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Cinéma

Cecilia Mangini : «
C’est une grande
idiotie que de faire
de Pasolini un
martyr. »
Elle a bien connu le cinéaste maudit.
Disparue début 2021 à 93 ans, la
documentariste Cecilia Mangini est à
l'honneur du cycle Pasolini,
Pasoliniennes, Pasoliniens !, à la
Bibliothèque publique d'information
(Bpi). Celle qui fut l'une des voix des
oubliés de l'Italie de l'après-guerre
raconte à la première personne « son
Pasolini ».

• Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens !


± 7 min31 May 2021

A utodidacte, elle fut l'une des pionnières du cinéma documentaire


italien de l'après-guerre, faisant de l'exploration des marges son sujet de
prédilection. Délinquants des faubourgs, femmes ouvrières ou immigrés
sont au cœur d'une œuvre riche et engagée, largement célébrée
aujourd'hui. Si Cecilia Mangini travaille presque par hasard avec Pasolini
(c'est elle qui le sollicite, trouvant son numéro dans l'annuaire), il lui écrira
les commentaires pour trois de ces films. Elle raconte à Aude Fourel un
artiste complexe et fascinant, dont l'assassinat tragique reste encore
aujourd'hui comme une blessure ouverte en Italie.

Les deux visages de Pasolini

Selon moi, il existait deux Pasolini. Le premier était extrêmement ouvert,


curieux de tout. Le second est né de la persécution que l'Italie lui a fait
vivre. Le ministre de la Culture de l'époque, particulièrement homophobe, le
détestait et l'a fait dénoncer pour publication obscène à propos de Ragazzi
di vita (roman paru en 1955, ndlr). Il y a eu un procès terrible contre lui, qui
a ouvert la voie à trente-trois autres. Trente-trois, c'est un nombre
considérable car les procès sont très longs, ils se croisent, s'amalgament. Il
s'est alors comme replié sur lui-même. Il était d'une immense gentillesse,
d'une immense douceur, il avait besoin d'être aimé et accueilli. Face à cette
persécution, vous diriez en français qu'il a « refoulé » cette part de lui-
même.

À partir de là, naît le second Pasolini qui est la négation du premier et qui
prend, selon moi, les positions les plus erronées, par exemple sur
l'avortement. La controverse sur l'avortement en Italie nous a amenés à un
referendum à l'initiative de catholiques extrémistes et Pasolini a pris
position contre l'avortement, pire encore, il a pris position contre le divorce,
qui a également été une grande bataille. Il disait que cela rendait le mariage
consumériste. Ce ne sont pas des prises de position que je peux
partager… Mais ce sont celles du second Pasolini.
Je suis intimement convaincue que sa prise de position
en faveur des policiers a été motivée par une suggestion
profondément érotique.
Cecilia Mangini

Parlons également des révoltes estudiantines de Valle Giulia en 1968


(affrontements entre la police et les étudiants à l'école d'architecture de
Rome, ndlr). Il y avait d'un côté les chevelus et de l'autre les nuques rasées
des policiers. Il faut avoir lu tout Pasolini pour comprendre qu'il existait pour
lui des suggestions érotiques importantes, comme la nuque par exemple. Il
faut lire Amado mio (publié de manière posthume en 1982 avec le
roman Actes impurs, ndlr). Je suis intimement convaincue que sa prise de
position en faveur des policiers a été motivée par une suggestion
profondément érotique. Il a camouflé la fascination qu'exerçaient sur lui ces
nuques rasées avec l'idée qu'ils étaient des enfants du peuple. Mais à cette
époque, les étudiants aussi étaient des enfants du peuple. De nombreux
ouvriers se sacrifiaient jusqu'à la négation d'eux-mêmes pour faire étudier
leurs enfants. L'Italie a connu une promotion sociale merveilleuse, des
intelligences éclatantes en sont nées.

À lire aussi : le récit de Cecilia Mangini sur sa collaboration avec Pier


Paolo Pasolini

Des ouvrages comme Amado mio et Actes impurs sont de vraies


révélations, parce qu'ils ne portaient alors aucun sens du péché, ce qui a
très probablement beaucoup dérangé les Italiens bien-pensants, ceux qui
font les choses les plus obscènes mais s'en repentissent. Avec Pasolini,
nous nous rencontrions surtout quand il se promenait dans Rome avec
l'actrice et chanteuse Laura Betti. Chaque fois, nous nous retrouvions
comme si nous nous étions quittés la veille. Le second Pasolini, par contre,
je ne l'ai plus jamais revu… Selon moi, il a réussi à se retrouver
complètement lui-même avec Salò (Salò ou les 120 Journées de Sodome,
dernier film de Pasolini, réalisé en 1975, ndlr). Il a compris qu'il n'y avait
aucun salut. Ce n'est pas un film antifasciste, c'est beaucoup plus que cela.
C'est un film anti-société : la société est construite sur des bases négatives,
contre l'être humain. Un très beau film… Je dois dire qu'à la fin, il a eu des
dons vraiment très spéciaux…
La mort de Pasolini

