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“Master en Sciences de
l’environnement – Mention : «Gestion
intégrée des ressources en eau et
assainissement des villes africaines »
(ref. FED/2011/276.626)

UE.3 : Ingénierie du développement durable

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Module 1. Introduction à la notion de développement durable


appliquée à la civilisation négro-africaine

« Historiographie du développement durable »


première partie

a.a 2012/2013
Activité de formation
cofinancée par
la Commission européenne
Module 1 –
Introduction à la notion de développement durable
appliquée à la civilisation négro-africaine

« Historiographie du développement durable »


première partie
Histoire et fondements
du concept de développement durable1

Pr Esoh ELAME
elame@unive.it

Résumé
Dans un contexte mondial marqué par de nombreux problèmes, la notion de développement durable est
souvent considérée comme la solution pour répondre aux défis mondiaux les plus importants au niveau
local et global. Le développement durable, défini comme un développement « qui répond aux besoins
présents sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (Rapport
Brundtland.,1987), est un concept qui a fini par être introduit dans notre langage. Il représente l’occasion
pour un territoire, de faire émerger ses propres problèmes auprès de l’opinion locale et mondiale mais
aussi et surtout, de ne plus se désintéresser de l’environnement. L’objectif de cette leçon, est de présenter
aux étudiants l’histoire du concept de développement : comment est né le concept de sous-
développement, de tiers-monde, de co-développement, de développement durable.

1 Pour citer cet article :

Elamé Esoh, 2013, Introduction à la notion de développement durable appliquée à la civilisation négro-africaine,
Master Universitario di Primo livello en Sciences de l’environnement – Mention : Gestion intégrée des
ressources en eau et assainissement des villes africains, Département d’Ingénierie Civile, Architecturale et
Environnementale, Università di Padova, avec le cofinancement de la Commission européenne dans le cadre
du programme Water-Facility (ref. FED/2011/276-626), publié le 24 septembre 2013, pp 41, URL :
http://www.masterwatermanagement.eu/virtualspace/course/view.php?id=4#section- , dernière
consultation : …(insérer la date appropriée)……………………

2
Concepts-clés : développement, sous-développement, Tiers Monde, écodéveloppement, Déclaration de
Rio, Rapport de Brundtland, développement durable

3
1. Introduction

L’usage du terme de développement s’est considérablement étendu depuis la fin de la seconde guerre
mondiale. Pendant ces cent dernières années, l’homme a généré plus de changements dans les
écosystèmes et de façon plus rapide, qu’à n’importe quelle autre période comparable de l’histoire, en
grande partie pour satisfaire l’augmentation rapide de la demande en nourriture, eau, bois, fibres et
énergie. La recherche du développement a conduit à l’inexorable épuisement des ressources de la planète,
posant la question même de l’avenir des conditions de la vie sur terre. La plus grande partie des
changements qui ont eu lieu dans la planète au Nord comme au Sud du monde a été la conséquence
directe ou indirecte de l’interprétation donnée au concept de développement. En effet, ce concept a
représenté, au cours des 60 dernières années, la base sur laquelle les politiques économiques et sociales de
l’après guerre, de l’après colonialisme et du néocolonialisme se sont fondées. Dans les grandes lignes, la
réflexion sur le développement s’est structurée essentiellement autour de l’équation: développement
égale croissance économique néolibérale pour les pays capitalistes ou croissance planifiée pour les pays
communistes.

L’identification du développement avec la croissance économique a marqué toute une génération de


citoyens, en structurant les esprits, les modèles de consommation et l’interprétation des faits de la société.
La place prédominante de la croissance économique, considérée comme un pré-requis pour structurer des
processus de développement jusqu’à devenir la base de toute intervention, a conduit à penser le
développement de façon évolutionniste. Le développement est interprété et évalué comme s’il s’agissait
d’un processus à plusieurs étapes, cumulatif, difficilement réversible et unilinéaire à partir du moment où
certains facteurs de croissance économique sont présents. On peut ajouter à tout ceci son caractère
fortement ethnocentrique fondé sur la prééminence du modèle occidental. De nombreuses études
théoriques et empiriques tendent à montrer que la perception du développement assimilée à la
croissance économique néolibérale ou planifiée (marxiste) ne peut être durable dans la mesure où
elle génère des pollutions, détruit les ressources naturelles qui ne sont pas renouvelables. Depuis, la
prise de conscience de l’urgence d’agir s’est affirmée sans que pour autant cette évolution se soit traduite
par des actions à la hauteur des ambitions alors affichées. Les écosystèmes ont en effet continué à se
dégrader et les inégalités économiques, culturelles, environnementales et sociales se sont accrues. Au
niveau international, le paysage juridique et institutionnel demeure à la fois très éclaté et cloisonné alors
que les enjeux, désormais globaux, exigent des approches et des réponses transversales.
A l’aube du nouveau millénaire, le développement reste sans aucun doute un des plus défis que la
communauté internationale doit affronter. Avant d’étudier de façon spécifique les fondements théoriques
du développement durable, il est important de situer dans le contexte historique, la façon dont la pensée
sur le développement s’est construite, jusqu’à être appelée aujourd’hui « développement durable ». Il

4
s’agit également de s’interroger sur les conditions qui ont amené à passer d’un développement synonyme
de croissance économique (développement néolibéral ou développement planifié) au développement
durable.

5
*** 1ère partie de la leçon « Histoire et fondements

du concept de développement ***

2. Truman et l’invention du sous-développement : Comment un slogan politique


produit un concept opérationnel

Pour mieux parler du développement, il faut commencer par mieux cerner la notion de sous-
développement (underdevelopment), inventé par le président Harry S. Truman lors de son discours
d’investiture de son deuxième mandat à la Maison Banche au Congrès américain, c'est-à-dire la Chambre
des Représentants et le Sénat, le 20 janvier 1949. C’est un discours dans lequel le président Truman définit
l'orientation générale de la politique étrangère américaine. Il place au centre de sa politique la grande
pauvreté qui affecte la moitié de l'humanité.

« Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance
scientifique et de notre progrès industriel au service de l'amélioration et de la croissance des régions sous-
développées. Plus de la moitié des gens dans le monde vit dans des conditions voisines de la misère. Ils
n'ont pas assez à manger. Ils sont victimes de maladies. Leur pauvreté constitue un handicap et une
menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. »

« We must embark on a bold new program for making the benefits of our scientific advances and industrial
progress available for the improvement and growth of underdeveloped areas. More than half the people of the
world are living in conditions approaching misery. Their food is inadequate. They are victims of disease.
Their economic life is primitive and stagnant. Their poverty is a handicap and a threat both to them and to
more prosperous areas. »

C'est la première fois qu'est employée l'expression «sous-développé». Et c’est à partir de cet instant que la
notion de sous-développement fera partie de la politique étrangère des Etats Unis et successivement des
pays occidentaux pour contrer l'influence du communisme dans ces pays d’autant plus que ce discours
s’inscrit dans une période où les tensions entre Etats-Unis et l’Union soviétique sont déjà empreintes de
méfiance. Le discours de Truman débouche en juin 1950 sur la signature de l'Act for International
Development (AID, Programme pour le Développement International). La prise de conscience du «sous-
développement» conduit les Etats Unis et ses alliés à développer des réseaux d'aide financière et de

6
coopération technique en direction des pays pauvres. On peut situer la « création » de l’aide au
développement dans le discours de Truman qui d’ailleurs est en droite ligne du Plan Marshall (où
l’équivalent actuel de 100 Mds $ furent déversés sur l’Europe de 1948 à 1951, dont 85 % de dons). Il
s’agissait donc dès l’origine d’intérêt bien compris pour les américains, tant sur le plan économique (vente
de produits, exploitation des ressources) que politique (lutte contre l’expansion du communisme, contrôle
états-unien sur la politique et l’économie mondiale). Par conséquent, l’engagement de Truman est autant
idéologique qu’économique. De façon implicite, le discours du président Truman donna également une
signification idéologique et politique au terme sous-développement. Beaucoup de chercheurs et d’auteurs
considèrent ce moment historique entre autre comme la naissance politique du concept de sous-
développement (et par conséquent de la notion de développement). Avec l’affirmation des Etats-Unis en
tant que première puissance après la seconde guerre mondiale, le président Truman lança l’ère du
développement, qui établit en substance que l’hémisphère nord de la planète est implicitement le lieu où
naît et évolue le progrès, alors synonyme de technologie. En revanche, l’hémisphère sud de la planète est
sous-développée, incapable d’améliorer la production (surtout dans le sens quantitatif), tel que défendu
par l’idée d’une croissance illimitée et irrépressible. « La notion de sous-développement ainsi forgée voulait
faire savoir que les trois quart de l’humanité souffraient de la faim, et d’attirer l’attention sur le fait que la
2
population des pays pauvres allait plus que doubler dans les trente ans à venir» . On voulait par là
sensibiliser l’opinion publique des pays riches sur la situation socio-économique des pays pauvres. « Cette
notion, au départ politique, n’a pas été pensée pour devenir un concept mais plutôt pour être un instrument
de dénonciation de l’injustice sociale qui règne dans le monde et imposer une solidarité politique des pays
riches en faveur de pays pauvres. C’est grâce à cette expression que l’opinion publique des pays riches
devait connaître l’existence de la faim, de la misère dans le monde ».
Le président Truman affirma en effet qu’il était temps de lancer un nouveau et audacieux programme
mondial pour exploiter les avantages du progrès technologique américain dans le but d’éliminer les
souffrances de nombreux peuples qualifiés de sous-développés. Ce fut également le début de l’ère de la
coopération internationale au développement et celle de la compétition, en premier lieu entre les
superpuissances de l’Est et de l’Ouest, autrement dit entre deux interprétations du progrès humain
idéologiquement opposées, le progrès étant incarné pour l’une dans un état centralisé, pour l’autre dans le
libre marché.
Il faut reconnaître que le président Truman instaura, de fait, la notion de développement dans un processus
dynamique de mesure du progrès technologique et économique d’un pays. Tout ceci se produisit alors que
la seconde guerre mondiale venait de se conclure. Pour le président américain, la nouvelle frontière de
l’occident, et celle des USA en particulier, était d’ « agir pour un modèle de développement synonyme de
libéralisme politique et économique. Avec le lancement de l’ère de la croissance économique, les nations
se divisèrent en pays riches et en pays pauvres, retardataires. La thèse qui était alors la plus soutenue était
que la croissance économique était la clé du bien-être et de la paix. Le développement d’un pays était

2 YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 21.

7
mesuré avec le produit national brut (PNB). « Les trente glorieuses », années du boom économique de
beaucoup de pays européens contribuèrent à renforcer considérablement cette thèse. Depuis lors,
l’adhésion à la société de consommation a toujours été présentée aux pays pauvres comme le modèle
gagnant. De façon générale, le scénario des pays dits « en voie de développement » est problématique,
puisque se trouvant dans une position intermédiaire entre le cas des pays qui ont réussi à émerger et celui
de ceux qui n’ont pas réussi à sortir de la pauvreté.
Du discours politique de Truman naquit un slogan politique qui se traduira progressivement dans des
secteurs d’étude, de recherche et d’applications opérationnelles. Le développement devint ainsi le concept
opérationnel de référence afin d’assurer le bien-être et pour améliorer les conditions de vie de l’homme sur
la terre.

