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N° 670 Décembre 2023

Tradition ou
Les doutes (I) herméneutique ? Les doutes (II)
Abbé Jean-Michel Gleize Abbé Jean-Michel Gleize Abbé Jean-Michel Gleize

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LES DOUTES
(I)
L
’épisode marquant de 2. Cette réponse n’en est pas une, que prévoit le Droit de l’Eglise 3, le
l’actualité relativement puisqu’elle ne respecte pas le procédé 2 octobre, les cardinaux ont rendu
récente est encore dans les normalement requis lorsque le Saint publique cette deuxième version de
mémoires. Le 10 juillet dernier, Siège donne les éclaircissements leurs Dubia, dans une « Notification
les cinq cardinaux Brandmüller, sollicités sur les points signalés. En adressée aux fidèles du Christ »,
Burke, Sandoval Íñiguez, Sarah et effet, l’usage est de répondre par laquelle indique aussi les raisons
Zen Ze-kiun ont présenté au Pape « oui » ou « non » à une question profondes de cette démarche
« cinq questions demandant des suffisamment précise pour se passer accomplie auprès du Pape 4. « Vue
éclaircissements sur certains points de tout autre commentaire. Dans la gravité de l’affaire des Dubia,
relatifs à l’interprétation de la sa lettre du 11 juillet, le Pape se concluent les cinq cardinaux dans
Révélation divine, à la bénédiction livre à des considérations vagues et cette adresse, « surtout en vue de la
des unions des personnes de diversifiées, qui n’éclaircissent rien. session imminente du Synode des
même sexe, à la synodalité comme Voilà pourquoi, dans une seconde évêques, nous estimons qu’il est
dimension constitutive de l’Église, lettre datée du 21 août, les cinq de notre devoir de vous informer,
à l’ordination sacerdotale des cardinaux ont adressé au Souverain vous les fidèles (canon 212 § 3),
femmes et au repentir comme Pontife une nouvelle version de afin que vous ne soyez pas sujets
condition nécessaire à l’absolution leurs Dubia, encore plus précise à la confusion, à l’erreur et au
sacramentelle » 1. Le Pape François et concise, de manière à obliger découragement, mais que vous
leur a adressé une réponse, dans une leur destinataire à donner le genre priiez pour l’Église universelle et, en
lettre datée du lendemain même, de réponse attendue, garante de particulier, pour le Pontife romain,
11 juillet 2023, et sa réponse a été clarté 2. Réponse qui ne leur était afin que l’Évangile soit enseigné
rendue publique par le Vatican le 2 toujours pas donnée fin septembre. avec toujours plus de clarté et suivi
octobre suivant. C’est pourquoi, conformément à ce avec toujours plus de fidélité ». On
1 Site Vatican News, sur la page du 2 octobre 2023 ; cf. : https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2023-10/le-pape-repond-aux-dubia-de-cinq-cardinaux.html.
2 https://laportelatine.org/actualite/rome-des-dubia-adresses-au-pape-par-cinq-cardinaux
3 Le paragraphe 3 du canon 212 du Code de Droit Canonique de 1983 prévoit en effet que tout membre de l’Eglise (et donc les évêques eux-mêmes, dont le Pape
est le Pasteur) a « le droit et même parfois le devoir » non seulement de « donner à ses Pasteurs son opinion sur ce qui touche le bien de l’Église », mais aussi « de la
faire connaître aux autres fidèles » - restant sauves l’intégrité de la foi et des mœurs et la révérence due aux pasteurs, et en tenant compte de l’utilité commune et de la
dignité des personnes.
4 Cf. : https://fr.zenit.org/2023/10/05/les-cardinaux-qui-ont-soumis-des-dubia-au-pape-expliquent-pourquoi-ils-lont-fait/

1
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ne saurait mieux dire - mieux, c’est-
à-dire en toute modestie et respect
du bien commun de la sainte
Eglise. Et pourtant, le journaliste
Mathieu Lasserre, dans le Journal
La Croix du 4 octobre 2023, n’a
pas rougi d’évoquer, en un titre à
la formulation particulièrement
odieuse, « ces questions doctrinales
devenues un outil politique des
opposants au Pape » 5. En tout
état de cause, c’est à la suite de la
publication de cette Notification, le
2 octobre, que le Saint Siège a rendu
publique, le même jour, la réponse
du Pape à la première version des
Dubia, celle du 10 juillet.
3. Nous voudrions nous en tenir ici
au tout premier de ces Dubia, à la
première question que les cardinaux
ont posée au Pape François. Celle-
ci concerne le concept même de
la Tradition dans l’Eglise, tel qu’il
doit s’entendre à travers celui de la
Révélation. En effet, si la Révélation
est immuable dans la signification
des vérités dont elle donne aux
hommes la connaissance, la
Tradition, qui a pour objet d’en
assurer la conservation et la
transmission, doit rester fidèle à
transmettre la même signification
inaltérée. Aux yeux des cardinaux,
ces deux concepts clés de Révélation
et de Tradition deviendraient
problématiques, si l’on s’en tient
« aux affirmations de certains
évêques, qui n’ont été ni corrigées
ni rétractées ». Voilà pourquoi
la question est posée au Pape de
savoir si « la Révélation divine dans
l’Église doit être réinterprétée en
fonction des changements culturels
de notre temps et de la nouvelle vision
anthropologique que ces changements
promeuvent » ; ou si, à l’inverse, « la
Révélation divine est contraignante
5 https://www.la-croix.com/religion/dubia-questions-doctrinales-devenues-outil-politique-opposants-pape-2023-10-04-1201285417
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pour toujours, immuable et donc à Mgr Lefebvre. Mais question bien
ne pas contredire, selon ce qui a été différemment posée. Question de
dicté au Concile Vatican II et qui la double « herméneutique », pour
stipule qu’à Dieu qui révèle est due Benoît XVI : rupture ou renouveau
'' l’obéissance de la foi '' (Constitution dans la continuité ? Question
dogmatique Dei Verbum, n° 5) ; du double Magistère, pour Mgr
que ce qui est révélé pour le salut Lefebvre : vrai Magistère de
de tous doit rester '' à jamais intact toujours ou nouveau « magistère »
'' et vivant, et être '' transmis à toutes de Vatican II ? Herméneutique
les générations ''(n° 7) et que le ou Magistère ? Deux manières
progrès de l’intelligence n’implique opposées de poser la même question
aucun changement dans la vérité des appellent inévitablement deux
choses et des mots, parce que la foi a réponses différentes. La réponse
été '' transmise une fois pour toutes '' qu’appelle le premier de ces cinq
(n° 8), et que le Magistère n’est pas Dubia présentés au Pape François
supérieur à la Parole de Dieu, mais par les cinq cardinaux passe par la
n’enseigne que ce qui a été transmis résolution de cette ambiguïté.
(n° 10) ». La question, on doit le
remarquer, est posée au Pape en Abbé Jean-Michel Gleize
des termes qui font référence aux
enseignements du concile Vatican
II, dans la constitution Dei Verbum,
qui traite de la Révélation divine –
lesquels ne sont pas non plus sans
soulever quelques difficultés.
4. La réponse du Pape demeurant
à leurs yeux dans le flou et dans
l’inconsistance, les cinq cardinaux
ont reformulé leur question de la
manière suivante : « Est-il possible
que l’Église enseigne aujourd’hui
des doctrines contraires à celles
qu’elle a précédemment enseignées
en matière de foi et de morale, que
ce soit par le Pape ex cathedra, ou
dans les définitions d’un Concile
œcuménique, ou dans le Magistère
ordinaire universel des évêques
dispersés dans le monde (cf. Lumen
Gentium, 25) ? ».
5. Derrière cette reformulation se
profile l’éternelle question, celle
qui fut au cœur du pontificat du
prédécesseur de François, comme
elle fut aussi au cœur du combat
mené dès le dernier Concile par
2

