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Abdelhak Serhane :

une écriture de l'engagement


http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan(ahvanadoo. fr
harmattan 1@wanadoo.fr

@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-00596-9
EAN:9782296005969
ITINÉRAIRES
et
CONTACTS DE CULTURES
Volume37
2006

Abdelhak Serhane :
une écriture de l'engagement

Sous la direction de Khalid Zekri

UNNERSITÉ PARIS 13
Centre d'Étude des Nouveaux Espaces Littéraires

L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE

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Françoise Simonet-Tenant, Jacques Tramson, Pierre Zoberman.

Secrétariat de rédaction
Centre d'Étude des Nouveaux Espaces Littéraires
Université Paris 13, avenue Jean-Baptiste-Clément,
93430 Villetaneuse

Responsable de la publication
Xavier Gamier

Coordination de ce numéro
Khalid Zekri

Diffusion, vente, abonnements


Éditions L'Harmattan, 5-7, rue de l'École-Polytechnique,
75005 PARIS
SOMMAIRE

Abdelhak Serhane, un engagement littéraire


Khalid ZEKRI 9

ABDELHAK SERHANE ROMANCIER

Les Temps noirs: la forge de l'ironie


Lahsen BOUG D AL. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

Le Soleil des obscurs ou le « double discours»


R. Mathilde MÉSA VAGE 33

Sang et ténèbres: un univers en rouge et noir


Anni e DUV ER GN AS 43

La fixité de l'espace dans l'écoulement du temps: contrastes et


ambivalences d' « une existence pure et terrifiante»
Francesca TODESCO .. 55

Messaouda .' un autre exemple d'enfance saccagée


Violeta Maria BAENA GALLE 73

POÈTE ET NOUVELLISTE

Le désert fécond de la poésie de A. Serhane


Davi d SEAMAN" 89

Désir, dégoût et dénonciation: à propos de Chant d'ortie


Ahmed ISMAÏLI 97

Les Prolétaires de la haine .' poétique de la haine


et écriture de la brièveté
Anouar OUYACHCHI 105
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

La Chienne de Tazmamart ou la douce animalité


face à l'inhumaine cruauté
Abdallah STITOU ... . .. ... .. . .. . . 113

QUELQUESTHÈMESRO~SQUES

Entre rêve et réalité: Les Enfants des rues étroites


d'Abdelhak Serhane et Ali Zaoua de Nabil Ayouch
Mohamed HIR.CHI 127

L'image de l'enfance et la typologie des personnages


Nouredine MHAKK.AK ... 137

Le hammam: regard, érotisme, exclusion


Na wal OU AK.A 0 ill ......... .. ..................................................................... ..... .. 145

POUR CONCLURE

La littérature marocaine ou la passion du réel 151

Bi 0 -bibliographie. ....................... ................................................................. .. 157

8
Abdelhak Serhane :
un engagement littéraire

Khalid ZEKRl, université de Meknès/CENEL - Paris 13

L'idée d'engagement littéraire semble aujourd'hui désuète, non


seulement à cause du diktat textuel qui a célébré la mort de l'auteur (sujet
écrivant), mais aussi à cause du sentiment (de plus en plus grand) que la
littérature est impuissante devant les atrocités du réel. Mais, ni la dictature de
la clôture textuelle, ni la désaffection par rapport au pouvoir de la littérature
n'ont pu estomper l'idée d'engagement littéraire.
Des écrivains, comme le prix Nobel Günter Grass, revendiquent
toujours au xxr siècle une littérature engagée dans les débats de société.
Que ce soit en Allemagne, en Europe de l'Est, en Amérique latine, en
Afrique subsaharienne, aux Antilles ou au Maghreb, l'engagement littéraire
reste vivace car l'association des termes littérature (en tant que forme
symbolique) et engagement (en tant que pratique consubstantiellement liée à
la politique et au débat par les livres) n'implique aucune contradiction. Tout
est dans la manière dont les auteurs font passer leur engagement dans leurs
pratiques littéraires. C'est justement ce que montrent, avec pertinence, les
articles réunis dans ce volume consacré à l'écrivain marocain Abdelhak
Serhane.
Dans son analyse de Messaouda, Violeta Maria Baena Gallé décrit et
interprète les mécanismes qui donnent à l'écriture de Serhane une dimension
cathartique en mettant en texte une haine et une violence difficiles à
surmonter. Cette étude détaillée est, d'une certaine manière, prolongée par le
dernier article de ce volume dans lequel Nawal Ouakaoui analyse un aspect
thématique de Messaouda : le regard d'un enfant-adolescent qui découvre
l'autre dans des conditions marquées par une sorte d'étrangeté et la violence.
Cette étrangeté proviendrait du « fait que le thème du regard reste associé,
dans la culture et dans l'écriture maghrébines, au corps de l'autre et donc à
l'interdit; deux éléments dont l'enfant fera la découverte dans les espaces du
féminin et en particulier dans le hammam». D'où l'orientation de son étude
vers le regard, l'érotisme et l'exclusion que cristallise le hammam dans
lequel il découvre un autre versant de l'univers féminin, mais «c'est au
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