3. La construction scientifique du concept de sous-développement

«Allons camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous
fumes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés,
résolus. Il nous faut quitter nos rêves, abandonner nos vieilles croyances et nos amitiés d’avant la vie. (...)
« Le Tiers Monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer
de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions. (...)
« Mais il importe de ne point parler rendement, de ne point parler intensification, de ne point parler rythmes. Non, il
ne s’agit pas de retour à la nature. (...)
« Non, nous ne voulons rattraper personne. (...)
« Il s’agit pour le Tiers Monde de recommencer une histoire de l’homme qui tienne compte à la fois des thèses
quelquefois prodigieuses soutenues par l’Europe mais aussi des crimes de l’Europe. (...)
« Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée
3
neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.» Frantz Fanon

La notion de sous-développement/under-development, née dans le sciage politique, nécessitait une


analyse et élaboration théorique pour en faire un concept scientifique capable de servir comme élément
d’analyse des questions de développement. Plusieurs disciplines et scientifiques se sont penchés sur la
question. Nous nous pencherons de manière plus spécifique sur les analyses du géographe Yves Lacoste
dont les travaux sur la question sont forts intéressants et méritent une attention toute particulière.

Dans son ouvrage « géographie du sous-développement », l’auteur tente de caractériser la notion de sous-
développement pour en faire un concept scientifique. Il essaie de faire la «construction et l’explication
d’une carte qui représenterait l’extension à la surface du globe de l’ensemble (ou des ensembles) formé par

3
Frantz Fanon dans «les Damnés de la terre», cité par Yves Lacoste in «Unité&Diversité du Tiers
Monde» - p 21 - Ed la Découverte/Hérodote.

8
ce que l’on appelle les pays sous-développés»4. Pour l’auteur, il est question de donner à cette expression si
commune, devenue un cliché, une autre signification afin qu’elle devienne un outil permettant de mieux
comprendre le monde. Il s’agit alors de construire une définition du sous-développement qui tienne
effectivement compte de la réalité. Cette définition doit «transformer ce qui a été et est encore un concept
obstacle en un instrument d’analyse efficace»5. Elle doit rendre compte des ambiguïtés et des
contradictions de plus en plus nombreuses de notre monde. Cette tentative voudrait insister sur la
pertinence des problèmes en jeu, d’ailleurs très vastes et les aspirations qui en sont causes. Pour Yves
Lacoste, «il ne suffit pas d’évoquer une représentation allégorique du monde où les dominants formeraient
un centre entouré d’une périphérie où seraient les dominés car il est impossible de rendre compte par ce
modèle des rapports de force qui existent au sein de chaque état. Il est donc essentiel stratégiquement de
pouvoir localiser, sur les cartes, des différents phénomènes de domination à différentes échelles car ils sont
différents»6. Dans l’appréciation de ce géographe, il ressort une idée très pertinente que nous partageons:
«tous les pays dominés ne sont pas contrôlés et exploités par des structures de domination
approximativement comparables. Il existerait une certaine différenciation»7. Le sous-développement
comme concept doit élucider une réalité bien précise: celle de la pauvreté, de la malnutrition, de la sous-
alimentation, de l’analphabétisme, d’une forte croissance démographique et aussi la conquête des libertés
individuelles et collectives, la démocratie. Il doit exprimer une économie non compétitive, dépendante de
l’exportation et des importations, une économie fragilisée et entièrement dominée par les puissances
extérieures.

3.1. Le sous-développement, une notion fourre-tout

Le géographe Yves Lacoste nous apprend que si à l’origine, le mot «sous-développement a servi pour
l’essentiel à désigner globalement les causes et les aspects de la misère des populations d’Afrique, d’Asie et
8
d’Amérique latine» , ce qui est fort impressionnant est que peu à peu, ce concept a été utilisé pour qualifier
des situations économiques et sociales qui paraissent autres. Y. Lacoste affirme à cet effet que:
« L’on en vient à parler du sous-développement que présenteraient, en regard de la puissance des
Etats-Unis, de nombreux pays industriels d’Europe qui sont par ailleurs considérés comme des pays
développés.
- Certaines régions rurales européennes comme la Bretagne, le Massif Central, le sud de
l’Italie sont considérées comme sous-développées bien qu’il n’y ait aucune commune mesure
entre les conditions d’existence de ces pays et la misère qui existe dans les pays du Tiers
Monde.
4
YVES LACOSTE., 1981 - op cit - p 5.
5
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 54
6
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 41
7
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 42.
8
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 22.

9
- Certains n’hésitent pas à employer cette expression pour évoquer les difficultés que
connaissent aujourd’hui de vieilles régions industrielles et les bassins houillers qui ont été le
berceau de la révolution industrielle.
- On en arrive même, à considérer comme sous-développées, des contrées comme le Nord du
Canada, l’Alaska, la Sibérie dont les populations peu nombreuses, connaissent pour la plupart
de niveau de vie élevé, mais où les ressources minières sont encore en grande partie
inexploitées»9.

Yves Lacoste constate alors que le mot «sous-développement» en est venu à désigner, «non
seulement des situations extrêmement différentes qui coexistent actuellement à la surface du
globe, mais aussi des conditions économiques et sociales qui ont existé à des époques plus ou
moins reculées»10. A titre d’exemple, il constate que: «de nombreux auteurs appellent sous-
développement la situation économique et sociale, selon eux, qui existait en Europe bien avant la
révolution industrielle; pour certains, le sous-développement existe depuis des millénaires, il est
aussi ancien que l’humanité; dans la plupart des réflexions, on associe aussi avec plus ou moins de
rigueur sous-développement et mise en place du système colonial».

La notion de sous-développement est devenue «une notion ubiquiste, multiforme, susceptible


d’être évoquée en tous temps et en tous lieux.(...) On finit par appeler sous-développement
n’importe quelle insuffisance, n’importe quelle inadaptation plus ou moins fragmentaire dans
quelque domaine que ce soit. L’expression, utilisée dans de contexte varié, exprime toujours une
inégalité, une insuffisance, une infériorité, c’est-à-dire un rapport que l’on considère comme
injuste, dangereux, gênant, ou un écart qui doit être diminué, sinon supprimé»11.

Les considérations que fait Yves Lacoste ici permettent de clarifier la notion de sous-
développement qui ne doit pas être présentée par des clichés à la mode. « Le sous-développement
est habituellement perçu en termes de retard par rapport à une certaine évolution historique, celle
des pays industrialisés dont le processus d’industrialisation a commencé avant la fin du XIX e siècle.
Il est perçu en termes d’infériorité et de dépendance. Autant on se réfère à tort ou à raison à une
seule évolution historique, à un seul modèle de développement, autant sont différenciées les
références spatiales qui sont associées aux divers usages de l’expression sous-développement. Il est
indispensable de distinguer nettement ces différentes échelles, ces différents niveaux de référence
spatiale car ils déterminent dans une grande mesure différents types de discours et d’analyses.

9
YVES LACOSTE., 1981 - ibid.
10
YVES LACOSTE., 1981 - ibid
11
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 23.

10
Pour disposer d’instruments d’analyse plus efficaces, il convient de ne pas parler de sous-
développement pour rendre compte des inégalités régionales et de ne pas se contenter de
reproduire le discours tiers-mondiste pour désigner la situation d’une région qui fait partie d’un
état dont les caractéristiques ne sont pas celles des pays sous-développés tel qu’on pourra les
définir au plan d’une analyse mondiale. Il vaut sans doute mieux désigner les problèmes régionaux
comme conséquences de l’inégale répartition spatiale de la croissance et de ses contradictions.
L’ambiguïté de la notion de région fait qu’il ne faut pas l’ajouter à celle de sous-développement.
C’est au niveau d’analyse de l’état qu’il faut chercher à construire la définition du sous-
développement»12.

3.2. Les grands types de définition ou de caractérisation du sous-


développement selon Yves Lacoste.

Yves Lacoste essaie de caractériser le sous-développement en partant des représentations existant


autour de ce concept fourre-tout. Selon lui, «certains voient le sous-développement de
«l’intérieur», et soulignent des causes qui paraissent internes au pays; d’autres appréhendent
essentiellement le sous-développement de «l’extérieur» et donnent un rôle primordial aux effets de
domination exercés par les pays impérialistes»13. Nous constatons cependant que l’auteur ne met
pas en évidence l’avis de ceux qui, comme nous, voient le sous-développement de «l’intérieur et
de l’extérieur» avec des causes internes et externes. Selon les contextes, les causes internes
dominent sur les causes externes et dans biens d’autres cas, c’est le contraire. La juxtaposition de
ces deux causes conduit à la complexité de la question et à une interprétation parfois partisane
des réels problèmes de développement que connaissent certaines de ces nations.