TRADITION OU HERMÉNEUTIQUE ?
« Benoît XVI décrit en effet la Tradition comme '' le fleuve vivant dans lequel les origines sont toujours
présentes «(Catéchèse, 26 avril 2006) '' 1.
L
e 11 octobre 2017, le
Pape François adressait un
discours aux participants à la
rencontre organisée par le Conseil
Pontifical pour la promotion
de la Nouvelle Evangélisation.
Ce discours survenait le jour du
vingt-cinquième anniversaire
de la Constitution apostolique
Fidei depositum, par laquelle son
prédécesseur, le Pape Jean-Paul
II, avait promulgué le Nouveau
Catéchisme de l’Eglise Catholique,
en 1992, trente ans après l’ouverture
du Concile Vatican II.
-I-
L’héritage de Vatican II
2. Reprenant les propres paroles
prononcées par Jean XXIII dans
son Discours d’ouverture du 11
octobre 1962, François pense
pouvoir résumer la mission de
l’Eglise à l’égard du dépôt de la
foi par ces deux mots : « garder et
poursuivre ». Jean XXIII disait en
effet, en parlant de la Tradition
de l’Eglise et de sa doctrine : « Ce
précieux trésor nous ne devons
pas seulement le garder comme
si nous n’étions préoccupés que
du passé, mais nous devons nous
mettre joyeusement, sans crainte,
au travail qu’exige notre époque,
en poursuivant la route sur laquelle
l’Eglise marche depuis près de vingt
siècles ». Glosant sur ce propos de
son prédécesseur, François fait
référence au fameux passage de la
1 François, « Discours aux membres de la Commission Théologique Internationale », au Vatican le jeudi 24 novembre 2022.
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constitution Dei Verbum : « Cette
Tradition progresse […] s’accroît,
[…] tend constamment vers la
plénitude de la divine vérité, jusqu’à
ce que soient accomplies en elle les
paroles de Dieu » (n° 8).
- II -
Quelle relecture du Concile ?
3. Il est remarquable que le
Pape présente ce passage comme
décrivant ce qu’il appelle « la
dynamique interne » à un processus
que la constitution Dei Verbum
décrit quelques lignes plus haut,
dans le même n° 8 : « L’Église
perpétue dans sa doctrine, sa vie et
son culte et elle transmet à chaque
génération, tout ce qu’elle est elle-
même, tout ce qu’elle croit » Et
François commente : « Les Pères du
Concile ne pouvaient pas trouver
une expression synthétique plus
heureuse pour exprimer la nature
et la mission de l’Eglise. Ce n’est
pas seulement dans la ''doctrine'',
mais également dans la '' vie" et le
''culte'' que les croyants peuvent
devenir Peuple de Dieu ». Et c’est
justement, dit-il, à partir de là,
c’est-à-dire à partir de ce fait que
la Tradition est « vie et culte », et
pas seulement « doctrine », que
cette même Tradition, assimilée
par François à l’Eglise elle-même,
« tend vers la plénitude de la
vérité ». On le notera en effet :
alors que le texte de Dei Verbum
parle littéralement et précisément
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de « l’Eglise » pour dire qu’elle
tend vers la plénitude de la vérité,
le Pape François parle quant à lui
de « la Tradition », donnant ainsi
du texte de Vatican II une citation
modifiée. En introduisant cette
modification, le Pape entendrait-
il déclarer, avec l’autorité de son
magistère, le sens authentique de
Dei Verbum ? Aurions-nous là un
échantillon - un de plus - de la
fameuse herméneutique, grâce à
laquelle le nouveau « magistère »
de Vatican II et de Benoît XVI se
réinterprète sans cesse lui-même ?
Et que veut dire le Pape ? Quelle
définition entend-il donner au
juste de la Tradition, dans la
continuité renouvelée (au prix de
la modification signalée) de Dei
Verbum ?
4. Le Pape s’en explique dans la suite
de son Discours. « La Tradition »,
dit-il, « est une réalité vivante et
seule une vision partielle peut penser
le ''dépôt de la foi'' comme quelque
chose de statique ». Et de recourir,
pour illustrer ce point, à l’une de
ces expressions imagées dont il a le
secret : « La Parole de Dieu ne peut
être conservée dans la naphtaline
comme s’il s’agissait d’une vieille
couverture dont il faudrait éloigner
les parasites ! Non. La Parole de
Dieu est une réalité dynamique,
toujours vivante, qui progresse et
croît vers un accomplissement que
les hommes ne peuvent entraver ».
Mais aussitôt après, voici que le
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Pape ajoute la précision suivante :
« Cette loi du progrès, selon
l’heureuse formule de saint Vincent
de Lérins - « annis consolidetur,
dilatetur tempore, sublimetur
aetate » (Commonitorium, XXIII,
9) - appartient à la condition
particulière de la vérité révélée telle
qu’elle est transmise par l’Eglise,
et ne signifie absolument pas un
changement de doctrine ».
5. Le Pape recourt ici à quatre
expressions distinctes. Il parle en
effet de la « Tradition », du « dépôt
de la foi », de la « Parole de Dieu »
et de la « doctrine ». A quelles
réalités ces quatre expressions font-
elles référence ? S’agit-il d’une seule
et même réalité ou de plusieurs
réalités distinctes ?
- III -
Tradition et Magistère avant
Vatican II
6. D’après les explications héritées
de la théologie traditionnelle 1,
nous pouvons dire que la Parole de
Dieu, la vérité révélée et le dépôt
de la foi sont une seule et même
réalité. Cette réalité ne peut pas
changer dans sa signification. Tel est
l’enseignement de la constitution
Dei Filius du concile Vatican I :
« La doctrine de foi que Dieu a
révélée n’a pas été proposée comme
une découverte philosophique à
faire progresser par la réflexion de
l’homme, mais comme un dépôt
divin confié à l’Epouse du Christ
pour qu’elle le garde fidèlement
et le présente infailliblement. En
conséquence, le sens des dogmes
sacrés qui doit être conservé à
1 Voir à ce sujet le numéro de novembre 2017 du Courrier de Rome, ainsi que le schéma préparé en 1962 par la Commission préparatoire du concile Vatican II, « De
fontibus revelationis », chapitre I dans Acta, series II, vol. III, pars I, p. 15 et sq, dont la traduction est en préparation pour être publiée aux Editions du Courrier de
Rome. Voir aussi Jean-Baptiste Franzelin, sj, La Tradition divine, Courrier de Rome, 2008 et Louis Billot, Tradition et modernisme, Courrier de Rome, 2007.
2 Voir l’article « Propos de table ? » dans le numéro de novembre 2017 du Courrier de Rome.
3 Pape François, Rencontres avec Dominique Wolton. Politique et société, Editions de l’Observatoire/Humensis, 2017, p. 316.
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perpétuité est celui que notre Mère
la sainte l’Eglise a présenté une fois
pour toutes et jamais il n'est loisible
de s'en écarter sous le prétexte ou
au nom d'une compréhension
plus poussée » (DS 3020). Saint
Vincent de Lérins, cité par cette
constitution Dei Filius, dit en effet :
« Que croissent et progressent
largement et intensément […]
l’intelligence, la science, la sagesse,
mais exclusivement dans la même
croyance, dans le même sens et
dans la même pensée ».
7. La doctrine est la formulation
de cette vérité révélée, telle que
le Magistère la propose d’une
manière toujours plus précise :
la doctrine ne change pas dans la
mesure où elle exprime toujours la
même signification et elle change
seulement dans sa formulation
verbale, et dans la mesure où elle
correspond à une expression plus
précise.
8. Enfin, la Tradition peut
s’entendre en deux sens. Dans
un premier sens, elle se dit par
distinction d’avec la Révélation
et désigne la transmission de la
vérité déjà révélée telle qu’elle est
accomplie par le Magistère de
l’Eglise, avec l’assistance du Saint
Esprit. Dans un deuxième sens,
elle se dit par distinction d’avec la
sainte Ecriture et l’une et l’autre
sont précisément des sources, les
deux sources de la Révélation.
Cette expression de « sources »
désigne les vérités objectives
révélées par Dieu, telles qu’elles
ont été communiquées à l’origine
tantôt par le moyen des Livres
4
saints de l’Ancien et du Nouveau
Testament, tantôt par le moyen de
la prédication orale du Christ et des
apôtres enseignant sous la dictée du
Saint Esprit. En ce deuxième sens,
la Tradition désigne le mode selon
lequel une partie des vérités révélées
par Dieu a été communiquée aux
hommes et ce mode de la Tradition
se contre-distingue du mode de
l’Ecriture.
- IV -
La Tradition dans la pensée de
François
9. Qu’en est-il dans la pensée
du Pape ? Reportons-nous,
tout d’abord, au livre paru en
2017 et où François a voulu
récapituler les grandes lignes de ses
« rencontres » avec le sociologue
français Dominique Wolton 2.
Il y parle déjà de la Tradition et
de l’éventuel « progrès » auquel
celle-ci peut donner lieu. Il définit
alors la Tradition comme un
« mouvement ». La Tradition dit-
il, c’est « la doctrine qui est en
chemin, qui avance » 3. Il illustre
aussitôt son propos avec l’exemple
de la peine de mort, décrétée, dit-
il, par les évêques au Moyen-âge
et aujourd’hui considérée comme
immorale par l’Eglise : « La
tradition a-t-elle donc changé ?
Non, mais la conscience évolue,
la conscience morale évolue. […]
Dans la tradition dynamique,
l’essentiel demeure : ne change
pas, mais grandit. Grandit dans
l’explicitation et la compréhension.
Ces trois phases de Vincent de
Lérins sont très importantes.
Comment grandit la tradition ?

