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Les maîtres du jeu - Chapitre 9.

Une histoire de la violence politique - Éditions de la Sorbonne 3/6/24, 1:55 PM

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Chapitre 9. Une histoire de la vi...

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Les maîtres du jeu | Clément Onimus

Chapitre 9. Une
histoire de la
violence politique
p. 381-400

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1 Les fitna-s se modulaient donc de différentes façons, qui


pouvaient s’en tenir à la conspiration et à l’assassinat ou
éclater en conflit armé, avant d’en arriver à la phase de
règlement qui pouvait donner lieu à un accord négocié, à la
disparition du vaincu ou à son châtiment voire à son
exécution. Il existait ainsi plusieurs types récurrents de fitna-
s en fonction de la forme et de l’ampleur de la violence
politique, le critère de différenciation étant, en somme, le
degré de violence de la résolution du conflit.
2 Ces différents types de conflits n’apparaissaient pas en même
temps, mais leur récurrence dévoile des périodes distinctes
où chacune des formes de conflit prédominait. Différentes
temporalités de la violence politique s’affirment donc.
L’époque barqūqide se distingue par trois périodes de
radicalisation des conflits. On peut émettre l’hypothèse que
la dernière d’entre elles, par sa violence, fut à l’origine de la
refondation du régime mamlouk sur certaines bases
nouvelles. Ces divergences dans le déroulement des
événements de chaque conflit interrogent sur les notions de
régulation de la violence et d’équilibre social dans la culture
de la guerre. Elles les replacent dans une perspective
historique où se dessinent des évolutions et où s’affirme
l’impermanence des phénomènes politiques. Dans quelle
mesure l’évolution du champ politique est-elle corrélée à la
jugulation et à l’éclatement de la violence ?

I. Temporalités de la violence politique


3 On peut estimer la violence des conflits en fonction de
certains critères statistiques, comme le dénombrement
annuel des arrestations ou le dénombrement des émirs tués
dans le cadre des fitna-s. Y apparaissent clairement
différentes périodes où les pratiques de résolution des

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conflits divergèrent.

A. Les arrestations
4 La courbe du nombre annuel d’arrestations est significative
des périodes de conflit et de règlement des conflits, mais
aussi de l’ampleur qu’atteignaient ces fitna-s.
Figure 1 — Chronologie des arrestations d’émirs

5 À la fin d’une fitna importante, des arrestations massives


avaient lieu. Lors de la chute du sultan Barqūq, Yalbuġā al-
Nāṣirī victorieux fit arrêter 82 émirs le 8 ǧumādā II
791/4 juin 13891. Pendant les cinq mois de son
gouvernement sur l’Égypte et la Syrie, à la fin de l’année
791/1389, Minṭāš fit aussi arrêter 79 émirs. Au total,
162 arrestations eurent lieu pendant l’année 791/13892. Cette
vague d’arrestations fut la plus importante pendant cette
période, et elle se poursuivit les années suivantes : avec la
restauration de Barqūq, en 792/1390 et 793/1391, ce ne
furent plus les ẓāhirī-s et les partisans du sultan, mais les

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ašrafī-s et les partisans de Minṭāš qui furent arrêtés3.


6 La courbe annuelle des arrestations montre que les deux
autres pics d’arrestations – bien moindres – datent des
deuxième et quatrième guerres internes (801-802/1399-
1400 et 814/1411-1412), alors que les deux règnes de Barqūq
(hors la première guerre), de 784/1382 à 790/1388 et de
793/1391 à 800/1398, comptèrent très peu d’arrestations,
signe de l’équilibre politique que l’autorité du sultan avait
permis d’atteindre de différentes façons pendant ces
périodes. En revanche, pendant le règne de Faraǧ, le nombre
d’arrestations se maintint à un niveau relativement élevé, de
façon plus prononcée pendant la troisième guerre interne
que pendant la période polyarchique.
7 Non seulement, cette évolution est significative de l’évolution
de la taille des factions (plus grandes pendant les grandes
guerres internes et surtout la première), mais surtout, la
répression différentielle des factions vaincues montre que,
selon les fitna-s, la possibilité d’en intégrer les membres
dans la clientèle du vainqueur n’était pas la même ;
autrement dit, le nombre d’arrestations est une mesure de la
consistance des liens factionnels – ou du moins de la
perception de cette consistance par les acteurs politiques. On
voit clairement que les partisans de Barqūq étaient
considérés comme solidaires au point que la majorité d’entre
eux furent emprisonnés pendant l’année 791/1389.

B. Les morts politiques


8 Les arrestations laissaient toutefois la possibilité d’une
réintégration future. Il faut donc dénombrer et périodiser les
exécutions pour comprendre les logiques d’intégration ou
d’exclusion à l’œuvre. L’étude des morts politiques confirme
l’impression laissée par l’évolution des arrestations, à savoir

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le caractère exceptionnel de la répression lors des première,


deuxième et quatrième guerres internes. En établissant les
courbes cumulées du nombre d’émirs assassinés, tués au
combat et exécutés, on peut étudier l’évolution du nombre
des morts politiques sous la dynastie barqūqide.
Figure 2 — Les morts politiques

9 On distingue sept périodes différentes qui peuvent être


partagées en trois types de violence politique.

Trois périodes de paix relative ou de fitna-s cairotes


apparaissent clairement. Ce sont les périodes les moins
meurtrières. La violence politique y était plus ou moins
intense, mais restait assez faible. Ainsi, le premier règne
de Barqūq, de 784 à 790/1382-1388, pendant lequel le
monopole du patronage sultanien imposa une sorte de
pax sultanica, était une période de paix, où on ne
compte en moyenne que 1,6 tué par an. Alors que le
second règne du Circassien (795-801/1393-1399) et la
période polyarchique (803-807/1401-1405) connurent
davantage de conflits et une moyenne équivalente
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pendant ces deux périodes (environ 3,6 à 3,7 tués par


an). Cette équivalence entre une période de paix relative
(le second règne de Barqūq où le sultan tenait le
monopole du patronage) et une période de conflit
politique permanent (la polyarchie) montre combien les
fitna-s cairotes de cette période n’étaient aucunement
censées être meurtrières : elles étaient juste une façon
de tenter de renverser le rapport de force, sans chercher
à détruire l’adversaire.
Une période de guerre permanente mais peu intense se
distingue de 808/1406 à 813/1411. Il s’agit grosso modo
de la troisième guerre interne, mais à partir du moment
où le conflit se porta en Syrie. On y distingue la
constance d’une violence politique supérieure aux
périodes de fitna-s cairotes ou de paix sultanienne4. De
toute évidence, la guerre syrienne était par nature plus
violente que la fitna cairote.
Trois périodes de conflits sanglants qui correspondent
aux première, deuxième et quatrième guerres internes
(791-794/1389-1392, 802/1400, 814-815/1412). En
moyenne, ces conflits furent nettement plus longs que
les fitna-s cairotes (de neuf mois à plusieurs années) et
se localisèrent principalement en Syrie. Ils sont marqués
par un nombre de tués subitement très élevé et une
grande proportion de prisonniers exécutés5 : en
moyenne entre 25 et 34 émirs tués par an. Clairement,
ce type de conflit se distingue des autres par la moindre
importance de la résolution négociée.

