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Le dossier

Claude Mathieu

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Que reste-t-il du cinéma
de Sautet ?
Des hommes immatures, et des femmes qui
s’en lassent : Claude Sautet était le virtuose
de la confusion de vivre, du temps qui passe.
Il fait toujours l’admiration des jeunes cinéphiles.

Par Guillemette Odicino

V
oilà tout juste vingt ans mourait Claude Après un passage par les Arts décoratifs, il fait donc l’Idhec 1969. Le réalisateur,
Sautet. On ne se souvient pas s’il a plu ce (la Fémis actuelle). Intrigué par la manière dont un film est disparu il y a vingt
ans, préparait
22 juillet 2000, mais on se plaît à imaginer construit, il cherche, ensuite, à devenir monteur. Pensant Les Choses de la vie.
qu’une minute de silence se fit, instinctive- aider le destin, il inscrit « monteur » sur sa carte de travail,
ment, dans les bistrots, les brasseries, ces nécessaire en ces temps d’Occupation. Huit jours plus tard,
lieux qu’il aimait tant filmer. Ou que tout le il est convoqué à la Kommandantur, où il est considéré
monde alluma une cigarette, en mémoire de cet adepte de comme… monteur-ajusteur. Pour éviter le service du tra-
gitanes brunes sans filtre que ses personnages fumaient, à vail obligatoire (STO) en Allemagne, il part dans le Jura tra-
son image, comme des pompiers. vailler dans un centre d’enfants de délinquants.
Les nouvelles générations ne cessent de clamer leur ad- Dans les années 1950, assistant de nombreux réalisateurs,
miration pour son cinéma : elles trouvent des préoccupa- dont Jacques Becker, il commence à collaborer à l’écriture
tions éternelles chez ce grand bâtisseur de fictions dont le de films — inaboutis. Jusqu’à la fin de sa carrière, il restera
seul « défaut », pour certains cinéphiles, était d’avoir plon- un sauveur de scénarios : un « ressemeleur », comme disait
gé dans l’âme humaine sans chercher à épouser le style de François Truffaut. C’est le cas, en 1959, pour Le fauve est lâ-
la Nouvelle Vague. Enfin balayé, le cliché du cinéaste socio- ché, de Maurice Labro, grâce à qui il rencontre Lino Ventu-
logique des années Pompidou puis Giscard, et des petits- ra. Quelque temps plus tard, l’acteur lui met entre les mains
bourgeois qui se posent des questions ! D’ailleurs, le film le roman de José Giovanni, Classe tous risques : « Tu veux réa-
dont il était le plus fier, et qu’il revendiquait comme le plus liser un film ? Lis ça cette nuit et donne-moi ta réponse demain
personnel, reste Max et les Ferrailleurs (1971), polar ultra­ avant 10 heures. » Dans ce premier long métrage, déjà, Sau-
stylisé où une prostituée solaire (Romy Schneider) bous- tet filme la solidarité masculine, mais entre truands.
cule les certitudes d’un policier glacial (Michel Piccoli). Le Pendant les trois ans qui suivent, il travaille sur des adap-
vrai cœur de son cinéma est aujourd’hui lumineux pour tations, sans succès, collabore même quatre mois avec l’écri-
tous : l’angoisse et la confusion de vivre. « Les choses n’ar- vain Dino Buzzati sur l’adaptation du Désert des Tartares. En
rivent jamais comme on croit. C’est le sujet de tous mes films », vain. Sautet pense alors arrêter le cinéma pour devenir
assurait-il. peintre d’appartements. Au moins, se dit-il, il aura le temps
Comment Claude Sautet, né le 23 février 1924 à Mont­ de bouquiner pendant que la première couche sèche…
rouge, dans la proche banlieue parisienne, et qui rêvait, en- La mise en scène, pourtant, le démange, et le bon bou-
fant, d’être clown ou évêque, devint-il le grand météo­ quin arrive : Ont-ils des jambes ? Une singulière série noire
rologue des sentiments ? Grâce à sa grand-mère maternelle, de Charles Williams, avec un capitaine de bateau qui sera
qui, lorsqu’il est enfant, trouve tous les prétextes pour l’em- incarné, à nouveau, par Lino Ventura. Souvent, la vie res-
mener voir des films d’amour. Puis grâce à tous ces films semble à un (futur) film de Sautet. En 1965, au moment où
noirs et ces westerns qu’il découvre, à l’adolescence, sort L’Arme à gauche, son père, qu’il avait peu connu, et qui
comme ceux de Howard Hawks dont il aime la mise en avait ouvert un bistrot en face du cimetière du Mont­
scène « invisible ». parnasse à Paris, est hospitalisé. Fier que son fils fasse du ☞

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Le dossier Claude Sautet, un cinéma qui nous ressemble

vérité de la part de ses interprètes :


