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2024 10:51

Les Cahiers de droit

La gouvernance publique et le droit


Daniel Mockle

Volume 47, numéro 1, 2006 Résumé de l'article


Le nouveau modèle de la gouvernance publique englobe la gestion publique
URI : https://id.erudit.org/iderudit/043881ar (impact du nouveau management public) et la conception des organisations
DOI : https://doi.org/10.7202/043881ar administratives (phénomène des agences de services), ainsi que l’action
gouvernementale dans l’évaluation des politiques publiques et le choix des
Aller au sommaire du numéro instruments. À la lumière de ces transformations, il est indispensable de
s’interroger sur l’existence d’un droit de la gouvernance publique, sur ses traits
spécifiques et sur ses rapports avec le modèle classique du type «
légal-rationnel » qui a servi de fondement à l’analyse de l’administration
Éditeur(s)
publique. De prime abord, la réponse peut paraître incertaine, car les deux
Faculté de droit de l’Université Laval composantes de la gouvernance publique, gestion publique et politiques
publiques, ne sont généralement pas conçues comme un tout cohérent et le
ISSN droit reste généralement exclu du champ d’analyse dans la littérature savante.
Malgré les difficultés liées à l’ampleur du corpus et à la disparité des moyens
0007-974X (imprimé)
propres à la gouvernance publique, plusieurs indices montrent l’émergence
1918-8218 (numérique)
graduelle d’un droit composite en rupture avec le droit public. Tributaire des
principales orientations de la gouvernance mondialisée (modèle du marché,
Découvrir la revue dimension relationnelle, horizontalité et pluralité des acteurs, efficacité,
évaluation, rendement et analyse du coût des services publics), un nouveau
paradigme contribue à inféchir l’action publique vers un conventionnalisme
Citer cet article diffus et vers l’apparition de mécanismes de rechange qui concourent au
brouillage des catégories traditionnelles du droit. Marqué par l’hybridation et
Mockle, D. (2006). La gouvernance publique et le droit. Les Cahiers de droit, l’apparition de formules peu conformes aux catégories connues, cette
47(1), 89–165. https://doi.org/10.7202/043881ar évolution montre que le droit n’est plus l’élément central de l’action publique.
Par la diffusion de modèles et de mécanismes dans le monde occidental et
même au-delà, cette situation contribue à une recomposition du droit public
dans le contexte d’une approche convergente de la gouvernance publique.
Promue au rang de projet scientifique et gestionnaire, la bonne gouvernance
altère ainsi la figure classique du bon gouvernement.
Ce changement ne rend pas pour autant désuet le modèle classique. La
gouvernance contemporaine montre l’imbrication subtile de ces deux
paradigmes où la configuration traditionnelle du droit public est complétée par
de nouveaux dispositifs issus des contraintes structurelles et axiologiques de la
mondialisation et de la régulation néo-libérale.

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La gouvernance publique et le droit*

Daniel MoCKLe

Le nouveau modèle de la gouvernanee publique englobe la gestion


publique (impact du nouveau management public) et la concepiion des
organisations administratives (phénomène des agences de services,, ainsi
que l’action gouvernementale dans l’évaluaiion des politiques publiques
et le choix des instruments. À la lumière de ces transformations, il est
indispensabee de s’interroger sur l’existence d’un droit de la gouvernance
publique, sur ses traits spécifiques et sur ses rapporss avec le modèle
classique du type «légal-rationnel » qui a servi de fondement à llanalyse
de l’administration publique. De prime abord, la réponse peut paraître
incertaine, car les deux composantes de la gouvernanee publique, gestion
pubiique et politiquss pubiiques, ne sont généralement pas conçues
comme un tout cohérent et le droit reste généralement exclu du champ
d’analyse dans la littérature savante.
Malgré les difficultés liées à l’ampleur du corpus et à la dispartté des
moyens propres à la gouvernanee publique, plusieurs indices montrent
V émergence graduelle d’un droit composite en rupture avec le droit public.
Tributarre des principales orientations de la gouvernance mondialisée
(modèle du marché, dimension relationnelle, horizontalité et pluralité des
acteurs, efficacité, évaluaiion, rendement et analyse du coût des services
publics,, un nouveau paradigme contribue à infléchrr l’action publique
vers un conventionnalisme diffus et vers l’apparition de mécanismss de
rechange qui concourent au brouillage des catégories traditionnelles du
droit. Marqué par l’hybridaiion et l’apparition de formules peu conformes
aux catégories connue,, cette évoluiion montre que le droit n’est plus
l’élément central de l’action publique. Par la diffusion de modèles et de
mécanismss dans le monde occidental et même au-delà, cette situation

Notre étude découle d’un projet de recherche subventionné par le Conseil de recherches
en sciences humaines du Canada. Nous remercions Marie Carpentier, doctorante, pour
son aide précieuse dans le repérage de plusieurs sources, notamment sur le thème des
agences.
Professeur, Faculté de science politique et de droit, Université du Québec à Montréal.

Les Cahiers de Droit, vol. 47, n 1, mars 2006, p. 89-165


(2006) 47 Les Cahiers de Droit 89
90 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

contribue à une recomposition du droit public dans le contexee d'une


approche convergenee de la gouvernanee publique. Promue au rang de
projet scientifique et gestionnaire, la bonne gouvernanee altère ainsi la
figure classique du bon gouvernement.
Ce changement ne rend pas pour autant désuet le modèle ccassique.
La gouvernance contemporaine montre l’imbrication subtile de ces
deux paradigmss où la configuration traditionnelle du droit public est
complétée par de nouveaux dispositifs issus des contraintes structurelles
et axiologiquss de la mondialisation et de la régulaiion néo-libérale.

The new model of public governance encompasses public adminis-


tration (the impact of new public management) and the development of
administrative organizations (i.e. the phenomenon of execuiive agencies),
as well as governmental action in the evaluaiion of public policies and
choices of ways and means. In light of these changes, one must reffect
upon the existence of public governance within a legal framework, about
the specific traits of such a framewokk and its relationships with the
classic « legal-raiionll » type model that has served as the ffundation
for the analysis of public administration. At first sight, the response may
seem vague, becauee both components of public governance, public
management and public policies, are generally not understood as an
overall coherent body, and law generally remains excluded from the ffelds
of analysis in academic writings.
Desptte difficulties linked to the vastness of the subject and the
dispartty of means found in public governanc,, several indicaiions point
towards the gradual emergenee of a heterogeneous legal ffamework
that breaks away from the public law paradigm. A new paradigm issuing
from the main orientaiions of globaiized governance (the market model,
relational dimensions, horizontality and plurality of actors, efficiency,
evaluaiion, return and cost analysis of public services) now contributes
to the redireciing of public action towards a diffuse conveniionalism and
the appearanee of alternative mechanisms that blur the lines demarcating
traditional legal categories. This evoluiion is characterized by hybridiza-
tion and the appearanee of forms which do not correspond to known
categories. The emergence of these new forms demonstrates that the law
is no longer the pivotal element of public action. Owing to the distribution
of models and mechanisms throughout the western world and beyond, this
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 91

situaiion contributes to a reorganization of public law within the context


of a convergent approach to public governanc.. Promoted to the rank of
a scientific and managerial project, good governance distorts the classical
face of good government.
This change does not, howeve,, make the classical model obsolete.
Contemporary governance illustrates the subtle interweaving of these two
paradigms where the traditional configuration of public law is comple-
mented by new mechanisms deriving from the structural and axiological
constraints of globaiization and neo-liberal regulatory measures.

Pages
1 L’élaboration d’un nouveau paradigme 98
1.1 Le rôle prépondérant du droit dans le modèle classique 100
1.2 La recomposition des rapports droit-gestion dans le nouveau modèle 106
1.2.1 L’utilisation sélective du droit dans l’élaboration des mécanismes de
gouvernance 109
1.2.1.1 Les impératifs de la nouvelle gestion publique 111
1.2.1.2 L’évaluation des politiques publiques et le choix des instru-
ments 117
1.2.2 La rationalité juridique de la gouvernance et l’hybridation des caté-
gories du droit 126
2 Les principes de la gouvernance et les organismes publics différenciés : la distinction
entre le politique et l’exécution 134
2.1 L’élaboration des politiques : la diversité des organismes de régulation 135
2.1.1 La flexibilité des organismes polyfonctionnels 138
2.1.2 L’adaptation au paradigme de la gouvernance 141
2.2 L’expansion d’un nouveau modèle: les agences 147
2.2.1 Les origines et les éléments constitutifs du système des agences 149
2.2.2 La contribution canadienne dans l’élaboration d’un modèle interna-
tional 153
Conclusion 159

La gouvernance, associée par raccourci sommaire à la bonne gouver-


nance, apparaît désormais comme la version contemporaine du bon gouver-
nement. Le point qui retient davantage l’attention est la substitution latente
92 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

du gouvernement (action de gouverner) par la gouvernance dans le voca-


bulaire politique et scientifique contemporain. La gouvernance marque
pourtant une rupture. Pour mesurer l’ampleur des transformations, il suffit
d’évoquer le programme iconographique de 1'«allégorie du bon gouver-
nement» qui avait été conçue par Ambrogio Lorenzetti pour le Palais
communal de Sienne en 1338-1341 1. La fresque centrale, composée à
gauche par la figure de la Justice, et à droite par celle du Bien commun,
présente pour cette dernière, en deux groupes latéraux de trois, les six
vertus du bon gouvernement (Paix-Force-Prudence-Magnanimité-Tempé-
rance-Justice). Elle est surmontée de trois vertus théologales (Foi-Charité-
Espérance), seule référence chrétienne dans cette fresque délibérément
profane. La Justice, dont émanent balance et plateaux, est dominée par la
Sagesse et préside à la Concorde. Pour la République siennoise, la repré-
sentation de ce programme, ainsi que celui de la Bonne Cité-République
(fresque du mur est), et des méfaits du mauvais gouvernement—La Cité-
État sous la tyrannie (fresque du mur ouest), correspondait à l'afffrmation
d’une mission républicaine, proprement révolutionnaire en ce xiVe siècle.
Convoqué pour rendre cette fresque conforme aux préceptes de
la bonne gouvernance, Lorenzetti recevrait désormais une tout autre
commande puisque la figure du Bien commun devrait être dominée par
trois vertus profanes (Efficacité-Utilitarisme-Planificaiion) et encadrée laté-
ralement par deux groupes de trois paradigmes dépourvus de la qualité de
« vertus » et qui font appel à une hiérarchisation décroissante, chaque figure
n’étant qu’une déduction de la précédente: 1) la concurrence (libre choix
des acteurs publics et privés dans la prestation de services) ; 2) l’horizonta-
lité (formes horizontales d’interaction entre ces acteurs pour la recomposi-
tion de l’action publique) ; 3) le marché (existence d’un marché de services
publics-privés avec des consommateurs-clients et non des citoyens) ; 4)
la contractualisation (importance accrue du conventionnalisme et des
ententes) ; 5) la nouvelle gestion (gestion par programmes, objectifs et plans
stratégiques) ; et 6) le rendement (indicateurs de performance et évaluation
des résultats). La figure latérale de la Justice subsisterait dans ses attributs
traditionnels qui ont traversé les siècles, mais elle devrait également être
remaniée avec un cercle de vertus plus contemporaines (Efficacité-Accessi-
bilité-Transparence budgétaire), l’équité n’étant plus qu’un attribut secon-
daire par rapport au rendement (vision tayloriste de la Justice).
Lorenzetti (1290-1348) aurait certes pu transformer la «Cour du
Bien commun» en une fresque proche du fonctionnement d’une bourse

1. R. STARN, Ambrogio Lorenzetti: le Palais communal, Sienne, Paris, Hazan, 1995, p. 26


(itinéraire républicain).
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 93

de commerce. Ayant dépassé Giotto (1266-1337) dans la représentation


concrète de l’univers médiéval, il aurait fait une allégorie digne des dimen-
sions marchandes et cosmopolites de l’espace mondialisé qui marque notre
temps 2 . Très doué pour la peinture de son époque encore marquée par la
manière byzantine de peintres comme Duccio et Simone Martini, il aurait
été dans l’obligation d’intégrer des instruments de mesure afin de repré-
senter sous forme de mécanismes et de procédés la dimension technique de
la gouvernance. Le recul du temps montre néanmoins que sa conception du
bon gouvernement et du bien commun n’intégrait pas la question du droit.
Pas plus que le phénomène contemporain de la gouvernance, il ne pouvait
prévoir la centralité du droit dans la philosophie politique des Lumières
(Kant, Rousseau, Condorcet, Leibniz, Voltaire, Fichte, Montesquieu). La
recomposition de cette fresque le renverrait en définitive à une commande
complexe, voire contradictoire, sur les rapports ambigus du droit et de la
gouvernance. L’art du gouvernement pose désormais le problème de la
coexistence de deux paradigmes pour la question du droit.
Le rapport ambigu entre gouvernance et gouvernement, déjà constaté
sous diverses formes 3 , ne peut oblitérer la spécificité de la gouvernance,
ainsi que celle de la gouvernance publique. Si la gouvernance peut être
« bonne » au point de saturer le discours politique et gestionnaire contem-
porain, ou encore «moderne» 4 ou «démocratique» 5 , elle n’en reste pas

2. G. CADet, « L e marché: source du bien commun?», dans O. DELAS et C. DEBLoCK


(dir.), Le bien commun comme réponse politique à la mondialisation, Bruxelles, Bruy-
lant, 2003, p. 247; P. LEUPRECht, «Idéologie pan-économique et bien commun», dans
O.DELAS et C. DEBLOCK (dir.), idem, p. 1 ;. J.-Y. MoRIN, « L a mondialisation, l’éthique
et le droit », dans D. MoCKLe (dir.), Mondialisation et État de droit, Bruxelles, Bruylant,
2002, p. 81, à la page 100 (bien commun mondial).
3. «Les notions de gouvernement et de gouvernance sont connexes. Leur domaine est
le même»: P. MoREAU DEFARGES, La gouvernance, coll. «Que sais-je?», Paris, PUF,
2003, p. 29. Cet auteur constate néanmoins que la gouvernance n’est pas synonyme de
gouvernement. Dans un contexte temporel et politique, il s’agit davantage du passage du
gouvernement à la gouvernance: J. DUCHASTEL, « D u gouvernement à la gouvernance.
Crise ou ajustement de la régulation néolibérale », dans R. C a n e t et J. DUCHASTEL (dir.),
La régulation néolibérale. Crise ou ajustement ?, Montréal, Athéna Éditions, 2004, p. 17,
à la page 39.
4. J. KOOIMAN, Modem Governance, Londres, Sage, 1993, p. 258-259 (définitions de gouver-
nance et gouvernabilité). Il est utile de préciser que J. Kooiman propose a social-political
governance afin de suppléer aux paradigmes de l’État et du marché.
5. J. MARCh et J. oLSEN, Democratic Governance, New York, The Free Press, 1995, p. 11
(exchange concepiion of governance.. Cet ouvrage fondateur annonce le programme
politique de la gouvernance fondé sur la collaboration des acteurs.
94 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

moins une invention de la fin du x x e siècle 6 qui reflète la prééminence


des sciences de la gestion, plus précisémen et, du management, dans la
conceptualisation des organisations publiques ou privées. Son invention
« technique » précède la récupération idéologique de la pensée néo-libérale.
Par l’insistance mise sur des mécanismes et des procédés qui se transfor-
ment en «outils de gouvernance 7 », elle traduit l’existence d’une pensée
globalisante dans la conception technicienne d’une gouvernabilité 8 qui
rejoint, à certains égards, la gouvernementalité de Michel Foucault (constat
du passage graduel de l’État administratif à l’État de gouvernement) 9 . Sur
le plan de la philosophie politique, la gouvernance semble dépossédée de
son essence politique, sorte de «politique dé-politisée» où le droit est
hautement instrumentalisé. Sur le plan scientifique, elle semble annoncer
la primauté des « sciences du gouvernement 10 », sorte de discipline nouvelle
où les catégories traditionnelles—science politique, droit, gestion, philoso-
phie politique, sociologie—apportent diverses formes de contribution à un
projet politique largement tributaire des préceptes du nouveau management
public et de la logique du choix des instruments de gouvernance dans l’éla-
boration des politiques publiques.
Si la trop grande élasticité du terme «gouvernance 11 » apparaît comme
un défi aux catégories du droit, ce phénomène n’est pas nouveau, car le
constat d’imprécision demeure un phénomène récurrent pour quelques

6. L’apparition du concept de gouvernance dans sa dimension contemporaine remonte


à 1992, date de création de la Commission on Global Governance: COMMISSION ON
gLOBAL GOVeRNANCe, Our Global Neighbourhood. The Report of the Commission
on Global Governanc,, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 2-3 (définition de la
gouvernance).
7. L.M. SALaMon (dir.), The Tools of Government. A Guide to the New Governance,
Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 9 (new governance paradigm).
8. CenTRE UNIVERsITAIRE de REChERChES ADMINISTRATIVES e t poLITIQues DE piCARdIE
(CURAPP) (dir.), La gouvernabilité, Paris, P U F , 1996, p. 5 (présentation de J.
Chevallier).
9. M. FOUCAULt, Dits et écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994, p. 657, (cours au Collège
de France, 1977-1978); C. GAUTIER, «À propos du gouvernement des conduites chez
Foucault: quelques pistes de lecture», dans C E N t R E UNIVERSITAIRE DE RECHERCHES
ADMINISTRATIVes e t poLITiQues d e PICaRDIe ( C U R A P P ) (dir.), op. cit., n o t e 8, p . 2 1 .
L’influence de Foucault a été considérable dans le monde anglo-américain: A. h u N T
et G. WICKHAM, Foucautt and Law: Towards a Sociology of Law as Gooernance,
Londres, Pluto Press, 1994, p. 55 (Foucault’s expulsion of law) ; M. DEAN, Governmen-
tal^ : Power and Rule in Modern Society, Londres, Sage, 1999, p. 10 (government and
governmentality).
10. J.-P. GAUDIN, Pourquoi la gouvernanee ?, Paris, Presses de sciences po, 2002, p. 27
(gouvernance et sciences de gouvernement).
11. J. PIerRE et B.G. PETERS, Governance, Politics and the State, Londres, Macmillan, 2000,
p. 14 (pluralité de sens pour le terme governance).
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 95

termes, notamment en droit public 12 . Si les débats suscités par ce concept


polysémique dépassent largement la question du droit et celle de l’État13,
le droit public ne peut éluder ce flou relatif, car les politiques induites par
la gouvernance sont fermes et tangibles. Réalité politique et administra-
tive, non seulement la gouvernance, sous sa dimension de gouvernance
publique 14 , a un impact direct sur l’apparition de catégories nouvelles pour
le droit, mais elle pose à une tout autre échelle la question du droit dans
le modèle de la nouvelle gestion publique et l’élaboration des politiques
publiques. La recherche de «nouvelles technologies de pouvoir» montre
en réalité que la gouvernance revêt une signification précise que Jacques
Chevallier résume en trois axes : 1) le décloisonnement du public et du privé
afin d’associer divers acteurs aux processus décisionnels ; 2) la préférence
pour les solutions consensuelles; 3) les formes horizontales d’interaction
à des fins de coopération et de coordination 15 . La généralisation du para-
digme de la gouvernance dans le monde occidental favorise une conver-
gence des modèles et des procédés en droit public, au point qu’il serait
possible d’évoquer une uniformisation latente du droit public contemporain
à cette fin. Puisqu’il s’agit désormais de gouverner ou de gérer autrement,
la primauté revient aux procédés et aux mécanismes, un peu comme si le
gouvernement (action de gouverner) était devenu une science tributaire
de modèles autonomes susceptibles d’application à tous les niveaux des
institutions publiques, et ce, des collectivités territoriales aux organismes
centralisés. Pour le droit administratif, la gouvernance pose de nouveaux
défis qui génèrent incertitude et flottement, au point que ce champ du droit

12. A. r o s s , Introduciion à Vempirisme juridique, Bruxelles/Paris, Bruylant/L.G.D.J., 2004,


p. 167 (sur les concepts «État» et «organes d’État» en droit constitutionnel). Le même
constat peut être dressé pour le constitutionnalisme qui est rarement défini dans les
ouvrages de droit constitutionnel.
13. C. BARON, « La gouvernance : débats autour d’un concept polysémique», (2003) 54 Droit
et Société 329, 341.
14. V. SIMOULIN, «La gouvernance et l’action publique: le succès d’une forme simmélienne»,
(2003) 54 Droit et Société 307, 327 (analyse des raisons du succès de la gouvernance dans
le domaine de l’action publique). Sur la promotion de nouvelles méthodes d’intervention
publique et le jeu des partenariats, voir : A. CABANES, Essai sur la gouvernanee publique,
Paris, Gualino, 2004, p. 171.
15. J. CHEVaLLIER, « L a gouvernance, un nouveau paradigme étatique?», Revue française
d’administrationpublique, no 105/106,2003, p. 207. La comparaison avec le monde anglo-
américain montre des constats similaires, avec toutefois une certaine ambivalence sur le
rôle de l’État au fil des propositions, ce dernier pouvant être exclu ou, au contraire, en
position de faire davantage avec des moyens plus raffinés : « Governance recognizes the
capacity to get things done which does not rest on the power of government to command
or use its authority. It sees government as able to use new tools and techniques to steer
and guide»; G. STOKER, «Governance as Theory: Five Propositions», International
Social Science Journa,, vol. 50, no 155, 1998, p. 24 (cinquième proposition).
96 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

soit plus que jamais un laboratoire, un terrain d’expérimentation, où les


«règles de l’art» ne semblent pas encore déterminées avec précision 16 .
Sans chercher l’exhaustivité dans la recension de ces nouveaux
modèles, il est possible de recenser quelques mécanismes qui traduisent les
réalités de la gouvernance en droit public. Comme naguère pour le modèle
de l’ombudsman dans le monde nordique, ainsi que ceux des organismes
de régulation et des tribunaux administratifs (administrative tribunals) dans
le monde anglo-américain, ces mécanismes, transposés dans un cadre juri-
dique, deviennent des modèles exportables dans tous les systèmes de droit
du seul fait de la primauté du nouveau management public (ou nouvelle
gestion publique) dans le paradigme de la gouvernance. Leur expansion
rejoint le phénomène plus vaste des « transferts de droit » (legal ttansplants)
qui constitue un cadre théorique au même titre que la gouvernance 17 . Bien
que tous ces modèles puissent être réduits à des mécanismes ou à des
instruments de pouvoir, il est indispensable de faire un regroupement en
fonction des catégories connues du droit administratif, soit les organisa-
tions et les modes d’intervention. La nouvelle gestion publique ne peut être
dissociée de ce mouvement, car elle traduit également la recomposition
des politiques publiques et de l’action publique. Sans vouloir ici réduire
la richesse de la thématique de l’action publique 18 , il faut simplement
faire le constat de la diversité des «instruments de gouvernance», montrer
qu’il existe des liens entre catégories et mesurer la transformation, voire la
dénaturation des modèles classiques. Si la reconversion du cadre institu-
tionnel montre l’ascension inéluctable du modèle des agences, il convient
d’apporter les distinctions nécessaires entre les agences de régulation et
les agences d’exécution (agences de services ou de prestations). De même,
pour les modes d’intervention (élaboration et application des politiques),
l’apparition de mécanismes néo-juridiques montre des liens étroits entre le
nouveau management public et la transformation de l’action publique.

16. J.-B. AUBY, « L a bataille de San Romano, Réflexions sur les évolutions récentes du
droit administratif », (2001) A.J.D.A. 912, 922 (intégration du droit administratif dans des
ensembles plus vastes).
17. Pour la faisabilité et l’intérêt que représentent les transferts de droit, la référence reste le
débat initial qui a opposé, dans le contexte particulier de la guerre froide, les études du
professeur A. WATSON, Legal Transplants. An Approach to Comparative Law, Édim-
bourg, Scottish Academic Press, 1974, p. 21, et A. WATSON, «Legal Transplants and
Law Reform», (1974) 92 Law Quaterly Rev. 79, 80 (référence à Montesquieu), à celles
du professeur O. KAHN-FREUND, «On Uses and Misuses of Comparative Law», (1974)
37 Modem L. Rev. 1, 6 (objections fondées sur un célèbre passage de L’esprtt des lois
de Montesquieu).
18. J.-P. GAUDTN, L''action publique, Paris, Presses de sciences po/Dalloz, 2004.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 97

Cette évolution soulève l’hypothèse d’une nouvelle configuration du


droit administratif19, rendue inéluctable par la convergence des modèles
et des procédés dans plusieurs pays occidentaux, ce qui favoriserait une
uniformisation latente induite par ce «droit de la gouvernance». Le para-
digme de la nouvelle gouvernance publique n’ayant pas été élaboré suivant
les principes traditionnels du droit public, encore faut-il clarifier l’existence
de ce droit de la gouvernance, sorte de modèle supplétif en expansion. À
défaut de pouvoir le présenter sous une forme exhaustive, il est possible
de mesurer son impact sur deux fonctions traditionnelles de l’État, soit les
fonctions législative et administrative. Si son influence est plus immédiate
dans ce qui apparaît comme son objet central (gestion et exécution des
politiques publiques) il oblige toutefois à revoir des concepts qui parais-
saient déjà comme des acquis Dans l’élaboration des politiques publi-
ques le modèle des organismes de régulation a évolué pour répondre à
des exigences liées au paradigme de la gouvernance Dans le domaine de
20
la gestion les agences de servicess20 forment désormais la figure emblé-
matique de cette reconiDosition de l’action oubliaue où les dimensions de
orestations de services et de contrôle sont oréoondérantes De même la
Tustice ann'araît davantage sous la forme de l'annareil soumis aux imné'ra
tifs fiu nouveau management nnblic fiui comptahilise et rationalise à ries
fins de rendement 2 1 C o m m e cette t e n d a n c e se manifeste clairement au sein
A <- u A • • <- 4.-C 22 -i ’ <• A- ui <- <- A

des tribunaux administratifs , il n est pas indispensable, compte tenu des

19. En droit américain, en droit britannique ainsi qu’en droit français et en droit italien,
l’impact des mécanismes et des modèles issus de la gouvernance alimente chez quel-
ques auteurs, encore minoritaires, l’idée d’une recomposition du droit administratif.
Pour le droit américain, voir: J. FREEMAN, «Private Parties, Public Fonctions and the
New Administrative Law», (2000) 52 Admin. Law Rev. 813, 854 (new directions in
administrative law). Pour le droit britannique, voir: C. HARLOW et R. RAWLINGS, Law
and Administration, 2 e éd., Londres, Butterworths, 1997, p. 148 (reinventing adminis-
trative law ?); C. HARLOW, « Back to Basics : Reinventing Administrative Law », (1997)
P.L 245, à la page 259 (contractualisation des rapports et conception managériale du
citoyen-consommateur). Pour la France, voir: J. CHEVaLLIER, «L’évolution du droit
administratif», (1998) R.D.P. 1794, et J. CAILLOSSe, «Quel droit administratif enseigner
au ourd hui?», La Revue administrative, n 328, 2002, p. 343 et n 329, p. 454. Pour le
droit italien: S. CASSESE «Le trasformazioni del diritto ammministrativo dal XIX al
XXI secolo» (2002) Rivista trimestrale di diritto pubbiico 27.
20. Si l’expression «agences de prestations» est plus élégante, elle répond mal toutefois
à la réalité des «agences d’exécution» (executive agencies) qui ont la responsabilité
directe de la mise en œuvre de programmes dont la finalité est la sécurité alimentaire ou
la sécurité des frontières.
21. E. BREEN, «Les indicateurs de performance de la justice: un test pour la réforme des
finances publiques», dans E. BREEN (dir.), Évaluer la justice, Paris, PUF, 2002, p. 25, à
la page 37 (enjeux liés à l’élaboration des indicateurs).
22. Loi sur la justice administrative, L.R.Q., c. J-3, art. 78.
98 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

limites de la présente étude, d’englober le fonctionnement des cours où


la question de 1'«évaluation de la Justice» est également présente, sur un
mode diffus et plus discret, grâce à des expériences pilotes 23 .
Bien que le fonctionnement de la Justice n’échappe pas aux objec-
tifs de la gouvernance, l’objet de notre étude est de montrer qu’il existe
une configuration du droit qui correspond à l’affirmation d’un droit de la
gouvernance publique. Comme nos travaux antérieurs ont signalé que la
gouvernance pouvait représenter une stratégie d’évincement du droit 24 ,
il faut également réaffirmer ou montrer son ancrage dans le droit. Si cette
duplicité semble constituer son essence spécifique pour le rapport au droit,
il est indispensable de revoir ses postulats et ses fondements dans la pers-
pective de la nouvelle gestion publique et de l’élaboration des politiques
publiques. Entre les formes traditionnelles de l’action publique et des stra-
tégies d’évincement du droit par des solutions de rechange, la gouvernance
contemporaine traduit l’affirmation d’un nouveau paradigme.

