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A propos d'une polémique récente concernant l'oeuvre de G. Scholem.

Considérations méthodologiques et réflexions sur la féminité de la


Chekhina dans la cabale.
Charles Mopsik

Article paru dans la revue Pardés, 12, 1990, p. 13-25.

Dans le premier numéro de Pardés, en 1985, Eric Smilévitch et moi-même consacrions un article à
la gnosticisation de la cabale dans l'oeuvre de Gershom Scholem. Nous y critiquions en termes
sévères la thèse de ce savant hors du commun selon laquelle la cabale était constituée de la
rencontre de deux grandes pensées : le néoplatonisme d'une part et le gnosticisme de l'autre. Nous
ne connaissions pas à l'époque les travaux de Moché Idel qui proposent une alternative aux
conceptions de Scholem : en un mot, au lieu de voir dans la cabale le réceptacle tardif de traditions
gnostiques qui remontent à la fin de l'Antiquité, il vaut mieux considérer que le gnosticisme a reçu
et retravaillé à sa façon des matériaux d'origine juive, qui ont continué à cheminer par ailleurs pour
aboutir au XIIe siècle aux premières formulations écrites de ce qui a été la cabale. Les idées de M.
Idel sont exposées, outre divers articles, dont l'un d'eux a été publié dans un précédent numéros de
Pardés, dans un récent ouvrage, Kabbalah, New Perspectives, publié par l'Université de Yale en
1988 (New Haven-Londres). Ce livre vient d'être le point de départ d'une virulente polémique qui
fait rage à Jérusalem, dans sa fameuse Université Hébraïque. Ychaïah Tishby, professeur renommé
pour ses oeuvres d'historien de la cabale, fidèle ami de G. Scholem, vénérable représentant de son
école de pensée, vient de prendre la plume, l'a trempée dans l'acide, et a rédigé un compte rendu qui
se veut féroce du livre précité de M. Idel (édité dans le dernier numéro de la revue israélienne Sion).
A ce compte-rendu qui a servi de prétexte pour déclencher un tir de barrage contre les idées de M.
Idel, celui-ci a répondu dans le même numéro, en un article intitulé par ironie "Le nouveau est
interdit par la Torah" (Hadach assour min ha-Torah). La discussion touche d'autres points que le
seul problème du gnosticisme : l'expulsion d'Espagne et son impact dans le cabalisme, le
messianisme lourianique et le rôle de la cabale de Safed dans le sabbataïsme. M. Idel tient des vues
souvent opposées à celles de Scholem en ces matières - et à celles de I. Tishby. Nous n'en parlerons
pas dans les lignes qui suivent. Nous préférons nous concentrer sur la question initiale relative au
rapport entre le gnosticisme et la mystique juive.

Des critiques de I. Tishby il y a peu à dire : elles sont latérales et ne traitent en rien de la question de
fond. Celui-ci essaie d'abord de montrer que Scholem n'a jamais affirmé qu'il était convaincu d'une
influence du gnosticisme sur le cabalisme, mais qu'il s'exprimait avec beaucoup de prudence sur ce
sujet. M. Idel aurait mal interprété - volontairement ou non - les conceptions de Scholem et il
l'aurait critiqué pour des positions qui n'ont, en fait, jamais été les siennes. Pour qui a lu les
multiples ouvrages où Scholem s'est exprimé à ce sujet, il est difficile d'en croire Tishby. Scholem a
rarement eu des opinions nuancées sur tout ce qui touche à la cabale et c'est le caractère
extrêmement catégorique de ses assertions qui leur ont valu une telle audience. La difficulté, que
soulève pourtant Tishby, et avec raison, c'est qu'il est quelque peu difficile de savoir avec précisions
ce que Scholem pensait vraiment. L'écriture de Scholem comporte une dimension cryptique, qui est
passée le plus souvent inaperçue, mais qui complique considérablement son interprétation. Il règne
souvent dans ses oeuvres un flou dialectique, au reste très fécond et stimulant, mais qui exige les
plus grands efforts pour être percé à jour. J'avoue personnellement avoir compris, au cours des
années où j'ai lu et relu des textes de Scholem, de multiples façons une même page. Il m'est aussi
apparu qu'il existait plusieurs lectures possibles d'un même écrit de Scholem, parfois mêmes
contradictoires entre elles. Scholem a un génie particulier pour embrouiller l'esprit de ses lecteurs
tout en les menant là où il veut les mener. En même temps qu'il traite d'une question historique, il
introduit en catimini des considérations métaphysiques ou philosophiques sur la nature réelle et
idéale du judaïsme et du destin du peuple juif. On ne sait jamais si l'on a affaire à une analyse
purement historique et factuelle ou si l'on a en face des yeux une vision du monde générale,
complexe, tourmentée, qui tente d'exprimer les contradictions vécues par Scholem et projetées sur
le matériau étudié. Il y a certes, peu de sérénité dans le travail de ce savant hors du commun, qui
m'apparaît aujourd'hui beaucoup plus comme un philosophe moderne du judaïsme, que comme un
historien sans passion. Ce qui fait souvent que les critiques que d'autres savants plus "objectifs", tel
Moché Idel, élaborent à l'encontre de ses thèses risquent de manquer la cible : celle-ci est mouvante,
elle se déplace en même temps que la flèche qui tente de l'atteindre. Dans le débat qui l'oppose à Y.
Tishby, M. Idel aurait pu trouvé un appui important dans le jugement que porte, non pas un
spécialiste de la cabale, mais un spécialiste du gnosticisme. Après tout, les références et les analyses
de textes gnostiques élaborées par des historiens de la mystique juive, même si elles sont assez
nombreuses, ne sont que des travaux d'amateur. Comment le plus grand connaisseur actuel du
gnosticisme considère-t-il la signification que Scholem, soutenu par Tishby, attribue au gnosticisme
? Dans une Introduction à la littérature gnostique, parue en 1986 (Paris, Le Cerf, p. 33), Michel
Tardieu déclare : "Chez les judaïsants, Gershom Scholem fait un usage abondant et tout aussi peu
rigoureux du mot gnostique, tantôt lui donnant un sens ésotérique comme dans son livre Ursprung
und Anfänge der Kabbalah, Berlin, 1962 (trad. fr. Paris, 1966), tantôt le prenant pour un synonyme
de "magique", comme dans Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic Tradition, New
York, 1960, 1965." Cet manque total de rigueur dans l'usage que fait G. Scholem du mot
"gnostique", rend du coup la critique de ses conceptions en la matière fort périlleuse.