moment précis où l'adolescent commence à s'ouvrir au monde de l'autre,


qu'il en est définitivement, chassé ».
Pour Bougdal Lahsen, l'œuvre de Serhane est marquée par l'ironie. TIne
s'agit pas d'un sarcasme qui cherche à brimer ceux qu'il vise, mais plutôt
«un sourire ironique fondamental ». L'ironie est ici loin d'une rhétorique
ornementale car elle est mise en scène en tant que vision du monde qui
révèle les défaillances de la société: c'est un signe de lucidité. Les Temps
noirs est donc un roman où l'ironie vise à déconstruire l'aspect archaïque de
la société marocaine « en la faisant parler contre elle-même ». La trivialité
langagière et toutes les productions énonciatives hyperboliques participent
de l'arsenal ironique qui donne au roman sa singularité. La normativité se
retourne contre elle-même puisqu'elle devient dérisoire. Cette destitution de
la norme s'accompagne d'une critique du passé susceptible de nous éclairer
sur le présent et l'avenir du Maroc.
R. Mathilde Mésavage va dans le même sens de la dénonciation en
analysant Le Soleil des obscurs. Elle montre comment la fourberie et la
férocité de la société sont dénoncées par l'écrivain. Là encore, l'ironie, en
tant que message à double signifiés, participe de la mise en texte du
mensonge social tout en déstabilisant la politique des normes: la subversion
langagière de la norme se fait par l'ironie qui installe une distance nécessaire
à cette subversion. La pratique littéraire devient ainsi un rempart contre la
folie et les tartufferies sociales. Sans vouloir réduire l'article de R. Mathilde
Mésavage à cette phrase de Blanchot qu'elle cite partiellement, disons que
l' œuvre de Serhane y répond parfaitement: «Dans l' œuvre I'homme parle,
mais 1'œuvre donne voix, en I'homme, à ce qui ne parle pas, à
l'innommable, à l'inhumain, à ce qui est sans vérité, sans justice, sans droit,
là où l'homme ne se reconnaît pas, ne se sent pas justifié, où il n'est plus
présent, où il n'est pas homme pour lui, ni homme devant Dieu, ni dieu
devant lui-même! ».
Selon Annie Duvergnas, la question qu'il faudrait se poser par rapport à
l'univers fictionnel de Serhane «n'est pas de savoir si l'auteur noircit
volontairement son univers familier, afin, peut-être, d'offrir une image
repoussante du Maroc, mais plutôt s'il peut vraiment le concevoir autrement,
lui qui, dès l'enfance, fut confronté à la misère, aux traumatismes provoqués
par les réalités corporelles, au sang visible en toute occasion ». Voici donc
une question qui tisse un lien intime entre l'auteur et sa création. Mais à une
telle question ne faudrait-il pas ajouter une autre: comment la figure de
l'auteur apparaît à travers l'univers qu'il crée? Annie Duvergnas analyse les
textes de Serhane comme étant le cri d'un «écorché vif» qui ne cesse de
voir son espoir d'une meilleure condition humaine pour ses concitoyens

1
Maurice BLANCHOT,L'Espace littéraire, Paris, Gallimard/Folio, 1988, p. 309. (Pour
l'édition originale: Gallimard, 1955)

10
Khalid Zekri

s'effondrer. L'œuvre de Serhane est ainsi conçue comme la relation de


l'auteur au monde car les thèmes «négatifs» qu'il met en texte ne sont pas
seulement des composants diégétiques, mais aussi (et surtout) des
composants structurels de son imaginaire. Franscesca Todesco montre les
contrastes et ambivalences à travers l'étude du fonctionnement de la
chronotopie chez Serhane. Dans Le Deuil des chiens, intériorité et extériorité
ne sont pas analysées en termes de clivage et de frontières étanches car les
blessures et les humiliations, qui marquent les trois sœurs jusque dans leur
extériorité, seront également vécues comme une mort intérieure. Passé et
présent sont également consubstantiellement liés. Franscesca Todesco
constate qu'à «la différence des autres personnages de l'œuvre romanesque
de Serhane - héros vaincus mais, malgré tout, capables de trouver une issue
aux drames de leur destin -, pas une seule étincelle d'espoir, pas un moyen
de fuite pour les protagonistes du Deuil des chiens, condamnées sans
solution au tragique d'« une existence pure et terrifiante2 ».
L'article de David Seaman est consacré aux thèmes, au style et à
l'évolution poétique de l'auteur à travers trois recueils de poèmes: L'Ivre
poème (1986), Chant d'ortie (1993), et Les Dunes paradoxales (2001). Il y
montre que le plaisir poétique de Serhane n'est pas à chercher dans une
sémantique sous-jacente à la logique syntaxique, mais qu'il est plutôt lié au
mouvement que produisent les substantifs, les verbes et, dans certains cas,
les adjectifs. Des jeux homophoniques sont ainsi fonctionnels puisque
Serhane procède, par exemple, à la confusion volontaire des images
produites par les substantifs homophones mer/mère mis en relation avec le
désert. La femme est également un élément essentiel dans l'univers poétique
de Serhane qui fait fusionner la femme, la terre, la mer, la mère, le désert et
la voix du poète. En cela, les trois recueils étudiés constituent un
complément à l'œuvre romanesque. David Seaman résume, avec le risque
que nous fait courir cet exercice, le style poétique de Serhane en écrivant
dans son article que le poète « prend de plus en plus de souffle, abandonnant
les fragments où les mots sont dispersés artificiellement sur la page dans
L'Ivre poème, pour couler avec l'engagement personnel vers la fin du Chant
d'ortie, et finir dans Les Dunes paradoxales par former des poèmes plus
denses et introspectifs ».
Toujours dans le domaine poétique, Ahmed Ismaïli fait une lecture libre
du recueil de poésie intitulé Chant d'ortie «où il est question, depuis le
début, d'amour, de femme, d'enfance sacrifiée, de bidonvilles, de terre, de
boue, de pierres (celles de l'Intifada), d'arrestations, de sang et de mort ». il
s'agit d'une lecture qui tient compte de l'engagement littéraire de Serhane
qui se situe par là même dans la lignée du mouvement constitué autour de la
revue subversive Souffles. Ahmed Ismaïli tisse ainsi des liens entre A.