1 L’élaboration d’un nouveau paradigme


Dans sa dimension «interne» relative à la réforme de l’État, ce droit
de la gouvernance reflète une prépondérance croissante des impératifs
propres au management public. À certains égards, le droit n’est plus que le
support formel et instrumentaire d’un nouveau cadre de gestion promu au
rang de projet politique. Sous l’égide des trois « E » (efficacité, efficience,
économie), la nouvelle gestion publique tend à se confondre avec sa contre-
partie privée en réduisant l’appareil d’État à la prestations de services, au
point d’oblitérer ses fonctions régaliennes de formulation des politiques
et de répression, pour retenir la seule dimension de l’offre de services. En
s’appuyant sur un contexte plus large où la mondialisation dans sa dimen-
sion macro-économique rejoint l’assainissement des finances publiques, la
gouvernance publique procède d’une volonté de réorganisation de l’État
suivant des axes qui contribuent à transformer, voire à dénaturer à des

23. À l’occasion du colloque Dire le droit: pour qui et à quel prix?, ,enu à llUniversité du
Québec à Montréal (UQAM), en octobre 2004, l’expérience pilote menée en Nouvelle-
Écosse, le Nova Scotia Judicial Development Project, a été commentée par D. Grossemy
de l’Observatoire de l’administration publique de l’École nationale d’administration
publique (ENAP) : D. GROSSEMY, « Virage client de la justice et évaluation de sa qualité »,
dans A. Riendeau (dir.), Dire le droit: pour qui et à quel prix?, Montréal, Wilson et
Lafleur, 2005, p. 141, à la page 150.
En droit américain, les inhibitions ont été moindres, comme en témoigne la Civil Justice
Reform Act (CJRA) de 1990; Pub. L. no 101-650, 10 Stat. 509096, modifié par Act of
Oct.6, 1997, Pub. L. no 105-53, 11 Stat. 1173; 28 USC, § 171-482.
24. D. Mockle, « L’évincement du droit par l’invention de son double : les mécanismes néo-
réglementaires en droit public», (2003) 44 C. de D. 297.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 99

fins techniques et instrumentales, les catégories traditionnelles du droit


(la loi et le contrat dans la présente étude). Le programme politique de la
gouvernance est tributaire d’un projet de recomposition gestionnaire qui
touche directement ces deux axes fondateurs du droit. Pour la figure de la
loi, le programme d’allégement normatif et réglementaire a favorisé une
logique d’évincement du droit au profit de solutions de rechange 25 , avec
comme toile de fond la logique des outils de gouvernance. Pour le modèle
du contrat, la logique de contractualisation qui alimente le partenariat et
la coordination des acteurs facilite l’introduction de formules dérivées qui
procèdent d’un conventionnalisme diffus26. Les ententes et les contrats de
performance requis par la planification stratégique découlent d’une logique
de reddition de comptes qui oblige à revoir les contrats dans le prisme
de l’innovation managérielle (un document-cadre est-il un contrat?). Les
catégories traditionnelles du règlement et du contrat évoluent ainsi vers des
formules hybrides dans la logique des mécanismes de substitution.
La gouvernance apparaît dès lors comme un dispositif globalisant où le
droit est appelé à composer avec des formules induites par le management.
Si ses procédés traditionnels qui fondent l’action publique sont en quelque
sorte ravalés au rang d’outils pour répondre à l’horizontalité de rapports
animés par une logique de partenariat 27 , les organisations qui incarnent
cette action publique ont également évolué, quitte à générer de nouveaux
modèles. Le droit de la gouvernance repose en grande partie sur l’évince-
ment du modèle traditionnel d’administration publique. Comme le droit
administratif est largement tributaire du modèle classique, il est soumis à
de fortes contraintes en vue d’actualiser le nouveau modèle, au risque de
devenir le vecteur d’une recomposition qui suppose l’élimination partielle
du droit ou la dénaturation de ses propres fondements pour «gouverner
autrement». Plus loin que la seule question du droit administratif, c’est
l’objet «droit» qui est menacé de devenir un élément secondaire, car le
nouveau modèle renvoie à l’efficacité, à l’efficience, à l’éclectisme dans
le choix des outils. En contrepartie, la régularité et la légalité deviennent

25. D. MoCKLe, «Gouverner sans le droit? Mutation des normes et nouveaux modes de
régulation», (2002) 43 C. de D. 143, 178 (solutions de rechange à la réglementation).
26. Le conventionnalisme reflète davantage un engouement pour les techniques convention-
nelles que pour le contrat à titre d’institution fondatrice du droit privé. Sur cette dimen-
sion, voir J. CAILLOSse, Introduire au droit, coll. «Clefs», Paris, Montchrestien, 1993,
p. 101 (vers un ordre juridique conventionnel?). Plus en amont: A. HOLLeAUX, «Vers
un ordre juridique conventionnel», Bulletin de l’Institut internaiional d'administration
publique, no 32, 1974, p. 667.
27. J. BOURGAULt, « L a gestion horizontale», dans J. BOURGAULt (dir.), Horizontalité et
gestion publique, coll. «Management public et gouvernance», Québec, PUL, 2002, p.
25, à la page 26.
100 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

des éléments périphériques dont la seule fonction est d’assurer l’implan-


tation du nouveau modèle comme en témoigne la Loi sur l'administration
publique .

1.1 Le rôle prépondérant du droit dans le modèle classique


Dans le modèle classique du type wébérien, le droit public assure
la primauté de la régularité, de la légalité, de la neutralité, de l’égalité, de
l’équité et de l’intégrité par une approche universaliste qui repose en grande
partie sur l’existence de règles abstraites, générales et impersonnelles. Le
respect de règles et d’une procédure transparentes et publiques dépend
étroitement d’un corps de fonctionnaires dont l’intégrité est assurée par
des garanties juridiques liées à leur statut : stabilité, permanence, loyauté,
neutralité, devoirs, responsabilités, droits politiques, promotion au mérite,
échelles salariales, syndicalisation. À la différence de l’horizontalité préco-
nisée par le nouveau modèle, l’approche traditionnelle est verticale et
hiérarchique avec une forte homogénéité dans les catégories d’emploi. Ce
modèle bureaucratique, contesté pour cause d’obsolescence par le nouveau
management, présuppose la professionnalisation de la fonction publique,
l’organisation hiérarchique, l’unité de l’appareil, la distanciation et l’auto-
rité29. Ce modèle a été préconisé au début du xx e siècle par Max Weber,
car il apparaissait alors comme la forme d’organisation la plus rationnelle,
susceptible de cohérence et de rendement maximal, et universellement
applicable30. Systématisé comme «idéal type», le modèle classique a été
érigé en modèle de référence à cause de la prééminence du droit. La domi-
nation «légale-rationnelle» dépend de la primauté du droit, tant pour l’or-
ganisation interne de l’État que pour l’action publique.
La juridicisation du modèle classique répond à un besoin de ratio-
nalisation de l’appareil administratif, au point que les propriétés consti-
tutives de ce dernier ont été largement calquées sur celles du droit 31 . En
vue d’éliminer tout élément d’arbitraire ou de favoritisme, l’existence de
règles juridiques confère une dimension de prévisibilité et de calculabi-
lité à l’action administrative, ce qui rendait, pour Max Weber, le modèle
bureaucratique supérieur à toute autre forme d’organisation. Les carac-
téristiques essentielles de ce modèle représentent, à bien des égards, une

28. Loi sur l’administration publique, L.R.Q., c. A-6.01, en vigueur depuis le 1er octobre
2000.
29. J. CHEVaLLIER, Science administrative, 3 e éd., Paris, PUF, 2002, p. 309.
30. M. WEBER, Économie et société, t. 1, coll. «Recherches en sciences humaines», Paris,
Dl^n 10"71 [Ire XJ . lOOOl « OO/I
pion, i y / i [i ea.. ivzzj p. ZV4.
31. P. LeGENDRE, « La royauté du droit administratif », dans P. LeGEndRE (dir.), La bureau-
cratie et le droit, Paris, Sirey, 1974, p. 140, à la page 143.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 101

transposition directe du droit : la division du travail largement calquée sur


la répartition des compétences, la concentration de l’autorité, la hiérarchie
des fonctions, la primauté de l’intérêt général et des règles, l’existence de
statuts par catégorie d’emploi et de critères objectifs pour l’avancement et
la rétribution des fonctionnaires, ainsi que la composition pyramidale de la
haute administration. L’unité des structures, la concentration de l’autorité
et le recrutement de professionnels sont à l’origine de ce modèle clas-
sique32 largement diffusé dans les pays occidentaux. Dans des monogra-
phies orientées vers la présentation de l’appareil administratif, l’analyse
des structures et des exigences requises par plusieurs types de procédure
constituait l’objet principal de la réflexion 33 . Quelques points forts de
l’approche traditionnelle méritent d’être signalés ici et rappelés pour leur
qualité: la professionnalisation et l’expertise, la formation spécialisée en
gestion publique, la déontologie et l’éthique professionnelle, la soumission
de l’administration publique au droit, la dépolitisation relative par distan-
ciation, la cohérence et une relative transparence par la vérification et la
reddition de comptes.
Ce modèle «classique» n’a pas connu une diffusion uniforme. En
France, pendant longtemps, la science administrative a été tributaire
du droit administratif34. La situation a considérablement évolué depuis,
comme en témoignent les travaux de Gérard Timsit 35 qui ont pour objet
d’analyse l’Administration, ainsi que ceux de Jacques Chevallier36 sur la
science administrative. Dans le monde anglo-américain, l’administration
publique (public administration), à titre de «science» de l’administration
publique (début du XXe siècle), a été marquée, dès le départ, par des objectifs

32. H. FAYOL, Administration industrielle et générale, Paris, Dunod, 1999 [1 re éd. : 1918], p.
20 et suiv. (affirmation de quatorze principes généraux d’administration).
33. L. BORGEAT, R. DUSSAULt et L. O U E L L e t , L’administration québécoise : ooganisation
et fonctionnement, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1984.
34. «La vision juridique devait dominer pendant un siècle. La pénétration du droit dans
le monde administratif, voué apparemment à l’arbitraire, était d’une portée tellement
révolutionnaire qu’elle devait littéralement hypnotiser les théoriciens»: G. LANGRod,
«La science administrative et sa place parmi les sciences voisines», dans G. LANGRod
(dir.), Traité de science administrative, Paris/La Haye, Mouton, 1966, p. 92, à la page
104. L’influence du droit administratif est importante dans l’ouvrage de C. DEBBASCh et
F. CoLIN, Administration publique, 6e éd., Paris, Economica, 2005.
35. G. TIMsit, Théorie de l’administration, Paris, Economica, 1986, p. 372 (théorisation en
fonction de concepts du type modèle et stratégie, parfois empruntés à la biologie, afin
de fonder une analyse systémale de l’administration).
36. J. CHEVaLLIER, op. cit., note 29, p. 67 (institution administrative) et p. 121 (espace admi-
nistratif) ; J. CHEVaLLIER et D. LOSCHAK, Science administrative, t. I, Paris, L.G.D.J.,
1978, p. 14 (formation de la science administrative) et p. 44 (autonomie de la science
administrative).
102 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

utilitaires et gestionnaires au détriment du droit, dont la place minime, voire


l’absence, reflétait le sous-développement du droit administratif. Depuis
leurs origines, les revues Public Administration (Grande-Bretagne, 1922),
Public Administration Review (États-Unis, 1940), Administration publique
du Canada (1958) et Public Administration Quaterly (Grande-Bretagne,
1987) reflètent cette tendance 37 , ce qui traduit des problèmes de nature épis-
témologique entre deux disciplines, la gestion publique et le droit (champ
du droit administratif), qui restent trop éloignées par leurs objets d’analyse.
Il faut toutefois retenir, pour comprendre la suite des événements, le paral-
lélisme constant établi entre secteur public et secteur privé, entre science
de l’administration publique et science de la gestion des entreprises, évolu-
tion qui permettra en définitive l’apparition de la théorie des organisations
(Herbert Simon 38 et Talcott Parsons 39 ) après 1945 et sa prépondérance dans
la littérature savante 40 . Le thème de l’efficacité se manifeste ainsi très tôt
dans l’organisation scientifique du travail (néo-taylorisme)41. Les impératifs
propres à la gestion ont favorisé l’émergence du management comme disci-
pline nouvelle fondée sur des champs disciplinaires distincts. Deux modèles
seront désormais en concurrence, l’administration publique (public admi-

37. Ce simple constat ne veut d’aucune manière diminuer la qualité et les mérites de ces
revues qui ont largement contribué à la compréhension du phénomène administratif,
surtout par la publication d’études empiriques.
38. H. SIMON et J.G. MARCh, Les organisaiion,, 2 e éd., Paris, Dunod, 1991. Dans leur analyse
des organisations (processus, conflits, plans, innovations), ces deux auteurs proposent
une analyse intégrée qui rend, en apparence, inutile une distinction entre le public et le
privé.
39. T. PARSONS, Structure and Process in Modem Societies, New York, Free Press, 1960,
p. 59 (théorie générale des organisations).
40. D. SILVERMAN, La théorie des organisaiion,, Paris/Bruxelles/Montréal, Dunod, 1973, p.
24 (organisations comme systèmes) ; A. ETZIONI, A Comparative Analysis of Complex
Organisaiion,, New York, Free Press, 1961, p. 3 (rôle central du thème compiiance pour
une typologie des organisations) ; A. ETZIONI, Les organisaiions modernes, Gembloux,
Duculot, 1971, p. 14 (analyse organisationnelle fondée sur l’organisation et non sur le
modèle wébérien de la bureaucratie) ; P. BERNOUX, La sociologie des organisations,
3e éd., Paris, Seuil, 1990, p. 135 (élaboration de l’analyse stratégique); P. MOESSINGER,
Les fondements de l’organisation, Paris, PUF, 1991, p. 150 (liens entre systèmes et
organisations); S. ZANetM. FERRANTE, Le phénomène organisationnel, coll. «Logiques
politiques», Paris, L’Harmattan, 1996, p. 86 (analyse des typologies organisationnelles
en fonction de configurations structurelles indépendantes du droit) ; et Y. PEsQUEUx,
Organisaiions : modèles et représentations, Paris, PUF, 2002, p. 121 (le modèle juridique
de l’organisation: la question de la gouvernance).
41. F. TAYLOR, The Principles of Scientific Management, New York, The Norton Library,
1967 [1 re éd.: 1911], p. 11 (recherchedel efficacité maximale).
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 103

nistration42) et le management public (public management) pour l’analyse


des organisations publiques et du modèle bureaucratique 43 .
Ce rappel est important, car, avant même l’apparition de la nouvelle
gestion publique, le discours de l’efficacité a servi de fondement au manage-
ment, devenu « science » de la bonne gestion ou de la gestion efficace44. La
« conception managériale » décrite par Jacques Chevallier repose sur « une
finalité résolument utilitaire et clairement opérationnelle 45 » qui découle de
la gestion scientifique des organisations. Déjà, l’idée que toute entreprise
publique ou privée puisse être systématisée pour en mesurer les finalités
et le fonctionnement avait été clairement énoncée. Si le management a
évolué en fonction de modèles du deuxième et du troisième type (entre-
prise du troisième type 46 ) en vue de tenir compte de dimensions négligées
(culture et contexte organisationnels, organisation des ressources humaines,

42. R.B. DENHART, «Public Administration Theory: The State of the Discipline», dans
N.M. LYNN et A. WILDAVsKy (dir.), Public Administration. The State of the Discipline,
Chatam (N.J.), Chatam House, 1990, à la page 43. L’administration publique reste un
champ d’analyse très contemporain, comme en témoigne l’importante contribution sous
forme d’ouvrage collectif de B.G. PETERS et J. PIerRE (dir.), Handbook of Public Admi-
nistration, Londres/Thousand Oaks (Cal.), Sage, 2003 (49 textes).
43. L’évincement de l’administration publique par le management public, promu au rang
de discipline, peut être retracé sur une base chronologique durant les années 70 et 80.
L’ouvrage collectif de R. PARENTEAU (dir.), Management public. Comprendee et gérer les
instituiions de l’État, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1992, p. xVII (présen-
tation) constituait une première dans la littérature francophone. En 1990, H.G. Rainey
proposait un changement de paradigme en retraçant l’émergence du management dans la
gestion publique durant les deux précédentes décennies : H.G. RAINA Y, « Public Manage-
ment: Recent Developments and Current Prospects», dans N. LYNN et A. WILDAVsKy
(dir.), op. cit., note 42, p. 157, à la page 159. Pour une analyse rétrospective de ce chan-
gement, voir J. MERCIEr, L’administration publique: de l’École classique au nouveau
management public, Québec, PUL, 2002, p. 371 (comparaison entre l’administration
publique classique et le nouveau management public).
44. Beaucoup de manuels présentent les préceptes de la nouvelle gestion publique sans tenir
compte de l’analyse contextuelle (culture politique, administrative, organisationnelle) et
de la très grande diversité des systèmes politiques. Faute de science, il s’agirait davantage
d’une rhétorique dont les lacunes ont été soulignées par C. POLLITT et G. bouCKAERT,
Public Management Reform. A Comparative Analysis, 2 e éd., Oxford, Oxford Univer-
sity Press, 2004, p. 196 (management reform as a science?). Dans la perspective de
réformes ou de transformations des modes de gestion, même Peters doit reconnaître que
la théorie organisationnelle n’est pas suffisamment avancée pour introduire une approche
différentielle: B.G. Peters, «Qu’est-ce qui fonctionne? Les antiennes de la réforme
administrative», dans B.G. PETERS et D. SAVOIE (dir.), Réformrr le secteur public : où
en sommes-nous ?, Québec/Ottawa), PUL/Centre canadien de gestion, 1998, p. 59, à la
page 60.
45. J. CHEVALLIEr, op.cit,, note 29, p. 31.
46. H. SÉRIEYX et G. ARCHIER, L’entrepiise du 3e type, 2 e éd., Paris, Seuil, 1988, p. 150 (thème
de la qualité).
104 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

décentralisation des structures), le but ultime n’en restait pas moins la


recherche de tous les facteurs favorables au rehaussement continu de l’ef-
ficacité. Cette approche est fort éloignée de la «conception juridique», où
même dans le monde anglo-américain, l’administration publique reste une
institution spécifique régie par d’autres impératifs que l’efficacité, notam-
ment la régularité, la transparence, l’équité, l’éthique, la déontologie et la
légalité. L’équation de la légalité et de la légitimité rationnelle joue un rôle
important dans l’affirmation des principes philosophiques du droit moderne,
notamment par la fonction structurante du droit pour l’organisation de
l’État et de son administration 47 . Le fait que l’administration publique soit
largement dépendante du droit peut être expliqué par la dimension procédu-
rale de son fonctionnement la spécialisation de ses tâches et l’introduction
du modèle polycentrique qui requiert une décentralisation effective par
l’attribution de la personnalité juridique à des organisations créées par des
lois attributives de compétences dites «lois organiques» Ce modèle est
tributaire de l’État de droit et du constitutionnalisme à titre de principe
justificatif La conception classique de la fonction publique repose sur une
adéquation entre le droit et l’administration avec pour contreoartie une
séparation affirmée entre la sphère administrative et la sphère nolitique 48

En dépit de la spécificité indéniable du phénomène administratif, le


modèle traditionnel fait l’objet de nombreuses critiques pour assurer la
légitimité de la nouvelle gestion publique. Cette condamnation pour cause
de désuétude, loin d’être en rupture avec les objectifs du management
public, apparaît désormais comme une étape indispensable dans l'affir-
mation du nouveau modèle et de ses prétentions techno-scientifiques 49 .
Cet évincement rejoint inévitablement la question du droit, car la désué-
tude apparente de l’ancien modèle renvoie à l’image un peu stéréotypée
du droit peu performant ou contre-productif. Les questions des règles et
des règlements, de la verticalité et de la hiérarchisation des rapports (qui
renvoie à la hiérarchisation pyramidale du droit) de même que du partage
des compétences en fonction de champs exclusifs ne sont que quelques
exemples des éléments retenus contre «l’ancien régime» dont l’obsoles-
cence est énoncée comme une évidence par des figures dominantes du

47. S. GOYARD-FABRE, Les principes philosophiques du droit politique moderne, coll.


«Thémis», Paris, PUF, 1997, p. 228.
48. H. PARRIS, Constitutionll Bureaucracy, Londres, Allen & Unwin, 1969, p. 33.
49. Sur ces prétentions scientistes, voir D. ARGYRIADES, « Administration publique : science
ou idéologie ? », dans Études en l’honneur de Gérard Timsit, Bruxelles, Bruylant, 2004,
193, p. 205.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 105

courant Reinventing Government 50 . L e modèle wébérien est directement


visé, ainsi que l’État de droit, dans une série de critiques qui mettent en
relief la distanciation et la rigidité du modèle fondé sur des règles abstraites,
générales et impersonnelles 51 . Les bureaucraties mécanistes sont associées
à l’accumulation et à la sanctification des règles52. La flexibilité requise par
le nouveau modèle de gestion publique, avec ses impératifs d’efficacité
et de performance, repose davantage sur la délégation, l’incitation et la
négociation. Trop statique, l’ancien modèle reflète la stabilité et la régu-
larité qui caractérisent le droit. Cette dimension essentielle du «modèle
juridique», notamment la prévisibilité par l’élimination de toute forme
d’incertitudes, devient désormais un handicap qui contribue à sa désuétude
apparente. Le passéisme du modèle traditionnel ne serait au fond que celui
du droit qui le structure, le fonde et le légitime, ce qui laisse augurer davan-
tage une relative incompatibilité entre le droit et la gestion, au détriment
de l’harmonisation. À titre d’exemple, gérer autrement l’administration
publique, par l’atteinte d’objectifs gratifiants, serait plus attrayant pour
le personnel que «le respect de règles et de procédures abrutissantes 53 ».
En assurant le contrôle effectif des règles et de la procédure, le modèle
traditionnel rejoint le programme global de primauté du droit qui se trouve
au centre du dispositif juridique. Le nouveau modèle privilégie la mesure
des résultats, l’autonomie opérationnelle, la flexibilité dans la gestion des
ressources humaines, la primauté des services, ce qui relègue, à bien des
égards, le droit à un rôle périphérique, au risque de privilégier un scénario
de «dépassement du droit» par des solutions de rechange mieux adaptées
aux impératifs de la nouvelle gestion.
En fin de compte, le constat est relativement simple. La disqualifica-
tion de l’ancien modèle oblige à repenser la question du droit, quitte à réaf-
firmer les éléments qui en constituent la valeur intrinsèque pour souligner
leur pertinence dans le contexte du nouveau modèle de gestion publique.
La rationalité propre au management obéit toutefois à d’autres impératifs,

50. «Our thesis is simple. The kind of governments that developed during the industrial
era, with their sluggish, centralised bureaucracies, their preoccupation with rules and
regulations, and their hierarchical chains of command, no longer work very well...
They became bloated, wasteful, ineffective. » : D. OSBORNE et T. GAEBLER, Reinventing
Government : How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, Reading
(Mass.), Adison Wesley, 1992, p. 11-12.
51. C. POLLITt et G. BOUCKaeRT, op.cit,, note 44, p. 62.
52. C. HECKsCHEr, «Defining the Post-Bureaucratic Type», dans C. HECKsCHEr et A.
DONNELLON (dir.), The Post Bureaucratic Organizaiion : New Perspectives on Organi-
zational Change, Thousand Oaks (Cal.), Sage, 1994, p. 14, à la page 24.
53. J. LeCLerC, Gérer autrement l’administration publique. La gestion par résultats, 2 e éd.,
Québec, Presses de l’Université du Québec, 2001, p. 79.
106 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

ce qui requiert une analyse au second degré en vue de déterminer si une


autre configuration devient plausible. Induite par la nature des mécanismes
et la dynamique des solutions de rechange, elle laisse augurer l’émergence
d’un autre rapport au droit.

1.2 La recomposition des rapports droit-gestion dans le nouveau modèle


L’évincement de l’ancien modèle est devenu une étape obligée dans
la présentation de la nouvelle gestion publique. Une image stéréotypée de
l’administration publique est largement répandue pour alimenter le mythe
de l’inefficacité. À l’opposé de la verticalité, de la hiérarchie, de la centra-
lisation, de la standardisation et de la spécialisation associées à ce modèle,
une flexibilité largement calquée sur la « nouvelle gestion » des entreprises
privées sert désormais d’argumentaire un peu rudimentaire pour une trans-
position de concepts largement issus de la gestion privée. En insistant
sur les résultats et non sur les règles, une culture organisationnelle d’un
autre type privilégie le service aux clients (le clientélisme), l’autonomie
opérationnelle, l’évaluation des programmes, la qualité, F employ abilité, la
responsabilisation, la créativité et l’examen des risques (la liberté mana-
gérielle), la dichotomie entre l’élaboration des politiques et leur exécution
et, enfin, sur le plan des structures administratives, des unités organisa-
tionnelles disposant d’une vaste autonomie quant aux moyens. L’ouvrage
fondateur Reinveniing Government^ a non seulement été suivi par l’admi-
nistration Clinton-Gore 55 , mais il a été relayé par de nombreuses études qui
reposent largement sur les paradigmes du marché et de l’entreprise privée 56 .
En insistant sur la disqualification de l’administration publique classique,
réduite à l’état de relique du passé (the old-time religion), G. Peters propose
invariablement, pour les principales composantes du modèle classique
du type wébérien, la solution du privé, plus performant et efficient, pour
répondre aux impératifs de l’efficacité économique 57 . Bien que des doutes
aient été exprimés sur la cohérence du nouveau modèle à titre de paradigme

54. D. OSBoRNE et T. GAEBLER, op. cit., note 50.


55. O F i I C E of t h e ViCe-PResideNT, u . s . N A i I O N A L PERFORMANCe REVIEW, From Red
Tape to Results, Creating a Government that Works Better and Costs Less, Washington
(D.C.), U.S. Government Printing Office, 1993. Pour une analyse critique de cette évolu-
tion : L. DELEON et R.B. DENHART, « The Political Theory of Reinvention », Public Adm.
Rev., vol. 60, n 2, 2000, p. 94 (reinvention as a denial of citizenship).
56. Afin de mesurer cet impact, voir B.A. ROCKMAN, «L’État: un rôle en évolution», dans
B.G. PETERS et D J . SAVOIE, op.cit,, note 44, p. 15, à la page 26 (nouvelle gestion publique,
rareté budgétaire et paradigme du marché).
57. B.G. PETERS, The Future of Governing, 2 e éd., Kansas City, University Press of Kansas,
2001, p.4 et suiv.
D. MOCKLE La gouvernance publique et le droit... 107

ou de théorie intégrée58, son programme politique repose sur des prémisses


qui ont été critiquées 59 .
En présupposant une augmentation qualitative des attentes des
citoyens, réduits à des consommateurs de services gouvernementaux ou
à de simples clients 60 , le nouveau management public tire ses origines
du courant de la «Qualité totale» que nous avions analysé 61 lors de
son expansion maximale vers 199062, mais également de mouvances
du type Public Choice 63 dont la parenté avec l’analyse économique du

58. D.J. SAVOIE, «What is Wrong with the New Public Management?», dans S.P. oSBORNE
(dir.), Public Management. Critical Perspeciive,, t. I, Londres/New York, Routledge,
2002, p. 263 ; J.I. g o w et C. DUFOUR, « I s the New Public Management a Paradigm ? Does
it Matter ? », Revue internationale des sciences administratives, vol. 66, no 4,2000, p. 583
(réponse nuancée).
59. C. ROUILLARD et autres, La réingénierie de l'Etat, Québec, PUL, 2004, p. 53-55 (critique
de la rrengineering).
60. Pour un bilan critique de cette vision induite par le nouveau management public, voir:
R.B. DENHaRT et J.V. DENHART, «The New Public Service: Serving Rather than Stee-
ring», Public Adm. Rev,, vol. 60, no 2, 2000, p. 554 (tableau comparatif des objectifs du
nouveau management public et du nouveau service public).
61. D. MoCKLe, «Zéro contentieux. L’ouverture d’une troisième voie en droit administratif
par le règlement amiable des différends », (1991) 51 R. du B. 45, à la page 58.
62. J. CheVaLLIER, « L e discours de la qualité administrative», Revue française d’admi-
nistration pubiique, vol. 46, 1988, p. 121 ; O. GÉLINIER et P. PUMIR, «Qualité totale et
mutation du management», dans V. LABouCHEIX (dir.), Traité de la qualité totale-Les
nouvelles règles du management des années 90, Paris, Dunod, 1990, p. 101; M.
GUÉNAIRE, «La qualité juridique à l’intérieur de l’administration», (1990) A.J.D.A. 75;
S. CohEN et R. BRAND, Total Quality Management in Government, San Francisco,
Jossey-Bass, 1993, p. 10 (justifications du management de la qualité pour les organismes
gouvernementaux).
63. Les fondateurs de l’école du Public Choice ont été J.M. BUCHANAN et G. TULLOCK, The
Calculus of Consen.. Logical Foundaiions of Constituiionll Democracy, Ann Arbor
(Mich.), University of Michigan Press, 1962, p. 13 (postulat individualiste du choix). Pour
une synthèse, voir: D A . FARBER et P.P. FRICKEY, Law and Public Choice, Chicago/
Londres, University of Chicago Press, 1991, p. 38 (analyse économique du politique et
détermination économique des institutions politiques). Afin de mieux prendre la mesure
des controverses suscitées par l’approche Public Choice, voir: J.L. MashAW, Greed,
Chaos and Governance, New Haven/Londres, Yale University Press, 1997, p. 199. Pour
une justification politique de Public Choice, peu convaincante, voir: P. SELf, Govern-
ment by the Market? The Politics of Public Choice, Londres/Boulder (Col.), Macmillan
Press/West View Press, 1993, p. 56. L’impact du courant Public Choice sur le droit public
a été analysé par le professeur McAuslan notamment pour mettre en lumière le contraste
entre l’approche coercitive et les approches volontaires issues du modèle du marché:
P. MCAUSLAN «Public Law and Public Choice» (1988) 51 Mod. L. Rev. 681 698. Dans le
champ de l’administration publique cette influence a été plus précoce : V e t E OSTROM
«Public Choice A Different Approach to the Study of Public Administration» Public
Administration vol 31 1971 p 203
108 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

droit 64 et l’école du choix rationnel 65 a été soulignée66. Ces courants propo-


sent une analyse économique des rapports politiques et organisationnels,
réduits le plus souvent à leur simple valeur marchande ou économique, au
détriment des dimensions sociales, juridiques et démocratiques. Le calcul
de l’efficience du droit, qui forme le socle de l’analyse économique du droit
rejoint, en définitive, l’évaluation des organisations. La logique de l'effica-
cité et du rendement réactive une conception du Politique fondée sur une
analyse instrumentale du Pouvoir, les prémisses pouvant varier (le marché,
les échanges, la recherche de l’intérêt) pour évaluer l’offre de services. À
défaut de pouvoir présenter l’efficacité de l’ordre du marché comme seule
solution de rechange, cette logique maximaliste réinvente l’État pour le
présenter, et surtout l’évaluer, comme une réponse du marché à un besoin
de biens publics 67 . À bien des égards, la gouvernance apparaît comme le
produit d’une prédétermination économique et gestionnaire dans l’analyse
des institutions politiques.
Compte tenu de l’importance accordée aux moyens et de la centrali-
sation du pouvoir exécutif induits par le nouveau management public, le
paradigme du marché ne peut tout expliquer. Sur le plan de la philosophie
politique, l’obsession de l’efficacité et des instruments pour mesurer le
comportement de gestionnaires, de fonctionnaires et de citoyens-consom-
mateurs, motivés et guidés par leurs seuls intérêts au détriment de la vertu