Ainsi, la validité intrinsèque des critiques de M. Idel, comme ses propositions alternatives
parfaitement raisonnables et je dirais même pleines du meilleur bon sens, n'entameraient que
l'élément réellement historique et scientifique des thèses scholémiennes, si l'on pouvait le détacher
de la gangue compacte et sinueuse de sa pensée philosophique, disons de sa philosophie de l'histoire
juive. Que Scholem ait eu tort de considérer qu'il existait au départ de la cabale une tension
conflictuelle essentielle à l'égard du judaïsme de la Halakha, tension versée par lui au compte du
gnosticisme, identifié hâtivement à tout ce qui est mythique et hérétique, M. Idel a mille fois raisons
de le dire en faisant valoir ce simple fait que les premiers cabalistes étaient de grandes autorités
rabbiniques et des maîtres en Halakha reconnus et estimés. Mais comment ne pas soupçonner, dans
la mise en avant d'une signification ésotérique, secrète, du judaïsme, par ces maîtres éminents de la
Halakha, l'affleurement d'une prise de distance intérieure, par rapport au discours publique sur le
judaïsme, y compris dans ses formulations qui passent pour officielles. Le problème de l'existence
de tendances antinomistes dans le cabalisme, que Scholem a reconnues à maintes reprises et s'est
plu à exhiber, parce qu'elles seraient le ferment de messianismes, d'utopies, de forces
révolutionnaires que ce savant cherchaient opiniâtrement au sein même de la littérature religieuse
juive la plus orthodoxe, n'est en rien entamé par la critique de M. Idel, au contraire, il apparaît avec
plus d'acuité encore : le fait historique indéniable et essentiel du rôle déterminant joué par des
autorités de la Halakha dans l'élan créateur initial du cabalisme, que Moché Idel souligne avec
raison, confronté aux tendances antinomistes latentes ou manifestes dans tel ou tel écrit, exacerbe la
question de la nature de l'ésotérisme médiéval, des "secrets de la Torah". Le conflit ne peut être
réduit à celui d'une école contre une autre, d'une tendance légaliste contre une tendance
révolutionnaire. Il est devenu nécessaire de reconsidérer la nature normative de la Halakha elle-
même : la Loi juive ne recèle-t-elle pas intrinsèquement une sorte de puissance antinomiste, anti-
conformiste, voire contraire à l'ordre établi - à l'ordre établi dans une société ou une communauté
qui a adopté cette même Loi comme sa norme ? Autrement dit, sont-ce les hommes maîtres en cette
Loi qui, nourrissant intérieurement des arrières-pensées antinomistes, trouvèrent à les exprimer de
façon détournée ou ambiguës, dans l'ésotérisme de la cabale, où bien plutôt n'est-ce pas la contrainte
logique de la Loi, ses contradictions internes, ses complexes sémantiques non maîtrisés totalement
et définitivement par la pensée juridique, qui contiennent, sous la forme d'une matière brute, des
forces transgressives que l'on pourrait, pour accentuer le paradoxe, dénommer forces de
transgression orthodoxes. Il ne s'agit pas de tendances hérétiques, ni transgressives au sens courant
de ces mots. Car ces tendances sont propulsées par la mécanique naturelle de la Loi où elles
s'enracinent et où elles naissent. Ce ne sont pas les hommes qui se révoltent contre la Loi révélée,
c'est elle qui incitent les hommes à la contredire, parce qu'elle est elle-même contradictoire. En bref,
et pour clore cette digression qui exigerait plus ample réflexion, il nous semble que si M. Idel a
certainement raison de critiquer le manque de rigueur scientifique qui caractérise les analyses de
Scholem touchant la question du gnosticisme, la question de fond relative à l'émergence d'une
pensée et d'une littérature ésotérique imposante au sein du judaïsme, demande encore à être
expliquée dans les termes d'une science des religions - discipline qui se cherche encore une théorie
et une méthode adéquate. Il est nécessaire mais non suffisant de constater l'origine juive et non
gnostique du cabalisme, nécessaire mais non suffisant de constater la parfaite orthodoxie halakhique
des premiers cabalistes. Moché Idel a libéré un espace d'interrogation, un champ d'étude vaste et
prometteur, trop vite verrouillé par les théories historiques ou historiosophiques de G. Scholem. Il
reste à exploiter cette opportunité pour relancer des débats qui sont loin d'être clos.