II. La radicalisation des pratiques


guerrières
10 Ce qui était nouveau pendant la période barqūqide, et ce qui

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pose problème, c’est le troisième type de conflit. Il montre un


bouleversement de la forme de la fitna mamlouke, devenue
nettement plus mortifère.
11 Au total, plus de la moitié des émirs dont le décès est daté
entre 784/1382 et 815/1412 moururent de mort violente
(exécutés, assassinés ou tués au combat)6. Les années
centrales de la première guerre interne furent
particulièrement meurtrières – 101 émirs tués en quatre ans,
entre 791/1389 et 794/13927 – et, cumulées aux années
802/1400 et 814-815/1412, elles regroupèrent plus des deux
tiers des décès politiques. Ces déchaînements de violence
meurtrière distinguent cette époque. Ce ne sont pourtant pas
les destructrices guerres de siège qui provoquèrent
l’augmentation du nombre de tués, car il s’agissait
principalement d’exécutions capitales et seulement de rares
morts au combat. Ce n’est donc pas tant l’évolution de la
pratique de la guerre qui fut à la base de cette violence, mais
l’évolution de la perception de l’ennemi : la violence était
plus présente dans la phase de règlement du conflit que dans
la phase de détermination.
12 Ces trois périodes de radicalisation représentent un
changement profond par rapport aux fitna-s cairotes. La
grille de lecture fonctionnaliste ne permet pas de les
expliquer : l’idée que le conflit servait à maintenir l’équilibre
du régime, ne permet pas de saisir le phénomène de crise
politique qui apparut pendant ces périodes. Le
fonctionnalisme se fonde en partie sur un idéalisme
scientifique où le conflit n’est perçu que comme un jeu
d’équilibre, un mouvement destiné au maintien d’une société
nécessairement harmonieuse, et non comme une crise, un
moment de destruction et de bouleversement de l’ordre
politique. Cette idée d’harmonie dans le conflit ne peut être

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maintenue face aux réalités politiques de l’époque


barqūqide8. Il nous faut donc comprendre les causes et les
caractères de ces trois périodes de radicalisation du conflit.

A. La radicalisation de la première guerre interne


13 Les premiers massacres datent de ḏū l-
ḥiǧǧa 791/décembre 1389 : peu après avoir appris l’évasion
de Barqūq de sa prison d’al-Karak, Minṭāš ordonna que
beaucoup de mamlouks ẓāhirī-s fussent étranglés ou noyés
dans le Nil ou dans la citerne de la Citadelle du Caire9.
Minṭāš comprit en effet qu’en ayant ordonné l’exécution de
Barqūq et obtenu une fatwā le condamnant à mort, il
empêchait toute possibilité de réintégration des membres de
sa faction10. La violence du conflit fut actée un mois plus
tard, à la bataille de Šaqḥab. Ibn Taġrī Birdī, à cette occasion,
rapporte des propos de son père : « Nous nous battions pour
nos propres vies, plutôt que pour notre maître ; parce que
chacun de nous savait que s’il devait fuir après ce qui s’était
passé, il n’y aurait pas de vie pour lui nulle part sur terre ; et
les partisans de Minṭāš pensaient la même chose pour
eux11. » La vengeance était à l’œuvre et aucune réintégration
ne semblait plus possible.
14 Ainsi, la forme la plus manifeste des pratiques vindicatives,
l’exhibition des émirs avant exécution, n’est mentionnée que
sous Barqūq (et non sous Faraǧ), et presque tous les cas
datent de l’année 793/139112, notamment quand le sultan, en
campagne en Syrie, organisa une succession de massacres
des minṭāšī-s à Damas13. De toute évidence, ce mode de
vengeance publique du sultan était la réaction à la trahison
massive des émirs et à la gravité de la situation dans laquelle
les rebelles et Minṭāš l’avaient placé. L’année 793/1391
marqua une étape essentielle dans la temporalité de la

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violence politique, où la vengeance meurtrière dut témoigner


aux yeux de tous les sujets de la restauration du pouvoir
souverain.
15 De tous les émirs minṭāšī-s, 87,2 % moururent avant la fin
de la guerre interne14. Dans la biographie d’un des rares
survivants, Tumān Tamur al-Ašrafī aḫū Minṭāš, Ibn Qāḍī
Šuhba précise que Barqūq le nomma émir « à la différence
des émirs minṭāšī-s qui furent tous tués15 ». On n’aurait pas
mieux exprimé le massacre par lequel le sultan Barqūq
vengea l’humiliation de sa souveraineté.

B. La radicalisation de la deuxième guerre interne


16 La radicalisation de la deuxième guerre interne en 802/1400
fut plus soudaine, mais moins meurtrière. C’est Tanam qui
refusa les négociations alors que ses adversaires, les émirs
ḫāṣṣakī-s dirigés par Yašbak al-Ša‘bānī, lui proposaient des
clauses avantageuses. Le refus de Tanam est intriguant et
peut s’expliquer de deux façons : soit il ambitionnait le
sultanat et voulait donc une victoire complète, soit le coup
d’État des ḫāṣṣakī-s accompagné d’une prétendue tentative
d’assassinat16 lui fit perdre toute confiance envers ses
adversaires – et donc envers le respect d’un éventuel traité.
Quoi qu’il en soit, cette attitude provoqua une réaction
d’autant plus radicale de la part des émirs ḫāṣṣakī-s qui
massacrèrent tous les principaux partisans du rebelle17, si
bien que sur les trente-cinq émirs partisans de Tanam, seuls
treize survécurent à leur patron, dont sept avaient déserté
vers ses ennemis pendant la guerre interne18. La
radicalisation fut donc moindre mais demeura hors de toute
proportion avec les fitna-s cairotes.

C. La radicalisation de la quatrième guerre interne

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17 Lors du troisième épisode sanguinaire, la quatrième guerre


interne, en 814-815/1412, la répression partit du sultan
Faraǧ. Le sultan s’était opposé aux mamlouks ẓāhirī-s dès
l’année 812/1410, valorisant ses propres mamlouks. Les
hostilités n’avaient pourtant pas été sanglantes. Usant de
tout l’arsenal rituel à sa disposition, Faraǧ avait su jouer sur
l’ambiguïté des services symboliques pour apaiser les
tensions. Ainsi, quand il entra à Damas le 22 ṣafar
810/29 juillet 1407, il honora du droit de porter le parasol
sultanien l’émir Šayḫ al-Maḥmūdī, de façon à exprimer
symboliquement le retour de l’ancien rebelle dans
l’obédience du sultan19. Plus tard, les hostilités furent à
nouveau apaisées par les traités de Ṣarḫad en rabī‘ I
812/juillet-août 1409 et d’al-Karak en ḏū l-
ḥiǧǧa 813/avril 1411. En apprenant la rupture de ce dernier
traité par Šayḫ al-Maḥmūdī et Nawrūz al-Ḥāfiẓī, le sultan
considéra qu’aucune négociation ne pouvait plus aboutir,
qu’aucune paix n’était plus possible avec ces émirs, et
suspecta les ẓāhirī-s dans leur ensemble d’avoir soutenu
cette nouvelle rébellion. Il décida alors de les persécuter à
partir de ṣafar 814/juin 1411, et organisa dans un premier
temps des proscriptions massives20. L’arrestation à grande
échelle d’une ḫušdāšiyya n’était pas chose nouvelle dans le
sultanat mamlouk. Barqūq avait mené une telle politique
contre les ašrafī-s (les mamlouks du défunt sultan al-Ašraf
Ša‘bān). Mais Faraǧ ne se contenta pas de retirer leurs iqṭā‘-s
aux ẓāhirī-s : les arrestations furent suivies de nombreuses
exécutions21. Au total, Ibn Taġrī Birdī parle de
500 exécutions sous le règne de Faraǧ22, et al-Maqrīzī de
630 mamlouks ẓāhirī-s exécutés23, des nombres colossaux
dont on ne trouverait pas l’équivalent sous le règne de son
père.

