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L'Homme et la société

Idéologie, information et Etat militaire


Armand Mattelart

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Mattelart Armand. Idéologie, information et Etat militaire. In: L'Homme et la société, N. 47-50, 1978. Mass média et idéologie -
Impérialisme et fronts de lutte. pp. 3-49.

doi : 10.3406/homso.1978.1950

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1978_num_47_1_1950

Document généré le 25/09/2015


idéologie, information

et état militaire

AKMAND MATTELART

question
Non
Quelle on
pasRègle.
proclame
l'exception
Pour
l'état
mais
qud'exception.
'on
l'état
ne d'exception
puisse. répondre
confirme
à cette
b Règle

Érich Fried
(La Règle)

L'image des dictatures latino-américaines est généralement associée à celle


des caudillos, personnages capricieux et cruels, pour qui le pouvoir est une
fonction orgiaque. Dans les quatre dernières années, ont paru trois romans,
uvres de grands noms de la littérature latino-américaine, El Otoflo del Patriarca
de Gabriel Garcia Marquez, Yo, El Supremo, de Augusto Roa Bastos, El Recur-
so del Metodo, d'Alejo Carpentier, dont les personnages centraux sont des
dictateurs qui vivent dans la légalité quotidienne de l'outrance. Ces uvres,
suscitées sans aucun doute par la réalité contemporaine d'une Amérique Latine en
proie à des gouvernements despotiques n'en peignent pas moins des
exemplaires en voie d'extinction aujourd'hui. Les personnages qu'elles font revivre ne
subsistent plus guère, et encore sous des traits affadis, qu'à Haiti, au Paraguay
et au Nicaragua, où le front sandiniste mène la vie dure à la longue dynastie
des Somoza.
Ce recours passéiste peut être en littérature garant de signification
profonde. Ne permet-il pas d'approcher des climats et des mécanismes qui échappent
au temps ? Mais c'est au grand détriment de l'histoire que la presse utilise ce
même recours. A force de se baser sur les excès continus des généraux installés
au pouvoir et d'insister sur l'instabilité chronique de leur position, prédisant
sans cesse leur chute imminente, les journaux voudraient convaincre leurs lec-
4 ARMAND MATTELART

teurs que le temps des tyrans traditionnels n'est pas révolu. Tout se passe
comme si cette même presse sentait le besoin de cadenasser l'analyse, d'en conjurer
les possibles dangers et craignait d'en devoir extrapoler les leçons. En confinant
les faits et gestes des nouvelles dictatures latino-américaines dans le cadre d'une
mémoire rompue aux stéréotypes «rétro», elle prend pour argent comptant ces
décrets qui proclament l'« état d'exception ». L'exception n'est-t-elle pas
synonyme de transitoire, d'éphémère ? L'exception ne protége-t-elle pas ces Etats
contre le désir de durée, de permanence ? Au Brésil, cette exception se
confirme depuis près de quatorze ans.
Pour avoir compris que l'exception tendait à devenir la règle, qu'elle
n'était là que pour signaler une nouvelle réalité et sonner le glas d'une autre, le
Général Prats, fidèle compagnon de Salvador Allende pendant toute la période
du Chili Populaire, a été assassiné à Buenos-Aires, un an après le coup d'Etat du
1 1 septembre 1973, par les services de renseignements de la dictature chilienne.
Comme le sera deux ans plus tard, en plein cur de Washington, l'ancien
Ministre de la Défense de l'Unité Populaire, Orlando Letelier.
Dans son journal, publié après sa mort sous le titre Una vida por la legali-
dad (Mexico, 1977) Prats écrivait à la date du 26 octobre 1973 :
« La permanence des poteaux d'exécution, la proscription de tous les partis politiques
qui appuyaient le gouvernement d 'Allende, accompagnée par de grandes déclarations
sur la fin de la « politicaillerie », démontrent à quel point se trompaient ceux qui
croyaient en un coup « à la chilienne », après lequel « nous redeviendrions tous
rapidement amis » et après lequel on pourrait de nouveau renouer avec les élections, les
candidatures et la politique parlementaire. Non ! La violence inaccoutumée du Coup
et les méthodes utilisées démontrent que nous sommes en présence d'un phénomène
nouveau au Chili et peut-être en Amérique Latine : un militarisme fascistoïde
d'inspiration nord-américaine ».
Les dernières années ont vu naître un autre type de régimes autoritaires.
Après le Brésil, des pays comme le Chili, l'Uruguay, l'Argentine et la Bolivie
viennent démentir le folklore des despotes en instaurant de nouvelles formes
de gouvernements miUtaires.
Le personnalisme du caudillo se trouve remplacé par une bureaucratie.
L'institution militaire cesse de rester confinée au rôle d'arbitre des conflits qui
surgissent entre les diverses fractions de la bourgeoisie, sans jamais en éliminer
aucune, et à la mission de défendre le territoire national contre la menace ou la
réalité de l'agression extérieure. Les forces armées ont pris en main l'ensemble
de l'appareil d'Etat qu'elles s'efforcent de mouler à leur image. L'institution
miUtaire arrive au pouvoir. Les valeurs miUtaires se substituent aux principes
civils d'organisation de la société. Les nouveaux paramètres qui président à
cette entreprise de restructuration ont été codifiés dans une doctrine, la doctrine
de la sécurité nationale, une doctrine de guerre qui a pour premier effet
d'identifier le camp des amis et le camp des ennemis, élaborant vis-à-vis des uns et des
autres des modes d'approche stratégiques.
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 5

Cette doctrine fonde le nouvel Etat, l'Etat miUtaire, et consacre les


changements intervenus dans le rapport que les forces armées entretiennent avec le
reste de la société. Quel est le contenu dccette doctrine ?
Que doit cette doctrine à ce qu'on pourrait appeler la pensée militaire
qui s'est forgée sous des latitudes très diverses au cours du dernier siècle,
constituant la théorie, le savoir acquis et la jurisprudence de l'institution miUtaire ?
QueUes sont les circonstances qui lui permettent de devenir norme d'Etat dans
les pays du Cône Sud latino-américain ? Quelle stratégie d'endoctrinement des
diverses classes sociales inspire-t-elle ? '
Si nous nous centrons de préférence sur la réalité des pays
latino-américains pour cerner les contours de l'Etat miUtaire, c'est sans ignorer que d'autres
pays dans d'autres continents, se trouvent également sous la férule de lois
martiales similaires. (N'est-ce pas le cas de l'Indonésie, de l'Iran par exemple ou
encore de la Thaïlande). C'est sans ignorer non plus que, dans des situations plus
proches de nous, on peut également assister à une généralisation des
jurisdictions d'exception, bien que soit maintenu le cadre de la société civile. N'est-ce
pas le cas de l'Allemagne Fédérale où depuis 1972 plus de trente amendements
à la Constitution ont légalisé des atteintes de plus en plus graves à la Uberté ?
Certains se demandent même si le « totalitarisme banaUsé » qui se met en place
outre-Rhin n'est pas le signe précurseur d'un processus qui risque de gagner
d'autres pays d'Europe (1).
Mais en dehors du fait que les réalités dans lesqueUes ces lois de sécurité
nationale surgissent sont différentes, en dehors du fait qu'eUes s'inscrivent dans
des états de développement dissemblables, dans des rapports de classe divers, un
autre élément interdit de traiter de façon systématiquement parraUèle tous les
régimes placés sous le signe miUtaire. Et cet élément réside dans le fait que cette
conception de la sécurité nationale n'est pas arrivée, dans tous les régimes qui
s'en réclament de fait, à se formaliser dans une doctrine expUcite. Les lois
d'exception en vigueur dans bien des réalités militaires n'arrivent pas à s'articuler
sur une réflexion et une théorisation propre. Par contre, dans les cas
latino-américains, les forces armées, également dépendantes des noyaux théoriques
centraux, comme le Pentagone, n'en sont pas moins pourvues d'idéologues qui
élaborent les cadres de référence à partir desquels s'exerce dans la pratique le
pouvoir miUtaire, et un modèle déterminé de société.
Mais ne nous y trompons pas. Là s'arrêtent les différences. Car, au-delà
de celles-ci, il y a une ligne de continuité profonde entre tous ces régimes
autoritaires répartis sous toutes les latitudes. Leur apparition concorde avec la crise
actueUe que traverse l'économie mondiale capitaUste, crise d'une forme
historique d'accumulation du capital. L'appareil d'Etat miUtaire fait en effet partie
de ces nouveUes formes poUtiques, idéologiques et cultureUes qui tentent de
porter remède à la précarité de l'équilibre qui permet à la bourgeoisie de se
maintenir au pouvoir. Et, en ce sens, il doit' être considéré comme la phase
paroxystique d'un processus global de redéploiement du système capitaUste, qui
6 ARMAND MATTELART

exige le rétrécissement des Ubertés et le renforcement du contrôle social. Dans


cette gamme de regains d'autoritarisme, il y a d'autres indices de même nature,
quoique moins spectaculaires, de cette vaste opération de remodélation de
l'appareil étatique et économique du grand capital. Témoins en sont les plans
d'austérité que connaissent bien des démocraties des pays capitalistes avancés dans
un contexte où s'accélère le processus de monopolisation du pouvoir sous
toutes ses formes. Témoins aussi les conceptions de l'« ennemi intérieur » que ces
mêmes démocraties, en se saisissant habilement du prétexte du terrorisme,
imposent, en revisant les « procédures de protection intérieure à appUquer en cas
de crise ». Le projet d'une Europe judiciaire et poUcière, à l'uvre dans l'affaire
Schleyer, la multipUcation des chasses aux suspects, les contrôles renforcés,
l'échange multinational des fichiers, la délation organisée, les réquisitions, les
Umites au droit de grève, toutes formes de poUtiques d'exception, ne sont-ils
pas autant de tentatives de prémunir l'ordre existant contre les risques d'« une
société et d'un univers destabiUsés et pouvant réagir de façon désordonnée ou
anarchique », pour reprendre les termes du projet de réorganisation de la
sécurité du territoire, que promeut le gouvernement français. L'insertion dans les
législations de concepts comme « Etat exceptionnel » et « Etat exceptionnel
renforcé », pour éviter le hiatus existant aujourd'hui entre l'état d'urgence
et l'état de siège, évoque cette volonté du pouvoir de circonscrire de façon
de plus en plus précise les « situations chaudes », les « points sensibles » de
la sûreté intérieure, susceptibles de mettre en danger l'« intégrité des
structures nationales ». Cette internationalisation de la répression est un motif de
plus pour s'attacher à percevoir des constantes universelles dans ces idéologies
de « sécurité nationale » qui sous-tendent les Etats miUtaires du cône Sud
latino-américain.
Toutes ces tendances et réalités médiatisées de rétrécissement des Ubertés
qui pointent dans les sociétés capitalistes avancées traduisent les tâtonnements
de la bourgeoisie à la recherche nécessaire de nouveaux mécanismes de
domination poUtique et économique. Les propriétaires des moyens de production
continuent certes à parler de démocratie représentative, de processus électoraux,
d'alternance, mais ils ont déjà l'esprit et le pied ailleurs, préoccupés qu'ils sont
de remplacer « les moyens traditionnels de contrôle social ». N'y-a-t-U d'aUleurs
pas un paradoxe dans le fait que les forces de gauche par contre sacralisent de
plus en plus les mécanismes de la démocratie formeUe pour faire triompher leur
projet de changement structurel ? Comment lire autrement le diagnostic étabU
par l'Etat-major de crise des grands pays capitaUstes qu'est la Commission
Trilatérale ? Dans le rapport dressé en 1975 par ses experts (2), on peut lire noir sur
blanc ce que pensent les forces dominantes de la démocratie en crise :
« Plus un système est démocratique, plus il est exposé à des menaces intrinsèques.
Au cours des années récentes, le fonctionnement de la démocratie semble
incontestablement avoir provoqué un effondrement des moyens traditionnels de contrôle social,
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une délégitimation de l'autorité poUtique et des autres formes d'autorité, et une


surcharge d'exigences adressées au gouvernement, exigences qui excèdent sa capacité de
les satisfaire ».
Ou encore :
« Le fonctionnement effectif du système politique démocratique requiert
habituellement une certaine mesure d'apathie et de non-participation de la part de quelques
individus et groupes. Dans le passé, chaque société démocratique a eu une population
marginale, numériquement plus ou moins importante, qui n'a pas activement participé
à la vie politique. En elle-même, cette marginalisation de certains groupes est
anti-démocratique par nature, mais elle a aussi été l'un des facteurs qui ont permis à la
démocratie de fonctionner effectivement. Des groupes sociaux marginaux, les Noirs par
exemple, participent maintenant pleinement au système poUtique. Et le danger
demeure de surcharger le système poUtique d'exigences qui étendent ses fonctions et sapent
son autorité ».
Et encore :

« La vulnérabflité de la démocratie ne provient donc pas d'abord « de menaces


extérieures, bien que celles-ci soient réelles, ni d'une subversion intérieure de droite ou de
gauche, bien que ces deux risques puissent exister, mais plutôt de la dynamique
interne de la démocratie elle-même dans une société hautement scolarisée, mobilisée et
participante (...). Nous en sommes arrivés à reconnaître qu'il y a des limites
potentiel ement désirables à la croissance économique. U y a aussi des Umites potentiellement
désirables à l'extension indéfinie de la démocratie poUtique ».

Et dans un domaine qui nous intéresse plus spécialement, voilà comment est mise en
question la doctrine libérale de l'information qui n'est pas, par le truchement des
« abus » commis au nom de la liberté de presse, la dernière à avoir « provoqué des
attitudes défavorables à l'égard des institutions et un déclin de la confiance accordée aux
gouvernements » :

« En leur temps, à travers des législations anti-trust (Interstate Commerce Ad et


Sherman Antitrust Act), des mesures ont été prises pour réguler les nouveaux centres
de pouvoir industriels et pour définir leurs rapports avec le reste de la société. Quelque
chose de comparable apparaît maintenant nécessaire en ce qui concerne les media. Phi»
particuUerement, il faut assurer au gouvernement le droit et la possibiUté pratique de
retenir l'information à sa source ».
Par une étrange coïncidence qui n'en est pas une, le premier décret qui
limita le principe Ubéral de la Uberté d'entreprise fut pris en 1887 en plein cur
de la première grande récession internationale de l'économie capitaliste. Il avait
nom Interstate Commerce Act et son objectif principal était de réguler les
grands réseaux de communication par chemin de fer. Etrange symbole qui
préfigure la nécessité actueUe du resserrement de ces autres réseaux de
communication que sont les moyens de communication de masse. Ce sont deux moments
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historiques où l'on voit poindre un changement radical dans le mode capitaUste


de production, d'échange et de circulation des biens, des messages et des
personnes.

1 - Une doctrine pour une nouveUe guerre.

« La guerre est une affaire trop importante pour être entièrement laissée
aux mains des généraux ». Ce mot de Clemenceau a dû être souvent interprété
dans les milieux miUtaires comme l'expression du désir qui anime le pouvoir
civil de les exclure de la préparation et de la liquidation de la guerre pour ne
leur laisser que le soin de l'exécuter, seule fonction constitutionneUe pour
laqueUe ils soient instruits et outillés. Pour désamorcer le mot de Clemenceau, il
suffisait de changer la définition de la guerre. La nouveUe guerre à laqueUe
doivent maintenant faire face les miUtaires est d'une autre nature que les conflits
belliqueux connus jusqu'à présent.
Ce nouveau statut de la guerre a donné Ueu à une nombreuse production
de textes, de manuels d'instruction, qui redéfinissent aussi bien la pratique que
la théorie militaire. Le Brésil qui a constitué le premier Etat miUtaire latino-
américain, après le putsh qui a renversé le Président constitutionnel Joao Gou-
lart en avril 1964, est aussi la plus féconde pépinière de gloses théoriques sur la
sécurité nationale. Parmi les derniers ouvrages parus, citons celui de Jose
Alfredo Amaral Gurgel, qui porte le titré Segurança e Democracia (Sécurité et
Démocratie) et qui a été publié en 1975, et celui du Général Meira Mattos, intitulé
Brasil, Geopolitica e Destino, également pubUé en 1975. Il est intéressant de
signaler, pour situer ces auteurs, que le Général Meira Mattos, ancien capitaine de
la force expéditionnaire brésilienne envoyée en Italie durant la seconde guerre
mondiale, était jusqu'à une date assez récente, un des directeurs de Ylnter-Ame-
rican Defence College de Washington, créé en 1962 sur le modèle de VUS
National War College et du CoÏÏège de la Défense de l'OTAN pour assurer la
formation des officiers supérieurs latino-américains. Mais celui qui a le plus contribué
à l'élaboration de cette doctrine de la sécurité nationale est sans nul doute le
Général Golbery do Couto e Silva, actueUement conseUler du Président Geisel
et fondateur du Service national de renseignements, appareil d'intelligence
miUtaire, clef de voûte de la poUtique de sécurité intérieure. Dès les premières
pages de son traité de géopoUtique (Geopolitica do Brasil) (3), pubUé en 1967
à Rio de Janeiro, mais conçu sous forme d'articles dès la fin des années 50, U
précise la nouveUe notion de guerre ;

« De strictement miUtaire la guerre est devenue une guerre totale, une guerre tout
autant économique, financière, politique, psychologique et scientifique qu'une guerre
d'armée, de flotte et d'aviation ; de la guerre totale à la guerre globale et de la guerre
globale à la guerre indivisible, et pourquoi ne pas le reconnaître, à la guerre
permanente »:
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 9

Golbery ajoute qui ne le croirait une guerre « apocaliptique ». Cette


guerre est totale parce qu'eUe concerne tous les individus, « les hommes de
toutes les latitudes, de toutes les races, de tous âges, de toutes professions et toutes
croyances .». EUe est totale parce qu'eUe efface la vieUle distinction entre civU
et miUtaire : dans ce champ de bataille que devient la société, tout individu se
trouve dans un des deux camps en présence. EUe est totale parce que les fronts
de lutte et les armes utUisées appartiennent à tous les niveaux de la vie
individuelle et coUective, et que cette guerre rempUt tous les interstices. Les armes
sont de toute nature : poUtiques, économiques, psycho-sociales, miUtaires. EUes
comprennent aussi bien les négociations diplomatiques, les jeux d'alliance ou de
contre-alliance, les accords ou les traités avec leurs clauses pubUques ou
secrètes, les sanctions commerciales, les prêts consentis, les investissements de
capital, l'embargo, le boycott, le dumping que la propagande ou la
contre-propagande, les slogans à usage interne ou externe, les méthodes de persuasion, de
chantage, de menace et même de terreur. Cette guerre est totale parce que la
distinction entre le temps de la paix et celui de la guerre disparaît, que là guerre
devient permanente. La guerre froide domine l'antagonisme irrémédiable entre
l'Occident chrétien et l'Orient communiste. EUe est globale parce que toutes les
valeurs qui ont fondé cette civiUsation occidentale, qui en ont fait le berceau
de la Uberté, sont en jeu. »
A guerre totale, réponse totale. Pour faire face à la guerre, U est nécessaire
de mobiUser les forces vives de la nation, d'intégrer à la lutte ce potentiel que
Golbery dénomme « pouvoir national ». Ces forces, ce pouvoir national, ce sont
toutes les ressources physiques et humaines dont dispose chaque nation, toute
sa capacité spiritueUe et matérielle, la totaUté des moyens économiques,
poUtiques, psycho-sociaux et miUtaires. Soit dit entre parenthèses, l'inventaire de la
guerre totale que nous venons de dresser reprend l'a sémantique des doctrinaires
de la « sécurité nationale ».
Dans la perspective de cette doctrine, il est de la responsabUité de l'Etat et
de chaque citoyen d'accumuler le plus de forces possibles pour vaincre renne-
mi :
« Maximiser le Pouvoir National face aux exigences imposées par le fantôme de la
guerre qui nous poursuit, est un devoir que ne peuvent esquiver les nations soucieuses du
futur qui approche à pas de géant » .