Le débat actuel entre M. Idel et I. Tishby, qui représentent deux générations différentes
d'universitaires israéliens, tout au moins en ce qui concerne le gnosticisme, gagnerait à être éclairé
par l'histoire du mot gnostique et des usages qui en ont été fait par les savants des sciences du
judaïsme depuis le XIXe siècle. Un regard rapide sur les ouvrages de cette sorte ainsi que sur les
articles qui se rapportent à ce sujet dans les encyclopédies savantes, m'a convaincu du caractère
extrêmement mouvant des différentes approches, dont G. Scholem s'est fait l'héritier dans une très
large mesure. Une étude de l'usage de ce mot dans ces écrits modernes - et assez nombreux - serait
d'un grand secours pour mieux saisir les fonctions qu'il remplit dans l'oeuvre de G. Scholem. Il se
trouve que le flou qui le caractérise dans les textes de ce dernier s'est répercuté sur les nombreux
auteurs qui ont écrit sur la mystique juive médiévale. C'est ainsi que des dizaines de livres, articles
d'encyclopédies, monographies et autres thèses marchent sur les pas de Scholem et amplifient
souvent son manque de rigueur. Si bien que l'idée dominante aujourd'hui - disons pour être juste le
cliché dominant -, acceptée comme une vérité indiscutable, est la nature gnostique de la cabale et de
la mystique juive en générale. Cette conception prédominante est certes en train de reculer chez les
auteurs qui écrivent sur la cabale, grâce essentiellement aux travaux de Moché Idel. Mais il faudra
encore de nombreuses années pour que les appréciations de G. Scholem ne soient plus reconnues
comme des vérités révélées - la science aussi a ses vérités révélées ! Le plus curieux dans cette
affaire, c'est que de nos jours encore, et dans certains milieux israéliens, adopter une vue contraire à
Scholem en faisant appel, comme le fait souvent M. Idel, aux écrits de vrais spécialistes
contemporains du gnosticisme, passe pour une position fondamentaliste, anti-scientifique, contraire
à l'esprit de la Science du judaïsme, qui s'oppose à l'obscurantisme des dévots. Ainsi, l'ironie de
l'histoire veut que ceux pour qui le gnosticisme est à l'origine de la cabale sont les "scientifiques",
tandis que ceux pour qui la cabale médiévale plonge ses racines dans d'anciens courants mystiques
et ésotériques du judaïsme, sont les "obscurantistes". Critiquer certaines interprétations de I. Tishby,
ainsi que je l'ai fait il y a plusieurs années, dans l'introduction de ma traduction du tome II du Zohar
(avril 1984), a pu donner hélas le sentiment aux lecteurs de l'engagement d'une polémique sauvage.
Mais comment passer sous silence et en quels termes dénommer ces "erreurs" ? Plus grand est le
savant qui se trompe, plus les termes qui le critiquent doivent être forts.

