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Peut-on tout montrer ? Pour le cinéma comme pour les autres arts
visuels, la question de la violence soulève celle de sa représentation.
Dans ces formes qui utilisent des images, les faits de violence s’y
donnent à recevoir de la manière la plus directe qui soit, plaçant le
spectateur dans une position ambiguë : victime de ce qu’il voit, il en
est aussi le complice voire, en fonction du dispositif mis en œuvre, le
responsable. Car au cinéma, les images racontent du temps : la
violence n’y est pas seulement représentée, mais racontée. La
mobilisation de la violence vient satisfaire un besoin narratif et visuel :
au cinéma, la violence est une affaire de regards.
C’est particulièrement le cas chez Pier Paolo Pasolini, cinéaste
italien souvent cité lorsqu’est abordée l’épineuse question du
représentable au cinéma. Ses films ont suivi les violences du monde
et ont témoigné de leur variété. Pour Pasolini, le cinéma devait se
doter d’une vraie fonction « regardante » : le fait de voir appelle
l’acte de témoignage, le regard doit être suivi d’un cri, son souvent
entendu dans ce cinéma qui s’est toutefois désespéré à mesure que
la violence du monde contemporain a changé de forme. La
filmographie de Pasolini aboutit au célèbre Salò, film réputé
irregardable… parce qu’il impose à son spectateur de regarder,
justement.
Afin de comprendre le rôle central que jouent les regards dans la
mise en film de la violence dans le cinéma de Pasolini, on
commencera par donner quelques repères ontologiques, historiques
et biographiques. Ensuite, on observera l’évolution de la signification
dont se charge la violence dans les films de Pasolini : celle-ci dépend
en fait du regard que le cinéaste porte sur les violences réelles. Enfin,
on consacrera une troisième partie à Salò, film qui interroge
frontalement le rapport entre vision et violence.
Violences nécessaires
Fasciné par le fondement archaïque du monde moderne, Pasolini
n’est pour autant pas dupe du caractère artificiel de sa nostalgie.
Ainsi que le souligne Barthélémy Amengual, « la nostalgie
pasolinienne, avouée, ne s’aveugle néanmoins pas sur la violence, la
cruauté et parfois le tragique d’un monde merveilleux en dépit de
tout ; elle les assume comme le prix que la plus haute vie doit payer
pour être la vie. Telle est la preuve de sa sacralisation128. » On
trouvera ainsi dans le cinéma pasolinien des contenus dont la
violence est nette (les sacrifices humains de Porcherie, 1969, et
Médée, 1970) mais présentée comme nécessaire car rituelle :
cette violence-là est littéralement archaïque, fondatrice d’un monde
collectif dont elle garantit l’unité. Dans Médée, la dispersion des
restes de la victime invite à embrasser tout le territoire du regard pour
le rendre habitable : dans cette séquence, l’acte de violence n’en
est pas un pour celles et ceux qui l’exercent.
Bien souvent, dans ces cas de violences qu’on pourrait dire
légitimes dans le système de valeurs pasolinien, la forme
cinématographique est chargée de porter le « discours » sacralisant
qui transforme une bagarre en événement biblique (Accattone) ou
souligne la dimension transhistorique du récit christique (L’Évangile
selon saint Matthieu, 1964). Dans ces deux exemples, c’est la
musique qui, faisant contrepoint aux images, vient « corriger »
ce que le regard du spectateur percevait comme violent. Ce
discours-là n’existe que pour le public de cinéma, puisque la musique
off n’est pas entendue par les personnages : leurs regards
demeurent innocents, et c’est en cela que la violence qu’ils exercent
ou subissent est le signe d’une présence authentique au monde.
« L’abjuration » désespérée
Depuis plusieurs années, Pasolini a radicalisé son discours (et son
cinéma) face aux bouleversements de la société qu’il reçoit comme
de véritables actes de violence. Pour résister aux « règles de la
culture de masse131 », Pasolini se tourne vers « un langage
hermétique et précieux, apparemment “aristocratique”, […] parce
qu[’il] considère la tyrannie des mass media comme une forme de
dictature à quoi [il se] refuse de faire la moindre concession132 ».