Elle grandit comme grandit une
personne : par le dialogue, qui est
comme l’allaitement pour l’enfant.
Le dialogue avec le monde qui
nous entoure. […] Le dialogue fait
grandir et fait grandir la tradition.
En dialoguant et en écoutant une
autre opinion, je peux, comme
dans le cas de la peine de mort,
de l’esclavage, changer mon point
de vue. Sans changer la doctrine.
La doctrine a grandi avec la
compréhension. Ça, c’est la base de
la tradition » 4.
10. Il y a donc, dans la pensée du Pape,
une différence entre la « tradition » et la
« doctrine ». La doctrine ne change pas
alors que la tradition grandit lorsque la
conscience évolue, et cette croissance
se fait grâce au dialogue. Quelle est
cette « doctrine » qui ne change pas ?
Quelle est cette « tradition » (avec
un petit « t » minuscule) que nous
voyons si vantée par le Saint Père
et qui grandit ? Est-ce vraiment là
la sainte Tradition (avec un « T »
majuscule) assistée par l’Esprit de
Notre Seigneur, pour transmettre à
l’Eglise le dépôt de la foi ?
La Tradition est l’acte collectif du
Peuple de Dieu
11. Dans un Discours de 2013 à la
Commission biblique pontificale, le
Pape parle de la Tradition dans son
rapport aux Ecritures. « L’exégète »,
dit-il, « doit être attentif à percevoir
la Parole de Dieu présente dans
les textes bibliques en l’inscrivant
à l’intérieur de la foi de l’Église
elle-même. L’interprétation des
Saintes Écritures ne peut être
seulement un travail scientifique
individuel, mais doit être toujours
confronté, inscrit et authentifié par
4 Ibidem, p. 317-318.
5 François, Discours aux membres de la Commission biblique pontificale, le 12 avril 2013.
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la tradition vivante de l’Église ». Et
surtout, il ajoute : « Cette norme
est décisive pour préciser le rapport
correct et réciproque entre l’exégèse
et le Magistère de l’Église ». Ce qui
suppose une distinction entre : 1° les
Ecritures ; 2° la « tradition vivante
de l’Eglise » au sens où il l’entend ;
3° le Magistère de l’Eglise. La suite
de son propos confirme d’ailleurs
cette supposition : « Les textes
inspirés par Dieu ont été confiés
à la communauté des croyants, à
l’Église du Christ, pour alimenter
la foi et guider la vie de charité. Le
respect de cette nature profonde des
Écritures conditionne la validité et
l’efficacité mêmes de l’herméneutique
biblique». L’interprétation (ou
« l’herméneutique ») des textes
bibliques doit donc respecter ce fait
que « les textes inspirés par Dieu
ont été confiés à la communauté
des croyants », qui en est donc non
seulement le destinataire mais aussi
le dépositaire initial. Le Pape tire
de ce fait la conclusion qui en
découle alors nécessairement :
« Cela comporte l’insuffisance de
toute interprétation subjective ou
simplement limitée à une analyse
incapable d’accueillir en soi ce sens
global qui, au cours des siècles, a
constitué la Tradition de tout le
peuple de Dieu, qui "in credendo
falli nequit'' (Concile œcuménique
Vatican II, Constitution dogmatique
Lumen gentium, n° 12) »5. La
« tradition » doit donc se définir
pour le Pape comme l’acte de tout le
Peuple de Dieu qui donne son sens
global aux textes inspirés.
12. Dans une pareille logique, 1° que c’est cette vie qui représente
les Ecritures sont la Parole de Dieu comme telle non seulement la
telle que présente dans les textes tradition vivante de l’Eglise, au sens
bibliques ; 2° la « Tradition » est la vie de la transmission de ce qui a déjà
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DÉCEMBRE 2023
collective du Peuple de Dieu, avec
toutes les intuitions qu’elle recèle,
et qui découvre sans cesse dans la
foi le sens global de cette Parole,
au-delà de la lettre des textes ; 3° la
« doctrine » est la conceptualisation
de ces intuitions collectives et leur
expression verbale.
13. Cette logique est d’ailleurs
clairement exprimée deux ans plus
tard, en 2015, dans un message-
vidéo que le Pape a adressé au
Congrès international de théologie
de l’Université pontificale
catholique argentine. François dit
en effet ici que « nos formulations
de foi sont l’expression d’une vie
vécue et exprimée ecclésialement ».
Il y a là une inversion et elle
est extrêmement grave. Car
les formulations de foi sont en
réalité l’expression conceptuelle
et verbale, plus précise et plus
explicite, des vérités révélées par
Dieu ; le Magistère institué par le
Christ et assisté par le Saint Esprit
doit les mettre au point et les
proposer à l’adhésion des fidèles ;
et ceux-ci mènent, dans l’Eglise,
une vie sainte, dans la mesure où
ils se conforment dans leur agir
à ces vérités révélées par Dieu et
proposées à leur adhésion par ces
formulations du Magistère. C’est
donc, si l’on veut, la vie vécue
ecclésialement qui est l’expression
ou la traduction concrète, c’est-
à-dire la mise en pratique, des
formulations de foi. A l’inverse de
cela, pour François, les formulations
de foi sont l’expression de la vie du
Peuple de Dieu, ce qui suppose
DÉCEMBRE 2023
été révélé, mais aussi une source de
la Révélation, au sens d’un mode
de révéler la vérité. La Révélation
s’identifie alors avec l’expérience ou
la conscience commune du Peuple
de Dieu. Elle s’identifie aussi avec
la tradition qui communique
cette vérité révélée. Révélation et
Tradition sont un seul et même acte,
l’acte collectif et ecclésial du Peuple
de Dieu, car – François l’avait
bien dit à Dominique Wolton - la
Tradition est mouvement, au sens
d’une Révélation incessante. Et
les formulations de la foi en sont
l’expression directe. Le Pape précise
d’ailleurs que ces formulations
procèdent de ce vécu ecclésial dans
le cadre du dialogue avec le monde :
« Nos formulations de foi », dit-
il, « sont nées du dialogue, dans la
rencontre, dans la confrontation,
dans le contact avec les différentes
cultures, communautés, nations,
situations qui requéraient une
plus grande réflexion face à ce
qui n’a pas été expliqué avant ».
Et d’ajouter : « Ne l’oublions pas,
l’Esprit Saint chez le Peuple qui
prie est le sujet de la théologie ».
Le sujet de la théologie, c’est-à-
dire la source de sa réflexion. Et
c’est pourquoi, dit-il encore, « le
théologien est en premier lieu un
enfant de son peuple. […] Il est
l’homme qui apprend à valoriser
ce qu’il a reçu, comme signe de la
présence de Dieu, car il sait que
la foi ne lui appartient pas. Il l’a
reçue gratuitement de la Tradition
de l’Église, grâce au témoignage,
à la catéchèse et à la générosité de
beaucoup de personnes. Cela le
conduit à reconnaître que le Peuple
croyant dans lequel il est né a une
signification théologique qu’il ne
peut ignorer. Il sait qu’il est greffé
dans une conscience ecclésiale
6 François, Discours à une délégation de l’église luthérienne de Finlande, le 19 janvier 2019.
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et s’immerge dans ces eaux ». Et
le Pape termine son message en
concluant que, forts de cette idée de
la tradition, « nous nous insérerons
toujours plus dans ce Peuple
croyant qui prophétise, un Peuple
croyant qui annonce la beauté de
l’Evangile ».
14. Mais qu’advient-il alors du
Magistère et quel est son rôle, sinon
de maintenir cette vie du Peuple
croyant dans sa cohésion en lui
donnant l’expression appropriée de
ce qu’il vit ecclésialement, à travers
les formulations de la foi ? Le
« Magistère » doit donc se définir
comme la fonction ministérielle
qui a pour tâche de mettre au point
ces formulations et de redonner
avec elles au Peuple de Dieu
l’expression conceptuelle et verbale,
garante de son unité. Il suffit alors
de relire l’Encyclique Pascendi de
saint Pie X pour vérifier sans trop
de peine qu’avec cette idée que
François se fait de la Tradition et du
Magistère nous sommes en plein
modernisme. Le décret Lamentabili
ne condamne-t-il pas, en effet, la
proposition suivante (n° 6), qui
refléte exactement la pensée du
Pape actuel ? « Dans la définition
des vérités, l’Eglise enseignée et
l’Eglise enseignante collaborent de
telle façon qu’il ne reste à l’Eglise
enseignante qu’à sanctionner les
conceptions communes de l’Eglise
enseignée » (DS 3406).
15. D’autres extraits de la
prédication du Pape viennent à
l’appui pour confirmer la nature
moderniste de cette idée de la
Tradition.
6
La Tradition est l’acte de la vie du
Peuple de Dieu
16. Dans un Discours adressé
à des luthériens quatre ans plus
tard, le Pape donne de la Tradition
cette autre définition qui rejoint la
précédente et la précise encore : « La
tradition renvoie au verbe latin
tradere, qui signifie consigner. En
effet, la tradition n’est pas quelque
chose que nous devons nous
approprier pour nous distinguer,
mais une consigne qui nous a été
confiée pour nous enrichir les uns
les autres. Nous sommes toujours
appelés à revenir à la consigne
originelle, dont jaillit le fleuve de la
Tradition : c’est le côté transpercé
du Christ sur la croix. C’est là qu’il
s’est donné entièrement à nous,
en nous remettant également son
Esprit (cf. Jn, XIX, 30 et 34).
C’est de là qu’a jailli notre vie de
croyants, c’est là que se trouve
notre régénération éternelle. C’est
là que nous trouvons la force de
porter les poids et les croix les uns
des autres. Précédés et soutenus par
tous ceux qui ont donné leur vie
par amour du Seigneur et de leurs
frères, nous sommes appelés à ne
jamais nous lasser sur le chemin » 6.
L’idée centrale de cette définition,
pour le moins étrange, est suggérée
à travers une image : celle d’une
consigne à partir de laquelle la
Tradition jaillit comme un fleuve,
consigne qui est le côté transpercé
du Christ : de ce côté transpercé
du Christ jaillit précisément
(sommes-nous toujours sur le plan
d’une métaphore ?) « notre vie de
croyants ». La Tradition serait-elle
une vie ? Elle apparaît bien ici, dans
la pensée de François, comme la vie
collective du Peuple de Dieu, jaillie
du Christ sous la motion de l’Esprit
 Courrier de Rome DÉCEMBRE 2023