Un flot de concepts découle, de la manière la plus mécaniste qui soit, de


cette définition totaUtaire de la guerre. Ils ont nom : objectifs nationaux, projet
national. Tous codifient et hiérarchisent les buts, les intérêts, les aspirations de
l'Etat miUtaire. Au sommet de ces objectifs, se confondant avec le concept de V
stratégie totale, se situe la politique de sécurité nationale, érigée en valeur
absolue et ne reconnaissant aucune limite.
Concluant la section sur « la sécurité nationale et la stratégie totale pour
une guerre totale », le Général Golbery affirme :
10 ARMAND MATTELART

« Nous avons, de la sorte, au sommet de la Sécurité Nationale, une Stratégie,


dénommée par. plusieurs, Grande Stratégie ou Stratégie Générale, art qui relève exclusivement
du gouvernement et qvi coordonne, à l'intérieur d'un Concept Stratégique
fondamental, toutes les activités politiques, économiques, psycho-sociales et militaires qui se
proposent à l'unisson d'atteindre les objectifs qui matérialisent les aspirations nationales
d'unité, de sécurité et de prospérité croissante. Dès lors, se trouvent subordonnées à
. cette Stratégie, aussi bien la Stratégie MiUtaire que la Stratégie Économique, la
Stratégie Politique et une Stratégie Psycho-sociale, lesqueUes se différencient les unes des
autres par leurs champs particuliers d'application et par les instruments d'action qui leur
sont propres, mais qui ne cessent jamais de s'articuler de façon solidaire, soit dans le
temps, soit dans l'espace. S'il n'en était pas ainsi, eUe ne serait pas une Stratégie
indivisible et totale, à l'image de la guerre ».

Le maréchal Castelo Branco était, pour sa part, beaucoup moins abstrait


lorsqu'U définissait en 1967 (U était alors Président du BrésU) la notion de
sécurité nationale et la comparait avec ceUe, traditionnelle, de défense nationale :
« Le concept traditionnel de défense nationale met l'accent sur les aspects miUtaires de
la sécurité, et par conséquent, insiste sur les problèmes d'agression extérieure. La
notion de sécurité nationale est plus totalisante. Elle comprend la défense globale des
institutions, considère les aspects psycho-sociaux, la préservation du développement et de
la stabiUté politique interne. En outre, le concept de sécurité, beaucoup plus explicite
que celui de défense, tient compte de l'agression intérieure, matérialisée dans
l'infiltration et la subversion idéologique, et aussi dans les mouvements de guerrilla, toutes
formes de conflits beaucoup plus probables que l'agression extérieure ».

Colonisant tous les secteurs de la société, la politique de sécurité nationale


finit par établir une équivalence entre les notions de développement et de
sécurité. L'équation a été posée par le même Castelo Branco en des termes limpides.
S'adressant aux élèves officiers de l'Ecole Supérieure de Guerre (on l'appeUe
« la Sorbonne brésiUenne ») de Rio de Janeiro en 1967, U leur rappelait que si
cette équation relevait encore du domaine de la doctrine U y a quelques années,
eUe était maintenant devenue partie intégrale de la « nouveUe constitution et
des lois modernes du BrésU ». Il poursuivait :
« Développement et sécurité sont Ués par une relation de causaUté réciproque. D'un
côté la véritable sécurité suppose un processus de développement économique et
social [ ... ] D'autre part, le développement économique et social suppose un minimum
de sécurité et de stabiUté des institutions. Et non seulement des institutions qui
conditionnent le niveau et l'efficacité des investissements de l'État mais aussi des
institutions économiques et juridiques qui, en garantissant la stabiUté des contrats et des
iroits de propriété, conditionnent le niveau de l'efficacité des investissements privés ».

Mais cette équivalence s'inscrit dans le cadre d'une conception géopohti-


que néocoloniale (nous y reviendrons plus loin) bien précise, qui redéfinit le
concept de souveraineté nationale en situant cette dernière dans un jeu d'aUian-
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÊTA T MIUTAIRE 11

ces nécessaires et natureUes, comme ceUe, par exemple, fondamentale, qui


Ue ces pays aux États-Unis. La notion d'inter-dépendance vient ainsi pondérer
la rhétorique nationaUste. .
« La conception, rigide, orthodoxe, de la souveraineté nationale, affirmait en 1965, i
le ministre brésilien des Affaires Étrangères, a été formulée à une époque où les na- *
tions ne se considéraient pas comme faisant partie d'une communauté qui avait les )
mêmes objectifs et les mêmes responsabilités vis-à-vis de ces derniers... Les frontières \
géographiques entre les pays américains sont dépassées : le caractère critique du mo- '
ment exige le sacrifice d'une partie de notre souveraineté nationale.
L'interdépendance doit remplacer l'indépendance » (4).

L'abandon de la notion d'indépendance nationale n'est pas le seul


sacrifice requis pour vaincre l'ennemi. Les Etats miUtaires du Cône Sud ont consacré
l'expression de « coût social » et en ont imposé la nécessité. La totaUté de
l'effort poUtique, économique, culturel et miUtaire, exige de la totaUté de la
population, soumise aux mêmes dangers, les mêmes sacrifices, les mêmes
renoncements à des Ubertés, pour beaucoup séculaires, au profit de l'Etat, ce m seigneur
tout puissant de la guerre ».
« Sécurité et bien-être, et sur un plan supérieur, sécurité Uberté, sont des dilemmes dér
cisifs auxquels l'humanité a toujours dû faire face, mais jamais comme aujourd'hui,
dans des circonstances aussi dramatiques et Impérieuses » (Golbery). -

2 - La communication, acte de subversion.

Cette doctrine qui préside à l'éclatement de l'Etat démocratique et répu-


bUcain, renversant l'équiUbre des pouvoirs établis par la constitution, s'exprime
dans la réaUté par l'hégémonie que prend l'appareU miUtaro-poUcier, dans l'en- -
semble de l'appareil d'Etat. Le pouvoir exécutif passe aux mains d'un conseU »
de sécurité nationale dont dépendent directement les services de renseigne- -
ments, ces poUces dites poUtiques * qui, ne répondant qu'au chef de l'Etat,
exercent en fait le pouvoir de contrôle sur tous les organes de l'Etat. Le pouvoir
législatif, s'U n'est pas l'objet d'un ostracisme pur et simple, devient un élément ;
décoratif et le pouvoir judiciaire ne peut plus se saisir que de cas sans importan- -
ce, puisque les juridictions d'exception veiUent sur l'ordre de la sécurité natio- -
nale. Le passage désormais classique à un Etat de droit nouveau est précisément
ce que justifient ou tentent de justifier les expressions « état d'exception »,
état de guerre, état de siège ou état d'urgence. Cette législation suprà-constitu-
tionneUe qui rend permanent « l'Etat d'exception » élimine ou contrôle les
partis, la presse, les syndicats; annule tous les droits sociaux, poUtiques, civils,
fondamentaux. EUe permet également de réorganiser l'éducation et de la mettre
au service des « objectifs nationaux ».
L'expression juridique de cette doctrine de sécurité. nationale qui légitime
l'arbitrarité sous le couvert d'une pseudo-légaUté, est synthétisée pour le vul-
12 ARMAND MATTELART

gum pecus dans l'énoncé des articles de ce décret-loi, dit de sécurité nationale
qui, étabU en 1969, constitue encore aujourd'hui au BrésU le texte
fondamental du régime, dont se sont inspirés d'autres Etats miUtaires latino-américains.
Enumérons quelques-uns des articles qui composent ce décret (5) :
Article 1 : « Toute personne physique ou morale est responsable de la
sécurité nationale dans les Umites défîmes par la loi ».
Article 2 : « La sécurité nationale est la garantie de la réaUsation des
objectifs nationaux contre les facteurs opposés, tant internes qu'externes ».
Article 3 : « La Sécurité Nationale comprend essentieUement les moyens
destinés à préserver la sécurité externe et interne, y compris la prévention et
la répression de la guerre psychologique adverse et de la guerre révolutionnaire
ou subversive».
Paragraphe 1 : « La sécurité interne, partie intégrante de la Sécurité
Nationale, a pour objet les menaces et les pressions adverses, de quelque origine,
forme ou nature qu'eUes soient, qui se manifestent ou produisent effet dans le
pays ».
Paragraphe 2 : « La guerre psychologique adverse est l'emploi de
propagande ou de contre-propagande et toute activité sur les plans poUtique,
économique, psycho-social et miUtaire, ayant pour finalité d'influencer ou de
provoquer des opinions, émotions, attitudes et comportements de groupes étrangers,
ennemis, neutres ou amis, contraires à la réaUsation des objectifs nationaux ».
Paragraphe 3 : « La guerre révolutionnaire est le conflit interne,
généralement inspiré par une idéologie, ou aidé de l'extérieur, qui vise à la conquête
subversive du pouvoir, par le contrôle progressif de la nature ».
Le décret-loi énumère ensuite, à travers une série d'articles, un ensemble
de crimes contre la Sécurité Nationale et les nouveUes peines appUcables. Ainsi
VArticle 16 sur le crime de propagande illégale : «divulguer par tout moyen
de communication sociale une nouveUe fausse ou tendancieuse, ou bien un
fait réel, mais tronqué ou déformé de façon à susciter ou tenter de susciter un
malaise contre le peuple et le gouvernement ».
Dans l'Article 34, est déclaré « acte de subversion », le fait « d'offenser
moralement une autorité par esprit de faction et de non-conformisme social ».
VArticle 45 définit en ces termes la « propagande subversive » r
« l'utilisation de tout moyen de communication sociale, journaux, revues, périodiques,
Uvres, bulletins, tracts, radio, télévision, cinéma, théâtre, et de tout moyen de même
genre comme véhicules de propagande de guerre psychologique adverse, ou de guerre
révolutionnaire ou subversive... Les réunions sur les Ueux de travail... La constitution
de comités, de réunions publiques, défilés, ou manifestations... de grèves interdites...
l'injure, la calomnie ou la diffamation touchant l'autorité pubUque dans l'exercice de
ses fonctions... ».

Ces dispositions de base sont complétées par des décrets qui octroient
à des secteurs particuUers, comme l'université, des pouvoirs de poUce et la fa-
IDÉOLOGIE, INFORMA TION ET ÊTA T MIUTAIRE.. 13

culte de prononcer l'exclusion d'un professeur ou d'un étudiant pour activités


subversives, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'enceinte universitaire.
Cette doctrine, qui s'élabore à partir du tronc conceptuel commun que nous
venons d'esquisser, reconnaît dans sa formation, selon les pays, des
caractéristiques particuUères qui traduisent des trajectoires historiques différentes. C'est
ainsi que la rhétorique du cathoUcisme intégriste pèse davantage sur le discours
des généraux chiliens, fortement marqués par une vision théologique de la
société, que sur celui des gouvernants brésiUens, plus sécularisés, même si à un
moment ou à un autre du développement de ces dictatures, la consigne générale de
la défense de la civiUsation occidentale et chrétienne les hante indistinctement.
La «Déclaration de Principes» de la Junte chUienne, émise en mars 1974,
est particuUerement révélatrice du caractère confessionnel qui entoure l'énoncé
de leur doctrine. La dictature y donne sa définition de la sécurité nationale : .
« La Sécurité Nationale est de la reponsabilité de chacun et de tous les chiliens ; il faut
. dont inculquer ce concept dans toutes les strates socio-économiques, à travers la
connaissance concrète des obligations civiques, générales et spécifiques, qui ont rapport
avec la sécurité intérieure ;en stimulant l'échelle des valeurs patriotiques ;en diffusant
les réussites cultureUes qui nous sont propres dans le domaine de l'art autochtone et en
s'orientant d'après les traditions historiques et le respect des symboles qui représentent
la Patrie».. .

EUe y problame également urbi et orbi être. guidée par une conception
chrétienne de l'homme et de la société. « L'homme a des droits naturels
antérieurs et supérieurs à l'Etat. Ce sont des droits qui procèdent de la nature même
de l'être humain, parce qu'ils ont leur origine dans le Créateur. L'Etat doit les
reconnaître et en réglementer l'exercice». Reprenant à leur compte les vieux
principes exprimés par le théologien économistes anglais Malthus, U y a près
de deux siècles, les membres de la Junte, derrière leur parodie égalitaire, en
arrivent à justifier l'inégaUté sociale :
t Cest une obligation pressante des temps modernes de transformer l'égalité devant
la loi en une véritable égaUté de chances face à la vie, en refusant d'admettre d'autres
sources d'inégaUté entre les êtres humains que ceUes qui proviennent du Créateur et
du plus ou moins grand mérite de chacun ».

Cette conception du droit naturel de source divine anime également leur


justification de l'intangibUité du droit de propriété, leur dénonciation de l'avor-
tement (un des passages de la Déclaration du Général Pinochet qui a provoqué
le plus d'applaudissements dans la salle). Malgré ces applaudissements, les
poUtiques de stérilisation des femmes des couches populaires se sont depuis lors
intensifiées, creusant un fossé de plus en plus grand entre la Déclaration de
Principes et la réaUté. Cette Umitation de la croissance démographique est d'autant
plus paradoxale que les plans géopoUtiques de la dictature sont marqués par
une volonté expansionniste.
14 ARMAND MATTELART

* Le retour à « la tradition chrétienne de la Patrie » ne peut être dissocié


du retour à la « tradition hispanique ». Les deux termes iront toujours de pair
et deviendront synonymes l'un de l'autre. Cest ce même concept dTiispanité
que l'on retrouve dans la définition franquiste du pouvoir, avec cette
différence que la conception franquiste est soutenue à partir du pôle dominant, celui
de l'ancien colonisateur, tandis qu'ici elle est acceptée par la société
dépendante (6). Comme l'on montré d'autres auteurs, le concept dTuspanité, proche de
l'idée mussoUnienne d'Imperium, est le succédané des postulats,
caractéristiques du nazisme. Un tel concept débouche expUcitement au ChiU sur le refus
du métissage et de la présence indigène au long de l'histoire, mais, de plus, à
travers toute une série de permutations, U en arrive à ne plus considérer comme
tenants de ces valeurs hispanistes qu'un noyau raréfié d'aristocrates décadents ;
le peuple travaUleur se trouve éliminé de l'ensemble d'individus que recouvre
le concept de nation.
Enfin, la société que veut instaurer la Junte se présente comme le
dépassement du dilemme capitalisme-communisme, thème que l'on retrouve
invariablement dans toutes les idéologies qui s'articulent sur le fascisme.
¦ « Cette définition traduit une conception du bien commun qui diffère* tout autant
de celles que souscrivent l'individualisme libéral et le collectivisme totalitaire... La
véritable idée du Bien Commun s'éloigne de ces deux extrêmes et les dépasse... la
possibiUté d'une société d'inspiration marxiste doit être refusée pour le Chili, étant donné
son caractère totalitaire, destructeur de la personne humaine, qui contredit notre
tradition chrétienne et hispanique. D'autre part, les sociétés développées de l'Occident,
bien qu'eUes offrent un visage autrement acceptable que la précédente, ont débouché
sur un matérialisme qui étouffe l'homme et, du point de vue de l'esprit, le réduit à
l'esclavage ».*.

Ce sont des proclamations de ce type qui font trop souvent assimUer


mécaniquement les régimes miUtaires latino-américains et les fascismes européens.
Nous verrons plus loin que la question est beaucoup plus complexe.

3 - De la géopoUtique à l'Etat de Sécurité Nationale.

La doctrine de « sécurité nationale » est certes née dans un Ueu ponctuel,


à l'Ecole Supérieure de Guerre, baptisée pompeusement « Sorbonne
brésiUenne », fondée au lendemain de la seconde guerre mondiale par les officiers qui
avaient participé à la force expéditionnaire brésiUenne en Italie. Ce premier
contact concret avec les forces Armées des Etats-Unis contribua sans doute
fortement à leur adhésion au modèle américain. Aveu en fut d'aUleurs fait en
1968 à un sociologue américain par ces officiers devenus entretemps généraux :

« Dans la guerre, les États-Unis ont dû nous donner de tout : aliments, vêtements,
équipement. Après la guerre, nous abritions moins de craintes au sujet de l'impérialisme
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 15

nord-américain parce que nous avions vu comment les États-Unis nous aidaient sans
pour cela nous enchaîner ».