Mais, en 1975, alors qu’il vient d’achever une Trilogie de la vie
(1971-1974) encore optimiste, Pasolini déplore l’impossibilité de
proposer des films-remparts dans un célèbre texte où il « abjure »
ses trois derniers films. Même en ayant « vu » venir le risque, le
cinéaste est à son tour contraint à l’« adaptation » : « l’Italie ne vit rien
d’autre qu’un processus d’adaptation à sa propre dégradation […].
Tout le monde s’est adapté, soit par la volonté de ne s’apercevoir de
rien, soit par la dédramatisation la plus totale. Mais je dois admettre
que même le fait de s’être aperçu ou d’avoir dramatisé ne préserve
nullement de l’adaptation ou de l’acceptation. Moi, donc, je suis en
train de m’adapter à la dégradation et d’accepter l’inacceptable.
Je manœuvre pour réorganiser ma vie. Je suis en train d’oublier
comment étaient les choses auparavant. Les visages aimés d’hier
commencent à pâlir dans ma mémoire. J’ai devant moi – peu à peu
sans plus aucune alternative – le présent. Je réadapte ma tâche à
une plus grande lisibilité (Salò ?)133 ».
Dénonçant la nouvelle Italie comme une « fosse aux serpents »,
Pasolini confirme, lors d’une interview réalisée pendant son montage,
le caractère amer de Salò : « il ne reste qu’à s’adapter mon cher
Rondi. Et puisque l’adaptation est une défaite, et que la défaite
rend agressif et même un peu cruel, voilà Salò, on pourrait
même dire salaud134 ». Les mots très durs employés alors par
Pasolini confirment le profond désespoir du cinéaste.
Lisibilité de Salò
Abjurer les films précédents et déclarer Salò « lisible » constituent
pour Pasolini le seul moyen « d’entrer dans l’époque abhorrée en
la condamnant sans la refuser135 ». Le film se caractérise par une
imbrication idéologique complexe. Le roman du Marquis de Sade est
transposé dans un fascisme très local : la « République Sociale
Italienne ». Après la libération de Mussolini, ce dernier doit installer
son gouvernement dans le Nord de l’Italie, sous occupation
allemande. La petite ville de Salò devint ainsi l’un des sièges de cette
« RSI » qui exista de septembre 1943 à avril 1945.
Cependant, ce n’est pas la comparaison entre sadisme et fascisme
qui importe à Pasolini, mais bien les liens à tisser, pour le spectateur
italien, entre le fascisme « historique » – celui de Mussolini – et le
nouveau fascisme dénoncé par Pasolini.
Salò est en fait un film tout entier tourné vers le présent de
l’Italie, et non vers son passé fasciste. Il s’agit de traiter, « non de la
représentation d’actes de violence historiquement avérés, mais des
conditions de possibilité de l’inhumanité, en usant des types humains
homologues d’une époque et d’un lieu : ceux que l’auteur a connus
dans sa vie136. » Témoin de « la violence sans précédent aujourd’hui
exercée sur les corps », Pasolini pense Salò comme « le spectacle
du monde actuel137 ».
Un univers stérile
La multiplicité des effets de mise en abîme (la petite représentation
théâtrale insérée dans le troisième mariage, le principe de la parodie,
l’image elle-même démultipliée par les miroirs) contribue à donner
l’impression d’un monde totalement fermé sur lui-même. La
stérilité grandissante est particulièrement évidente quand on
considère le tour que prend, dans le film, le motif pasolinien de la
route. S’il y a bien une route dans Salò, celle qui conduit à la villa,
c’est une impasse qu’on ne quitte pas. De même, la sodomie
apparaît comme le symbole d’une répétition mécanique de l’acte
sexuel.
De fait, la sexualité pervertie du film fait office de métaphore de la
société capitaliste-fasciste dénoncée par Pasolini : « le plaisir obtenu
par un seul individu grâce à la soumission totale d’un autre […]
représente la relation précise existant entre patron et ouvrier dans le
système capitaliste140 ». La chair est un objet de consommation
comme les autres. La mise en circulation des corps entre les
bourreaux, qui s’échangent leurs victimes, devient littérale dans le
Cercle de la Merde : la consommation de matières fécales fait voir
« la circularité de la matière s’engendrant elle-même141 ». On atteint
décidément, avec Salò, un sommet de stérilité : le corps ne produit
rien d’autre que lui-même.