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18 Ces vagues d’exécutions changèrent en quantité, mais aussi


en qualité. Alors que les exécutions avaient auparavant
conservé un aspect ritualisé destiné à déployer le spectacle
de la vengeance du souverain (processions, exhibitions des
condamnés ou de leurs têtes, exécutions publiques, etc.), les
proscriptions contre les ẓāhirī-s dans les années 814-
815/1412 prirent la forme de massacres collectifs sans
cérémonie : on noyait les victimes en les jetant dans le Nil ou
on les jetait du haut des murs de la citadelle, par exemple24.
L’exécution de l’ennemi n’était plus engagée dans le cadre
d’une rémission cérémonielle du pouvoir, mais se tournait
vers l’anéantissement de l’autre en tant que corps collectif.
La domination politique ne suffisait plus, le monopole du
patronage n’était plus à l’ordre du jour, il fallait désormais
détruire l’adversaire, non seulement en tant que faction,
mais aussi en tant qu’individus. Il y a là une évolution
profonde de la perception de l’ennemi comme irréductible
politiquement et qui devait donc être anéanti
corporellement. Incontestablement, les pratiques
intégratives de la répression, c’est-à-dire les formes de
châtiment permettant la réintégration des vaincus
(bannissement, emprisonnement), s’étaient effacées face aux
pratiques vindicatives (exécution).
19 Ce développement de la violence politique était
explicitement lié à la fois à la vengeance du souverain et à la
crainte de cette vengeance : Faraǧ se vengeait des multiples
trahisons de ses émirs et des mamlouks, alors que ses
ennemis entraient dans le cercle vicieux de la violence en
n’imaginant plus la négociation possible25.
20 Le conseil que l’émir Taġrī Birdī aurait donné sur son lit de
mort au sultan Faraǧ rend claire la façon dont la situation
avait évolué : il lui conseilla de proclamer l’amān (c’est-à-

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dire la fin de la guerre), de se répandre en excuses (phase


primordiale de toute négociation) pour ensuite couvrir de
bienfaits les mamlouks de son père, avant de préparer une
guerre contre eux, car il avait l’assurance que les ressources
raréfiées de la Syrie allaient provoquer la dissension parmi
les rebelles26. En somme, Taġrī Birdī conseilla à Faraǧ de
poursuivre la politique pour laquelle il avait intercédé aux
sièges de Ṣarḫad et d’al-Karak, à savoir réintégrer les rebelles
dans sa clientèle et se préparer à de nouvelles
confrontations, dans un cadre où la tension entre monarchie
sultanienne et ambitions émirales était la norme. Faraǧ
refusa au nom de son honneur (ḥurma).
21 Le récit de cette ultime discussion entre Faraǧ et Taġrī Birdī
est peut-être la clef de la compréhension de la vengeance du
souverain. Il présente les deux causes fondamentales qui
expliquent l’effacement des pratiques intégratives face aux
pratiques vindicatives. D’abord, la diminution des ressources
qui entraînait l’augmentation de la concurrence entre les
émirs était la cause de la perpétuation des conflits depuis
806/1404, et donc de l’irrespect des traités. Cette impossible
réintégration des adversaires dans une nouvelle pax
sultanica provoquait la recherche d’un règlement de plus en
plus radical et décisif.
22 Mais surtout, l’évocation de l’honneur du sultan Faraǧ est
significative de l’importance qu’avait acquise l’autorité
symbolique sous les Barqūqides. L’importance symbolique
du sultanat par rapport aux émirats, revalorisée depuis
Barqūq, plaçait la question de l’honneur au centre de l’arène.
L’honneur du sultan redevint un enjeu majeur à l’heure où il
devait en quelque sorte « créer » son caractère face aux
émirs27, c’est-à-dire définir le rapport de force entre émirs et
sultan, et donc établir le rôle de l’autorité symbolique et

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réagir à la délégitimation de son autorité qui avait suivi la


capitulation face à Tamerlan. L’expression du caractère du
sultan portait en effet un sens politique : sa versatilité
représentait sa soumission au jeu de rapport de force
changeant des émirs, tandis que sa fermeté représentait
l’imposition d’un monopole sultanien stable. La façon dont
les auteurs décrivent le faste extraordinaire du cortège que
Faraǧ mena pour partir en guerre à ce moment-là témoigne
de l’exhibition volontaire de la splendeur sultanienne.
Le sultan descendit de la citadelle avec les émirs et l’armée,
tous en armes et habillés comme jamais. Un immense
bataillon avec trois cents chevaux de ses propres chevaux
avec des selles dorées dont certaines étaient serties de bijoux
et de joyaux précieux. Leurs tapis de selle étaient de velours
brodé et de brocart. Sur leurs croupes, il y avait des tissus de
soie précieuse, certains de brocart doré. Certains avaient des
caparaçons de brocart, certains avec trois rangs de brocart,
plumes et perles. Tous les chevaux avaient des brides
brodées d’or et d’argent, avec des pans en émail et d’autres
en or lourd. Derrière ces chevaux, il y avait trois mille
chevaux en troupeaux, puis beaucoup de charrettes tirées par
des bœufs sur lesquelles se trouvaient des armes de siège
dont de grandes catapultes lanceuses de naphte, de
terrifiants canons à naphte, d’immenses catapultes, etc. Puis
l’armurerie défila sur plus de mille dromadaires, portant les
cuirasses, les casques, les cottes de maille, les vestes de
maille, les flèches, les lances, les sabres, etc. Puis le Trésor
sortit dans des boîtes couvertes de soie colorée, dans
lesquelles se trouvaient plus de 400 000 dinars. Puis tous les
tambours et les flûtistes, qui étaient les mamlouks achetés
par le sultan, portant de larges capes, et des houppelandes
tatares jaunes. La plupart d’entre eux approchaient de la
puberté et étaient très beaux. Ils avaient étudié l’art de battre
les tambours et de jouer de la flûte au point d’y exceller.

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Aucun roi n’avait fait cela auparavant. Le harem du sultan


suivit dans sept litières qui avaient été couvertes de soie et de
velours coloré sauf celle de la sœur [d’Ibn Taġrī Birdī] qui
était couverte de brocart parce qu’elle était la grande
princesse (ḫawand al-kubrā), dame de la salle (ṣāḥibat al-
qā‘a). Derrière elle, il y avait environ trente charges
d’encriers couvertes de soie et de drap. Puis vint la cuisine
sultanienne pour laquelle les bergers avaient conduit vingt-
huit mille têtes de moutons et beaucoup de vaches et de
bufflesses pour leur lait. Le nombre des dromadaires qui
accompagnaient le sultan atteignait vingt-trois mille, ce qui
est extrêmement élevé28.

23 Le départ pour la guerre contre les rebelles n’était pas


seulement le départ d’une armée. Bien sûr, les armes, les
cuirasses et les engins de siège sont mentionnés. Mais le
cortège devait aussi représenter ce qu’était la puissance
souveraine face à la révolte des émirs. Les joyaux, le brocart,
la soie et les flûtes ne sont pas nécessaires pour se battre, en
tout cas à nos yeux modernes. Ils l’étaient pourtant aux yeux
des gens de ce temps. L’exhibition de la richesse montrait le
potentiel victorieux d’un acteur politique et suscitait la
confiance de ses soldats. Et la splendeur était l’expression de
la souveraineté, de la parole suprême que le sultan Faraǧ
voulait imposer aux émirs, en somme, de son honneur.
24 La question de la ḥurma de Faraǧ et de son anéantissement
est cruciale car la légitimité de l’autorité sultanienne ne
reposait pas que sur l’intégrité de la souveraineté – brisée
par la défaite face à Tamerlan –, mais aussi, en grande
partie, sur une pratique cérémonielle du pouvoir. Or les
auteurs de l’époque insistent sur la rupture de cet ordre
cérémoniel sous le règne du sultan Faraǧ – sûrement pour
contrebalancer les indices de volonté de restauration de la
dignité sultanienne dont témoigne le cortège militaire