2 Abdelhak SERHANE,Messaouda, Paris, Seuil, 1983, p. 85.

Il
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

Serhane et ses prédécesseurs iconoclastes Abdeltif Laâbi, Mohamed Khaïr-


Eddine et Tahar Ben Jelloun. Chant d'ortie est lu comme un long poème qui
met en crise l'autorité, transgresse les tabous socio-politiques et déconstruit
le conformisme des formes littéraires instituées en optant pour une forme
poétique libre qui revendique sa « guérilla linguistique ».
De l'écriture poétique, Anouar Ouyachchi nous conduit au recueil de
nouvelles Les Prolétaires de la haine. Il y analyse le murmure du réel à
travers le sentiment de haine qui oriente la lecture du recueil dès son titre. En
cela, Abdelhak Serhane reste fidèle à la tradition littéraire maghrébine qui
est en permanence à l'écoute du réel avec toutes ses misères car l'un des buts
est de dénoncer les travers de la société en les ridiculisant. Cette démarche
donne l'impression qu'une haine gratuite traverse Les Prolétaires de la
haine. Il s'agit plutôt d'une poétique de la haine qui vise la réalité sociale et
dit ses abus: «nommer un chat un chat et désigner les temps maudits par
leur vrai nom », nous dit un personnage fou dans ce recueil de nouvelles. Le
texte est ainsi surdéterminé idéologiquement et cette surdétermination
semble, selon l'analyse d'Anouar Ouyachchi, contraindre le lecteur à
prendre parti.
Abdallah Stitou examine une autre nouvelle intitulée La Chienne de
Tazmamart dans laquelle Serhane tente de narrer l'indicible. Cette nouvelle
semble se situer entre un besoin de transmettre une expérience tragique et un
devoir de mémoire qui s'avère urgent. Nouvelle-témoignage qui met en
scène une mémoire longtemps empêchée. Elle prolonge «la mémoire de
ceux qui ont été physiquement réduits au silence de la tombe ». La chienne
se fait psychanalyser et le psychanalyste se transforme au moment de la
chute en chien. Soulignons cependant que l'analyse des textes qui racontent
le drame de Tazmamart nécessitent suffisamment de distance pour pouvoir y
pénétrer sans succomber à la tentation des jugements hâtifs et moralisateurs.
Mais cette distance est-elle concevable? L'analyse de Abdallah Stitou se
termine par l'appel à un usage pédagogique de ce genre de textes: «Pour
toute sorte de thérapie, il ne faut surtout pas se contenter de recettes
magiques et encore moins de soins palliatifs. C'est tout un travail pédagogi-
que de témoignage qui demande à être entrepris avec la transmission de la
mémoire, à commencer par la libération de la mémoire collective après des
années d'enfermement et de confinement dans une spirale de peur et de sou-
nnssIon. »
Mohammed Hirchi examine le lien entre cinéma et littérature à travers
Les Enfants des rues étroites d'Abdelhak Serhane et Ali Zaoua de Nabil
Ayouch. fi s'agit d'une étude qui se situe aux interstices du réel et du rêve.
Cet article montre la manière dont le texte de Serhane nous introduit dans le
visuel par une écriture qui s'apparente à la représentation
cinématographique. Aussi bien les enfants d'Azrou, mis en texte dans Les
Enfants des rues étroites que ceux mis en film dans Ali Zaoua, sont issus

12
Khalid Zekri

d'un milieu social pauvre et «condamnés à la rue très jeunes sans être
capables de manœuvrer dans une société où la violence contre les enfants est
une réalité quotidienne ». Face au monde des adultes marqué par le vice, la
corruption et l'injustice, « ces enfants adoptent des stratégies de survie qui
légitiment la violence, la prostitution et l'utilisation de la drogue». La
drogue devient ainsi un libérateur de l'univers imaginaire des enfants
démunis de toute protection. De là provient ce va-et-vient entre l'évasion par
le rêve artificiel et l'appel à l'ordre par une réalité impitoyable. L'espace
portuaire dans Ali Zaoua contribue à la possibilité de rêver d'un départ vers
un monde. Il en va de même dans Les Enfants des rues étroites où le
narrateur et son ami Rahou ont pu échapper à leur misérable condition grâce
au rêve.
Nouredine Mhakkak analyse le thème de l'enfance chez Serhane. Selon
lui, ce thème a un traitement particulièrement riche dans Les Enfants des
rues étroites à travers lequel il montre l'image d'une enfance kidnappée et la
cruauté des adultes qui dictent leur loi partout: à la maison, à l'école et au
travail. Cette étude semble aboutir à la conclusion que Les Enfants des rues
étroites est un roman « qui appartient au genre romanesque réaliste, en ce
sens qu'il a essayé de présenter une image réelle de la société à laquelle il
s'intéresse. C'est aussi un roman où l'imaginaire et les contes populaires ont
une place prédominante à travers la création des personnages et les espaces
romanesques ».