Il existe un vrai problème concernant le signifiant "gnostique" utilisé dans la littérature savante de
la science du judaïsme. On peut se demander pourquoi ce terme a soulevé tant de passions et
continue à échauffer les esprits. Il est vrai qu'autour de ce mot, des odeurs de soufre se sont
exhalées. Mais il y a peut être autre chose et son usage abondant et inconséquent pourrait être le
symptôme que le judaïsme de la Loi est à la recherche de son "autre", de son négatif intérieur, et en
la matière le gnosticisme pouvait fournir une proie de choix. La "gnostification" de la cabale, que
Scholem a promu en y mettant la force de son autorité, est révélateur d'une façon d'écrire l'histoire
du judaïsme, quand on y recherche ardemment les sources de son renouvellement ou de sa
contestation interne. Paradoxalement - et ce qui confirme le vieux proverbe français selon lequel les
extrêmes se rencontrent - la quête de tendances révolutionnaires dans la religion juive menée par
Scholem, quête qu'a facilité dans une grande mesure son travail de "gnostification" de la cabale, a
conforté les vues de tenants d'une vision épurée de l'histoire du judaïsme, de savants talmudistes
orthodoxes anti-cabalistes, comme E. Urbach ou Y. Leibovitch. En effet, si la cabale est gnostique,
elle est fondamentalement anti-judaïque, il est donc légitime de lui refuser toute place à l'intérieur
de l'histoire juive, de la regarder comme un phénomène marginal, une aberration venue de cette
zone trouble et dangereuse, qui porte le nom de gnostique, terme marqué du sceau de l'infamie ! Le
gnosticisme est devenu une sorte de bouc-émissaire qui endosse toutes les fautes théologiques de
quelques rabbins médiévaux qui s'y sont abandonnés à cause de la dureté des temps et des difficiles
conditions de vie. On pourrait citer une variété d'universitaires juifs contemporains, de J. B. Agus à
H. Maccooby, qui perdent leur sang froid lorsqu'il leur arrive, par obligation professionnelle, de
parler de la cabale. Ainsi gnosticisée par les soins du plus grand spécialiste reconnu de la cabale,
celle-ci est devenue la proie facile de ses détracteurs. Alors que l'oeuvre de G. Scholem a
grandement valorisée la cabale, ce que d'aucuns lui ont âprement reprochée, comme E. Schweid,
par un effet de retour, ceux qui la combattent ont trouvé dans sa thèse sur sa nature - sinon son
origine - gnostique, un excellent moyen de la rejeter à l'extérieur des productions intellectuelles et
religieuses du judaïsme. Le travail de Moché Idel, qui a entrepris de la "dégnosticiser" - selon la
formule consacrée à Jérusalem - risque de la banaliser. Elle n'est plus qu'une production religieuse
comme une autre au sein de l'histoire juive. Débarrassée de son étrangeté, ramenée au midrach ancien,
atténuée dans ses hardiesses, la cabale pourrait perdre une partie de son public ! Néanmoins, en tant
qu'interprétation ésotérique de la Bible et de la Torah orale, elle conservera encore ses meilleurs
attraits. Mieux et plus essentiel : elle peut devenir une bonne clé pour ouvrir certaines portes
fermées du discours religieux le plus classique. On pourra recourir à elle pour mieux apercevoir les
intentions et les non dits de la littérature rabbinique. En somme, elle peut devenir, entre les mains
expertes de l'historien du judaïsme, un instrument précieux pour entendre certains des discours qui
ne sont jamais ouvertement tenus dans le cadre de l'exégèse réputée exotérique. Au lieu d'opposer
discours ésotériques et discours exotériques comme deux rivaux en conflit, l'historien gagnerait, à
notre sens, à se servir de l'un pour mieux comprendre toutes les implications et toute la portée de
l'autre1.

La Chekhina et sa féminité

Revenons à la question de la conception scholémienne de l'influence du gnosticisme dans la cabale.


Nous prendrons un exemple particulièrement important, puisqu'il s'agit de la recherche de l'origine
de la féminisation de la Chekhina dans la cabale. A la suite de l'affirmation de Scholem, pour lequel
"en aucun passage de la littérature ancienne on ne parle d'une réelle comparaison de la shekhina à
une femme" (La mystique juive, Le Cerf, 1985, p. 160), un des historiens les plus réputés de la
pensée et de la théologie rabbiniques, E. Urbach, a déclaré, en conclusion d'une étude consacrée à la
Chekhina : "Dans tous les dits et les aggadot, où il est question de la Chekhina, font défaut les traits
de fille de roi, de Dame, de reine ou d'épouse - en bref y font défaut tout élément féminin, élément
qui occupera ensuite une place notable dans la cabale, sous l'influence de doctrines gnostiques"
(Hazal, Pirqé Emounot vé-Déot, The Magnes Press, Jérusalem, 1986, p. 52). Même si jamais, à ma
connaissance, G. Scholem n'ai parlé aussi explicitement d'une influence historique du gnosticisme
qui serait à l'origine du caractère féminin de la Chekhina, la "Présence divine", il n'a pas cessé de
suggérer une telle idée dans ses écrits, ce qui rend légitime l'affirmation d'E. Urbach en tant
qu'interprétation de l'analyse de Scholem. Mais cela n'enlève rien à sa faiblesse intrinsèque :
comment le gnosticisme aurait pu influencer le cabalisme médiéval ? Quel canal de transmission
aurait transporté les idées gnostiques, enterrées dans les sables d'Egypte depuis un millénaire ou
plus ou moins déformées dans les écrits des hérésiologues chrétiens auxquels les cabalistes
n'avaient pas accès ? L'explication de la féminisation de la Chekhina par une influence du
gnosticisme dans le judaïsme provençal du XIIe siècle n'a aucun fondement historique et demeure
une vue de l'esprit, bien que ce soit une hypothèse admise comme une certitude dans le texte précité
d'E. Urbach. Une explication plus raisonnable de la féminisation de la Chekhina dans la cabale, à
ses débuts, devrait partir de l'hypothèse de l'existence de sources juives et hébraïques antérieures à
la cabale qui portent trace d'une telle féminisation. Comment justifier le fait que la Chekhina
devenue une figure féminine dans la cabale, n'ait pas été l'objet d'une âpre polémique de la part des
rabbins non cabalistes qui n'auraient pas manqué de dénoncer une telle innovation par rapport aux
enseignements rabbiniques traditionnels, si ce n'est en postulant l'existence de traditions aggadiques
attribuant à la Chekhina des traits féminins. Notons d'abord le fait grammatical du genre féminin du
mot Chekhina en hébreu. Il est plutôt improbable que ce nom divin féminin n'ait pas suscité
naturellement des perceptions de la présence divine appréhendée sous des traits féminins. Moché
Idel, dans une note allusive de son article intitulé "Métaphores et pratiques sexuelles dans la cabale"
(éd. dans Lettre sur la Sainteté, Paris, Verdier, 1986, p. 346, note 58) estime que la conception d'un
caractère féminin de la Chekhina n'est pas totalement absente des sources rabbiniques bien qu'elle
n'y soit pas commune. Mais il ne nous gratifie d'aucune référence précise quant à ces sources
anciennes.