«Les pays sous-développés sont ceux où les hommes ne disposent pas du nécessaire» 14. A ce
propos, Yves Lacoste se demande ce que c’est que le nécessaire? Il pense que c’est une notion
difficile à définir et elle «ne peut plus s’établir sur la base d’un minimum nécessaire à la survie
biologique. (...) le nécessaire, c’est-à-dire l’ensemble des besoins que ressent une population, est
fonction de l’évolution des structures économiques, sociales et culturelles.(...) La référence au
nécessaire, aux besoins, n’en est pas moins un élément majeur, mais non suffisant, d’une définition
de la situation de sous-développement»15. Aussi, ce qui nous semble important de relever ici est la

12
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 49.
13
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 34.
14
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 34.
15
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 35.

11
rigueur avec laquelle ce géographe met en évidence la notion de nécessaire, qu’il relie d’ailleurs à
la notion de besoin. Cette pertinente réflexion de Yves Lacoste sur le concept de besoin est
justement aujourd’hui la notion maîtresse de la compréhension et l’élaboration du concept de
développement durable du rapport de Bruntland.

Yves Lacoste distingue deux types de besoins: les besoins individuels et les besoins objectifs en
rappelant toutefois le caractère subjectif de la notion de besoin. Il associe indiscutablement le
sous-développement à la notion de besoin. Il met en évidence l’augmentation formidable des
besoins, qui est fonction de l’évolution des structures économiques, sociales et culturelles d’une
population. Il considère le nécessaire comme l’ensemble des besoins (...). Il cite parmi les besoins
d’une population, la nutrition, la santé, l’instruction. Analphabétisme et inculture des masses sont
considérés comme l’un des traits caractéristiques du sous-développement. Parmi les besoins qui
doivent faire partie du nécessaire, il y a le processus de déculturation, résultant de la destruction
du cadre traditionnel, de l’exode rural, la modernisation de la société et de l’impérialisme culturel.

A notre avis, la notion de besoin ou de nécessaire, doit donc correspondre à chaque réalité
spatiale et ne doit nullement être un profond processus d’aliénation ni d’assimilation. Pour
certains, le besoin peut être l’acquisition d’une ration alimentaire modeste, des soins gratuits, de
l’instruction de base et le maintien des valeurs éthiques et culturelles, tandis que pour d’autres il
est en plus de tout cela, une instruction culturelle de base, l’accès à des connaissances
technologiques avancées. Les besoins ne peuvent pas être forcement les mêmes dans tous les
milieux mais pour la survie de tous, il existe un seuil minimum du nécessaire.

Dans cette tentative de définir ou de caractériser le «sous-développement», Yves Lacoste met en


évidence le fait que chez certains auteurs, et surtout sous l’effet des images propagées par les
mass médias, la notion de sous-développement est liée à une insuffisance des potentialités
productives: les uns estiment que les ressources naturelles sont insuffisantes au regard des
effectifs de populations entassées dans certaines contrées dont on invoque le surpeuplement.
Cette thèse à notre avis n’est pas exacte pour tous les pays sous-développés. Plusieurs pays sous-
développés sont encore sous-peuplés ; d’autres ne font pas seulement référence aux potentialités
naturelles, mais aussi aux diverses forces productives: moyens techniques, capitaux, main d’œuvre
qualifiée, etc.

Yves Lacoste présente aussi l’opinion d’autres auteurs, qui estiment que «les pays sous-développés
se caractérisent par une mise en valeur très insuffisante des ressources existantes. Ceci serait vrai
non seulement pour les ressources naturelles, mais aussi pour des potentialités techniques en

12
raison du chômage des hommes et de la sous-utilisation des capitaux et du matériel existant»16. Il
s’en suit donc que la situation de sous-développement n’exclut pas les phénomènes de
surproduction. A notre avis, plutôt que de parler de la sous-utilisation des capitaux et du matériel
existant, il faudrait peut-être parler de la mal-utilisation des capitaux et du matériel conduisant à
la mal-gestion, au manque d’entretien des équipements, au non suivi des politiques de
développement. La sous-utilisation toute seule, n’expliquerait pas à notre avis l’énorme dette de
la plupart des pays sous-développés envers les Institutions Financières Internationales et les pays
riches. La mauvaise gestion, le transfert de mauvaises technologies ou encore de technologies non
viables dans ces pays, les mauvais conseils reçus des expertises étrangères, ainsi que le
clientélisme ont conduit à des choix et à des politiques non rentables.

Le sous-développement est aussi très fréquemment apprécié sur la base de l’évaluation des
produits nationaux par habitant et par an. A notre humble avis, s’il est certes vrai que les pays
considérés comme sous-développés se caractérisent par des valeurs de PNB nettement
inférieures à ceux des pays dits développés, cet indicateur à lui seul ne suffit pas car il ne prend
pas en compte les activités de l’économie populaire ou informelle des pays sous-développés. Le
PNB tel que conçu, est un outil de mesure de la consommation en terme économique et non en
terme socioculturel. Il repose sur des approximations, des évaluations douteuses, des hypothèses
réductrices qui ne tiennent pas compte des diversités de civilisations, des appréciations
différentes de l’espace avec une élimination systématique de tout ce qui touche l’éthique, la
solidarité communautaire. Nous notons une absence totale de prise en compte du patrimoine
environnemental que ce soit sur le plan sentimental, religieux ou de richesse naturelle en terme
de biodiversité, dans le calcul du PNB. L’utilisation des potentialités naturelles et culturelles peut
parfois conduire à la diminution du PNB puisqu’elle peut limiter la consommation. Une telle
approche aussi simpliste du sous-développement ou du développement analysé sur la base du
PNB, donne forcément une idée partielle, parfois erronée d’une réalité que Yves Lacoste considère
«complexe, aux capacités et atouts parfois formidables ou aux symptômes multiples et
multiplicateurs». En lisant Yves Lacoste, on comprend aussi que donner une articulation
pertinente au concept de «sous-développement» est également «tenir compte, dans le monde
entier, des hommes et femmes qui luttent contre l’exploitation, pour la justice et les libertés
individuelles». C’est une lutte à la fois collective et individuelle pour la revendication de leurs
droits. Ce sont les hommes et femmes qui prennent de grands risques pour leurs idées et opinions
méprisées. La sévère crise économique, fille de l’exploitation et de la mauvaise gérance qui saigne
plusieurs états sous-développés, se transforme de plus en plus en crise sociale, conduisant à la
16
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 35.

13
tourmente, à la turbulence. Il y a de plus en plus des agitations sociales dans ces pays, qui
s’accompagnent de fortes revendications pour davantage de transparence, de démocratie et de
liberté. Cela est vraisemblablement la démonstration que le «sous-développement» ne peut donc
être seulement une affaire de PNB. Il va bien au delà. Il exprime pour nous, la conquête des
libertés et de la dignité humaine, l’effondrement et le contrôle des prix des produits de base sur
les marchés mondiaux, pour ne citer que ces quelques critères.

Les pays sous-développés, «se distinguent actuellement de la situation préindustrielle de l’Europe


par des différences primordiales telles le rôle économique considérable que jouent les plus grandes
firmes mondiales en Afrique, en Asie et en Amérique latine et la très forte croissance
démographique»17. Nous pensons que l’inégalité dans le développement commence avec le
commerce triangulaire donc inévitablement avec l’internationalisation des échanges et la prise en
compte de l’homme noir comme marchandise humaine. A cette période, commencent les
inégalités dans les échanges, l’Afrique et l’Amérique latine deviennent les espaces d’exploitation
et de l’impérialisme économique et politique de l’Occident. En outre, il faut faire attention de
vouloir généraliser la forte croissance démographique existant dans certains pays sous-
développés. Cette croissance n’est pas partout la même. Elle n’a pas partout la même ampleur. Il y
a bien des pays sous-développés qui ont longtemps amorcé la voie de la transition
démographique. L’auteur conteste d’ailleurs la thèse qui attribue l’origine du sous-développement
à «l’étouffement de l’essor économique sous l’avalanche démographique» 18. La croissance
démographique dans ces pays est souvent jugée trop précoce et trop violente. Les pays sous-
développés ont un siècle de retard sur les pays dits développés pour ce qui est de la croissance
démographique. Le continent africain par exemple a plus de quatre siècles de retard sur les autres:
quatre siècles pour peupler le continent américain grâce à la traite des noirs qui a soutiré à
l’Afrique plus de 100 millions de vigoureux hommes et femmes, abandonnant les personnes âgées
et les handicapés. La traite des noirs, a conduit inévitablement à une déstabilisation sociale,
culturelle, politique et économique de l’Afrique qui a vécu un autre siècle de travaux forcés et
l’exploitation sans discernement de ses ressources par les pays occidentaux lors de la colonisation.
Pendant cinq siècles, ce continent n’a cessé d’être oppressé par l’Occident. Ce n’est que tout
récemment qu’il a repris à vivre et le boom démographique qu’on y observe avec une population
tout aussi jeune, est à notre avis, la conséquence de ces faits historiques que l’on ne saurait nier ni
étouffer. La condition de l’Afrique n’est pas celle de l’Asie ni de l’Amérique latine. La réalité
africaine est de loin différente de celles des autres continents. «Les pays aujourd’hui développés
ont connu eux aussi au moment de la révolution industrielle, une croissance démographique assez
17
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 36.
18
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 97.

