique 17-4).
Le roi. – Supposons que j’accepte vos arguments et que l’imposition de droits
de douane soit néfaste pour mon royaume considéré dans son ensemble. Peut-être
existe-t-il d’autres moyens qui auraient des effets plus favorables…
L’économiste. – Je suis certain que les fonctionnaires royaux, très imaginatifs,
pourraient inventer une foule de moyens pour protéger nos industries. Mais toutes
ces mesures auraient le même résultat : elles nuiraient en fin de compte au bien-être
du royaume dans son ensemble.
Prix
Offre
En situation de libre-échange, le pays doit composer avec le prix mondial P* :
il produit X1, consomme X 2 et importe X 2 X1. Le quota ramène les importations
à la quantité X 3X4 et crée une rareté relative du bien. Il en résulte une hausse
du prix jusqu’à P1 ; celle-ci incite les producteurs locaux inefficaces à augmen-
Quotas ter leur production (les producteurs obtiennent la surface a) et elle restreint
inutilement la consommation et les importations (les consommateurs per-
P1 dent a + b + c + d). La surface c est accaparée par les détenteurs des quotas
a b c d d’importation ; les quotas leur donnent le droit de vendre la quantité X 3X4 à
P* un prix P1, alors qu’ils achètent ces unités au prix mondial P*. Comme dans
Importations le cas des droits de douane, la société perd les triangles b et d.
initiales Demande
X1 X3 X4 X2 Quantité
par les importateurs à qui Votre Majesté attribue le quota d’importation (graphique 17-5).
La redistribution s’effectue du consommateur au producteur et à l’importateur : le
consommateur paie en quelque sorte des droits de douane à l’importateur plutôt
qu’à Votre Majesté.
« En définitive, les effets du quota sont les mêmes que ceux des droits de douane.
Si les pêcheurs locaux font plus de bénéfices et si les détenteurs de quotas réalisent
un profit additionnel en raison de l’écart entre le prix mondial et le prix intérieur,
n’oublions pas que ces profits sont acquittés par les consommateurs. Les gains des
pêcheurs et des importateurs sont compensés par les pertes des consommateurs.
Par ailleurs, la hausse des prix incite les consommateurs à réduire leurs achats de
poisson. Ils sont amenés à remplacer le poisson par d’autres aliments ou par d’autres
produits moins prisés et leur bien-être diminue. Cette baisse de la consommation
ne profite ni aux pêcheurs ni aux importateurs. C’est une perte sèche.
« En outre, le poisson local remplace une partie du poisson importé. Or, pour
pêcher ce poisson local il faut sacrifier une plus grande quantité de noix de coco
que la quantité demandée par les marchands étrangers en échange de la même
quantité de poisson. Voilà une deuxième perte sèche. Et la perte totale est encore
plus marquée pour la collectivité locale quand les quotas d’importation sont attri-
bués à des étrangers, car ce sont alors des étrangers qui accaparent la rente associée aux
quotas.
Le roi. – Je trouve quand même bizarre qu’une restriction des importations
puisse profiter aux importateurs…
L’économiste. – À première vue, cela peut sembler bizarre, en effet, mais à la
réflexion c’est tout à fait logique. Le quota représente le droit d’importer attribué à un
nombre limité d’importateurs. En restreignant la concurrence, il permet à celui qui
le détient d’acheter des produits étrangers au prix mondial et de les vendre à prix plus
élevé sur le marché intérieur. Le quota protège son détenteur des concurrents poten-
tiels. Il attribue en quelque sorte un monopole à un nombre limité d’importateurs.
304 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
« Et puis, Votre Majesté, s’il m’était permis de vous donner un conseil plus précis :
méfiez-vous des quotas partiels, soit des quotas qui ne s’appliquent qu’aux importa-
tions en provenance d’un pays en particulier. Ces quotas ne profitent pas toujours
aux entreprises et aux travailleurs du pays. Si Votre Majesté limitait la quantité de
poisson importé des Îles-Unies, il ne s’ensuivrait pas nécessairement que les
pêcheurs locaux vendraient plus de poissons, car les consommateurs pourraient
acheter du poisson importé d’un autre pays. L’imposition d’un quota de ce genre
pourrait en fait créer des emplois dans un pays tiers et avoir peu d’effets chez nous ;
cela risquerait d’entraîner une importante perte nette pour le royaume.