En dépit de l'affirmation péremptoire de Scholem sur le "caractère féminin de la shekhina dont


aucune source prékabbalistique ne sait quoi que se soit..." (ibidem, p. 169), il existe une source pré-
cabalistique, midrachique, dans laquelle il est possible d'identifier la trace d'une féminisation de la
Chekhina. Il s'agit d'un midrach peu connu, qu'E. Urbach, dans la somme précitée sur la pensée
rabbinique dont il est l'auteur, ne cite pas même dans sa bibliographie. Ce Midrach Chir ha-Chirim
a été publié pour la première fois par L. Grünhut, à Jérusalem, en 1897, à partir d'un manuscrit de la
Gueniza du Caire, aujourd'hui introuvable. Le commentaire midrachique porte sur le verset 9 du
chapitre 6 du Cantique des Cantiques : "Elle est unique ma colombe, ma parfaite, elle est unique
pour sa mère". Voici l'interprétation du midrach : ""Elle est unique ma colombe" : C'est la
communauté d'Israël qui ne s'est accouplée à aucune autre nation, telle la colombe qui ne s'accouple
qu'avec son compagnon. "Elle est unique pour sa mère" : ainsi qu'il est dit : "A cause de vos péchés
votre mère a été renvoyée" (Isaïe 50:1) : partout où Israël a été exilé, la Chekhina est avec eux" (fol.
43b). La première partie du midrach se référe à l'identification habituelle de la bien-aimée du
Cantique des Cantiques à la communauté d'Israël ; celle-ci ne s'est associée à aucune autre nation et
demeure exclusivement lié à son Dieu, telle la colombe à son compagnon. La deuxième partie du
midrach se rapporte au caractère unique de la communauté d'Israël pour son Dieu, identifiée à la
"mère" du verset d'Isaïe et à la Chekhina qui subit l'exil avec Israël plutôt que de l'abandonner. La
série des deux identifications des figures du verset biblique : la colombe = la communauté d'Israël,
sa mère = la Chekhina, est tout à fait claire et explicite. Notons que les autres midrachim sur ce
verset, Cantique Rabba et Cantique Zouta (éd. Buber et Schechter), ne comportent pas les
équivalences du présent midrach. Pourtant, rien ne semble plus naturel que les identifications
symboliques qu'il propose : si la Bien-Aimée (la colombe) est couramment identifiée à la
communauté d'Israël dans l'exégèse rabbinique du Cantique des Cantiques, la "mère" unique de la
Bien-Aimée, de la communauté d'Israël, peut difficilement passer pour autre chose que la divinité,
sous quelque nom qu'on lui confère. Dans le verset d'Isaïe, il s'agit bien sûr de Sion ou de
Jérusalem, cependant, la mention de la Chekhina exilée avec Israël ne permet pas d'hésiter quant au
sens que le midrach donne à cette "mère". Un trait féminin est donc prêté sans équivoque à la
Chekhina comme mère d'Israël dans un texte pré-cabalistique. La date de rédaction du midrach en
question ne peut encore être précisée avec certitude. Dans son article de l'Encyclopedia Judaica
(XVI, p. 1515), Herr le date du XIe siècle, ce qui en ferait un midrach médiéval tardif, qui
précéderait la cabale d'un siècle. Mais des recherches supplémentaires s'imposent. Nous avons
tenter de montrer ailleurs2 que la présence d'un nom ancien de démon dans le texte, qui s'oppose à
son sujet au nom qui figure dans le Talmud de Babylone, pourrait indiquer que le midrach remonte
à une époque où ce dernier n'avait pas encore le statut qui lui a été accordé par la suite et qu'en
conséquence, on pourrait faire remonter sa date de composition au IXe voire au VIIIe siècle. En
outre, une date de composition ne signifie pas que les traditions rassemblées ne soient pas
antérieures à elle, même de plusieurs siècles.

L'interprétation midrachique qui confère avec naturel et sans référence à un enseignement secret,
ésotérique, un caractère féminin à la Chekhina, atteste qu'une telle identification, pré-existante dans
une source juive qui nous est parvenue - et il peut en exister d'autres qui n'ont pas eu cette bonne
fortune - a pu influencer la cabale naissante et cela, de façon infiniment plus probable que des
sources gnostiques auxquelles les cabalistes n'avaient pas accès.