« Pas assez vivant ! Recommence ! Pas de
pudeur ! »
Au volant, les hommes, aussi, s’em-
bourbent. Au sens propre. Dans Mado
(1976) — sa « petite fresque sombre » —,
Piccoli incarne Simon, un promoteur
aux prises avec des margoulins, qui
échoue à garder Mado, fille du peuple
indépendante, et seule figure vitale du
film. Quittant l’autoroute, après une
parenthèse arrosée, Simon, son père,
son cousin, l’avocat, l’architecte et le
comptable s’enlisent dans la gadoue
Gérard Depardieu, cinéma, il lui balance quand même, mourant : « L’Arme à d’une voie sans issue… Une séquence qui résume bien le ci-
Yves Montand, gauche, tu aurais pu trouver un autre titre… » néma de Sautet, éternelle étude de l’empêchement face à la
Michel Piccoli
et Serge Reggiani Mais c’est avec Pierre (Michel Piccoli), le quadragénaire crise sociale et intime. D’où l’importance des bistrots et des
dans Vincent, des Choses de la vie (1970), que le cinéaste entame sa longue brasseries, derniers havres de partage, où l’amitié s’épanche
François, Paul liste d’hommes qui doutent et fuient face à la difficulté de et se consolide sur le zinc. Les cafés sont aussi, pour lui, l’oc-
et les autres (1974 ) :
la fin des Trente vivre. L’accident de voiture au début, filmé en divers ralen- casion de véritables ballets, de clients comme de serveurs
Glorieuses. tis (scène célèbre, composée de soixante-six plans), donne (Garçon !, 1983). Aux Arts-Déco, grâce à un copain, Sautet
sa puissance tragique à un banal dilemme amoureux. La voi- avait découvert Debussy, Ravel, Stravinsky, et le jazz. Sou-
ture : habitacle omniprésent dans le cinéma de Sautet, avec, vent, ce grand mélomane disait qu’il préférait la musique
derrière les vitres souvent mouillées de pluie, des hommes — « un art de la durée, non explicite » — au cinéma, et que le su-
qui restent silencieux devant la franchise des femmes. Ou au jet de ses films l’intéressait moins que la manière dont ils se
volant desquelles ils fanfaronnent, comme le César (Yves déroulent et dont les sentiments s’y enchaînent.
Montand) de César et Rosalie (1972), patron d’une casse de Quand ce n’est pas autour d’un café ou d’une Suze, l’ami-
métaux, qui ne supporte pas qu’on le dépasse et accélère tié circule dans des maisons de bord de mer ou à la cam-
jusqu’à une sortie de route en plein champ. Une première pagne, comme dans Vincent, François, Paul et les autres
version du scénario existait depuis 1963, avec Vittorio Gass- (1974), qui raconte à merveille une époque finissante. Envo-
man et Annie Girardot dans les rôles principaux. Gassman lées, les Trente Glorieuses ! La première grande crise d’après-
avait refusé le rôle de César (pas question de jouer un cocu !), guerre se profile, et les quinquas sont fatigués. Ils sont restés
qui, à l’origine, finançait des courses de moto. En 1972, Sau- des gosses, et les femmes, elles, se lassent de ces hommes
tet reprend tout de zéro avec Jean-Loup Dabadie, son com- immatures. À travers le personnage de Jean (Gérard Depar-
À VOIR plice en écriture depuis Les Choses de la vie. Il pense à Cathe- dieu), Sautet raconte aussi la nouvelle génération, en passe
Tous les films rine Deneuve pour incarner Rosalie, mais l’actrice tarde à de se confronter à d’autres épreuves. Sur le tournage, le réa-
de Claude Sautet répondre, tandis que Romy Schneider le harcèle : « Rosalie, lisateur s’emploie à apaiser la guéguerre d’ego entre les
(sauf trois) sont c’est moi ! » Yves Montand n’est pas très chaud, lui non plus, « trois Italiens » — Montand, Piccoli et Reggiani. Mais éclate
disponibles à l’idée d’incarner un homme trompé. Simone Signoret, qui de rire quand, dans la célèbre scène du gigot, Piccoli le sur-
en DVD ou Blu-ray aime beaucoup Romy, finit par convaincre son compagnon, prend en imitant une de ses ­colères homériques.
chez Studio Canal, dont Sautet veut exploiter le côté « enfantin et un peu men- Après ce titre plein de prénoms masculins, et surtout
et en VOD teur ». Le tournage est tendu : Montand écrase de sa superbe Mado, où les hommes ne trouvent plus d’issue, place, une
sur la plupart Samy Frey, tétanisé, qui se demande bonne fois, aux femmes, si fortes et
des plateformes. comment faire exister son personnage décidées, et à Une histoire simple
Classe tous de David. Romy, agacée par Montand, « Les choses n’arrivent (1978), le long métrage que Sautet
risques, L’Arme
à gauche et Mado
ne cesse de répéter : « Il me fait chier, ce-
lui-là ! » Puis les rapports finissent par
jamais comme on croit. avait promis à Romy pour ses 40 ans.
Ce grand film est l’un des premiers à
sont disponibles s’inverser, et Yves, véritable petit gar- C’est le sujet faire de l’avortement un ressort dra-
en VOD sur Orange,
Arteboutique,
çon, demande sans arrêt : « Mais c’est
bien pour moi que Rosalie revient à la
de tous mes films. » matique, alors que la loi Veil n’est en
place que depuis trois ans. Et il y pri-
Lira Films