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évoqué plus haut. Ils multiplient les anecdotes dans


lesquelles ils décrivent le jeune sultan renonçant à tout le
lustre qui entourait sa fonction. C’est sous son règne que la
villégiature annuelle des émirs à Siryāqūs fut abandonnée29.
Pire, il renonça à toute dignité en descendant en ville en
vêtements de cénacle30, au lieu de ses vêtements
cérémoniels, c’est-à-dire probablement sans procession ni
emblèmes royaux, ou sans ses vêtements militaires, comme
le propose l’interprétation des propos d’al-Maqrīzī par
Ibn Taġrī Birdī. Pire encore, à plusieurs reprises, Faraǧ est
dit ivre31. Il lui arriva même de tomber de cheval, sous l’effet
de l’alcool32. Al-Maqrīzī explique ainsi son abdication
temporaire en 808/1406 par la perte de sa dignité royale
lorsqu’un soir, il plongea dans une fontaine avec ses amis
après s’être enivré33. L’abdication de Faraǧ tenait à des
causes plus politiques, à n’en pas douter. L’interprétation
d’al-Maqrīzī montre à quel point l’ébriété, l’irrespect des
convenances, était un signe de l’indignité de la fonction
sultanienne sous le sultan Faraǧ. Mais l’interprétation ne
s’en tient pas qu’au lien de cause à effet entre ébriété et
abdication. En fait, il est clair que la seule évocation des
beuveries du sultan est déjà une interprétation. S’il n’y a rien
d’invraisemblable à ce qu’un jeune homme d’une vingtaine
d’années comme Faraǧ se saoule avec ses amis, il est en
revanche politique d’en faire un événement digne d’être
enregistré dans les chroniques. Ces anecdotes relèvent d’une
vision rétrospective des historiens mamlouks qui
connaissaient la fin de ce règne, la chute du sultan et sa mort
cruelle et ignominieuse. Ils virent dans l’alcool et l’irrespect
des règles cérémonielles non seulement la cause mais aussi
la représentation rituelle de la chute de la dignité
sultanienne qui mena à la chute du sultan lui-même – aussi

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n’est-il pas impossible qu’ils aient inventé de toutes pièces


cette rupture cérémonielle.
25 Si certaines de ces anecdotes relèvent en effet du topos
historiographique34, il n’est cependant pas impossible que
cette rupture cérémonielle ait été réelle et choquante pour les
témoins (dont, rappelons-le, al-Maqrīzī faisait partie). Ne
pas mettre la bonne tenue, se comporter de façon indécente,
s’enivrer publiquement correspondaient à des profanations
cérémonielles enregistrées par la mémoire collective comme
une rupture avec l’ordre interactionnel dans lequel les émirs
évoluaient et luttaient pour le pouvoir. Comme le montre
Goffman35, une telle rupture a tendance à mettre en danger
les autres dans leur rôle d’interactants, c’est-à-dire à les
exclure symboliquement de la scène politique. Autrement
dit, par une attitude contraire aux pratiques et aux
convenances, le jeune sultan Faraǧ créait une fracture sur la
scène politique dans laquelle il ne reconnaissait plus les
émirs comme des acteurs à part entière. Il jouait en quelque
sorte la revendication d’une exclusivité sultanienne sur
l’ordre cérémoniel en excluant tous les autres acteurs
politiques, c’est-à-dire les émirs.
26 La rupture de cet ordre cérémoniel sous le sultan Faraǧ fut
peut-être réelle. Peut-être ne fut-elle qu’une réécriture
rétrospective des auteurs mamlouks, une insistance et une
exagération sur quelques faits mineurs. Que le jeune sultan
ait vraiment mis en scène cette crise de légitimité ou qu’elle
ne fût qu’une forgerie des historiens mamlouks importe peu :
la perception de cette crise, elle, était sans doute bien réelle.
La rupture n’était pas innocente et montrait à quel point des
témoins ont pu percevoir – et peut-être surinterpréter –
toute la charge sémiotique que pouvaient porter ces
inconvenances. Elles furent comprises comme une rupture

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de la dignité sultanienne parce qu’en fait, elles imposaient


une rupture de l’ordre dans lequel le sultan était censé être le
garant d’un régime pluraliste et consensuel. Pour tous, la
rupture de l’ordre cérémoniel devait précéder l’unanimité
des émirs contre le sultan profanateur, et sa chute.
27 Alors que la fitna cairote classique consistait en une
dissension sur le partage des ressources, les principales
guerres internes de la dynastie barqūqide étaient des
moments de crise symbolique où la mise en danger de
l’autorité légitime était aussi cruciale que la crainte de la
diminution des ressources matérielles. Cette crise entraînait
une évolution de la représentation de l’adversaire comme
irréductible et en conséquence une radicalisation des
pratiques conflictuelles, tendant vers une vengeance
déritualisée parce que destinée à exclure symboliquement
l’ennemi jusque dans la mort – c’est-à-dire à lui donner une
exécution indigne d’un membre de l’élite mamlouke.
28 Les rebelles triomphèrent pour deux raisons. Tout d’abord
parce que la vengeance sultanienne frappa au-delà des
rebelles et poussa nombre de ses clients dans les rangs
adverses, par crainte de cette vengeance dirigée par
l’incertitude, la menace et la crainte de la trahison plus que
par la trahison réelle36. Par ailleurs, parce que Faraǧ plaça
ses objectifs de guerre au-dessus de toute tactique militaire,
c’est-à-dire la fin au-dessus des moyens : pour obtenir le
combat, mettre fin aux longues guerres internes et pour
défendre sa ḥurma qui lui interdisait d’attendre, il chargea
les lignes ennemies dans des circonstances défavorables.
29 Forts de ce succès inespéré, les rebelles répondirent à la
politique de Faraǧ par une radicalisation équivalente, qui
explique la cruauté de son exécution. Alors que Šayḫ al-
Maḥmūdī tenta de préserver une ultime fois la dignité

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sultanienne, se prosternant devant le jeune souverain et


l’invitant à s’asseoir au cœur du conseil, le sultan déchu fut
finalement enfermé, jusqu’à ce qu’un représentant de chacun
de ses principaux ennemis et deux porte-flambeaux fussent
chargés de l’assassiner de coups de poignard, strangulations
et égorgement, avant de le dénuder et d’abandonner son
corps sans sépulture sur des détritus, laissé en pâture à la
populace qui joua avec sa barbe, ses pieds et ses mains37.
Cette façon d’exécuter le sultan n’avait certainement pas été
laissée au hasard, d’autant plus qu’il avait été légalement
condamné à mort et aurait ainsi pu être décapité en public
selon les rituels habituels38. La présence de partisans de ses
trois principaux ennemis servait clairement à partager la
responsabilité de la cruauté de l’acte et donc à l’assumer en
tant qu’acte politique.
30 En somme, la spécificité des grandes guerres internes des
règnes de Barqūq et Faraǧ se trouve dans la difficulté à
atteindre la phase de règlement du jeu conflictuel. Dans
chacun des cas, un événement causa l’impossibilité de
réintégrer l’adversaire après le conflit, soit par une rupture
trop brutale ou trop violente d’un lien clientéliste impossible
à restaurer, soit par le refus de négocier ou par l’irrespect des
termes des négociations. Dans deux de ces explosions de
violence, la dignité souveraine était en jeu : la première
comme la quatrième guerre interne remettait en question les
restaurations de l’autorité sultanienne et l’emphase placée
par le régime barqūqide sur la ḥurma du prince. Quand
l’honneur était devenu un enjeu majeur et que les liens
clientélistes étaient définitivement rompus, chaque
belligérant optait pour une politique de règlement violent et
non négocié, qui excluait définitivement l’adversaire de
l’arène politique. Cette violence politique était exceptionnelle

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dans les pratiques guerrières des émirs et rendait


inapplicable à la période barqūqide le schéma fonctionnaliste
qui présente la fitna comme un moyen de maintenir l’ordre
mamlouk. Il arrive alors que certaines sources préfèrent les
définir par le terme kā’ina (catastrophe)39 plutôt que fitna.

III. Une hypothèse sur la formation du


régime circassien
31 L’anthropologie, me semble-t-il, ne perçoit que difficilement
combien les moments de crise, de changement social,
économique et politique profond, peuvent entraîner une
évolution des pratiques. On peut émettre l’hypothèse que les
changements qui ont mené à la situation extrême de la fin du
règne de Faraǧ furent à l’origine de la construction de
nouvelles pratiques du pouvoir dans le sultanat mamlouk,
qui allaient définir le nouveau régime dit « circassien ». Il
faut toutefois noter que ces pratiques nouvelles ne remirent
pas en cause l’ensemble du fonctionnement coutumier du
régime : la transition entre le régime dit « turc » et le régime
« circassien » est davantage marquée par la continuité que
par la rupture, tant dans le discours que dans les pratiques.

