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@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-00596-9
EAN:9782296005969
ITINÉRAIRES
et
CONTACTS DE CULTURES
Volume37
2006
Abdelhak Serhane :
une écriture de l'engagement
UNNERSITÉ PARIS 13
Centre d'Étude des Nouveaux Espaces Littéraires
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
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Comité de rédaction
Véronique Bonnet, Anne Coudreuse, Vincent Ferré, Xavier Garnier, Jean-
Louis Joubert, Marc Kober, Anne Larue,
Bernard Lecherbonnier, Christophe Pradeau,
Françoise Simonet-Tenant, Jacques Tramson, Pierre Zoberman.
Secrétariat de rédaction
Centre d'Étude des Nouveaux Espaces Littéraires
Université Paris 13, avenue Jean-Baptiste-Clément,
93430 Villetaneuse
Responsable de la publication
Xavier Gamier
Coordination de ce numéro
Khalid Zekri
POÈTE ET NOUVELLISTE
QUELQUESTHÈMESRO~SQUES
POUR CONCLURE
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Abdelhak Serhane :
un engagement littéraire
1
Maurice BLANCHOT,L'Espace littéraire, Paris, Gallimard/Folio, 1988, p. 309. (Pour
l'édition originale: Gallimard, 1955)
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Khalid Zekri
Il
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement
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Khalid Zekri
d'un milieu social pauvre et «condamnés à la rue très jeunes sans être
capables de manœuvrer dans une société où la violence contre les enfants est
une réalité quotidienne ». Face au monde des adultes marqué par le vice, la
corruption et l'injustice, « ces enfants adoptent des stratégies de survie qui
légitiment la violence, la prostitution et l'utilisation de la drogue». La
drogue devient ainsi un libérateur de l'univers imaginaire des enfants
démunis de toute protection. De là provient ce va-et-vient entre l'évasion par
le rêve artificiel et l'appel à l'ordre par une réalité impitoyable. L'espace
portuaire dans Ali Zaoua contribue à la possibilité de rêver d'un départ vers
un monde. Il en va de même dans Les Enfants des rues étroites où le
narrateur et son ami Rahou ont pu échapper à leur misérable condition grâce
au rêve.
Nouredine Mhakkak analyse le thème de l'enfance chez Serhane. Selon
lui, ce thème a un traitement particulièrement riche dans Les Enfants des
rues étroites à travers lequel il montre l'image d'une enfance kidnappée et la
cruauté des adultes qui dictent leur loi partout: à la maison, à l'école et au
travail. Cette étude semble aboutir à la conclusion que Les Enfants des rues
étroites est un roman « qui appartient au genre romanesque réaliste, en ce
sens qu'il a essayé de présenter une image réelle de la société à laquelle il
s'intéresse. C'est aussi un roman où l'imaginaire et les contes populaires ont
une place prédominante à travers la création des personnages et les espaces
romanesques ».
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Abdelhak Serhane
Romancier
Les Temps noirs:
la forge de l'ironie
aussi bien l'art que la réalité1. TI s'agit donc d'une ironie de situation qui
octroie au récit sa structure globale. Le récit joue ainsi sur l'écart et le
décalage entre l'être et le paraître, la situation et son renversement. TIest à
noter, néanmoins, que le concept de l'ironie peut entraîner une certaine
confusion par une sorte de glissement permanent entre l'humour noir, le
sarcastique et la satire. Chez Serhane, l'ironie relève plus d'une situation
dans la mesure où elle s'appuie sur un discours dramatique dont la finalité
est de « montrer la vie» pour reprendre une expression de Pierre Schoentjes
qui établit une typologie très intéressante à ce propos2. Serhane fait appel à
l'ironie comme une manière de penser dont le processus est d'édifier des
« contradictions insolubles» afin de mettre en exergue une déception. Ainsi,
le lecteur a affaire à un mode d'énonciation ironique global dont les signaux
sont repérables à différents niveaux du texte. Philippe Hamon dit à ce sujet:
«l'ironie est un mode d'énonciation global (tout le texte est ironique)
comme local le narrateur ou l'un de ses personnages fait un effet d'ironie en
un endroit précis du texte. Dans tous les cas, les signaux auront avantage à
apparaître dès l'incipit du texte, soit par thématisation et polarisation (l'un
des personnages principaux du récit sera présenté dès les premières lignes
comme spirituel [. . .], soit par délégation à un personnage de conteur
« spirituel », de la narration elle-même, comme dans la nouvelle à
enchâssement. L'ironie [...] se signale souvent de tels effets métadescriptifs
ou de redoublements auto-descriptifs (mises en abymes). Ainsi les
«nouvelles à cadres» d'un Maupassant, où une histoire enchâssante contient
une histoire enchâssée, et qui présupposent donc un certain «retour
critique» a posteriori sur cette histoire enchâssée, commencent-elles
souvent en affichant en incipit le mode (sérieux ou ironique) dont elles vont
relever en présentant par exemple des conteurs stipulés comme maîtres ès
farces, jovialités ou ironies diverses. Cela à des fins déceptives3. »
Dans Les Temps noirs, l'ironie traverse tous les niveaux du texte.