Ces considérations appellent une observation méthodologique. La présence d'une représentation


féminine du Dieu d'Israël dans la cabale et dans des sources juives médiévales antérieures, voire
dans des sources qui remontent à la fin de l'Antiquité, pose un problème très sérieux à l'histoire des
religions en général et aux études juives en particulier. Car il ne suffit pas de constater l'existence de
cette figure maternelle dans tel ou tel écrit ou dans tel courant mystique. Il est nécessaire de tenter
d'expliquer la présence de cette représentation féminine de la divinité au coeur de la religion juive.
Le chercheur n'a pas le droit d'éviter cette question, sous le prétexte qu'il est spécialiste du Moyen
Age et que l'origine lointaine des conceptions qu'il étudie ne le concerne pas. Celui qui étudie la
cabale, doit-il, pour des raisons tenant aux cadres des disciplines et des spécialisations, refuser
d'envisager son objet dans le contexte d'une longue évolution historique ? Comment un fait aussi
singulier que l'émergence d'un Dieu féminin dans des communautés juives de l'Europe médiévale
peut-il être envisagé sans références aux sources juives les plus anciennes ? Et s'agit-il d'une
émergence ou bien plutôt n'est-ce pas la résurgence, sous de nouveaux habits, de la très antique
figure d'une reine du ciel auxquels les hébreux, en nombre, rendaient un culte au temps du prophète
Jérémie, et qui suscita les invectives et remontrances de ce dernier (voir 44:15-19)3 ? Bien d'autres
sources antiques portent trace d'un culte d'une déesse associée au Dieu YHVH, sources extra-
bibliques, certes, mais dont la valeur de témoignage concernant la religion réelle d'Israël, et non
plus seulement la religion idéale prônée par les divers auteurs vétérotestamentaires, est indéniable.

Les clichés couramment admis par les savants médiévistes en ce qui concerne la religion israélite de
l'Antiquité, s'ils facilitent le travail d'analyse des textes qu'ils ont entre les mains, les font s'appuyer
sur un socle imaginaire. Il est manifestement faux que la Bible hébraïque soit la seule production
religieuse qui ait été transmise depuis les premiers temps d'Israël. Le peuple juif a été le lieu
d'élaboration et le réceptacle de nombreuses traditions religieuses distinctes, que l'historien du
judaïsme n'a pas à juger mais qu'il doit comprendre, sans mettre en avant ses préjugés. Un des plus
tenaces parmi eux est l'idée d'une progression constante, nuancée par quelques accidents, d'un
"monothéisme" toujours plus pur, plus noble et plus moral. Même de très savants travaux ne
parviennent pas toujours à échapper à cette fable théologique. Une telle vision onirique de l'histoire
d'une religion, ne peut manquer de considérer la cabale comme une sorte de moment de régression,
de dépression et de relâchement. Quelque soit la forme parfaite que philosophes et théologiens ont
voulu donner au système religieux auquel ils appartiennent, la réalité objective d'une religion,
comme le judaïsme, échappe à leur emprise. Cette réalité religieuse est constituée d'une pâte
sémantique hautement complexe, liée profondément aux structures quasiment invariables qui
modèlent le peuple qui la pratique et la transmet, à une idéologie au sens que Dumézil donne à ce
terme : "l'inventaire des idées directrices qui commandent la réflexion et la conduite d'une société"
(L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Gallimard, Paris, 1985, p. 312). A en croire les
historiens juifs de la cabale, celle-ci est une sorte de création ex nihilo. Et c'est dans ce chaos
originel supposé que Scholem est allé vainement à la recherche des origines de la cabale, de sa
prétendue préhistoire. Le gnosticisme est en effet une explication commode et rassurante. Mais si
cet objet "mystérieux", mal identifié, atypique qu'est la cabale au sein du judaïsme médiéval, n'est
expliqué qu'au moyen de ces "extra-terrestres" de l'histoire des religions que sont les gnostiques, la
cabale devient par là même strictement inintelligible : comment entendre que cette rencontre du
troisième type que décrit si souvent Scholem entre gnosticisme et néoplatonisme aboutissant à
l'enfantement d'un objet chimérique, la cabale, se soit produit à l'intérieur du judaïsme et non pas
dans les soutes d'une soucoupe volante ? D'où vient cette démence commune chez les chercheurs
dans le domaine du judaïsme qui les pousse compulsivement à chercher sur d'autres planètes la
cause d'un phénomène parfaitement lisible et intelligible dans son milieu d'apparition ? Serait-ce
une façon de céder à cette fiction ordinaire qui fait que l'on croît que tout ce qui est mauvais ou
bizarre au sein de sa propre tradition provient d'ailleurs ? Le discours-type, le descriptif normalisé
du judaïsme a imposé dans l'Occident moderne une image fausse, inadéquate, de la réalité religieuse
de ce même judaïsme. Et beaucoup parmi les universitaires qui travaillent dans ce domaine en ont
été victimes. Il n'est pas vrai, par exemple, que l'idéologie juive de la fin de l'Antiquité soit
purement monothéiste ; elle est monolâtre, certes, mais les dieux des nations y ont une place,
subordonnée, délimitée, bien sûr, cependant leur existence et leur activité ne sont pas, le plus
souvent, niées. Contrairement à un cliché, les Juifs ne sont pas iconoclastes, ils ne se sentent pas
héritiers de la mission de démolir les idoles et les dieux des nations en des pays étrangers au leur.
En ce qui concerne l'étude de la mystique juive, ou plus exactement de la cabale, il est nécessaire de
ne jamais perdre de vue l'insertion des idées élaborées ou développées dans ce courant religieux au
sein de l'idéologie israélite, pour autant que celle-ci a été élucidée. Cette idéologie n'est pas
réductible à une seule époque ou à une seule région. Elle englobe tout ce qui a été pensé, réfléchi,
imaginé, au cours de la longue histoire de la nation d'Israël, ou tout au moins les traces qui nous en
sont parvenues. Elle ne saurait exclure évidemment ce qui est souvent dénommé, par dérision, la
religion populaire ; les oeuvres les plus hautes de l'esprit le plus spéculatif lui appartiennent aussi
bien que le poème sans gloire d'un obscur rabbin, les harangues enflammées des prophètes comme
les discussions minutieuses et compliquées des casuistes du Talmud, le Dieu patriarcal de la Bible
autant que la Mère céleste du Zohar. Ne doit en être exclus ni les mouvements "hérétiques" ou
hétérodoxes, christianisme primitif, karaïsme, sabbatianisme, voire sionisme, ni les groupes les plus
"orthodoxes". Admettre l'existence d'une idéologie juive qui englobe et fournit une explication
valable ou utilisable pour les multiples phénomènes religieux et sociaux qui s'y rattachent n'est pas
un acte de foi. Sa réalité doit être éprouvée et mesurée, elle doit être sans cesse recherchée et
vérifiée par un incessant travail de recherche structural, appelé à devoir discerner l'agencement
particulier des fonctions principales constitutives de toute société humaine. Quelle est, par exemple,
la forme de la fonction de la souveraineté en Israël et comment est-elle articulée avec les autres
fonctions, fonction de production, fonction guerrière, fonction sacerdotal, etc. Privilégie-t-elle
l'égalité ou la hiérarchie ? Comment l'idée du Dieu unique auquel seul un culte doit être rendu
influe-t-elle sur l'organisation de la société ? Comment cette idée a-t-elle pu être articulée avec celle
d'une pluralité d'aspects ou de puissances divines, et comment cette pluralité a-t-elle réagi avec la
forme et les valeurs de la société. La reconnaissance d'aspects masculin et féminin dans la divinité
traditionnelle a-t-elle modifié le discours concernant la relation entre les sexes, les rapports de
pouvoir au sein du couple ? Comment cette résurgence d'une idée ancienne de la bi-unité divine
s'est-elle insérée dans le système de représentation de la royauté divine ? Postuler, ne serait-ce qu'à
titre d'hypothèse de travail, l'existence d'une idéologie juive, au sens précisé brièvement plus haut,
contraint à poser des questions qui ne sont pratiquement jamais abordées dans les études juives
"classiques". La séparation théorique des domaines d'étude au sein du judaïsme, des époques, des
genres littéraires, des tendances, des disciplines d'approche, est une impasse méthodologique pour
qui est tenté par une approche holistique des phénomènes religieux. Contrairement à G. Scholem
qui a trop isolé la cabale du reste des manifestations de la vie religieuse juive, M. Idel tente
davantage de l'insérer dans son contexte. Il ne cache pas non plus, dans son livre précité, que des
éléments importants de la cabale n'ont pas été intégralement couchés par écrit, et qu'un recours aux
traditions orales qui circulent jusqu'à nos jours dans certains milieux peut être très enrichissant. Une
brèche semble donc s'insinuer dans le mur de défiance réciproque entre universitaires et enseignants
traditionnels qui étudient le même sujet.