Le général Golbery renchérira :


« Le fait que les membres des Forces Expéditionnaires Brésiliennes aient voyagé aux
États-Unis et y aient été les témoins directs du développement d'une grande puissance
industrielle et démocratique a sans doute été de la plus grande importance. Leurs
horizons se sont du même fait élargis. J'y suis aussi allé et j'ai reçu une très forte impres*
sion. U m'a sauté aux yeux qu'une nation pionnière de la Ubre entreprise avait réussi
à devenir une grande puissance industrielle ». (7)

Mais U serait décidément trop simple de confiner une filiation idéologique


à ce rapprochement ponctuel, complété certes par la longue expérience de vie
en commun que les officiers latino-américains ont eu et ont avec leurs coUègues
du Nord grâce aux plans d'assistance technique et aux nombreux stages qu'Us
effectuent dans les écoles militaires de la zone du canal de Panama ou dans la
métropole. La théorie de l'Etat miUtaire même si cet Etat a pour fonction
décisive à l'heure actueUe de protéger dans des zones déterminées du globe les
intérêts de la métropole américaine, est la résultante de pratiques et de doctrines
qui ne renvoient pas exclusivement à la praxis et à la pensée militaire du
Pentagone. La doctrine de la sécurité nationale nous semble bien plutôt être
l'aboutissement des diverses pratiques de la guerre impériaUste au cours du dernier
siècle. Les concepts qui s'y trouvent investis ont une histoire, qui est une histoire
d'aventures, d'échecs, de conquête missionnaires ou d'expéditions punitives,
patrimoine de maintes armées et de maintes nations, qui posent le problème
plus vaste de l'armée comme appareU de répression, à l'intérieur de l'Etat
capitaUste.
De plus, U est fondamental d'insister sur le fait que la reconnaissance
d'une filiation idéologique entre la doctrine élaborée par les généraux du cône Sud
et ceUe des armées métropoUtaines ne peut être interprétée comme une
transposition mécanique. D'une part, le concept de dépendance idéologique n'a de
sens que si l'on tient compte des deux pôles du rapport : réaUté impériale/réaU-
té nationale. Chaque armée de ces pays du cône Sud reflète une composition
sociale et exprime une trajectoire propre de rapport avec l'Etat capitaUste. Le
fait que certaines armées latino-américaines aient étabU leur propre centre
d'élaboration doctrinale est un indice parmi tant d'autres d'une certaine dynamique
propre. (En 1943, l'Argentine a créé le « Centro de Altos Estudios del Ejercito
Argentino », le BrésU « La Efscuela Superior de Guerra », en 1949, ie Pérou
lé « Centro de Altos Estudios MiUtares », en 1950. Le dernier en date est celui
du ChUi qui en 1 974 a fondé la « Academia Superior de Seguridad Nacional ».
L'Equateur a établi le « Centro de Altos Estudios MiUtares » et la Bolivie le
« Centro de Estudios Nacionales »).
16 ARMAND MATTELART

D'autre part, ce serait tomber dans une vision idéaliste que de croire que
l'on peut injecter des « idéologies » de l'extérieur sans qu'existe au préalable
un terrain où eUes puissent germer. S'U est vrai que dans leurs ouvrages les
miUtaires brésiUens s'alimentent largement aux sources centrales, la propre
pratique de leurs armées fait indubitablement progresser leur doctrine de la sécurité
nationale. En ce sens, dans chacun des contextes particuUers, cette doctrine
apparaît comme l'aboutissement de l'histoire des forces armées dans des
formations sociales déterminées. Une histoire contradictoire marquée par une
conception de la «neutralité» des forces armées, faite de dépendance, de putschs
ou de tentatives de putschs, de participation directe à la répression du
mouvement ouvrier et paysan, mais où on a pu voir aussi percer à certains moments
les revendications de certaines fractions d'officiers révolutionnaires. Ce n'est
pas notre propos de retracer dans ce travaU l'histoire de chacune de ces armées
à partir de l'histoire de chaque formation sociale. Mais avant de passer à
l'examen des fiUations idéologiques, nous tenions à rappeler cet élément essentiel
pour éviter toute équivoque.

La première couche idéologique et la plus ancienne que l'on trouve dans


la doctrine de la sécurité nationale est sans doute ceUe qui émane de la géopo-
Utique. Il est certain que les théoriciens de la sécurité nationale n'annoncent
pas les couleurs de manière aussi abrupte que le général Pinochet dans son
ouvrage Geopolitica (8) :
«Ce fut Adolf Hitler qui comprit le premier l'importance extraordinaire de l'action
psychologique exprimée dans son oeuvre Mein Kampf : la propagande révolutionnai- .
re jouera dans l'avenir le rôle que joue le rideau de fer de l'artillerie pour préparer
l'attaque de l'infanterie. Elle aura pour mission de détruire psychologiquement
l'ennemi avant que les armées entrent en action ».

Le Général Pinochet écrivait cette phrase en 1968 et personne à l'époque


ne sourcUla. Les longues années d'endoctrinement de l'armée chilienne par les
instructeurs prussiens et nazis, avant la seconde guerre mondiale, ont laissé des
traces indélébiles. Tous les généraux sans exception, les titres Géopolitique
qu'Us adoptent à l'envi, le démontrent amplement, puisent dans les
enseignements de cette école aUemande : Ratzel et son espace vital (Lebensraum), le
père du pangermanisme Rudolph KjeUen (de nationalité suédoise), le général
Haushoffer qui reprit les enseignements de ses maîtres et les mit au service du
national-socialisme. Tous ces antécédants sont repris et au besoin critiqués
par les nouveaux géopoUticiens. La géopoUtique affirment-Us à la suite de
Haushoffer qui voyait en cette dernière « un guide, la conscience poUtique de l'Etat »,
est la science qui fonde le nouvel Etat. EUe prend la place de la philosophie ;
tout en se prétendant plus universeUe, eUe aspire à une conception globale
de l'homme. Pinochet n'écrit-U pas :
IDÉOLOGIE, INFORMA TION ET ETA T MILITAIRE 17

« C'est la branche des sciences politiques qui, sur la base de la connaissance historique,
économique, stratégique et poUtique, du passé et du présent, étudie l'ensemble de la
vie humaine organisée sur un espace terrestre afin d'obtenir dans l'avenir le bien-être
du peuple».

Golbery est moins ambitieux lorsqu'après avoir exposé en de nombreuses


pages les concepts de l'Ecole française et allemande, et franquiste, se contente
de la définition suivante :

« C'est la discipline qui étudie comment la géographie et la distribution de l'espace


imposent ou tcfut au moins suggèrent une poUtique déterminée d'État ».

La connotation nazie qui restait attachée à ce concept de géopoUtique


a été à l'origine du fait que les nord-américains l'aient écarté de leur
vocabulaire miUtaire, dès les premières années de la seconde guerre mondiale. Il n'est
d'aUleurs pas étonnant de constater que dans l'ensemble des numéros de la
Military Review, la revue de l'Etat-Major américain, dont nous avons parcouru
l'édition complète depuis 1945, aucun théoricien du Pentagone ne recourt
à ce concept. Les seuls articles qui reprennent cette notion et la développent
dans cette même revue sont tous signés par des officiers franquistes, salazaris-
tes ou brésUiens. Ce qui n'empêche évidemment pas que les nord-américains
possèdent une vision et une théorie géopolitique, aussi impériale dans' la réaUté
que la prussienne : ceUe qui habite par exemple leur doctrine du destin
manifeste de la nation américaine. D'autre part, le concept .créé par Nicholas Spyk-
man (9) et dont s'inspirent les brésiUens pour légitimer l'interdépendance au
profit des Etats-Unis, celui de défense hémisphérique, base du système
multilatéral de défense du continent américain, relève d'une vision stratégique très
proche des considérations de la géopoUtique.
Notons que c'est dans le cadre de cette notion de géopoUtique et de son
corrélat de géostratégie, qu'est analysé par les officiers du Cône Sud
l'antagonisme central entre l'Est et l'Ouest, le communisme et la civiUsation
chrétienne. On s'en doute, c'est aussi cette notion qui assied les prétentions sous-im-
périaUstes de Brasilia, qui invoque « le destin manifeste... inaliénable... tracé
par la nature même sur la carte de l'Atlantique Sud » (Golbery). «
La seconde composante de la doctrine de sécurité nationale recueille
l'expérience de l'Etat impériaUste américain. Le premier Etat de sécurité
nationale a été en effet celui que les Etats-Unis ont instauré chez eux, à la fin
de la seconde guerre mondiale. Son émanation légale sera le National Securi-,
ty Act de 1947. Pour empêcher une démobilisation qui risquait de renouer
avec la situation de crise des années d'avant-guerre, et non pas pour affronter
les menaces d'un troisième conflit mondial déclenché par Staline comme à
cette époque le gouvernement a voulu le faire croire, le complexe industrialo-
miUtaire décide de maintenir la haute pression atteinte par la mobiUsation ex-?
ceptionneUe de la guerre (10).
18 ARMAND MATTELART

Le « National Security Act » vint légitimer les institutions du temps de


guerre et instaura leurs priorités comme priorités de l'état de paix. Dans son
préambule, ce « National Security Act » présentait sa finaUté :
« permettre un programme intégré pour la sécurité future des États-Unis ; permettre
l'établissement de poUtiques et de mesures intégrées... relatives à la sécurité
nationales... ».

James Ferrestal, alors Secrétaire de la Navy, en précisait le sens devant


le Sénat américain :
« Cette loi permet... la coordination des trois branches des Froces Armées, et, ce
qui me semble plus important encore, l'intégration de la politique extérieure avec la
poUtique nationale, l'intégration de notre économie civile avec les obligations
mUitaires ; eUe permet... une avance continuelle dans le domaine de la recherche et de la
science appliquée » (1 1).

L'acte établissait le ConseU de Sécurité Nationale (« National Security


CouncU ») et l'Agence Centrale de Renseignements (CIA), deux organismes
qu'U plaçait au-dessus des pouvoirs traditionnels. Si dans la poUtique intérieure,
le Congrès et la Cour Suprême parvenaient à maintenir certaines de leurs
prérogatives constitutionnelles, en ce qui concernait la politique de défense et la
poUtique extérieure, la CIA et le ConseU de Sécurité Nationale bénéficiaient
d'une prépondérance quasi-exclusive. C'est à cette époque que seront jetées
les bases de la collaboration permanente entre les grandes entreprises privées
et le Pentagone, entre la production industrieUe et la recherche mUitaire» entre
la recherche universitaire et les recherches nécessaires à la Sécurité Nationale.
Chaque année, les contrats de recherches ou les contrats de fournitures
octroyés par le Pentagone institutionnaUseront cette coopération continue. Des
comités de Uaison permanente entre les fabricants de la technologie et les forces
armées assureront la planification de la demande miUtaire et de la réponse
civile. L'existence de la CIA introduit et légitime dans les pratiques d'Etat, la
pratique du secret et de la surveUlance, Uée eUe-même aux nécessités de la sécurité
nationale pour protéger le flux industrie-establishment militaire. La législation
qui précise les missions assignées à la CIA s'exportera plus tard dans les décrets
qui institueront les services de renseignements, rattachés directement au ConseU
de Sécurité, vers l'Etat mUitaire latino-américain.
C'est dans ce contexte de sécurité nationale que sont nées dans la
métropole les premières lois anti-communistes, à l'époque de Me Carthy. Ce sont par
exemple les règlements qui permettent de contrôler la loyauté des
fonctionnaires, en stipulant le Ucenciement de l'employé « au nom des intérêts de la
sécurité nationale » ; ceux qui répriment « la propagande qui
consciemment et volontairement appelle au renversement du gouvernement
fédéral par la violence et la force » ; c'est 1' « internal Security Act » de 1950,
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MILITAIRE 19

qui tout en limitant les libertés d'association pour les organisations «


communistes et para-communistes », autorise le pouvoir exécutif à interner « toute
personne dont on peut raisonnablement penser qu'eUe a commis des actes
d'espionnage ou de sabotage ». C'est enfin le « Communist Control Act » de 1 954
qui déclare l'illégalité de ce parti. Dans le préambule, l'ennemi est clairement
identifié :
« U y a un vaste mouvement communiste révolutionnaire mondial qui essaye d'établir
une dictature communiste totalitaire dans le monde et il n'appartient plus au Congrès
de prendre les mesures appropriées pour reconnaître l'existence de cette conspiration
mondiale et de tenter de l'empêcher d'atteindre ses buts ».

D'aucuns ont pu voir dans des phrases de ce type qui consacre la caducité
relative du pouvoir législatif, la matrice de la doctrine de la Sécurité Nationale
(12).
Le rapport pubUé en 1976 par la commission d'enquête du Sénat des Ê-
tats-Unis sur les activités des organismes de renseignements civils et mUitaires
confirme ce que tout le monde savait déjà : l'ambiguité des concepts de base
de ces législations d'exception. Plus particuUerement à propos de l'appUcation
de la technologie électronique à la surveUlance des citoyens, on relève la
confession suivante :
« L'imprécision et la manipulation d'étiquettes telles que « sécurité nationale », «
sécurité intérieure », « activités subversives », « intelligence avec l'ennemi » ont conduit
à une utilisation injustifiée de ces techniques. Fortes de ces étiquettes, les agences de
renseignements ont appliqué ces techniques d'intrusion délibérée à des individus et des
organisations qui ne mettaient en aucun cas la sécurité nationale en danger. En
l'absence de normes précises et d'un contrôle efficace émanant d'une source extérieure, des
citoyens américains ont été pris comme cibles sur le simple vu de leur protestation
légale et de leur philosophie non conformiste ». (13)
*
La simple lecture des décrets de sécurité nationale émis par les dictatures
mUitaires du Cône Sud montre l'élasticité de ces notions qui permettent aux
héritiers de Hobbes de faire de tout citoyen un suspect, de prime abord,
l'homme, un loup pour l'homme selon l'expression du maître.
Le remaniement récent de la CIA confié à un super-chef, un amiral, qui
se solde par une centralisation accrue et une augmentation de la capacité de
planifier l'ensemble des appareUs miUtaires et civUs, resserre les activités de
renseignements au profit de la rationaUté miUtaire. Ce remaniement au niveau des
organismes de renseignements concorde d'aUleurs avec la restructuration de
l'ensemble de l'appareU d'information de l'Empire américain, depuis les centres
de recherches des sociétés multinationales jusqu'aux organismes officiels de
prospection sur les données énergétiques. Cette réforme de la CIA s'est vue
dernièrement reflétée dans certains pays du Cône Sud. Le ChiU, sous la pression de
20 ARMAND MATTELART

Carter et de sa nouveUe poUtique, a annoncé en août 1977 la suppression de


la DINA. Les pouvoirs que cette dernière détenait reviennent aux services
d'inteUigence des trois branches des forces armées. Ce nouveau pas vers la
militarisation de l'appareU d'Etat, qui contribue à ôter le caractère d'arbi-
trariété sanglante à la garde prétorienne de Pinochet, ouvre la voie à une
répression plus technique, plus aseptisée. Mais paradoxalement, cette mesure
est porteuse de conflits, "dans la mesure où des rivaUtés et des contradictions

traversent
" Dans ces
la différents
métropole,corps
même
de l'armée.
si aujourd'hui les excès du Maccarthysme
ont été abrogés, le type d'appareU d'Etat qu'a patronné la sécurité nationale
est toujours en place, comme le sont aussi les grands modèles de technologie
de pointe dont la rationaUté a été marquée par les objectifs de la guerre. Et,
comme nous le rappeUons aUleurs, U n'est pas étonnant de voir ces grandes
technologies, comme les systèmes de sateUites tous usages, atterrir en tout
premier Ueu dans les régimes où l'opposition est muselée : le BrésU, l'Iran
et l'Indonésie qui, bien avant les démocraties Ubérales, se verront dotés d'une
technologie de contrôle social d'avant-garde (14). Il ne faudrait pas oubUer
non plus que ceux qui ont été les enfants de la guerre froide furent les
combattants des guerres du Sud-Est asiatique. .

4 - La guerre contre-révolutionnaire.

La troisième référence obUgée des miUtaires du cône Sud est la longue


expérience de l'armée française en Algérie et en Indochine.
« L'armée française est pratiquement la seule à s'être trouvée face à face avec le
communisme en action dans un vaste champ de bataiUe d'un style et d'une étendue
sans précédent, inconnus jusqu'alors. Et cette expérience peut largement contribuer
à ouvrir le débat sur la forme de la guerre future ».

C'est ce qu'écrivait dans la Revue de Défense Nationale, un ancien colonel


d'Indochine, à la fin des années 50. Tous les américains sont d'accord sur ce
point : dans les années 50, alors qu'on ne parlait qu'en termes de conflit
nucléaire, les miUtaires français furent les premiers à élaborer à travers leur pratique
des guerres colonialistes une théorie de la lutte contre la subversion, la guerre
révolutionnaire. Dans les revues d'analyse de 1' « US Army » de l'époque, on
n'est donc point étonné de trouver sous la plume d'un assistant de Kissinger
à l'Université d'Harvard cette exhortation faite « aux experts mUitaires U.S. les
plus quaUfiées » de passer en revue « tous les enseignements laissés par
l'expérience française » (15). Les propos, les théories et les opérations menées par les
colonels Godard* Trinquier, les deux « pacificateurs » de la casbah d'Alger et le
colonel Lacheroy étaient passés au crible.
Avant que l'équipe de Kennedy et de Me Namara, prévoyant l'essor des
guerres de Ubération, ne reformule l'organisation du département de la Défense
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 21

et ne recommande aux officiers de lire les classiques de la guerrilla pour mieux


la combattre, les officiers français s'étaient déjà rompus aux doctrines du «
poisson dans l'eau » de Mao. Comme l'écrira un Ueutnant-colonel de 1' « US Army »
en 1967 ;
« Alors que la plupart des pays du monde étaient encore fixés sur les idées
traditionnelles de la guerre générale et de sa doctrine du talion (massive retaliation), les
Français étaient en train de se battre en Indochine contre l'héritage de Mao Tse Toung
repris par Ho Chi Minh, la guerre de « libération nationale », la révolution
communiste. « ... Par contre les États-Unis se sont depuis très peu de temps seulement rendu
compte de la nature des guerres de libération. C'est seulement à partir du discours
de Nikita Krouchtchev en janvier 1961 et de la réaction du Président Kennedy lors
de sa réunion à Vienne avec ce dernier, qu'on a commencé à porter sérieusement
attention à ces problèmes dans les plus hautes sphères du Gouvernement des États-
Unis » (16).

