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Chapitre 2

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8

La violence dans le cinéma


narratif de Pier Paolo Pasolini :
une affaire de regards
Alice Letoulat

Peut-on tout montrer ? Pour le cinéma comme pour les autres arts
visuels, la question de la violence soulève celle de sa représentation.
Dans ces formes qui utilisent des images, les faits de violence s’y
donnent à recevoir de la manière la plus directe qui soit, plaçant le
spectateur dans une position ambiguë : victime de ce qu’il voit, il en
est aussi le complice voire, en fonction du dispositif mis en œuvre, le
responsable. Car au cinéma, les images racontent du temps : la
violence n’y est pas seulement représentée, mais racontée. La
mobilisation de la violence vient satisfaire un besoin narratif et visuel :
au cinéma, la violence est une affaire de regards.
C’est particulièrement le cas chez Pier Paolo Pasolini, cinéaste
italien souvent cité lorsqu’est abordée l’épineuse question du
représentable au cinéma. Ses films ont suivi les violences du monde
et ont témoigné de leur variété. Pour Pasolini, le cinéma devait se
doter d’une vraie fonction « regardante » : le fait de voir appelle
l’acte de témoignage, le regard doit être suivi d’un cri, son souvent
entendu dans ce cinéma qui s’est toutefois désespéré à mesure que
la violence du monde contemporain a changé de forme. La
filmographie de Pasolini aboutit au célèbre Salò, film réputé
irregardable… parce qu’il impose à son spectateur de regarder,
justement.
Afin de comprendre le rôle central que jouent les regards dans la
mise en film de la violence dans le cinéma de Pasolini, on
commencera par donner quelques repères ontologiques, historiques
et biographiques. Ensuite, on observera l’évolution de la signification
dont se charge la violence dans les films de Pasolini : celle-ci dépend
en fait du regard que le cinéaste porte sur les violences réelles. Enfin,
on consacrera une troisième partie à Salò, film qui interroge
frontalement le rapport entre vision et violence.

Lorsqu’il s’agit de penser la place que prend – ou peut prendre – la


violence dans les images cinématographiques, le nom de Pier Paolo
Pasolini surgit assez vite. Le dernier film du cinéaste italien, Salò ou
les 120 Journées de Sodome (1975), est réputé quasi irregardable en
raison des actes de violence (morale, physique mais aussi
« cinématographique ») qui s’y font voir. Il faut dire que le cinéma est
un espace particulièrement problématique en matière de
violence : en tant qu’art visuel, il donne directement à voir – et donc
à subir – ce qu’il évoque. Comme la violence, les arts de la vue
cherchent à produire un effet sur leur public : mis face à des images
violentes, le spectateur devient lui-même victime de la violence
dont il est le témoin.
Au cinéma – et en particulier chez Pasolini, dont les films ont suivi
l’état des violences sociales contemporaines –, le regard est ainsi le
siège de toutes les violences, subies ou produites : prisonniers
de la salle et de l’écran, les spectateurs assistent impuissants aux
horreurs spectaculaires que relaient les images ; dans le même
temps, l’acte même de regarder sans agir, dans et devant le film,
s’apparente à une complicité.
I. Situations
Si la question de la légitimité de la représentation de la violence
est ancienne – en tant que problème moral –, elle se pose de
manière singulière quand on parle de cinéma, et plus encore à
l’époque où Pasolini est actif : cette période dite « moderne » du
cinéma est contemporaine de bouleversements qui touchent notre
rapport aux images.