Saint, la vie de la communauté nouvelle de la même doctrine est qui devient toujours plus libre dans
des croyants, qui donne tout son commandée par la liberté de la foi : son pèlerinage terrestre. Et c’est le
sens global aux textes inspirés de « La liberté de la foi chrétienne – dynamisme de cette liberté qui doit
l’Ecriture à travers une expérience la liberté chrétienne - n’indique parler au monde d’aujourd’hui. Et
sans cesse renouvelée. pas une vision statique de la vie pour qu’il puisse lui parler, il est
et de la culture, mais une vision nécessaire de ne plus « proclamer
La Tradition est le dynamisme de dynamique, une vision dynamique l’Evangile comme nous le faisions
la liberté du Peuple de Dieu aussi de la tradition. La tradition dans les siècles passés », mais bien
croît mais toujours avec la même plutôt d’exposer et d’approfondir la
17. Encore deux ans plus tard, dans nature. Nous ne prétendons donc doctrine qui traduit ce dynamisme
une Catéchèse dispensée au cours pas être en possession de la liberté. « comme l’exige notre époque ».
d’une audience générale, le Pape Nous avons reçu un don que nous C’est pourquoi, le nouveau
précise sa pensée – décidément devons garder. Il s’agit plutôt d’une Magistère de Vatican II s’est
bien diffuse - en d’autres termes. liberté qui demande à chacun efforcé de mettre au point des
« Pensez », dit-il, « à la manière dont d'entre nous d'être constamment formulations de la foi renouvelées,
nous sommes appelés à proclamer en marche, orienté vers sa « suivant les modes de recherche
l'Évangile en ce moment historique plénitude. C’est la condition des et de formulation littéraire de la
de grands changements culturels, pèlerins ; c’est l’état des voyageurs, pensée moderne » 9. De Jean XXIII
où une technologie toujours plus dans un exode continu : libérés de à François, tout se tient.
avancée semble avoir la suprématie. l’esclavage pour marcher vers la
Si nous prétendions parler de la foi plénitude de la liberté. Et c'est le -V-
comme nous le faisions dans les grand don que nous a fait Jésus- Dans la continuité de Benoît XVI
siècles passés, nous risquerions de ne Christ. Le Seigneur nous a libérés
plus être compris par les nouvelles de l’esclavage gratuitement et 18. Et cela se tient aussi en
générations » 7. Voilà qui rejoint le nous a mis sur le chemin pour passant par Benoît XVI. Dans
propos initial de Jean XXIII, dans marcher en toute liberté » 8. Nous un message-vidéo adressé en
son Discours d’ouverture lors du retrouvons ici toujours la même 2015 au Congrès international
concile Vatican II, le 12 octobre idée : la « Tradition », au sens où le de théologie de l’Université
1962 : « Il est nécessaire » disait- Pape l’entend, est l’expression d’une pontificale catholique argentine, le
il, « que cette doctrine, certaine vie, qui implique un dynamisme. Pape François donne une référence
et immuable, à laquelle il faut Cette vie est le don de l’Esprit, explicite à l’enseignement de son
donner un assentiment fidèle, soit lequel pousse le croyant à cheminer prédécesseur : « Il y a une image
approfondie et exposée comme comme un pèlerin vers la plénitude, proposée par Benoît XVI qui me
l’exige notre époque – [ea ratione en devenant toujours plus libre plaît beaucoup. Se référant à la
pervestigetur et exponatur, quam d’avancer. Et ce propos rejoint celui tradition de l’Église, il affirme
tempora postulant nostra]. Car une du Discours précédent, adressé qu’elle '' n’est pas une transmission
chose est le dépôt de la Foi, c’est- deux ans plus tôt aux luthériens, où de choses ou de paroles, une
à-dire les vérités contenues dans il est question de la « consigne », collection de choses mortes. La
notre vénérable doctrine, une autre d’où jaillit, comme à partir du côté Tradition est le fleuve vivant qui
est la manière de les proclamer, transpercé du Christ, une exigence nous relie aux origines, le fleuve
mais toujours dans le même sens de vie. La précision apportée par vivant dans lequel les origines sont
et la même signification ». Le cette Catéchèse, deux ans plus tard, toujours présentes'' (Audience
propos de François – censé donner est que cette exigence est celle d’une générale, 26 avril 2006) 10. Ce
l’interprétation authentique de son liberté. La Tradition est alors la vie fleuve irrigue différentes terres,
prédécesseur – est que l’expression collective du Peuple des croyants alimente différentes géographies,
7 François, Catéchèse sur la Lettre aux Galates lors de l’Audience générale du 13 octobre 2021.
8 François, Catéchèse sur la Lettre aux Galates lors de l’Audience générale du 13 octobre 2021.
9 Jean XXIII, Allocution adressée au Sacré-Collège le 23 décembre 1962.
10 Sur cette catéchèse de Benoît XVI et sur l’idée de l’Eglise et de la Tradition qu’elle implique, le lecteur pourra se reporter à notre contribution au Congrès de janvier
2007 du Courrier de Rome, « La notion d’Eglise dans la catéchèse de Benoît XVI » dans Les crises dans l’Eglise aujourd’hui : les causes, effets et remèdes. Actes du VIIe
Congrès théologique de Sì Sì No No en partenariat avec l’Institut Universitaire Saint Pie X et DICI, Paris, 5-6-7 janvier 2007, Publications de Courrier de Rome, 2008.