Violence du spectacle
Dans un tel monde où ce qui existe n’est convoqué que pour
produire une copie, il n’y a plus d’origine ni de singularité. Le regard
que l’artiste porte sur le monde disparaît au profit de celui des
bourreaux, seuls véritables « créateurs » ici, organisateurs d’un
spectacle macabre qui culmine lors de la dernière partie du film, un
quatrième cercle qu’Hervé Joubert-Laurencin propose justement
d’appeler « Cercle du Spectacle ».
Les quatre notables se relaient à la place de spectateurs, munis de
jumelles, pour observer la douleur silencieuse et lointaine des jeunes
gens que l’on torture. Contrairement à d’autres films de Pasolini (par
exemple Accattone, cité plus haut), la musique ici provient d’une
source diégétique : son choix est laissé aux bourreaux. On entend
donc la deuxième section des Carmina Burana de Carl Orff, qui
évoque le renouveau printanier de la nature… et convoque le
souvenir de leur utilisation lors des cérémonies nazies. C’est là une
nouvelle manière de parodier l’espoir d’une régénération.
En donnant ainsi à voir la violence jusqu’à ses plus extrêmes
limites, tout en la maintenant à distance, le film interroge la
place problématique du spectateur. Les bourreaux occupent très
nettement une place similaire à celle des spectateurs du film :
installés loin des événements, ils les regardent par l’entremise d’un
appareil (les jumelles). Cette place dérobée permet d’échapper à la
responsabilité des faits vus. Le retournement des jumelles éloigne
encore plus l’horreur, « symboliquement et abstraitement il figure
notre immonde conversion : l’entrée de l’œil du spectateur dans l’œil
du bourreau142 ».
Le personnage de la pianiste incarne tout à fait cette problématique
du voir : elle meurt d’avoir trop vu et de ne pas avoir parlé, coupable
de la même faute que les spectateurs dans la salle. Et pourtant,
l’identification est empêchée : cette femme est la seule personne
capable de porter un regard, mais nous ne partageons pas son point
de vue. En effet, « pas de raccord “voyant-vu” dans la scène de la
défenestration, juste le retour de la main sur la bouche, un geste
d’enfant qui rappelle objectivement son silence coupable, et un plan
en plongée verticale qui n’est le point de vue de personne143 ».
Conclusion
« Le point de vue de personne », voilà qui résume bien la mise en
scène de Salò… à moins que ce ne soit, au contraire, le point de
vue de tout le monde : tout le monde serait alors coupable
d’assister à l’horreur sans protester. De fait, dans Salò, « aucun
retour au début n’est possible, malgré le vert éclatant du pré de
Bologne, parce que revenir à l’origine ne sert à rien pour mieux voir.
Tout retour se fait à Colone : tout retour est celui d’Œdipe après qu’il
s’est crevé les yeux144 ».
Quelques années avant Salò, Pasolini avait réalisé Œdipe Roi
(1968), un film autobiographique à bien des égards. À la fin, Œdipe-
Pasolini erre, les yeux crevés, dans un monde contemporain qu’il ne
comprend pas. La violence la plus abominable, dans le cinéma
pasolinien, est celle qui, contraignant les regards, interdit de
voir et témoigner.
MODE D’EMPLOI
Si la question de la représentation de la violence au cinéma ne
manque pas d’exemples nombreux et célèbres, les films de Pasolini
permettront aux candidats de se distinguer en évitant les références
trop attendues. De plus, ce cinéma présente l’avantage d’être estimé
et probablement connu du jury, qui valorisera la maîtrise précise
d’un tel exemple, en particulier Salò, réputé pour sa difficulté.
On pourra citer Pasolini afin de traiter plusieurs aspects de la
thématique :
1) en associant sa connaissance de Salò et des savoirs historiques
et sociologiques, le candidat pourra interroger la légitimité de
l’exercice étatique de la violence ;
2) les connaissances cinématographiques générales du candidat,
enrichies de l’exemple particulier de Pasolini, pourront soutenir un
développement sur la représentation de la violence dans les arts
visuels ;
3) Le cinéma de Pasolini, et plus particulièrement Salò, pourra
susciter une réflexion sur le regard porté sur la violence (au
cinéma, mais aussi via d’autres formats d’image : télévision,
smartphone, vidéosurveillance).