13
Abdelhak Serhane

Romancier
Les Temps noirs:
la forge de l'ironie

Lahsen BOUGDAL, École de la Deuxième Chance

L'œuvre de A. Serhane est dominée par l'expérience de l'ironie, non pas


le rire sarcastique qui cherche à ridiculiser son interlocuteur, mais le sourire
ironique que j'appellerai fondamental. Depuis son premier roman, l'ironie
s'est éloignée de tout verbiage rhétorique, pour s'imposer comme vision du
monde, une manière de révéler les failles de la société. Un signe on ne peut
plus lucide. Dans Les Temps noirs, l'ironie prend pour cible les archaïsmes
de la société marocaine en la faisant parler contre elle-même, en lui
renvoyant ses propres stéréotypes. Le ton provocateur, l'exagération,
l'outrance, l'absurde qui fondent la situation, I'humour de la langue triviale
et imagée, les déformations linguistiques, phonétiques et la multiplication
des clichés démarquent le livre.
Dans une narration fluide se défilent des histoires, des traces et des
personnages dépouillés à l'extrême pour mieux leur extraire ce qu'ils ont
d'essentiel. Tout laisse apparaître ce désir de l'écrivain de mettre à nu ce qui
constitue l'essence d'une société qui se dissimule derrière ses masques. Les
esprits revisités, les trajectoires mises en scène subissent les assauts du
narrateur principal. C'est cette ironie de situation qui constitue le propre de
ce travail.

Histoire et ironie ou ['ironie de ['histoire


La relation à l'ironie dans Les Temps noirs, n'est point de l'ordre de la
métaphore, mais somme toute du vécu. Dès les premières pages, le narrateur
imprime une tension au livre liée essentiellement à la situation du Maroc de
l'après-indépendance. La libération du pays est le résultat d'un combat et de
beaucoup de sacrifices sans lendemain. Cette déception engendre une forme
d'ambivalence qui est le propre même de l'ironie chez Serhane. En ce sens,
il rejoint la définition de Monique Yaari qui postule que l'ironie comme
principe esthétique est indissociable d'une certaine philosophie qui implique
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

aussi bien l'art que la réalité1. TI s'agit donc d'une ironie de situation qui
octroie au récit sa structure globale. Le récit joue ainsi sur l'écart et le
décalage entre l'être et le paraître, la situation et son renversement. TIest à
noter, néanmoins, que le concept de l'ironie peut entraîner une certaine
confusion par une sorte de glissement permanent entre l'humour noir, le
sarcastique et la satire. Chez Serhane, l'ironie relève plus d'une situation
dans la mesure où elle s'appuie sur un discours dramatique dont la finalité
est de « montrer la vie» pour reprendre une expression de Pierre Schoentjes
qui établit une typologie très intéressante à ce propos2. Serhane fait appel à
l'ironie comme une manière de penser dont le processus est d'édifier des
« contradictions insolubles» afin de mettre en exergue une déception. Ainsi,
le lecteur a affaire à un mode d'énonciation ironique global dont les signaux
sont repérables à différents niveaux du texte. Philippe Hamon dit à ce sujet:
«l'ironie est un mode d'énonciation global (tout le texte est ironique)
comme local le narrateur ou l'un de ses personnages fait un effet d'ironie en
un endroit précis du texte. Dans tous les cas, les signaux auront avantage à
apparaître dès l'incipit du texte, soit par thématisation et polarisation (l'un
des personnages principaux du récit sera présenté dès les premières lignes
comme spirituel [. . .], soit par délégation à un personnage de conteur
« spirituel », de la narration elle-même, comme dans la nouvelle à
enchâssement. L'ironie [...] se signale souvent de tels effets métadescriptifs
ou de redoublements auto-descriptifs (mises en abymes). Ainsi les
«nouvelles à cadres» d'un Maupassant, où une histoire enchâssante contient
une histoire enchâssée, et qui présupposent donc un certain «retour
critique» a posteriori sur cette histoire enchâssée, commencent-elles
souvent en affichant en incipit le mode (sérieux ou ironique) dont elles vont
relever en présentant par exemple des conteurs stipulés comme maîtres ès
farces, jovialités ou ironies diverses. Cela à des fins déceptives3. »
Dans Les Temps noirs, l'ironie traverse tous les niveaux du texte.
L'intention du narrateur principal s'affiche dès l'incipit et précise, par le
recours à l'ironie généralisée, l'effet critique escompté. Le titre laisse
apparaître l'importance qui sera accordée à la dimension temporelle dans le
livre. L'effet d'attente, quant à la nature de ces temps (passé/présent), est
amplifié par l'épithète «noir». C'est dire que le pacte de lecture met en
scène par cet adjectif qualificatif une situation qui interpelle d'emblée le
lecteur et qui sera thématisée par la suite pour une finalité déceptive. Ainsi le
premier chapitre prolonge cet effet sous forme de prélude. Le narrateur

1 Monique YARRI,Ironie paradoxale et ironie poétique, Summa publications, Birmingham,


Alabama, 1988, p. 12.
2 Pierre SCHOENTJES, Poétique de l'ironie, Paris, éd. du Seuil, 2001.
3 Philippe HAMON,L'Ironie littéraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique, Paris,
Hachette, 1996, p. 82.