64. R.A. POSNEr, Economie Analysis of Law, 3 e éd., Boston/Toronto, Little/Brown, 1986,
p. 19 (source du mouvement Law and Economics dans les travaux de Guido Calabresi
et R.H. Coase). Sur ce dernier, voir R.H. CoASE, Le coût du droit, Paris, PUF, 2000, p.
16 (présentation d’Y.-M. Morissette).
65. J.M. BUChANAN, The Limits of Liberty, Chicago/Londres, The University of Chicago
Press, 1975, p. 6 (calculus of consent). L’origine hobbésienne est explicitement reconnue
par Buchanan.
66. V. VaLenTIN, Les conceptions néo-libérales du droit, coll. «Corpus essais», Paris,
Economica, 2002, p. 13 (application de la méthodologie économique aux institutions
juridiques et politiques).
67. À titre d’exemple, voir le site officiel du GOUVERNEMENt DU QUÉBEC, Portail Québec.
Votre portail gouvernemental de services, [En ligne], 2003, [www.gouv.qc.ca] (30 janvier
2006). Sur cette dimension, voir: P. JON, « L a commercialisation de l'Etat: citoyens,
consommateurs et émergence du marché public », dans B.G PETERS et D J . SAVOIE (dir.),
Les nouveaux défis de la gouvernanc,, Ottawa/Québec, Centre canadien de gestion/PUL,
1995, p. 49. Le phénomène du «gouvernement en ligne», qui constitue un progrès majeur
dans l’accessibilité des services, accentue paradoxalement cette tendance consumériste
par un clivage entre les attentes de l’usager à l’égard de l’interface informatique et les
finalités endogènes du e-Governement. Dans cette perspective, voir E. bROusseau,
«The Three Challenges for e-Governement», dans G. CHATILLon et B. du MARAIS (dir.),
eGovernmentfor the Beneftt of Citizens, Actes du colloque organisé par le Conseil d’État
et l’Université Paris-I Panthéon/Sorbonne, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 243, à la page
246.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 109

civique, renverrait, en définitive, à Machiavel et à Hobbes 68 , mais également


à Spinoza 69 . La recherche de l’évaluation comportementale reste largement
tributaire d’une conception individualiste qui présuppose un cadre neutre où
les gestionnaires et les citoyens ne sont que des individus à la recherche de
bénéfices et de services. La pensée néo-libérale puise dans cette conception
radicalement individualiste du comportement humain un cadre propice à la
réaffirmation du modèle hobbésien de l’État-Léviathan garant de l’ordre et
de l’effectivité. La réactivation implicite de la vision libérale que représente
la formule «Paix-Ordre-Bon gouvernement 70 » renvoie à un modèle qui
présuppose l’existence d’un État susceptible d’offrir toutes les protections
requises à un tout social réduit à des individus qui seraient dépourvus de
tout sens civique. Comme la nouvelle gestion publique présuppose que
les citoyens-consommateurs ne désirent pour eux-mêmes que des pres-
tations et des services, la gouvernance peut privilégier des instruments et
des mécanismes où l’effectivité et l’efficience deviennent des valeurs plus
importantes que celles qui sont associées au droit (légitimité-légalité-régu-
larité). Si les biens et les services priment, l’élaboration d’instruments de
mesure et d’évaluation se transforme en une question de gestion plus que
de droit. Dans ce contexte ajuridique de consommation de services publics,
le glissement vers une gouvernance instrumentale apparaît alors plus ou
moins inéluctable.

1.2.1 L’utilisation sélective du droit dans l’élaboration


des mécanismes de gouvernance
Dans l’élaboration des nouveaux outils et dispositifs propres à la
gouvernance publique, la question du droit revêt une importance déter-
minante, et quelque peu paradoxale, puisqu’il s’agit d’une recomposition
fondée sur une transformation du rapport au droit. Pour l’atteinte de ces
objectifs et la mise en œuvre des réformes, les impératifs d’efficacité et
de légitimité requièrent, dans plusieurs pays occidentaux, l’existence de
lois-cadres et de lois plus spécifiques en vue de baliser un champ d’inter-

68. L.M. JohNSON BAGBY et J.L. FRANKE, «Escape From Politics : Philosophic Foundations
of Public Administration», Management Decision, vol. 39, 2001, p. 628 (influence de
Hobbes). Sur le thème de la nature humaine et de l’égoisme chez Hobbes : G.S. KaVKa,
Hobbesian Moral and Political Theory, Princeton (N.J.), Princeton University Press,
1986, p. 44 et suiv.
69. B. DE SPINOZA, Tractatus Theologico-Politicus, Œuvres, t. III, coll. «Epithémée», Paris,
DTTT7 1 n n n n r e ' j 1/TTAI K VTJT CAC + CAT K v^fTT Cyli
P U r , 1999 [1 éd. : 16/OJ, chap. XVI, p. JOJ et J O / , chap. A v i l , p. J 4 1 .
70. Cette formule de style dix-neuvièmiste constitue un élément du préambule de l’article
91 de la Loi constitutionnelle de 1867 relatif aux compétences des autorités fédérales
en droit canadien: Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3 ; L.R.C. 1985,
app. II, no 5.
110 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

vention ou d’instituer une agence de services ou de prestations. Ce renfort


du droit devient toutefois plus aléatoire dans le choix des mécanismes et
des procédés, car les gestionnaires sont soucieux de conserver le maximum
de flexibilité afin d’instaurer une gouverne 71 néo-juridique. Cette distan-
ciation par rapport à l’objet «droit» reflète la désuétude apparente de
l’ancien modèle pour gouverner «au-delà du droit», car les propriétés de
ce dernier sont largement associés à l’inefficacité présumée de l’ancien
modèle 72 . « Gouverner autrement » consiste à tirer une sorte de plus-value
de nouveaux mécanismes calqués sur des modèles classiques (loi-jugement-
contrat). Les solutions de rechange deviennent un impératif pour dépasser
les limites formelles du droit et instaurer ainsi un double plus performant et
efficace, notamment par le retrait de la juridicité et l’absence autoproclamée
de règles de droit.
La question du droit dans le paradigme de la nouvelle gouvernance
publique offre ainsi une image contrastée d’inclusion / exclusion. Cette
dynamique de retrait et d’instrumentalisation ne revêt de sens que si les
postulats et les visées des deux disciplines touchées, soit le droit et la
gestion, sont explicités. Cette précaution méthodologique est indispensable,
car le management utilise le droit au premier degré à des fins instrumen-
tales. Le retrait du droit tout comme la reconversion de techniques issues
du management en dispositions législatives relèvent du calcul et de la plani-
fication, ce qui présuppose un choix. À cet égard, l’objet «droit» apparaît
avant tout comme une technique au service de la puissance de l’État, car il
s’impose dans l’univers du management sous sa configuration traditionnelle
de système fermé du type autopoïétique 73 . Le système juridique détermine

71. «La gouverne constitue l’appareil dynamique central d’une politie instituée en régime
d’État»: G. BERGERON, L’État en fonctionnement, coll. «Logiques politiques», Paris/
Québec, L’Harmattan/PUL, 1993, p. 35. Avec le recul du temps, le terme «gouverne»
peut être adapté au contexte de la gouvernance où l’État collabore avec plusieurs acteurs
publics et privés dans l’élaboration des politiques publiques.
72. Si la question de l’efficacité a été posée en termes explicites par l’analyse économique du
droit, l’opposition entre le droit et l’efficacité est apparue en France, pour le droit admi-
nistratif, au début des années 80 et reste une interrogation récurrente: J. CheVALLIER
et D. LOSCHAK, « Rationalité juridique et rationalité managériale dans l’administration
française», Revue française d’administration publique, no 24, 1982, p. 703 (infléchisse-
ment de la rationalité juridique) ; J. CAILLOSSe, «L’administration française doit-elle
s’évader du droit administratif pour relever le défi de l’efficience ? », dans F. LAÇASse et
J.C. THOENIG (dir.), L’action publique, coll. « Logiques politiques », Paris, L’Harmattan,
1996, p. 307, à la page 309 ; J. CAILLOSSe, « Le droit administratif contre la performance
publique?», (1999) A.J.D.A. 195.
73. G. TEUBNER, Le droit, un système autopoïétique, coll. «Les voies du droit», Paris, PUF,
1993, p. 43; F. OSt, « L e droit comme pur système», dans P. BOURETZ (dir.), La force
du droit, Paris, Esprit, 1991, p. 139, à la page 141 (clôture autoréférentielle du droit).
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 111

par la loi ou par l’interprétation judiciaire ce qui relève ou non du droit.


Pour atteindre cette fin, la loi peut revêtir un rôle déterminant, car elle peut
constituer le support des réformes de la gouvernance publique.
Pour clarifier les positions respectives du droit et de la gestion, les
deux champs de la «nouvelle gouvernance publique», la gestion publique
(le nouveau management public) et les politiques publiques, constituent un
corpus indispensable. Le premier champ concerne de prime abord la réor-
ganisation interne de l’État, alors que le second rejoint la problématique
connue des politiques publiques. Cette distinction obéit à des impératifs
de clarté pour mieux délimiter les choix institutionnels et la nature des
procédés. Elle ne cherche aucunement à valider une distinction factice
entre les sphères interne et externe de l’action publique. Pour contre-
dire ce cliché un peu facile, les agences de services (executive agencies)
montrent l’étroite imbrication entre la recomposition des modes de gestion
issus du nouveau management public et l’action publique. Les agences
responsables de la sécurité des frontières, tant au Canada que dans l’Union
européenne, montrent en réalité que la gestion est au service des modes
d’intervention.

1.2.1.1 Les impératifs de la nouvelle gestion publique


En moins de deux décennies, la gestion par programme et par objectifs
s’est imposée comme l’unique modèle de référence au niveau international.
Les réformes introduites en Grande-Bretagne en 1990, par le gouvernement
de John Major (Next Steps), et aux États-Unis en 1993, par l’administration
Clinton-Gore avec le courant Reinventing Government, ont été suivies
par l’introduction progressive, mais néanmoins décisive, des préceptes du
nouveau management public dans plusieurs pays occidentaux à la fin des
années 90. Le Canada et le Québec ont suivi ce mouvement avant 2000. Le
ralliement un peu tardif de la France avec la mise en application en 2005
de la Loi organique sur les lois de finances d’août 2001 74 apparaît comme
la fermeture d’une vaste boucle dans laquelle s’insère un modèle relative-
ment homogène 75 . Dans le cas de la France, la résistance provenait surtout

74. Loi organique no 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, J.O. du 2 août
2001, 12480 ; Projet de loi organique modifiant la loi organique du 1er août 2001 relative
aux lois de finances, Projet de loi no 343 adopté en première lecture par l’Assemblée
nationale, 19 novembre 2004.
75. S. TROSA et B. PERRET, «Vers une nouvelle gouvernance publique? La nouvelle loi
budgétaire, la culture administrative et les pratiques décisionnelles », Esprit, février 2005,
p. 68 (ampleur des transformations liées au nouveau management public) ; J.-F. STROLL,
« Réforme de V État et gestion par la performance », Esprit, décembre 2002, p. 193 (notion
de performance définie par cinq caractéristiques).
112 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

des milieux visés (appareil d’État et haute fonction publique) 76 , car, très
tôt, la littérature savante avait manifesté une ouverture envers la gestion
publique par objectifs 77 . Le débat que suscite désormais cette réforme
permet de mieux mesurer l’ampleur des transformations par rapport au
modèle traditionnel 78 . Sur ce point, l’évolution de plusieurs pays occiden-
taux, sans être identique, montre une nette convergence, avec néanmoins
des attitudes contrastées par rapport au rôle du droit dans la mise en œuvre
des changements. Ainsi, le décentrement du droit propre à la gouvernance
contemporaine ne constitue pas un phénomène uniforme et deux modèles
finissent par émerger.
Dans une perspective interne, propre au droit, le scénario de l’inclusion
/ exclusion constitue une réalité tangible, car une ou plusieurs réformes
législatives peuvent représenter une étape indispensable pour imposer les
principes du nouveau management public. En droit américain, le rapport
Gore de 1993 a été à l’origine de la Government Performanee and Results
Act de 199379 et de la Government Management Reform Act de 199480.
La même séquence a été reproduite au Québec où un rapport a précédé,
en 1996, l’adoption de la Loi sur Vadministration publique (2000)81. Cette
loi-cadre a introduit la gestion par résultats de façon extensive dans le
secteur public. La France présente également un cheminement du même

76. B. ABATE, La nouvelle gestion pubiiqu,, coll. «Systèmes», Paris, L.G.D.J., 2000, p. 9
(résistance au changement).
77. P. HUSSENOT, La gesiion publique par objectifs, coll. «Management public», Paris,
Éditions d’Organisation, 1983, p. 38 (contrôle de gestion des organismes publics). Le
rapport de la commission Blanc sur la réforme de l’État en 1993 était annonciateur
d’une volonté de changement: C. bLANC, Pour un État stratèg,, garant de l'intérêt
général, Commission «État, administration et services publics de l’an 2000», Paris, La
Documentation française, 1993, p. 77 (autonomie de management pour les services) et
p. 99 (évaluation des politiques publiques).
78. En vertu de la Loi organique no 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances,
précitée, note 74, le budget est structuré en programmes dont l’élaboration relève de
chaque ministre conformément aux politiques publiques et aux contraintes budgétaires :
A. BARILARI, « L a mise en œuvre de la LOLF», dans M. BOUVier (dir.), Réforme des
finances pubiiques, démocratie et bonne gouvernance, Paris, L.G.D.J., 2004, p. 21. Les
programmes reposent sur la gestion par objectifs et l’évaluation des résultats requiert des
indicateurs de performance : A. BARILARI, « Réforme de la gestion publique et responsa-
bilité des acteurs», (2005) A.J.D.A. 696, 697.
79. Government Performance and Results Act of 1993', Pub. L. no 103-62,107 Stat. 285 (103rd
Congress),
80. Government Management Reform Act of 1994, Pub. L. no 103-356, 108 Stat. 3410.
81. Loi sur l’administration pubiiqu,, précitée, note 28. Sur l’évolution de la réforme après
2000, voir le bilan de D. PROULx et S. BRIÈRE, « La réforme administrative au gouverne-
ment du Québec: étude du processus de changement sur la culture organisationnelle»,
Administration pubiique du Canada, vol. 48, 2005, p. 53.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 113

type avec la mise en œuvre en 2005 des dispositions de la loi organique


relative aux lois concernant les finances du 1 er août 200182. Cette loi intro-
duit de profondes transformations des méthodes de la gestion publique
par la responsabilisation des acteurs, l’existence de programmes avec
des objectifs, ainsi que l’évaluation par indicateurs de performance 83 . En
contrepartie, le modèle suédois est plus complexe, car la Loi sur lladminis-
tration publique a été modifiée pendant les années 80, des lois-cadres ont
été créées pour plusieurs agences et la gestion par résultats a été introduite
de 1991 à 1993 par le gouvernement conservateur (Bildt)84. Les lois-cadres
relatives aux principes du nouveau management public sont en réalité peu
nombreuses, car les véritables enjeux découlent de la pertinence du cadre
législatif pour le modèle des agences d’exécution. Ces dernières représen-
tent la matérialisation institutionnelle du nouveau management public. Un
aperçu général des réformes en cours dans les États membres de F Organi-
sation de coopération et de développement économique (OCDE) montre
que ces agences sont conçues sur mesure ou « à la pièce 85 ». À de rares
exceptions près (États-Unis, Nouvelle-Zélande), la création d’agences ne
résulte pas d’une loi générale qui aurait pour objet les critères et les moda-
lités susceptibles d’orienter la discrétion des autorités. Il existe toutefois un
net clivage entre les États qui ont recours à une loi organique ou habilitante
par opposition à ceux qui confient de telles initiatives à la responsabilité
directe du gouvernement ou d’un ministre. L’Amérique du Nord est un bon
exemple de la première approche, avec toutefois des nuances.
Ainsi, au Canada, l’Agence canadienne d’inspection des aliments a été
la première à faire l’objet d’une loi spécifique pour lui reconnaître un cadre

82. Loi organique no 2001-692 du 1er août 2001, réformant Vordonnanee du 2 janvier 1959
portant loi organique relative aux lois de finances (LOLF), J.O. du 2 août 2001, 12480.
83. A. BARILARI, «Réforme de la gestion publique et responsabilité des acteurs», loc. cit,
note 78, 698: «C’est l’essence même de la responsabllité managériale qui est ainsi
instaurée»; S. TROSA et B. PERRET, loc. cit., note 75. R. HERTZOG, «Quelques aspects
de la loi organique relative aux lois de finances dans ses rapports avec le système admi-
nistratif», (2006) A.J.D.A. 531, à la page 533 (la gestion, instrument et finalité de la
réforme de l’État); M. LASCoMBEs et X. VANDENDRIESSCHE, « L e droit dérivé de la
LOLF», (2006) A.J.D.A. 538, à la page 539 (mise en œuvre de la loi par voie de circu-
laires, de recommandaiions et de mémentos émanant du ministère de l’Économie et des
Finances).
84. SECrétARIAT DU CONSEIL DU TRÉSOR, Gestion des agences dans quelques administra-
tions de l’OCDE, rapport de l’Observatoire de l’administration publique de l’ENAP,
Québec, Gouvernement du Québec, 2004, p. 85-86.
85. ORGANISAiION DE COOPÉRATION e t DE DÉVeLOPPEMENT éCoNOMiQUEs (OCDE), Les
autres visages de la gouvernance pubiique : agence,, autorités administratives et établis-
semenss publics, Paris, Service des publications de l’OCDE, 2002, p. 26.
114 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

législatif (1997)86. Cette approche est caractéristique de l’attitude des auto-


rités canadiennes depuis quelques années. À titre d’exemple, l’Agence des
services frontaliers du Canada, instituée par décret en décembre 200387, a
été l’objet d’un projet de loi en novembre 2004 compte tenu de l’importance
de ses responsabilités et des controverses liées aux modalités de sa créa-
tion (absence de transparence) 88 . L’expérience des agences a toutefois été
précédée de celle des «organismes de services spéciaux» qui n’ont pas été
créés par voie législative89. Au Québec, la tendance est, à peu de chose près,
identique avec la création par voie législative de l’Agence métropolitaine de
transport en 199590 et de l’Agence de l’efficacité énergétique en 199791. Par
ordre chronologique la première agence l’Agence d’évaluation des tech-
nologies et des modes d’intervention en santé dont l’existence remonte à
1994 n’a pas été instituée par une loi La formule des agences peu connue
du grand public a eu une notoriété subite et considérable avec la création
oar voie législative en 2004 d’une agence controversée soit l’Agence des
oartenariats public-privé du Québec 92
En droit américain, la Performance-Based Organisaiions Act de 1997
prévoit expressément que toute création de performance-based organisa-

86. Loi sur l’Agence canadienne d’inspeciion des aliments, L.C. 1997, c. 6.
87. Décret désignant l’Agence des services frontaliers du Canada comme ministère et le
président comme administrateur généra,, TR/2003-218, (2003) Gaz. Can. II, 3234.
88. Loi constttuant l’Agence des services frontaliers du Canada, Projet de loi C-26 (adopté
le 13 juin ZOOJ), 1 session, 38 législature, (Can.) ; désormais L.C. 2005, c. 38. En droit
fédéral, la création d’agences par voie législative est un phénomène contemporain. Ainsi,
en 2005, l’Agence de gestion des ressources humaines de la fonction publique du Canada
a été créée par la Loi modifiant la Loi sur la gestion des finances publiques, la Loi sur
l’École de la fonciion publique du Canada et la Loi sur les langues officielles, L.C. 2005,
c. 15, art. 1. Une agence de développement économique a été instituée par la Loi consti-
tuantl Agence de développement économique du Canada pour les régions du Québec,
L.C. 2005, c. 26. Au moment de la dissolution de la 38e législature, le 29 novembre 2005, le
projet de loi C-75, Loi concernant l’Agence de la santé publique du Canada et modifiant
certaines lois, avait été déposé : 1 session, 38 lég., 53-54 Elizabeth II, 2004-2005, C-75.
D’autres entités deviennent des organismes différenciés sur un modèle inspiré par celui
des agences de services. L’organisme «Bibliothèque et Archives du Canada» en est un
exemple: Loi constttuant Bibliothèque et Archives du Canada, modifiant la Loi sur le
droit d’auteur et modifiant certaines lois en conséquence, L.C. 2004, c 1 1 .
89. G. WAYMARK et J.D. WRIGHT, Les organismes de services spéciaux: Vue d’ensemble du
projet des organismes de services spéciaux, Ottawa/Hull, Centre canadien de gestion/
Approvisionnements et Services Canada, 1995, p. 9 (depuis l’annonce du projet des
organismes de services sociaux en décembre 1989, seize organismes fédéraux avaient été
ainsi désignés à des fins d’autonomie de fonctionnement tout en étant toujours intégrés
à leur ministère d’attache).
90. Loi sur l’Agence métropolitaine de transport, L.Q. 1995, c. 65; L.R.Q., c. A-7.02.
91. Loi sur l’Agence de l’efficacité énergéiiqu,, L.Q. 1997, c. 55; L.R.Q., c. A-7.001.
92. Loi sur l Agence des partenariats public-prive du Québec, L.Q. 2004, c. 32.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 115

tion ((PBO) doit faire l’objet d’un projet de loi soumis et approuvé par le
Congrès. Cette loi offre l’originalité d’inclure la structure de l’entente-cadre
qui doit lier l’organisation créée sur le modèle des agences de services
avec le ministère responsable. Depuis 1997, au moins cinq «agences» du
type PBO ont été conçues dans des champs d’intervention qui relèvent de
l’éducation, du commerce, de la défense et du transport 93 . La Nouvelle-
Zélande représente un cas singulier puisque la création d’organismes de
la Couronne (Crown entities,, qui correspondent au modèle des agences,
découle des dispositions de la Public Finance Act de 198994 qui impose
l’existence d’une loi organique pour chaque organisme créé. Le résultat est
un peu déroutant puisque les derniers chiffres publiés à ce sujet montrent
l’existence de 153 lois qui correspondent à un nombre équivalent d’orga-
nismes de la Couronne (environ 76 p 100 des employés du secteur public
non commercial) 95
Les États-Unis, le Canada et le Québec se démarquent de la tendance
générale sur deux points précis. Les agences représentent une formule en
nette progression tout en étant relativement peu nombreuses par rapport
à l’ensemble de l’appareil d’État qui conserve ses caractéristiques tradi-
tionnelles et, ce qui est essentiel, elles sont majoritairement, à quelques
exceptions près, créées par voie législative (une loi spécifique pour chaque
agence). Dans les quelques États de l’OCDE où la formule des agences
connaît un net succès, le contraste est très fort par l’importance numé-
rique de ce type d’organisation et une réelle distanciation du droit. La
Suède, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas 96 forment une trilogie marquée
par la reconversion massive de l’appareil d’État en agences 97 et un relatif
désintérêt pour le droit, compte tenu de l’absence de support législatif.
L’Australie, pour sa part, représente un cas un peu particulier puisque les
autorités ont élaboré un guichet unique de prestation de services directs à

93. St.Lawrence Seaway Development Corporation (1997); Department’s Student Finan-


cial Aid (1998); Patent and Trademark Office (2000); Air Traffic Performance-Based
Organization (2000) ; Defense Commissary Agency (2004) ; SECréTARIAT DU CONSEIL
DU TRÉSOR, op. cit., note 84, p. 35.
94. Public Finance Act 1989, (N.-Z.) 1989/044, [En ligne], [www.legislation.govttnz/browse_
vw.asp ?content-] (23 septembre 2005).
95. SECrétARIAT DU CONSEIL DU TRÉSOR, op. cit., note 84, p. 48.
96. Aux Pays-Bas, une seule disposition (art. 70) de la Loi relative à la comptabilité publique,
Bulletin des lois et des décrets royaux 1995, no 375, fixe les modalités de création et de
gestion des agences.
97. Dans le cas de la Suède, la continuité prévaut puisqu’elle est à l’origine de la formule
des agences : voir infra, note 232.
116 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

la population par la création de l’agence Centrelink 98 en 1997". Le portrait


global montre néanmoins que les préceptes du nouveau management public
ne font pas l’objet, sur une base systématique, de réformes législatives pour
en expliciter les règles et les modalités, même lorsqu’il s’agit de créer des
agences d’exécution. Dans l’affirmation des principes du nouveau mana-
gement public, le droit ne constitue qu’une option.
Lorsque le recours à des dispositions habilitantes est envisagé, la loi
ne constitue pas l’unique vecteur de support juridique. Par proposition de
règlement du Conseil de l’Union européenne en date du 11 novembre 2003,
l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux
frontières extérieures a été créée en vue d’atteindre les objectifs énoncés
ultérieurement par le programme de La Haye de 2004100. D’autres sources
laissent entrevoir l’existence d’une autre agence spécialisée dans les expul-
sions101, mais il s’agit probablement de la même agence dont l’existence
doit être rapprochée des missions attribuées à l’Agence des services fron-
taliers du Canada.
Pour mesurer le rôle du droit dans la nouvelle gestion publique, le
simple fondement législatif ou réglementaire en vue de déterminer les
modalités de création des agences n’offre pas un tableau exhaustif. Comme
ces agences sont conçues pour transposer les modes d’intervention propres
au nouveau management public, les mécanismes de gestion peuvent être
programmés par le législateur sur un mode neutre. En rappelant l’existence
des plans stratégiques, des programmes assortis d’objectifs, des indicateurs
de performance et des déclarations de services, le législateur ne donne

98. Centrelink, [En ligne], 1997, [www.centrelink.gov.au/]. Sur Centrelink, voir R. MuLGAN,
«L’imputabilité publique des agences prestataires : le cas de Centrelink en Australie»,
RISA, vol. 68, no 1, 2002, p. 51.
99. Commonwealth Services Delivery Agency Act (1997), Cth., Acts of Parliament of the
Commonwealth of Australia, No. 31 of 1997. Voir également C. o'FAIRCHEALLAIGH,
J. WANNA et P. WELLER, Public Sector Management in Australia: New Challenges,
New Direction,, 2 e éd., South Yarra, Macmillan Australia, 1999, p. 162 et suiv. (service
delivery).
100. En mai 2002, la Commission européenne avait préconisé la création d’une instance
commune des frontières extérieures chargée de la gestion de la coopération opéra-
tionnelle aux frontières extérieures des États membres: EUROPA, [En ligne], [europa.
eu.int/scadplus/] (16 mai 2005). Cette priorité a été reprise dans le programme
de La Haye adopté lors du Conseil européen des 4 et 5 novembre 2004 (liste de
dix priorités). Pour le site officiel de l’Agence (Boarder Management Agency),
voir Europa-Justice and Home Affairs-External Borde,, [En ligne], [europa.
eu.int/comm/jusiicehome/news/informationdoesiers/externalborder/indeueu.htm],
101. EU Agency for the Management of Operational Cooperation at the External Borders-EU
Expulsions Agency ; L. Fekete, The Deportation Machine : Europe, Asylum and Human
Rights, Londres, Institute of Race Relations, 2005, p.9.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 117

aucune précision sur la juridicité des moyens 102 . Le caractère pragmatique


et fonctionnel de la nouvelle gestion publique accentue la distanciation
des catégories juridiques, ce qui montre le peu d’importance accordée aux
enjeux traditionnels du droit au profit des impératifs de la gestion. Il ne
faut donc pas constater l’existence ou l’inexistence d’un cadre législatif
pour tracer une ligne de démarcation entre le droit et le non-droit. Pour
prendre la juste mesure des transformations en cours dans le choix des
instruments, il convient de constater que le flottement qui caractérise les
procédés du nouveau management public ne fait que rejoindre un phéno-
mène plus global dans l’élaboration des politiques publiques. La gouver-
nance contribue à une ouverture ostentatoire de l’action publique vers des
marges nouvelles qui permettent de gouverner « au-delà du droit » ou à la
périphérie du droit. La pertinence du droit apparaît alors comme un élément
secondaire pour instituer une gouverne qui ne reprend qu’en partie certains
éléments associés traditionnellement au droit (loi habilitante).