« Les quotas d’importation ont aussi un effet pernicieux que les droits de douane
n’ont pas. En limitant le nombre de poissons importés, ils encouragent les produc-
teurs étrangers à exporter les poissons sur lesquels ils réalisent la plus forte marge
de profit ; par exemple, on importera les poissons les plus coûteux, les poissons
exotiques et raffinés, les poissons « haut de gamme ». Le contingent a ainsi pour
effet de réduire l’importation des poissons les moins chers et il pénalise les consom-
mateurs à revenu modeste qui consomment peu de poissons exotiques. Même si de
telles mesures peuvent donner une bouffée d’oxygène aux producteurs nationaux qui
rencontrent des difficultés momentanées, on voit bien qu’en revanche elles engendrent
des effets non négligeables.
Le roi. – Vous disiez qu’il existe une multitude de mesures protectionnistes
possibles.
L’économiste. – J’en mentionne quelques-unes très rapidement parce qu’il serait
trop long de les mentionner toutes. Et je souhaite prévenir Votre Majesté : ces
mesures sont peut-être moins apparentes pour le profane, mais elles ne sont pas
moins coûteuses pour la société qui les adopte.
à l’autre bout de l’île et être vendu sur place. Or, il se trouve que, faute d’espace, un
seul inspecteur royal peut travailler à ce quai, de sorte que la quantité de poissons
qui pourrait entrer serait sérieusement restreinte, sans qu’on puisse accuser Votre
Majesté de limiter indûment les importations. Nous ne serions pas les premiers à
procéder de cette manière. En Franca, les autorités ont naguère décrété que les
importations de magnétoscopes, des appareils hautement perfectionnés que notre
île ne connaît pas encore, devaient être dédouanés à un minuscule poste situé à
Poitiers, retardant ainsi leur entrée au pays1.
La préférence nationale
« On peut encore freiner les importations en recourant à d’autres artifices. Par
exemple, Votre Majesté pourrait émettre une directive enjoignant les cuisiniers
royaux à acheter du poisson local de préférence au poisson étranger, pourvu que
son prix ne dépasse pas de plus de 15 % le prix du poisson importé. On a longtemps
observé des pratiques analogues dans certains pays éloignés, peu connus de nos gens.
Pour protéger la culture locale, on pourrait imaginer que Votre Majesté impose une
règle de contenu local, autrement dit que tous les plats préparés dans le royaume
devraient avoir au moins 20 % de contenu local. Notre fameux poisson à la noix de
coco serait sûrement dénaturé s’il était préparé avec du poisson importé.
Détaxation et subventions
« Votre Majesté pourrait encore recourir à la détaxation et aux subventions pour
protéger l’industrie du pays. Je vous ai apporté un autre dessin (graphique 17-6) qui
illustre les effets de ces deux mesures qui sont peut-être parmi les moins nuisibles,
puisqu’elles n’amènent pas le prix pratiqué à l’Île-Royale à s’écarter du prix mondial.
Les producteurs locaux sont avantagés, mais les consommateurs peuvent continuer
à consommer librement leur produit préféré au prix mondial, qu’il soit originaire du
pays ou importé. En revanche, les contribuables nationaux sont appelés à financer
les subventions.
« C omme Votre Majesté peut le constater, elle peut si elle le désire utiliser plu-
sieurs moyens plus ou moins directs ou plus ou moins détournés pour res-
treindre les importations. Elle ne doit pourtant pas se leurrer : si ces mesures
avantagent certains de ses sujets, elles entraînent toutes des coûts pour d’autres
loyaux sujets. Quand un souverain restreint les importations, ce ne sont pas les
étrangers qui en souffrent le plus, ce sont ses propres sujets, qui doivent payer plus
pour satisfaire leurs besoins, leurs désirs.
« Si Votre Majesté protégeait les pêcheries locales de la concurrence étrangère,
chaque emploi sauvegardé dans ce secteur coûterait davantage que le revenu gagné
par le pêcheur en cause. C’est la conclusion à laquelle on arrive si on se fie aux
nombreuses études qui ont été faites dans plusieurs pays. Selon ces études, chaque
306 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
A.
P
O Dans le contexte international, les gouvernements
recourent à une multitude de taxes et de subventions.
P En voici un pot-pourri, la perte de bien-être étant illus-
* trée dans chaque cas par un ou plusieurs triangles
P –T
* quadrillés. Les quatre premières interventions concernent
les pays exportateurs, les autres les pays importateurs.
La taxe à l’exportation ramène le prix intérieur à P * – T,
stimule la consommation, décourage la production
D intérieure et réduit les exportations en incitant les pro-
ducteurs à vendre sur le marché intérieur.
X1 X3 X4 X2 X
B.
P O+T
O
P
* La taxe à la production déplace la courbe de l’offre
vers le haut en haussant les coûts des producteurs. La
production et les exportations diminuent, mais cela
n’influe ni sur le prix intérieur (qui correspond au prix
mondial) ni sur la consommation.