Cela a été une émotion immense. L'Italie a tressailli. Toutes les procédures
d'enquête n'ont pas été faites sur son assassinat. L'Italie s'était enfin
débarrassée de lui. Cette Italie qui est devenue celle de Berlusconi, a
véritablement exulté. Certains de ses amis ont dit qu'il ne s'agissait pas
d'un crime sexuel, mais d'un crime fasciste. Ses amis chers des banlieues
ont, quant à eux, soutenu qu'on lui avait volé des négatifs de Salò et qu'il
était mort d'avoir voulu les récupérer sans se plier à aucun chantage. En
réalité, cette grande émotion est liée au fait que tous les meurtres pour
motif d'homosexualité, particulièrement dans l'histoire de la littérature, ont
une capacité d'attraction chez les gens. Pasolini est mort lors d'une
bagarre, dont on ne sait rien… C'est une sorte de crime et châtiment : tu es
sorti des lois du bon comportement, tu dois donc payer. C'est le problème
de Pasolini dans un pays moralisateur… Voilà le mot juste… Pasolini a eu,
selon moi, une mort moralisatrice.

À la mort de Pasolini, cette Italie qui est devenue celle


de Berlusconi, a véritablement exulté.
Cecilia Mangini

Je l'aimais beaucoup. J'ai travaillé avec lui à ses débuts. J'avais


l'impression de l'avoir toujours connu. C'était une personne d'une grande
simplicité, il avait cette nécessité d'être accueilli, aimé, je l'ai déjà dit, mais il
savait aussi accueillir, aimer, etc. Nous avions vraiment un échange
paritaire extrêmement important.
Portrait du cinéaste et écrivain Pier Paolo Pasolini

Pasolini et son héritage

Tous ceux qui traversent le panorama de la création italienne de façon


aussi importante que Pasolini ont une hérédité. Mais rien ne dit que cette
hérédité soit immédiate, elle pourra fleurir quand nous serons sortis de
cette chose absolument stupide qui est de faire de lui un martyr. Une
grande idiotie… La manie d'en faire une victime ! C'est comme l'enfermer
dans un buste de fer. Et il existe également l'autre versant : faire de lui un
prophète. Il avait une capacité d'analyse pour disséquer les choses et le
monde qui l'entourait. Il se posait des questions et cherchait à y répondre
d'une façon très complexe, très approfondie. Ce n'était pas de la prophétie,
c'était de la grandeur mentale. Cette dimension du prophète m'agace.
Selon moi, le véritable héritage de Pasolini naîtra quand nous l'accepterons
pour ce qu'il a été.
Pasolini se posait des questions et cherchait à y
répondre d'une façon très complexe, très approfondie.
Ce n'était pas de la prophétie, c'était de la grandeur
mentale. Cette dimension du prophète m'agace.
Cecilia Mangini

J’ai une anecdote… Il était à Sanaa au Yémen, en tournage, et après avoir


terminé son film, Decameron, il s'est aperçu qu'il avait encore 3 000 mètres
de pellicules. Il a appelé l'opérateur et, avec toute la fatigue d'un film à
peine terminé dans des conditions extrêmes, ils sont partis faire un des plus
beaux documentaires de l'histoire du cinéma italien (Les Murs de Sanaa,
1971, ndlr). En tant que réalisatrice, il est vrai que je suis attirée par tout ce
qui concerne le documentaire, mais cela va au-delà… Après un tournage,
j'imagine la fatigue, les efforts… Il y a 3 000 mètres de pellicules, faisons un
documentaire ! Pasolini avait cette énergie-là, cette capacité infinie de se
mouvoir dans de nombreuses directions. Il est impossible que cela reste
inerte. Il me semble impossible qu'une personne qui a enfreint tant de
limites – et qui s'est parée des limites enfreintes – n'ait pas exercé une
vraie fascination ; que cette personnalité aux multiples facettes,
contradictoire, complexe, ne puisse fasciner et inspirer quelqu'un à trouver
à l'intérieur de lui-même quelque chose du même genre.

Il avait un don… S'il n'y avait pas de réticences à son égard, si on le


percevait avec curiosité, avec affection, avec l'envie de comprendre une
personne qui n'était pas comme tout le monde, alors on comprenait qu'on
était face à un être hors du commun, d'une créativité éclatante. ◼
Par Aude Fourel
Cinéaste, artiste et maîtresse de conférences en création artistique-études
cinématographiques

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