A. Les successions sultaniennes sous les sultans


circassiens
32 De l’avènement de Šayḫ al-Maḥmūdī comme sultan sous le
nom d’al-Mu’ayyad Šayḫ en 815/1412 jusqu’à la mort du
dernier sultan mamlouk al-‘Ādil Tumān Bāy en 922/1517, le
régime mamlouk circassien se distingua par une dévolution
élective et non dynastique de l’autorité sultanienne.
33 Voici, par exemple, comment Machiavel décrit le sultanat
mamlouk peu avant sa chute, en 918/1513 :

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Le royaume du soudan [c’est-à-dire le sultan] étant


entièrement entre les mains des soldats, il faut que lui aussi,
sans avoir égard au peuple, se les maintienne en amitié. Et
vous devez noter que cet État du soudan est différent de
toutes les autres monarchies ; car il est semblable au
pontificat chrétien, lequel ne se peut nommer ni monarchie
héréditaire ni monarchie nouvelle ; car ce ne sont pas les fils
du vieux prince qui sont héritiers et demeurent seigneurs,
mais celui qui est élu à ce rang par ceux qui ont autorité pour
cela. Et comme cette institution est ancienne, on ne peut
parler de monarchie nouvelle, parce qu’en celle-ci il n’y a
aucune des difficultés qui sont dans les nouvelles ; car s’il est
vrai que le prince soit nouveau, les institutions de cet État
sont vieilles et instituées pour le recevoir comme s’il était
leur seigneur héréditaire40.

34 Il s’agit donc d’un type de succession sultanienne différent


du principe dynastique qui avait primé pendant la période
qalāwūnide et qui avait été reconstruit par Barqūq bien que
lui-même ait été élu sultan. Pour être exact, il faut préciser
que le principe dynastique n’avait pas disparu au
e e
IX /XV siècle. Au contraire, cinq fils de sultans succédèrent à
leur père41, mais aucun de ces règnes ne dura plus de
quelques mois. Henning Sievert explique que « seul l’échec
répété des tentatives de remplacer le mode de succession
circassien par un mode dynastique marque la stabilité du
système politique42 ». Ce serait donc un pragmatisme du
pouvoir et non une règle, qui aurait progressivement imposé
ce système. Haarmann note que l’opinion des voyageurs
européens sur la légitimité sultanienne a été renversée entre
le règne de Barqūq et celui de Qāyt Bāy, de la dynastie à
l’élection43, et Sievert date de la fin du IXe/XVe siècle et de
l’intronisation du fils de Qāyt Bāy le moment où la
succession dynastique était devenue illégitime aux yeux des

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émirs44. Pourtant, Emmanuel Piloti note dès le premier tiers


du siècle que le sultan était choisi parmi les émirs, alors
même que Piloti avait été proche de Faraǧ fils de Barqūq45. Il
faudrait donc dater du règne de Barsbāy (825-841/1422-
1438) au plus tard l’apparition de l’idée que la norme était la
succession élective.
35 Cette idée n’est jamais présentée comme une règle dans les
sources arabes. Selon Sievert, le maintien pragmatique de ce
système électif pendant un siècle était dû à des causes
structurelles. Chaque sultan devait maintenir un équilibre
entre plusieurs émirs, si bien qu’à la mort d’un sultan, il n’y
avait pas de rapport de force clair. C’est pourquoi les émirs
s’accordaient sur l’intronisation du fils du sultan défunt. Ce
règne ne pouvait pas perdurer car « un fils de sultan n’était
structurellement pas apte à reprendre la clientèle de son
père, parce qu’il ne disposait pas des qualités de chef de
guerre, et, d’expérience, son patronage ne promettait aucun
succès46 ». La question de savoir si le règne du fils du sultan
était planifié comme intérimaire ou non reste toutefois
explicitement sans réponse sous la plume de Sievert47. On
peut supposer que cette impossibilité à répondre à la
question de la planification des règnes intérimaires vient du
fait que la cause de l’échec systématique des règnes de fils de
sultan n’était pas à chercher du côté des structures car, en fin
de compte, les mêmes structures et la même incapacité de
patronage des jeunes fils de sultan étaient déjà en place sous
les Qalāwūnides, qui avaient pourtant maintenu un régime
dynastique pendant un siècle. En somme, la continuité des
structures politiques nous amène à nous interroger sur la
rupture dans la dévolution de la souveraineté.

B. Le meurtre de Faraǧ comme événement matriciel

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36 Il apparaît clairement que ce système « circassien » ne


s’imposa pas avec l’avènement de Barqūq. Le règne de Faraǧ
ne fut pas seulement « un interrègne allongé, rempli de
combats internes, et marqué par l’incapacité du sultan de
faire face à l’invasion de Timur [c’est-à-dire Tamerlan]48 ».
Ces deux règnes de Barqūq et de Faraǧ constituèrent bien
une courte dynastie au même titre que la dynastie
qalāwunide. Il faut donc les percevoir dans la continuité du
régime qalāwūnide. Le régime circassien ne commença pas
avant l’intronisation de Šayḫ al-Maḥmūdī comme sultan en
815/1412. Le nom de règne qu’il choisit définit ainsi tout un
programme politique49 : « al-Mu’ayyad » signifie « celui qui
est soutenu ». Bien sûr, il était soutenu par Dieu, mais on ne
peut négliger le second sens qu’il portait implicitement, à
savoir « celui qui a des partisans », et qui s’applique
parfaitement à la royauté élective que Šayḫ prétendait
instaurer.
37 Le règne de Faraǧ ne représenta donc pas seulement une
étape du modèle politique où les fils de sultans ne
gouvernaient que pendant des interrègnes car à la différence
des successions « circassiennes » postérieures où il n’y avait
presque aucun tué, une véritable crise éclata là, où la
violence politique atteignit son paroxysme. C’est cette crise
qui provoqua la fin d’un modèle dynastique de succession
sultanienne.
38 L’apparition de l’expression de « candidat au sultanat »
(muraššaḥ li-l-salṭana)50 à la fin du règne de Faraǧ est
significative d’une évolution de la représentation de la
légitimité sultanienne. Au soir de la bataille de Laǧǧūn, le
25 muḥarram 815/7 mai 1412, alors que Faraǧ fuyait vers
Damas, Šayḫ al-Maḥmūdī et Nawrūz al-Ḥāfiẓī s’entretinrent
avec le chef de la chancellerie, Fatḥ Allāh, pour savoir quelle

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suite donner aux événements. Fatḥ Allāh nota que, comme


aucun des émirs rebelles ne dominait les autres, il valait
mieux proclamer sultan un individu neutre sur l’arène
politique. Comme le fils du sultan Faraǧ n’était pas présent,
ils choisirent d’introniser le calife, un événement unique
dans l’histoire mamlouke51. Le sultanat du calife était
pourtant perçu comme potentiellement intérimaire et son
remplacement en échange de l’établissement du système
électif fut explicitement proposé peu après, lors les
négociations de reddition du sultan Faraǧ à la fin du siège de
Damas le 10 ṣafar 815/22 mai 141252. C’est donc au début de
l’année 815/1412 qu’apparut très pragmatiquement le
modèle archétypal de la succession circassienne, où un
sultan impuissant assurait l’intérim avant la réalisation du
rapport de force entre les différents candidats.
39 Pendant un siècle, ce modèle fut suivi presque
systématiquement. C’est-à-dire que d’un acte singulier et
circonstancié, on fit une pratique coutumière. Il y a deux
façons d’interpréter cette répétition de la succession de
Faraǧ.
40 La première est d’y voir un rituel – dont le sens était
méconnu des acteurs. La grille de lecture de René Girard
permet d’interpréter la violence extrême de l’exécution de
Faraǧ comme un rite sacrificiel faisant l’unanimité des
acteurs politiques contre l’un d’eux. Faraǧ polarisa la
violence de tous dans une crise dont il n’était l’origine qu’aux
yeux des émirs. La convergence des haines vers la victime
expiatoire était spontanée et découlait de ce que Girard
appelle une « crise mimétique53 ». La mythification du sultan
Faraǧ comme personnification du conflit – étape essentielle
dans la fondation de la communauté sur le cadavre de la
victime émissaire, selon Girard – est très claire chez