7
DÉCEMBRE 2023
en faisant germer le meilleur de
cette terre, le meilleur de cette culture.
De cette manière, l’Evangile continue
à s’incarner dans tous les lieux du
monde, de manière toujours nouvelle
(cf. Evangelii gaudium, n° 115) ».
Cette catéchèse de Benoît XVI, à
laquelle François fait ici référence,
doit garder toute son importance.
En effet, le prédécesseur du Pape
actuel y donne une définition de la
Tradition que rejoint exactement
celle donnée par son successeur,
en lui donnant un éclairage
impressionnant.
19. Dans la cinquième allocution
donnée lors de l’Audience du 26
avril 11, Benoît XVI s’exprime ainsi :
« Grâce au Paraclet, l’expérience du
Ressuscité, faite par la communauté
apostolique aux origines de l’Eglise,
pourra toujours être vécue par
les générations successives, dans
la mesure où elle est transmise
et actualisée dans la foi, dans le
culte et dans la communion du
Peuple de Dieu, pèlerin dans
le temps. […] C’est dans cette
transmission des biens du salut, qui
fait de la communauté chrétienne
l’actualisation permanente, dans la
force de l’Esprit, de la communion
originelle, que consiste la Tradition
apostolique de l’Eglise ». La Tradition
n’est donc pas d’abord la transmission
des dogmes, l’enseignement
perpétuel des vérités divinement
révélées ni l’administration des
sacrements et la célébration du
culte. C’est cette transmission mais
en tant qu’elle prolonge l’expérience
communautaire des origines :
moyennant cette transmission, la
11 Benoît XVI, « La communion dans le temps : la Tradition », Allocution du 26 avril 2006, dans L’Osservatore romano n° 18 du 2 mai 2006, p. 12.
12 Benoît XVI, ibidem.
13 Benoît XVI, ibidem.
14 Benoît XVI, ibidem.
15 Benoît XVI, ibidem.
16 Benoît XVI, ibidem.
Courrier de Rome
communion d’aujourd’hui continue de paroles, une collection de choses
la communion d’hier. mortes. La Tradition est le fleuve
vivant qui nous relie aux origines,
20. Un peu plus loin, Benoît XVI le fleuve vivant dans lequel les
donne une deuxième définition origines sont toujours présentes. Le
qui exprime encore la même idée : grand fleuve qui nous conduit aux
« Cette actualisation permanente portes de l’éternité » 15.
de la présence active de Jésus
Seigneur dans son peuple, opérée 22. Dans la sixième allocution
par l’Esprit Saint et exprimée donnée lors de l’Audience du 3
dans l’Eglise à travers le ministère mai 2006, Benoît XVI récapitule
apostolique et la communion ainsi son propos : « la Tradition
fraternelle, est ce que l’on entend apostolique n'est pas une collection
au sens théologique avec le terme de choses, de mots, comme une
Tradition »12. La Tradition est boîte remplie de choses mortes ;
donc la continuité d’une présence la Tradition est le fleuve de la vie
active, celle de Jésus qui vit dans nouvelle qui vient des origines, du
son Peuple, elle est accomplie par Christ jusqu'à nous, et qui nous
l’Esprit-Saint et signifiée grâce au fait participer à l'histoire de Dieu
service du ministère apostolique. Le avec l'humanité ». Et il ajoute un
Pape insiste : la tradition , ajoute-t- peu plus loin : « La Tradition est
il, « n’est pas la simple transmission donc l'histoire de l'Esprit qui agit
matérielle de ce qui fut donné au dans l'histoire de l'Eglise à travers
début aux Apôtres, mais la présence la médiation des Apôtres et de leurs
efficace du Seigneur Jésus, crucifié successeurs, en continuité fidèle
et ressuscité, qui accompagne et avec l’expérience des origines » 16.
guide dans l’Esprit la communauté
qu’il a rassemblée » 13. 23. D’après cette catéchèse de
Benoît XVI, comme d’après
21. Vient encore une troisième l’enseignement de François, l’Eglise,
définition : « La Tradition est la Peuple de croyants, est à l’origine
communion des fidèles autour une communauté rassemblée par le
des pasteurs légitimes au cours de Christ, à laquelle tous les hommes
l’histoire, une communion que sont appelés et dans laquelle ils
l’Esprit Saint alimente en assurant peuvent faire l’expérience du
la liaison entre l’expérience de salut donné par le Père. C’est une
la foi apostolique, vécue dans communion que l’Esprit Saint
la communauté originelle des alimente au cours de l’histoire, en
disciples, et l’expérience actuelle assurant la liaison entre l’expérience
du Christ dans son Eglise » 14. de la foi apostolique, vécue dans
Et enfin, quatrième et dernière la communauté originelle des
définition, celle à laquelle François disciples, et l’expérience actuelle
fait référence : « La Tradition n’est du Christ vécue dans son Eglise.
pas une transmission de choses ou La Tradition est ce vécu de la
8
 Courrier de Rome DÉCEMBRE 2023