1.2.1.2 L’évaluation des politiques publiques et le choix des instruments


Ce phénomène de mise à distance du droit n’est pas vraiment appré-
hendé par la réflexion juridique, car la coupure entre la gestion et le droit
demeure un problème récurrent. Sur l’Ancien Continent, la dissociation
entre le droit et l’administration est moins évidente compte tenu de l’in-
fluence durable du modèle wébérien. Dans des systèmes marqués par la
prééminence du droit administratif, cet évitement devient plus manifeste
pour le choix des mécanismes et l’élaboration des politiques publiques 103 .
Malgré des pesanteurs culturelles, la réflexion progresse. Ainsi, en droit
britannique, la compatibilité du droit et de la gestion constitue un champ de
réflexion qui peut être posé sans référence obligée au contrôle judiciaire 104 .

102. Cette dimension a été commentée dans notre étude de 2002 : D. MoCKLe, loc. cit., note
25, 163, ainsi que par le professeur Pierre Issalys dans la perspective plus globale de
l’action publique: P. ISSALYS, Répartir les normes. Le choix entre les formes d’action
étatique, rapport de recherche, Québec, ministère de la Justice du Québec et Société
de l’assurance automobile du Québec, 2002, p. 14 (porosité nouvelle de la normativité
étatique) et p. 16 (infléchissement des formes juridiques de l’action étatique).
103. P. DURAN, « Piloter l’action publique, avec ou sans le droit ? », Politiques et management
public, vol. 11, n 4,1993, p. 37 ; J. CAILLOSse, « Quand l analyse des politiques publiques
se déplace côté «droit»», (1999) 42-43 Droit et société 511, p. 514 (désuétude du droit
traditionnel) ; D. RENARD, J. CAILLosse et D. de BÉCHILLon, L’analyse des politiques
publiques aux prises avec le droit, coll. «Droit et société», Paris, L.G.D.J., 2000, p. 30
(statut mineur du droit dans l’élaboration des politiques publiques).
104. D. FELDMAN, « The Limits of Law : Can Laws Regulate Public Administration ? », dans
B.G. PETERS et J. PIerRE (dir.), op. cit., note 42, p. 279, à la page 283 (compatibilité du
droit et de la bonne gestion); K. HAWKINS, «Law as Last Resort», dans R. BALDWIN,
118 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

En Amérique, plus particulièrement au Québec, l’évincement du droit


représente une problématique récente 105 qui peut être analysée suivant
la thématique du «choix», comme le propose le professeur Issalys 106 .
La conception de nouvelles formes de réglementation, où prédominent
les enjeux juridiques (élaboration et teneur des normes), peut ainsi être
opposée à la recherche de techniques non réglementaires 107 . Les «formes
de l’action étatique» offrent désormais une problématique plus vaste que
celle de l’infléchissement des formes juridiques de l’action étatique. La
diversification croissante entre les procédés, ainsi que leur hétérogénéité,
montre de toute évidence que la juridicité ne constitue qu’un enjeu secon-
daire, voire périphérique dans le choix des outils de gouvernance. L’ap-
proche dite du Tools Choice n’est qu’un avatar du courant Public Choice
pour souligner la latitude dont disposent les autorités dans l’évaluation du
moyen le plus performant en vue d’atteindre des objectifs ciblés.
Si la thématique du choix des outils de gouvernance 108 accentue la
désuétude du droit dans l’élaboration de solutions de rechange, cette évolu-
tion ne représente pas une rupture dans le domaine des politiques publi-
ques. En science politique, ce champ d’analyse n’a jamais été tributaire du
cadre juridique de l’action gouvernementale 109 . Dans l’immense littérature
ayant pour thèmes l’action publique et les politiques publiques 110 , plusieurs
disciplines sont mises à contribution pour souligner la diversité des ratio-
nalités et des impératifs, avec une prépondérance accrue de la rationalité

C. sCOTt et C. HOOD, A Reader on Regulation, Oxford, Oxford University Press, 1998,


p. 288 ; C. HARLOW et R. RAWLINGS, op. cit., note 19, p. 150.
105. D. MoCKLe, loc. cit., note 24, 301 (logique de rupture).
106. P. ISSALYS, op. cit., note 102, p. 278.
lu7. la., p. jy et 175.
108. B.G. FETERS, « The Poutics of Tool cnoice», dans L.M. SALaMON (dir.), op. cit., note 7,
p. DD2; L.lvl. Ï>ALaMon (dir.), Beyound Privatizaiion: The Toots of Lrovernment Action,
Washington (D.C.), The Urban Institute Press, 1998, p. 51.
luy. À titre d exemple, le droit est absent dans 1 ouvrage de CO. JoNES, An Introduciion to trie
Study of Public Policy, 3 éd., Monterey (Cal.), Brooks/Cole, 1984. Voir également : J.E.
ANDERSON, Public Policy-Making, 2 éd., New York;, Holt, Rinehart et Winston, 19/y,
p. 126 (statut secondaire du droit dans la catégorisation des politiques publiques). À la
différence des auteurs américains qui considèrent une politique comme un programme
d action gouvernementale, des chercheurs français insistent sur la dimension normative :
P. MuLLER et Y. SUREL, L’analyse des politiques publiques, coll. «Clefs», Pans, Mont-
chrestien, 1998, p. 19 (la politique comme cadre normatif de l’action gouvernementale).
110. À titre d’exemple, l’ouvrage de référence de Parsons offre une bibliographie de 34 pages
constituée exclusivement de sources anglo-américaines sans référence au droit: W.
PARSONS, Public Policy. An Introduciion to the Theory and Practice of Policy Analysis,
Cheltenham (R.-U.), Edward Elgar, 1995, p. 617-651.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 119

économique et instrumentale, ainsi que des choix stratégiques 111 . Le droit


reste largement absent. Un certain recul montre la différence très nette qui
oppose l’approche hiérarchisée et technocratique qui régnait il y a plus de
30 ans, soit durant les années 70, par rapport aux enjeux contemporains de
la gouvernance. L’ancien modèle entretenait des liens étroits avec le droit
public puisqu’il reposait en grande partie sur les normes juridiques à titre
de grille d’analyse (modèle légaliste)112. Dans ce contexte, ce sont des actes
juridiques (lois, règlements, décisions, arrêts, contrats, permis, prestations)
ou des régimes institués par le droit (responsabilité civile, processus déci-
sionnel ou législatif) qui mettaient en relief la position centrale et dominante
de l’État. L’exercice du pouvoir présupposait une capacité conférée par le
droit et l’existence de contrôles clairement définis par le droit administratif
et constitutionnel. Sans être désuet, ce cadre correspond mal de nos jours
au caractère polycentrique de la gouvernance où de nombreux acteurs
plus ou moins associés sont appelés à élaborer de nouveaux dispositifs
publics (codes volontaires, chartes, plans, ententes de gestion). De façon
rétrospective, bien avant l’apparition de la thématique de la gouvernance,
il faut néanmoins dresser le constat que le droit a été progressivement
délaissé dans l’analyse des politiques publiques, tant en France 113 que dans
le monde anglo-américain114. Si la mutation des politiques publiques sous
forme de négociations ou de partenariats public-privé fait encore appel à
des dimensions juridiques, le droit ne peut expliquer la «construction d’un
problème public transversal 115 », notamment pour les questions environne-
mentales ou les questions de santé publique.
La gouvernance contemporaine revêt une dimension normative
(grilles d’analyse, règles, outils, prescriptions) qui concurrence directe-
ment le modèle juridique. Pour l’analyse des politiques publiques, la simple

111. G. MASsARDIER, Politiques et actions publiques, Paris, Armand Colin/Dalloz, 2003, p. 47


et p. 67.
112. J.D. WHYTE, «Normative Order and Legalism», (1990) 40 U. of Toronto L.J. 491, 495.
113. Pierre Lascoumes avait constaté en 1990 le peu d’importance attribué à la dimension
juridique dans l’analyse des politiques publiques: P. LASCOUMes, «Normes juridiques et
mise en œuvre des politiques publiques », L’Année sociologiqu,, no 40, 1990, p. 43. Dans
l’ouvrage de P. Muller, l’analyse des politiques publiques relève avant tout de la science
politique et la question du droit n’est pas vraiment posée: P. MuLLER, Les politiques
publiques, 5 e éd., coll. «Que sais-je», Paris, PUF, 2004, p. 87 et suiv. (éléments pour une
stratégie de recherche).
114. En dépit de l’existence de revues comme le Journal of Law and Policy (1993), la ratio-
nalité juridique ne pouvait pas répondre à des impératifs fondés sur la méthodologie des
sciences sociales pour une analyse plus globale des politiques publiques. Les revues du
type Journal of Policy Analysss and Management (1981) et Journal of Comparative
Policy Analysis (1998) illustrent mieux ce phénomène de retrait du droit.
115. J.-F. GAUDIN, op. cit., note 18, p. 22.
120 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

description du processus décisionnel ainsi que le poids des échanges ou


des interactions entre les acteurs ont été délaissés pour des thèmes qui
convergent vers l’évaluation (efficacité) de ces politiques 116 . Le thème de
l’effectivité (compliance) ayant été déterminant dans le monde anglo-améri-
cain pour mesurer et évaluer l’action publique 117 , il était inévitable que des
instruments juridiques, plus précisément des actes juridiques, soient égale-
ment évalués, non seulement sur leurs propres bases, mais également par
rapport à d’autres solutions de rechange 118 . Cette comparaison des outils
d’intervention est à l’origine de l’évaluation fondée sur la performance,
tant pour la gestion que pour les politiques publiques 119 . Si les critères de
l’efficacité et de l’effectivité sont largement connus, d’autres dimensions
liées à l’équité, à la faisabilité et à la légitimité relèvent de la même quête
pour atteindre la proportionnalité requise entre les moyens utilisés et les
fins recherchées. Les méthodes d’évaluation 120 constituent désormais le
centre d’une démarche qui génère une science normative fondée sur des
jugements de valeur, des règles, des indicateurs, des préceptes. Un contre-
modèle peut ainsi être opposé aux propositions normatives du droit.
La dynamique du choix des instruments ne permet plus de considérer
la coercition et l’effectivité comme des acquis insurpassables dont le droit

116. Cette influence rejoint les juristes : J.M. KEYES, «Power Tools: The Form and Function
of Legal Instruments for Government Action», (1997) 10 Can. J. of Admin. L. & Prac-
tice 133, 163 (choosing the right instrument). Dans la littérature propre aux politiques
publiques, cette tendance n’est pas une nouveauté: C O . JoNES, op. cit., note 109, p. 196
(evaluating programs); D.J. PALuMBO, «Politics and Evaluation», dans D. PALuMBO
(dir.), The Politics of Program Evaluaiion, Londres, Sage, 1987, p. 12; M. HENKeL,
Governmen,, Evaluaiion and Change, Londres, Jessica Kingsley, 1991, p. 213 (impacts
de l’évaluation); W. PARSONS, op. cit., note 110, p. 542.
117. G.C. EDWARDS et I. SHARKANSKY, Les politiques publiques : élaboraiion et mise en
œuvre, coll. « Management public », Paris, Édition d’Organisation, 1981, p. 227 (mise en
œuvre). Voir l’ensemble des textes de l’ouvrage de S.S. NAGEL (dir.), Policy Theory and
Policy Evaluaiion : Concepts, Knowledg,, Causes and Norms, New York, Greenwood
Press, 1990.
118. J.C. CLIFFORD et K.R. WEBB, Droit, objectifs publics et observaiion des normes, docu-
ment d’étude, Ottawa, Commission de réforme du droit du Canada, 1986, p. 42 (compa-
raison des moyens).
119. G. ÉTHIER, «Le management public et la performance», dans M.-M. GUAY, Performance
et secteur public. Réalttés, enjeux et paradoxe,, Québec, PUQ, 1997, p. 371, à la page
378 (concept de performance); L.M. SALaMON, «The New Governance and the Tools
of Public Action: An Introduction», dans L.M. SALaMon (dir.), op. cit., note 7, p. 1, à
la page 22 (evaluating tools).
120. R. ANGELMAR, «Les méthodes de l’évaluation», dans J.P. NIOChe et R. POInsaRD (dir.),
L’évaluaiion des politiques publiques, Paris, Economica, 1984, p. 75.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 121

aurait le seul monopole. «Penser l’action publique 121 » oblige à rationa-


liser le coût, à raffiner les moyens et surtout à concevoir l’action publique
comme plurielle. Au Canada, il suffit d’évoquer la pluralité des moyens
pour lutter contre le tabagisme afin d’en souligner la complémentarité,
mais aussi les limites. Depuis trois décennies, la lutte contre l’utilisation
du tabac a toujours été un objectif majeur en matière de politiques publi-
ques compte tenu des enjeux de santé publique et du coût financier pour le
système de santé. Les campagnes de prévention et de publicité ont joué un
rôle tout aussi important que les moyens classiques issus de la législation :
la répression par la hausse constante des taxes, la prohibition de la vente
aux mineurs et l’interdiction progressive de fumer dans les endroits publics.
L’évocation de ces instruments, désormais appréhendés comme outils de
gouvernance, montre avec acuité leurs avantages et inconvénients. Chaque
outil peut être évalué sur ses propres bases pour en montrer les limites. En
dépit de la sévérité des avertissements et des mises en garde, la publicité
n’atteint qu’une efficacité relative. Les interdictions issues de la législation
et la hausse des prélèvements fiscaux peuvent engendrer des effets contre-
productifs comme la contrebande ou la transgression. Des progrès ont
néanmoins été faits compte tenu des dangers réels du tabac pour la santé
publique, les autorités publiques ayant une plus grande latitude pour agir,
notamment dans leurs rapports avec l’industrie du tabac. Cet exemple met
en exergue la relative centralité de l’État dans un contexte où les risques
sont trop grands (gouvernement des risques) 122 . La dynamique du choix
des instruments est en réalité beaucoup plus complexe dans le domaine
de l’environnement. Ce dernier est une bonne illustration des avantages et
des inconvénients d’une stratégie fondée sur la participation et l’adhésion
des acteurs, notamment les industries polluantes, en vue de déterminer
des seuils convenables pour le rejet de substances toxiques, la gestion des
ressources naturelles et la préservation des écosystèmes. L’élaboration
des politiques publiques est infiniment plus laborieuse dans ce contexte et,
surtout, un large éventail de techniques peut être envisagé sans considéra-

121. P. DURAN, Penser Vaction pubiiqu,, coll « Droit et société », Paris, L.G.D.J., 1999, p. 29
(effort de rationalisation).
122. C. NOIVILLe, Du bon gouvernement des risques, coll. «Les voies du droit», Paris,
PUF, 2003, p. 26 (centralité de l'Etat dans la question des risques écologiques et sani-
taires); B. HUTTER, «Risk Management and Governance», dans P. eLIADIS, M.M. HILL
et M. HOWLeTT, Designing Government. From Instruments to Governance, Montréal/
Kingston, McGill-Queen's University Press, 2005, p. 303, à la page 303 (origines du
concept de risk-based regulaiion.. Le droit public doit intégrer cette dimension. Ainsi,
en France, la problématique du risque ouvre des perspectives nouvelles en droit adminis-
tratif : J.-B. AUBY, « Le droit administraiif dans la société du risque. Quelques réflexions »,
dans CONSEIL d’ÉTAT, Rappott pubiic 2005, Paris, Conseil d’État, 2005, p. 351.
122 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

tion particulière pour le droit : aide financière et prêts, allégements fiscaux,


objectifs négociés, codes volontaires, chartes, contrats, pénalités finan-
cières, couverture par régime d’assurance et, enfin, des règlements négociés,
sorte de règlements-contrats. La politique canadienne de réduction des gaz
à effets de serre met en lumière la complexité des enjeux lorsque l’État ne
peut agir seul avec des moyens limités123. Elle traduit également l’ambiva-
lence de l’action publique qui cherche à stimuler la croissance économique
tout en ayant la responsabilité d’imposer des fardeaux supplémentaires aux
industries réglementées. La lenteur des autorités canadiennes dans l’appli-
cation du Protocole de Kyoto montre néanmoins les limites du programme
politique de la «gouvernance associative» (collaborative governance)124.
Au détriment d’une appréhension plus globale de l’action publique, la
littérature savante a souvent livré une lecture technicienne et scientiste de
ces procédés et de leur interaction (government as a tool-kit)125. Depuis la
parution de l’étude de référence The Choice of Governing Instrument en
1982126, les outils ou instruments de gouvernance ont été systématisés 127 ,

123. Depuis 2005, le Canada a formulé une nouvelle politique sous forme de projet vert:
Aller de l’avant pour contrer les changements climatiques : un plan pour honorer notre
engagement de Kyoto, [En ligne], 2005, [www.changementsclimatiques.gc.ca/] (23 juillet
2005).
124. J. FREEMAN, «Collaborative Governance in the Administrative State», (1997) 1 Un. of
California in Los Angeles L. Rev. 1 ; R. AGRANOFF et M. MCGUIRE, Collaborative Public
Management, Washington (D.C.), Georgetown University Press, 2003, p. 43 (analyse de
modèles dans le contexte urbain).
125. CC. HOOD, The Tools of Government, Londres, Macmillan Press, 1983, p. 115; B.G
PETERS, « The Politics of Tool Choice », dans L.M. SALaMon (dir.), op. cit., note 7, p. 552,
à la page 559.
126. MJ. TREBILCoCK et autres, The Choice of Governing Instrument/Le choix des instru-
ments d’intervention. Étude faite pour le Consell économique du Canada, Ottawa,
ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1982, p. 25 (efficacité technique
et choix des instruments). Pour une analyse rétrospective fondée sur l’introduction de
nouveaux critères : M.J. TREBILCOCK, « The Choice of Governing Instrument : A Retros-
pective», dans P. eLIADIS, M.M. H I L L et M. HOWLeTT, op. cit., note 122, p. 51, à la page
72.
127. S.H. L I N d e r et B.G. PETERS, «The Design of Instruments for Public Policy», dans S.S.
NAGEL (dir.), Policy Theory and Policy Evaluaiion : Concepts, Knowledg,, Causes, and
Norms, New York, Greenwood Press, 1990, p. 103, à la page 107 (critique des essais de
classification). Pour un aperçu des typologies, voir : F. VARONE, Le choix des instruments
des politiques publiques, Berne, Verlag Paul Haupt, 1998, p. 34.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 123

comparés 128 , évalués 129 , selon des paramètres fondés sur les ressources
requises, le degré de coercition, les caractéristiques behavioristes des
instruments retenus, le contexte institutionnel et le type d’acteurs, la nature
du processus, ainsi que les types de coût, pour ne donner que quelques
exemples 130 . Sans être explicités, les enjeux juridiques doivent être en
quelque sorte subsumés selon le moyen préconisé. Le choix du meilleur
instrument serait tributaire d’une connaissance optimale de nombreux
enjeux (art ou science?) 131 , ce qui débouche sur des spéculations fondées
sur la thèse des choix stratégiques et le type de mise en œuvre (implemen-
tation style)132. Le choix des outils de gouvernance présuppose en effet
une adéquation entre la détermination des objectifs et les fins recherchées,
adéquation qui permettrait de systématiser et de classer ces outils en fonc-
tion de paramètres stables du type effectivité, faisabilité, rendement, coût
et, parfois, légalité. Cette tendance est désormais critiquée, car elle ne tient
pas suffisamment compte des dimensions contextuelles liées aux diffé-
rents styles de «modèles de gouvernance», mais également parce qu’elle
ne prend pas assez en considération l’environnement politique, social et
culturel133. Autre élément significatif, la rationalité un peu naïve qui confère
à ces outils de gouvernance une perfection intrinsèque du seul fait de leurs
propriétés formelles pour atteindre des objectifs publics a été dénoncée
par le professeur Roderick Macdonald grâce à l’emploi d’une métaphore
fondée sur un outil polyfonctionnel : le couteau suisse. Sa critique met
en lumière la pauvreté de la logique instrumentale fondée sur les seules

128. M. HOWLeTT, «Policy Instruments, Policy Styles, and Policy Implementation : National
Approaches to Theories of Instrument Choice», Policy Studies Journa,, vol. 19, no 2,
1991, p. 1.
129. R. BAGChUS, «The Trade-off Between Appropriatness and Fit of Policy Instruments»,
dans B.G. PETERS et F.K.M. VAN NISPEn (dir.), Public Policy Instrumenss : Evaluating
the Tools of Public Administration, Cheltenham (R.-U.), Edward Elgar, 1998, p. 46.
130. R. LANDRY et F. VARONE, «The Choice of Policy Instruments : Confronting the Deduc-
tive and the Interactive Approaches », dans P. eLIADIS, M.M. HILL et M. HOWLeTT, op.
cit., note 122, 106, aux pages 109-110.
131. M.M. HILL, «Tools as Art: Observations on the Choice of Governing Instrument»,
dans P. eLIADIS, M.M. HILL et M. HOWLeTT, op. cit., note 122, p. 21, à la page 27. Cette
question renvoie à un débat récurrent sur la nature du management public, comme en
témoigne l’ouvrage de L.E. LYNN, Public Management as Art, Science and Profession,
Chatam (N.J.), Chatam House Publishers, 1996, p. 143.
132. M. HOWLeTT, «What is a Policy Instrument ? Tools, Mixes, and Implementation Styles»,
dans P. eLIADIS, M.M. H I L L et M. HOWLeTT, op. cit., note 122, p. 31, à la page 45.
133. S.H. L i n d e r et B.G. PETERS, «The Study of Policy Instruments: Four Schools of
Thought», dans B.G. PETERS et Frans K.M. VAN NISPEN (dir.), op. cit., note 129, p. 33,
à la page 36; A. RINGELING, «Instruments in Four: The Elements of Policy Design»,
dans P. eLIADIS, M.M. HILL et M. HOWLeTT, op. cit., note 122, p. 185, à la page 193
(governance models).
124 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. .d D. 89

propriétés fonctionnelles d’un outil qui offre une remarquable polyvalence


en vue de répondre à une multitude de situations anticipées. En dépit de
son fort potentiel afin de servir un vaste éventail de besoins abstraitement
définis, cet outil, dont la performance semble acquise, peut perdre toute
utilité faute d’en avoir clairement anticipé les limites et faute de pouvoir
répondre à l’imprévisibilité de scénarios qui en diminue l’efficacité ou la
pertinence 134 . La « science» des outils de gouvernance reste donc aléatoire.
Fait plus problématique, la frontière entre la reproduction du discours néo-
libéral et le registre des études savantes est parfois très mince 135 .
Dans un domaine où l’efficacité constitue le prisme à partir duquel
toute politique publique doit être évaluée, il est étonnant de constater la
faiblesse de ces analyses qui font l’économie de la question du droit. A.B.
Ringeling en fait le constat en affirmant ceci : « The amazing thing is that
practitioners of the policy sciences seems to have forgotten this consi-
deration (legality) when they developed ideas about optimal instrument
choice», tout en rappelant de fortes différences nationales sur le rôle du
droit136. Le statut mineur du droit dans le traitement des politiques publi-
ques a également été constaté en France 137 . Pour la question centrale de
l’efficacité, l’évincement du droit représente une erreur fondamentale, car,
contrairement aux clichés colportés sur l’inefficacité du droit, ce dernier
est lié de près à la pure efficacité dans le choix des outils. Le simple fait
de choisir entre une forme réglementaire ou non réglementaire pour le
choix des procédés emporte des conséquences considérables que nos
travaux et ceux de Pierre Issalys 138 tentent de mettre en lumière. Le même
raisonnement peut être appliqué pour le choix entre des formes classiques
(contrats-décisions-permis-règlements).
Cet « oubli du droit » doit être nuancé. Comme le montre notre étude,
des textes récents diminuent cet écart que le professeur Charles-Albert
Morand avait remarqué en 1999139. Cependant, pour les deux disciplines

134. R.A. MaCdONALd, «The Swiss Army Knife of Governance», dans P. eLIADIS, M.M.
HILL et M. HOWLeTT, op. cit., note 122, p. 203, à la page 225.
135. K. WEBB, «Government, Private Regulation, and the Role of the Market », dans M. M a C
NEIL, N. SARGENT et P. SWAN (dir.), Law, Regulation, and Governance, Oxford, Oxford
University Press, 2002, p. 240, à la page 253.
136. A.B. RINGELING, loc. cit., note 133, 199.
137. D . KENARD, J. CAILLosse e t D . d e D E C H I L L O N , op. cit,, n o t e 103, p . JU.
13ii. P. ISSALYS, op. cit., note 1uz, p. 1 / J (tecnmques non réglementaires).
UV. C-A. MoRAND, Le droit néo-moderne des politiques publiques, coll. «Droit et société»,
Paris, L.G.D.J., lyyy. Voir également l ouvrage collectif de J. CoMMAILLE, L . DUMouLIN
et C ROBERT (dir.), La juridicisaiion du politique. Leçons scientifiques, Pans, LGDJ,
2000. Parmi une riche moisson de contributions, voir notamment: J. CAILLOSSe, «À
propos de l analyse des politiques publiques: réflexions en tiques sur une théone sans
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 125

visées, soit le droit et la science politique, le lien entre les politiques


publiques et le droit public représente trop souvent un angle mort dans
la littérature savante. Cette évolution pourrait être interprétée comme le
résultat conséquent du caractère inadapté de l’approche formaliste du droit,
rendue caduque par l’utilisation trop exclusive du formalisme juridique et
le peu d’ouverture à l’égard de la diversité de l’action gouvernementale. Ce
constat d’inadéquation suscite depuis peu différents axes de réflexion. En
relevant le caractère «inintelligible» de l’approche formelle, ainsi que le
besoin d’adaptabilité manifesté par une approche plus proche des réalités
de l’action publique, le professeur Issalys suggère d’appréhender la diver-
sité des moyens sous l’angle de la légitimité. Contrairement à l’analyse
traditionnelle de ce thème en droit il préconise un critère justificatif fondé
sur la prise en considération de la rationalité et des objectifs des acteurs :
classe politique citoyens juristes experts et gestionnaires Cette pluralité
requiert l’élaboration d’une procédure de légitimation susceptible de remé-
dier à l’inadaptation du droit formel140
Sur la base du même constat (inadaptation du droit formel), nous avons
tenté de mettre en lumière la «plus-value» que représente l’utilisation de
procédés et de mécanismes pour gouverner « au-delà du droit » ou à la péri-
phérie du droit. La désuétude des critères de forme et de procédure associés
à la légalité et à la validité facilite l’émergence de dispositifs normatifs
inclassables dans les catégories officielles du droit. Toutefois, comme ces
mécanismes résultent en grande partie du droit officiel qui les institue ou
les tolère à des fins de commodité administrative, ce qui, au départ, peut
projeter une image d’inadaptation réapparaît sous la forme d’un double
fonctionnel pour instaurer une gouverne néo-juridique dans la formulation
des politiques publiques et le choix des mécanismes de gestion141. Vue sous
cet angle, la gouvernance, dans sa dimension de gouvernance publique,
dégage de nouveaux espaces par une stratégie de dépassement du droit. Si
tous les acteurs peuvent en retirer certains avantages dans la perspective
de la gouvernance associative (collaborative governance), c’est surtout
l’État qui en est le principal bénéficiaire par rapport à l’objet « droit». Loin
d’être neutre, ce rapport fondé sur le principe de l’inclusion / exclusion du

droit», dans J. CoMMAILLE, L. DUMOULIN et C. ROBERT (dir.), idem, p. 47, à la page 50


(ignorance mutuelle de deux champs disciplinaires); et également, P. WARIN, «Mise en
œuvre des politiques publiques et production normative: angle mort de l’analyse des
politiques publiques », dans J. CoMMAILLE, L. DUMOULIN et C. ROBERT (dir.), ibidem,
p. 151, à la page 157 (production normative et analyse des politiques publiques).
140. P. ISSALYS, « Choosing among Forms of Public Action : A Question of Legitimacy », dans
P. eLIADIS, M.M. HILL et M. HOWLeTT, op. cit., note 122, p. 154, aux pages 173-174.
141. D. MoCKLe, loc. cit., note 24, 356 (exclusion de pure convenance).
126 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

droit officiel offre le maximum de latitude aux autorités afin d’élaborer des
outils de gouvernance adaptés à la logique maximaliste de l’efficacité, mais
également en fonction des moyens financiers des pouvoirs publics et des
limites de leur intervention. Ce type d’analyse suppose une vision critique
de la gouvernance qui, au-delà du discours de convivialité entre partenaires
publics et privés, engendre de nouveaux outils de pouvoir fondés sur le
dépassement progressif d’un droit public rendu « inintelligible » par l’action
ou l’inaction volontaire des concepteurs de politiques publiques. La logique
du «choix» reste plurielle, souvent fragmentée par domaines d’interven-
tion, et par la complexité des dispositifs pour atteindre des résultats dans
des champs où l’État ne peut agir isolément.