De tout ce qui précède, il ressort que Moché Idel a adopté une méthode et une perspective qui n'ont,
certes, rien de révolutionnaires en elles-même, mais qui bouleversent totalement la vision de
l'histoire de la cabale aux yeux de ceux - et ils sont nombreux - qui ont adopté les conceptions de
Scholem à ce sujet. Nous n'avons jamais été de ceux-là : les considérations de Scholem relatives au
gnosticisme et à la cabale nous ont toujours paru difficiles à comprendre pleinement. Certaines
formules de Scholem ont un caractère cryptique que même les experts en matière d'ésotérisme
peinent à décoder. En ce qui concerne la très actuelle polémique qui s'est engagée à partir de
l'article de Y. Tishby et de la réponse de M. Idel, qui s'est répercutée dans la grande presse
israélienne, dans les journaux quotidiens, à la radio, à la télévision, elle révèle la difficulté de
critiquer sainement les travaux d'un maître de haute stature, car celui-ci a su imposer ses idées à ses
contemporains et ses disciples de façon telle que les remettre en cause revient à ébranler l'édifice et
les assurances psychologiques qui structurent le discours savant tout entier portant sur la cabale.
Toucher aux grandes thèses de Scholem revient à s'opposer à la Vérité, à faire figure d'iconoclaste
aux desseins pervers. Ainsi, un journal israélien a employé le mot de parricide pour qualifier la
démarche de Moché Idel. Pourtant, cette appellation n'est pas correcte. G. Scholem n'est pas un
"père" pour tout le monde et ceux qui ont toujours gardé une certaine distance à son endroit, et c'est
le cas de M. Idel, y compris quand il était simple étudiant à l'Université Hébraïque, ne peuvent être
regardés comme réglant leurs comptes avec une incarnation académique défunte de l'Autorité. M.
Idel a permis d'ébranler une certaine idolâtrie envers la personne et l'oeuvre de Scholem, qui est une
condition préalable et indispensable pour reconnaître à l'homme le respect et l'admiration qu'il
mérite.