X1 X3 X2 X
C.
P
O
P +S
*
P
* Les subventions à l’exportation rendent les exporta-
tions plus alléchantes, car les producteurs reçoivent
P * + S. La production intérieure est stimulée et elle est
détournée vers l’étranger. Les consommateurs du pays
réduisent leurs achats, puisqu’ils doivent payer davan-
tage.
D
X3 X1 X2 X4 X
D.
P
O
O+S
P
*
Les subventions à la production encouragent la pro-
duction et les exportations, mais elles ne modifient ni
le prix sur le marché intérieur ni la consommation
intérieure.
X1 X2 X3 X
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 307
E.
P
O
X1 X3 X4 X2 X
F.
P O+T
X3 X1 X2 X
G.
P
O
X3 X1 X2 X4 X
H.
P
O
O+S
X1 X3 X2 X
308 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
emploi protégé par une mesure quelconque coûte beaucoup plus cher qu’il ne rap-
porte en salaire. Pour vous donner une idée, d’après une étude effectuée il y a
plusieurs années dans le pays dont l’économie était la plus forte à cette époque, le
coût pour les consommateurs de chaque emploi sauvegardé était de 25 000 $ dans
le textile, de 105 000 $ dans l’automobile, de 420 000 $ dans la production de télé-
viseurs et de 750 000 $ dans l’acier, montants beaucoup plus élevés que les salaires
versés aux travailleurs de ces mêmes industries2. À ce compte, il serait préférable
de verser leur salaire aux travailleurs touchés… afin qu’ils ne travaillent pas ! Ils
pourraient alors se recycler, ce qui faciliterait la transition vers d’autres emplois.
Qu’on pense à protéger les personnes à faible revenu des conséquences du libre
commerce, soit, c’est même essentiel ; cependant, la meilleure façon de le faire n’est
pas de protéger l’industrie dans laquelle elles travaillent. J’ai préparé un dessin
(graphique 17-7) qui peut-être vous convaincra : les gains du libre commerce sont
supérieurs aux coûts engendrés, de sorte qu’il est possible de dédommager pleine-
ment les perdants.
« Enfin, s’il est vrai, Votre Majesté, que les mesures protectionnistes protègent les
emplois dans les secteurs désignés, il faut tenir compte, par ailleurs, de leurs consé-
quences dans les autres secteurs de l’économie. Nous n’avons pas la certitude qu’il
y a création nette d’emplois dans l’ensemble de l’économie. Par exemple, si le pois-
son coûte plus cher à cause de l’imposition de droits de douane, le coût de tous les
repas préparés que le royaume vend à l’étranger augmentera. Nos fameux plats
préparés de poisson à la noix de coco se vendront moins bien à l’étranger. Nous
perdrons des emplois dans ce secteur. Ensuite, si nos réduisons nos importations,
notre monnaie nationale prendra de la valeur et les étrangers devront payer davan-
tage pour nos produits. Nos exportations en souffriront. Là encore, des emplois seront
perdus. Et songez que, si vous fermez notre marché au poisson des Îles-Unies, le
gouvernement de ces îles prendra peut-être des mesures de représailles et empê-
chera vos sujets d’y vendre des noix de coco. Quand on tient compte de toutes les
conséquences possibles, sinon probables, de l’imposition de droits de douane, la
protection des emplois n’est pas un résultat assuré. »
Bien-être des
consommateurs
Bien-être des
pêcheurs
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 309
9. CONCLUSION
N O T E S
1. « France’s Actions Belie Free-Trade Talk As It Attempts to Curtail Imports Flood », The Wall Street Journal, 29 octobre 1982.
2. A. Blinder, Hard Heads, Soft Hearts : Tough Minded Economics for A Just Society, Reading, Addison-Wesley, 1987, p. 116.
SIXIÈME PARTIE
CONCLUSION
Chapitre 18
LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
18
CHAPITRE
LE RÔLE DE
L’ÉCONOMISTE
L a réalité est contraignante tant pour les sociétés que pour les individus. Le rôle
de l’économiste consiste à rappeler constamment cette vérité toute simple, mais
si facilement oubliée. Tout comme les individus, la société doit composer avec une
contrainte budgétaire : elle ne peut, sans s’endetter, consommer plus qu’elle ne pro-
duit et sa capacité de produire est limitée par les ressources dont elle dispose. Le
message de l’économiste est clair : les ressources sont rares et il faut en faire le
meilleur usage possible. L’allocation optimale des ressources n’est rien d’autre.