14
considérable»19. Yves Lacoste prend l’exemple de l’Angleterre où le taux d’accroissement naturel a
oscillé entre 1,1 et 1,4% durant le XIXe siècle avec un taux de croissance économique de l’ordre de
2% par an. L’accroissement démographique de nombreux pays européens au XIXe siècle est
comparable aux taux de croissance qu’ont eu, il y a quelques décennies, les pays du Tiers Monde.
La réduction des taux de natalité dans les pays industrialisés résulte principalement des causes
complexes qui ont modifié la signification économique de l’enfant dans le cadre familial, cessant
d’être une source de profit pour devenir une charge. Cette majoration du coût de formation de
l’individu qui a provoqué une réduction considérable des taux de natalité, souligne l’auteur, a été
la condition d’une très sensible promotion de l’homme; plus coûteux, il est aussi en meilleure
santé, mieux instruit et infiniment plus efficace. Au Japon, souligne Yves Lacoste, le taux de
natalité au lendemain de la guerre était de 34 pour 1000. Il est tombé à 17,5 pour 1000 en 1957
grâce à la diffusion massive des méthodes contraceptives et à la multiplication des avortements
réalisés sous surveillance médicale. Ce succès japonais a été facilité par la présence d’un appareil
sanitaire important et la possibilité de réaliser une scolarisation complète et prolongée des
enfants. A cela, il faut ajouter la croissance économique. Ainsi, nous partageons pleinement la
thèse de Yves Lacoste selon laquelle «l’accroissement démographique n’est pas la cause première
du sous-développement, mais il contribue puissamment au développement des contradictions
économiques, sociales et politiques»20. Nous pensons que l’accroissement démographique dans la
plupart des pays sous-développés, est la conséquence du sous-développement plutôt que sa
cause. Il a été constaté même dans les pays sous-développés que ce sont les couches vulnérables,
les plus pauvres qui font plus d’enfants. Où manque l’instruction, règnent la promiscuité sexuelle,
le chômage et l’exploitation des femmes et des enfants, où manquent de médecins, le taux de
natalité est élevé. La solution strictement démographique, basée sur la seule limitation des
naissances pour lutter contre le sous-développement est vouée à l’échec. Une politique de
limitation des naissances est cependant nécessaire pour réduire à long terme l’essor
démographique, mais justement elle ne peut être entreprise efficacement sans de considérables
progrès économiques, sociaux et culturels et des changements politiques radicaux.

Le plus souvent, «le sous-développement est défini par l’absence d’industries. La faiblesse de
l’industrialisation est présentée dans ce cas comme la cause fondamentale du sous-
développement»21. Ainsi l’auteur se demande «où situer l’Afrique du Sud dans ce cas»? La réalité
actuelle des pays souvent considérés comme sous-développés demande une certaine prudence.

19
YVES LACOSTE., 1981 - ibid.
20
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 103.
21
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 36.

15
Certains pays considérés comme sous-développés ont pourtant aujourd’hui un tissu industriel
parfois très compétitif dans certains domaines. C’est le cas du Brésil, de l’Inde et même de la
Chine. C’est aussi le cas des Nouveaux Pays Industrialisés comme la Corée du sud, Taiwan,
Singapour et bien d’autres états. La question de la faiblesse de l’industrialisation qui était l’une des
caractéristiques de ces états dans les années 50, est aujourd’hui de loin remise en cause sinon
comment expliquer l’entrée du Mexique au sein des pays de l’OCDE? L’idée du sous-
développement est parfois liée au blocage économique ayant des effets d’autant plus graves que
les effectifs de populations progressent très rapidement. Mais on constate par exemple qu’il existe
des pays où la croissance économique est assez importante, supérieure à 7% par an et où le sort
de la population ne s’améliore pas de manière significative. Cela est dû au fait que les politiques
de développement mises en place ne conduisent pas à une distribution équitable des richesses. Ce
qui est inévitable quand la production est contrôlée en grande partie par les multinationales, qui
investissent, produisent et transfèrent les richesses financières obtenues dans les pays riches et
les paradis fiscaux. La solidarité internationale aurait bien voulu que les industries de
transformation des produits tropicaux comme le café, le cacao, soient localisées dans les pays
producteurs de ces produits. L’Occident dans ce cas exporterait non pas les produits agricoles
comme il le fait actuellement, mais plutôt de produits finis prêts pour la consommation. Mais tel
n’est pas le cas. L’Occident exporte les produits tropicaux qui sont transformés directement sur
son territoire. Pourtant malgré ce manque de volonté de donner, à ces pays producteurs de
produits tropicaux, une place clé dans l’économie internationale, ces derniers ont tout de même
développé de petites sociétés de transformation qui n’arrivent malheureusement pas à trouver
des débouchés en Occident à cause des fortes barrières douanières. De telles conditions ne
peuvent favoriser le développement industriel des pays sous-développés qui pour la plupart, sont
condamnés à dépendre de l’Occident pour y acheter des produits manufacturés. Et les prix des
produits tropicaux comme des matières premières ne cessent de baisser pendant que ne cessent
d’augmenter les prix des produits manufacturés. « Un sac de café de 60 kg en 1977 coûtait 310
dollars USA. En 1989, il coûtait 143 dollars USA, en mars 1993, il valait à peine 79 dollars USA.
Entre 1982 et 1992, le coût réel d’un kg de cacao a diminué environ de 60% , celui du coton environ
de 40%, et celui de la gomme environ de 45%. Pendant ce temps, les prix des produits finis
importés de l’occident ont augmenté de 25% entre 1980 et 1988»22.

22
FAO ., 1995 - Necessità e risorse - p 74.

16
3.3. La carte des pays sous-développés.

Yves Lacoste tente de préciser une ébauche de la carte du sous-développement. Cette carte naît
d’une démarche géographique qui voudrait réduire l’ambiguïté de la notion de sous-
développement en essayant de construire un véritable concept profitable sur une carte du monde
de façon précise et non point en une représentation allégorique d’un espace abstrait. Pour
construire cette carte, l’auteur a en premier lieu passé sommairement en revue la liste des états,
et leurs caractéristiques statistiques les plus communément évoquées dans ce genre de réflexion.
Il fait un premier classement en prenant en considération un indicateur très grossier, très
discutable et pourtant communément admis: la valeur relativement faible du produit intérieur par
habitant et par an. Dans l’élaboration de cette carte, l’auteur abandonne la représentation
schématique d’un monde coupé en deux: les pays dits développés, le fameux «centre» du monde,
les pays du Nord et les pays sous-développés, la «périphérie» du monde, les pays du Sud. Il
préconise plutôt une représentation du monde plus complexe et finalement sans doute plus
efficace pour tenter de rendre compte de l’évolution des réalités comme pour suggérer des
stratégies réalistes. Il préfère utiliser le mot Tiers Monde pour désigner un ensemble de dimension
planétaire pour regrouper «d’une part, tous les pays qui sont actuellement sous-développés, qui
connaissent encore l’aggravation des contradictions capitalistes spécifiques de la situation de sous-
développés; d’autre part, les pays qui ont connu les contradictions du sous-développement, mais
qui, depuis plusieurs décennies, se trouvent dans une situation très différente, en raison de la
liquidation de ces contradictions capitalistes. Le Tiers Monde est l’ensemble spatial qui permet de
regrouper des pays qui ont connu dans le passé les mêmes contradictions fondamentales. Ces
contradictions ont d’une part freiné le développement des forces productives tout en l’orientant
vers des activités destinées à l’exportation et en fonction des intérêts d’une minorité privilégiée
étroitement liée à des pouvoirs étrangers.(...). Les pays du Tiers Monde ont eu dans leur ensemble,
à partir de l’expansion du capitalisme, des évolutions historiques qui présentent des
caractéristiques fondamentales communes. Celles-ci déterminent dans une grande mesure le
présent. Ils ont encore en commun, pour le moment, une forte croissance démographique. Ils ont
aussi en commun pour la masse de leur population des niveaux de consommation très inférieurs à
ceux qui caractérisent les populations des pays dits développés»23.

Dans l’élaboration de cette cartographie, Yves Lacoste distingue deux grands types de situation de
sous-développement, qui se sont historiquement succédés dans un certain nombre de pays:

23
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 243.

17
« - la première situation de sous-développement se caractérise par le début de la phase de
développement rapide des contradictions, signalée par le démarrage de la croissance
démographique et l’apparition du chômage qui s’accroît rapidement.
- la deuxième situation se caractérise non seulement par l’aggravation et la complication des
contradictions, mais aussi par les conséquences des politiques réformistes et répressives mises en
œuvre par les minorités privilégiées (autochtones et étrangers) pour se maintenir au pouvoir tout
en accroissant leurs profits»24.

Le rôle des Institutions Financières Internationales, telles que la Banque Mondiale et le Fond
Monétaire International qui ont parfois facilité l’augmentation de ces contradictions à travers le
financement de certains projets qui n’ont nullement été avantageux aux populations mais plutôt à
la classe privilégiée et aux investisseurs étrangers, n’est pas à négliger. Il ne faut pas non plus
oublier les politiques d’ajustement structurel et de privatisation abusive des années 80. On doit
aussi tenir compte de la coopération bilatérale et multilatérale orientée le plus souvent dans des
secteurs profitables aux pays donateurs qu’aux pays aidés.

Yves Lacoste pense que «le taux élevé de la croissance démographique peut être considéré comme
un des indicateurs les plus significatifs de la situation de sous-développement»25. Il soutient l’idée
selon laquelle «le taux de croissance des produits intérieurs bruts et leur valeur per capita sont
désormais des indicateurs de moins en moins valables de la situation de sous-développement
surtout pour les états gros exportateurs de matières premières dont les prix ont été fortement
majorés»26. A cela il faut ajouter l’ensemble du processus de l’échange inégal qui défavorise les
paysans des pays sous-développés, obligés de cultiver les produits d’exportation qui sont ensuite
vendus à des prix dérisoires. Yves Lacoste insiste aussi sur le fait qu’il ne faut pas donner de
l’ampleur au processus d’industrialisation. Il ne peut être un indicateur spécifique de la situation
de développement. L’auteur par cette démarcation nette que nous jugeons pertinente, met ici en
évidence le flou même qui existe dans la définition du développement. Quand nous parlons
souvent de pays dits développés, ne faisons nous pas allusion aux pays industrialisés? Si Yves
Lacoste, «prend des distances sur l’ampleur de l’industrialisation qui n’est pas selon lui un
indicateur spécifique de la situation de développement», nous critiquons l’utilisation du mot «pays
développés» pour signifier les états industrialisés. L’industrialisation doit être un critère de la
situation de développement. Elle doit cependant être une industrialisation propre, compatible et

24
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 246.
25
YVES LACOSTE., 1981 - op.cit - p 251.
26
YVES LACOSTE., 1981 - ibid.