Des sa parution en français aux Editions de la Table Ronde, l'ouvrage du


Colonel Trinquier La guerre moderne, fera l'objet d'une traduction en anglais
et sera pubUé par une maison Uée à l'époque aux organismes de renseignements
du gouvernement américain (Praeger) (17). Il ne faudra pas attendre longtemps
pour que ce classique de la lutte contre la subversion soit traduit en espagnol
et pubUé à Buenos-Aires, où il deviendra le bréviaire des chasseurs de sorcières.
Cette avance prise par les Français paraissait d'autant plus incroyable aux
observateurs nord-américains que la nation du Nord avait inauguré ces formes
de luttes irrégulières pour arracher son indépendance et que la lutte contre
les Huks aux PhiUppines était encore une' expérience brûlante. Les analystes
mUitaires du Pentagone parlaient bien des faits d'armes, des guerriUas en
Birmanie, en Grèce, mais un seul parmi eux, un ancien assistant de Me Arthur,
auquel d'aUleurs Trinquier fera référence, John E. Beebe, avait systématisé
en 1955 sa récente campagne de guerriUa lors de la guerre de Corée (18).,»
Trinquier définissait la subversion en ces termes :
« Un ensemble d'actions de toutes natures (poUtiques, économiques, psychologiques,
armées, etc.» ) qui vise la prise du pouvoir et le remplacement du système étabU par
un autre».

Assimilant d'aUleurs subversion et guerre moderne, U touchait de plein


fouet la définition des nouveaux ennemis :

« Dans la guerre moderne, l'ennemi est autrement difficile à définir. Aucune


frontière matérielle ne sépare les deux camps. La Umite entre amis et ennemis passe au
sein même de la nation ; dans un même village, quelquefois dans une même famiUe.
i

C'est souvent une frontière idéologique, immatérielle, qui doit cependant être
impérativement fixée, si nous voulons atteindre sûrement notre adversaire et le vaincre ».<
22 ARMAND MATTELART

Tirant les leçons des échecs d'une armée équipée seulement pour la
défense nationale, contre l'ennemi extérieur, Trinquier souUgne les nouveUes
exigences qu'impUque dans la pratique de la guerre, la nouveUe nature de « l'assaU-
lant, qui s'efforce d'exploiter les tensions internes du pays attaqué, les
oppositions poUtiques, idéologiques, sociales, religieuses, et économiques ».
« Les écoles militaires enseignant les doctrines classiques de la guerre font état de
facteurs de décisions plus ou moins nombreux : la mission, l'ennemi, le terrain, les
moyens. U est par contre généralement fait abstraction d'un facteur qui est essentiel dans
la conduite de la guerre moderne : c'est l'habitant... Le contrôle des masses par une
stricte hiérarchie ou souvent même par plusieurs hiérarchies parallèles est l'arme mai-
tresse de la guerre moderne ».

Cette masse qu'U faut raUier à la cause contre-révolutionnaire est


amorphe. « Cette masse est à prendre »» disait Lacheroy, ancien chef des services
^d'action psychologique. « Comment la prendre ? ». Par la force ou par le
lavage de cerveau. A côté du concept de guerre psychologique, concept dont la
formation s'amorce dès la première guerre mondiale et qui prendra son essor
théorique sous l'impulsion du national-sociaUsme et du behaviourisme,
apparaît celui d'action psychologique. Dans les manuels d'instruction des armées
occidentales (19), la guerre psychologique est d'abord définie de façon tauto-
logique : « l'appUcation de la science de la psychologie à la conduite de la
guerre ». Et ensuite, de façon opérationnelle. Cest « le complément des armes
physiques utUisées contre l'ennemi. Son objectif est de briser la volonté et la
capacité de travaU et de lutte de l'adversaire en créant de nouvelles attitudes
qui détruisent son moral. Cest la persuasion de l'ennemi par des moyens non-
violents, l'usage de la propagande ». Propagande qui, à son tour, est définie
comme « l'utilisation systématiquement planifiée et organisée de toute forme
de communication, en vue d'affecter les modes de sentir, de penser et d'agir
d'un groupe d'individus, dans une certaine direction, pour un propos donné ».
Les psychologues miUtaires distinguent cinq sortes de propagande :
overt-propaganda (dont on reconnaît la source) ; covert-propaganda (dont on
dissimule la source et qui est camouflée de teUe façon qu'on croit qu'eUe
provient de l'ennemi) ; strategic-propaganda (dont les objectifs sont généraux à
long terme et cherchent à toucher toute la population) ; tactical propaganda
(qui s'adresse à un groupe particuUer d'individus et pour un propos défini
et précis) ; counter-propaganda (qui combat et neutralise l'effet de la
propagande de l'ennemi).
Les Nazis furent les premiers à utUiser la guerre psychologique, la guerre
avec des armes inteUectueUes selon le terme de Hitler qui consacra dans Mein
Kampf de nombreuses pages à ce concept, pour conformer les esprits de leur
propre population. Dans les autres armées occidentales, la guerre
psychologique a été traditionneUement conçue pour affronter l'ennemi extérieur, à tel
point que les chartes de constitution des organismes de propagande du gouver-
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 23

nement américain, « US Information Agency » (USIA) entre autres, spécifient


qu'il s'agit de services extérieurs au territoire national. Les manuels de guerre
psychologique mentionnent bien la nécessité de travaUler les populations al-
Uées et baptise même cette forme d'action du nom d' « opération de consoU-
dation » (consolidation opérations). Mais, dans la pratique, ces actions ont eu
en général un caractère purement superstructurel et ont été, en fait, un combat
d'arrière-garde par rapport au travaU effectué vis-à-vis de l'ennemi extérieur.
Il faudra attendre la « vietnamisation » des guerres asiatiques pour voir se
modifier sous l'influence des anthropologues de la contre-insurrection
l'approche classique des miUtaires U.S. à l'égard des populations civiles (20).
Dans la nouveUe perspective des officiers français, U s'agit de transformer
ce combat d'arrière-garde en un combat d'avant-garde. L'action psychologique
pose la question globale du contrôle idéologique des populations « amies » ou
en état de neutraUté, et essayent de rendre leur approche scientifique. L'action
psychologique est une véritable doctrine de la « pacification », terme que les
théoriciens du Pentagone reprendront aux français pour l'appUquer de la façon
que l'on sait au Vietnam dans leurs opérations Phénix. Trois éléments nouveaux
apparaissent dans cette nouveUe forme de guerre psychologique dirigée contre
l'ennemi et l'ami intérieurs. D'abord, les transferts de population, dont les
premières expériences massives furent tentées par les britanniques avec succès
contre les guerrillas en Malaisie, et leur installation dans des villages quadrillés,
« compartimentés, assainis » selon le mot du Général Massu qui les justifie
comme une protection contre « la minorité de hors-là-loi qui font régner la terreur
et imposent leur volonté à l'immense majorité des bons citoyens ». En Algérie,
cette structure de contrôle territorial et administratif, en fonction de la sécurité
intérieure, a permis le déplacement de 1 miUion et demi à 2 millions de
personnes. Second élément nouveau, la systématisation de l'endoctrinement politique
de la population. Il est reconnu que ceux qui s'enrôlèrent avec le plus de
virulence dans cette voie furent les officiers qui passèrent de long mois de captivité
dans les camps de prisonniers du Viet Minh et y suivirent les cours de
ré-éducation. Séduits en même temps que démontés par la pratique militante de leurs
adversaires, tout comme Hitler l'avait été par les révolutionnaires russes, Us
tentèrent *d 'en détourner le sens. Pour mettre au point cette partie de l'action
psychologique, appel fut fait aux nombreuses théories d'approche des foules,
dont les plus importantes furent ceUe de Goebbels, Hitler, Gustave Le Bon, et
Tchakhotine. De nombreuse officiers furent envoyés après Dien Bien Phu pour
préparer des certificats de psychologie et de sociologie dans les universités, alors
qu'à l'époque les anthropologues du Pentagone étaient encore loin d'imaginer
leur science future de la contre-insurrection, qui verra le jour dans les années
65. Des compagnies de hauts-parleurs et tracts furent chargées d'appUquer les
enseignements de ces maîtres à penser. Un hebdomadaire de l'armée, « Le Bled »
(350.000 exemplaires) luttait contre la propagande défaitiste venant de la
métropole et enfin des corps spéciaUsés paramUitaires (SAS, Section Âdministrati-
24 ARMAND MATTELART

ve SpéçiaUsée et S AU, Section Administrative Urbaine), tout en construisant


des écoles, des dispensaires et distribuant des aliments ou une assistance
technique, essayaient de raUier la population locale.
Troisième élément : pour la première fois l'usage de la torture est
systématisé dans une théorie globale de l'information. La torture (Trinquier
consacre un chapitre éloquent à la nécessité de cette pratique) n'est pas seulement
considérée comme un moyen d'obtenir l'information à tout prix sur les réseaux
clandestins, mais comme un moyen de détruire dans chaque individu tombé,
le sens de la soUdarité avec une organisation et une coUectivité.
Les principaux théoriciens de la guerre moderne et de la lutte contre la
subversion seront finalement laissés pour compte par les circonstances
ultérieures du conflit algérien. Après le coup d'Alger du 22 avril 1961, nombre d'entre
eux se retrouveront dans le mouvement d'extrême-droite OAS puis en exU, au
Katanga, ou plus tard, en Argentine, où les groupes paramilitaires leur ont
donné l'occasion de poursuivre leurs idées. On comprend mieux la portée de la mise
en garde qu'ont récemment fait trois généraux français au Général Videla,
contre les « méthodes peu conformes aux traditions miUtaires », lorsqu'on sait que
les manuels de contre-guerrilla les plus populaires dans cette armée argentine
sont précisément ceux du Colonel Trinquier et consorts.
« Nous savons, écrivent-ils, pour avoir nous-mêmes connu de douloureuses expériences
qu'on qualifie parfois de subversion ce qui n'est que divergence politique, normale
dans une démocratie. Nous savons que de teUes luttes peuvent conduire à utiliser des
méthodes peu conformes aux traditions et aux méthodes mUitaires. Des citoyens sont
alors enlevés et disparaissent ; d'autres sont longuement incarcérés, sans être ni
condamnés ni inculpés d'aucun déUt ; certains sont torturés ; des familles de prisonniers
ignorent le lieu de leur détention » (21).

Les officiers du Pentagone n'ont pas été sans soupçonner le défi que la
stratégie proposée dans le secteur fascisant de l'armée française pour réduire
l'ennemi intérieur entraînait sur le plan de la relation armée-Etat : les
mUitaires revendiquaient le rôle principal dans toutes les étapes de la lutte. Les
américains ne manquèrent certes pas de tirer de la théorie et de la pratique de la
guerre moderne des enseignements substantiels. Ce n'était pas pour rien que
les contributions US à l'effort miUtaire français en Indochine s'étaient enlevées
à plus de deux milliards et demi de dollars, ce qui représentait 80% du coût
de la guerre (22). Mais Us manifestèrent clairement leurs réserves :
« U est Significatif qu'à travers les Empires, les RépubUques, les restaurations, les
gouvernements qui se succédèrent, l'armée soit restée loyale à la France. L'armée
française a évité la politique et a été généralement respectueuse du gouvernement
et n'a jamais été disposée à engager une action contre ce dernier. La guerre
révolutionnaire, telle qu'eUe a été comprise, a mis en question l'essence même de la pro-"
fession [ ... ] C'est une méthode qui met directement en danger la structure de la
démocratie libérale. Les forces armées peuvent parfaitement combattre les effets de la
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 25

subversion mais dans une démocratie, il n'appartient pas à la force miUtaire d'être
l'agent qui s'attaque aux causes de la subversion » (23).

Ce qu'Us n'admettaient donc pas qu'on inscrive noir sur blanc était que
l'armée cesse d'être « la grande muette ».
A travers des voies différentes, Us arrivèrent cependant au même résultat.
Refusant la stratégie du manifeste et des appels ouvers à la sédition, prônée par
les officiers d'extrême-droite d'Alger, l'Etat-Major américain préféra choisir des
voies plus cohérentes avec une tradition de passage en douce à la militarisation
de l'Etat si bien Ulustrée par le « National Security Act ».

4 - L'action civique.

Le cheminement des Forces Armées en Amérique Latine, et dans


beaucoup de nations du Tiers-Monde, vers l'instauration d'États' miUtaires ne s'est
donc pas effectué sans phases intermédiaires. Avant que ces armées ne se
convertissent en forces dfoccupation de leurs propres territoires, le Pentagone, à
travers les nombreux plans d'assistance technique et idéologique, leur a d'abord
proposé d'autres formes de participation au développement de leur pays.
La théorie et la pratique de la guerre moderne à la française souffrait,
selon les analystes du Pentagone, des Umites que lui avait imposé le cadre
colonial dans lequel s'étaient déroulés les affrontements indochinois et algériens.
« Ce qui complique le problème de la lutte contre la guerre révolutionnaire, écrivait
l'un d'entre eux, c'est que dans le monde actuel la plupart des guerres de ce genre
seront menées à l'intérieur des frontières d'un autre État souverain. Les Français
avaient l'avantage d'être dans la position d'un pouvoir colonial ; ils avaient un accès
direct au terrain et un contrôle plus ou moins grand sur l'administration. Le problème
auquel nous serons de plus en plus confrontés sera de résoudre comment venir à l'aide
de ces gouvernements qui luttent contre l'insurrection sans paraître nous immiscer
dans les affaires intérieures. U faut dire qu'en ce moment l'institution miUtaire US est
en train ae se pencher sur cette question et est à la recherche d'une doctrine et d'une
théorie sur ce point » (24).

Le problème consistait à redéfinir et à justifier un mode d'intervention,


inconnu jusqu'alors, dans un contexte néo-colonial qui marquait les rapports
des pays du Tiers-Monde avec les Etats-Unis. Cette « doctrine » et cette «
théorie » se construiront au rythme des événements qui marqueront la décennie
60-70. EUes prépareront cette situation extrême de l'Etat miUtaire, où les
forces armées dites nationales se convertiront en troupes d'occupation de leur
propre territoire.
En 1960, commence l'ère de l'AUiance pour le Progrès. Pour répondre au
défi cubain, Washington abandonne sa ligne de soutien aux dictatures tradi-
tionneUes et mise sur des réformes modérées. Le régime de Frei en sera sur le
tard la vitrine. Avec cette politique de nouveUe frontière de Kennedy, pénètrent
.26 ARMAND MATTELART

l'idéologie et la pratique du développement communautaire : Ugne de masse


des partis des classes moyennes, U s'agissait de faire participer la population
à son propre développement. Au niveau de la production, au niveau de
l'organisation des loisirs, des coopératives, des centres de mères, des comités
de quartiers mettront en appUcation des plans de mobiUsation nationale.
Dans cette perspective, l'armée avait, elle aussi, une mission à rempUr :
sortir de ses casernes pour, dans le cadre renouvelé de la démocratie Ubérale,
s'associer aux tâches concrètes du développement national. Un terme,
sinon un concept, né dans les années cinquante au cours de la lutte contre
les Huks aux PhiUppines, sera repris pour décrire ce nouveau rôle des forces
aimées '.l'action civique.
Dès 1961, l'équipe de Kennedy donne le feu vert au Pentagone pour
lancer les premiers programmes d'assistance sur ce plan aux forces armées des
pays du Tiers-Monde. Le concept d'action civique est étrenné à l'occasion
de la seconde conférence inter-américaine des armées, qui se tiendra à Panama.
U sera endossé par le Congrès qui le reprendra dans le « Foreign Assistance
Act » de 1961. En 1962, le département de la Défense lui donne droit de cité
dans son glossaire et lui donne la signification suivante : .
« L'utilisation des forces armées du lieu dans des projets utiles à la population locale
sur tous les plans, aussi bien l'éducation, l'entraînement, les travaux pubUcs,
l'agriculture, le transport, les communications, la santé pubUque et autres secteurs qui
contribuent au développement économique et social, et qui servirait à améliorer aussi le
rapport des forces armées avec la population » (25).

Cette forme de lutte préventive contre la subversion à travers l'action ci- *


vique ou son synonyme (l'usage pacifique des forces armées) n'aura pas
l'occasion de se dérouler dans le cadre idyUique qu'avait escompté Kennedy.
L'apparition de foyers de guerriUas en accélérera l'appUcation mais dévoilera du même
coup son caractère d'appui logistique à la guerre contre-révolutionnaire. En
1967, le général péruvien Edgardo Mercado Jarrin théorisait sur son expérience
de lutte contre les guerriUas dans son pays :
« La lutte contre l'insurrection a imposé aux forces armées d'Amérique Latine une
nouvelle fonction d'assistance au développement national. En plus du rôle traditionnel
de défense, les forces armées peuvent participer à la construction de Ugnes de
communication et coopérer à des travaux d'aménagement. Grâce à l'entraînement et à
l'instruction reçus dans les casernes mUitaires, ils peuvent suppléer au manque de main-
d'uvre qualifiée et aider à créer un bon climat psychologique pour la réception de
cet « environnement technique » dont ces pays ont besoin pour se développer. Cette
nouveUe fonction des forces armées les a fait sortir du confinement dans les casernes
où elles étaient restées enfermées pendant des décennies pour avoir un contact de plus
en plus approfondi avec les problèmes socio-économiques du pays et centrer leur
attention sur le front intérieur ». (26)
Le général devenait après le coup d'Etat qui renversa le Président
constitutionnel Belaunde, le ministre des affaires étrangères du gouvernement militaire
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MILITAIRE 27

qui commençait à instaurer une version progressiste de l'Etat miUtaire,


expérience qui durera jusqu'en 1976. La lutte contre la guerriUa avait convaincu
les miUtaires de l'incapacité des poUticiens. En 1967, l'article de ce même
général péruvien avait des accents prémonitoires :
« Dans la bataille contre l'insurrection communiste, les considérations politiques
l'emportent sur les considérations mUitaires [ ... ] Le rapport entre les aspects
poUtiques et la stratégie miUtaire débouche souvent sur des positions antagoniques et crée
des tensions qui vont au détriment de l'unité qui doit exister entre les deux » .