La société doit faire des choix. Cependant, qui doit décider ? Qui doit être juge ?
Selon quelles normes, selon quels critères faut-il évaluer les multiples allocations
possibles afin de choisir la meilleure d’entre elles ? À entendre un certain nombre
de gens, la décision ne revient certainement pas aux économistes. Ceux-ci ne
seraient guère que des comptables présomptueux, qui ramènent toute chose à sa
valeur pécuniaire et préconisent de sombres coupures dans le domaine de l’éduca-
tion et de la santé, et cela à seule fin d’atteindre l’équilibre budgétaire. On ne peut
leur permettre d’imposer leurs valeurs personnelles à l’ensemble de la société.
Les économistes sont d’accord avec cette prise de position. La morale ou l’éthique
ne sont pas de leur ressort. Ils n’exercent pas d’autorité morale, bien au contraire,
la science économique se voulant amorale. Il ne leur appartient pas d’imposer leurs
valeurs à la société. D’ailleurs, la plupart évitent de le faire, bien que cela soit par-
fois difficile, car des idées en apparence neutres véhiculent souvent des valeurs. Les
économistes sont essentiellement des messagers : leurs recommandations doivent
refléter les valeurs et les désirs exprimés par la collectivité.
C ’est au consommateur qu’il revient de prendre les décisions, d’évaluer les allo-
cations possibles. Le consommateur est souverain ; lui seul est en mesure
d’évaluer sa propre situation, son propre bien-être. Personne ne peut le faire à sa
place. L’allocation des ressources doit se faire selon ses vœux. Il fait connaître ses
désirs par les décisions qu’il prend sur les marchés, chaque consommateur pouvant
voter dans la mesure de ses revenus.
Qu’un individu préfère la revue Playboy à The Economist, qu’il lise Le Journal de
Montréal au lieu du Devoir, c’est son affaire. Que les consommateurs dépensent des
sommes énormes pour se procurer de la nourriture pour animaux ou qu’ils se ras
semblent pour admirer des hommes forts qui simulent des combats de lutte dans
le cadre d’un spectacle bien orchestré, qu’ils parent leurs pelouses de flamants roses
en plastique ou qu’ils y placent un Rodin, cela ne regarde qu’eux, pourvu que leurs
actions ne nuisent pas aux autres membres de la société.
Tout n’est pas que blanc ou noir, toutefois. Que le consommateur soit libre de
choisir ses chaussures et son alimentation va de soi. La question est plus délicate
dans le cas de certains consommateurs, comme les enfants et les handicapés men-
CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE 315
taux, et de certains biens. Doit-on laisser les personnes libres de consommer des
drogues, même si personne d’autre n’est touché ? Qu’en est-il de la pornographie et
de l’avortement ? Doit-on en toutes circonstances reconnaître la souveraineté du
consommateur ? Chaque économiste apportera probablement une réponse légère-
ment différente à cette question. En règle générale, cependant, l’économiste tend à
respecter, sans les juger, les désirs du consommateur (encadré 18.1).
E N C A D R É 1 8 - 2 La fontaine confisquée
partager ce sort. Malheureusement, ce qui est bon pour les autres n’est pas néces-
sairement ce que nous ferions personnellement si nous étions à leur place. Laissons
aux gens le soin de décider eux-mêmes : ils en supporteront eux-mêmes les con
séquences.
Le postulat de la souveraineté du consommateur n’exclut pas cependant une
certaine forme de paternalisme. Selon des recherches récentes en matière de com-
portement des consommateurs, il est possible d’encadrer les choix individuels sans
véritablement restreindre la souveraineté du consommateur. Par exemple, en
matière de régimes de retraite, les consommateurs ne seraient pas parfaitement
rationnels et feraient des choix différents selon qu’on leur offre l’option d’adhérer à
un régime ou l’option de se retirer du même régime. Si on inscrit les individus à un
régime donné et qu’ils ont la possibilité de se retirer, ils sont plus nombreux à faire
partie du régime que s’ils doivent eux-mêmes s’inscrire au régime. Cette différence
dans les comportements laissent donc une certaine marge de manœuvre aux auto-
rités pour influencer les choix individuels sans porter atteinte à la souveraineté du
consommateur1.
Pourtant, diront certains, les économistes dépensent une grande énergie à dicter
une ligne de conduite à la société. Ne sont-ils pas en train de décider à la place des
autres ? Ne se comportent-ils pas en « gérants d’estrade » quand ils font leurs recom-
mandations ? Il en serait ainsi si ces recommandations découlaient de leurs préfé-
rences personnelles, mais elles reflètent plutôt les préférences des consommateurs
telles qu’elles s’expriment sur les marchés. C’est en cela que consiste leur compétence
professionnelle : ils connaissent les mécanismes du marché et ils sont en mesure de
déceler les préférences des individus.