communauté, tout au long des celle de « la discontinuité et de la pour omettre deux distinctions
différentes époques de son histoire, rupture » d’une part et d’autre part absolument fondamentales :
avec la liaison qu’il implique « l’herméneutique de la réforme, distinction entre l’Eglise
entre ces différentes époques. du renouveau dans la continuité enseignante et l’Eglise enseignée
C’est pourquoi elle est vivante et de l’unique sujet-Eglise, que le d’une part ; distinction entre la
dynamique. Les formulations de Seigneur nous a donné ; c’est un vérité du dépôt de la foi confiée à
la foi sont l’expression de cette sujet qui grandit dans le temps et l’Eglise enseignante et l’intelligence
expérience et de ce vécu. Elles qui se développe, restant cependant de la vérité dans l’Eglise enseignée
sont nécessaires pour assurer dans toujours le même, l’unique sujet du d’autre part. L’omission de ces
l’espace comme dans le temps la Peuple de Dieu en marche ». distinctions ouvre la porte à l’erreur
cohésion de cette vie collective et de condamnée avec la proposition
cette expérience ecclésiale. Et c’est 25. Il y a ici une idée remarquable n° 5 du Syllabus de Pie IX : « La
le Magistère qui a pour mission et essentielle, car elle est la Révélation divine est imparfaite,
d’élaborer ces formulations. conséquence nécessaire de l’idée et pour cette raison sujette à un
Dans cette définition, l’Eglise nouvelle de la Tradition, qui lui sert progrès continu et indéfini qui
est d’abord et avant tout une de principe, tant chez Benoît XVI correspond au développement
expérience commune. Le ministère que chez François. L’herméneutique de la raison humaine ». La même
hiérarchique vient seulement se – c’est-à-dire l’interprétation erreur est aussi condamnée avec
superposer à l’essence de l’Eglise, et ou la juste compréhension de la la proposition n° 21 du Décret
il est au service de la communion qui tradition - se dit de la rupture ou Lamentabili de saint Pie X : « La
le précède logiquement dans l’être. du renouveau dans la continuité Révélation, qui est l’objet de la
La communion et le ministère sont par rapport à « l’unique sujet foi catholique, n’a pas été achevée
distincts et inséparables, comme le Eglise » - et non plus par rapport par les apôtres ». Cependant, la
sont une expérience et ce qui en à l’objet de la vérité révélée. Car nouvelle logique de Vatican II ne
assure la permanence dans l’espace précisément, la tradition est définie conçoit plus la « plénitude de la
et dans le temps. comme le vécu de cet unique vérité » au sens objectif envisagé
sujet Eglise, le Peuple de Dieu en jusqu’ici. La plénitude dont il
- VI - marche de Benoît XVI ou le Peuple s’agit doit s’entendre dans un sens
L’herméneutique des croyants en pèlerinage de subjectif et immanentiste, au sens
François. Car la tradition assimilée où la vérité est le vécu jamais achevé
24. Il est alors tout à fait logique de par François à l’Eglise Peuple des du Peuple des croyants, dans la
penser la « tradition » ainsi redéfinie croyants, n’est autre que le vécu liaison incessante entre le vécu – ou
en termes d’herméneutique, ecclésial de ce Peuple, qui « tend l’expérience – des origines et le vécu
comme le fait Benoît XVI dans son constamment vers la plénitude de actuel dans l’Eglise de ce temps.
Discours clé du 22 décembre 2005. la divine vérité ».
Face à la crise qui secoue l’Eglise 27. La juste herméneutique du
depuis le dernier Concile, le Pape 26. Bien sûr, nous savons que, la renouveau dans la continuité est
déclarait : « Tout dépend de la juste divine vérité ayant été révélée en alors celle qui maintient l’unité du
interprétation du Concile ou - plénitude à la mort du dernier des sujet Eglise « en assurant », dit Benoît
comme nous le dirions aujourd’hui apôtres, l’Eglise enseignante en a la XVI, « la liaison entre l’expérience
- de sa juste herméneutique, possession parfaite et définitive, et de la foi apostolique, vécue dans
de la juste clef de lecture et si, de son côté, l’Eglise enseignée la communauté originelle des
d’application. Les problèmes de tend vers une quelconque plénitude disciples, et l’expérience actuelle
la réception sont nés du fait que qu’elle ne possèderait pas encore, il du Christ dans son Eglise ». A
deux herméneutiques contraires ne saurait s’agir que de la plénitude l’inverse, l’herméneutique de la
se sont trouvées confrontées de l’intelligence de la vérité, et rupture se trouve, aux yeux de
et sont entrées en conflit ». La non de la plénitude de la vérité François, chez ceux qu’il désigne, dans
suite est bien connue. Benoît XVI elle-même. Le propos cité de Dei un récent Discours de 2022, comme des
oppose deux herméneutiques, Verbum pèche donc gravement « marche-arrièristes », comme ceux qui