L'intention du narrateur principal s'affiche dès l'incipit et précise, par le
recours à l'ironie généralisée, l'effet critique escompté. Le titre laisse
apparaître l'importance qui sera accordée à la dimension temporelle dans le
livre. L'effet d'attente, quant à la nature de ces temps (passé/présent), est
amplifié par l'épithète «noir». C'est dire que le pacte de lecture met en
scène par cet adjectif qualificatif une situation qui interpelle d'emblée le
lecteur et qui sera thématisée par la suite pour une finalité déceptive. Ainsi le
premier chapitre prolonge cet effet sous forme de prélude. Le narrateur
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Lahsen Bougdal
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Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement
suivre son exemple, éprouvent une sorte de haine qui va les conduire à le
dénoncer à l'administration coloniale. Le noir prend ici une autre
signification qui est d'ordre sentimental.
La maison où le rebelle avait passé la nuit fut dynamitée. Les flammes de la
honte, du crime et de la trahison montèrentvers le ciel et souillèrent la clarté
dujour naissant. Toute la campagneétait en deuil. (T. N. p. 9)
C'est l'histoire de cette première faillite, de cet échec du symbole même
de la Résistance, qui est mise en abyme dans le roman. Le premier chapitre
est un résumé de ce récit principal. Par un jeu d'analepse et de prolepse
s'alternent le temps historique et le temps de la narration, le passé (sous
l'occupation) le présent (après l'indépendance). Ainsi, le roman obéit à une
structure d'emboîtement où l'histoire enchâssée est commentée a posteriori.
Le conteur est présenté comme un maître sérieux qui porte un regard critique
sur ces faits historiques. Dès l'incipit, les signaux de l'ironie sont donc
concentrés autour de trois points fondamentaux: d'abord la thématisation de
l'ironie qui couvre tout le champ sémantique du noir et de la déception.
Ensuite la structure à enchâssement. Enfin la finalité déceptive du récit qui
s'affiche dès les premières lignes. De ce fait, l'ironie se donne à lire comme
le postule judicieusement P. Hamon, comme «mode d'énonciation global ».
Tout le texte est ironique.
La narration est prise en charge par le cousin de Moha Ouhida. Il revient
dès le deuxième chapitre sur la période coloniale. Le rappel d'une
conversation entre Si Hamza, le fqih du msid et Rabah, le boulanger, se fait
dans un registre ironique.
Tu connais la nouvelle, mon ami? Les gaouri, ces infidèles, vont venir
s'installer sur nos terres!
- Tu veux dire Francess ? Que Dieu nous protège des mécréants et nous prenne
en sa miséricorde!
- Prie autant que tu peux, mon ami! Nous en avons bien besoin...
- Maispourquoi? Qu'est-ce que c'est encorecette histoire?
(T. N. p. 23)
Le discours rapporté permet au narrateur de garder sa neutralité devant
une discussion où les arguments avancés par les deux personnages
soulignent avec force l'ironie recherchée. L'emploi du démonstratif «ces»
et des substantifs, «gaouri », en italique, «les infidèles », «mécréants»
ainsi que la convocation du registre religieux, mettent en exergue ce
paradoxe devant lequel une mentalité archaïque demeure désarmée. Rabah
ne comprend pas comment on peut avoir besoin d'un mécréant. Derrière
cette mise en scène de l'ignorance, le narrateur fustige l'une des causes de la
mise du pays sous le protectorat français: La simplicité et la médiocrité
intellectuelles des personnages. L'ironie est poussée à son acmé quand ce
sont les modes de vie, y compris ceux des rois, qui sont visés.