18
Lahsen Bougdal

s'impose comme un personnage spirituel qui tire la leçon d'une situation on


ne peut plus dysphorique. Les Temps noirs renvoient à la période du combat
pour la libération du pays, mais aussi au noir que broie le peuple à qui ses
aspirations sont confisquées. Entre ces deux moments forts vient s'insérer
une autre dimension qui constitue une permanence, à savoir l'obscurantisme
et les archaïsmes qui plombent le développement du pays et le maintiennent
dans le noir.
Des années plus tard, un conteur s'installe sur la place Jama 'Lafna à
Marrakech, dépose son attirail devant lui, déplie un parchemin jauni par le
temps et commence le récit de cette vie devant une foule médusée et silencieuse.
(T. N. p. 19)
Il s'agit donc d'un retour critique du narrateur sur l'histoire d'un
personnage martyr. Le dernier paragraphe du premier chapitre se donne à
lire comme un commentaire a posteriori sur 1'histoire du héros qui s'est
sacrifié, à l'instar de millions de Marocains pour la libération de leur pays.
Au niveau de la structure du roman, ce premier récit encadre et enchâsse un
certain nombre d'histoires qui viennent l'enrichir en le diversifiant ou en
soulignant ses différentes péripéties. Cette structure à enchâssement permet,
par ailleurs, au narrateur de tirer une leçon de cet engagement et de ce
sacrifice qui se sont soldés, paradoxalement, par une grande déception.
Ici s'arrête une vie, dit-il de sa voix cuivrée. La vie d'un homme, et aussi d'un
pays longtemps confondus. Ici ma voix reprend son histoire et l'immortalise
pour les générations futures et les mémoires oublieuses, grâce à la force de la
parole et à la magie du verbe. Il est mort pour la liberté et la dignité. Ils sont
morts pour l'indépendance. Quelle indépendance? Le pays n'a jamais été
aussi mal colonisé qu'après le protectorat. C'est notre destin. Celui de cet
homme. Celui de ce peuple. Celui de cette terre, ensemble embarqués dans
l'exploitation et la honte. Ils sont morts pour rien... Ils sont morts. Ne restent
plus que les chiens... (T. N. p. 19)
Les Temps noirs renvoient dès les premières pages à la période
tumultueuse de la Résistance marocaine face à l'occupant. Le destin de
l'insurgé, Moha Ouhida, personnage courageux, exécuté par les colons,
résume parfaitement l'effet recherché par le narrateur. L'attente suscitée par
l'incipit est amplifiée par le recours intempestif aux adjectifs relayant
l'obscurité introduite par le titre et l'image fabuleuse du personnage.
Il marcha par monts et par vaux. Ses pieds agiles effleuraient à peine le sol,
comme les caresses de la brise ou les ondulations d'un serpenteau sur le
feuillage. L 'herbe se courbait sur son passage puis se redressait aussitôt
comme pour le regarder s'éloigner dans les méandres de la nuit. (T. N. p. 9)
Le brave rebelle insaisissable suscite des sentiments à la fois
d'admiration et de jalousie autour de lui. Ses compatriotes, incapables de

19
Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

suivre son exemple, éprouvent une sorte de haine qui va les conduire à le
dénoncer à l'administration coloniale. Le noir prend ici une autre
signification qui est d'ordre sentimental.
La maison où le rebelle avait passé la nuit fut dynamitée. Les flammes de la
honte, du crime et de la trahison montèrentvers le ciel et souillèrent la clarté
dujour naissant. Toute la campagneétait en deuil. (T. N. p. 9)
C'est l'histoire de cette première faillite, de cet échec du symbole même
de la Résistance, qui est mise en abyme dans le roman. Le premier chapitre
est un résumé de ce récit principal. Par un jeu d'analepse et de prolepse
s'alternent le temps historique et le temps de la narration, le passé (sous
l'occupation) le présent (après l'indépendance). Ainsi, le roman obéit à une
structure d'emboîtement où l'histoire enchâssée est commentée a posteriori.
Le conteur est présenté comme un maître sérieux qui porte un regard critique
sur ces faits historiques. Dès l'incipit, les signaux de l'ironie sont donc
concentrés autour de trois points fondamentaux: d'abord la thématisation de
l'ironie qui couvre tout le champ sémantique du noir et de la déception.
Ensuite la structure à enchâssement. Enfin la finalité déceptive du récit qui
s'affiche dès les premières lignes. De ce fait, l'ironie se donne à lire comme
le postule judicieusement P. Hamon, comme «mode d'énonciation global ».
Tout le texte est ironique.
La narration est prise en charge par le cousin de Moha Ouhida. Il revient
dès le deuxième chapitre sur la période coloniale. Le rappel d'une
conversation entre Si Hamza, le fqih du msid et Rabah, le boulanger, se fait
dans un registre ironique.
Tu connais la nouvelle, mon ami? Les gaouri, ces infidèles, vont venir
s'installer sur nos terres!
- Tu veux dire Francess ? Que Dieu nous protège des mécréants et nous prenne
en sa miséricorde!
- Prie autant que tu peux, mon ami! Nous en avons bien besoin...
- Maispourquoi? Qu'est-ce que c'est encorecette histoire?
(T. N. p. 23)
Le discours rapporté permet au narrateur de garder sa neutralité devant
une discussion où les arguments avancés par les deux personnages
soulignent avec force l'ironie recherchée. L'emploi du démonstratif «ces»
et des substantifs, «gaouri », en italique, «les infidèles », «mécréants»
ainsi que la convocation du registre religieux, mettent en exergue ce
paradoxe devant lequel une mentalité archaïque demeure désarmée. Rabah
ne comprend pas comment on peut avoir besoin d'un mécréant. Derrière
cette mise en scène de l'ignorance, le narrateur fustige l'une des causes de la
mise du pays sous le protectorat français: La simplicité et la médiocrité
intellectuelles des personnages. L'ironie est poussée à son acmé quand ce
sont les modes de vie, y compris ceux des rois, qui sont visés.