La Cinetek fin ? » Sautet, lui, comme à son habi- Claude Sautet vilégie, pour une fois, le quotidien de
ou UniversCiné. tude, bouillonne et éructe, en quête de l’amitié féminine. ☞

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Le dossier Claude Sautet, un cinéma qui nous ressemble

« Écris-moi un film
rien qu’à moi »
Impossible de citer Sautet sans penser à Romy
Schneider. Sur le tournage des Choses de la vie,
leur première collaboration, elle pressent que ce film
sera l’enterrement (en première classe) de Sissi qu’elle
souhaite tant faire oublier : elle obéit au doigt, à l’œil,
et même à l’intonation près, aux conseils du cinéaste.
Quand il n’est pas assez attentif pendant une prise,
elle réclame : « On peut la refaire ? Tu ne m’as pas
regardée ! » Le réalisateur confiera à Michel Boujut
dans les merveilleuses Conversations avec Claude
Sautet (Actes Sud) que leurs rapports furent
« immédiatement euphoriques comme si elle attendait
un metteur en scène dans mon genre ». Le genre
à deviner les forces et les gouffres des femmes…
« Te crois-tu capable de jouer une prostituée ? »
lui demanda-t-il avant Max et les ferrailleurs. Ce fut
le rôle qu’elle eut le plus de plaisir à jouer : une fille
de joie, il n’y avait pas mieux pour prouver sa sensualité
☞ Et la solitude qu’on perçoit si souvent dans son œuvre ? L’in- Dans Nelly solaire, sa fibre populaire, définitivement coupée
capacité à aimer sans détruire ? Chez Sautet, l’homme est et M. Arnaud (1995), de la crinoline. Portée par son entente particulière
Michel Serrault,
perdu d’avance quand rien ne le rattache aux autres. Avec comme un double avec ce cinéaste qui avait appris à la connaître, à la
Un mauvais fils (1980), il se concentre sur le rapport père-fils. de Claude Sautet, protéger aussi, elle rayonnait. Et exigeait, à coup de
Ils étaient rares, les metteurs en scène capables de calmer raconte sa vie à lettres ou au téléphone, qu’il la filme et l’aime encore.
Emmanuelle Béart.
les tourments de Patrick Dewaere. Fier d’avoir été préféré « Rosalie, c’est moi ! », et il lui offrit son Jules et Jim à elle
à Depardieu (un temps envisagé), et très impressionné par (César et Rosalie). « Écris-moi un film rien qu’à moi » :
Sautet, l’acteur arrive tous les jours sur le tournage à 6 h 30, grâce à son rôle de Marie dans Une histoire simple,
en forme et le doigt sur la couture du pantalon pour ne pas qui décide d’avorter de l’homme qu’elle va quitter,
le décevoir, alors que, comme son personnage, il se débat elle empocha son deuxième césar.
avec de gros problèmes de drogue. Grâce à Sautet, et à son coscénariste Jean-Loup
À la suite de ce film, le cinéaste change de scénariste Dabadie, la sensible Autrichienne devint la femme
— Jacques Fieschi remplace Jean-Loup Dabadie —, et de française des années 1970 dans toute sa splendeur,
Romy Schneider
doubles à l’écran. Après Piccoli et Montand, Daniel Auteuil et Michel Piccoli face à des hommes dépassés. Dix ans après sa mort,
incarnera, par deux fois, une masculinité solitaire, fermée dans Les Choses le cinéaste choisit Emmanuelle Béart pour Un cœur
aux sentiments. Il a, d’abord, le cœur en hibernation dans de la vie, en 1970 : en hiver (1992) car sa « vibration » lui rappelait Romy.
l’indécision
Quelques jours avec moi (1988), drame tragicomique (et anti­ et les regrets sont Elle aurait détesté, sûrement, être qualifiée d’égérie.
bourgeois) sur un riche héritier dépressif. Puis sera carré- au cœur du film. Une amie des choses de la vie et du cinéma, ça oui.
ment frigide affectivement dans Un cœur en hiver (1991), le
chef-d’œuvre de Sautet. Stéphane, si désenchanté, y séduit
la violoniste Camille (Emmanuelle Béart), finissant — dans
une voiture ! — par assommer la jeune femme d’un « je ne
vous aime pas » coupant comme la glace.
En 1995, il pleut toujours dans Nelly et M. Arnaud, dernier
film de ce virtuose du temps qui passe, du trop tôt et du trop
tard, des hommes poules mouillées, et des femmes qui
courent sans parapluie. Michel Serrault devient son double,
mimétique, face à Emmanuelle Béart, encore. Un vieil
homme raconte sa vie à une jeune femme qui a la sienne de-
vant elle, tout en vidant sa bibliothèque. Il se « délivre »,
comme disait le cinéaste. Scène inoubliable : monsieur Ar-
naud regarde dormir Nelly. Elle se réveille, lui sourit, se ren-
Films Alain Sarde | Claude Mathieu

dort. Ce sourire confiant pourrait être celui que toutes les


femmes aimeraient adresser à Claude Sautet •

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