A cette date, le premier Etat miUtaire de l'Amérique Latine, le Bré6U était


bien au-delà de cette action civique, et la pourfendait auprès de ses collègues
latino-américains :
« La doctrine sur la prétendue inutilité des armées est tellement persuasive que
beaucoup d'entre nous, comme doutant de notre destin, ne pouvons justifier notre rôle,
comme si nous n'étions déjà plus indispensables à la sécurité de nos nations. C'est, je
crois, une des raisons pour laquelle nous essayons de mettre l'accent sur ce qu'on a
convenu d'appeler « l'action civique », pas toujours sincère, et bien souvent faite pour
déguiser ou compenser ce que nous devons réeUement fake » (extrait du discours
prononcé par le colonel Octavio Costa, le 3 novembre 1966, à la Conférence des armées
américaines à Buenos- Aires).

Les sociologues et les anthropologues du Pentagone avaient-Us également


prévu que cette action civique n'était en fait qu'un pas tactique qui devait
mener progressivement l'institution miUtaire au pouvoir ? Toujours est-U que dès
1961, Us commencèrent à forger une théorie propre à ménager le passage d'une
utilisation civique et pacifique à une utilisation miUtaire, d'une association aux
tâches d'un gouvernement civU à l'intervention directe des forces armées dans
l'appareU d'Etat. Ainsi naîtra la théorie du mUitaire-constructeur-de-nation,
(military nationbuïlding). « Nationbuïlding... est un terme métaphorique qui
désigne le processus social ou les processus à travers lesquels une conscience
nationale apparaît dans certains groupes qui, à travers une structure sociale
plus ou moins institutionnaUsée, font tout pour obtenir l'autonomie poUtique
de leur société » (27). Dans les vues des sociologues miUtaires, l'armée était
toute désignée pour être ce groupe privUégie sur le plan de la conscience
nationale. La capacité professionneUe, l'équipement, la main-d'uvre, ses systèmes
de sanctions, ses modèles d'émulation faisaient de l'armée une constructrice de
nation.
La même année où fut lancée la notion d'action civique, le sociologue
américain Lucien Pye inaugurait pour le Pentagone une série d'études, qui
s'ouvrait sur un préambule : « On a besoin d'une recherche systématique des
potentialités qu'ont les institutions mUitaires pour guider le développement
économique et pour prendre part à l'administration des poUtiques nationales » (28). Un
an après, dans une anthologie de textes au caractère pionnier (The role of
28 ARMAND MATTELART

the militaries in underdeveloped countries), un autre sociologue J.J. Johnson


écrivait :
« U y a quelques années, il était généralement admis que l'avenir des nouveUes nations
serait largement déterminé par les activités de leurs intellectuels occidentalisés, leurs
bureaucrates à tendance socialiste, leurs partis nationaUstes au pouvoir, ou encore leurs
partis communistes menaçants. U serait venu à l'idée de bien peu de chercheurs
intéressés aux pays sous-développés que les militaires pouvaient devenir le groupe décisif dans
la détermination du destin de la nation. Maintenant que les miUtaires sont devenus un
élément clef dans la prise des décisions d'au moins huit des pays d'Afrique et d'Asie,
nous nous trouvons confrontés à l'absence de recherches universitaires sur le rôle des
miUtaires dans le développement poUtique des nouveaux États ».

La base qui légitimera la doctrine du destin manifeste de l'institution


miUtaire, / 'élite technocratique selon Golbery, était en train de se constituer. La
pente vers les régimes militaires modernes était amorcée.

5 - Un Etat au service des multinationales.

La doctrine de la Sécurité Nationale ne fait, à l'instar de toute idéologie,


que rationahser un processus réel, et traduit le changement qui est en train de
s'opérer dans le modèle d'existence et d'expansion du capital dans ces pays.
L'Etat miUtaire surgit comme nécessité pour résoudre la crise globale qui
affecte ces sociétés, la crise de l'Etat populiste, celle de ses alUances de classe et ceUe
de son mode de développement. Dans les années 30, pour conjurer la crise
mondiale, les pays latino-américains s'engagent dans un processus
d'industrialisation, en substituant les importations. Substitution toute relative puisque U faut
de toute façon continuer dans la plupart des cas à importer les machines qui
fabriquent sur place les tissus, les produits électriques et autres objets de
consommation. Ce processus contribua à l'essor d'une bourgeoisie industrielle et,
corrélativement, à celui du prolétariat. L'Etat popuUste naquit de la nécessité
qu'avait la bourgeoisie industrielle de s'appuyer sur les secteurs ouvriers et
paysans pour soustraire à l'ohgarchie latifundiste et commerciale le contrôle
hégémonique de l'appareU d'Etat. Au long de trois décennies, c'est au nom de
cette alliance de classes que des gouvernements dits de classes moyennes se
succéderont pour gérer l'État popuUste.
Dans les années 60, la pénétration massive des formes multinationales,
amorcée dès la fin de la guerre de Corée, qui déclenche un processus de mono-
poUsation et de dénationalisation des économies locales, change profondément
les conditions qui avaient présidé à la formation de ces aUiances. L'industrie
se divisQ et une fraction seulement de la bourgeoisie, ceUe qui est liée au
capital extérieur, peut s'adapter à cette nouvelle dynamique. La lutte entre deux
modèles d'accumulation du capital et entre les fractions de la bourgeoisie qui
y correspondent, à savoir le modèle du grand capital monopoUste international
et l'ancien modèle tourné vers le marché intérieur, s'accentue. Ce sont ces
contradictions à l'intérieur de la classe dominante qui ont facihté, par exemple au
IDÉOLOGIE, INFORMA TION ET ÊTA T MIUTAIRE 29

ChUi, l'avènement d'un régime populaire, dont le projet était d'offrir une
solution de remplacement à cette crise d'hégémonie. En effet, ce sont ces disputes
inter-bourgeoises, produit de la radicaUsation de la lutte de classes sous le
réformisme de Frei, qui expUquent que la bourgeoisie, désunie, présente deux
candidats face à AUende en 1970. La reconstitution de l'unité de classe et la
formation d'un seul bloc social après les élections qui mirent AUende au
pouvoir, se refera dans l'opposition à ce dernier, sous la conduite des corporation*
patronales de la grande bourgeoisie et de l'impériaUsme, et avec le renfort et
le rempart de la petite bourgeoisie. Le régime populaire chihen ne sut donner
de réponse à cette crise du système de domination bourgeoise. Le coup d'État
vint consacrer le modèle monopoUste comme l'alternative, inéluctable, devant
l'incapacité de l'unité populaire à installer l'hégémonie de la classe ouvrière
pour résoudre la crise. Une crise que d'aUleurs aucune des fractions de la
bourgeoisie ne pouvait dépasser en conservant intacts les mécanismes traditionnels
de la démocratie. L'intervention des forces armées suppléa à cette impuissance.
L'institution miUtaire, en imposant ses forces d'organisation du pouvoir, se
transforma en véritable parti de la classe dominante (29), trop contente de
pouvoir ainsi renouer avec l'expansion du capital.
Le modèle de production et de réalisation de la plus-value que favorise
l'État miUtaire met en uvre la stratégie du grand capital international et résoud
la crise d'hégémonie en sa faveur. La fraction de la bourgeoisie étroitement
subordonnée à ce grand capital international en tire un avantage direct. Les autres
fractions de cette classe tentent, tant bien que mal, de s'adapter et de profiter
de la situation exceptionneUe pour l'extraction de la plus-value. Ces dernières,
sachant trop bien qu'U n'y a plus de place pour le modèle ancien, ne contestent
donc pas sur le fond, le modèle implanté par la dictature, mais la manière dont
U est appUqué. L'intronisation de l'Etat miUtaire qui consacre l'hégémonie du
projet monopoUste, ne balaies pas nécessairement les contradictions et les dispu-,
tes entre fractions de la bourgeoisie. Ces contradictions déterminent d'aUleurs
le seul espace restreint où se Uvre encore ouvertement une lutte politique.
L'Etat d'exception garantit les conditions de pénétration du capital
étranger et ceUes d'une économie orientée vers l'extérieur. Les mesures qui ouvrent
les portes de l'économie nationale aux firmes multinationales sont multiples
et souvent prises au détriment des accords antérieurs souscrits par les marchés
communs du continent : élimination des barrières douanières, tarifs
préférentiels, privUèges pour le rapatriement des bénéfices, paiement de lourdes
indemnisations. La miUtarisation de l'Etat permet la surexploitation des travaUleurs'
en fixant des critères de rentabiUté incomparablement plus élevés que dans les
conditions normales d'un État démocratico-Ubéral (30). La Uquidation des
syndicats vise à réduire toute pression qui conduirait à la baisse du taux de
profit de ces firmes. -
L'abandon d'un modèle de production tourné vers le marché intérieur au
profit d'une économie orientée vers l'exportation trouve son expression la plus
30 ARMAND MATTELART

frappante dans l'évolution de la finale chUienne de l'entreprise électronique


RCA (Radio Corporation of America). Lors de la récession des années 30, en
même temps d'aUleurs que des firmes comme 1TTT et la General Electric, la
RCA instaUe avec l'aide de l'État la première fabrique d'appareUs électriques,
radios, phonographes, etc.. pour produire sur place ce qu'auparavant ses usines
métropoUtaines exportaient vers le Chili. En 1 97 1 , l'Unité Populaire nationalise,
avec l'accord de la maison-mère, la finale de la RCA. En 1975, la dictature
miUtaire vend la totaUté des actions de l'entreprise à une firme multinationale
américano-brésiUenne, laqueUe, alors que le ChUi n'a pas encore de réseaux de
télévision en couleurs, fabrique pour l'exportation massive ces téléviseurs
couleur. .
Ce nouveau modèle de production, qui détruit les bases structurelles du
régime économique antérieur, est celui qu'après les généraux chUiens ont
également adopté les généraux argentins. Et c'est également celui qu'essaient de
mettre en place, avec le handicap d'une industriaUsation moins avancée, l'Uruguay
et la BoUvie. Le BrésU qui ne rompit pas en 1 964 avec le modèle antérieur
tourné vers un marché interne qui, même s'il n'englobe que 20% de la population,
n'en est pas moins composé de vingt mUlions d'individus, fera appel aux
sociétés multinationales qui dénationaliseront son économie pour parfaire ce mode
d'accumulation. Ce n'est qu'après 1970 lorsque le modèle donnera des signes
d'essoufflement, que le mythe du « miracle brésUien » se dégonflera au rythme
de saturation de la demande interne, que la dictature militaire essaiera de faire
coexister une poUtique tournée vers le marché intérieur, mais aussi vers
l'exportation. L'adoption d'un nouveau modèle d'accumulation du capital bouleverse
également à la longue la structure de classes de ces sociétés, paupérisant aussi
bien le prolétariat et le paysannat que d'amples secteurs de la petite
bourgeoisie.
La rupture dans la structure sociale et dans le modèle de développement
économique est parfaitement Ulustrée par le problème que pose aux mass
media cette partie du « pouvoir psychosocial » national selon Golbery le
passage d'une économie tournée vers le marché interne à une économie
d'exportation qui se confond, pour la grande majorité des consommateurs, avec une
économie de récession. La culture de masse, portée aussi bien par la radio que
par la presse ou la télévision, a été parfaitement cohérente dans la dernière
décennie avec la montée des classes moyennes et leur accession à la société
dite de consommation. Aujourd'hui le décalage est flagrant entre cette
superstructure plaquée à la télévision ou au cinéma, et la place vide laissée dans
l'espace social par ces classes. Un exUé uruguayen exprimait dernièrement ce
leurre en disant que dans son pays subsistaient des messages pubUcitaires faits pour
les classes moyennes, alors qu'U n'y a plus de classes moyennes dans cette
contrée d'Amérique Latine. N'est-ce pas sensiblement la même récession, la même
régression qui s'exprime au BrésU à travers le succès accru des feuUletons
mélodramatiques de télévision, fabriqués sur place, dont l'audience dépasse de loin
ceUe des programmes importés des Etats-Unis.
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE . 31

Dans le domaine de l'éducation, la poUtique de sélection des élèves reflète


de manière directe l'enjeu des plans économiques de la dictature miUtaire et
les alliances qu'Us sous-tendent. Au Chili, par exemple, la Junte a décrété une
restriction draconienne des subsides aux Universités. Jusqu'en 1973, un
ensemble de réformes avait permis aux enfants des famiUes de la petite bourgeoisie
d'améUorer leur position sociale en leur permettant l'accès à l'enseignement
supérieur. Désormais, les étudiants devront financer leurs études et, fait
radicalement nouveau, une partie du budget universitaire dépendra des accords qui
pourront être passés entre les facultés et l'entreprise privée.
Une autre mesure destinée à transformer le tissu social des sociétés soumises
aux Etats mUitaires est Fimport-export de population. L'ostracisme des
opposants, les transferts intérieurs de population sur le territoire national pour
mieux assurer le quadrillage et mieux désorganiser de possibles foyers de
subversion, la stérUisation des masses prolétariennes, et surtout rimmigration
raciste des colons de l'Apartheid, rompus au discours anti-communiste, comme
on l'a vu dernièrement en Bolivie, en Argentine et en Uruguay, se rattachent
à une même volonté stratégique de suppression de Vennemi intérieur. Détruire
les couches sociales qui ont mis en crise le modèle capitaUste antérieur,
découper au nouveau modèle d'accumulation, une population sur mesure* sont les
objectifs qui orientent en définitive la poUtique « démographique » de ces
régimes ,

6 - Fascisme et dictatures miUtaires.

L'Etat miUtaire latino-américain nous met en présence de régimes qui rap-


peUent les fascismes européens, n'en époiisent-Us pas les pratiques, maisqui s'en
séparent profondément de par leur nature.» Ils sont en effet construits sur des
aUiances de classes fondamentalement différentes qui leur aUènent les plus
vastes secteurs de la population et leur interdisent de se constituer une base
sociale. Dans la petite bourgeoisie, seul le secteur moderne, relativement restreint,
subordonné aux monopoles, est d'emplée acquis au régime. La situation du
prolétariat est, quant à eUe, fort différente de ce qu'eUe était en Italie et en AUe-
magne, à l'aube du fascisme. Hitler et Mussolini trouvèrent un mouvement
ouvrier décontenancé et en déroute. Il était, en revanche, en pleine expansion,
lorsque les militaires latino-américains réalisèrent leur putsh. En outre, U
faudrait préciser que l'assaut au pouvoir par les partis fascistes aUemand et italien
se fit « de l'extérieur » de l'appareU d'Etat tandis que la prise du pouvoir par les
mUitaires se fit « de l'intérieur » de cet appareU, à partir de la position privUé-
giée qu'ils occupaient dans cet Etat.
La faiblesse des aUiances introduit une contradiction de plus dans les
projets nationaux des Etats mUitaires. Les déclarations de principes ou les ébauches
de nouveUe constitution de la Junte chUienne par exemple sont des modèles
d'organisation fasciste des relations sociales ; la société qui s'y trouve proposée
32 ARMAND MATTELART

est composée d'une myriade de relais de contrôle qui assurent à partir des
organisations de base la communication entre le pouvoir central, les
quartiers, l'entreprise, les corporations professionneUes, les associations de
femmes et de jeunes. Mais U n'est besoin que d'évoquer les tensions qui ont surgi
à propos du modèle du développement économique entre les corporations de
la petite bourgeoisie, ceUes qui comme les camioneurs et les petits commer-.
çants, sont descendues dans la rue pour renverser Allende, et les grandes
corporations patronales, seules interlocutrices valables pour la dictature, pour être
vite persuadé de l'utopie de ce projet (31).
Trois ans à peine après la Déclaration de Principes de la Junte, beaucoup
de propositions de la dictature paraissaient déjà surannées. La nouvelle société
idéologies.'
devait être une société dépoUtisée où la technique remplacerait les
Sans fixer de terme au laps de temps pendant lequel les forces armées et les
forces de l'ordre entendaient retenir le pouvoU* poUtique, la Junte proposait
une nouveUe organisation du pouvoir social qui permettrait, selon eUe, à
travers la participation de tous les citoyens, de constituer une « démocratie
moderne ». Cette démocratie moderne quaUfiée de « démocratie organique »,
terme emprunté à l'État franquiste, ne peut s'obtenir qu'en dépoUtisant tous les
organismes intermédiaires entre l'individu et l'État. Les corporations (gremios)
constitueraient la base de ce nouveau pouvoU social, étant donné qu'eUes
permettaient la prétendue restauration de la technique et l'expulsion paraUèle de
la poUtique :
« Dans une société moderne les corporations sont appelées à être les canaux de
transmission de l'apport technique nécessaire pour permettre au gouvernement de prendre
des décisions... Dans un monde où les problèmes revêtent chaque jour davantage un
caractère technique et de moins en moins idéologique, la fonction de coopération en
matière technique ouvre une nouvelle et ample perspective au corporatisme chilien ».