20
Lahsen Bougdal

Ne crains rien, mon ami! Ces gens n'ont pas besoin de notre pain, ni de nos
figues de barbarie..., on ditjustement que nos rois insensés ont bradé le pays
contre du pain, des habits, des bijoux, des boîtes à musique, des orgues de
barbarie, des toilettes de dame, des pianos, des vélos, des appareilsphotos...
(T. N. p. 23)
La critique des mentalités archaïques et de l'irresponsabilité des
hommes au pouvoir qui ont bradé le pays contre des gadgets souligne les
méfaits et les affres d'une modernité subie et non maîtrisée. Cette fascination
n'est pas sans nous rappeler une situation similaire décrite par Rachid
Mimouni dans L 'Honneur de la tribu. La passivité et l'ignorance des
villageois conjuguées à l'insouciance et à l'incompétence des politiciens
véreux conduisent à la soumission du pays chez Serhane, alors qu'elles se
soldent chez Mimouni par la destruction du paisible village Zitouna. Outre
les modes de vie qui subissent les coups de scalpel du narrateur, la religion
n'échappe pas à son regard ironique. Quand Moha Ouhida se prend pour un
philosophe, c'est toute la communauté musulmane qui en prend pour son
compte.

Une pensée dans tous ses états


Tous les problèmes et les malheurs rencontrés par les villageois sont
expliqués soit par un éloignement du droit chemin, soit par une volonté
divine qui les met à l'épreuve. Cette manière de voir le monde conduit à des
comportements fatalistes où la culpabilité entrave toute prise en charge de
1'homme de son destin.
Quand il se sentait d'attaque, il me disait que nous passions notre temps à
attendre et àjapper pour réclamernotrepitance du ciel. Nous occupionsDieu
à résoudre nos problèmes quotidiens les plus insignifiants. Nous lui
demandions tout et n'importe quoi: santé, longue vie, richesse, nourriture,
fertilité... (T. N. p. 38)
Cet attentisme maintient toute la communauté dans un état de passivité
en marge de l'histoire. Non pas la marge active mais plutôt celle de
l'exclusion. Les paroles du héros-absent sont reprises et transcrites en arabe
dans le texte ce qui renforce l'effet ironique escompté. « Ya Moulana la
t'hafina oultafbina ! »(T. N. p. 38)
L'occupation est vécue par les villageois comme une injustice que seule
la force divine peut juguler. Les défenseurs de cette vision théologique des
choses sont souvent les vieux sages du village ou le fqih de la mosquée Si
Hamza. Ainsi, par exemple, le quinquagénaire rencontré en prison rassure le
narrateur en remettant son destin entre les mains de la volonté divine.
Ne t'inquiète pas, mon enfant! Dieu arrangera les choses à sa convenance...
Tu comprendras qu'un peuple fier ne peut pas supporter le viol de son sol par

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Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