1.2.2 La rationalité juridique de la gouvernance


et l’hybridation des catégories du droit
Les deux composantes de la gouvernance publique, la gestion publique
(dimension interne de réforme) et les politiques publiques (transformation
de l’action publique), ne sont pas généralement abordées comme un tout
cohérent. Le nouveau management public correspond à un champ spécia-
lisé qui peut paraître éloigné de la logique instrumentaire des outils de
gouvernance. Si ces deux domaines génèrent un « droit de la gouvernance »,
la rationalité de ce nouvel avatar du droit public reste probablement plus
difficile à décoder que ses manifestations.
En dépit de la disparité des moyens, l’accent mis sur la prestation
des services et la rationalisation des ressources ainsi que l’évaluation
des politiques et des instruments montrent l’influence considérable du
nouveau management public dans ses trois composantes, soit l'efficacité,
l’efficience et l’économie. Le premier élément de transformation de la
rationalité juridique repose sur l’impact majeur que représente l’évaluation.
Non seulement le droit est soumis à une évaluation critique pour satisfaire
aux impératifs du rendement et de l’efficacité, mais il doit également inté-
grer des mécanismes d’évaluation dans le contexte de la nouvelle gestion
publique. Double perspective où le droit est évalué et sert également d’outil
d’évaluation. Si le premier vecteur montre l’influence considérable de l’ana-
lyse économique du droit, le second laisse voir en revanche la juridicisation
progressive du management 142 à des fins de légitimité et de légalité dans les
moyens retenus. Si la progression du nouveau management public repose
sur l’élaboration d’un cadre scientifique pour les instruments de gestion,
sa validité, comme dans le monde des sciences, ne peut être confirmée que

142. J. CHEVaLLIER, « La juridicisation des préceptes managériaux», Politiques et manage-


ment public, no 4, 1993, p. 125 («managérisation» du droit).
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 127

par l’existence d’instruments de mesure (le facteur temps, le nombre de


membres du personnel, les ressources budgétaires, les résultats, la composi-
tion numérique des clientèles ciblées). Par rapport à la rationalité classique
du droit, l’apparition de 1'«évaluation» constitue une rupture profonde,
car, dans ses attributs traditionnels fondés sur la légalité et la validité, le
droit ne pouvait que refléter le principe d’ordre inhérent à tout système
de classement. L’évaluation 143 requiert ainsi une capacité d’analyse des
moyens d’action pour satisfaire à une forme de connaissance exacte,
universelle et vérifiable. Jusqu’ici, l’universalité du droit ne pouvait trouver
de véritable sens que dans la «forme» des normes abstraites, générales et
impersonnelles, alors que le monde des sciences postule l’universalité sur
le fond grâce à des lois scientifiques qui ne peuvent être confondues avec
les lois du droit 144 . L’intégration de l’évaluation scientifique par le droit
ne peut toutefois être considérée comme une nouveauté absolue pour le
droit contemporain. Outre le droit de l’environnement qui utilise les études
d’impact à diverses fins, le droit de la preuve requiert souvent une expertise
de nature scientifique. La gouvernance introduit néanmoins une rupture
quantitative et qualitative en intégrant ces sciences du gouvernement à la
gestion et à l’action publiques.
Si Hobbes est visé pour expliquer la généalogie du nouveau manage-
ment public, il peut l’être à plus d’un titre pour les prétentions scientifiques
de la gouvernance contemporaine, car il avait assimilé l’ordre juridico-poli-
tique à une horloge dans la préface de la deuxième édition du De Cive en
1647145. Il faut dès lors s’interroger sur le sens du recoupement contem-
porain entre le droit et la gestion, car ce n’est pas la première fois que le
paradigme scientifique rejoint ainsi la pensée juridique 146 . L’hypothèse
d’une conception mécanique du droit ne peut toutefois être retenue, car
elle représente largement les aspirations du modèle traditionnel du type
positiviste. À cette étape de l’analyse, nous ne pouvons que constater, à la

143. Dans l’analyse des transformations de la technique juridique, Jacques Chevallier


constate l’importance des mécanismes et des méthodes d’évaluation sur le thème du
«droit réflexif»; J. CHEVaLLIER, L’État post-moderne, coll. «Droit et société», Paris,
L.G.D.J.,2003,p. 135. C.A. Morand caractérise davantage le droit réflexif par F existence
de programmes relationnels, thème que nous abordons comme seconde caractéristique
de la gouvernance: C.A. MoRAND, op. cit., note 139, p. 127 et suiv.
144. P. aMSELeK, « Lois juridiques et lois scientifiques», (1987) 6 Droits 131, 136 (paradigme
scientifico-juridique dans la pensée juridique).
145. T. HOBBES, De Cive ou les fondemenss de la politique, coll. «Philosophie politique»,
Paris, Publications de la Sorbonne, S>irey, 1981 [2e éd. : 164/J, p. 63.
146. A. DUFOUR, « L e paradigme scientifique dans la pensée juridique moderne», dans P. a M -
SELeK (dir.), Théorie du droit et science, coll. «Léviathan», Paris, PUF, 1994, p. 147, à
la page 150 (analyse de différents types de paradigmes).
128 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

suite d’autres chercheurs, la juridicisation de certains préceptes managé-


riaux147, en notant toutefois une évolution significative vers un paradigme
plus proche du monde des sciences exactes. Si la gouvernance reflète la
primauté des sciences du gouvernement, le droit de la gouvernance exprime
cette tendance par simple osmose.
Le second élément de transformation repose sur le caractère rela-
tionnel de la gouvernance. En délaissant de plus en plus les modes classi-
ques du type autoritaire et unilatéral, l’État cherche à associer les acteurs
directement visés par l’élaboration des politiques publiques ainsi que des
organismes publics autonomes en négociant des ententes de gestion qui leur
permettent de disposer d’une autonomie appréciable dans l’exécution d’ob-
jectifs pour lesquels ils peuvent être sollicités. Cette dimension relationnelle
est souvent présentée sous la forme de la contractualisation des échanges
et de la préférence pour des solutions consensuelles. Le modèle du contrat
s’insère ainsi dans un tableau composite de l’action publique où des modes
classiques d’intervention coexistent avec des formules hybrides qui diluent
la formule originelle du contrat vers des relations négociées ou des prati-
ques transactionnelles Il n’est guère possible de concevoir une «contrac-
tualisation systématisée des échanges 148 » car la gestion des risques (risk
management) requiert parfois une réglementation très stricte pour des
substances hautement toxiques ou des activités dangereuses Le Drincipe de
précaution exige la DIUS grande prudence Toutefois ce constat DIUs nuancé
ne veut pas nier le succès indéniable du phénomène contemoorain lié au
fait d e « gouverner p a r contrat 1 4 9 » L a contractualisation c o m m e technique

147. J. CHEVaLLIER, loc. cit., note 142, 118 (thème de l’évaluation); C.-A. MoRAND, op. cit.,
note 139, p. 108.
148. A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique. 2. Gouvernants sans frontières, coll.
«Droit et société», Paris, L.G.D.J., 2003, p. 70.
149. P. LASCOUMES, «Autorité, efficacité et légitimité des instruments conventionnels d’action
publique», dans N. KASIRer et P. NOREAU (dir.), Sources et instrumenss de justice en
droit privé, Montréal, Éditions Thémis, 2002, 333, p. 342 (analyse contextuelle de l’ac-
tion publique conventionnelle) ; J.-P. GAUDIN, Gouverner par contrat : l’action publique
en quesiion, Paris, Presses de sciences po, 1999, p. 38 (essor des politiques contrac-
tuelles) ; Y. FORTIN, « La contractualisaiion dans le secteur public des pays industrialisés
depuis 1980: hors du contrat point de salut», dans Y. FORTIN (dir.), La contractuali-
sation dans le secteur pubiic des pays industrialisés depuis 1980, Paris, L’Harmattan,
1999, p. 5. Ce thème n’est pas une nouveauté en droit public. Pour la France, voir:
M. HECQUARt-THÉRON, « L a contractualisaiion des actions et des moyens publics
d’intervention» (1993) A.J.D.A. 451 ; P. LASCOUMES «Négocier le droit formes et
conditions d’une activité gouvernementale conventionnelle » Politiques et maaagement
publics vol. 4 1993 p. 47. Pour la Grande-Bretagne voir: I. HARDEN The Contracting
State coli « Studies in Law and Politics » Buckingham Open University Press 1992 ;
M FREEDLAND « Government by Contract and Public Law » (1994) Public Law 86 95 (le
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 129

de gestion des affaires publiques est en effet une composante essentielle de


la nouvelle gestion publique. Elle serait même un élément fondamental de
la modernisation de l’action publique 150 . Grâce à des ententes-cadres, les
autorités centrales négocient avec les agences ou avec d’autres organismes
des objectifs ciblés, des résultats et des mécanismes de gestion. Le nouveau
management public repose dès lors sur une concertation dont la dimension
conventionnelle ou négociée se confond subtilement avec la planification.
Lorsque les préceptes du nouveau management public s’appliquent à tout
l’appareil d’État (comme au Québec), les objectifs sont taillés sur mesure
pour chaque ministère et organisme en vue de mettre en œuvre la gestion
par résultats. Entre le conventionnalisme diffus et la planification dirigiste,
le compromis ainsi atteint peut répondre aux exigences de la nouvelle
gestion publique sans que le droit devienne pour autant plus intelligible
dans la technique retenue.
L’analyse de l’efficacité et de l’effectivité du droit privé des contrats
comme technique de régulation rejoint également le domaine des politiques
publiques 151 . La nécessité d’inclure les acteurs publics et privés dans l’éla-
boration des politiques publiques, et de les y associer, est présentée comme
un des traits distinctifs de la gouvernance (collaborative governance). Le
modèle du réseau 152 rejoint ainsi l’horizontalité des rapports animés par la
logique de partenariat. L’horizontalité forme une dimension essentielle de
la gouvernance contemporaine, tant pour la gestion publique 153 que pour
les politiques publiques 154 . Si ce phénomène accentue la place du contrat
dans l’action publique, la technique contractuelle ne représente pas une
nouveauté en droit public. Dans les ouvrages de droit administratif qui sont
dans la mouvance romano-germaniste du droit, la présentation du régime
du contrat administratif constitue une étape indispensable dans l’éventail

droit administratif britannique offre peu de règles contraignantes pour baliser l’utilisation
de la technique contractuelle). P. VINCENT-JoNES, « The Regulation of Contractualisation
in Quasi-Markets for Public Services », (1999) Public Law 304, à la page 316 (lien entre
régulation et contractualisation).
150. J.-P. GAUDIN, «Le sens du contrat dans les politiques publiques», Esprit, février 2001,
p. 115 (contrat et modernisation de l’action publique).
151. H. CoLLINs, Regulating Contracts, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 56.
152. M. CASTELLS, La société en réseaux. L’ère de l’informaiion, 2 e éd., Paris, Fayard, 2001,
p. 575 (société en réseaux) ; F. OST et M. VAN DE KERCHOVe, De la pyramide au réseau ?,
Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 265 (l’impact de
l’émergence du réseau sur la théorie du droit).
153. J. BOURGAULt, loc. cit., note 27, p. 26.
154. J. PIerRE et B.G. PETERS, op. cit., note 11, p. Il et 45.
130 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

des procédés de l’action gouvernementale 155 . Faute de nouveauté, c’est


dans l’utilisation de formules de rechange et, à bien des égards, dans la
dilution et l’hybridation qu’il faut chercher les manifestations contem-
poraines de la technique contractuelle. Outre la croissance quantitative
des contrats impliquant des personnes morales de droit public, croissance
qui, somme toute, reste difficile à mesurer avec des chiffres, ce sont des
formules moins orthodoxes qui font la fortune du contrat comme tech-
nique de gestion et de régulation. Ce succès a toutefois un prix. Le contrat
est d’abord menacé de dilution par des pratiques du type «ententes»,
«engagements volontaires» ou simples accords relevant d’un processus
de négociations 156 . Son existence est également rendue plus problématique
du fait de la multiplication de formules que nous pourrions qualifier, faute
de mieux, d’«engagements collectifs» en vue d’atteindre des objectifs et
des résultats. Entre la démarche contractuelle et la formule traditionnelle
du contrat, l’ambivalence est réelle157. Les codes volontaires, les codes de
conduite, les chartes d’usagers, les règlements négociés, la contractualisa-
tion du contrôle, les dérogations conditionnelles, les ententes sur la perfor-
mance, les ententes sectorielles, les partenariats, les mesures volontaires,
les normes de substitution, ainsi que la cooptation de règlements négociés
ou de règles techniques par accord avec les industries réglementées, consti-
tuent autant de manifestations qui peuvent être interprétées comme une
problématique d’éclatement du contrat.
Le troisième élément constitue à maints égards la synthèse des deux
précédents. La gouvernance contribue à l’évincement des catégories classi-
ques du droit. Elle génère un droit composite qui transcende la distinction
public-privé, ainsi que la distinction entre les actes unilatéraux et bilaté-

155. Le Québec en offre un bon exemple: P. ISSALYS et D. LeMIEUX, L’aciion gouverne-


mentale. Précis de droit des instituiions administratives, 2 e éd., Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 2002, p. 997 et suiv.; P. GARANT, Droit administratif, 5 éd., Cowansville,
Éditions Yvon Blais, 2004, p. 383 et suiv. ; R. DUSSAULt et L. BORGEAT, Traité de droit
administratif, 2 e éd., t. I, Québec, PUL, 1984, p. 593 et suiv. Les ouvrages généraux de
droit administratif dans le monde anglo-canadien et britannique n’abordent pas le thème
des contrats.
156. En France, ce thème est récurrent: G. QUITANE, «L’action publique et les ambiances
contractuelles», dans C. PIGAChe (dir.), Les évolutions du contrat: contractuallsation
et procéduralisation, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2004, p. 27; S.
ERBÈS-SEGOTN (dir.), Le contra,, usages et abus d’une notion, Paris, Desclée de Brower,
1999, p. 1-22 (introduction) ; J. CAILLOSSe, « Sur la progression en cours des techniques
contractuelles d’administration», dans L. CADiet (dir.), Le droit contemporain des
contrats, Paris, Economica, 1987,p. 89,àlapage91 (examen de l’évolution des procédés
contractuels).
157. S. TROSA, Quand l’État s’engage. La démarche contractuelle, Paris, Éditions d’Organi-
sation, 1999, p. 82 (contrat légal ou démarche contractuelle).
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 131

raux. Le décentrement relatif des politiques publiques par osmose avec des
acteurs privés, de même que l’impact non négligeable de la mondialisation
et le développement des institutions de marché au détriment des protections
nationales (néolibéralisme), rend plus aléatoire la configuration tradition-
nelle du droit positif. Dans la recherche de ce qui pourrait constituer une
nouvelle raison juridique, André-Jean Arnaud constate la rupture de la règle
des trois unités (unité de temps, unité de lieu, unité d’action) qui a régi le
droit aussi bien que le théâtre classique 158 . Dans le même esprit, la rupture
de l’unité de lieu et d’action est à l’origine des réflexions de Sabino Cassese
sur Y arena pubblica en transposant dans une autre dimension spatiale ce
droit composite (ordinamenti compositi) qui sert de laboratoire à l’expé-
rimentation de formules nouvelles 159 . En signalant la dualité croissante du
Ius Inventum et du Ius Positum Cassese met en lumière le phénomène
de dépassement du droit positif160 À défaut de pouvoir offrir un contre-
modèle cohérent et homogène la gouvernance accentue cette dimension
composite où le droit traditionnel est pour ainsi dire « complété » par un
vaste ensemble de formules de rechange qui ne peuvent DIUS être considé-
rées comme un phénomène marginal Cette tension oourrait éventuellement
engendrer un effort d’assimilation et d e rattranage n a r le droit nositif D a n s
l’attente de ce d é n o u e m e n t l’analyse inrirlirme He l'action miblinne ne nent
ç • v ™ A ' A- •+•*• A 161 A A \-
raire i économie cie ces nouveaux Qisposiuis cie gouvernance . /\u-cieia
A ' <-• U <-1 1 A' A <-• A A A <-162 1 'a
de reactions hostiles sur la degradation des sources du droit 1 , la reflexion
• A- 3 - • < - ' 1 U • 4. I A A' A 4.
juridique est orientée vers un laborieux travail de décodage, notamment
r 163
en t r a n c e .
158. A.-J. ARNAUD, op. cit., note 148, p. 90.
159. S. CASSESE, Lo spazio giuridico globale, Rome/Bari, Editori Laterza, 2003, p. 77.
Le thème de Varena pubblica revêt plus d’importance dans son ouvrage de 2002: S.
CASSESE, La crisi dello Stato, coll. «Sagittari», Rome/Bari, Editori Laterza, 2002, p. 74
(arenapubblica: nuoviparadigmiper lo Stato).
160. S. CASSESE, Lo spazio giuridico globale, op. cit., note 159, p. 77.
161. Pierre Issalys suggère de prendre acte de cette situation afin de résoudre le problème
de la légitimité tout en formulant des réserves sur les limites de l’approche formaliste
du droit: P. ISSALYS, loc. cit., note 140, 167 (accepting the explosion informs of public
action). Dans la littérature savante, la question de la légitimité est récurrente : M. LANORd
FARINELLI, « L a norme technique: une source du droit légitime», (2005) R.F.D.A. 738,
748 (absence ou sous-représentation de partenaires essentiels).
162. F. OSMAN, «Avis, directives, codes de bonne conduite, recommandations, déontologie,
éthique, etc., réflexions sur la dégradation des sources privées du droit», (1995) RTD
civ., 509.
163. P. DEUMier, Le droit spontan,, Paris, Economica, 2002, p. 323 (intégration du droit
spontané dans les ordres juridiques) ; B. DELAUNAY, «Chartes, usagers et engagements
de qualité dans le secteur public», dans Y. FORTIN (dir.), op. cit., note 149, p. 147;
V. bLéhAUT-DUBOIS, «À l’école des chartes», (2004) A.J.D.A. 2431,2433 (lacharte, acte
unilatéral ou contractuel ?).
132 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

Ce droit positif qui pourrait être qualifié par pure convenance de « droit
classique» est altéré dans ses trois composantes classiques du jugement, de
la loi et du contrat. Si les formules nouvelles induites par la gouvernance
reposent sur une logique d’hybridation, cette évolution résulte en grande
partie de l’élargissement de la technique contractuelle. Pour la loi (normes
abstraites, générales et impersonnelles), c’est davantage le processus d’éla-
boration qui est rejoint par l’approche consensuelle, car la nature finalisée
des programmes (normes-objectifs) ne repose pas systématiquement sur
la négociation pour leur application. Cependant, comme ces objectifs sont
souvent le fruit d’une action concertée entre l’État et des acteurs privés,
la gouvernance projette l’image d’un conventionnalisme qui imprègne ses
mécanismes et ses procédés. Ce phénomène de contractualisation des actes
unilatéraux revêt une importance particulière pour répondre aux objectifs
du développement durable ce qui incite la littérature savante à segmenter
la gouvernance par champ d’application Il existe ainsi une gouvernance
environnementale qui possède une rationalité proore tout en exacerbant
quelques caractéristiques de la gouvernance oubliaue Les mécanismes de
rechange à la réglementation occupent une olace grandissante: ententes
attestations certificats d’autorisation nrogrammes d’assainissement codes
volontaires '• partenariats certification Sur le plan He la technirme inr'irlirme
les c o d e s volontaires r e p r é s e n t e n t à bien des épards u n e altération rie
i> <- -i <-' i/- J M A A \ m-A i’ <- - ' •' ’-i •*
1 acte unilateral (modele du code) au profit de 1 acte négocie, sans qu il soit
possible de déterminer avec certitude si les engagements qui en découlent
' 1 1 A. A T1 C 4 A ' • 1> 1 • A. J ’ I'*.*.'

constituent réellement des contrats, ils font désormais 1 obi et d une litte-
• J ' I I J 1 1 ' - 1 ' J 1 ’ • 4. /

rature considerable dans le champ specialise de 1 environnement (gouver-


^ 1 Nlfi. T 1 1 ^ ' 1 1 1-4-
nance environnementale) . Les approches volontaires dans les politiques
i i ’ - ' ' i i’ ' i i i’^^T^i-. , n n ~
de 1 environnement ont ete le sujet d une vaste etude de 1 OCDL en 2003
i i i • i ' • ' i i i - i
en vue de les analyser isolement, mais également dans la perspective de
i -1- i’ • / i .

leur utilisation avec d autres instruments (permis, subventions, taxes ou


NlfiS ^ i i é 11 1 1 i 11
10
redevances)
164. T. DIETZ et-'.P.C.
Cette mixité
STERN (dir.), illustre la for
New Tools dynamique des Proteciion.
Environmental «outils de Education,
gouver-
Information and Voluntary Measures, Washington (D.C.), National Research Council,
National Academy Press, 2002, partie m (8 textes), p. 213 et suiv. ; G.B. DOERN, «Insti-
tutional and Public Administration Aspects of Voluntary Codes », dans K. WEBB (dir.),
Voluntary Codes: Private Governance, the Public Interest and Innovaiion, Ottawa,
Carleton University, 2004, p. 57 ; C. CarRARO et F. LéVêQUE (dir.), Voluntary Approa-
ches in Environmental Policy, Dordrecht (Ne.), Kluwer, Academic Publishers, 1999.
INDusTRIE CANADA, Un cadre d’évaluaiion pour les codes volontaire,, Ottawa, Centre
d’information d’Industrie Canada, [En ligne], 2005, [strategis.ic.gc.ca/volcodes] (15 juillet
2005).
165. ORGANISATION d e CooPÉRaTION e t d e DÉVeLOPPEMENt éCoNOMiQues (OCDE), Les
approches volontaires dans les politiques de l’environnement, Paris, Service des publi-
cations de l’OCDE, 2003, p. 109 et suiv.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 133

nance» et l’importance de la dimension relationnelle. Plusieurs mécanismes


que nous avions recensés dans notre étude de 2002 montrent sur différents
registres la place de la relation négociée dans la détermination des règles
et des normes 166 . Dans le même esprit, Pierre Issalys fait le constat du
développement des pratiques de réglementation négociée167.
Entre les actes unilatéraux et bilatéraux, le brouillage des catégories
montre la désuétude relative du droit positif devant les dispositifs normatifs
issus de la gouvernance. La figure du Jugement n’échappe pas à ce double
mouvement où convergent la nouvelle gestion publique et la contractua-
lisation de la procédure contentieuse. Pour la dimension du type manage-
ment public, le thème discret et neutre de la « réforme de l’État» cache en
réalité des mutations plus profondes vers une «justice commensurable 168 »,
soumise aux impératifs de l’évaluation 169 . Dans le monde anglo-américain,
le prestige particulier de la fonction judiciaire rend moins visible cette stra-
tégie du rendement. De façon discrète, l’appareil de la Justice n’en reste
pas moins évalué compte tenu de l’ampleur de son coût de fonctionnement.
Les modes non contentieux de règlement des litiges répondent aux attentes
comptables pour atteindre des objectifs budgétaires Par leur dimension
relationnelle ils s’insèrent dans ce mouvement de contractualisation de
la justice 170 qui permet d’aboutir pour une proportion grandissante de
dossiers au règlement contractuel du litige (transaction) Si les recherches
des années 90 ont privilégié la tvDologie des mécanismes et l’évaluation des
formules de rechange les réflexions contemporaines évoluent davantage
vers la signification et les implications des m o d è l e s p r o c e s s u e l s fondés
sur la conciliation et la médiation n o t a m m e n t en droit administratif 1 7 1
D a n s le contexte de la gouvernance la médiation représente un outil de
gouvernance susceptible d offrir une solution à l impasse budgétaire que
1 C 4.- 4. A 1> I • A- • • A A-

représente le fonctionnement de 1 appareil judiciaire dans sa dimension


contentieuse (rôle du procès dans le règlement du litige). Du fait qu elle
- A' J J n ± 17, 11 1 -j. 1’ a J

constitue un procède de gestion des conflits1 , elle subit 1 influence du

166. D. MoCKLe, loc. cit., note 25, 200 (codes de conduite et codes volontaires).
167. P. ISSALYS, op. cit., note 102, p. 62.
168. E. SERVERIN, «Quelles mesures pour la justice ?», dansL. CADietet L. RICHER, Réforme
de la justice, réforme de l'Etat, coll. «Droit et justice», Pans, PUF, 2003, p. 49, à la page
62 (diversité des indicateurs).
169. E. BREEN, loc. cit., note 21, 25.
170. Voir les textes regroupés sur le tneme de la contractualisation de la justice dans L. CADIET
et L. RIChER, op. cit., note 168, p. 185 et suiv.
171. C. OUY-eCABeRT, Procédure administrative et médiaiion. Inscription d un modèle proce-
dural dans un contexte en mutaiion, Bruxelles/Zurich, Bruylant/Schulthess, 2002, p. 109
(évocation de la nouvelle gestion publique).
1 II. E. Le ROY, « L a médiation mode d emploi», (1995) 29 Droit et dociete 39, 43.
134 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

nouveau management public tout en étant l’expression d’une politique


publique pour le règlement négocié des différends. À ce titre, la médiation
devient l’expression de la nouvelle gouvernance publique.
Composé de formules nouvelles et de droit traditionnel, le droit de la
gouvernance représente un élargissement considérable du champ juridique.
Il engendre aussi une tension notable entre des moyens de dépassement du
droit par des solutions de rechange et l’utilisation des catégories tradition-
nelles du droit public. Fait également significatif, la gouvernance publique
constitue un changement dans les techniques de «bon gouvernement».
Faut-il dès lors se résoudre à la considérer comme un facteur d’élargisse-
ment de la technique juridique sans que la dimension organisationnelle soit
pertinente? Comme il s’agit de «gouverner autrement», la nature des insti-
tutions pourrait sembler secondaire. Cette dimension doit également être
examinée, car le phénomène des agences n’est pas étranger à la nouvelle
gouvernance publique.

2 Les principes de la gouvernance et les organismes publics différenciés :


la distinction entre le politique et l’exécution
La logique des outils de gouvernance représente une tentative de
dépassement des contingences institutionnelles. En décrivant la « nouvelle
gouvernance« » comme un changement de paradigme, L.M. Salamon place
cette rupture pour l’administration publique et les politiques publiques
dans l’abandon de l’analyse centrée sur les agences gouvernementales
au profit des tools or technologies of pubiic action (from agency and
program to tool)113. De même, l’application uniforme des principes de la
nouvelle gestion publique à l’ensemble de l’appareil d’État (ministères et
organismes) semble retirer toute pertinence à la dimension institutionnelle
puisque le nouveau management public ne serait pas tributaire d’un modèle
particulier dans les organisations administratives.
Puisque la gouvernance apparaît à bien des égards comme une trans-
formation dans les méthodes de gestion et de gouvernement, il pourrait
être facile de tirer un trait sur la question des organisations pour insister
davantage sur les mécanismes et les technologies de pouvoir. Ce serait une
erreur, car la gouvernance constitue, tout au contraire, un cadre propice
à l’affirmation d’organismes publics différenciés. En diffusant en 2002 un
important rapport intitulé Les autres visages de la gouvernanee pubiique :
agence,, autorités administratives et établissemests public, l’OCDE
cherche à mettre en lumière le phénomène croissant des organismes publics

173. L.M. SALaMon, loc. cit., note 119, 9.


D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 135

différenciés à des fins de gestion à distance 174 . L’OCDE constate l’exis-


tence d’un débat international sur les agences, autorités administratives et
établissements publics qui relèvent de la mouvance de la nouvelle gestion
publique (newpublic management). Si ce rapport reflète la progression d’un
nouveau modèle, celui des agences, connues également comme agences de
services ou de prestations, l’expression en anglais, executive agencies, pose
de façon plus explicite les vrais enjeux. Le terme agency a été tradition-
nellement associé dans le monde anglo-américain à un modèle spécifique :
V administrative agency. Comme ces organismes ont été liés à la régulation
et à l’élaboration des politiques, deux modèles d’organismes différenciés
peuvent désormais être mis en opposition sur le seul fondement de la tradi-
tion américaine du droit public : Y executive agency et la regulatory agency.
Ce rapprochement n’est pas qu’une simple question de sémantique fondée
sur le terme agency et, en dépit des apparences, cette similitude n’est pas
limitée au droit américain.
Le projet politique de la gouvernance repose sur une séparation de
plus en plus marquée entre, d’une part, l’exécution (le fonctionnement),
les services et les prestations et, d’autre part, l’élaboration des politiques
(le politique) qui peut relever autant des ministères traditionnels que d’or-
ganismes administratifs autonomes ayant divers statuts et fonctions 175 . La
distinction entre le politique et l’opérationnel est un présupposé qui est issu
du management 176 , et ce n’est que pour faciliter la clarification de certains
principes qu’elle a été introduite en droit public américain, puis subsé-
quemment en droit canadien. Comme cette distinction existait bien avant
l’apparition de la thématique de la gouvernance, il est indispensable de
revoir la question des agences pour mieux mesurer l’impact de la nouvelle
gouvernance publique. Deux modèles d’agences reflètent désormais la bipo-
larité induite par la gouvernance.