Notes

1. Une idée semblable a été exprimée jadis par Adolphe Franck, dans son ouvrage consacré à la cabale, publié une
première fois en 1843 : "Nous sommes donc forcé d'admettre que le gnosticisme a beaucoup emprunté, non pas sans
doute au Zohar lui-même, tel que nous le possédons aujourd'hui, mais aux traditions et aux théories qu'il renferme" (La
Kabbale ou la philosophie religieuse des hébreux, réimpression de l'éd. de 1889, par Slatkine, Genève-Paris, 1981, p.
80). Du coup, le travail jugé avec raison obsolète de ce savant français, à peu près oublié aujourd'hui, retrouve quelque
air de jeunesse.

2. Nous avons tenté une telle confrontation à travers l'étude de plusieurs écrits d'un des premiers cabalistes, R. Abraham
ben David, qui doit paraître dans un recueil édité par Zénon Kaluza, dans le cadre des travaux collectifs de l'Unité de
Recherche Associée n° 152 du CNRS, dirigée par Michel Tardieu, Genèse 1:26-27, Le Cerf. [Cet article a paru en
réalité sous le titre suivant : " Genèse 1:26-27 : l'Image de Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez les
premiers cabalistes ", dans Volume en l'honneur d'Annie Kriegel, Le Cerf, 1994.

3. Voir la postface de notre L'Ecclésiaste et son double araméen, Lagrasse, Verdier, 1990.

4. Plusieurs cabalistes ont vu dans cette reine du ciel dont parle Jérémie pour en critiquer le culte par des hébreux, une
allusion à la Chekhina comme aspect féminin du monde divin. Voir par ex. le texte de R. Isaac d'Acre cité dans Moché
Idel, "Hitdodedout", Daat 14, Bar Ilan, 1985 p. 56 note 118. Un auteur du XVI° siècle, R. Abraham Halévi ben Eliézer,
adopte la formule de Jérémie pour qualifier la Chekhina : "La dixième sefira est l'Epouse et elle est notre sainte Mère
appelée royauté et dénommée "Reine du ciel" tandis que notre saint Père est appelé "Roi" et les enfants d'Israël "sainte
semence"" (Massoret ha-Hokhma, éd. par G. Scholem, dans Kiryat Sefer, vol. II, 1925-1926, p. 128) ?

Présentation du cahier consacré à la controverse :


Ce cahier comporte trois articles et une notice. Les articles portent sur des questions de pensée et
d'histoire de la pensée. L'article de Jean-Christophe Attias est intitulé "Des nains voyant plus et plus
loin que les géants ?" et il a un sous-titre : "Liberté exégétique et argument d'autorité à la fin du
Moyen Age". Le sujet en est une controverse entre un rabbin encore peu connu, Mordekhaï
Komtino (XVe siècle) et un adversaire dénommé Shabtaï. La question débattue est la liberté de
l'exégète face aux traditions reçues. D'un côté un esprit ouvert et créateur, de l'autre un conservateur
qui veut que l'on s'en tienne au respect des autorités. Entre les deux adversaires, une polémique
assez féroce s'engage, que J.C. Attias nous présente avec brio. Les attitudes humaines qui sont ceux
des protagonistes n'ont rien perdu de leur actualité. Une parfaite illustration en est la tempête qui a
soufflé et souffle encore sur la presque vénérable et très académique Université Hébraïque, à
Jérusalem. Cette fois les protagonistes du combat sont Moché Idel, qui tient le rôle du novateur, et
Isaïe Tishby, qui joue le rôle du conservateur de l'Autorité, en l'occurence de celle du regretté G.
Scholem et de son Ecole. Les savants renommés engagés dans la dispute lui confère un caractère
peu commun. Dans une notice qui essaie d'en rendre compte, intitulée "A propos d'une polémique
récente concernant l'oeuvre de G. Scholem", nous proposons un élément "novateur" supplémentaire
concernant un des points de la querelle, à savoir la place du gnosticisme dans l'histoire de
l'ésotérisme juif et nous risquons quelques "considérations méthodologiques" dans le but de susciter
quelques discussions. Ces refléxions dans lesquelles s'exprime le souhait que les spécialistes de la
mystique juive et de la cabale osent davantage envisager leur objet d'étude dans le long terme et en
élargissant leurs perspectives sont en quelques façons illustrées par notre article intitulé "De la
création à la procréation" et qui tente de baliser une ligne continue qui va de la Bible à la cabale
médiévale et "moderne". La cabale occupe d'ailleurs une place importante dans ce cahier puisque
Joëlle Hansel contribue à la redécouverte d'un auteur et d'un cabaliste considérable du XVIIIe
siècle, Rabbi Moïse Hayim Louzzatto, en étudiant une de ses oeuvres importantes, en forme de
dialogue contradictoire entre un cabaliste et un philosophe. Cet article - qui est le premier de cette
jeune chercheur très prometteuse - est intitulé : "Défense et illustration de la cabale", il nous donne
l'occasion d'assister à une controverse infiniment plus civile et courtoise que celle qui fit rage dans
la Constantinople du XVe siècle ou dans l'Université Hébraïque aujourd'hui. Mais il est vrai que
cette controverse-là n'est qu'un artifice d'écrivain !

Charles Mopsik

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