9
DÉCEMBRE 2023 Courrier de Rome

veulent faire marche arrière, « en

demandaient-ils dans la première la démarche, précisément de ces
dehors », dit-il, « de cette direction
de leurs cinq questions, « que « marche-arrièristes » ?
verticale, dans laquelle la conscience
l’Église enseigne aujourd’hui des
doctrines contraires à celles qu’elle Abbé Jean-Michel Gleize
morale grandit, la conscience de la
foi grandit, avec cette belle règle
a précédemment enseignées en
de Vincent de Lérins : ut annis matière de foi et de morale, que
consolidetur, dilatetur tempore, ce soit par le Pape ex cathedra, ou
sublimetur aetate. C’est cela, ladans les définitions d’un Concile
règle de la croissance. La marche-
œcuménique, ou dans le Magistère
arriérisme, au contraire, te conduit
ordinaire universel des évêques
à dire qu’on a toujours fait comme
dispersés dans le monde ? ». Poser la
cela, il vaut mieux continuer ainsi,
question en ces termes, n’est-ce pas
et ne te permet pas de grandir » 17.
s’inscrire dans ce que François ne
peut pas ne pas considérer comme
28. Nous en revenons ainsi la logique d’une herméneutique
aux Dubia présentés au Pape de la rupture, dans une démarche
par les cinq cardinaux en cette radicalement inverse de celle
année 2023. « Est-il possible », voulue par le concile Vatican II,
17 François, Discours aux membres de la Commission théologique internationale, le 24 novembre 2022.

LES DOUTES
(II)
« La Tradition est la garantie de l’avenir, non une pièce de musée » 1.

L
a Révélation divine dans effet, « du sens que l’on attribue au n’épuise jamais son insondable
l’Église doit-elle être
mot réinterpréter. S’il est compris richesse et qu’elle a besoin de grandir
réinterprétée en fonction descomme mieux interpréter, l’expression dans sa compréhension ».
changements culturels de notre est valable ». Il ne s’agit pas de donner
temps ? La Révélation divine est- un nouveau sens à la vérité révélée, il 3. Cette réponse pourrait s’entendre
elle contraignante pour toujours, s’agit seulement d’en approfondir le en conformité avec tout ce que l’Eglise
immuable et donc à ne pas sens déjà donné une fois pour toutes, a toujours enseigné, mais l’ambiguïté
contredire ? Telle est la question que,
et c’est pourquoi, dit encore le Pape, apparaît dans la suite, lorsque le Pape
le 10 juillet 2023, posèrent au Pape
en citant le n° 12 de la constitution ajoute : « Par conséquent, l’Eglise
François les cinq cardinaux, avec Dei Verbum, « il est nécessaire que, par grandit aussi dans sa compréhension
cette première formulation de leur le travail des exégètes - et j’ajouterais, de ce qu’elle a elle-même affirmé dans
premier Dubium. des théologiens – '' le jugement de son Magistère. […] Il est inévitable que
l’Église mûrisse '' ». Par conséquent, cela [les changements culturels] puisse
2. La réponse que le Pape François peut-il conclure, « s’il est vrai que la conduire à une meilleure expression
a voulu leur donner, le lendemain Révélation divine est immuable et de certaines affirmations passées du
même, va tout de suite au cœur du toujours contraignante, l’Église doit Magistère, et cela s’est effectivement
problème. Tout dépend, dit-elle en être humble et reconnaître qu’elle produit au cours de l’histoire ».
1 François, « Discours aux membres de la Commission Théologique Internationale », au Vatican le jeudi 24 novembre 2022.