18
non exagérée. Elle ne peut cependant pas à elle seule conditionner le développement. Ce n’est pas
la puissance industrielle qui fait automatiquement le développement mais c’est le bon
développement qui fait une industrie durable. Les Etats industrialisés ne peuvent et ne doivent
donc pas être abusivement appelés Etats développés car le développement est un ensemble de
plusieurs variables complexes, qui sont à la fois sociales, économiques, culturelles, spatiales et
écologiques.

4. Le Rapport Meadows du Club de Rome : quand la croissance économique rime


avec la croissance exponentielle de la population

Dans les années 60, le développement fondé sur le paradigme de l’industrialisation commence à
montrer ses faiblesses dans les pays riches à économie de marché avec la survenue d’une série de
catastrophes naturelles et d’accidents industriels. C’est le cas de graves accidents touchant
l’environnement : pollution au mercure à Minimata au Japon en 1955, marée noire du Torrey
Canyon dans la Manche en 1967 et bien d’autres.
L’idée que la pollution est une menace sérieuse pour notre survie commence à voir le jour. Une
contestation apparaît vers le milieu des années soixante, alors que vingt années de forte
croissance basée sur le progrès technique et la gestion « fordiste » du partage des fruits de la
croissance ont abouti à une consommation de masse mais ont sensiblement endommagé
l’environnement. L’inquiétude quant à l’avenir est accrue par le début du ralentissement de la
croissance, par les chocs pétroliers de 1974 et de 1981. Des groupes et mouvements opposés à la
logique d’un développement fondé sur une croissance illimitée posent alors la question de
l’épuisement des ressources. Le progrès technologique commence à être remis en question face
aux désastres environnementaux. Suite aux conséquences environnementales évidentes de la
pollution et à la prise de conscience de son impact sur la santé de l’homme, une demande pour
une modification profonde et radicale des modèles de production et de consommation, est
formulée non seulement par certains groupes de pression minoritaires, mais aussi par de
nombreuses études qualifiées comme le rapport de l’UICN (Union Internationale pour la
Conservation de la Nature)27 en 1951. Ce rapport est un précurseur dans la recherche de

27
L'Union internationale pour la protection de la nature (IUPN) fut instituée suite à la Conférence internationale de Fontainebleau
du 5 octobre 1948. L’organisation a changé de nom en 1956, devenant l’Union internationale pour la conservation de la nature et des
ressources naturelles. Nom qu’elle a abrégé en 1990 en IUCN – Union internationale pour la conservation de la nature. L'IUCN est
une organisation internationale non gouvernementale à laquelle participent 140 pays, avec une représentation hétérogène de 77 états,
114 agences gouvernementales et plus de 800 ONG. Plus de 10.000 scientifiques et experts internationalement reconnus provenant
de plus de 180 pays travaillent au sein des commissions. Ses 1000 employés, déployés dans les différents bureaux disséminés dans le

19
conciliation entre économie et écologie. Les années 60 également sont marquées par une prise de
conscience amère que les activités économiques provoquent des dommages à l’environnement
(déchets, fumée d’usine, pollution des cours d’eau, etc.).

En plus du rapport de l’IUCN et d’autres études sur les impacts environnementales du modèle de
développement néolibéral, on peut dire que les préoccupations liées à l’environnement et à
l’épuisement des ressources naturelles développées dès l’après-guerre sont popularisées au début
des années soixante-dix avec les travaux du Club de Rome. Plus exactement, c’est en avril 1968,
que le chef d’entreprise italien Aurelio Peccei, le scientifique écossais Alexander King, des Prix
Nobel, et des leaders politiques et intellectuels dont Elisabeth Mann Borgese, fondèrent une ONG
(organisation non gouvernementale) non-profit, appelée Club de Rome. Cette association
regroupaient des scientifiques, des économistes, des hommes d’affaire, des militants des droits
civils, des hauts dirigeants d’administrations internationales et des chefs d’état des cinq
continents. Le nom de l’association naquit du simple fait que la première réunion se déroula à
Rome, au siège de l’Académie des Lincei à la Farnésine. L’objectif du Club de Rome, était de
stimuler les changements globaux en identifiant les principaux problèmes que l’humanité devrait
affronter, en les analysant dans un contexte mondial et en cherchant des solutions alternatives
basées sur différents scénarios possibles. Autrement dit, le Club de Rome s’est défini comme une
structure qui permet aux penseurs et aux chercheurs de se dédier à l’analyse des changements de
la société contemporaine, en proposant des solutions adéquates pour remédier à certains des
problèmes que nous rencontrons.
Le Club de Rome conquit l’attention de l’opinion publique et devint célèbre avec son rapport « Les
limites de la croissance » (”The Limits to Growth”), également connu sous le nom de Rapport
Meadows et publié en 1972, parce qu’il fut commandé par le Club de Rome au Groupe d'Etude des
Dynamiques des Systèmes du Massachussetts Institute of Technology du Massachusetts Institute
of Technology (MIT) et eut comme chercheurs principaux Donella et Dennis Meadows, ainsi que
Jorgen Randers. La sortie du rapport coïncida avec la crise pétrolière de 1973, ce qui augmenta
encore plus l’intérêt de l’opinion publique pour les données qu’il contenait. Données qui, basées
sur la simulation à l’ordinateur avec word3, schématise le système mondial en cinq dimensions (la
population humaine, les ressources naturelles, les aliments, la pollution et la production
industrielle) sur la base d’une perception du monde orientée vers le développement industriel. La
synthèse du rapport indiquait que:

monde travaillent sur plus de 500 projets, préparent des conférences internationales, définissent des standards généraux, diffusent la
connaissance scientifique. En 1999, les états membres de l’ONU ont accordé à l’IUCN le statut d’Observateur à l’Assemblée
Générale des Nations Unies.

20
(i) Si le taux de croissance de la population, de l’industrialisation, de la pollution, de la
production de nourriture et de l’exploitation des ressources restait le même, les limites du
développement sur cette planète seraient atteintes à un moment non précisé mais compris
dans les cent prochaines années. Le résultat le plus probable serait un déclin soudain et
incontrôlable de la population et de la capacité industrielle;
(ii) Il est possible de modifier le taux de développement et d’atteindre une condition de
stabilité écologique et économique qui soit durable même dans un avenir lointain. L’état
d’équilibre global devrait être élaboré de façon à ce que les besoins de tous les habitants de la
terre soient satisfaits et que tous aient des opportunités égales pour réaliser leur propre
potentiel humain.

Le modèle mathématique utilisé par l’équipe de Meadows montre que l'écosystème mondial,
connait deux croissances: la croissance de la production industrielle et la croissance de la
population mondiale. D’après le rapport, « En 10000 BC nous étions 5 millions sur Terre, à
l'époque du Christ 150 à 250 millions, 300 millions en 1350, 600 millions en 1700, 1 milliard vers
1830, 2 milliards en 1940, 4 milliards en 1975, 6.1 milliards en 2000, 6.5 milliards en 2004, il y en
aura 8 milliards en 2020 ». D’après le rapport, « en profitant de son bien être, l'homme moderne a
proliféré comme les lapins et sa population n'a cessé de croître au détriment des autres espèces.
La croissance de la population obéit à la relation suivante dont la solution est une courbe
rt (
exponentielle : N = Noe avec No, la population de départ / e, le logarithme népérien (2.71828...) /
r, le taux de croissance naturel / t, l'intervalle de temps considéré.) ». Pour les auteurs du rapport,
les boucles positives du système global conduisent à la croissance exponentielle de toutes les
grandeurs mises en jeu, mais les trois boucles négatives (famine, pollution, épuisement des
ressources) contribueront de toute façon à l'arrêt de la croissance exponentielle suivi d'un
"effondrement"... car nous sommes sur une planète "finie". Les auteurs du rapport croient que «
l'effondrement » n'est pas nécessairement la fin de l'humanité, mais se traduit par la diminution
brutale de la population et la dégradation des conditions de vie des survivants (baisse importante
du produit industriel par tête, du quota alimentaire par tête, etc) jusqu'à de nouveaux équilibres.

Le rapport a le mérite d’avoir attiré l’attention sur:


(i) les limites d’un développement qui vise uniquement la croissance économique sans limite;
(ii) sur la gravité du problème de la surpopulation;
(iii) sur la limite des ressources. En bref, la croissance économique ne peut pas continuer à
l’infini à cause de la disponibilité limitée des ressources naturelles (en particulier du pétrole) et
des capacités limitées de résorption des polluants par la planète.

21
Avec le rapport de Meadows, l’humanité prend conscience qu'une crise écologique globale
menaçait, et qu'on ne peut aveuglément accepter une hypothèse de croissance sans limite ni
rester passif face à la spirale démographie/développement économique. Il faut vite voir comment
rendre compatible la croissance de la technologie et son contrôle en vue de la préservation de
l'écosystème planétaire. Comment orienter la croissance dans le sens de la qualité de la vie? A
l'évidence, il y a une limite de la croissance qu'il faut transformer. La religion de l'Expansion doit
s'effacer au profit non d'un arrêt de la croissance, mais d'une croissance contrôlée pour préparer
de grands équilibres écologiques. Ce rapport tant critiqué par les politiques et certains milieux
scientifiques pour un excès de pessimisme, met l’Homme en face d'une alternative: trouver de
nouveaux objectifs et prendre sa destinée en main ou bien se résigner et accepter les
conséquences inévitables et dures d'une croissance sans frein.
Il faut pour sortir de cette situation, une rupture avec le modèle de développement des années 70.
Des ruptures sont clairement attendues pour la défense d’autres modes de développement et de
consommation. .

5. Sous-développement et Tiers Monde


La notion du Tiers monde, aujourd’hui géographique, pourtant venue d’ailleurs, est
historiquement postérieure au concept de sous-développement. C’est une notion qu’on lie à celle
de développement. Pendant des décennies, dans la plupart des discours qui se faisaient dans les
grandes conférences internationales concernant le développement, la notion de Tiers Monde ne
pouvait ne pas être évoquée.