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Lahsen Bougdal
Ne crains rien, mon ami! Ces gens n'ont pas besoin de notre pain, ni de nos
figues de barbarie..., on ditjustement que nos rois insensés ont bradé le pays
contre du pain, des habits, des bijoux, des boîtes à musique, des orgues de
barbarie, des toilettes de dame, des pianos, des vélos, des appareilsphotos...
(T. N. p. 23)
La critique des mentalités archaïques et de l'irresponsabilité des
hommes au pouvoir qui ont bradé le pays contre des gadgets souligne les
méfaits et les affres d'une modernité subie et non maîtrisée. Cette fascination
n'est pas sans nous rappeler une situation similaire décrite par Rachid
Mimouni dans L 'Honneur de la tribu. La passivité et l'ignorance des
villageois conjuguées à l'insouciance et à l'incompétence des politiciens
véreux conduisent à la soumission du pays chez Serhane, alors qu'elles se
soldent chez Mimouni par la destruction du paisible village Zitouna. Outre
les modes de vie qui subissent les coups de scalpel du narrateur, la religion
n'échappe pas à son regard ironique. Quand Moha Ouhida se prend pour un
philosophe, c'est toute la communauté musulmane qui en prend pour son
compte.
21
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement
des hérétiques sans faire ce que Dieu lui dicte de faire. Le jour du Jugement
dernier, Allah nous interrogerasur nos actes. /1 nous refusera l'accès de son
Royaume si nous n'avons pas agi pour libérer le pays. Nous n'admettons pas
que cette terre d'Islam soit souillée par des gens qui n'ont rien à voir avec
notre religion. Que Allah nous indique le chemin à suivre sous sa miséricorde
[...] Remplis ton cœur de l'amour de Dieu et de sa crainte! Le reste, c'est lui
qui s'en charge. /1est le maître de l'univers. (T. N. p. 44)
C'est au nom de la religion que l'occupation de l'Autre-hérétique est
rejetée. Si la résistance est un acte qui est clairement ici préconisé, le passage
à l'action reste conditionné par un signe divin. Prises en charge par une
personne d'autorité, ces paroles sont tournées en dérision, et donc
implicitement critiquées parce que justement impliquant un certain
passéisme.
De même, la condamnation d'un résistant français comme Léon Blum
est expliquée par Si Hamza comme une fatalité du destin. Cette résignation
est récusée par le héros Moha qui voit dans cette exécution le sens même
d'un engagement pensé et libre.
/1 est mort, Asahbi, parce que c'est son destin. Un homme peut-il mourir
autrement que par la mort que Dieu lui a prescrite? C'était écrit là-haut avant
même sa naissance. Tu n'as rien appris au msid? C'est le mektoub Asahbi,
rien de plus normal. L'exécution n'est qu'une justification de sa mort! (T. N.
p.69)
La prise de position quant à la Deuxième Guerre mondiale vient
renforcer la naïveté des villageois qui pensent qu'il s'agit là d'un conflit
entre infidèles qui leur est entièrement étranger et vont même jusqu'à
souhaiter l'échec des Français. La victoire de Hitler est considérée comme
une chance inouïe de libération
Un soir, Ba Achour, le marchand de charbon, surprit l'assistance par un
discours révoltant. /1 affirmait que Dieu était du côté de cet homme puisqu'il
remportait victoire sur victoire. Dieu lui-même l'aurait envoyé pour purifier le
monde de la vermine qui ne méritait pas de vivre. Si sa cause n'était pas juste,
Allah aurait tout fait pour débarrasser l'univers de sa trace. N'est-ce pas? La
France avait colonisé notre pays impunément. Allah lui avait envoyé quelqu'un
pour la coloniser. Ce n'était quejustice. (T. N. p. 67)
Les villageois sont pris ici au piège de leur propre raisonnement. La
logique religieuse est rappelée dans un contexte choquant pour mieux la
mettre en crise. TIs'agit là d'un face-à-face où chacun serait devant sa propre
image. L'emploi du conditionnel vient renforcer l'absurdité d'une telle
explication. Les arguments de la purification et de la punition recèlent une
part de scandale que le narrateur cherche à faire émerger dans le texte. Le
choix d'un villageois pour soutenir de tels propos redouble la pertinence et la
force de la démarche critique.
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Lahsen Bougdal
4 Abdelhak SERHANE,« Le deuil des langues », dans Regards sur la littérature marocaine, éd.
Bulzoni, Rome, 2000, p. 257.
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