114. Amos Vogel, Le Cinéma art subversif, traduit de l’américain par Claude Frégnac, Paris,
Buchet/Castel, 1977, p. 9.
115. Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants (L’œil de l’histoire 4),
Paris, Minuit, 2012, p. 71.
116. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit de
l’allemand par Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2011, p. 48.
117. Voir, par exemple, Claudine de France, Anthropologie et Cinéma, Paris, Maison des
sciences de l’homme, 1989, p. 4-5.
118. Gilles Deleuze, L’Image-temps (Cinéma 2), Paris, Minuit, 1985, p. 10.
119. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, p. 115.
120. Jacques Rancière, « Une fable sans morale : Godard, le cinéma, les histoires », dans La
Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 229.
121. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique, Le Seuil, Paris, 2000,
p. 90-91.
122. Ibid., p. 73.
123. Ibid., p. 104.
124. Ibid., p. 176.
125. Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Pier Paolo Pasolini : entretiens avec Jean Duflot,
sans mention de langue ou de traduction, Paris, Gutenberg, 2007, p. 182.
126. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, op. cit., p. 182.
127. Pier Paolo Pasolini, « Allez au cinéma ! », Office de Radiodiffusion Télévision Française,
13 octobre 1969, à propos de Porcherie.
128. Barthélémy Amengual, « Les Mille et une nuits ou les Nourritures terrestres », dans
Michel Estève (dir.), Pasolini 2 – Un « cinéma de poésie », Études cinématographiques,
no 112-114, 1977, p. 181.
129. Céline Gailleurd, « L’enfer du divertissement. La Ricotta au regard de La Dialectique de
la raison », Europe, 86e année, no 947, mars 2008, p. 127.
130. Pier Paolo Pasolini, Porcherie, dans Théâtre, traduit de l’italien par Alberte Spinette,
Arles, Actes Sud, 1995, p.371.
131. Pier Paolo Pasolini, « Le cinéma impopulaire », L’Expérience hérétique : langue et
cinéma, traduit de l’italien par Anna Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976, p. 194-195.
132. Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Pier Paolo Pasolini : entretiens avec Jean Duflot,
op. cit., p. 74-75.
133. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, op. cit., p. 86-87.
134. Pier Paolo Pasolini, dans Gian Luigi Rondi et Pier Paolo Pasolini, « Pasolini : l’Italia, una
fossa dei serpenti », Il Tempo, 24 août 1975, traduit de l’italien par Hervé Joubert-
Laurencin. « Salaud » est en français dans le texte.
135. Hervé Joubert-Laurencin, «Salò ou les 120 journées de Sodome» de Pier Paolo
Pasolini, Chatou, La Transparence, 2012, p. 20.
136. Ibid., p. 10.
137. Pier Paolo Pasolini, avec Paolo Ceratto, « Anche il consumismo è un ‘’Lager’’ », Avanti
!, 9 novembre 1975.
138. Hervé Joubert-Laurencin, «Salò ou les 120 journées de Sodome» de Pier Paolo
Pasolini, op. cit., p. 9.
139. Serge Daney, « Note sur Salò », Cahiers du Cinéma no 268-269, juillet-août 1976, p. 102.
140. Pier Paolo Pasolini, avec Gideon Bachman, « Pasolini and the Marquis de Sade », Sight
& Sound, vol. 45, no 1, hiver 1975-1976, p. 54, traduit de l’anglais par Alice Letoulat.
141. Joël Magny, « Salò, une liturgie du néant », dans Michel Estève (dir.), Pasolini 2 – Un
‘’cinéma de poésie’’, op. cit., p. 195.
142. Hervé Joubert-Laurencin, «Salò ou les 120 journées de Sodome» de Pier Paolo
Pasolini, op. cit., p. 88-89.
143. Ibid., p. 86.
144. Ibid., p. 85.
145. Serge Daney, « Note sur Salò », art. cit., p. 102.
146. Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini : portrait du poète en cinéaste, Paris, Cahiers du
cinéma, 1995, p. 280.