22
5.1. L’émergence du concept «Tiers Monde».

La notion de «Tiers Monde» fut, en 1952, une formule imaginée par Sauvy, démographe,
journaliste dans un hebdomadaire français de gauche, l’Observateur. Cette notion apparut à
l’ultime phrase d’un de ses articles, intitulé «Trois mondes, une planète»28. Cette expression telle
qu’utilisée par Sauvy, était au départ synonyme de sous-développement, caractéristique d’une
situation socio-économique considérée arriérée et dominée par la malnutrition, l’analphabétisme,
la carence de soins de santé et le chômage. L’article en question se concluait comme suit: «car
enfin ce Tiers Monde, ignoré, exploité, méprisé, comme le tiers état, veut lui aussi être quelque
chose». Le Tiers Monde, était donc présenté comme un monde de misère, aux cultures très
anciennes. C’était le troisième monde, oublié, abandonné et majoritaire au sein de l’humanité. Le
Tiers Monde était présenté comme l’autre monde qui commence à revendiquer, à réclamer
l’abolition des privilèges dont profitent le premier et le deuxième monde. Cette notion utilisée
maintenant pour désigner ce gigantesque ensemble géopolitique, «en fait une force, une immense
entité historique, le champion, le héros, la victime aussi de luttes titanesques». C’est aussi au
départ une notion qui n’est pas géographique, elle le deviendra par la suite, grâce aux travaux de
certains géographes comme Yves Lacoste pour décrire l’état du monde.

5.2. Tiers Monde et Non alignement.

Le Tiers Monde exploité, méprisé comme le Tiers Etat, fut plus tard, le symbole du monde qui prit
position contre les intérêts des deux superpuissances. Jusqu’à la fin des années cinquante, le Tiers
Monde économiquement veut assumer une démarche neutraliste, évoquant une troisième voie
qui ne serait ni le capitalisme ni le communisme de modèle soviétique.

L’idée du non alignement du Tiers Monde apparaît dès 1947 à la conférence des nations asiatiques
qui réunit à New Dehli les délégués de 25 états. La première grande agrégation des pays du Tiers
Monde s'est constituée à Bandoeng (Indonésie) du 13 au 14 avril 1955, qui rassembla vingt-neuf
chefs d’Etats africains et asiatiques, y compris le Japon, la Chine. Trois représentants de
mouvements nationalistes d’Afrique du Nord étaient également présents. Durant cette conférence
afro-asiatique, ces pays décidèrent de se présenter unis sur la scène politique internationale.
L’idéologie du non-alignement, à cette période de la guerre froide, est un désir des pays du Tiers
Monde de ne pas s’engager dans un conflit dont ils auraient à subir les conséquences.

28 publié dans l’Observateur du 14 Août 1952.

23
En 1961, après la rupture de la Yougoslavie communiste avec l’URSS en 1948, se forme le
mouvement des pays non alignés à la conférence de Belgrade. Ce mouvement revendiquait un
espace politique neutre qui allait au delà de la contre-position Est/Ouest, au refus des liens
coloniaux et du néocolonialisme. Les pays non alignés commencèrent ainsi à dénoncer le
déséquilibre économique existant entre pays riches et pays pauvres. Deux structures se
formèrent: le mouvement des pays non alignés qui est un mouvement politique et idéologique; et
le groupe des 77 qui est un mouvement politique et économique qui doit opérer dans les
différents organismes internationaux pour défendre les intérêts économiques de ces pays. La
cohésion initiale de ces deux structures, rendait les pays du Tiers Monde un groupe important, au
point qu’ils étaient majoritaires à l'Assemblée Générale de l'ONU. Le groupe des 77 revendique sa
position au sein de l'économie mondiale comme partenaire incontournable puisque bon nombre
de ses membres sont producteurs de matières premières. L'un des résultats de ce groupe fut
l’importante hausse du prix du pétrole par ses membres producteurs de l'or noir. Cette opération
avait conduit à une instabilité économique de l'Occident, caractérisée par une dévaluation
constante du dollar et des autres monnaies fortes. Cela a conduit aussi par la suite à des
conséquences graves pour certains pays du groupe qui sont sans ressources naturelles et en
particulier sans pétrole. L'augmentation du prix de l'or noir correspondait à l'augmentation des
produits manufacturés. Cela confirmait aussi l'idée selon laquelle les questions des pays du Tiers
Monde doivent trouver des solutions à l'échelle planétaire, au sein des Institutions Internationales
à travers des actes concrets en faveur d'un autre développement.

A la quatrième conférence des pays non alignés en Algérie en 1973, le président Algérien Houari
Boumedienne demanda formellement au nom des pays du Tiers Monde, que la négociation des
rapports pays riches et pays pauvres soit traitée au sein des Institutions Internationales, et
proposa la création d'un Nouvel Ordre Economique International (NOEI).

5.3. L’Onu face aux arguments du Tiers Monde en faveur d’un Nouvel Ordre
Economique International (NOEI).

Le Nouvel Ordre Economique International dénonce la gravité des disparités pays riches/pays
pauvres. Il opte pour : la valorisation des ressources matérielles et humaines du Tiers Monde; la
modification radicale des rapports internationaux dans les échanges commerciaux pour faire
justice aux pays producteurs de matières premières ; la mise en place de réformes structurelles
nécessaires comme la réforme agraire, la réforme institutionnelle; la multiplication des aides
bilatérales, multilatérales ainsi que des ressources provenant des institutions financières et de

24
développement; le transfert technologique et la croissance des échanges culturels qui respectent
l'histoire et les traditions des pays du Tiers Monde; la réglementation nationale et internationale
des activités des multinationales; le droit des populations pauvres de participer aux décisions
politiques à tous les niveaux et en particulier là où se joue leur destin.

La proposition d'un Nouvel Ordre Economique Mondial de Houari Boumedienne s’appuyait


surtout sur les résultats du rapport de Meadows. Le contenu du rapport de Meadows et les
injustices économiques, culturelles et politiques que connaissent plusieurs pays du Tiers Monde
motivèrent Houari Boumedienne à proposer un Nouvel Ordre Economique International. Face aux
fortes revendications des pays non alignés au sein de l'ONU, initia un grand débat suite à l'appel
formulé par Houari Boumedienne d'autant plus que les résultats du rapport du Meadows étaient
très alarmants. L'ONU dédia deux assemblées générales sur cette question en 1974 et en 1975.
Lors de son intervention à la session extraordinaire de l’ONU sur les matières premières et
l’énergie, le 10 avril 1974, le président algérien Houari Boumediènne, «qualifiait l’ordre
économique international contemporain d’aussi injuste et aussi périmé que l’ordre colonial duquel
il tire son origine et sa substance. Il y voyait l’obstacle majeur à toute chance de développement et
de progrès pour l’ensemble des pays du Tiers Monde»29. Une déclaration fut approuvée lors de ces
deux assemblées extraordinaires ainsi qu'un programme d'action pour la création d'un Nouvel
Ordre Economique International et une charte des droits et devoirs des états sur l'égalité entre les
Etats, le droit à l'interdépendance contre toute domination étrangère, la non ingérence dans les
affaires d'un autre état. Les pays du Tiers Monde firent des propositions concrètes en faveur d'un
Nouvel Ordre Economique International:
- augmentation des aides économiques et financières aux pays du Tiers Monde de la part des pays
riches; - naissance d'une structure industrielle autonome pour la transformation des matières
premières; - régularisation des activités des multinationales de manière à les soumettre sous le
contrôle des autorités gouvernementales; - modification radicale des termes des échanges, avec
immédiate augmentation des prix des matières premières; - concession d'un traitement
préférentiel aux pays du Tiers Monde sur les marchés des pays industriels.
Les promoteurs du NOEI étaient convaincus qu'il était nécessaire d'apporter des modifications
importantes dans le système économique mondial afin d'éviter qu'il soit sous la domination des
libres forces du marché, ce qui accentuerait les disparités entre pays riches/pays pauvres. L.S.
Senghor disait à ce propos que « l’ordre que nous voulons faire instaurer ne saurait être la
prolongation, moyennant quelques aménagements, de la situation présente des relations
internationales; c’est un ordre révolutionnaire au sens étymologique du mot, c’est-à-dire un ordre

29
HOUARI BOUMEDIENNE cité par EDMOND JOUVE.,1988 - Le Tiers Monde - PUF - Paris -p 110.

25
qui soit changement radical, sans être anarchie.(..) Les peuples du Tiers Monde entendent
participer, désormais, à la gestion des affaires du monde et ne plus se contenter de subir les effets
de décisions où ils n’ont aucune part, mais qui, pourtant, les concernent au premier chef».30

5.4. Les conférences de Cocoyoc et de Paris: brefs espoirs et fin des illusions
des pays non-alignés.

Un groupe d'experts internationaux des questions de sous-développement avait proposé en 1974


qu'on puisse revoir les stratégies du Nouvel Ordre Economique International en y apportant des
corrections qui tiennent compte des problèmes quotidiens des personnes plus pauvres et
marginalisées de la planète. Réuni donc à Cocoyoc au Mexique sous le patronage de l'ONU, ce
groupe formula une déclaration qui insista sur la nécessité pour tous les individus de pouvoir
satisfaire leurs besoins fondamentaux à caractère individuel (habitation, santé, instruction,
aliments de base) et communautaire (services sanitaires, éducatifs, transports publics,
assainissement urbain) liés à leur contexte social et environnemental. Cette perception de
développement ainsi présentée à Cocoyoc, est une approche de développement basée sur les
besoins fondamentaux (basics needs). La conférence de Paris sur le développement économique
international en 1975 a mis en évidence le manque de volonté des pays riches à renoncer à des
acquis pour financer une approche alternative de développement. Les pays riches estimaient les
revendications des pays du Tiers Monde énormes et dans la plupart des cas non réalisables,
surtout dans le contexte de crise, voire de récession dans lequel se retrouvaient bon nombre de
pays. Les pays qui revendiquaient un NOEI se rendaient compte de la non disponibilité des pays
industrialisés à véritablement négocier. Ce mouvement commença alors à perdre sa force
revendicatrice puisque le temps des négociations s'allongeait. Les conditions qui ont permis aux
pays du Tiers Monde de devenir pour quelque temps protagonistes sur la scène internationale au
même titre que les pays riches se sont détériorées. La bataille pour un Nouvel Ordre Economique
International était perdue. Le groupe des 77 se fragmenta continuellement pour diverses raisons:
- d'une part, il y a la manipulation des puissances occidentales qui agissaient sur les ex - colonies
avec le problème de la dette extérieure, les prêts;
- d'autre part, les grands pays producteurs du pétrole du groupe des 77 ont vu leur PNB
augmenter, suite à la croissance continue du prix du baril. Ce groupe des pays producteurs de
pétrole s’est disloqué progressivement suite aux manipulations des puissances occidentales,
l'empêchant ainsi de conditionner l'économie mondiale dans le domaine énergétique. Le prix du
baril allait dès lors s'abaisser continuellement.