2.1 L’élaboration des politiques:


la diversité des organismes de régulation
En droit public nord-américain, les organismes de régulation ne repré-
sentent plus un élément de nouveauté ou de rupture. Les adaptations liées
au paradigme de la gouvernance montrent toutefois une évolution dans

174. ORGANISATION de CooPÉRATION e t de DÉVeLOPPEMENt éCONOMiQUEs (OCDE), op. cit.,


note 85, p. 9-10.
175. P. AucorN, « Restructuration du gouvernement à des fins de gestion et de prestation des
services publics», dans B.G. PETERS et D. SAVOIE, op. cit., note 44, p. 241 (séparation
des responsabilités opérationnelles des responsabilités politiques).
176. À titre d’exemple, voir P.J. MAY, «Policy Design and Implementation», dans B.G. pETers
et J. PIerRE (dir.), op. cit., note 42, p. 223.
136 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

les techniques et les procédés, les missions et les modes d’intervention.


Dans ce contexte, évoquer le «deuxième âge», voire le «troisième âge»,
d’un modèle qui a été largement présenté comme différent et novateur
comporte plusieurs risques. Il ne s’agit en fait que de la dernière phase
dans l’évolution d’un modèle qui a connu une expansion considérable au
cours des années 60 et 70177, cette période pouvant être classée par simple
commodité comme celle du «deuxième âge» après le «premier âge» du
New Deal 178 . Cette diffusion a créé un modèle « classique» qui a fait l’objet
de nombreuses publications et qui constitue un élément important pour
l’enseignement du droit administratif dans le monde anglo-américain, et
même ailleurs, désormais, compte tenu de son expansion. Avant d’évaluer
son adaptation au paradigme de la gouvernance, il est indispensable de
revenir brièvement sur la conceptualisation de cette forme d’organisation
administrative. Les conditions qui ont présidé à l’élaboration de ce type
d’organisme administratif, conçu comme une «solution alternative» (au
sens anglais du terme), montrent l’étonnante polyvalence qui le prédes-
tinait à l’utilisation des techniques «alternatives» de la gouvernance.
Cette convergence requiert une analyse plus fine en vue de déterminer si
ce type d’organisme a servi de laboratoire pour les concepts issus de la
nouvelle gouvernance publique, ce qui pourrait constituer un démenti à
l’idée préconçue d’une adaptation.
L’existence de nombreux organismes de régulation requiert toute-
fois une clarification. Comme le lien entre mondialisation et régulation est
incontestable 179 , il serait facile de les exhiber comme le mécanisme insti-
tutionnel type de la nouvelle gouvernance publique mondialisée. Ce qui
pose problème pour cette assimilation, c’est la chronologie qui a présidé

177. «Congress created over 30 new agencies during this period alone, responding largely
to increasing public demands that government eliminate race and sex discrimination,
promote worker and consumer safety, protect individual and environmental health,
and prevent consumer fraud»: J.L. MASHAW, R.A. MERRILL et P.M. SHANE, Adminis-
trative Law. The American Public Law System, 5 e éd., St.Paul (Minn.), Thomson/West
Publishing, 2003, p. 6 ; C. Sunstein, After the Rights Revolution : Reconceiving the Regu-
latory State, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990, p. 25 (liste des agences
par période, New Deal et années 60 et 70).
178. Ce constat requiert quelques nuances. Si des organismes majeurs (en conservant les
appellations originales) du type du National Labor Relations Board (1935), ainsi que la
Civil Aeronautics Authority (1938), ont été créés durant le New Deal, le modèle initial,
l’Interstate Commerce Commission remonte à 1887 (Federal Trade Commission en
1914). Le Federal Reserve Board a été créé en 1913. Le système des agences n’est donc
pas né avec le New Deal.
179. Le paradoxe que pose leur association a été évoqué sous forme de «difficulté dialec-
tique» par M.-A. FRISON-ROCHE, «Définition du droit de la régulation économique»,
D. 2004.11.126, par. 6.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 137

à l’émergence de ces organismes autonomes en droit anglo-américain. Le


modèle de la «grande agence fédérale» du droit américain a connu son
essor dans une période de dirigisme économique, celle du New Deal, pour
obtenir ensuite un succès indéniable durant l’expansion maximal de l’État
providence. Le modèle des «agences» est alors à ce point prégnant que
des auteurs américains présentent sous le titre Administrative Law des
monographies où le droit administratif repose entièrement sur le modèle
des agencies1^0. Dans d’autres ouvrages, la présentation de la U.S. Public
Administration est rapidement monopolisée par la description et l’analyse
du modèle de Vadministrative agencym. Dans le contexte de l’économie
nord-américaine axée sur la concurrence et le marché, les agences ont
été largement associées à l’interventionnisme étatique, au point d’appa-
raître comme le fondement de l’État administratif (administrative state).
Le Canada a suivi de près cette tendance, notamment en droit fédéral, avec
le modèle de l’organisme administratif autonome 182 qui s’avère un élément
classique de l’architecture administrative et une rubrique incontournable
dans les ouvrages de droit administratif.
En droit public américain, le recul est suffisamment important pour
évoquer les «trois âges» des ces agences, celui du New Deal, celui du
Welfare State et la période actuelle du Reinventing Government héritée de
l’administration Clinton-Gore. Au Canada, la continuité demeure la règle.
Il faut être très prudent avant d’associer les agences à la déréglementation
et à la privatisation issues des formes contemporaines de la gouvernance,
car, vue d’Amérique, cette affirmation est un total contresens. Tout au
contraire, les tendances actuelles montrent que leur abolition (l’adminis-
tration Reagan a supprimé le Civil Aeronautics Board en 1985) constitue
parfois un préalable à une gouvernance du type néolibéral. L’évolution
globale du droit canadien et américain laisse voir néanmoins la péren-
nité et la vitalité de ce modèle. Il s’insère fort bien dans le paradigme de
la gouvernance qui, faute de bases juridiques pour sa propre généalogie,
peut opportunément trouver des appuis en droit public anglo-américain : la

A.C. aMAN et W. T. MAYTON, Administrative Law, 2 éd., St.Paul (Minn.), W est Publishing,
2001 ; G. LAWson, Federal Administrative Law, 3 e éd., St.Paul (Minn.), Thomson/West
Publishing, 2004.
181. J.L. MASHAW, R.A. MERRILL et P.M. SHANE, op. cit., note 177, p. 2 (place centrale du
modèle des agences); A.E. BONFIELD et M. ASIMOW, State and Federal Administrative
T 'le ' J Ci.- T-» 1 /A f \ 117 .. T~» 1 1 ' 1 ' 1f i n d 'l A J ' ' .- .-' T J 1

Law, 2 ed., St.Paul (Minn.), West Publishing, 1998, p. 2: «Administrative Law deals
with the legal principles common to all administrative agencies ».
182. «Ce type d’organisation gouvernementale, largement inspiré du modèle américain, est
un outil particulièrement attrayant lorsque l’État cherche à accroître son intervention
sur les plans économique et social»; CoMMISSION de RÉFORMe du DROIt du C A N a d a ,
Les organismes administratifs autonomes, rapport no 26, Ottawa, 1985, p. 5.
138 Les Cahiers de Droit (2006) 47 C. de D. 89

distinction entre l’élaboration des politiques publiques et celle de l’exécu-


tion, dite « sphère opérationnelle », d’où la distinction entre les actes politi-
ques et les actes opérationnels 183 . En dépit des controverses sur sa validité
et les modalités de son application 184 , cette distinction a marqué certaines
mentalités en droit public et en gestion publique, au point de concevoir
comme «quasi naturelle» une distinction de principe entre l’élaboration
des politiques et leur exécution. Un constat peut ainsi être dressé. Deux
modèles d’agences sont désormais présents : celui des agences de régulation
(premier modèle par ordre chronologique) et celui, plus récent, en pleine
expansion, des agences d’exécution.

2.1.1 La flexibilité des organismes polyfonctionnels


Sur une base chronologique, les organismes de régulation peuvent être
perçus comme le modèle type de l’organisme public différencié. Par leur
dissociation institutionnelle et juridique des ministères verticalement inté-
grés, par leur personnalité juridique et par leur autonomie administrative, ils
anticipaient à bien des égards l’évolution actuelle où les organismes diffé-
renciés constituent l’une des manifestations de la gouvernance. Puisque
la «dissociation» et la «différenciation» sont les caractéristiques de la
gouvernance contemporaine (structure supérieure de gouvernance, dispo-
sitif de contrôle différencié, large autonomie de gestion, spécialisation des
fonctions)185, le rapprochement reste possible. Un examen plus attentif des
agences d’exécution montre néanmoins des différences de structures et de
missions 186 . Un bref retour sur la généalogie des organismes de régulation
offre au moins l’avantage de bien démarquer les deux modèles tout en
illustrant la perméabilité des formules.
Le droit administratif anglo-américain requiert quelques clarifications.
Hors du cercle des autorités administratives centrales (gouvernement,
ministères, Conseil du Trésor), il existe une grande variété d’organismes
administratifs autonomes, notamment à des fins de consultation (des

183. Cette distinction découle en partie de la Federal Tort Claims Act, Public Law, No. 79-
601, 60 Stat. 842 (1946), c. 753, 2 août 1946, art. 421(a), qui reconnaît une immunité de
principe pour l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans l’exécution des lois et des
règlements. Sur cette origine américaine et son importation en droit canadien, voir : J.-D.
ARCHAMbAULt, La responsabilité extracontractuelle de l’État: le politique et l’opéra-
tionnel, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 9.
184. S. ARROWSMITH, Civil Liability and Public Authorities, Londres, Earlsgate Press, 1992,
p. 170 (distinction between policy and operational levels of government activity).
185. ORGANISATION de CooPÉRaTION e t de DÉVeLOPPEMENt éCONOMiQUEs (OCDE), op. cit.,
note 85, p. 12.
186. Voir infra, note 229.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 139

conseils) ou de gestion (des régies (board), mais également des commissions


ou des sociétés, car les appellations ne sont pas rigides. Ce sont toutefois
les tribunaux administratifs du type anglo-américain (administrative tribu-
nals) et les organismes polyfonctionnels de régulation qui ont davantage
retenu l’attention. Comme plusieurs organismes aux appellations diversi-
fiées (commission, office, agence, bureau, conseil, centre, régie, société)
remplissent des fonctions juridictionnelles qui se conjuguent avec d’autres
missions souvent associées à la première forme de «régulation» au sens
nord-américain (contrôle, permis, surveillance, élaboration de politiques
et réglementation, contrats), la littérature savante, ainsi que les cours 187 ,
ont graduellement fait une distinction entre les organismes purement juri-
dictionnels lorsque ces derniers ont pour fonction exclusive de trancher
des litiges et les organismss polyfonctionnels ou multffonctionnels de
régulation qui peuvent parmi de nombreuses responsabilités associées à
la régulation/réglementation remplir également de façon accessoire une
fonction juridictionnelle Ces derniers constituent au Canada les orga-
nismes de régulation188
Le premier modèle, plus proche du droit britannique, correspond à
la notion étroite ou précise de ce que sont les administrative tribunals
en droit canadien ou australien 189 . Par opposition aux courts (cours), ces
tribunaux administratifs sont les tribunals190, désignés également comme
statutory tribunals du fait qu’ils sont institués par une loi spécifique191. Le
second modèle, celui de l’organisme polyfonctionnel, est issu des grandes
agences du droit américain 192 . Dans les ouvrages de droit administratif

187. Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 1


R.C.S. 982, 1009 (j. Bastarache). La Cour utilise comme référence l’ouvrage de P. CANe,
An Introduciion to Administrative Law, 3 e éd., Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 35.
188. P. ISSALYS et D. LeMIEUx, op. cit., note 155, p. 389.
189. R.E.WRAITH et P.G. HUTCHESSON, Administrative Tribunals, Londres, George Allen &
Unwin, 1973, p. 17 (origines) ; J.A. FARMER, Tribunals and Governmen,, Londres, Weiden-
feld & Nicolson, 1974, p. 166 (différences avec le modèle des cours) ; Y. OUELLETTE, Les
tribunaux administratifs au Canada, Montréal, Thémis, 1997, p. 2 (terminologie).
190. H.W.R. WADE, «Administrative Justice in Great-Britain», dans A. PIRAS (dir.), Admi-
nistrative Law. The Problem of Justice, t. 1, «Anglo-American and Nordic Systems»,
Milan, Giuffrè, 1991, p. 1, à la page 17 (administrative tribunals); P. GÉRARD, «Les
tribunaux administratifs britanniques», (1991) A.J.D.A. 3, 12; P. GARANT, op. cit., note
155, p. 117.
191. H.W.R. WADE et C F . FORSYTH, Administrative Law, 9 e éd., Oxford, Oxford University
Press, 2004, p. 905; P.P. CRAIG, Administrative Law, 5 e éd., Londres, Thomson/Sweet
& Maxwell, 2003, p. 253.
192. L’ouvrage de référence reste celui de R. CUSHMAN, The Independant Regulatory Commis-
sions, New York, Octagon Books, 1972 [1 éd. : 1941], p. 146 (mise en perspective de la
situation qui existait avant le New Deal).
140 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

américain, ce modèle constitue le centre de l’analyse afin d’en présenter les


origines législatives (agency-creating statute), les pouvoirs et fonctions, la
procédure, l’organisation interne et le contrôle exercé par le Congrès 193 . Si
en droit américain, l’expression administrative tribunal est peu employée
en comparaison du terme agency, la terminologie diffère quelque peu au
Canada où les tribunaux administratifs et les organismes de régulation issus
du modèle des agences sont souvent associés ou confondus dans une notion
extensive de V administrative tribunal1^.
Peu importe son appellation, «agence de régulation», «organisme
de régulation», «autorité de régulation», ou simplement «agence», le
modèle de l’organisme administratif autonome exerçant une fonction de
régulation a été graduellement dégagé et est devenu un élément d’expor-
tation vers les autres droits occidentaux. Ces autorités de régulation ont
été confondues avec la catégorie plus vaste des autorités administratives
indépendantes (France) 195 , ainsi qu’ailleurs, soit en droit italien (autorità
amminnistrative indipendenti1^6) et en droit espagnol (administraciones
independientes1^1).

193. J.L. MashAW, R.A. MERRILL et P.M. SHANE, op. cit., note 177, p. 11 (architecture of
an administrative agency). Les controverses récentes (2005) sur l’écoute électronique
sous l’administration Bush ont mis en lumière les agences qui relèvent directement de la
présidence et qui n’ont pas de loi constitutive. Ainsi, la Naiional Security Agency (NSA)
a été créée par un mémorandum du président Truman le 24 octobre 1952 et son rôle a
été redéfini par un «executive order» du président Reagan en 1981 : UNITED s t a t e s
INTELLIGENCe ACTIViTIES, Execuiive Order 12333, 4 décembre 1981, [En ligne], [www.
reagan.utexas.edu/archives/speeches/1981/120481d.htm].
194. P. ISsaLYS et D. LeMIEUX, op. cit., note 155, p. 389.
195. J.-L. AUTIN, «Les autorités de régulation sont-elles des autorités administratives indé-
pendantes ?», dans Environnements. Mélanges en Vhonneur du professeur Jean-Philippe
Colson, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2004, p. 439, à la page 443. Sur
la catégorie plus vaste des autorités administratives indépendantes, voir l’ensemble des
textes dans le rapport du CONSEIL d'ÉTAT, Les autorités administratives indépendantes,
Paris, Études et documents du Conseil d’État, 2001, p. 253 et suiv. ; J.-L. AUTIN, «Auto-
rités administratives indépendantes», (1997) JCA, fasc. 75; R. ChAPUs, Droit adminis-
tratif généra,, t. 1, 15e éd., Paris, Montchrestien, 2001, p. 231 (bibliographie).
196. C. F RANCH INI, «L’organizzazione», dans S. CaSSESE (dir.), Trattato di Diritto Ammi-
nistrativo Generale, 2 éd., t.I, Milan, Giuttre, 1005, p. 2M, à la page 31u,
197. E. GARCIA D E ENTERRIA et T.-R. FERNANDEZ, Curso de derecho administrativo, t. I,
12 éd., Madrid, Thomson/Civitas, 100J, p. 432 (autondades administrativas indepen-
dientes) et p. 436 (bibliografia) ; F. GARRIDO FALLA, A. PALoMAR o L M e d a , H. LoSADA
CJONZALEZ, Tratado de Derecho Administrativo, t. 1 (Parte general), 14 éd., Madrid,
Técnos, 2005, p. 471. A. BETANCOR RODRIGUEZ, «L’expérience espagnole en matière
d’autorités administratives indépendantes», dans CONSEIL d'ÉTAT, op. cit., note 195, p.
411.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 141

En conjuguant dans un seul organisme les trois fonctions tradition-


nelles (élaboration des normes et des politiques—contrôle administratif par
divers mécanismes—règlement des différends par une procédure juridic-
tionnelle), ce modèle présentait déjà à l’origine un grand potentiel d’adap-
tation et d’efficacité. Par l’utilisation d’une gamme complète de pouvoirs
qui évoque les trois grandes fonctions de l’État pour le domaine qui relève
de sa compétence, l’organisme de régulation reflète un «appareil d’État en
miniature 198 ». Il faut retenir de son origine nord-américaine deux éléments
qui se conjuguaient auparavant dans les techniques d’intervention: droit
public et «coordination dirigiste». En étant des outils perfectionnés pour
l’interventionnisme de l’État, les agences de régulation ont fait appel, pour
leur propre champ de compétence, à tous les procédés relevant du droit
administratif: consultation, règlements, énoncés de politique, directives,
permis, redevances et tarifs, inspections, enquêtes, sanctions administra-
tives, subventions compensatoires, décisions administratives ou décisions
relevant d’une procédure contradictoire (procédure quasi judiciaire du
monde anglo-américain). Résolument juridique, ce modèle témoignait d’une
réelle polyvalence et d’une ouverture à l’égard de la participation des tiers
à l’élaboration de politiques et de décisions particularisées 199 . Dans l’utili-
sation d’une seule fonction (élaboration des règles et des politiques) parmi
d’autres responsabilités, le choix des méthodes et des outils était déjà au
programme avant même l’apparition du paradigme de la gouvernance 200 .

2.1.2 L’adaptation au paradigme de la gouvernance


Avec un peu de recul, il faut constater que cette polyvalence aura été
un terreau fertile pour l’élaboration des thèses du courant Public Choice
où le thème de l’interchangeabilité demeure une constante 201 . En posant
ouvertement la question de l’efficacité technique dans le choix des instru-
ments d’intervention, cette école aura contribué à une réflexion critique sur
la place du droit et sa relativisation dans le choix des procédés. L’influence
du courant Law and Economics aura été encore plus déterminante pour la
réévaluation de l’effectivité des politiques publiques et du choix des méca-
nismes. L’analyse économique du droit a favorisé d’emblée l’expérimen-

198. P. ISSALYS et D. LeMIEUx, op. cit., note 155, p. 391.


199. P. ISSALYS, « La régulation par un organisme administratif autonome comme modèle de
contrôle et de participation», (1983) 24 C. de D. 838, 880 (types de participation).
200. K. HAWKINS et J.M. THOMAS, «Rule Making and Discretion : Implications for Designing
Regulatory Policy», dans K. HAWKINS et J.M. THOMAS (dir.), Making Regulatory Policy,
Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1989, p. 264.
201. M.J. TREBILCoCK et autres, op. cit., note 126, p. 25 (efficacité technique et choix des
instruments).
142 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

tation de solutions de rechange au droit, notamment par le recours à des


mécanismes d’incitation et de régulation202. La réorganisation des modes
de gestion suppose désormais un renforcement des logiques instrumentales
et l’abandon des modèles classiques au profit de mécanismes hybrides
ou déjuridicisés. Ainsi, la croissance des solutions de rechange peut être
interprétée comme une manifestation tangible de l’éclectisme et de la diver-
sification des modes d’intervention en vue de favoriser les impératifs de la
gouvernance et de la nouvelle gestion publique 203 .
Le programme politique de la gouvernance n’a rien de fortuit compte
tenu de l’influence de l’utilitarisme. Si l’appareil d’État recherche l'efficacité
maximale en matière de gestion, de résultats, de rendement et de contrôle
effectif de ses propres services, le choix des procédés obéit davantage à
une logique maximaliste qui relègue au second plan les impératifs tradi-
tionnels de légalité et de validité (modèle wébérien). Les impératifs d’effi-
cacité, conjugués à ceux de l’effectivité des politiques publiques, peuvent
engendrer deux scénarios qui influent directement sur le fonctionnement
des agences de régulation.
Le premier scénario n’est pas nouveau. Il ne bouleverse pas les caté-
gories connues du droit public. Un procédé comme la réglementation (actes
réglementaires) peut être évincé au profit de catégories connues en droit
administratif: contrats, prêts, avantages fiscaux, dégrèvements, permis,
dérogations. Le second scénario requiert une mutation vers un autre type
de droit avec divers types d’emprunt (plans d’entreprise reconvertis en
plan stratégique, codes de conduite, normes de substitution, normes tech-
niques, chartes d’usagers) où le droit officiel retire ostensiblement la juri-
dicité de ces mécanismes pour gouverner sur un autre registre 204 . Avec
un programme du type Changing the Rules 205 , il est possible d’intégrer à
l’action gouvernementale des procédés où l’évincement du droit devient
un phénomène plus apparent. Le déplacement vers la logique instrumen-
tale des « outils de gouvernance » (tools of government) montre que le
droit n’est qu’un élément secondaire ou périphérique 206 dans le choix des

202. A.I. OGUS, Regulation: Legal Forms and Economie Theory, Oxford, Clarendon Press,
1994, p. 245 (instruments économiques).
203. ORGANISATION de COOPÉRaTION e t de DÉVeLOPPEMENt éCONOMiQuES (OCDE), Rapport
de l’OCDE sur la réforme de la réglementation, synthèse, Paris, Service des publications
de l’OCDE, 1997, p. 43 (large éventail de nouveaux instruments d’action).
204. D. MoCKLe, loc. cit., note 25, 178 (solutions de rechange à la réglementation).
205. G.B. DOERN et autres (dir.), Changing the Rules: Canadian Regulatory Regimes and
Instituiion,, Toronto, University of Toronto Press, 1999.
206. K. HAWKINS, loc. cit., note 104, 288.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 143

moyens d’intervention 207 . Dans cette nouvelle version des sciences du


gouvernement, la gestion des recettes fiscales figure au même titre que les
avantages consentis sous forme de bons (vouchers), les emprunts garantis
ou les régimes d’assurances pour la protection de l’État. À la limite de la
régulation, de la gouvernance et des politiques publiques, l’évincement du
droit par les technologies of public action devient un élément indispensable
pour réfléchir sur la question du droit.
La transformation du cadre juridique et administratif aurait pu être
néfaste à ces instruments dirigistes qu’ont été les agences de la seconde
génération. C’est ce que laisse entendre, à certains égards, L.M. Salamon
qui range les agences et les programmes dans la rubrique « Classical Public
Administration», alors qu’en contrepartie le thème des instruments (Tool)
apparaît comme l’un des éléments du paradigme de la New Governance 208 .
Sans disqualifier pour autant ce modèle historique de l’agence (democratic
public agency), l’insistance mise sur les instruments montre davantage les
transformations de l’action publique en vue d’associer d’autres acteurs
publics ou privés à l’élaboration des politiques publiques. Si la nouvelle
stratégie du choix des instruments demeure fondamentalement discrétion-
naire et politique 209 , il en résulte une reconfiguration de l’action publique
où les agences ne disparaissent pas. Si leur existence incarnait, à toutes fins
utiles, l’intervention directe de l’État par organismes interposés, ce sont
davantage les liens d’interdépendance et de coopération entre ces agences
et les tiers (promus au rang de third-party actors) qui servent de base à la
théorie de l’action en réseau (Network Theory) 210 . Loin d’être déchues, les
agences sont invitées à abandonner le modèle dirigiste du «programme»
au profit de techniques qui impliquent l’adhésion et la participation des
autres acteurs publics et privés par de la persuasion, de la négociation, ainsi
qu’une vaste gamme de moyens qui relèvent de la contractualisation ou du
conventionnalisme (cooperative action). Pourtant, une analyse rétrospec-
tive montre que la pluralité des acteurs caractérisait déjà l’action de ces
organismes 211 . Ce sont donc certains moyens qui sont privilégiés et, à bien
des égards, une nouvelle rhétorique sur le mode d’interaction.

207. B.G. PETERS, «The Politics of Tool Choice», dans L.M. SALaMON (dir.), op. cit., note
7, p. 552, à la page 553 (absence manifeste du droit dans l’analyse du choix des instru-
ments) ; T. DAINTITH, « Legal Measures and their Analysis », dans R. BALDWIN, C. sCOTT
et C. HOOD (dir.), op. cit., note 104, p. 349, à la page 364 (choice of instruments).
208. L.M. SALaMon, loc. cit., note 119, 9.
209. Id., 11 : «tool choices are fundamentally political choices».
210. J. fREEMAN, loc. cit., note 124, 21.
211. K. HAWKINS et J.M. 1HOMAS, «Making Policy in Regulatory Bureaucracies», dans
K. HAWKINS et J.M. 1HOMAS (dir.), op. cit., note 200, p. 5.
144 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

Les théoriciens de cette « nouvelle gouvernance » tentent de dépasser


les problèmes que pourrait soulever un désengagement trop marqué de
l’État à la suite des expériences de privatisation ou d’abolition d’orga-
nismes qui ont marqué les années 80 (administrations Reagan et Tatcher).
Comme les agences de régulation existaient déjà dans un contexte de
concurrence, ce n’est pas tant leur existence qui est problématique que
le type d’intervention. Le modèle de la régulation dirigiste est abandonné
en partie au profit du paradigme du contrat pour lier et responsabiliser les
différents acteurs dans une action publique élargie212. Si la reddition de
comptes et le partenariat animent, à divers degrés, cette gouvernance rela-
tionnelle, la dimension technique et scientifique des champs ouverts (à titre
d’exemples : télécommunication, services financiers, nucléaire, transport) à
ces formes nouvelles de coopération demeure un obstacle récurrent pour un
dialogue égalitaire entre des acteurs très disparates en fait de moyens et de
statut. Faute de pouvoir créer de toutes pièces une égalité fictive entre des
entreprises et des organisations non gouvernementales (ONG), les agences
peuvent encore assurer ce relais indispensable à des fins d’information, de
coordination et de pilotage de l’action publique.
Loin d’être un modèle désuet, les agences de régulation peuvent
s’adapter au paradigme de la gouvernance pour les mêmes raisons qui
ont présidé à leur succès initial: l’expertise technique, la polyvalence et
l’expérimentation. Le thème de l’indépendance reste récurrent depuis les
premières expériences 213 . Si la littérature savante insiste sur le caractère
multifonctionnel de leur mission et de leurs pouvoirs, c’est dans le dessein
de montrer l’efficacité technique qui résulte de la concentration de plusieurs
experts ayant une connaissance intime du secteur d’activité qui correspond
à la compétence de l’agence214. Pour des motifs de souplesse, de techni-
cité, d’expertise, d’efficacité et d’accessibilité, ce sont paradoxalement
ces organismes qui se prêtent le mieux aux expérimentations issues de
la «nouvelle gouvernance». À peu de chose près, c’est essentiellement
la même rhétorique qui peut être transposée pour justifier le rôle de ces
agences, notamment par l’élimination d’autres formes d’organisations
(tribunaux judiciaires, administrative tribunals, ministères), jugées moins
performantes. Enfin, en assumant des fonctions de participation dans un
contexte plus neutre, elles contribuent à renouveler des formes moins

212. P. VinCENT-JoNES, «Contractual Governance: Institutional and Organizational


Analysis», (2000) 20 Oxford J. Legal Studies 317, 332 (responsiveness).
213. R.E. CUSHMAN, op. cit., note 192, p. 483.
214. P. ISSALYS et D. LeMIEUx, op. cit., note 155, p. 396 (pouvoirs et procédure des organismes
de régulation).
D. MOCKLE La gouvernance publique et le droit... 145

connues de la démocratie politique. Ces résultats peuvent varier suivant la


culture administrative et politique des droits nationaux 215 .
Il ne faut pas toutefois surestimer ce potentiel d’adaptation. Les solu-
tions retenues peuvent varier considérablement en fonction des agences. Si
certaines demeurent inchangées dans leurs fonctions et pouvoirs, d’autres
peuvent être révisées à la baisse dans le but d’accroître le contrôle du
pouvoir exécutif216, tout comme de nouveaux organismes peuvent être
créés pour répondre à des besoins 217 . Pour un seul domaine, comme celui
des télécommunications, la comparaison entre systèmes nationaux montre
un décalage relatif entre des agences encore conformes à la régulation du
second type, par rapport à celles qui correspondent davantage aux préceptes
de la gouvernance 218 . Pour les télécommunications, l’exemple britannique
accentuait, avant la création en 2003 de l’Office of Communications