On assistait donc au « crépuscule des idéologies », thèse d'aUleurs très


chère aux conseUlers de la Junte issus de l'Opus Dei chilien. « Il faut techni-
ciser la société et que la parole de ceux qui possèdent la connaissance l'emporte
sur les consignes ». Ce leit-motiv valait tout autant pour les organisations des
travaUleurs, les corps professionnels, le patronat et les étudiants, que pour les
organisations à base territoriale, comme les municipaUtés. Ayant proclamé
la fin des idéologies, la Junte ne pouvait que décréter la caducité de « toute
conception qui suppose et fomente un antagonisme irréductible entre les clas-
sesCsociales. L'intégration spiritueUe du pays sera le ciment qui permettra
d'avancer vers le Progrès ». Le terme de classe se trouvait donc banni du langage
et, avec lui, le concept de prolétaire. Était également aboUe cette vieUle
dichotomie entre latifundistes et campesinos : on ne parlerait plus dorénavant que
d'agriculteurs. U n'y aurait plus de prolétaires. Il n'y aurait plus que de futurs
propriétaires. Trois ans ont suffi pour que l'opiniâtre réaUté des classes réduise
à néant l'utopie corporatiste de la Junte.
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 33

La différence sur le plan des aUiances de classe entre les fascismes


européens et les dictatures militaires d'aujourd'hui, est sans doute la plus
importante. Mais eUe n'est pas la seule. Contrairement au fascisme européen qui
reflétait les intérêts d'une bourgeoisie à la recherche d'une nouvelle répartition
mondiale des marchés, les « projets nationaux » des Etats mUitaires
s'inscrivent dans une situation de dépendance accrue vis-à-vis de la métropole. Nous
touchons là la place des Etats mUitaires dans la stratégie impérîahste.
Car ces régimes s'agencent dans le vaste redéploiement de l'économie
capitaliste mondiale en plein cur de la crise. La fameuse interdépendance
dont nous parlent les généraux brésUiens a un contenu concret dans la
redistribution de l'équUibre global des forces sur la planète. Pour faire face à la
crise, a surgi une nouveUe division internationale du travaU, à l'intérieur du
camp capitaUste. La formalisation de cette redéfinition des rapports de
pouvoU impériaUstes a été principalement le fait de la Commission Trilatérale. Pour
éviter la concurrence sauvage des firmes des divers pays occidentaux, la
stratégie trilatérale reconnaît au Japon et à l'Europe occidentale leurs zones
d'influence propres, les consacrant comme impérialismes secondaires, avec un
statut privUégie pour les régions et les pays sûrs comme l'Allemagne fédérale. Cette
Commission,- estimant que ces démocraties Ubérales tendaient à devenir «
ingouvernables », et qu'eUes étaient notamment menacées par les intellectuels
et les journaUstes, préconise le retour à des régimes d'autorité, pour juguler
les « excès de la démocratie » (32).
Sur le plan mondial, cette stratégie resserre les Uens entre" les pays
capitaUstes avancés, pour fake face aux pressions du Tiers-Monde et éviter plus
particuUerement que les pays exportateurs de pétrole ne concluent des
accords séparés avec le Japon et l'Europe occidentale. La désolidarisation de
ces pays paraît être un des objectifs souhaités. La stratégie trilatérale
reconnaît au Japon et aux grands pays capitaUstes européens leurs zones
d'influence propres, les consacrant comme impérialismes secondaires, avec un statut
privUégie pour les régions et les pays sûrs comme l'AUemagne Fédérale. Un des
indices les plus frappants de cette décentralisation peut être constaté par
exemple dans le rôle de plus en plus agressif que joue la France giscardienne dans la
poUtique de gendarmerie capitaUste en Afrique (envoie de troupes au Shaba
(Zaire), au Tchad, en Mauritanie, intervention à peine voUée dans les Comores).
Cette promotion au rôle de gendarme pan-africain s'accompagne d'une
offensive redoublée, de ses firmes multinationales en direction des régimes
néo-coloniaux de ce continent (marché des centrales nucléaires et de l'armement en
Afrique du Sud, modernisation des télécommunications au Zaire, en Afrique
occidentale). Il va sans dire qu'au cours de cette redistribution du pouvoir
impérialiste, les contradictions secondaires entre les diverses métropoles ont
tendance à s'aggraver. La poUtique de remodelage de l'industrie sidérurgique
mondiale est venue le prouver récemment.
Un autre aspect moins connu de la stratégie de la Trilatérale est son effort
pour décentraUser la domination impérialiste des États-Unis. Il s'agit d'une part
34 ARMAND MATTELART

de créer des centres « sous-impérialistes » pour libérer les Etats-Unis de la


fonction de gendarmes platétaires, qu'Us ont de plus en plus de difficultés
à assumer. Ces centres régionaux sous-impériaUstes ont nom BrésU, Iran,
Indonésie et Nigeria. En même temps que d'assurer la décentralisation
économique à travers les sociétés multinationales, ces relais permettent à la
puissance américaine d'éviter d'intervenir directement pour contrôler poUtique-
ment et mUitairement les pays qui intègrent ces zones, et qui doivent
continuer à fournir leurs matières premières, à abriter les industries poUuantes, à
orienter leurs économies vers le marché extérieur grâce au faible coût de leur
main-d'uvre, inexorablement lié à une « stabUité » poUtique assurée par la
répression.
La nouveUe division internationale du travaU qui caractérise la
restructuration de l'appareU économique du capitalisme a pour effet d'accentuer les
différences entre les divers pays du Tiers-Monde. (Un concept qui est en passe de
perdre la crédibUité déjà minime qu'U démontrait lorsqu'U fut lancé à partir des
pays centraux au début des années 60. Les écarts se creusent laissant apparaître
des quart au cinquième mondes). Au cours de ce processus de réorganisation,
des pays comme le BrésU ou Israël se hissent au rang des producteurs de biens
de production, et plus particuUerement d'armement ; Certains se spécialisent
plus particuUerement dans l'exportation de produits agricoles, comme
l'Argentine, exportatrice de blé et de viande qui tente de faire fi de 30 ans de poUtique
d'industrialisation basée sur la substitution des importations ; D'autres enfin
doivent se contenter de leur rôle de sous-traitant en assemblant des biens de
consommation manufacturés aUleurs.
La décentralisation de l'hégémonie américaine signifie également que la
bataUle idéologique se situe à un autre niveau. Relayée par les sous-impériaUs-
mes qui dégage la métropole des tâches de répression directe, les Etats-Unis à
travers le prophétisme moral de Carter adoptent la façade avenante de la social-
démocratie et tentent de se redonner une légitimité, une vertu, une image
sérieusement entamées par le Viet-Nam, Watergate et le coup de Santiago.
Récupérant à leur profit la question des droits de l'homme, ils délimitent les
frontières entre lesqueUes débattre et contester les réaUtés des pays de l'Est. Le
mythe de la « fin des idéologies » qui inspire si nettement l'équipe du nouveau
Président rencontre ainsi le retour mystique de ceux qui s'enferment dans une
critique de droite du marxisme. Le monopole de la défense des droits de
l'homme que les Etats-Unis réclament, leur permet de surcroit de verser au compte de
leur crédibUité les critiques que leur adressent les pays du Cône Sud qui
désireraient les voir revenu* au temps de la guerre froide.,

6 - Information et aUiances de classe. ,

Le manque d'un ample système d'aUiances de classes est particuUerement


visible quand on examine les problèmes que pose aux dictatures mUitaires le
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 35

maniement des mass media. Ce domaine particuUer permet également de saisir


comment le concept de guerre permanente, qui guide ces Etats, s'infiltre dans
toutes les institutions.
La nécessité de vaincre l'ennemi ouvrier et paysan et l'impossibUité de
raUier la petite bourgeoisie dans son ensemble doublent les enjeux de la
mainmise sur les esprits. Une nouveUe réaUté s'impose, ceUe de la guerre
psychologique. Au moyen d'un matraquage par le haut, elle tente de suppléer au
manque de consensus à la base.
L'examen des dépenses pubUcitaires du ChiU actuel apporte à cette thèse
une preuve d'une clarté méridienne. En 1975, les agences de pubUcité étabUes
à Santiago ont déclaré un revenu brut qui multipUe par dix celui qu'elles
percevaient deux ans auparavant. La plus grande agence de la capitale, Uée au
journal El Mércurio, est passée de 274.000 doUars à plus de deux miUkms et
demi en 1975, et approchait les trois milUons et demi en 1976 (33). On a
assisté, en outre, au retour en masse des fUiales des agences nord-américaines
qui avaient préféré regagner la métropole sous le gouvernement populaire. C'est
ainsi qu'est revenue s'instaUer à Santiago J. Walter Thompson qui avait quitté
le ChUi en 1970, quand AUende monta au pouvoir. Autre indice du
renforcement de l'appareU de propagande, la multipUcation des enquêtes d'opinion
pubUque de type GaUup dans un pays où U n'y a aucune « Uberté d'opinion ».
Cette augmentation des dépenses publicitaires vient apporter un démenti
aux économistes du système qui ont toujours associé la courbe ascendante des
sorties et des rentrées pubUcitaires à une hausse des niveaux de vie de la
population !
Face à l'absence des grandes manifestations d'appui de masse et à
l'impossibUité de renouveler le déploiement rituel des signes extérieurs de
l'apparat fasciste, les hauts parleurs de la propagande rempUssent du bruit des slogans
la béance de l'adhésion. Ces campagnes, situées sous le signe de la « dépoUtisa-
tion » et de la célébration des « valeurs nationales » essayent de paUier
l'absence d'organisation de base, nécessaire courroie de transmission de
l'endoctrinement totaUtaire.
Pour démoraUser et discréditer 1' « ennemi intérieur », la guerre
psychologique intronise une nouveUe arme, un nouveau canal de communication,
tout aussi important que l'appareU technologique avec lequel U arrive au besoin
à se confondre : la rumeur. La définition qu'en donne un manuel d'instruction
de l'armée chUienne (34), pubUé à la fin de 1973, est la suivante :
« La rumeur est une nouvelle diffusée par le miUeu même auquel eUe s'adresse ; son
authenticité est douteuse et son origine impossible à prouver. Une fois lancée, la
rumeur se propage rapidement, à condition qu'elle réponde à certains sentiments
élémentaires comme : la crainte, la peur, l'espérance, le désir, la haine. Pour que la rumeur
soit efficace, eUe doit être simple, brève, ornée de quelques détails qui impressionnent
facilement l'imagination ou la mémoire. U faut la mettre en circulation avec aplomb,
36 ARMAND MA TTELAR T

comme un fait véridique, en faisant appel aux sentiments et aux émotions les plus
connues du pubUc ou du « tout venant » auquel elle est destinée ».
La réhabUitation de la rumeur en cette période de guerre (la rumeur
générale et le Général Rumeur) qui institue le mensonge comme recours obligé de
l'informateur et comme élément de base de l'approche psycho-politique de
la population est d'aUleurs le fruit dialectique des nouveUes formes de lutte
adoptées par les forces de gauche dans la clandestinité. La manipulation de la
rumeur constitue également une tentative de récupérer les nouveaux modes
d'information élaborés par la résistance, privée de tout accès à l'appareU
technologique de diffusion. Tout en programmant systématiquement leurs
campagnes de rumeur, aussi bien à travers le bouche à oreUle qu'à travers les media,
les théoriciens de la guerre psychologique dénient à l'ennemi toute possibUité
d'information véridique, étant donné qu'U n'a pas accès à la source qui
l'authentifie : le pouvoU*. Parmi les exemples donnés dans ce manuel pour Ulustrer
les rumeurs lancées par l'ennemi, figurent les suivantes : « Des milliers de
cadavres flottent dans le Mapocho », « les soldats torturent, perquisitionnent et
volent », « les femmes sont violées et assassinées ». Pourquoi ne pas y avoir ajouté
« la vie est chère » !
Citons un passage de ce manuel qui redéfinit la fonction de l'information,
montre la nécessité de réduire le Ubéralisme dans lequel eUe a baigné et aussi la
nécessité de discréditer les nouveUes en provenance de l'ennemi :
« La guerre exige des peuples une série de sacrifices. L'un d'entre eux est la restriction
de l'information. La menace qui pèse sur le pays rend nécessaire l'adoption de mesures
d'exception [ ... ] L'une d'entre elles consiste à informer de telle manière que les
nouvelles qui se propagent ne confortent pas les vues de ceux qui combattent la Patrie.
Malheureusement une telle mesure entraîne certains effets négatifs. Quand le
monopole de l'information devient évident, la réaction natureUe (mais que l'ennemi utiUse avec
opportunisme) est de chercher d'autres sources d'information qui ne soient pas
apparentées à la source officielle ou qui émettent au moins une opinion différente. C'est
ainsi que se développe, sans direction organique pour ainsi dire, un réseau clandestin
d'information où les nouvelles sont transmises « de bouche à oreille ». Ce dernier
mode de transmission revêtait par le passé une grande fidélité. Mais, les moyens modernes
de communication ont sclérosé cet « art ». Maintenant, quand les nouveUes sont
transmises par un canal marginal, elles adoptent en général un « sens contraire aux nouvelles
officielles » ; cela devient leur caractéristique, ce qui ne manque pas d'imprimer à leur
contenu un certain coefficient passionnel. Cela ajouté à l'exagération qui devient tout
naturellement nécessaire quand on s'affronte à l'appareU de diffusion officiel qui jouit
de crédibilité et d'autorité, fait que les informations orales, vulgairement appelées «
rumeur » soient généralement inexactes et énormément grossies... La rumeur devient un
élément de désinformation, qui peut être tout à fait pernicieux s'U est manipulé par
ceux qui*cherchent à l'utiliser dans des buts d'agression indirecte ».

Dans tous les régimes d'exception du cône Sud, les décrets qui fixent les
normes de la dite sécurité nationale font toujours endosser l'initiative de la guer-
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MILITAIRE 37

re psychologique aux partisans de « la guerre révolutionnaire », c'est-à-dire


aux « subversifs ».

7 - Société civUe et militarisation.

La rationaUté de la guerre rentre en contradiction avec ceUe de la culture


de masse.
Pendant toute la période antérieure, l'appareU de communication de masse
fonctionna comme une partie de ce que Gramsci appelait la « société civUe »,
au même titre que l'école, la famUle, le système poUtique des partis, les
syndicats, etc. Comme appareil d'État, U accompUssait un rôle de médiation,
masquait le monopole de la force brutale. La façon dont les moyens de
communication sont organisés en temps dé paix sociale répond au même principe
d'organisation que des appareUs de représentation. C'est la même théorie de
l'opinion pubUque qui légitime le fonctionnement de l'appareU de communication
et celui du Parlement.
Dans la période actueUe où les classes dominantes, incapables d'asseoir
leur hégémonie sur l'ensemble des autres classes, de créer une « volonté
collective » et d'assumer leur rôle de direction intellectuelle et morale, balaient la
fonction de médiation propre à l'État Ubéral, ces appareUs de la société civUe
entrent en conflit avec la norme miUtaire.
Il ne s'agit plus, comme dans les années soixante, de fake participer la
population à un modèle de consommation et d'aspiration ayant pour référence
et cible principales, les classes moyennes, cette grande utopie de la fameuse
AlUance pour le Progrès et des régimes qui l'accompagnèrent. Il s'agit bien
plutôt, comme dans toute guerre, de détruire l'ennemi.
La guerre a obhgatoirement pour cible une personne ou un groupe de
personnes que l'on suspecte d'être des ennemis ou d'être susceptibles de
passer à l'ennemi. La notion dliostUité ou d'agression est la pierre angulaire de
la guerre psychologique. Comme le reconnaissent ses théoriciens, « le
sentiment dliostUité est le seul qui soit offensif. Le patriotisme, le sentiment du
bon droit sont essentieUement défensifs et U faut l'évidence de l'agression
pour qu'Us deviennent dynamiques » (35). Au temps des fascismes européens
qui se sont déroulés dans des espaces relativement clos, Goebbels avait pu
fermer l'entrée du territoire aUemand à Mickey, créé dix ans auparavant à
peine, « ce personnage dégénéré, à l'image de l'américain moyen » comme
U le nommait. Les temps ont changé. Les dictatures militaires se
développent à un autre moment de l'internationalisation des marchandises
culturelles, à une autre étape de la culture de masse.. Il est beaucoup plus difficUe
à présent de fermer le théâtre des opérations psychologiques. Les dépêches
des agences de presse, les séries de télévision, les magazines, les bandes
dessinées, exportées d'autres réaUtés vivant sous, le signe de la « société civUe »,
38 ARMAND MATTELART

continuent à circuler dans ces pays en état de siège qui n'ont cependant pu
étendre le régime d'exception jusqu'à rompre leurs échanges culturels avec la
métropole.
La culture de masse a été conçue à l'intérieur d'un système bien
particuUer d 'aUiances de classe, en harmonie avec les normes et la légalité de la
démocratie représentative, pour combler, Ulusoirement sans doute, le besoin de
démocratiser l'accès au loisir et aux biens spirituels et d'élargir la gamme des
thèmes et des préoccupations de ladite opinion publique. De par leurs
propositions démocratisantes et « pluriclassistes », les media et les messages de la
culture de masse sont en fait un des seuls territoires, avec l'institution
ecclésiastique, où malgré la censure s'expriment encore publiquement des
contradictions sociales. La plateforme des media (télévision, presse, radio) qui, en
l'absence de consensus, de parti, de parlement, doit fournir à là dictature mUitai-
re son « inteUectuel organique » est en même temps le terrain où eUe
rencontre le poids des formes d'organisation du pouvoir léguées par l'État libéral et
toute la rupture qui existe entre les opérations de propagande et l'action mé-
taboUque de l'idéologie. Ce rôle diffus de l'idéologie, dans l'État libéral,
permettait justement à Gramsci de caractériser cet Etat comme 1' « Etat
éducateur » par exceUence, organisateur du consensus. Ce conflit s'exprime de
façon patente au Chili et au BrésU par exemple à travers le fait suivant, entre
autres : les organisations corporatistes les plus vigoureuses sont les
associations de journalistes (colegios de periodistas) qui sont loin de toujours
concorder avec la conception miUtaire de la presse (36). A l'échelle
internationale, on a pu voir une association comme la Société intermaméricaine de presse
(SIP) (qui groupe les propriétaires de presse des deux hémisphères américains),
qui avait pris une part active aux campagnes contre AUende, demander des
comptes à Santiago et à BrasUia.
La nécessité de mettre fin aux contradictions à l'intérieur des media
incite à favoriser une production de plus en plus cohérente avec la régression
fasciste et à sélectionner, dans les programmes importés, ceux qui sont les
plus compatibles avec les valeurs et les attitudes promues par le projet de mUi-
tarisation des généraux et les efforts d'assainissement de la vie politique et
morale. L'augmentation, à la télévision, des programmes de sports, de jeux et de
feuUletons mélodramatiques produits sur place et importés d'autres pays
latino-américains (la production de ces feuUletons a doublé ou triplé dans les
dernières années et de plus en plus de pays s'y lancent) est un indice du besom
ressenti de relever le défi. Il est paradoxal que dans ces pays qui sont
l'expression même d'un Etat consacré aux vues et aux visées des sociétés
multinationales, se manifeste ce besom de « nationaUser », en pleine période d'internationa-
Usation "du capital, les contenus de la culture qui doit rassembler les esprits
autour du modèle de développement promu par le grand capital étranger. VoUà
bien mise en question la thèse de la plané tarisation de la culture de masse, à
l'heure des multinationales.
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MILITAIRE 39

On ne peut évoquer le thème de l'information dans les pays du cône Sud


latine-américain sans fake aUusion à l'usage de la torture qui fait eUe aussi
partie de ce vaste système de production de l'information. La torture n'y est pas
seulement considérée comme un moyen d'obtenir l'information à tout prix
sur les réseaux clandestins, mais comme une manière de détruire dans chaque
miUtant et militante tombé, le sens de la soUdarité avec l'organisation et la
collectivité. En se référant à la guerre psychologique, Hitler écrivait dans Mein
Kampf : « Notre stratégie consiste à détruire l'ennemi par l'intérieur et à fake
sa conquête par lui-même ». Même si l'information qu'est susceptible de Uvrer
l'individu est déjà connue par le tortionnake, l'aveu qui lui est arraché
contribue à le détruke psychologiquement, en le culpabUisant, en lui faisant perdre
l'identification avec un groupe. Aujourd'hui, dans ces pays, la pratique de la
désorganisation systématique des individus est devenue une norme du
comportement d'Etat. Sa systématisation s'appuie sur la nécessité du retour au modèle
d'individuaUsme forcené que réclame la surexploitation des masses ouvrières
et paysannes.