des hérétiques sans faire ce que Dieu lui dicte de faire. Le jour du Jugement
dernier, Allah nous interrogerasur nos actes. /1 nous refusera l'accès de son
Royaume si nous n'avons pas agi pour libérer le pays. Nous n'admettons pas
que cette terre d'Islam soit souillée par des gens qui n'ont rien à voir avec
notre religion. Que Allah nous indique le chemin à suivre sous sa miséricorde
[...] Remplis ton cœur de l'amour de Dieu et de sa crainte! Le reste, c'est lui
qui s'en charge. /1est le maître de l'univers. (T. N. p. 44)
C'est au nom de la religion que l'occupation de l'Autre-hérétique est
rejetée. Si la résistance est un acte qui est clairement ici préconisé, le passage
à l'action reste conditionné par un signe divin. Prises en charge par une
personne d'autorité, ces paroles sont tournées en dérision, et donc
implicitement critiquées parce que justement impliquant un certain
passéisme.
De même, la condamnation d'un résistant français comme Léon Blum
est expliquée par Si Hamza comme une fatalité du destin. Cette résignation
est récusée par le héros Moha qui voit dans cette exécution le sens même
d'un engagement pensé et libre.
/1 est mort, Asahbi, parce que c'est son destin. Un homme peut-il mourir
autrement que par la mort que Dieu lui a prescrite? C'était écrit là-haut avant
même sa naissance. Tu n'as rien appris au msid? C'est le mektoub Asahbi,
rien de plus normal. L'exécution n'est qu'une justification de sa mort! (T. N.
p.69)
La prise de position quant à la Deuxième Guerre mondiale vient
renforcer la naïveté des villageois qui pensent qu'il s'agit là d'un conflit
entre infidèles qui leur est entièrement étranger et vont même jusqu'à
souhaiter l'échec des Français. La victoire de Hitler est considérée comme
une chance inouïe de libération
Un soir, Ba Achour, le marchand de charbon, surprit l'assistance par un
discours révoltant. /1 affirmait que Dieu était du côté de cet homme puisqu'il
remportait victoire sur victoire. Dieu lui-même l'aurait envoyé pour purifier le
monde de la vermine qui ne méritait pas de vivre. Si sa cause n'était pas juste,
Allah aurait tout fait pour débarrasser l'univers de sa trace. N'est-ce pas? La
France avait colonisé notre pays impunément. Allah lui avait envoyé quelqu'un
pour la coloniser. Ce n'était quejustice. (T. N. p. 67)
Les villageois sont pris ici au piège de leur propre raisonnement. La
logique religieuse est rappelée dans un contexte choquant pour mieux la
mettre en crise. TIs'agit là d'un face-à-face où chacun serait devant sa propre
image. L'emploi du conditionnel vient renforcer l'absurdité d'une telle
explication. Les arguments de la purification et de la punition recèlent une
part de scandale que le narrateur cherche à faire émerger dans le texte. Le
choix d'un villageois pour soutenir de tels propos redouble la pertinence et la
force de la démarche critique.

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Lahsen Bougdal

Ainsi, à partir de faits historiques - ici la colonisation et la Deuxième


Guerre mondiale -, le narrateur tente de restituer par l'ironie des réalités
sociales et individuelles. Cette approche critique ne concerne pas
uniquement les relations complexes entre l'engagement politique, la religion
et les mentalités des villageois, mais aussi tous les enjeux de domination et
de pouvoir que recèle l'entrée en contact de la langue maternelle avec la
langue française. Là aussi, l'ironie est souvent convoquée par le narrateur
pour redistribuer les rôles par un travail subversif.

La langue: un enjeu de pouvoir


La mort de Léon Blum est, aux yeux du héros Moha, loin d'être une
exécution fortuite pour servir une volonté divine. Bien au contraire, il y voit
le symbole d'un résistant qui a fait un choix et qui a des principes. La
séduction qu'exerce le manuel d'histoire dans lequel il a pu découvrir ce
modèle, lui ouvre les yeux sur l'importance de l'apprentissage de la langue
française. La force de son engagement passe d'abord par la connaissance de
la langue de l'Autre.
Si la langue française devient un outil de combat, chose qui n'est pas
nouveau dans la littérature maghrébine, il est intéressant de voir que chez
Serhane la confrontation entre celle-ci et la langue maternelle de l'indigène
est surtout l'occasion de mettre à l'index aussi bien le côté sacré de la langue
arabe que l'entreprise messianique des Français qui cherchent à justifier leur
occupation en s'appuyant sur la langue.
C'est une victoirepour nous que de vous apprendre le français. Notre grand
pari est de remplacer vos dialectes par la langue de Molière. Nous y
viendrons,. avec le temps et de la bonne volonté, tous les Marocains se
mettrontà parler notre langue. (T. N. p. 45-46)
L'école devient de ce fait un lieu de civilisation des autochtones. Mais
ce médium qui leur permet de sortir de l'ignorance est vite détourné de sa
fonction première pour devenir une arme de combat.
Tu as de la chance defréquenter l'école! dit à son tour mon cousin. C'est une
chance pour ce pays et pour les enfants de ce pays. Pour vaincre l'ennemi, il
faut savoir comment et à quoi ilpense. Il estplusfacile ensuite de le combattre
avec ses propres armes et sur sonpropre terrain.(T. N. p. 71)
Une langue a toujours une part de résistance qui échappe à celui qui
tente de la dompter. D'où ce rapport à la fois d'admiration et de violence que
celui-ci peut avoir à son égard. C'est dans cet entre-deux que s'opère un
glissement de la langue à la femme étrangère. La relation de Moha à Nadine
va d'ailleurs évoluer du simple rapport d'un élève à sa maîtresse, à une
relation plus intime. Mais l'enjeu national est ici de taille.