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Ibn Taġrī Birdī qui prétend que le premier nom turc que lui
avait donné son père, à savoir Bulġaq, signifiait « conflit54 »
(fitna), alors que cela signifiait en fait « zibeline55 ». Une telle
erreur de la part d’un des chroniqueurs les plus sérieux est
lourde de sens. Elle montre combien la crise politique du
règne de Faraǧ était passée, dans l’écriture de l’histoire, dans
l’ordre du mythe. C’est en tant que mythe que cette crise fut
inconsciemment ritualisée et rejouée par les émirs pendant
tout le siècle circassien. Pour résoudre les crises de
succession ultérieures, les émirs choisissaient les fils de
sultan comme boucs émissaires. Seule l’exclusion rituelle et
systématique de l’arène politique donnait aux émirs le temps
de résoudre pacifiquement (du moins sans effusion de sang)
la lutte pour le pouvoir56.
41 La deuxième interprétation possible est de voir dans le long
conflit politique et le meurtre de Faraǧ une situation critique
créant un événement matriciel qui engendra de nouvelles
pratiques du pouvoir, en quelque sorte un nouvel habitus des
émirs. Autrement dit, les pratiques politiques des émirs
s’étant révélées incapables de maintenir l’ordre symbolique
en place, de nouvelles pratiques furent pragmatiquement
adoptées et se maintinrent – sans que les acteurs en fussent
pleinement conscients57 – en tant que pratiques permettant
la résolution des conflits et la préservation du nouvel ordre
symbolique qu’elles impliquaient – avec la nouvelle forme de
légitimité qui émergeait de ces pratiques.
42 L’interprétation girardienne et l’interprétation
bourdieusienne ont toutes deux le mérite d’expliquer le
maintien et la récurrence presque systématique de ces
nouvelles formes de résolution du conflit politique qui
définissent la particularité du régime circassien.
43 En somme, la période barqūqide est marquée par une

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radicalisation de la violence politique qui se mesure à l’aune


du caractère mortifère des fitna-s. Cette radicalité ne fut pas
permanente mais s’exprima dans certaines fitna-s, alors que
d’autres conservaient le caractère dramaturgique des conflits
de l’époque qalāwūnide et alternaient avec des périodes de
pax sultanica où la tendance au monopole du patronage par
le sultan imposait une soumission de tous à son autorité.
44 La violence politique se fondait sur la forme de règlement du
conflit pour laquelle optait le vainqueur. La décision de ne
pas négocier et d’exécuter massivement ses ennemis
supposait l’impossibilité de leur réintégration dans l’arène
politique, alors que plusieurs procédés auraient permis de
maintenir cette option. Cette décision tenait donc à des
ruptures profondes dans l’équilibre du pouvoir, qui
impliquaient un développement de pratiques vindicatives, en
concurrence avec les pratiques intégratives.
45 Il est vraisemblable que l’exacerbation de cette violence
politique à la fin du règne de Faraǧ – qui se conclut par la
cruelle exécution du sultan – fut à la fois l’événement
terminal de la dynastie barqūqide mais aussi l’événement
matriciel du régime circassien. Du règne d’al-Mu’ayyad Šayḫ
au règne d’al-‘Ādil Tumān Bāy, les émirs ne devaient plus
rejouer la succession dynastique que pour mieux y mettre fin
et imposer un modèle original de dévolution élective de la
souveraineté. La structure du régime mamlouk, où il était
difficile pour un jeune sultan d’imposer son autorité face aux
mamlouks de son père, y était sans doute un élément
essentiel. Pourtant, cette structure n’avait pas empêché le
maintien de la dynastie qalāwūnide pendant un siècle et se
perpétua dans la continuité des deux régimes58. Mais, outre
les difficultés économiques du règne de Faraǧ, la rupture
décisive était d’ordre symbolique : Barqūq avait rendu son

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importance à l’autorité légitime et symbolique du sultan,


aussi le sultanat devint-il un enjeu nouveau du pouvoir, et à
plus forte raison lorsque son titulaire dynastique, Faraǧ, en
anéantit la légitimité, bien malgré lui. La fondation du
régime « circassien » ne daterait pas alors de l’avènement de
Barqūq en 784/1382, mais de la mort de Faraǧ en 815/1412.
On pourrait ainsi redéfinir la périodisation de l’histoire
mamlouke en deux périodes de sultanat électif (de Šaǧarr al-
Durr à Salāmiš ibn Baybars, puis de Šayḫ à Tumān Bāy),
encadrant deux périodes de sultanat dynastique (les
Qalāwūnides et les Barqūqides).

IV. Conclusion
46 La culture politique des émirs était donc en grande partie
organisée autour du conflit. La fitna était fréquente et
concernait une grande majorité des émirs sous le régime des
Mamlouks. Elle était un temps structurant de la vie politique
du sultanat, le moment où se redessinaient les rapports de
force entre les différents acteurs politiques. Trois phases la
composaient : le complot qui préparait le conflit, la guerre
qui déterminait l’issue du conflit, et la sortie de guerre qui
réglait le conflit en distribuant les ressources aux uns et les
châtiments aux autres.
47 La structure du régime mamlouk, où chaque émir bénéficiait
d’une grande autonomie politique, entraînait la
méconnaissance de leurs intentions par les autres acteurs
politiques. Il en résultait une méfiance généralisée
provoquant la perception permanente d’une menace, qui,
réelle ou imaginée, incitait aux conspirations
prophylactiques qui s’ajoutaient aux complots de pure
ambition. Le sultan, depuis Barqūq, y jouait un rôle central
parce que sa concentration du patronage était source de

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centralisation de la communication politique autour de sa


personne. Or la communication était le fondement du jeu
conspirationniste et de la préparation de la fitna. La
conspiration des émirs autour du sultan ou contre le sultan
était ainsi un phénomène permanent dans l’arène politique.
Elle se réglait parfois avant même que les sabres ne fussent
dégainés, mais plus souvent, la bataille était le moment de
détermination du rapport de force entre les factions.
48 Les pratiques guerrières des émirs et des mamlouks étaient
organisées autour d’un certain nombre de rituels
d’officialisation de la discorde et d’exhibition du rapport de
force qui permettaient d’éviter l’effusion de sang et de faire
du champ de bataille de la place al-Rumayla une scène de
théâtralisation du conflit où la tension politique prenait le
costume de la guerre. Lorsque, durant les guerres internes
barqūqides, les combats se déplaçaient hors de cette scène et
gagnaient la Syrie, ils retrouvaient pourtant leur funeste
violence. Guerre de mouvement et sièges étaient l’expression
d’une territorialisation des hostilités où la Syrie, ses villes et
ses provinces, devenaient l’enjeu d’un conflit autrement plus
destructeur.
49 L’anéantissement de l’autre n’était pourtant que rarement
l’objectif des batailles. Au contraire, la bataille mamlouke
n’avait pas vocation à détruire le capital militaire amassé par
l’adversaire, qui se composait de ses moyens humains, c’est-
à-dire de ses clients, de ses alliés et de sa faction, mais aussi
de ses moyens matériels (biens, armes, chevaux), ainsi que
de la personnification de son autorité symbolique (chef,
sultan, calife, etc.). La bataille était une situation sociale
particulière qui organisait à la fois l’utilisation et le transfert
de ce triple arsenal. Elle était donc le contexte recherché ou
évité qui permettait de réaliser le rapport de force entre les

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deux factions antagonistes et de s’assurer du contrôle des


ressources sociales, économiques et symboliques.
50 Outre le contrôle sur les ressources, la victoire donnait le
contrôle sur le vaincu – sauf si celui-ci disparaissait. Elle
imposait alors au vainqueur de décider du sort de l’émir
défait et des membres de sa faction, qu’il choisissait parmi
un répertoire de châtiments possibles. Cette décision était
fonction non seulement des interactions passées entre les
belligérants mais surtout des interactions potentielles à
venir. Le châtiment était un instrument parmi d’autres des
stratégies de lutte pour le pouvoir entre les différents émirs.
Il permettait d’organiser ou de différer la réintégration du
vaincu dans l’arène politique, comme de l’exclure
provisoirement ou définitivement.
51 La dialectique durckheimienne entre intégration et exclusion
est essentielle et gouverne le niveau de la violence politique
des divers conflits. Les fitna-s n’étaient pas uniformes. Les
périodes de l’époque barqūqide se distinguaient en fonction
de la violence et du caractère mortifère de leurs hostilités.
Les grandes guerres internes (en particulier les première,
deuxième et quatrième guerres internes) dénotèrent une
radicalisation de la violence politique par le développement
de pratiques vindicatives, en concurrence avec les pratiques
intégratives. Causées par des ruptures dans l’économie
clientéliste ou dans l’autorité symbolique, ces périodes de
radicalisation aboutirent à des bouleversements politiques
majeurs, provoquant non seulement le remplacement du
personnel politico-militaire mais aussi, à la fin du règne de
Faraǧ, l’établissement progressif d’un nouveau système de
dévolution de la souveraineté qui allait définir pendant un
siècle le régime circassien.