8 - Relations publiques et relations extérieures.

La hausse des dépenses pubUcitakes dans les Etats mUitakes ne s'expUque


pas seulement par les exigences de la répression psychologique contre «
l'ennemi intérieur ». EUe s'explique aussi par la nécessité de propagande en dkection
des pays du « monde Ubre » qui éprouvent quelque répugnance à frayer avec
des régimes qui violent de façon si scandaleuse et ouverte les droits de lîiomme.
Pour lutter contre une image internationale ternie par la répression excessive,
les gouvernements du cône sud font appel aux techniques de relations
pubUques et recourent à des agences spécialisées de cette branche.
En août 1974, la Junte de Santiago demanda à Dialog, la filiale de
relations pubUques de l'agence de pubUcité J. Walter Thompson, de lui dresser un
plan d'assainissement de son image extérieure. L'équipe de Dialog séjourna un
mois dans la capitale chihenne et depuis lors les réponses personneUes du
ministre de l'intérieur de la Junte aux lettres de protestation contre les tortures les
^disparitions et les détentions arbitrakes répondent toutes au même modèle
courtois. Etrange coincidence, en décembre 1967, le dkecteur de Dialog avait
signé à Athènes le même type de contrat avec les colonels grecs (37).
En 1976, à son tour le gouvernement argentin sollicitait les conseUs et les
services d'une autre firme des /États-Unis, Burson-MarsteUer. Cette entreprise
réaUsa dans une première phase une enquête internationale dans huit pays
(Bénélux, Canada, États-Unis, Angleterre, Pays-Bas, Japon, Mexique), afin
d'évaluer les attitudes de leurs responsables à l'égard de l'Argentine. La
conclusion de l'enquête remise aux autorités de Buenos-Akes fut on ne peut plus
lapidake :
40 ARMAND MATTELART

« Le gouvernement de Videla doit projeter une nouveUe image progressiste et stable


de par le monde s'U veut atteindre ses objectifs d'accélération du développement
industriel et agricole, d'augmentation du commerce international, d'accroissement du
tourisme et de sécurité et de progrès dans l'ordre politique. Le mot-clé est stabilité.
Enquête après enquête, l'unique question rarement formulée, mais qui revenait sans
cesse à l'esprit de ceux qui répondaient, était : « Où va réellement le pays ? ».Pour
n'importe quel programme de communication, il faut aborder cette question de la
stabilité ».

Après ce premier diagnostic, les experts de Burson-MarsteUer proposèrent


un traitement de choc en affirmant dès le début de leur rapport :
« Nous croyons que tous les éléments sont réunis pour réaliser une des campagnes de
relations pubUques internationales les plus efficaces que l'on ait jamais tentées ».

,
Parcourons donc le plan élaboré par la firme américaine.
Après avok éliminé de son champ d'action la catégorie de personnes
irrécupérables, c'est-à-dke ceux qui sont radicalement opposés au gouvernement
Videla, l'agence de relations publiques délimita ses cibles : ceux qui
influencent les modes de penser (la presse, les fonctionnakes gouvernementaux et
les éducateurs), ceux qui influencent les investissements (les personnes-clés
des banques et sociétés comerciales-, les conseillers en investissements ; les
fonctionnakes qui s'occupent du commerce international, les hommes
d'affaires et les conseUlers en management), ceux qui influencent le tourisme (les
agences de voyages, les journaUstes spéciaUsés, le personnel des Ugnes
aériennes, les organisateurs de tours de dexcursions). Viennent ensuite les
démarches à suivre pour atteindre des personnes. Pour chacun des huit pays choisis,
figure une Uste de personnaUtés de la presse, susceptibles d'apporter une
contribution effective à la campagne. Chaque nom est accompagné de quelques
commentakes sur les positions de chacun de ces journalistes et publicistes.
Prenons quelques exemples au hasard.
Wilham Rusher, publiciste, travaiUe k l'hebdomadaire National Review.
PoUtiquement, est extrêmement conservateur. En matière économique, est de
phUosophie Ubérale, partisan de la Ubre entreprise dans le style du XIXème
siècle. Le National Review se considère comme républicain, à la droite du
centre, avec des partisans dans les cercles conservateurs de tout le pays.
Ms Betty Ross, auteur de livres de voyages. A publié dans tous les
magazines spéciaUsés les plus en vue. EUe a déjà commencé à sonder divers
auteurs sur leur mtérêt à écrire des articles sur le tourisme en Argentine. A
déjà analysé avec notre bureau de Washington la possibUité d'organiser un
tour spécial pour les journaUstes de sa spécialité en Argentine.
Jean-Marie Van Der Dussen, responsable de la section Affakes
Etrangères de La libre Belgique, journal conservateur, d'obédience cathoUque, lu
par les classes supérieures et commerçantes. Se situe poUtiquement entre les
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 41

secteurs de droite et les démo-chrétiens du centre. Van Der Dussen a déjà


séjourné en Argentine et a l'intention d'écrire un Uvre sur ce pays.
Journal Novedades, Mexique. L'invitation devra être dkectement
adressée au journakste Romulo O'FarriU (propriétake de Novedades) qui
désignera un représentant. Toutefois, nous ferons en sorte que l'élu soit celui
avec qui nous sommes en contact.
Sont amsi passés en revue les contacts avec les magazines,a les journaux
et les chaines de télévision les plus importantes des huit pays choisis. C'est un
exemple de plus du transfert des normes et des pratiques des agences
officiel es de renseignements et d'espionnage dans le secteur des affaires. Exemple
qui tend à se multipUer à mesure que mûrit le capitaUsme monopoUste d'État
(38).
Le poste de commande de la campagne est situé dans le bureau de la firme
Burson-MartseUer à New- York, qui reste en contact dkect et permanent avec le
ministère de l'information Secretaria de Information dé Buenos-Akes. Ce
bureau centralise toutes les dkectives, élabore et confectionne le matériel
imprimé et audiovisuel et le dkige vers chacune des filiales que l'agence
nord-américaine possède à l'étranger. Chacune de ces filiales dispose ainsi d'un matériel de
base composé d'une coUection de journaux et de magazines argentins, d'un lot
d 'uvres de références sur le pays, des archives de photographies et de films,
d'un fichier de personnaUtés influentes dans le secteur gouvernemental,
commercial et touristique. Mais là ne s'arrête pas ce contrat d'aUiance. Pour
s'acquitter de son travaU de spécialiste en relations pubUques, la firme américaine
tisse avec l'appareU d'Etat argentin un nouveau type de rapport multinational
entre secteur privé et secteur public. Cette firme multinationale devient en
quelque sorte un véritable souS'-ministère des relations extérieures du
gouvernement de Videla. En effet, dans tous les pays où eUe est chargée de la campagne,
la firme prodigue ses conseUs aux fonctionnakes des représentations
diplomatiques et consulakes de l'Argentine. EUe les aide à rédiger leurs discours, à
prospecter des pistes et à recommander des thèmes pour approcher le pubUc. Dans
chaque pays, de concert avec les ambassadeurs, la firme américaine sélectionne
les personnaUtés invitées à se rendre en Argentine pour constater, au cours d'un
lour organisé avec les autorités argentines, la « normaUté » qui règne dans le
pays. A travers des séminakes spéciaux (regroupés en trois points, New York,
Los Angeles et BruxeUes) Burson-MartseUer assure la formation en langue
espagnole du personnel des ambassades et des consulats et, plus largement,
du personnel chargé des problèmes d'information de l'ensemble du
gouvernement argentin qui se déplace spécialement à cette occasion. Assistent également
à ces sessions de travaU, des représentants des chambres de commerce
argentines et des compagnies aériennes. Au cours de ces séminakes intensifs, ces
fonctionnakes apprennent tout aussi bien à « réagk aux critiques qu'à prendre l'ef-
fensive ». Dans les thèmes et exercices pratiques proposés, on relève par
exemple dans le rapport : « comment traiter avec des groupes locaux, nationaux ou
42 ARMAND MATTELART

internationaux, tels qu'Amnesty International qui effectue une campagne anti-


argentine ». Ou encore « comment constituer des archives d'information qui
reflètent les besoins du pubUc des pays dans lesquels on se trouve ». .
La section intitulée « ImpUcations du terrorisme dans les
communications » est sans nul doute une des plus révélatrices de la portée et des Umites de
ces stratégies de relations pubUques. Les experts de l'agence américaine ne
cachent pas à la dictature la difficulté de lutter contre une image négative
lorsque, dans certains cas, la réaUté de la répression brutale ne fait aucun doute.
Aussi, tout en reconnaissant que le gouvernement est en butte à une «
campagne de subversion internationale extrêmement bien financée », dans leurs
conseUs préliminakes, les spéciaUstes de relations publiques font remarquer qu'U
est urgent que parraUèlement à la campagne programmée par Burson le
gouvernement « démontre qu'U traite de la même façon tous les types de terrorisme
de droite et de gauche, en évitant de violer les droits civils ». Suit alors une
longue Uste de recommandations destinée à redresser l'information sur
l'Argentine. En voici des extraits :
mettre l'accent sur l'information économique...
* communiquer le fait que le terrorisme n'est pas universel dans le pays.
Il faut chercher et distribuer des récits sur les possibUités du tourisme, sur les
thèmes culturels et autres nouveUes, qui n'incluent pas le terrorisme.
réaUser un «Uvre blanc » sur les actions entreprises pour combattre le
terrorisme. Il doit démontrer que le gouvernement contrôle la police et jugule
le terrorisme de droite.
augmenter la quantité d'informations sur les activités terroristes afin
de convaincre de la nécessité absolue d'éliminer complètement ces activités
de la société argentine. Il n'y a pas de meilleure façon de gagner un appui que
ceUe qui consiste à fournk l'évidence vécue de la brutalité des guérillas et des
terroristes... (on le voit : cette dkective est en contradiction avec la seconde).
au moment opportun, U faut inviter une commission internationale
pour qu'eUe visite l'Argentine (le gouvernement du Nigeria en son temps a
accepté une proposition simUake que nous lui avons faite pendant la guerre
contre le Biafra pour lutter contre l'accusation du génocide générahsé)...
dans le plus court délai, fake en sorte de s'identifier plus visiblement
avec les problèmes des pauvres. Le gouvernement est trop accusé de
considérer comme communiste quiconque aide les pauvres.
essayer à travers des canaux diplomatiques d'obtenk la coopération
d'autres gouvernements du monde Ubre pour réaUser une réunion qui
examine le terrorisme et la façon de l'extirper...
fake en sorte que les moyens de diffusion soient informés sur les
personnaUtés et les famiUes des gouvernants ; ceci les humanisera dans l'esprit
du pubUc. '
La coupe du monde de footbaU conçue comme une opération de
propagande, a, sans nul doute, accéléré la mise en place de cette campagne, comme
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MILITAIRE 43

eUe a été un facteur puissant dans le développement des réseaux de


communication du gouvernement argentin. A cette occasion, l'Argentine s'est pourvue de
télévision en couleurs et a dépensé des sommes considérables pour moderniser
ses communications par sateUites.
Les recommandations de la Burson-MartseUer peuvent prêter à sourire
lorsqu'on connaît l'ampleur des crimes de la dictature dénoncés par Amnesty
International, ou par les commissions des Nations-Unies. Mais on en voit déjà
les résultats désastreux : lorsque, en mars 1978, le gouvernement argentin
annonça que le massacre de la prison VUla Devoto de Buenos-Akes, avait été
provoqué par des « prisonniers de droit commun », la grande presse
internationale acquiesçant à cette version officieUé des événements, ne fit que pubUer
des entrefilets sur cette opération de nettoyage des prisonniers politiques avant
la grande cohue des matches de championnat de la coupe du monde et avant
la visite de contrôle des commissions internationales. .

9 - Les privUèges de l'informatique.

Un seul secteur de l'économie paraît échapper au processus de dénationa-


Usation accélérée, celui de l'industrie de l'information et de son traitement. On
sait que dans le reste de l'économie prévaut la politique du « laissez-fake,
laissez passer » et que tombent peu à peu sous la coupe des multinationales des
industries aussi vitales et aussi stratégiques que l'industrie agro-alimentake ou
l'industrie minière. Donnons quelques exemples qui Ulustrent l'ampleur de
cette réaUté de dénationaUsation. Le gouvernement argentin qui a un droit de
regard ou de propriété absolue sur 747 entreprises s'est désaisi en 1 977 de 49
d'entre eUes. Son but est de ne garder le contrôle que sur 40 à 60 entreprises
« prêtant des services essentiels », comme le téléphone, l'électricité, le chemin
de fer, le transport, le pétrole et la sidérurgie (38). La situation n'est guère
plus brillante au BrésU. Comme le rappelle un rapport récent de l'UNCTAD
(39), les multinationales ont au début des années 70 systématiquement
décimé l'industrie locale de matériel électrique. Huit sociétés étrangères (AEG,
ITEL, Brown-Beveri, ACEC (finale belge partieUe de Westinghouse), ASEA,
Siemens, General Electric (GB), Hitachi), regroupées dans l'institut brésUien
d'études sur le développement de l'exportation ont réussi à affaibUr les
producteurs locaux et à les conduke pour la plupart, à la cession de leurs
entreprises ou à la faUlite. Pour cela U leur a suffi d'appUquer les règles imposées
par le cartel international du matériel électrique (International Electrical
Association IE A), dont elles font partie, pour le contrôle des équipements
fabriqués. Leur objectif était évidemment de remplacer la production sur
place par l'importation de matériel étranger plus perfectionné. Le résultat
en est que le volume des importations brésUiennes d'équipement électrique
est passé de 74,5 mUUons de doUars en 1964 à 533,4 milUons de dollars, dix t-»
44 ARMAND MATTELART

ans plus tard. Au ChiU, on ne compte plus les offres de coopération et les mises
en vente des mines. , .
Par contre, dans le domaine de l'industrie informatique tout comme
dans le nucléake l'impératif de la sécurité nationale, défini en des termes
strictement nationaUstes, semble voulok reprendre ses droits. Encore faut-U
préciser que les diverses dictatures mUitakes n'ont pas toutes les moyens d'une
teUe poUtique et que jusqu'à présent, malgré les velléités des autres, la
dictature brésiUenne est la seule à avok déployé dans ce domaine de l'information les
efforts les plus importants. C'est du moins ce que révèlent les décisions prises
récemment par Brasilia en vue de récupérer le contrôle de l'industrie
mini-informatique. En 1972, le gouvernement fondait la compagnie statale
d'informatique (COBRA, Companhia BrasUeka de Automaçao) et avait recours à la
technologie de la firme anglaise Ferranti pour débuter dans le domaine tout
en s'associant les universités et le ministère de la marine. Peu de temps après,
était étabUe la Commission Fédérale de Coordination des activités de
traitement électronique des informations (CAPRE) qui regroupait les différents
ministères consommateurs et producteurs de données (finance, planification,
industrie, commerce, culture, intérieur), divers organismes d'Êtat-Major et le
conseU de la recherche scientifique. En 1977, le gouvernement lançait une.
offre pubUque pour le développement d'une industrie locale de
mini-ordinateurs. Y répondkent tous les grands fabriquants de l'informatique locale, la
plupart de nationalité américaine, IBM, TRW, Burroughs, NCR, Basic/Four,
TRW, Four-Phase Systems et la firme itaUenne OUvetti. Faut-U préciser que
le marché brésUien de l'informatique était occupé principalement par trois
de ces firmes (OUvetti 33,9%, Burroughs 41,7%, IBM 14,2%). Au grand dépit
de toutes ces sociétés multinationales, la dictature octroya à trois groupes
locaux le soin de développer avec COBRA les bases d'une industrie locale
de la mini-informatique. Pour y arriver, le gouvernement a choisi de fake
appel à la technologie de trois firmes étrangères solidement instaUées dans
leurs propres pays, la firme japonaise Fujitsu Ltd, la française spécialisée dans
le traitement des informations la firme Logabax et l'aUemande Nixdorf qui a
produit le système le plus perfectionné du monde en matière de système
d'information pohcière (celui de BerUn) en voie d'être adopté par l'ensemble de la
RépubUque Fédérale. Toutes trois ont accepté un transfert rapide de leur
know how, ce à quoi semblent résister davantage les firmes des États-Unis
(40).
A cette occasion, les mUitakes plutôt avares de déclarations dans ce
domaine (le secret est norme de la sécurité nationale) sont venus éclaker la
logique de leur choix.
Le transfert rapide de technologie, déclarait Famiral-président de COBRA, « est ce que
désire PÉtat-Major des Forces Armées. Parce que d'une part le Brésil est considéré
comme un des plus grands marchés de mini-ordinateurs du monde, et d'autre part l'État-
Major est. préoccupé d'assurer la souveraineté nationale ».
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 45

Et un commentateur du régime d'ajouter : .