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Abdelhak Serhane : une écriture de l'engagement

Un curieux sentiment l'habitait depuis qu'elle avait commencé à jouer au


professeur. D'un côté, elle dominait I 'homme par son appartenance à cette
langue dans laquelle il se sentait, lui, parfaitement étranger. D'un autre côté,
elle se sentait dépossédée d'une partie de sa propre culture, d'une partie
d'elle-même. (T.N. p. 128)
Face à cette supériorité de la langue française, la langue arabe se réfugie
dans une sorte de protectionnisme en faisant appel à sa dimension sacrée. Sa
supériorité, elle la détient de son choix en tant que langue du Livre sacré.
Autrement dit, elle n'est pas acquise par la distribution des jeux de pouvoir
sur le marché linguistique. Ceci justifie le rejet du français par le fqih.
La langue n'a rien à voir dans la libération du pays. C'est d'ailleurs une
langue de mécréants et il vaut mieux s'en tenir éloigné. Il n y a que la parole
de Dieu quipuisse venir à bout de ces démons.(f. N. p. 86)
La délégation de la parole aux différents personnages, pour exprimer
leurs positions sur cette question, permet au narrateur de mettre en scène une
confrontation où le point de vue du héros apparaît avec pertinence. Ainsi,
malgré la volonté de Moha de combattre le colonisateur, il ne peut
s'empêcher de mettre en avant l'enrichissement que peut procurer
l'apprentissage du français, voire une sorte de satisfaction et de supériorité
vis-à-vis des ouvriers du village.
On peut apprendre une langue étrangère et rester fidèle à ses principes et à ses
amis. Depuis cette aventure malheureuse, il est devenu méconnaissable. Que
Dieu rende sa justice! Il ne comprend pas qu'i! n'est plus un enfant et qu'en
apprenant la langue des infidèles i! se fait séquestrer par eux. (T.N. p. 128)
Apprendre une langue c'est y laisser une part de soi. Moha est
désormais méconnaissable des siens. Il est autre. Cette métamorphose le
marginalise et lui attire désormais les critiques de ses proches. Ce désaccord
est porté à son paroxysme, quand l'un des habitants met l'accent de façon
ironique sur la stupidité des villageois qui n'arrivent plus à supporter cette
situation où toute communication avec Moha devient impossible. TIrépond à
l'instituteur d'arabe en soulignant le droit de chacun d'apprendre la langue
qu'il veut.
Peut-être devons nous lui arracher la langue ou la lui trancher avec une lame
de rasoir pour qu'i! cesse d'utiliser la langue des mécréants! Ou bien lui
ouvrir la tête et nettoyer sa mémoire de ces mots qui polluent notre existence et
rendent la vie insupportable au village. Je jure sur Dieu que nous vivons
encore au temps de la Jahiliya. (T.N. p. 128)
Le désir d'évolution ressenti par le héros donne l'occasion au narrateur
de fustiger un certain nombre de stéréotypes, de clichés, de croyances et de
superstitions qui acculent les siens à tourner le dos au progrès.

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Lahsen Bougdal

L'école: le portail de la modernité


L'école française est représentée dans le texte comme un symbole de
modernité. La maîtresse est appelée civilisation. Le narrateur est épris de
celle-ci. Aussi la langue de civilisation devient-elle une langue d'amour.
La langue française me paraissait une langue d'amour et d'ouverture.
Maîtriser cette langue revenait pour moi à maîtriser le monde de l'autre, le
comprendre, lejuger, interpréterses signes et ses symboles afin de s'en servir
le moment venu. J'aimais civilisationpour sa langue. (T.N. p. 32)
Il en résulte que l'école française permet au narrateur d'avoir accès à
une autre façon de raisonner, de vivre et de voir le monde. Cette ouverture
d'esprit lui permet de remettre en cause les méthodes et les pratiques de
l'école coranique. La comparaison entre la planche et le cahier renvoie à
deux civilisations différentes, une moderne et l'autre traditionnelle.
Au msid, les versets coraniques devaientpasser sous l'eau pour être effacés.
Comme si les planchesfaisaient leurs ablutions et retrouvaient la pureté pour
une nouvelle écriture, de nouveauxsignes à emmagasineraufin fond de notre
mémoire déjà encombréede larmeset de malheurs.La languefrançaise venait
à moi dans un habit nouveau et je la prenais avec passion et acharnement.
(T.N. p. 33)
Ainsi, les cahiers, la gomme et le porte-plume, signes extérieurs de cette
modernité, deviennent les corollaires d'une ouverture sur une autre
civilisation, une autre façon de raisonner. Mais la volonté de la maîtresse
pour civiliser les villageois atteint ses limites quand les symboles culturels
comme l'aspect vestimentaire sont remis en question.
Elle avait même réussi à nous faire endosser, non sans quelques réticences, ces
chandails en laine et ces pantalons de golf qu'elle avait fait venir de France
exprèspour nous ... les plus dévergondésregrettèrentl'ample habit national;
ils ne pouvaient plus se masturber en toute quiétude... longtemps, nous fûmes
la risée du village. Nous ne savions ni marcher correctement ni nous asseoir
dans cet accoutrement dont nous nous débarrassions sitôt sortis de l'école.
(T.N. p. 35-36)
L'écart entre les deux civilisations apparaît dans toute sa grandeur
lorsqu'il s'agit de convaincre les élèves que la terre est ronde. Le narrateur
met en scène des hommes qui, pour reprendre les mots de Serhane dans un
article sur le deuil des langues, «tournent le dos au présent et même au
futur. Ils tournent le dos au progrès et regardent à travers l'opacité de leur
histoire pour y déceler le moindre symbole d'espoir4. »

4 Abdelhak SERHANE,« Le deuil des langues », dans Regards sur la littérature marocaine, éd.
Bulzoni, Rome, 2000, p. 257.

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