10

4. La transmission des vérités
révélées, lesquelles constituent
l’intégrité du dépôt de la foi,
comporte sans aucune doute leur
explicitation. Le Magistère a donc
été établi par Dieu pour transmettre
le dépôt des vérités révélées et en
expliquer la signification. Celle-
ci est définitive et invariable.
Cependant, cette signification,
donnée une fois pour toutes à
travers les expressions directement
et formellement révélées, peut rester
implicite au regard de l’intelligence
de l’Eglise. C’est pourquoi, le
rôle du Magistère est d’expliciter
cette signification en recourant
pour cela à des expressions plus
précises et plus détaillées. C’est en
ce sens que l’on peut parler d’un
certain « progrès » qui a lieu dans
l’intelligence de la vérité révélée :
il s’agit en l’occurrence d’un
progrès au sens où c’est l’Eglise qui
progresse pour mieux percevoir la
signification de la vérité révélée,
mais il ne s’agit pas d’un progrès de
la vérité définitivement révélée, car
celle-ci ne saurait admettre aucun
progrès, aucun changement, dans
sa signification 1.
5. Il résulte de là cette conséquence
capitale que l’interprétation, s’il
en est une, porte uniquement et
exclusivement, sur l’expression de la
vérité révélée, telle qu’elle figure dans
les sources de la Révélation, et non
pas sur l’expression du Magistère,
qui donne la juste interprétation
de cette vérité révélée. Lorsque le
Magistère vivant d’une époque
postérieure donne une explication
non pas nouvelle mais plus claire
et plus précise du dépôt révélé,
cette explication ne consiste pas
à interpréter les affirmations du
1 Voir à ce sujet le numéro de novembre 2017 du Courrier de Rome.
2 Dei Verbum, n° 8.
Courrier de Rome
Magistère vivant passé ; elle consiste à
interpréter certains points de la vérité
révélée que le Magistère passé n’a pas
encore eu l’occasion d’expliquer avec
toute la clarté et toute la précision
requises. Mais le Magistère vivant,
pris comme tel, ne réclame aucune
interprétation, aucune explication
qui rendrait plus clairs et plus précis
ses propres énoncés, puisque ceux-ci
représentent, en tant que tels, la règle
ultime d’interprétation, au-delà de
laquelle il est impossible de remonter.
6. Le Magistère ne saurait interpréter
le Magistère, comme si les
enseignements du Magistère passé
devenaient à leur tour comme une
pure source, matière à interprétation,
dans la dépendance du Magistère
présent – qui représenterait alors
comme tel le Magistère vivant. Une
telle conception - qui est celle d’un
Benoît XVI dans son Discours
du 22 décembre 2005 - inscrit la
notion même du Magistère dans
une logique évolutionniste, qui est
la logique de l’herméneutique : selon
celle-ci, le Magistère n’a jamais fini de
s’interpréter et de se réinterpréter lui-
même. Telle est la logique de Vatican
II, énoncée dans la constitution Dei
Verbum : « L’Église, tandis que les
siècles s’écoulent, tend constamment
vers la plénitude de la divine vérité,
jusqu’à ce que soient accomplies
en elle les paroles de Dieu » 2. C’est
cette grave confusion qui demeure
à la racine de tous les discours du
Pape François sur la Tradition et le
Magistère, spécialement dans cette
réponse au premier des cinq Dubia.
7. Cette confusion découle elle-
même de l’idée nouvelle que le
Pape, à la suite de Vatican II et de ses
prédécesseurs, se fait de la Tradition
11
DÉCEMBRE 2023
et de la Révélation. Si celles-ci sont
confondues et s’identifient dans
le vécu collectif de la conscience
ecclésiale, dans l’acte dynamique
du Peuple des croyants, alors le
Magistère est seulement le ministre
de ce Peuple, chargé de lui donner,
avec l’expression conceptuelle et
verbale de son vécu, le moyen de sa
cohésion et de sa permanence. Et le
ministre doit sans cesse réajuster ses
formulations selon les exigences de
ce vécu ecclésial, vécu, dit Benoît
XVI dans son Discours du 22
décembre 2005, de « l’unique sujet-
Eglise », vécu d’un sujet « qui grandit
dans le temps et qui se développe,
restant cependant toujours le même,
l’unique sujet du Peuple de Dieu
en marche ». En écho à ce propos
de son prédécesseur, François
répond aux cardinaux que « la seule
formulation d’une vérité ne pourra
jamais être adéquatement comprise
si elle est présentée isolément, isolée
du contexte riche et harmonieux
de l’entière Révélation ». Car la
Révélation, c’est désormais, depuis
Dei Verbum, le « renouveau dans la
continuité ».
8. Il est à craindre que les pauvres
cardinaux soient les premières
victimes de cette confusion, victimes
d’autant plus pitoyables qu’elles
admettent, avec Dei Verbum, le
principe radical dont découlent les
idées du Pape actuel. Que peuvent
alors leur Dubia, sinon ne faire que
mieux ressortir la profondeur de leur
illusion ?
Abbé Jean-Michel Gleize
DÉCEMBRE 2023 Courrier de Rome

CONGRÈS THÉOLOGIQUE DU
Courrier
Courrier de Rome
Rome
Synodalité ou romanité ?
Telle est la question !
Samedi 13 janvier 2024
Paris, chapelle Notre-Dame de Consolation
9h à 12h et 15h à 18h

En collaboration avec DICI, la lettre d’information de la Fraternité Saint-Pie X.

Sous la présidence de l’abbé Davide Pagliarani, supérieur général de la
Fraternité Saint-Pie X.

Programme
1. Influence du chemin synodal allemand sur le synode romain.
Abbé Arnaud Sélégny, directeur de la communication de la Maison générale de la FSSPX

2. La synodalité, de l’idée à la réalité.

Jacques-Régis du Cray, agrégé d’histoire

3. Des cardinaux et des évêques critiquent la synodalité.

Abbé Alain Lorans, rédacteur en chef de DICI

4. Le nouveau Droit canon, cheval de Troie de la révolution synodale.

Abbé Bernard de Lacoste, directeur du Séminaire Saint-Pie X

5. La papauté au risque du synode.

Abbé Jean-Michel Gleize, professeur d’ecclésiologie au Séminaire Saint-Pie X

6. La Fraternité Saint-Pie X face à une « Eglise synodale ».

Abbé Davide Pagliarani, supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X

Entrée libre
Crypte de la chapelle Notre-Dame de Consolation - 23 rue Jean-Goujon - 75008 Paris

Courrier de Rome
Responsable : Bernard de Lacoste Lareymondie
Mensuel - Le numéro : 4€; Abonnement 1 an (11 numéros)
France 40€ - ecclésiastique 20€ - de soutien 50€, payable par chèque à l’ordre du Courrier de Rome
Étranger 50€ - ecclésiastique 20€ - de soutien 60€, payable par virement
Référence bancaire : IBAN : FR76 1027 8060 3000 0205 5530 123 - BIC : CMCIFR2A
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Sur le site internet vous pouvez consulter gratuitement les numéros du Courrier de Rome,
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N° CPPAP : 0724 G 82978