« Cette souveraineté implique de doter par exemple tous les bâtiments de la marine de
guerre brésilienne d'ordinateurs produits dans le pays. Dans cette même perspective,
cette souveraineté sert de cadre au modèle de développement que nous avons choisi
pour le futur. L'électronique digitale sert en effet d'infrastructure aux usines
nucléaires, aux réseaux de télécommunications, à l'aviation et aux transports ».

Et un autre fonctionnake de COBRA de conclure :


« La définition de COBRA comme entreprise est née de cette conscience qui existe
aux divers échelons du gouvernement » (41).

D'après une étude effectuée par des experts de l'IBM et de la firme


japonaise Mitsubishi, un an et demi avant cette dernière décision de nationaUser la
mini-informatique, le BrésU était avec Israël déjà largement en tête des
pays en voie de développement, dans l'échelle des niveaux d'équipement
informatique. Commentant la situation de ces deux pays qu'ils classaient dans la
phase operational to advanced :
« Cette phase se caractérise comme étant une période au cours de laqueUe s'opère
l'intégration des éléments disparates de l'industrie du traitement de l'information dans le
contexte national. Ces pays (Brésil, Israël) ont un nombre très important d'ordinateurs
déjà instaUés et disposent de quelques prototypes locaux de petits systèmes. C'est le
cas du Brésil qui a plus de 3500 installations et une entreprise nationale COBRA. Les
universités offrent une large gamme de cours théoriques et pratiques, qui octroient
aux étudiants universitaires et post-universitaires des diplômes en sciences de
l'informatique. Elles offrent même des doctorats dans ce domaine spécifique. La fabrication
d'ordinateurs en est à ses débuts. Son financement est assuré par l'État... La plus
grande partie de l'activité administrative du gouvernement est effectuée par ordinateurs et
l'intégration entre les différents organismes officiels commence. Les appUcations
sociales sont constamment accrues... La planification et l'élaboration d'une politique pour
l'industrie du traitement de l'information sont devenues des objectifs prioritaires pour
le gouvernement et une recherche considérable a été entreprise en ce domaine... De ces
deux pays, Israel est probablement le plus avancé. Ceci est dû d'abord au fait qu'U
subit les pressions de ses besoins de sécurité nationale, et en second lieu qu'il dispose de
chercheurs plus qualifiés ». (42)

Dans cette même catégorisation, les experts d'IBM et de Mitsubishi


classaient l'Argentine au second échelon, quaUfié d'Operational . Le ChiU et
l'Uruguay figuraient au quatrième échelon (basic) sur le même pied que l'Iran. Sur
les caractéristiques de cette dernière catégorie, on Usait :
« Au cours de cette phase, se produit la prolifération de machines et d'installations.
U y a un bond quantitatif, dans leur volume et dans leurs appUcations... L'éducation
en matière de maniement de l'information entre maintenant dans les universités...
Dans certains pays, comme le ChiU, des diplômes sont offerts dans cette branche...
46 ARMAND MATTELART

Le gouvernement se préoccupe de considérer l'industrie du traitement des


informations comme une entité propre. L'augmentation du nombre d'informations
s'accompagne de mesures de planification qui revêtent plusieurs formes... Au ChiU, ECOM a
cette fonction. Dans la plupart des cas, on constate qu'un effort est entrepris par le
gouvernement pour contrôler la diffusion des ordinateurs afin d'éviter un sous-emploi
ou une duplication... Les fabricants commencent à vendre des systèmes plus élaborés
et fournissent une assistance technique au gouvernement et aux universités, pour
intégrer les systèmes et les planifier »..

Un autre rapport apparu dans la revue Computer Decisions précise


quelques fonctions rempUes par certains de ces ordinateurs. Après avok décrit en
détaU le système en vigueur au ChiU, les auteurs de ce rapport citent un cas
d'internationaUsme informatique :
« Les dossiers (sur les détenus) sont échangés entre les polices argentine, chilienne,
uruguayenne et brésilienne. Le témoignage le plus détaiUé sur l'usage de ces systèmes
d'information, par la poUce, nous vient d'un prêtre. En mettant le pied en Uruguay,
il fut pris par la police et soumis à un interrogatoire. Au cours de cet interrogatoire,
eUe tenta de le faire parler d'un prêtre catholique recherché. Un rapport établi par
ordinateur lui fut présenté, décrivant dans le détail la carrière de son confrère. Toutes
les adresses où il avait successivement vécu figuraient dans ce rapport ainsi que le
salaire qu'U avait gagné à chaque stade, son carnet d'adresses et de numéros de
téléphone. Or ce prêtre catholique n'était pas citoyen uruguayen et n'avait jamais vécu
dans ce pays »(43).

La maturation du système d'information policier dans les régimes


mUitaires a été préparée de longue date par les nombreux plans d'assistance technique
fournis par des organismes comme l'AID, qui ont assuré en leur temps
l'embrigadement des forces de police dans la lutte contre la subversion. Dan Mitrione,
exécuté en Uruguay par le mouvement Tupamaros, en fut la victime expiatoke.
Depuis 1962, l'Office of Public Safety (OPS), une division de l'US Agency
of International Development (AID) et FInter-American Police Academy, qui
changea plus tard son nom en International Police Academy, fournissent aux
poUces du Tiers-Monde, dans la métropole ou sur le terrain, une assistance
technique, leur parachutent des équipements tels que radios, unités mobiles,
ordinateurs. Sous l'égide des Public Safety Programs, les Etats-Unis ont ainsi aidé à
former par le monde plus d'un million de policemen (44). Rien qu'au BrésU,
plus de cent miUe poUciers sont passés par ses saUes de classe, où la pratique
de la torture fait autant partie de la théorie de l'information que les dernières
méthodes de contre-propagande.

Notes '

(1) Cf. l'ouvrage de Robert Boure, Les interdictions professionnelles en Allemagne Fédérale, Ëd.
Maspero, Paris, 1978 et les nombreux articles et dossiers publiés dans Le Monde Diplomatique notamment
<t De nouvelles restrictions aux libertés en Allemagne de l'Ouest » par H. Gollwitzer et A. Menne, mars
1978.
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 47

Sur les récents développements de la législation d'exception en France cf. Jacques Isnard, « Le
secrétariat Général revise les procédures de protection intérieure à appliquer en cas de crise », Le Monde,
14-12-1977, p. 18. Cf. les commentaires sur la question dans L'Humanité et Rouge.
(2) Cf. The crisis of democracy. Report on the governability of democracies to the Trilateral
Commission, New York University Press, 1975. La Commission Trilatérale, groupe de « citoyens privés »
constituée en 1973 à l'initiative de David Rockfeller, président de la chase Manhattan Bank, est composée de.
plus de deux cents hommes d'entreprise et de personnalités politiques d'Amérique du Nord, d'Europe
occidentale et du Japon. On y trouve les présidents de Coca-Cola, Béndix, Bank qf America, Exxon,
Carterpiller, Lehman Brothers, Sears & Roebuck, Fiat, Dunlop, Pechiney-Ugine-Kuhlmann, Royal Dutch,
Sony, Toyota, etc. Parmi tes politiciens, figurait jusqu'à son élection Jimmy Carter et figure toujours
Raymond Barre, premier ministre français. Pour une analyse critique de ce rapport cf. Claude Julien,
« Les sociétés libérales victimes d'elles-mêmes ? », Le Monde Diplomatique, mars 1976.
(3) Editera José Olympio, Rio de Janeiro, 1967. Pour les uvres plus récentes, cf. Jose Alfredo Amaral
Gurgel, Segurança e Democracia, José Olympio, 197S ; General Meira Mattos, Brasil-geopolitica destino,
J. Olympio, 1975. Sur la doctrine de la sécurité nationale au Chili, Fuenas armadas y seguridad nacional,
Ed. Portada, Santiago, 1973.
(4) Cf. te dossier du Monde Diplomatique, juillet 1975. Pour tes déclarations de Castelo Branco, cf.
General Meira Mattos, op. cit. .
(5) Cf. Brésil 76, Prisonniers Politiques et État d'exception, rapport de JX. Weil, Editions de
l'association internationale des juristes démocrates, Bruxelles, mars 1976.
(6) Pour une analyse de la « Declaracion de principios del gobierno », cf. A.M., « Un fascisme créole
en quête d'idéologues », Le Monde Diplomatique, juillet 1974. De nombreux autres passages de cette
Déclaration dénotent une claire influence des références franquistes. Les analystes de la revue à grand
tirage de l'Opus Dei chilien (Que Posa) ont eux-mêmes revendiqué le concept de style de vie, refusant
te terme d'idéologie pour dénommer leur doctrine du « nationalisme chilien », en faisant valoir que ce
concept de style de vie (pour banal qu'il puisse paraître) a sa source dans la doctrine du fondateur de la
phalange, José Antonio Primo de Rivera. * '
(7) Cité in Alfred Stepan, The military m politics. Changing patterns in Brazil, Princeton University
Press, 1971.
(8) Augusto Pinochet, Geopolitica, Santiago du Chili, Ed. Andres Bello, 1974. .
(9) Nicholas Spykman, America's strategy in world politics, 1942.
(10) Un simple indice : entre 1940 et 1945 la force de travail est passée de 47 millions à 55 millions.
Plus de 6 millions de personnes trouvèrent du travail dans l'industrie de la défense. Ce que les politiques
de New Deal n'avaient pas réussi à faire pour résoudre la crise des années 30, la mobilisation de guerre te
fit. Dans ces mêmes années, l'agriculture sortit, quant à elle, d'une crise qui durait depuis 1920.
(Consulter Morris, Greenleaf, Ferreli,^4 history of the people America, 1971, Rand Mc Nally, History Series). .
(11) Sur l'histoire du National Security Act, The Pentagon Watchers (édité par Leonard S. Rodberg
et Derek Shearer), Doubleday Anchor Book, New York, 1970. Sur les conséquences de ce type d'Etat
sur tes modèles de technologie, cf. A.M. Multinationales et systèmes de communication, Paris, 1976,
Ed. Anthropos.
(12) Cf. les analyses de Judge Senese, The transformation of juridical structures in Latin America,
rapport présenté au tribunal Russell, Rome, janvier 1976.
(13) U.S. Senate, Foreign and military intelligence, Final Report, 94th congress, april 26, 1976, U.S.
Government printing office, Washington, 1976.
(14) Cf. Multinationales et systèmes de communication, op. cit.
(15) George Relly, « Revolutionary war and psychological action », Military Review, octobre 1960.
(16) Lieutenant Colonel Donn A. Starry, « La guerre révolutionnaire », Military Review, février 1967.
(17) Roger Trinquier, Modern warfare, a french view of counterinsurgency , Praeger, New York, 1964.
En dehors de La guerre moderne, l'ouvrage te plus révélateur de R. Trinquier sur les stratégies
contre-révolutionnaires est sans nul doute celui où il raconte ses expériences de « pacification » en Indochine
(Les maquis d'Indochine. 1952-54, Éditions Albatros, Paris, réédition 1976).
(18) John E. Beebe, « Beating the guerrilla », Military Review, dec. 1955. Sur les expériences des
luttes des guerrilleros philippins, cf. tes travaux et témoignages de William J. Pomeroy, plus particulièrement
Guerrilla and counter guerrilla warfare, New Nork, 1964, International Publishers. (Pomeroy qui
participa à la guerrilla des Huks fut condamné à la prison à vie et libéré au bout de dix ans). Son journal publié
à New York en 1963 sous le titre de The forest et traduit en espagnol par les Cubains, qui conte son expé-
48 ARMAND MATTELART

rience quotidienne de la guerrilla, a été dans tes dernières années 60, te livre de chevet de nombreux
révolutionnaires latino-américains.
(19) Extension course of the psychological warfare school, US Army. Voir aussi Murray Dyer, The
weapon on the wall, rethinking psychological warfare, The John Hopkins Press, Baltimore, 1959 ;
William Daugherty (in collaboration with Morris JanowitzM psychological warfare casebook, John Hopkins
Press, 4ème édition, 1968.
(20) Cf. A.M. « Firmes multinationales et syndicalisme jeune dans la contre-insurrection »,Les Temps
Modernes, janvier 1975.
(21) Le Monde, 26 août 1977. La lettre est signée par te Général Becam, ancien commandant de
l'Ecole supérieure de guerre aérienne, te vice-amiral Sanguinetti, ancien inspecteur général de la marine, te
général Binoche, ancien gouverneur de Berlin. La pénétration des doctrines militaires de l'extrême-droite
française dans certains secteurs des forces armées du Cône-Sud ne devrait cependant pas faire oublier celle
que, parallèlement, ont réalisée les tenants de l'intégrisme français et franquiste. U s'agit là d'un double
front militaire et religieux . Le Général Ongania en Argentine en 1966, dévot de l'Opus Dei, en a été
te meilleur exemple. Les conseillers de Pinochet, adeptes du même mouvement, sont plus laïcisés, même
s'ils affirment tes mêmes convictions théologiques. Cf. sur ce point l'intéressant essai de Ignacio Barker,
« Les fuerzas armadas y el cristianismo en algunos paises de America Latina », Santiago du Chili, Mensa-
le, juin 1977.
(22) Donné par Michael Klare, op. cit., p. 313.
(23) Cel. Starry, art. cit.
(24) Cel. Starry , art. cit.
(25) Raymond A. Moore, « Toward a definition of military nationbuïlding *, Military Review, juillet
1973.
(26) General Mercado, La politica y la estrategia militar en laguerra contrasubversiva en America
Latina, Lima 1967 (publié et condensé par Military Review, mars 1969).
(27) David Wilson, « Nation-building and revolutionary wars » in Nation-Building (édité par K.W.
Deutsch et W J. Foltz, Atherton Press, New York, 1963).
(28) Voir Lucian Pye, reproduit in The role of the military in underdeveloped countries (édité par
J J. Johnson, Princeton University Press, 1962).
(29) Sur ce concept de parti militaire, cf. notamment tes analyses, ainsi que les discussions
auxquel es elles ont donné lieu, de Roberto Guevara, document présenté à la Semaine Latino-américaine,
Belgrade, 7-14 novembre 1977. (en cours de publication).
(30) De nombreux indices attestent cette surexploitation. Le taux d'accident de travail : au Brésil en
1971, 18% de la population active assurée à souffert un accident ; en 1974 cette proportion a atteint 21
à 22%. Dans cette proportion, le taux des accidents mortels augmente à un rythme de plus en plus
accéléré. La baisse du salaire réel est un autre indice : au Brésil, ce salaire réel a baissé de 40% depuis te coup
d'État. En Argentine, il a subi la même baisse en moins d'un an. Au Chili, la réduction des salaires réeb
atteint des chiffres très semblables à ceux de l'Argentine : une baisse de plus de 50% depuis septembre
1973, te salaire représentant dans l'actualité à peine le tiers de ce qu'il était en 1972. (Cf. André Gunder
Frank, Dinamica de dominacién del capitalismo mundial en America Latina, document présenté à la
Semaine Latino-américaine, Belgrade, 7-14 novembre 1977).
(31) Sur l'alliance des corporations de la petite bourgeoisie et de la grande bourgeoisie, dans
l'opposition à Allende, cf. A.M. « La bourgeoisie à l'école de Lénine », Paris, Politique Aujourd'hui, janvier 1974
(reproduit in A. Mattelart, Mass media, idéologies et mouvement révolutionnaire, Paris, Anthropos, 1974.
(32) Cf. The crisis ofdemocracy, op. cit.
(33) Données provenant de Advertising Age (la revue des agences de publicité des États-Unis), 18 avril
1977. Pour l'analyse du comportement d'un autre appareil idéologique, l'appareil éducatif, cf. Tomas
Vascbni, Inès Cristina Reca, Beatriz Pedrano, La militarizaciôn de la Universidad en America del Sur,
document présenté à la Conférence Internationale sur l'Impérialisme Culturel, Alger, 11-15 octobre 1977.
(34) Fuerzas armadas y carabineros, hs cien combates de una batalla, Santiago du Chili, septembre
1973.
(35) Colonel Lovis Berteil. De Qausewitz à la guerre froide. Ed. Berger-Levrault, Paris, 1949.
(36) Cf. sur ce point te bilan établi par la revue chilienne Mensaje, Santiago, juin 1977 (« Medios de
comunicacion social y bien comun »).
(37) Ramona Bechtos « Undercover admen : JWT Bnked to QA Front », Advertising Age, 3-2-1975.
IDÉOLOGIE, INFORMATION ET ÉTAT MIUTAIRE 49

(38) Business Week, 21-1 1 , 1977.


(39) UNCTAD-CNUCED (Conférence des Nations-Unies pour le commerce et te développement).
Rapport réalisé en 1977 par B. Epstein, une économiste américaine et Kurt Rudolf Mirow, directeur d'une
entreprise brésilienne d'équipement électrique. Ce dernier est également auteur d'un livre sur la dictature des
cartels, saisi par tes généraux brésiliens.
(40) Business week, 16-1-1978, 20-2-1978.
(41) « Mini computadoras utopiaou realidade », BANAS, 3-16 octobre 1977.
(42) R. Barquin, T. Nishimura, K. Whitney. « Model for1 progress in developing nations ^Datamation,
sep. 1976.
(43) Laurie Nadel, Hesh Wiener, « would you sell a computer to Hitler », Computer Decisions, février
1977.
(44) Cf. The iron fist and the velvet glove : an analisis of the U.S. Police, center for Research on
criminal justice, Berkeley, 1 975 .

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