Notes
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1. MaSu, 3, p. 624. Ibn Taġrī Birdī ne parle « que » de 78 arrestations


(ITBN, 5, p. 448-450). Cela représente entre 20 % et 50 % de la totalité
des émirs.
2. Un certain nombre d’émirs furent arrêtés à deux voire trois reprises
pendant la même année. Cela représente tout de même environ
120 émirs arrêtés, c’est-à-dire une part considérable de la classe émirale
(entre 28 % et 73 %). MaSu, 3, p. 592, 594, 597, 602, 603, 607-608, 621,
624-627, 637, 642, 643, 647, 648, 649, 650, 652, 655, 658, 660 et 676-
677 ; MaD, 2, p. 125-188 ; ITBN, 5, p. 394, 396, 409, 418, 449, 450, 451,
455, 460, 462, 466, 468, 473, 477, 478, 489, 490 et 606 ; ITBM, 4, p. 31-
43 ; 6, p. 428-429 ; IF, 9, p. 115-116 ; IQŠ, 1, p. 153, 357, 395 et 404-405.
3. L’émir Buṭā, en particulier, mena de véritables proscriptions contre les
ašrafī-s en 792/1390 (MaSu, 3, p. 701).
4. 7,7 tués par an ou 8,8 tués par an si on retire l’année 813,
particulièrement peu meurtrière.
5. Comme on peut le voir en comparant la courbe des arrestations et la
courbe des exécutions.
6. En cumulant le nombre d’émirs morts de mort violente de 784/1382 à
815/1412, on obtient un total de 256, soit près du quart de l’ensemble des
émirs de la prosopographie (23,2 %), mais cette proportion passe à plus
de la moitié (53,7 %) si on ne calcule la proportion que par rapport aux
émirs dont la date de décès est connue et se situe entre 784/1382 et
815/1412. La prosopographie se trouve sur Halshs :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01884133
7. Cela représente 23,8 % à 61,5 % de la classe émirale selon que l’on se
réfère au nombre total d’émirs donné par le rawk nāṣirī ou la Zubda.
8. Bourdieu explique ainsi que l’appréhension objectiviste de l’histoire,
qu’il critique sévèrement, « ne peut qu’invoquer les mystères de
l’harmonie préétablie » (Bourdieu, Esquisse, op. cit., p. 263-264).
9. Al-Maqrīzī et Ibn Taġrī Birdī divergent légèrement : MaSu, 3, p. 676 ;
ITBN, 5, p. 489. La nouvelle de l’évasion de Barqūq date du 15 ḏū l-qa‘da
791/5 novembre 1389.
10. Minṭāš avait auparavant profité de la réintégration des ẓāhirī-s dans
sa propre faction contre les yalbuġāwī-s. Le renversement de sa
politique est certainement motivé par la volonté de concentrer les

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ressources entre les mains des ašrafī-s contre les ẓāhirī-s et les
yalbuġāwī-s : un jeu dans lequel Barqūq n’avait plus sa place et devait
être éliminé.
11. ITBN, 5, p. 496.
12. 20 sur 23 cas où le procédé d’exécution est mentionné (notices no 11,
83, 96, 124, 188, 205, 271, 273, 331, 357, 371, 522, 563, 567, 636, 785,
872, 959, 968, 1103). Les trois autres cas datent de 785/1383 (no 832),
788/1386 (no 998) et 790/1388 (no 158).
13. Ibn Ṣaṣra, A Chronicle of Damascus (1389-1397), p. 104, 138, 139-140
et 151.
14. Sur 169 émirs minṭāšī-s, seuls 19 survécurent à l’année 795/1393, soit
11,2 %. Voir, dans la prospopographie, les notices de ces 19 émirs : no 15,
57, 72, 187, 212, 260, 283, 389, 491, 560, 658, 682, 697, 716, 722, 776,
800, 854, 1033.
15. IQŠ, 1, p. 529.
16. MaSu, 3, p. 973.
17. MaSu, 3, p. 1013 ; ITBN, 6, p. 40.
18. Autrement dit, seul un tiers des émirs partisans de Tanam survécut,
ou un cinquième si on ne compte pas les déserteurs.
19. MaSu, 4, p. 56. Notons, une fois de plus, toute l’ambiguïté de ce type
de rituel, qui pouvait aussi bien être une marque de soumission pour un
ancen rebelle qu’une marque d’honneur pour un émir important.
20. La première a lieu en rabī‘ I 814/juillet 1411 (MaSu, 4, p. 179 et 180 ;
ITBN, 6, p. 246), en ǧumādā II et raǧab 814/octobre-novembre 1411
(MaSu, 4, p. 186 ; ITBN, 6, p. 249), puis en ramaḍān 814/janvier 1412
(MaSu, 4, p. 190-191 ; ITBN, 6, p. 251).
21. Aucun massacre des ašrafī-s n’est mentionné sour Barqūq, à part la
destruction des émirs minṭāšī-s : la seule répression consista à leur
retirer leurs iqṭā‘-s. De nombreux massacres sont mentionnés sous Faraǧ
en 814-815/1412 : voir MaSu, 4, p. 180, 187, 188, 192 et 199 ; ITBN, 6,
p. 246, 249, 250, 251 et 259.
22. ITBN, 6, p. 260.
23. MaSu, 4, p. 201.

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24. MaSu, 4, p. 192.


25. Šayḫ al-Maḥmūdī, assiégé par Faraǧ à Ṣarḫad en 812/1410, affirme,
selon Ibn Taġrī Birdī : « Par Dieu, je ne veux pas le sultanat. Presque tout
ce que je fais est dû à la peur du mal que me causerait cet homme. Je lui
ai plusieurs fois offert ma soumission ; je lui ai rendu hommage au Caire
et à Damas, et j’ai combattu ses ennemis. Par Dieu, je le vénère plus que
mon maître al-Malik al-Ẓāhir Barqūq. Mais il ne veut rien de moins que
prendre ma vie – et par Dieu, la vie ne doit pas être méprisée, alors que
faire ? » (ITBN, 6, p. 209). Emmanuel Piloti dit explicitement qu’en 814-
815/1412, les rebelles voulaient la mort du sultan parce qu’ils
« doubtoient qu’il ne retornast en estat et en seigneurie, et qu’il ne fist
vengense à l’encontre de eulx pour la trayson qu’ilz avoient faite »
(L’Égypte au commencement, op. cit., p. 12-13).
26. ITBN, 6, p. 260-261.
27. Goffman explique combien l’enjeu de l’action est le caractère. Il écrit :
« Exprimer son caractère, faible ou fort, c’est faire naître le caractère,
c’est en d’autres mots, une recréation volontaire du moi » (Les rites
d’interaction, op. cit., p. 196). Il est clair qu’un jeune homme de vingt-
quatre ans, comme l’était Faraǧ, devait exprimer son caractère et donc le
créer face aux émirs par une action radicale et intransigeante. Un siècle
plus tôt, le sultan al-Nāṣir Muḥammad, au même âge, avait mené une
politique tout aussi radicale contre les mamlouks de son père al-Manṣūr
Qalāwūn, visant à provoquer un événement décisif pour instaurer une
domination sultanienne de long terme en anéantissant le principal corps
mamlouk par ses propres mamlouks. Dans les deux cas, le jeune
souverain chercha à imposer pragmatiquement l’unification de l’autorité
symbolique et effective du sultan face aux mamlouks de son père. La
différence est qu’al-Nāṣir Muḥammad y parvint, alors qu’al-Nāṣir Faraǧ
échoua. Sur la politique d’al-Nāṣir Muḥammad contre les manṣūriyya,
voir Amitai, « The Remaking », art. cité.
28. ITBN, 6, p. 256.
29. Le dernier de ces voyages annuels à Siryāqūs date de
muḥarram 800/octobre 1397 et est mené par le père de Faraǧ, le sultan
Barqūq. Voir MaSu, 3, p. 888 ; ITBN, 5, p. 573.
30. Le texte dit : ṯiyāb ǧulūsi-hi. MaSu, 4, p. 61 ; ITBN, 6, p. 194.
31. MaSu, 4, p. 101, 121, 188, 199 et 207 ; ITBN, 6, p. 206, 210, 226, 250