215. À titre d’exemple, voir: M. LoMBARD, «Institutions de régulation économique et démo-


cratie politique», (2005) A.J.D.A. 530, 536 (évaluation critique).
216. Au Canada, des organismes «autonomes» font désormais l’objet d’un contrôle plus
direct du gouvernement: c’est le cas de l’Office des transports du Canada (Loi sur
les transports au Canada, L.C. 1996, c. 10, art. 43-46) ainsi que de l’Office national de
l’énergie (Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, c. N-7, art. 21.1, 24.1 et
127). Pour le premier, voir M.M. HILL, «Recasting the Federal Transport Regulator:
The Thirty Years’ War, 1967-1997», dans G.B. DOERN et autres (dir.), op. cit., note 205,
p. 57. Pour le second : G.B. DOERN, « Moved Out and Moving On : The National Energy
Board as a Reinvented Regulatory Agency», dans G.B. DOERN et autres (dir.), op. cit.,
note 205, p. 82.
217. À titre d’exemple: l’Autorité des marchés financiers (créée en 2002) au Québec (Loi sur
l’Agence nationale d’encadrement du secteur financier, L.Q. 2002, c. 45) et l’Autorité
de marché financier (créée 2003) en France : Loi no 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité
financière, J.O., 2 août 2003, 13220. Sur les initiatives de régulation des activités finan-
cières, de banque et d’assurance, voir la synthèse de J.-P. VaLetTE, « La régulation des
marchés financiers», (2005) R.D.P. 183.
218. Au Canada, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes
(CRTC) (créé en 1968) possède encore d’importants pouvoirs pour l’élaboration de politi-
ques et l’attribution des permis: R J . sChuLTZ, «Still Standing: The CRTC, 1976-1996»,
dans G.B. DOERN et autres (dir.), op. cit., note 205, p. 29. En contrepartie, en France,
l’Autorité de régulation des télécommunications (ART), instituée en 1996, ne dispose
pas du pouvoir réglementaire. Le décalage temporel est également un facteur puisqu’en
droit américain la Commission fédérale des communications (FCC) a été créée en 1934,
alors qu’au Royaume-Uni l’Office des télécommunications (OFTEL) a été institué en
1984 par la Telecommunication Act 1984 (R.-U.), 1984, c. 12, à la suite de la privatisa-
tion de British Telecommunications (BT). Depuis 2003, l’OFTEL est désormais l’Office
of Communications (OFCOM). Pour les droits nationaux du côté européen (Grande-
Bretagne, France, Allemagne, Italie), voir l’étude comparative de M. THATCher, «The
Third Force ? Independant Regulatory Agencies and Elected Politicians in Europe »
Governance vol. 18 2005 p. 353 (tableau comparatif).
146 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

(OFCOM), la difficulté du travail comparatif par le morcellement du champ


des télécommunications entre plusieurs organismes de régulation219.
La progression des agences (organismes polyfonctionnels de régula-
tion) dans des domaines relevant de la compétence de l’Union européenne
donne la mesure des transformations en cours 220 . L’internationallsatton
du modèle de l’agence de régulation relève désormais du simple constat.
Depuis 1990, et surtout de 1994 à 1999, le Conseil de l’Union européenne
a créé seize agences par voie réglementaire, distinctes des autres institu-
tions communautaires et possédant une personnalité juridique propre 222 .
Cependant, comme des agences « exécutives » figurent dans cette liste (par
exemple, le Centre de traduction des organes de l’Union européenne 222 )
et que des agences de services sont également en cours d’élaboration, le
risque de confusion entre les deux types d’agences est réel, surtout dans
la perspective de modèles hybrides comme ceux de l’Agence européenne
pour la reconstruction 223 . En effet, des agences assument des responsabi-
lités de coordination, d’information et de collecte de renseignements qui
ne permettent pas de les ranger dans le modèle contemporain des agences
d’exécution. L’existence de l’Observatoire européen des drogues et de la

219. Depuis le 29 décembre 2003, l’Office of Communications (OFCOM) remplace cinq


organismes de régulation: la Broadcasting Standards Commission (BSC), l’Indepen-
dant Television Commission (ITC), l’Office of Telecommunications (OFTEL), la Radio
Authority, ainsi que la Radiocommunications Agency. Pour en savoir davantage:
Communications Act 2003, (R.-U.), 2003, ch. 21, [En ligne], [www.opsi.gov.uk/acts/
acts2003/20030021.htm]. Sur l’expérience de l’OFTEL (1984-2003), voir: M.ARMSTRONG
et J. ViCKERS, «Competition and Regulation in Telecommunications », dans M. BISHOP,
J. K a y et C. M a y e r (dir.), The Regulatory Challenge, Oxford, Oxford University Press,
1995, p. 283, à la page 295. Après l’adoption de la Broadcasiing Act de 1990, un nouvel
organisme de régulation avait été créé pour la télévision: l’Independant Television
Commission (ITC). Sur cet organisme également aboli en 2003 voir: M. CaVe et P.
WILLIAMSON «The Reregulation of British Broadcasting» dans M. BISHOP et autres
(dir.) idem p. 160 à la page 172.
220. R.D. KeLeMEN, « The Politics of Eurocratic Structure and the New European Agencies »,
West European Politics, vol. 25, no 4, 2002, p. 112 (les agences, par leur autonomie,
contribuent à diminuer l’influence de la Commission européenne).
221. Ces agences représentent un élément essentiel de la construction de l’Union européenne :
M. fLindeRS, «Distributed Public Governance in the European Union», Journal of
European Public Policy, vol. 11, no 3, 2004, 520, p. 541.
222. Règlement, CEE, Règlement 2965/94 du Conseil du 28 novembre 1994 portant création
d’un Centre de traduciion des organes de l’Union européenn,, (1994) J.O.L. 314/1;
modifié par le Règlement 2610/95 du Conseil du 30 octobre 1995, (1995) J.O.L. 268/1.
223. Règlement, CEE, Règlement 2454/199 du Conseil du 15 novembre 1999 portant modi-
ficaiion du Règlement 1628/96 relatif à l’aide à la Bosnie-Herzégovine, à la Croatie,
à la Répubiique fédérale de Yougoslavee et à l’ancienne Répubiique yougoslave de
Macédoine, notamment par la création de l’Agence européenne pour la reconstruction,
(1999) J.O.L. 299/1.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 147

toxicomanie (OEDT) 224 , ainsi que de l’Observatoire européen des phéno-


mènes racistes et xénophones (OEPRX) 225 , montre que tout ne relève pas
d’une ligne de partage absolue entre la régulation et l’exécution. Par contre,
la plupart des agences européennes, par exemple, l’Agence européenne
pour l’évaluation des médicaments 226 , sont clairement des agences de régu-
lation. La littérature savante souligne la parenté avec le modèle américain
des agences de régulation227.
En dépit de la diversité des systèmes nationaux et internationaux,
les deux catégories issues de la régulation et de l’exécution ne peuvent
être confondues 228 . Les agences sont créées à d’autres fins que celles des
autorités de régulation.

2.2 L’expansion d’un nouveau modèle: les agences


Si les organismes de régulation (agences de régulation) ont été créés en
vue d’introduire un nouveau paradigme organisationnel, c’est également le
modèle de l’agence qui progresse depuis deux décennies pour transformer
le cadre administratif et juridique de l’exécution des services publics.
Comme c’est le monde nordique et anglo-américain qui est à l’origine de
ce mouvement, il faut constater la similitude entre l’apport des préceptes
issus du nouveau management public et la distinction faite en droit public
entre le politique et l’opérationnel. En insistant sur l’efficacité, la meilleure
prestation des services publics, la gestion par objectifs, la planification stra-
tégique, les indicateurs de performance, ainsi que l’évaluation des résultats,
le nouveau management public a instauré un mode de gestion qui ne peut
trouver application que dans des organisations orientées vers des tâches
d’exécution. Sa transposition vers des organismes responsables de l’élabo-
ration des politiques (commissions) ou de caractère consultatif (conseils)
semble plus qu’aléatoire compte tenu de l’inexistence d’indicateurs de

224. Règlement, CEE, Règlement 302/93 du Consell du 8 février 1993, portant création d’un
observatoire européen des drogues et des toxicomanies, (1993) J.O.L. 36/1.
225. Règlement, CEE, Règlement 1035/97 du Consell du 2 juin 1997 portant création d’un
Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, (1997) J.O.L. 151/1.
226. Règlement, CEE, Règlement 2309/93 du Consell du 22 juillet 1993 établissant des procé-
dures communautaires pour l’autorisation et la survelllanee des médicaments à usage
humain et à usage vétérinaire et instituant une agence européenne pour l'évaluation
des médicaments, (1993) J.O.L. 214/1.
227. M. SHAPIRO, « The Problems of Independant Agencies in the United States and the Euro-
pean Union», Journal of European Public Policy, vol. 4, no 2, 1997, p. 276 ; M. TATCher,
« Regulation after Delegation : Independant Regulatory Agencies in Europe », Journal of
European Public Policy, vol. 9, no6, 2002, p. 276.
228. Afin de clarifier ces difficultés terminologiques, Paul Craig suggère de démarquer les
regulatory agencies des service delivery agencies: P. CRAIG, op. cit., note 191, p. 96.
148 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

rendement. Même s’il est issu d’une culture organisationnelle distincte du


droit, le nouveau management public ne peut que renforcer la distinction
maintes fois contestée entre le politique et l’opérationnel. Le modèle de
l’organisme administratif autonome est relayé par son double transposé
dans le registre de l’exécution.
Le terme agency renvoie à l’existence d’un intermédiaire-mandataire
responsable de l’exécution d’une mission. Le terme anglais agent montre
mieux que le terme français l’importance accordée à l’autonomie et le
choix des moyens dans le but d’atteindre des objectifs et des résultats
prédéterminés. Le modèle de l’agence peut devenir une solution attrayante
en vue de marquer une distanciation entre le pouvoir politique et l’appareil
administratif. En ayant pour objet spécifique des missions relevant de l’exé-
cution, ce phénomène accentue la différenciation, la fragmentation, ainsi
que l’éclatement du type polycentrique au détriment du modèle centralisé
incarné par les ministères. Cependant, ces organismes différenciés ne sont
pas tous orientés vers des services et des prestations. Il faut éviter de
reproduire l’image un peu stéréotypée de la prestation de services puisqu’il
existe en droit canadien des agences orientées vers des missions de police
et de contrôle. L’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (1995)
et l’Agence des services frontaliers du Canada (2003/2005) sont, à certains
égards, des modèles hybrides. En revanche, l’Agence canadienne d’ins-
pection des aliments (1997), l’Agence Parcs Canada (1998) et l’Agence du
revenu du Canada (1999/2005) sont des agences d’exécution et de services,
avec néanmoins des différences significatives entre ces approches que nous
aborderons plus loin. Par leur structure et leur mode de fonctionnement,
ces organismes reproduisent, à divers niveaux, le modèle contemporain des
agences de services. Par contre, il existe en droit canadien des organismes
qui ont pour appellation le terme «agence», mais qui ne correspondent
pas au nouveau modèle des agences. Tel est le cas de l’Agence spatiale
canadienne (1989) et de l’Agence canadienne d’évaluation environnemen-
tale (1995).
L’inadéquation entre les appellations et la nature des organismes est
un problème récurrent en droit administratif. Ce phénomène oblige à mieux
délimiter les éléments constitutifs du système des agences.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 149

2.2.1 Les origines et les éléments constitutifs du système des agences


Le modèle de l’organisme public différencié à des fins de prestations et
de services 229 trouve son expression achevée dans le modèle des agences,
véritable figure emblématique de la nouvelle gouvernance publique 230 . Peu
importe son statut juridique 231 , ce modèle est l’expression structurelle des
exigences du nouveau management public. Il présente au moins cinq carac-
téristiques: 1) la définition claire des missions de l’agence par un docu-
ment-cadre du type plan stratégique ou plan d’affaires négocié et défini
avec le ministère responsable de ses travaux ; 2) la large décentralisation
des responsabilités et des moyens pour le recrutement du personnel, les
contrats de service et la gestion (« entrepreneurship ») ; 3) le rôle central
de l’usager transformé en consommateurs de services publics ; 4) l’insis-
tance pour l’évaluation des résultats concrets des activités de l’agence,
notamment par des cibles quantitatives et des indicateurs de performance,
vérifiés sur une base annuelle. Les plans annuels de performance font état
des résultats obtenus tout en énonçant des objectifs escomptés, et 5) le fait
que les agences sont limitées à des fonctions d’exécution de la loi et, dans
cette perspective opérationnelle, ne sont pas responsables de la réglementa-
tion et de l’élaboration des politiques. En créant une entité autonome sous
forme d’agence, le gouvernement propose un mécanisme d’évaluation de
l’impact réel de l’action publique, dans un contexte de transparence et de
décentralisation des responsabilités organisationnelles (modèle idéal).
L’internationalisation progressive de ce modèle mérite un bref rappel
de ces origines. Malgré l’influence de la réforme de 1988 du premier britan-
nique John Major (Next Steps) qui a popularisé le modèle des agences,
ce système apparaît désormais comme une filière qui montre l’élabora-
tion d’un «modèle administratif» depuis son apparition en Suède, dès
le xVie siècle. Comme pour un autre modèle suédois promis à une large
diffusion, celui de l’ombudsman parlementaire, la Constitution de 1809
reconnaissait l’existence des agences (protection constitutionnelle) dans
le but d’introduire une séparation entre l’élaboration des politiques et la

229. A. sCHICK, «Les agences à la recherche de principes», dans ORGANISATION de COOPÉ-


RATION e t de DÉVeLOPPEMENt éCONOMiQUEs (OCDE), op. cit., note 85, p. 35, à la page
43 (les agences comme instruments de la nouvelle gestion publique).
230. C. POLLITT et autres, «Agency Fever? Analysis of an International Policy Fashion»,
Journal of Comparative Policy Analysis, vol. 3, 2001, p. 279 (ideal new public manage-
ment-style agency).
231. Voir supra, note 85.
150 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

mise en œuvre des programmes 232 . Par souci de limiter les interventions
politiques du pouvoir exécutif sur l’appareil administratif, la Suède a été la
première à promouvoir cette séparation, qui peut paraître paradoxale (pour
d’autres pays occidentaux), entre le gouvernement (avec les ministères) et
les agences. Depuis, le canevas de base est demeuré inchangé en dépit de
nombreuses réformes : les ministères et les ministres (le pouvoir exécutif)
ne peuvent intervenir dans la mise en œuvre des lois par les agences.
La crise budgétaire des années 80 est à l’origine du système actuel dont
il est possible de retracer l’évolution durant les deux dernières décennies 233 .
Dans le contexte de la révision de la Loi sur Vadministration publique
(1982-1988), la Suède a choisi de ne pas créer une loi spécifique pour
chaque agence en privilégiant des lois-cadres qui définissent le contexte
et les limites de leurs activités, ainsi que la gestion par objectifs. Dans une
seconde vague de réformes (1988-1998), les agences ont perdu des attribu-
tions importantes au profit des collectivités territoriales, et le cadre insti-
tutionnel a été revu pour accroître l’efficacité budgétaire et la gestion par
résultats. Le portrait actuel demeure quelque peu déroutant: les sources
que nous avons consultées à ce sujet révèlent l’existence d’une douzaine
de ministères et de petits départements de services publics, alors qu’en
contrepartie le nombre d’agences gravite autour de 300, avec pour résultat
un déséquilibre des effectifs (98 p. 100 des employés de l’administration
publique travaillent dans une agence) qui leur assure une nette prépondé-
rance politique.
Si les agences disposent d’une réelle autonomie pour leur fonction-
nement, elles restent en principe subordonnées au gouvernement en étant
rattachées à un ministère. Pour chaque agence, le contrôle du pouvoir
exécutif repose sur une «lettre de mission» qui énonce des objectifs, des
tâches, des normes au niveau opérationnel et des mécanismes de reddition
de comptes. Le modèle de l’agence incarne la gestion par objectifs et par
résultats. Une fois la mission énoncée, les agences disposent d’une latitude
considérable pour les moyens, ainsi que pour leur propre organisation. La
question du statut des employés est centrale en vue d’expliquer l’attrait
que représente ce modèle. En confiant en grande partie sa politique de

232. Art. 5, Constitution (Regeringsform) du 6 juin 1809, telle que traduite dans F.-R. et
P. DARESTE, Les constitutions moderne,, 4 e éd., t. II, Paris, Sirey, 1929, 479, p. 485. La
Constitution de 1809 n’est plus en vigueur en raison de plusieurs réformes constitution-
nelles subséquentes.
233. SECrétARIAT du CONSEIL du TRÉSOR, op. cit., note 84, p. 85 et suiv. ; T. L a r s s o n ,
«Suède», dans l'ORGANISATIOn de COOPÉRATIon e t de DÉVeLopPEMENT éCONoMiQUES
(OCDE), op. cit., note 85, p. 199 et suiv. Pour un tableau chronologique complet des
réformes, voir: C. POLLITT et G. BOUCKAERt, op. cit., note 44, p. 290-291.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 151

gestion du personnel aux agences, la Suède ne dispose pas de fonction


publique. Le directeur général de chaque agence reste responsable du recru-
tement, de la notation et du licenciement du personnel, de même que de la
négociation collective. En dépit de la syndicalisation, le principe d’emploi
permanent n’existe pas et les conditions d’emploi entre secteurs public et
privé montrent peu de différences. La rémunération selon la performance
est largement répandue, ce qui entraîne des disparités entre des agents qui
occupent des fonctions similaires.
Comme un chef d’entreprise, le directeur général joue un rôle détermi-
nant et répond de ses activités, dans la majorité des cas, devant un conseil
consultatif. Ce lien apparaît comme une transposition du rôle accordé aux
conseils d’administration des entreprises privées. Le directeur est nommé
par décret pour une période déterminée d’une durée moyenne de sept ans et
son mandat ne peut être interrompu par un changement de gouvernement.
Si le directeur doit diriger l’agence en fonction des attentes gouverne-
mentales, il possède de vastes pouvoirs à des fins de rationalisation et de
productivité, notamment pour accroître l’expertise et améliorer l’implanta-
tion des politiques. Les agences offrent ainsi un cadre propice à la gestion
dite «de performance».
Si le modèle suédois montre un resserrement très net du contrôle du
pouvoir exécutif (nominations, finances, énoncés de mission) sur des orga-
nisations «mandataires» largement copiées sur le modèle de l’entreprise
privée, il projette paradoxalement une image d’autonomie qui rompt avec
le modèle administratif traditionnel, centralisé et vertical. Tout comme
en droit anglo-américain, cette orientation accentue le clivage politique/
opérationnel. Pour l’essentiel, le modèle était au point bien avant lafindu
XXe siècle. Il favorise une « dé-responsabilité » du pouvoir exécutif pour
le fonctionnement concret des services publics, lesquels acquièrent, en
contrepartie, un pouvoir non négligeable du fait de leur expertise et de leur
supériorité technique.
Cette démarcation entre l’élaboration des politiques et leur application
a également été reprise dans la réforme britannique des Next Steps de
1988234 qui a instauré les agences d’exécution (executive agencies)235. La
logique initiale était du même type puisque les ministères ont été recentrés

234. K. CAINES, A. JaCKSON et K. JENKINS, Improving Management in Government : The


Next Steps, Londres, report to The Prime Minister, HMSO, 1988. Tous les documents
officiels sont en ligne sur le site Web du Cabinet Office (www.cabinet-office.gov.uk/eeg/
index/publications.htm).
235. R. WALL et P. WEST, «Royaume-Uni: les agences exécutives», dans ORGANISATION de
COOPÉRATION e t de DÉVeLOPPEMENt éCONOMiQUEs (OCDE), op. cit., note 85, p. 229, aux
pages 230 et suiv.
152 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

sur la planification et l’élaboration des politiques, alors qu’en contrepartie


les tâches d’exécution et les services directs aux usagers ont été confiés aux
agences236. Comme en Suède, cette réforme a transformé radicalement l’ap-
pareil d’État puisque, en 2000, 140 agences de taille variable employaient
81 p. 100 des fonctionnaires 237 .
Quelques différences doivent toutefois être signalées. Les agences
britanniques n’ont pas la personnalité morale (elles sont associées à la
Couronne) 238 , pas plus qu’elles ne disposent d’un conseil d’administration
susceptible d’offrir les garanties complètes pour l’évaluation et la trans-
parence organisationnelle. Le directeur de l’agence relève directement du
ministre qui a la responsabilité de l’élaboration d’un document-cadre où
sont énoncés les objectifs et les missions. Le ministre demeure responsable
devant le Parlement pour le fonctionnement des agences qui relèvent de
son ministère et le Cabinet Office doit approuver les objectifs énoncés dans
le document-cadre. Une différence notable résulte également de l’effort
de coordination entre ministères-agences par le système d’un plan unique
triennal (2001-2004), le Public Service Agreement (PSA) qui énumère
pour l’ensemble des ministères des priorités, ainsi que des finalités et des
programmes, qui ont des répercussions directes sur le fonctionnement des
agences. Enfin, les employés des agences restent des fonctionnaires (civil
servant). Tout comme en Suède, ce sont les agences qui sont responsables
des conditions de recrutement, de rémunération et de rapports collectifs
de travail (négociation syndicale) avec leurs employés.
Puisqu’un plan d’affaires (business plan) doit être diffusé chaque
année, la coloration affairiste de l’approche britannique pourrait alimenter
un scénario de transposition directe du modèle privé vers le secteur public.
Cependant, ce serait davantage un cliché, car plusieurs nuances doivent
être faites. La trop grande parcellisation des champs de compétence par
le système des agences a motivé le gouvernement de Tony Blair à revoir
le rôle réciproque des ministères et des agences. Une nouvelle orientation
a ainsi été définie en 2002239. Si les agences constituent encore un élément

236. Pour les origines et un tableau général dans un ouvrage de droit administratif, voir:
P.P. CRAIG, op. cit., note 191, p. 91.
237. O. JaMes, «Business Models and the Transfer of Businesslike Central Government
Agencies», Governance, vol. 14, 2001, p. 235; C. TALBOT, «Executive Agencies: Have
They Improved Management in Government ? », Public Money & Managemen,, vol. 24,
2004, p. 111 (bilan critique).
238. «The agency will simply be regarded as part of the parent department»: P.P. CRAIg,
op. cit., note 191, p. 110-111 (agencies: legal status).
239. PRIMe MINISTeR's OFFICE OF PUBLiC SERVICes REFORM (THE), Better Government
Services-Execuiive Agencies in the 21st Century. The Agency Policy Review-Report
and Recommendations, Londres, Cabinet Office, 2002.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 153

important du système administratif, le gouvernement Blair a recentré l’éla-


boration des politiques sur les ministères et a même confié à ces derniers
la prestation de certains services. En revanche, comme au Canada et au
Québec, il a imposé aux ministères une culture administrative axée sur les
résultats et la performance. De plus, les agences sont clairement subor-
données aux ministères. La bipolarité ministères-agences qui a caractérisé
la période des Next Steps a donc perdu de l’importance, sans doute à
cause de la trop grande déresponsabilisation qui en a résulté pour l’ad-
ministration centrale. L’importance accordée à la responsabilité ministé-
rielle limite désormais l’autonomie des agences. La réforme de 1988 a par
ailleurs contribué à la diffusion d’un modèle qui a renouvelé la question
des rapports entre l’Administration et ses usagers : la Citizen's Charter de
1991240. Sans que nous puissions épuiser toutes les ramifications de cette
réforme, il faut constater qu’elle procédait d’une volonté de revoir la pres-
tation des services publics en ciblant davantage les usagers.
En dépit de son origine suédoise, l’influence britannique dans la diffu-
sion du modèle des agences a été déterminante 241 et elle alimente désormais,
parmi de nombreux sujets, le vaste débat que représente la «troisième
voie» pour la réforme de l’État 242 .

2.2.2 La contribution canadienne dans l’élaboration


d’un modèle international
Si l’élaboration d’un modèle international est manifeste, des différences
importantes peuvent démarquer certains systèmes nationaux, notamment
pour la place du droit 243 . Au-delà de ces contingences, il est essentiel d’in-
ventorier les éléments stables et essentiels qui contribuent à différencier les
agences des autres organisations. Afin de définir le concept d’agence, Colin
Talbott en propose trois sous forme de tripode : structure-performance-
reregulation44.. Sur le plan structurel, premier élément, le démantèlement
des ministères classiques apparaît comme une tendance lourde pour confier
des missions spécifiques à des organisations conçues expressément à cette
fin. Le deuxième élément repose sur les indicateurs de performance et l’uti-

240. R. LoVeLL, «Citizen’s Charter: The Cultural Challenge », Public Administration, vol. 70,
1992, p. 395.
241. O. JaMes, The Execuiive Agency Revoluiion in Whitehall, Londres/New York, Palgrave/
Macmillan, 2003, p. 2.
242. A. GIDDENS et T. bLAIr, La troisième voie, Paris, Seuil, 2002, p. 165.
243. Voir supra, note 85.
244. C. 1 ALBOT, « The Agency Idea », dans C. POLLITT et C. 1 ALbot (dir.), Unbundled Govern-
ment. A Critical Analysis of the Global Trend to Agencies, Quangos and Contractuah-
sation, Londres/New York, Routledge, 2004, p. 3, à la page 6.
154 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. .d D. 89

lisation au sens très large de la technique contractuelle en vue de définir


des objectifs. Enfin, par le troisième élément (reregulation), C. Talbott
souligne que l’allégement des contrôles budgétaires et financiers ainsi que
la liberté sur le recrutement du personnel et les mécanismes de gestion ne
peuvent oblitérer l’existence de règles proprement administratives pour le
fonctionnement des agences 245 . Comme ces dernières ont été créées pour
matérialiser les préceptes du nouveau management public, nous pourrions
proposer une définition plus concise. Les agences sont des organisations
publiques créées pour une mission spécifique sur le plan de l’exécution de
services et de prestations, tout en étant dégagées de plusieurs contraintes
administratives et budgétaires en vue de mettre en œuvre un mode de
gestion fondé sur les principes d’efficacité et d’autonomie propres au
nouveau management public. Le point qui les distingue des entreprises
publiques est l’inexistence d’activités industrielles et commerciales dans
le but de générer des profits. La fonction opérationnelle reste cantonnée
dans l’exécution du service dans un contrôle strict sous forme d’entente ou
de plan avec le ministère de rattachement. Les entreprises publiques ont
beaucoup plus d’autonomie pour la définition des priorités et des plans de
développement.
Le modèle britannique (UK agencification246) diffère de l’approche
canadienne pour la place du droit. Sans personnalité morale et parfois
intégrées directement dans les structures du ministère, les agences britan-
niques dépendent étroitement du pouvoir exécutif. Même si le Canada
offre des entités analogues à ce phénomène compte tenu de l’existence
des organismes de services spéciaux 247 , la tendance récente reflète une
place grandissante du droit pour établir par une loi spécifique les règles
de fonctionnement propres à chaque agence. En offrant ainsi des modèles
de lois constitutives, le Canada contribue à la diffusion d’un modèle plus
juridicisé de l’agence (en dépit de ses origines liées à l’évolution du nouveau
management public), avec un partage plus clair des responsabilités. Sur
ce point, il renoue avec les exigences de transparence, de publicité et de
régularité propres au droit.
Dans les créations récentes, deux agences fédérales méritent quelques
commentaires pour expliciter l’approche canadienne. En droit fédéral, la
Loi constttuant l’Agence des services frontaliers du Canada24^ représente

245. Id., 12: «By regulation we mean the “standard operating procedures” and rules which
are laid down within government for how public bodies must operate. ».
246. F. GAINS, « Adapting the Agency Concept », dans C. POLLITT et C. TALbot (dir.), Unbun-
dled Governmen,, op. cit., note 244, p. 53, à la page 54.
247. G. WAYMARK et J.D. WRIGHT, op. cit., note 89, p. 9.
248. Loi constttuant i Agence des services frontaliers du Canada, précitée, note 88.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 155

la dernière avancée de ce modèle où la dimension «services et presta-


tions» est délaissée au profit de l’exécution de la loi, ce qui contribue
à rompre une image un peu facile fondée sur la simple offre de services
gouvernementaux (approche consumériste). Créée par décret en décembre
2003, cette agence a fait l’objet d’un projet de loi en novembre 2004 qui a
été adopté par le Parlement en juin 2005. La comparaison avec la Loi sur
l’Agence Parcs Canada2^ montre toutefois des différences significatives,
ce qui requiert beaucoup de prudence avant de conclure à l’existence d’un
modèle uniforme. Ces deux lois témoignent du fait que les agences peuvent
être conçues sur mesure comme d’autres organismes publics. La Loi sur
l’Agence Parcs Canada montre qu’il s’agit incontestablement d’une agence
de services dont le mode de gestion relève du nouveau management public.
Elle reste néanmoins originale, car l’attendu qui précède le texte de la loi
de 1998 explicite les motifs de création de l’agence, ainsi que treize objec-
tifs ciblés. Le personnel de l’Agence est issu du secteur Parcs Canada qui
existait auparavant au sein du ministère du Patrimoine canadien. Dotée de
la personnalité morale et du statut de mandataire de la Couronne, l’Agence
relève du ministre du Patrimoine canadien qui en est le responsable et qui
fixe les grandes orientations. Il peut, à cette fin, formuler des instructions
générales ou particulières. Responsable de la mise en œuvre de la politique
canadienne en matière de parcs nationaux, de lieux historiques nationaux,
des aires marines nationales de conservation et d’autres lieux patrimoniaux,
l’Agence peut néanmoins faire des recommandations pour la création de
parcs et de zones protégées. La dimension «agence de service» apparaît
clairement dans les dispositions relatives aux éléments suivants (cette liste
n’est pas exhaustive) : 1) les contrats, ententes et accords ; 2) la possibilité
de se procurer des biens et services, notamment des services juridiques, à
l’extérieur du cadre de l’administration fédérale ; 3) le pouvoir exclusif qu’a
le directeur général de l’Agence d’élaborer des normes, une procédure et
des méthodes régissant la dotation en personnel ; 4) de même, le fait que
le directeur général peut déterminer la classification des postes, les condi-
tions d’emploi et de licenciement, et ce, en dépit de la Loi sur la gestion
des financss publiques ; 5) l’habilitation du directeur général à conclure une
convention collective applicable aux employés de l’Agence ; 6) la respon-
sabilité du directeur général quant à l’élaboration d’une charte («charte
de services ») ; 7) la présentation que doit faire le directeur général chaque
année au ministre d’un plan d’entreprise (objectifs et stratégies de gestion),
qui, après approbation, est déposé sous forme de résumé devant le Parle-
ment. Dans l’énumération de ces caractéristiques, les exigences de flexibi-
lité contribuent à la transformation du modèle traditionnel d’administration