30
LEOPOLD SEDAR SENGHOR, cité par EDMOND JOUVE., 1996 in «Le Tiers Monde» PUF Paris - p112.

26
En outre, certains pays du groupe des 77 étaient devenus de petites puissances industrielles, sorte
de filiales des industries des pays riches. D'autres commençaient à émerger grâce à une mise en
place progressive des processus d'industrialisation. Certains pays sont des paradis fiscaux tandis
qu’un bon nombre continuait à s'enfoncer dans le gouffre de la pauvreté à cause de leur économie
locale plus fragile, sans ressources importantes. Ces pays subissaient plus gravement les
conséquences de la récession économique en Occident. Les intérêts étaient partagés et la
solidarité initiale disparaissait progressivement. Le Nouvel Ordre Economique International (NOEI)
tant souhaité n’a pas vu le jour. L'Occident avait de nouveaux défis à affronter dans les débuts des
années 80: récession économique, croissance de l'exclusion sociale, crises sociales, etc.
Aujourd’hui, selon Edmond Jouve, «les temps ont vraiment changé. A la suite de l’effondrement de
l’Union Soviétique et de la guerre du Golfe, les Etats-Unis d’Amérique ont repris le dessus. Ils ont
assuré la promotion d’un Nouvel Ordre essentiellement favorable à leurs intérêts, aux antipodes du
Nouveau Ordre Economique International qu’ils avaient précédemment âprement combattu»31.
Il faut toutefois souligner qu’au delà de la désagrégation du groupe des 77 pour des intérêts
divers, le mouvement n’a cessé de s’étendre. Au fil des rencontres, la bataille idéologique n’a
cessé de prendre un tour militant. Aujourd’hui, ils sont 120 membres. On ne peut parler d’une
unité de ce groupe qui connaît des divergences au niveau politique et économique. Mais il existe
une unanimité en matière économique pour ce qui concerne les relations pays riches/pays
pauvres, pays pauvres/pays pauvres, l’amélioration des mécanismes d’aide, le problème de la
dette. On doit aussi reconnaître que cette bataille en faveur du NOEI, a favorisé la démocratisation
progressive des relations internationales.

5.5. Le rapport de Willy Brandt et reconnaissance de l’interdépendance Nord -


Sud.

Le rapport32 de Willy Brandt est venu renforcer l’idée de définir un Nouvel Ordre Mondial qui
reconnaît l'interdépendance planétaire entre les pays du Tiers Monde et ceux habituellement
appelés pays dits développés. Les propositions de ce rapport étaient:
- contenir le problème de la faim de tant de millions d'êtres humains et mettre sur pied un
programme à l'échelle mondiale afin de résoudre définitivement le problème de la faim et de la
malnutrition.
- augmenter la teneur de vie des populations pauvres. Cela suppose insérer la question
démographique dans une plus ample politique de développement intégrée;
31
EDMOND JOUVE., 1996 in «Le Tiers Monde» PUF - Paris - p112.
32
Rapport publié en février 1980 et intitulé "un programme pour la survie".

27
- renforcer l'ONU et ses organismes techniques comme point de rencontre et de décision de la
communauté internationale;
- approuver des lois internationales pour réglementer l'activité des multinationales dans tous les
domaines : marché, taxes, transfert de technologie et de capitaux, etc;
- réformer le système monétaire international pour améliorer le régime des taux d'échange, le
système de réserve, le processus d'assainissement de la balance de paiement. Augmenter la
capacité décisionnelle des pays pauvres au Fond Monétaire International;
- augmenter le transfert des ressources dans les pays "émergents" dans le but de financer des
projets pour alléger la pauvreté et augmenter la production alimentaire en stabilisant les prix et
les entrées des exportations des produits de base.

En conclusion selon ce rapport, il fallait en toute urgence développer l'interdépendance en termes


de parité, fraternité et de justice sociale. Donc un programme pour la survie collective de tous:
riches et pauvres.
Les analyses du rapport de Meadows (1970) et de celui de Willy Brandt (1980), mettent en
évidence de façon formelle la situation de dépendance réciproque entre pays riches et pays
pauvres: que feront les pays riches sans les ressources naturelles et certains produits spécifiques
des pays en voie d'industrialisation? que feront les pays en voie d'industrialisation sans certains
produits manufacturés et la coopération technique et scientifique des pays industrialisés? Il en
résulte alors une stricte interdépendance entre ces deux mondes économiquement opposés mais
dont le destin est le même: quelle terre, nous habitants de cette planète voulons-nous laisser aux
générations futures? Cette reconnaissance de l’interdépendance pays riches/pays pauvres doit à
notre avis, conduire à un véritable changement de mentalités et de stratégie de développement.
Les pays du Sud gagneraient à apprendre à compter d’abord sur leur propre force comme le veut
la self reliance33.

33 La self reliance suppose compter sur ses propres forces. C'est une approche de développement dit
autocentrée qui se fonde sur l'autodétermination des dynamiques sociales locales, sur ses forces internes en
valorisant ses atouts et potentialités. La self reliance implique la rationalisation dans l'utilisation des ressources
locales et la libération de la sphère de l'influence des puissances étrangères, s'opposant à toute
dépendance. La self reliance comme approche de développement a pris essor quelques années après les
indépendances des pays africains, et s’est consolidée avec la déclaration d'Arusha. En effet plusieurs leaders
des pays en développement prennent conscience que la vraie indépendance économique de leur pays ne
devrait dépendre des aides financières des pays riches, ni de leur impérialisme économique. Le
développement par la self reliance, défendu par Nyeréré, était présenté dans les années soixante, dans
toutes les assises internationales où étaient présents les pays dits du Tiers Monde.

28
5.6. Les arguments de Yves Lacoste sur l’Unité et la Diversité du Tiers Monde.

Dans son ouvrage inutilité «Unité & Diversité du Tiers Monde: des représentations planétaires aux
stratégies sur le terrain»34, Yves Lacoste s’intéresse du Tiers Monde en réfléchissant sur ce qui fait
non seulement son unité, mais aussi sa diversité. Notre analyse a été construite en partant de
l’idée et de la signification que Yves Lacoste donne à cette notion de Tiers Monde. La dimension
géographique que ce concept prendra grâce à cette œuvre d’Yves Lacoste témoigne de sa
pertinence dans l’analyse de l’espace. Le Tiers Monde est «un ensemble de très vaste dimension
qui s’étend sur différents continents, l’Afrique, une bonne moitié du continent américain et une
grande partie de l’Asie. Sur un planisphère, ce très vaste ensemble recoupe les différents ensembles
climatiques que les géographes distinguent traditionnellement à la surface du globe(...). Les limites
du Tiers Monde ne correspondent pas à celles de l’ensemble tropical, pas plus que les limites du
Tiers Monde n’englobent l’ensemble des déserts(...). Le Tiers Monde s’étend sur une partie de
l’ensemble de climat tempéré à hiver froid, de même qu’il couvre une partie de l’ensemble
climatique méditerranéen (...).Toujours sur un planisphère, on constate que les limites du Tiers
Monde recoupent celles de l’ensemble formé, abstraction faite de leurs antagonismes politiques,
par les ex - états de régime socialiste, de même il recoupe les limites de l’ensemble des états
d’économie capitaliste»35. Cette description de Yves Lacoste montre déjà que le Tiers Monde est
un ensemble polymorphe, multiforme, complexe et géographiquement diversifié.
La démarche d’Yves Lacoste relève fondamentalement du raisonnement géographique et accorde
une attention sur la carte, au tracé des limites des divers ensembles pris en considération, à la
configuration particulière de chacun d’eux. Mais les intersections d’ensembles ne sont pas celles
«du diagramme de Venn qui sert de rudiments à la théorie des ensembles, mais plutôt des
ensembles définis chacun non seulement par des éléments et par leurs rapports, mais par le tracé
précis de ses contours cartographiques particuliers»36. Dans cette démarche, chacun des
ensembles ne fournit qu’une connaissance extrêmement partielle de la réalité. En effet, ces
ensembles spatiaux sont des représentations abstraites des objets de connaissance et des outils
de connaissance produits par les diverses disciplines scientifiques. Il ressort de cette approche que
pour une bonne investigation et étude de la réalité, à la surface du globe, ce n’est pas seulement
ce que décrit le géologue, le sociologue, l’économiste, le politologue, l’écologiste et bien d’autres
qui compte, mais c’est la combinaison de toutes ces représentations partielles qui permet d’en
rendre compte de la façon la moins imparfaite. Une articulation des différents niveaux d’analyse

34 publié en 1984 aux Editions La Découverte.


35
YVES LACOSTE., 1984 - Unité& Diversité du Tiers Monde. Des représentations planétaires aux stratégies sur le terrain - Editions La
Decouverte/Héredote - Paris - p 98.
36
YVES LACOSTE., 1984 - op.cit p 106.