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et 259.
32. MaSu, 4, p. 188 ; ITBN, 6, p. 250.
33. MaSu, 3, p. 1176-1177.
34. La chute de cheval était un symbole classique de la perte de la dignité
royale. Le bref sultan al-Manṣūr Ḥāǧǧī, par exemple, chuta de son cheval
peu avant la victoire de Barqūq. Voir MaSu, 3, p. 682.
35. Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 69.
36. L’avant-garde de son armée, commandée par son plus proche client,
l’émir Baktamur Ǧulaq, déserta pour rallier l’armée de Šayḫ al-Maḥmūdī
et Nawrūz al-Ḥāfiẓī. Voir ITBN, 6, p. 259 ; MaSu, 4, p. 199.
37. Par la suite, Faraǧ a été secrètement inhumé dans un tombeau de
Marǧ al-Daḥdāḥ, à Bāb al-Farādis à Damas. Les assassins étaient : deux
porte-flambeaux, un partisan de Šayḫ al-Maḥmūdī, un partisan de
Nawrūz al-Ḥāfiẓī et le frère utérin du calife. Voir MaSu, 4, p. 223-225 ;
ITBN, 6, p. 268-269.
38. Faraǧ fut condamné par l’émission d’une fatwā par les hommes de
loi (‘ulamā’ et fuqahā’) mais après un débat houleux suivi d’un vote des
émirs, le 12 ṣafar 815/24 mai 1412. Voir ITBN, 6, p. 311.
39. Par exemple Ibn Ḥaǧar, Ḏayl al-durar al-kāmina, op. cit., p. 119 ;
IḤI, 7, p. 95. Ces deux occurrences concernent la première guerre
interne.
40. Machiavel, Le Prince, op. cit., chap. XIX « Qu’il faut éviter le mépris et
la haine », p. 153-154.
41. Ce sont les sultans Aḥmad ibn Šayḫ, Muḥammad ibn Ṭaṭar, Yūsuf
ibn Barsbāy, ‘Uṯmān ibn Ǧaqmaq, Aḥmad ibn Īnāl, Muḥammad ibn Qāyt
Bāy.
42. Sievert, Der Herrscherwechsel, op. cit., p. 145.
43. Haarmann, « The Mamluk System of Rule », art. cité, ici p. 18 et 24.
44. Sievert, Der Herrscherwechsel, op. cit., p. 81.
45. La troisième catégorie de la population de l’Égypte, dit-il, se
composait des « esclaves achetés de touctes nations crestiennes, desquelx
on fait mameluchs, armirallis, et de ceulx fait on le souldain » (Piloti,
L’Égypte au commencement, op. cit., p. 11).

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46. Sievert, Der Herrscherwechsel, op. cit., p. 105-106.


47. Ibid., p. 86.
48. Ibid., p. 52.
49. Rappelons que les noms de règne d’al-Ẓāhir Barqūq et d’al-Nāṣir
Faraǧ étaient déjà des programmes de gouvernement : « al-Ẓāhir »
définissait une royauté apparente, c’est-à-dire l’unification des pouvoirs
légitime et effectif, et « al-Nāṣir » augurait d’un règne long et stable.
50. Cette expression désignait Šayḫ al-Maḥmūdī qui contestait pourtant
revendiquer la souveraineté. Voir ITBN, 6, p. 208.
51. MaSu, 4, p. 214-215.
52. ITBN, 6, p. 310.
53. Je renvoie aux principaux ouvrages de René Girard : René Girard, La
violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 ; id., Le bouc émissaire, Paris,
Grasset, 1982. René Girard affirme par exemple : « Quelles que soient les
causes et les circonstances de sa mort, celui qui meurt se trouve toujours,
face à la communauté tout entière, dans un rapport analogue à celui de la
victime émissaire. À la tristesse des survivants se mêle un curieux
mélange d’effroi et de réconfort propice aux résolutions de bonne
conduite. La mort de l’isolé apparaît vaguement comme un tribut qu’il
faut payer pour que la vie collective puisse continuer. Un seul être meurt
et la solidarité de tous les vivants se trouve renforcée. La victime
émissaire meurt, semble-t-il, pour que la communauté, menacée tout
entière de mourir avec elle renaisse à la fécondité d’un ordre culturel
nouveau ou renouvelé » (La violence et le sacré, op. cit., p. 353).
54. ITBN, 6, p. 1.
55. Chapoutot-Remadi, Liens et relations, op. cit., p. 309.
56. Je renvoie à l’analyse du « roi sacré » comme victime émissaire, dans
l’œuvre de Girard (La violence et le sacré, op. cit., p. 373 et suiv.).
57. Bourdieu note que cet « oubli de l’histoire » est consubstanciel à la
construction de l’habitus : voir Bourdieu, Esquisse, op. cit., p. 263.
58. Jo Van Steenbergen note avec raison que le principe de stérilité de la
royauté (al-mulk ‘aqīm) selon lequel la royauté devait revenir au plus
méritant existait déjà à l’époque qalāwūnide et qu’il était en concurrence
dès cette époque avec le principe dynastique. Aucune loi de succession,

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aucune norme n’existait en effet pour établir les successions : elles


étaient toujours des confrontations et chacun des deux principes était
employé pour légitimer l’issue de cette confrontation (« Caught Between
Heredity and Merit : The Amir Qawṣūn and the Legacy of al-Nāṣir
Muḥammad b. Qalāwūn (d. 1341) », BSOAS, sous presse).

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ONIMUS, Clément. Chapitre 9. Une histoire de la violence politique In:
Les maîtres du jeu: Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat
mamlouk circassien (784-815/1382-1412) [online]. Paris: Éditions de la
Sorbonne, 2019 (generated 06 mars 2024). Available on the Internet:
<http://books.openedition.org/psorbonne/39577>. ISBN: 979-10-351-
0544-0. DOI: https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.39577.

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ONIMUS, Clément. Les maîtres du jeu: Pouvoir et violence politique à
l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412). New
edition [online]. Paris: Éditions de la Sorbonne, 2019 (generated 06 mars
2024). Available on the Internet:
<http://books.openedition.org/psorbonne/39477>. ISBN: 979-10-351-
0544-0. DOI: https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.39477.
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Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat


mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus

This book is cited by


Banister, Mustafa. (2021) History and Society during the Mamluk
Period (1250–1517). DOI: 10.14220/9783737011501.89

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Van Steenbergen, Jo. (2022) Mamluk Descendants. DOI:


10.14220/9783737014588.25
Banister, Mustafa. (2020) Princesses Born to Concubines: A First
Visit to the Women of the Abbasid Household in Late Medieval
Cairo. Hawwa, 20. DOI: 10.1163/15692086-BJA10009

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Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat


mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus

This book is reviewed by


Mehdi Berriah, Bulletin critique des Annales islamologiques,
online since 16 mars 2022 23h00. URL:
https://journals.openedition.org/bcai/1036; DOI:
https://doi.org/10.4000/bcai.1036


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