249. Loi sur l’Agence Parcs Canada, L.C. 1998, c. 31.


156 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

publique 250 . En contrepartie, des éléments de transparence administrative


rendent plus lisible la politique canadienne sur les parcs nationaux et les
lieux historiques. Sur une périodicité biannuelle, le directeur de l’Agence
doit présenter au ministre, pour dépôt ultérieur devant le Parlement, un
rapport sur l’état des parcs nationaux et autres aires protégées. De même,
tous les cinq ans, il doit soumettre au ministre, pour dépôt devant le Parle-
ment, un plan directeur pour chaque parc ou lieu patrimonial protégé.
L’Agence Parcs Canada est ainsi conforme au modèle des agences, car elle
est responsable de la gestion des parcs nationaux et des lieux historiques
(dimension opérationnelle), le ministre ayant la responsabilité de définir les
orientations (dimension «politiques publiques»).
L’Agence des services frontaliers du Canada offre une nette différence
par rapport à ce modèle générique de l’agence de services. Cette agence est
désormais responsable de la prestation des services frontaliers qui relevaient
auparavant de l’Agence des douanes et du revenu du Canada, de l’Agence
canadienne d’inspection des aliments et du ministère de la Citoyenneté et
de l’Immigration. L’Agence des douanes et du revenu du Canada, créée en
1999251, a été transformée en Agence du revenu du Canada 252 . L’Agence
des services frontaliers est responsable de l’application de plusieurs lois en
matière de douanes et d’accise, mais également de la Loi sur l'immigration
et la proteciion des réfugiés. Sous la responsabilité du Solliciteur général
du Canada, elle est dotée de la personnalité morale et du statut de manda-
taire de la Couronne. Avec une mission clairement axée sur l’exécution de
ces lois, elle doit contribuer à l’intégration de tous les services frontaliers
pour mettre en œuvre des priorités en matière de sécurité nationale et de
sécurité publique. Sous réserve des instructions générales ou particulières
du Solliciteur général, sa mission est limitée à l’application de la législation
frontalière, ce qui rend plus difficile la transposition du modèle de l’agence
orientée vers des prestations et des services. Hormis de vastes pouvoirs
pour conclure des accords avec des États étrangers ou des organisations
internationales, les caractéristiques déjà recensées pour l’Agence Parcs
Canada sont inexistantes dans ce cas-ci. Le personnel de l’Agence des
services frontaliers est fonctionnarisé en étant nommé conformément à la
Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Dépourvue du pouvoir régle-
mentaire et n’ayant aucune responsabilité dans l’élaboration des politiques,
l’Agence des services frontaliers reste pour l’essentiel une agence d’exé-
cution, mais sans les caractéristiques liées à l’application des préceptes du

250. B.G. PETERS, The Future of Governing, op. cit., note 57, p. 77 (flexible ggvernment).
251. Loi sur l Agence des douanes et du revenu du Canada, L.C. 1999, c. 17.
252. Loi constituant l Agence des services frontaliers du Canada, précitée, note 88,
art. 20-28.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 157

nouveau management public. Dans le domaine sensible du contrôle des


frontières, le pouvoir exécutif a préféré une agence ayant peu d’autonomie
sur le plan de la gestion et de la prestation des services. Ses responsabilités
diffèrent sensiblement de la notion de prestations puisque ses missions
sont orientées vers la santé et la sécurité aux frontières, l’inspection, la
collecte de renseignements (projet de frontière intelligente) et diverses
activités d’exécution (enquêtes, audiences, détentions et renvois). Cette
agence constitue en quelque sorte la version réduite et épurée du modèle
international de l’agence de services, ce qui montre en définitive la diver-
sité des agences d’exécution. Reflets de la tendance dominante, l’Agence
canadienne d’inspection des aliments (1997)253 et l’Agence du revenu du
Canada (1999/2005)254 sont conformes au modèle offert par l’Agence Parcs
Canada.
En dépit d’une volonté affirmée de réserver les tâches d’exécution aux
agences, la frontière entre le politique et le fonctionnement ne peut être
étanche. Déjà, l’Agence Parcs Canada offre une ouverture vers l’élabora-
tion des politiques puisque cet organisme peut agir par des conseils et des
recommandations pour les aires protégées qui sont de sa compétence ou
qui pourraient être créées à la suite à ses avis. La création au Québec, en
2004, de l’Agence des partenariats public-privé 255 rend encore plus incer-
taine la ligne de partage entre le politique et la dimension opérationnelle.
Cette agence a été conçue à certains égards comme un « organisme-conseil »
puisqu’elle a pour mission de contribuer, par ses conseils et son expertise,
au renouvellement des infrastructures publiques et à l’amélioration de la
qualité des services aux citoyens par des projets de partenariats public-
privé 256 . Pour ces derniers, l’Agence conseille le gouvernement et offre à
l’ensemble des organismes publics son expertise pour l’évaluation de la
faisabilité des projets en mode de partenariat public-privé. Outre la diffu-
sion de l’information, elle peut offrir son aide pour la négociation, la conclu-
sion et la gestion de ces contrats. L’Agence peut également donner des avis
au président du Conseil du trésor sur toute question étant de sa compé-
tence. Sur le plan de l’exécution, le gouvernement peut confier à l’Agence
la sélection d’un partenaire et la réalisation d’un partenariat public-privé.
L’Agence peut également créer des filiales. Comme dans le cas des autres

253. Loi sur L’Agence canadienne d’inspeciion des aliments, précitée, note 86.
254. Loi sur l’Agence des douanes et du revenu du Canada, précitée, note 251 ; modifiée par
la Loi constttuant l’Agence des services frontaliers du Canada, précitée, note 88.
255. Loi sur l’Agence des partenariats public-privé du Québec, précitée, note 92.
256. Cette orientation reflète un compromis à la suite des polémiques concernant le dépôt
du projet de loi 61 le 17 juin 2004 (sanctionné le 17 décembre 2004). Sur les critiques
exprimées, voir: C. ROUILLARD et autres, op. cit., note 59, p. 100.
158 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

agences de services, l’Agence a son propre personnel dont les conditions de


travail sont déterminées par un règlement qu’elle doit adopter sous réserve
des dispositions d’une convention collective. Elle dispose également d’un
régime dérogatoire en matière de contrats par rapport aux dispositions de
la Loi sur l’administration publique251. Dans la littérature savante, ce type
d’agence suscitera peut-être des commentaires identiques à ceux qui ont
été formulés à l’égard de l’expérience suédoise où les agences jouent un
rôle important dans l’élaboration des politiques 258 .
Ce bref portrait est suffisant pour montrer que la politique québécoise
en matière de partenariat public-privé dépendra largement des orientations
et des modalités définies par l’Agence des partenariats public-privé du
Québec. Il est donc illusoire de postuler que les agences tombent indis-
tinctement dans le registre de l’exécution. Par contre, il faut reconnaître
que le Québec suit la tendance générale en créant des agences orientées
vers des tâches d’exécution: agences de développement de services de
santé et de services sociaux (2003)259 ; Services Québec (2004)260, Revenu
Québec (2004) et le Centre de services administratifs 261 . Cette orienta-
tion est conforme à son plan de modernisation de l’État (2004-2007)262.
Les premières expériences dans ce domaine permettent d’observer qu’il
n’y a pas de modèle unique et que le législateur reste fidèle à ses habi-
tudes en créant des solutions ponctuelles avec un cadre de référence qui
demeure malléable. Ces orientations montrent néanmoins que le Québec
est désormais engagé dans le mouvement de « mondialisation des politiques
managériales 263 ».
En 2006, le Canada (l’administration fédérale) ainsi que le Québec ne
montrent aucun signe qui pourrait augurer d’une reconversion massive de

257. Loi sur l’administration publique, précitée, note 28.


258. J. PIeRRE, «Central Agencies in Sweden», dans C. POLLITT et C. TALbot (dir.), op. cit.,
note 244, p. 203, à la page 210.
259. Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de
services sociaux, L.Q. 2003, c. 21. Cette loi a été abrogée par la Loi modifiant la Loi sur
les services de santé et les services sociaux et d’autres dispositions législative,, L.Q.
2005, c. 32, afin d’insérer les dispositions relatives aux agences dans la Loi sur les services
de santé et les services sociaux, L.R.Q., c. S-4.2.
260. Loi sur Services Québec, L.Q., 2004, c. 30.
261. Loi sur le Centre de services partagés du Québec, L.Q. 2005, c. 7.
262. SECrétARIAT du CONSEIL DU TRÉSOR, Moderniser l Etat. Pour des services de qualité
aux citoyens, Québec, Conseil du trésor, 2004, p. 54. (aussi diffusé en ligne : www.tresor.
gouv.qc.ca).
263. F. L’ITALIEN, « L a mondialisation des politiques managériales et les transformations
du mode de régulation interne des États occidentaux contemporains. Le Québec en
perspective», dans R. C a n e t et J. DUCHASTEL, op. cit., note 3, p. 349, à la page 354.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 159

plusieurs organismes orientés vers l’exécution en agences de services. Par


diverses lois, ils offrent en revanche une vision précise de ce que représente
l’intégration du modèle de l’agence d’exécution dans un cadre législatif. À
titre de simple constat, des différences de style et de rédaction démarquent
le Québec par rapport aux agences fédérales. Bien que le système des
agences ne soit pas originaire du Canada, ce modèle fondé sur l’existence
de lois organiques pourrait devenir un relais pour l’expansion de cette
formule.

Conclusion
Le terme «gouvernance» est sans équivoque. Il indique la priorité
accordée aux méthodes et aux mécanismes de transformation de l’ac-
tion publique, ainsi qu’aux modes de gestion. Peu importe s’il est analysé
comme une expression nouvelle de la gouvernabilité ou comme un discours
plus ou moins homogène, il connaît une large diffusion dans plusieurs
disciplines. Il faut d’abord appréhender la gouvernance comme un phéno-
mène politique et administratif qui reflète la transformation du rôle des
États dans un contexte de mondialisation. Sous l’impulsion du nouveau
management public, l’expansion d’un mode universel de gestion des orga-
nisations contribue à une atténuation de la spécificité étatique. De même,
dans le contexte de l’élaboration des politiques publiques, de nouveaux
mécanismes et dispositifs sont en voie d’être créés sans considérations
particulières pour la question du droit. Le phénomène des agences, sur
le plan tant de la régulation que de l’exécution, accentue le morcellement
de l’appareil administratif au profit de l’État polycentrique. Si la recom-
position des modes de gestion est dictée par des impératifs d’efficacité, la
transformation de l’action publique reflète de nouveaux modes de légitimité
et une importance accrue de rapports négociés pour inclure, le cas échéant,
des acteurs non étatiques dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Si une autre façon de gouverner devient manifeste, une autre figure de
l’État émerge graduellement264. La gouvernance publique requiert donc une
réflexion sur le pouvoir, les stratégies de reconversion de l’action publique,
les transformations de la gestion et la configuration de l’appareil d’État.
En dépit de sa vaste diffusion dans d’autres disciplines, le thème
de la gouvernance dans sa dimension de gouvernance publique démarre
plus lentement dans la littérature juridique, notamment celle d’expression

264. J. CHEVaLLIER, op. cit., note 143, notamment p. 64-87.


160 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

française, et les publications à ce sujet sont récentes 265 . Même du côté anglo-
américain, les analyses sont largement orientées vers les nouvelles techno-
logies de pouvoir (les outils de gouvernance) au détriment d’une réflexion
plus large sur la question du droit et sur l’évolution du droit public. Cette
vision instrumentale est toutefois contestée comme le montrent les études
citées dans notre texte. Le désintérêt relatif des juristes découle également
du phénomène de la constitutionnalisation du droit qui connaît un impact
médiatique considérable (chartes et contrôle de constitutionnalité des lois).
L’invisibilité des enjeux liés à la gouvernance procède ainsi de causes
systémiques et non de choix rationnels. Faut-il aller plus loin en postulant
l’incompatibilité? Pour reprendre un constat posé par Jacques Chevallier,
« la gouvernance [... ] commandée par une rationalité d’ordre politique [... ]
se situe à première vue dans un rapport d’extériorité au droit 266 ». L’idée
d’une gouvernance extérieure au droit serait ainsi le reflet d’une opposition
dans la rationalité et les modes d’intervention.
De façon plus pragmatique, la gouvernance constitue un cadre plus
propice que le droit formel pour trouver des solutions concrètes à des
problèmes techniques et commerciaux concernant des produits, des biens
et des services dont l’utilisation relève de l’accord entre des partenaires
économiques, techniques, scientifiques et sociaux de même que des orga-
nismes publics. Sur ce plan, elle apporte un autre éclairage à la question
de la démocratie politique en offrant un «procéduralisme conventionna-
liste» plus adapté aux attentes des groupes de pression et des postulats de
la théorie économique de l’efficience. Sur ce plan, elle répond davantage
au fonctionnement des lobby s et des groupes d’intérêts de la démocratie
américaine que des perspectives classiques de la démocratie délibérative,
comme le propose Habermas avec le concept procédural de démocratie
publique et transparente induit par l’État de droit 267 . Dans ce contexte
de démocratie négociée, les modes de formation du droit échappent aux
exigences qui rythment l’élaboration du droit formel, notamment les lois et
règlements. En apparence plus convivial et plus ouvert, le projet politique
de la gouvernance souffre toutefois d’un déficit de légitimité puisque les

265. L. PECh, « L e droit à l’épreuve de la gouvernance. Légitimation de la privatisation du


droit?», dans R. C a n e t et J. DUCHASTEL, op. cit., note 3, p. 51 à la page 59 (la multipli-
cation des producteurs de droit). Voir également : P. NOREAU, « Le politique à l’épreuve
du droit: les lendemains juridiques de la gouvernance», dans P. FAVRE, J, HAYWARD et
Y. sCHEMEIL (dir.), Être gouverné.. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses
de sciences po, 2003, p. 181.
266. J. CHEVaLLIER, « La gouvernance et le droit », dans Mélanges Paul Amselek, Bruxelles,
Bruylant, 2005, p. 189, à la page 191.
267. J. HABERMAS, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997,
p. 311.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 161

acteurs en cause ne représentent souvent que leurs propres intérêts 268 . Son
mode de fonctionnement favorise un mode particulariste de formation du
droit au détriment du modèle universaliste qui est le produit de la loi et de
la démocratie représentative. Cette différence peut expliquer le sentiment
d’extériorité au droit, voire une incompatibilité avec l’osmose du couple
droit et démocratie issu de la philosophie politique des Lumières.
Au-delà de ces enjeux dans la conceptualisation de l’action publique,
la gouvernance publique ne peut être séparée du droit dans l’expression
des techniques de gouvernement. C’est un simple constat, car le droit et
la science politique ne peuvent être dissociés dans l’exercice du pouvoir.
Il est indispensable de clarifier l’existence d’une typologie du droit qui en
serait l’expression spécifique. Sur ce point, nous pouvons constater l’exis-
tence d’un droit de la gouvernance publique, avec néanmoins des réserves
et des nuances.
Le droit de la gouvernance entretient un triple rapport complexe et
ambigu avec l’objet «droit». Dans un premier temps, notre étude nous a
permis de constater et de souligner un ancrage important dans le droit légi-
féré traditionnel, notamment pour la nouvelle gestion publique. À des fins
de légitimité et de transparence, la loi a servi dans plusieurs droits natio-
naux de moteur pour imposer les préceptes de la nouvelle gestion publique.
Son rôle est encore plus manifeste quand elle offre un cadre structuré et
cohérent pour la création des agences, notamment les agences d’exécution.
La loi sert à formuler en termes explicites les impératifs du nouveau mana-
gement public, quitte à promouvoir la culture du rendement et de l’évalua-
tion. Dans un deuxième temps, c’est encore ce droit, que nous pourrions
qualifier par pure convenance de «droit traditionnel», qui sert comme
vecteur d’expansion de la logique de concertation propre à la gouvernance
contemporaine. Si le constat d’une contractualisation croissante de l’action
publique est un fait largement reconnu, le procédé du contrat connaît une
diffusion considérable, au point d’infléchir d’autres catégories associées
aux actes unilatéraux. Tant pour la gestion (négociation des objectifs et des
documents-cadres) que pour les politiques publiques (codes volontaires,
chartes d’usagers, règlements négociés), la figure classique du contrat est

268. La question de la légitimité représente une vaste problématique avec des réponses diver-
gentes ou contrastées comme en témoignent ces deux articles: C. LAFAYE, «Gouver-
nance et démocratie: quelles reconfigurations?», dans L. CARDINAL et C. ANDREw
(dir.), La démocratie à l’épreuve de la gouvernance, Ottawa, Presses de l’Université
d’Ottawa, 2001, p. 57, à la page 64 (la gouvernance en panne de démocratie?); J.-G.
BELLEY, «Gouvernance et démocratie dans la société neuronale», dans L. CARDINAL et
C. ANDREW (dir.), idem, p. 153, à la page 155 (la gouvernance comme processus collectif
d’apprentissage).
162 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

réactivée dans des proportions qui dépassent largement ce qui avait été
anticipé pour la technique contractuelle à titre de mode normal de l’action
gouvernementale. Si les fonctions du contrat sont multiples, comme le
montrent les travaux de Jean-Guy Belley269, le conventionnalisme diffus
de l’action publique pose sans équivoque la problématique de l’hybridation
et des formules de substitution.
Si l’allégement réglementaire ou l’évincement du droit commencent à
être mieux connus, cette dimension montre en revanche que la gouvernance
repose sur un programme plus ambitieux. Outre le fait que le droit n’est
plus indispensable dans l’élaboration de nouveaux dispositifs normatifs, la
gouvernance peut assigner au droit une fonction purement instrumentale
pour instaurer une gouverne néo-juridique. La loi peut devenir le support
formel d’instruments (codes, plans, chartes, engagements) dont la nature
juridique reste indéterminée, sorte de mode neutre où par simple imitation
ou cooptation de formules issues des trois composantes classiques du
Jugement, de la Loi et du Contrat, des solutions de rechange deviennent
les moyens privilégiés de dépassement du droit. L e «gérer autrement»
du nouveau management public trouve également sa contrepartie dans le
«Gouverner autrement». Le nouveau modèle montre que le droit n’est
plus le support exclusif de ces nouvelles technologies de pouvoir large-
ment calquées sur les catégories traditionnelles du droit. Ce retrait du
droit semble plus relever du calcul stratégique par domaines ou champs
d’intervention que de l’élaboration d’une «alternative» globale au droit.
Comme le droit de la gouvernance est un terrain fertile pour des solutions
de rechange, il peut donner l’illusion que la gouvernance relève d’un autre
droit ou d’une imitation du droit. En réalité, il n’existe aucune possibilité
de dissocier le droit public des succédanés qui servent de formules de
rechange au droit. Ces formules déjuridicisées sont le pur produit du droit
officiel afin que l’État, plus précisément le pouvoir exécutif et la haute
administration, puissent disposer des outils nécessaires pour gouverner à
la périphérie du droit ou « au-delà » du droit. Sur ce plan, la gouvernance
peut être interprétée comme un cadre plus propice à des choix stratégiques
dégagés en partie des contingences du droit. Le titre choisi par Christopher
Pollitt et Colin Talbot pour leur ouvrage paru en 2004, Unbundled Govern-
ment210, est révélateur des tendances contemporaines sur la reconfiguration
de l’État et la question du droit.

269. J.-G. BELLEY, Le contrat entre droit, économie et société, Cowansville, Éditions Yvon
Blais, 1998.
270. C. POLLITT et C. TALbot (dir.), op. cit., note 244.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 163

Pour ces caractéristiques essentielles, le droit de la gouvernance


publique apparaît comme un approfondissement d’une rupture entamée
avec le modèle de l’État providence. Les prétentions scientifiques de la
gouvernance contemporaines dans l’évaluation de l’action publique ont
été précédées par celles de la logique assurantielle et du calcul des proba-
bilités propres à l’État social 271 . Comme l’État providence reste encore
une réalité tangible dans plusieurs États occidentaux, il s’agit davantage
de juxtaposition de paradigmes que de simple rupture. D’autres objec-
tifs animent désormais le choix des instruments et des politiques, car les
États occidentaux dans un contexte de mondialisation de concurrence et
d’ouverture des marchés n’ont plus les moyens financiers pour agir seuls.
La coopération et l’horizontalité des rapports deviennent des éléments
incontournables de la gouvernance associative Mais ici également cette
nouveauté n’est que relative compte tenu de l’importance du thème de la
consultation et de la participation dans la réalité de l’État providence et
de l’État interventionniste Ce sont également ces deux modèles celui de
l’État providence et celui de l’interventionnisme étatique qui ont servi de
laboratoires à l’exoérimentation de formules nouvelles sur le plan de la
technique juridique Ainsi la planifïcation et la régulation ont émergé au
cours des dernières décennies du xXe siècle272

Fait plus signifiant, l’émergence d’un droit composite marqué par


l’hybridation des catégories traditionnelles ne peut occulter l’importance
quantitative et qualitative des mécanismes officiels de production du droit
dont la configuration formelle reste inchangée (lois, règlements, permis,
prestations, subventions, contrats administratifs). Tous les éléments tradi-
tionnels du droit public sont encore fonctionnels. Dans cette perspective
marquée par la continuité, la gouvernance constitue une stratégie d’élargis-
sement des mécanismes, des dispositifs, des choix, quitte en fin de compte
à dépasser les frontières du droit pour des impératifs d’efficacité ou dans
le but de trouver des solutions de rechange. Nous avons constaté dans
des travaux antérieurs l’existence de mécanismes néo-réglementaires qui
servent de terrain d’expérimentation pour un double fonctionnel qui est
largement le produit du droit officiel. C’est donc entre l’émergence d’un
nouveau paradigme propre à la gouvernance publique et la pérennité du
modèle classique d’administration publique qu’évoluent actuellement les
modes de gestion et la conception des politiques publiques.

271. F. EWALd, L’État providence, Paris, Grasset, 1986, p. 219.


272. C.-A. MoRAND, «Régulation, complexité et pluralisme juridiques », dans op. cit., note
266, p. 615, aux pages 616-617 (passage progressif de la réglementation à la régulation).
164 Les Cahiers de Droit (2006) 47 c. de D. 89

Cette complémentarité devient moins évidente lorsque sont privilégiés


les nouveaux mécanismes comme objet d’étude. Ces derniers apparaissent
comme la preuve tangible d’une solution de rechange au droit. À titre
d’exemple, le nouveau management public a contribué à l’élaboration d’un
nouveau paradigme (le management du type professionnel, la flexibilité
propre à la réorganisation du monde du travail, le service aux consomma-
teurs, la spécialisation, l’efficacité, les objectifs stratégiques, la planification
et l’évaluation du rendement) qui trouve son expression achevée dans le
modèle des agences d’exécution. Ces dernières apparaissent désormais
comme une solution de rechange à la privatisation en transposant dans
le monde des organisations publiques un modèle largement calqué sur la
nouvelle gestion des entreprises. Cette formule est devenue un générique
susceptible d’être exporté vers tous les continents 273 . La gouvernance
publique génère ainsi un modèle international qui contribue à la conver-
gence des droits nationaux. Comme ces agences de services sont avant tout
un produit du management, et que plusieurs solutions de rechange dans le
champ des politiques publiques relèvent également du monde de la gestion,
leur exportation dépend de la nature du policy transfer274. La gouvernance
étant indissociable de la question du droit, l’intégration graduelle de ces
modèles par le droit les transforme en outils pour des transferts de droit
(legal transplants). Le droit de la gouvernance contribue ainsi à l’unifor-
misation latente des modèles institutionnels et des mécanismes de l’action
publique. À défaut d’uniformité, la convergence des modes de «bonne
gouvernance » découle du simple constat.
La question des agences n’est qu’une illustration du droit de la gouver-
nance. Les deux caractéristiques essentielles en seraient la flexibilité et la
rationalisation scientifique de l’action administrative. Si la flexibilité renvoie
à un thème fondamental pour comprendre le fonctionnement des organisa-
tions et le droit du travail275 , elle trouve également de nombreuses illustra-
tions dans le phénomène du droit négocié et des instruments plus souples
qui servent de substituts fonctionnels à la réglementation. «Gouverner
autrement » consiste à dégager une marge de manœuvre que ne peut offrir
le modèle classique, critiqué pour sa rigidité. La rationalisation permet de
dépasser le droit traditionnel par des instruments d’analyse beaucoup plus
performants, susceptibles de proposer une mesure objective dans l’élabora-
tion des outils et des politiques. Le modèle « légal-rationnel » est en partie
évincé au profit d’un modèle technique et scientifique intégré au droit. La

273. C. POLLITT et autres, loc. cit., note 230, 279.


274. O. JaMes, loc. cit., note 237, 241 (international transfer).
275. G. STANDING, «Globalization, Labour Hexibility and Insecurity: The Era of Market
Regulation», European Journal of Industrial Relation,, vol. 7, 1997, p. 15.
D. MOCKLE La gouvernanee publique et le droit... 165

gouvernance juridique doit désormais composer avec une gouvernance


scientifique (les sciences du gouvernement).
Si le droit de la gouvernance publique est devenu un paradigme ou un
modèle, une vision globale de la gouvernance publique montre également
la pérennité de l’ancien modèle. Les acquis liés à l’émergence de l’État
de droit et d’une administration publique façonnée par le droit ont été
proprement révolutionnaires, au point d’évincer à la fin du xix e siècle le
paradigme élaboré par Lorenz von Stein (1815-1890) sur la science adminis-
trative 276 . Loin de représenter une rupture de ce type, l’évolution actuelle
montre l’imbrication des deux paradigmes de la gouvernance publique et
de l’administration publique. En dépit de cette réalité, le paradigme de la
gouvernance contribue à projeter une image de rupture, car le droit n’est
plus l’élément central de l’action publique.
Afin de revoir le programme iconographique de 1'« allégorie du bon
gouvernement», Lorenzetti devrait, en définitive, composer avec une
commande complexe où les préceptes de la bonne gouvernance seraient
combinés avec les attributs traditionnels du droit. Cette démarche n’a de
sens que si le commanditaire cherche à représenter une vision globale où
la totalité de l’action publique n’est pas cooptée par une régulation néoli-
bérale. Pour offrir ce tableau réaliste du «bon gouvernement», dégagé
du réductionnisme induit par l’interprétation néolibérale de la «bonne
gouvernance», il est indispensable de rappeler que l’action publique est
conditionnée par des droits et libertés reconnus par de véritables chartes
et déclarations, à l’échelon tant national qu’international. Le constitution-
nalisme et la dynamique des droits et libertés sont des réalités essentielles
pour comprendre notre époque, au même titre que le nouveau management
public ou la transformation des politiques publiques. À cet égard, Loren-
zetti devrait résoudre un problème dont la nature est plus épistémologique
que politique. Comme le montre notre étude, une partie des difficultés
liées au décodage de la gouvernance publique résulte de l’imperméabilité
réciproque du droit et de la gestion, simple reflet de la compartimentation
trop rigide des champs disciplinaires.

276. L. VON STEIN, Die Verwattungslehre (Science de l’administration), Stuttgart, J.G. Cotta,
1866-1884, 8 vol. Pour une introduction à l’œuvre de Lorenz von Stein, voir E. FORS-
THOFF, Traité de droit administratif allemand, Bruxelles, Bruylant, 1969, p. 96. Pour
von Stein, l’État était l’«État social», ce qui présupposait une fusion entre le principe
de l’administration sociale et les finalités de la science de l’administration. Même si von
Stein accordait une place importante au droit et à l’État de droit, il n’avait pas fait de
ces éléments le centre de sa construction théorique. Malgré le fait qu’elle puisse paraître
désormais bien lointaine, son œuvre marque une étape importante de la théorie de l’État
fondée sur la notion d’État social. Voir E.W. BÖCKENFÖRDE, Le droit, l’État et la consti-
tution démocratique, Paris/Bruxelles, L.G.D.J./Bruylant, 2000, p. 148 et suiv.

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