29
est indispensable. Les descriptions et les raisonnements géographiques dans ce cas, devraient
reposer sur la prise en considération d’un très grand nombre d’ensembles spatiaux concrets ou
abstraits, classés habituellement selon les diverses catégories de sciences. Yves Lacoste propose
aussi de tenir compte des ordres de grandeur et suggère que «les différents ensembles spatiaux
dont il faut envisager les relations spatiales les uns par rapport aux autres par inclusion, exclusion,
coïncidence, intersection, pour rendre compte de l’extrême diversité des configurations
géographiques soient de dimensions très dissemblables, depuis les hyper-unités qui couvrent une
grande partie de la planète jusqu’aux ensembles qui n’ont que quelques mètres d’envergure et qu’il
n’est pas moins important de prendre en considération, au niveau local»37. Cette approche d’Yves
Lacoste se rencontre aussi chez Robert Chapuis et Thierry Brossard. C’est à notre avis la meilleure
façon d’analyser et d’appréhender la diversité du Tiers Monde.
La diversité, «tient dans ses grandes lignes beaucoup plus aux contrastes que l’on peut reconnaître
entre de grands types de situations rurales qu’aux dissemblances que l’on peut constater au sein
des phénomènes urbains. Inversement, c’est dans les grandes villes et à partir d’elles qu’opèrent les
processus de relative uniformisation du Tiers Monde. Les villes forment un ensemble beaucoup
moins différencié que celui des situations rurales»38. Que ce soit dans les villes comme dans les
campagnes, la diversité dans le Tiers Monde est réelle et fondamentale. Cette diversité est
l’identité même du Tiers Monde. C’est ce qui explique sa complexité, sa difficulté de s’adapter au
même rythme aux méthodes, pratiques venues d’ailleurs. C’est cette diversité qui fait la richesse
de ce monde et qui explique tant de contrastes, tant de divergences et d’incompréhensions.

Le problème de savoir s’il existait ou existe une solidarité politique du Tiers Monde s’est toujours
posé. Yves Lacoste pense quant à lui que «l’idée qu’il existe une solidarité fondamentale entre les
nombreux Etats dont les populations ont subi la domination coloniale et continuent d’en subir les
séquelles doit disparaître. Ce n’est pas le fait que ces Etats ont lutté ensemble contre l’impérialisme
colonial et parce qu’ils partageaient parfois ensemble une idéologie commune qu’il existerait une
parfaite solidarité entre - eux puisque certains dirigeants de ces états se font la guerre» 39. Loin
d’une solidarité parfaite, nous pensons qu’une solidarité des pauvres existe bel et bien entre
certains Etats du Tiers Monde même si certains se font la guerre. N’oublions pas toutefois, que ces
guerres ont dans la plupart des cas, des causes externes, dépendant des intérêts économiques des
colonisateurs d’hier. Il est impensable de croire que tous les Etats du Tiers Monde devraient être
solidaires entre eux. Tous n’ont pas la même histoire, tous n’ont pas connu les mêmes formes

37
YVES LACOSTE., 1984 - op.cit p 159.
38
YVES LACOSTE., 1984 - op.cit p 541.
39
YVES LACOSTE., 1984 - op.cit p 10.

30
d’impérialisme et n’ont pas subi de la même façon l’impérialisme occidental. Si ces Etats ont en
commun le fait d’avoir été colonisés par les pays occidentaux, il est à noter que certains
connaissent des rapports d’antagonismes, conflictuels liés parfois à leur lointain passé. On ne peut
penser que tout d’un coup, ces Etats seront solidaires face à tous les problèmes qui peuvent se
poser. La solidarité du Tiers Monde n’est pas aveugle. Elle a le plus souvent une certaine logique.
La solidarité ne voudrait dire tout accepter, y compris les erreurs politiques que font les autres
Etats tout simplement parce qu’ils font partie du Tiers Monde. Même dans le monde occidental, il
n’existe pas une solidarité parfaite. Au sein même de l’Union européenne, il existe des conflits de
leadership, des conflits économiques sur la répartition des cotations, des conflits sur la distribution
des aides destinées aux régions les moins industrialisées. N’oublions pas que le Tiers Monde ce
sont des milliards d’hommes et femmes, des milliers de cultures et des représentations bien
différentes du concept même de solidarité.
Nous constatons que les actions humanitaires, de coopération scientifique, technologique,
économique ou culturelle entre les Etats du Tiers Monde sont encore très peu développées. Mais
le processus est en cours et dans bien des cas, il a donné des fruits. La coopération chinoise par
exemple est très sollicitée en Afrique sub-sahélienne à cause de sa simplicité, et son coût très
raisonnable. C’est une solidarité pourtant indispensable pour le développement du Tiers Monde
qui commence seulement à se manifester véritablement ces dernières années. Les luttes
d’influence, de leadership au niveau régional, continental existent et existeront toujours comme le
problème de leadership a existé pendant longtemps entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique et
aujourd’hui dans le domaine économique entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Ces luttes
d’influence régionales créent parfois une certaine compétition qui n’est pas toujours négative en
tant que telle. Elles conduisent parfois à une bonne gouvernance pour mieux se distinguer dans la
région et attirer les investissements étrangers. Elle ne doit aucunement remettre en cause la
validité et la pertinence du concept de Tiers Monde. Ce concept n’a pas été conçu pour justifier la
solidarité politique de ce grand ensemble géopolitique qui est tout de même uni par certaines
caractéristiques communes. Il ne faut donc pas penser que la notion de Tiers Monde est «un
mythe à jeter aux poubelles de l’histoire, ni qu’il faille renoncer aux grandes représentations du
monde, à condition qu’elles soient plus soigneusement construites, pour essayer de mieux
comprendre ce qui est en train de se passer à la surface de notre planète»40. Il importe surtout,
«de mieux saisir ce qui fait aujourd’hui l’unité du Tiers Monde, quelles sont effectivement les
caractéristiques communes d’un si grand nombre d’états»41 sans toutefois oublier ce qui fait sa
grande diversité. «Trop longtemps, c’est seulement l’unité du Tiers Monde qui a été évoquée,
célébrée, alors qu’il est pourtant évident qu’il existe une extrême diversité entre ces états aussi
40
YVES LACOSTE., 1984 - op.cit p 10.
41
YVES LACOSTE., 1984 - op.cit.

31
bien en raison des héritages historiques, des contrastes de culture, des conditions naturelles, des
structures économiques et sociales, des régimes politiques, etc. L’idée du Tiers Monde qui a été
surtout celle de son unité fondamentale, de la solidarité supérieure de tous ces états, est en vérité
une utopie»42 comme c’est utopique à notre avis de penser à la solidarité supérieure de tous les
états industriels. L’étude de la diversité du Tiers Monde conduit à le présenter comme un vaste
ensemble polysémique, pluraliste et polyvalent. Cet espace souffre de préjugés, de stéréotypes et
bien d’autres connotations. Pourtant sa diversité ne doit être qu’un atout pour notre univers et
une passerelle qui mène vers la pluralité des idées et des approches. L’étude de cette diversité
doit aussi être menée à différents niveaux, à différentes échelles. On ne peut penser se limiter à
des spécificités générales de l’Amérique latine ou de l’Afrique tropicale ni sur des particularités de
tel ou tel état pour comprendre les problèmes du Tiers Monde. L’analyse régionale, locale est
importante pour pouvoir agir efficacement sur le terrain. Elle ne peut se limiter à l’identification
tout court des problèmes. Il faut aller au delà du diagnostic en réfléchissant sur les mécanismes de
prise de décision, de participation des populations concernées à la définition des priorités de leur
milieu. C’est la meilleure façon de construire le territoire, de penser localement le développement
avec et pour les hommes. Cela demande une intervention efficace qui fait appel à une solidarité
internationale.

Le plus souvent, le concept de Tiers Monde empêche de mieux comprendre les pays de ce vaste
ensemble géopolitique. Il devient souvent un concept masquant la réalité, créant ambiguïtés et
incertitudes. Il cesse d’être le résultat d’un effort de rationalisation, «un outil relativement
efficace pour comprendre le monde, en saisissant tel ou tel de ses aspects, tel ou tel processus,
pour devenir peu à peu un concept obstacle qui empêche de nous rendre compte de sa complexité
et de ses contradictions(...). On oublie souvent que ce concept n’est qu’une représentation qui a été
construite pour être un moyen de comprendre et non pas des occasions de croire». C’est une
notion qui doit nous permettre de connaître et de comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Elle doit réveiller nos consciences sur nos responsabilités directes ou indirectes sur les conditions
de millions d’êtres humains qui souffrent de la faim dans le monde. La notion de Tiers Monde doit
nous obliger à comprendre et vivre dans le respect et la responsabilité, l’interdépendance
planétaire. Elle doit nous conduire à comprendre la nécessité et l’urgence d’une solidarité entre
les générations d’aujourd’hui et celles de demain, l’urgence de respecter les civilisations et
cultures qu’hier nous avons considérées primitives, barbares. Elle doit nous pousser à restituer la

42
YVES LACOSTE., 1984 - ibid.

32
dignité humaine à ceux qui ont été et sont parfois encore exploités, ignorés et maltraités dans le
monde.

Yves Lacoste délimite le Tiers Monde d’après le critère du taux élevé d’excédent naturel. Ce taux «
a l’avantage de lever un certain nombre d’ambiguïtés ou d’incertitudes et surtout de souligner la
rapidité avec laquelle se développent les contradictions dans les différents Etats, du fait même de
leur rapide croissance démographique (...). C’est bien la forte croissance démographique qui est la
caractéristique commune majeure des Etats du Tiers Monde, et c’est aussi leur problème le plus
difficile dans la mesure où il ne peut pas être réglé avant plusieurs décennies»43 soutient fortement
Yves Lacoste. Cette croissance démographique rapide permet aussi de considérer les Etats du Tiers
Monde, nonobstant leur différenciation croissante, comme un ensemble dont la signification est
considérable. Toutefois, sauf dans le cas des pays d’Afrique noire, le processus de réduction des
taux de natalité est amorcé, mais il n’est pas assez marqué, dans la plupart des cas, pour réduire
de manière significative, le taux d’accroissement naturel.

43 YVES LACOSTE., 1984 - op.cit p 82.

33

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