Le postulat de la souveraineté du consommateur a son utilité : il oblige les éco-
nomistes à faire abstraction de leurs préférences personnelles. S’il fallait que chaque
économiste inscrive ses préférences et ses valeurs personnelles dans l’analyse des
politiques, il en résulterait un fouillis inextricable. On obtiendrait autant d’analyses
divergentes que d’économistes. Les conclusions différeraient non seulement à cause
des lectures différentes qu’ils feraient des phénomènes, mais aussi en raison de leurs
valeurs personnelles différentes. Il ne serait plus possible de faire la part des valeurs
et des faits dans ces conclusions. Si l’économiste s’abstient d’évaluer la distribution
des revenus, ce n’est pas parce qu’il considère la question comme peu importante.
C’est plutôt dans le but de réduire la part des valeurs dans son analyse afin de la
rendre aussi générale que possible. C’est pourquoi l’économiste formule le problème
de l’allocation optimale des ressources de façon à éviter de comparer la satisfaction
de chacun, en recourant au critère de compensation.
celles-ci limitent les possibilités d’action tout autant que les ressources disponibles.
Les autorités gouvernementales doivent elles aussi se soumettre à ces contraintes,
même si elles sont en position d’autorité. Si elles négligent ces règles, leurs politiques
sont vouées à l’échec.
L ’ efficacité en tant qu’objectif peut être incompatible avec une distribution équitable
des revenus. Les économistes évaluent les situations en termes allocatifs. Or, la
société peut attacher suffisamment d’importance à une distribution équitable des
revenus pour être disposée à sacrifier l’objectif d’efficacité dans une certaine mesure.
Par conséquent, il est contre-indiqué de viser l’efficacité sans tenir compte des effets
distributifs. Cela, les économistes l’oublient peut-être trop facilement. Il ne faut pas
pour autant négliger leurs recommandations quant au choix des instruments de
redistribution à utiliser. Toute redistribution des revenus implique une perte d’effi-
cacité, mais cette perte varie en importance selon les moyens employés. À cet égard,
l’analyse économique fournit des enseignements souvent ignorés par les gouver
nements, qui affectionnent une méthode de redistribution inutilement coûteuse :
la modification des prix.
320 SIXIÈME PARTIE CONCLUSION
exigent des ressources et ils doivent logiquement être incorporés dans l’analyse de
l’allocation des ressources. Plus la sécurité nationale, l’identité culturelle et le main-
tien de la démocratie ont de l’importance aux yeux de la population, plus la société
doit leur consacrer des ressources considérables. Le conflit présumé n’existe pas.
10. CONCLUSION
D e toute évidence, l’analyse présentée dans ce manuel n’est pas neutre, puisqu’elle
repose sur le postulat de la souveraineté du consommateur. Elle paraîtra ten-
dancieuse à ceux qui n’acceptent pas ce postulat. Il aurait été possible d’adopter une
approche positiviste, parfaitement neutre, qui se serait contentée d’exposer les effets
des politiques économiques, mais celle-ci aurait grandement restreint l’analyse et
aurait été d’une utilité réduite. Par exemple, elle aurait interdit de poser cette affir-
mation toute simple, fréquemment avancée par les économistes, à savoir que
« l’échange engendre des gains ». Plutôt que de restreindre à ce point l’analyse, il
nous a paru préférable d’accepter le postulat de la souveraineté du consommateur
et ses conséquences.
Mis à part ce postulat, l’analyse économique se veut aussi neutre que possible.
Puisqu’elle n’incorpore aucun objectif distributif précis, laissant à d’autres le soin
de déterminer la distribution équitable des revenus, elle peut servir à n’importe
quel parti politique qui accepte la souveraineté du consommateur. La tarification
des services publics est compatible avec la volonté d’aider les démunis, ses consé-
quences distributives sont fonction des mesures compensatoires qui l’accompagnent.
Il en est de même du libre-échange. Le fait de montrer l’efficacité allocative du
régime de marché ne présume en rien des objectifs distributifs que l’on peut viser.
On peut croire à l’efficacité du marché tout en étant compatissant à l’endroit des
défavorisés, tout en préconisant une approche humaine des politiques économiques.
On peut être économiste et humain : l’un n’interdit pas l’autre, en dépit, parfois, des
apparences.
N O T E
1. Pour un article récent sur le sujet, voir « The Avuncular State », The Economist, 8 avril 2006.