Images, récits et violences


Dans les arts visuels, la violence concerne plusieurs aspects de
l’œuvre produite : les sujets qui y sont représentés (nudité, sang,
sexe…), certes, mais aussi les formes employées (couleurs vives,
lumières agressives, décadrages, dissonances…) et, dans les arts
qui sont également narratifs, les contenus racontés : les événements
sont représentés comme des processus, et non pas seulement par
moments choisis.
C’est cette combinaison d’images et de récits qui a fait du film le
lieu de tant de débats et de censure : représentant les événements
tels qu’ils se déroulent et non saisis en un seul instant (comme
peuvent le proposer la peinture ou la photographie), le cinéma fait
voir la mort au travail. À cela s’ajoute le dispositif de la salle, qui
impose à ses spectateurs depuis plusieurs décennies obscurité,
immobilité et silence : « le cinéma constitue une expérience totale,
solitaire, hallucinatoire » par laquelle « le spectateur “oublie” où il est,
qui il est » tandis que les images « s’imposent à lui114 ».
Si l’on définit la violence par l’exercice d’une contrainte, alors la
séance de cinéma peut s’apparenter à un acte de torture au
cours duquel le spectateur disparaît sous des flots d’images où
s’additionnent sujets, formes et contenus violents. Face à l’agression,
il ne reste plus au spectateur qu’à fermer les yeux – s’il le peut
(Orange mécanique, Kubrick, 1971)…
Regards appareillés
Ce ne sont donc pas à proprement parler les images qui sont, au
cinéma, porteuses de violence. Les images sont violentes parce
qu’elles s’imposent au regard du spectateur, qui n’a que partiellement
accepté de les recevoir puisqu’il ignore souvent ce qui l’attend en
entrant dans la salle.
Cette réception des images peut être d’autant plus complexe pour
le spectateur que son propre regard passif ne peut pas s’amarrer
à un autre, qui serait « actif ». Si le cadre esthétique de l’image est
toujours déjà politique115, il n’est pas assimilable à un sujet. Depuis le
XIXe siècle, des intercesseurs mécaniques fabriquent des images et
imposent leur présence entre ce qui est représenté et le regard porté
sur lui. Le spectateur doit alors « s’identifie[r] à l’appareillage116 » et
renoncer à se laisser interpeller par ce qu’il regarde. L’objet filmé, de
son côté, subit aussi la violence de l’appareil de prise de vue qui
enregistre sans échanger. Les anthropologues sont d’ailleurs bien
conscients de la perturbation que peut entraîner la présence non-
préparée d’une caméra dans un milieu117.
Au cinéma, regard filmé et regard spectateur sont dépendants
d’une machine qui, feignant l’indifférence, interdit la communication
nécessaire à la pensée critique. Ainsi, la plus grande violence que
le cinéma exerce sur le regard est en fait son anesthésie : elle
éteint toute possibilité de faire l’expérience d’un choc salutaire.

États du cinéma européen après-guerre


Cette déconnexion entre le réel et la réception de son image est à
l’origine d’une césure essentielle dans l’histoire du cinéma. L’illusoire
confiance longtemps placée dans le cinéma, machine enfin capable
de saisir et transmettre fidèlement le monde, a en effet trouvé sa
limite lorsque les images se sont faites les véhicules de la violence
sans témoigner de ses conséquences. La Seconde Guerre
mondiale en Europe est à l’origine, comme l’a montré Gilles Deleuze,
de la rupture entre image-mouvement (le cinéma « classique ») et
image-temps (le cinéma « moderne ») : la « nouvelle image » est
constituée de « la situation purement optique et sonore qui se
substitue aux situations sensori-motrices défaillantes118 ». Les films
se font l’écho de la violence du monde où de jeunes enfants errent
parmi les ruines (Allemagne année zéro, Rossellini, 1948).
À la crise historique s’ajoute une crise morale : alors qu’il avait
promis de tout regarder pour tout montrer, le cinéma a été
incapable de voir, reconnaître et filmer l’horreur des
exterminations nazies119. Anesthésié par les fictions calibrées
produites par l’industrie dominante, le cinéma n’a pas vu arriver la
catastrophe qu’il avait pourtant maintes fois imaginée dans ses
récits120. Après la guerre, le cinéma qui naît de cette double trahison
capitaliste et fasciste a pleinement conscience de son historicité et
revendique pour lui-même une modernité qui en passe par un rachat
idéologique : ignoré par le cinéma classique, le monde réel fait en
quelque sorte « retour » sur les écrans du cinéma moderne, avec
toute sa violence.

Pasolini, le capitalisme et le fascisme


C’est particulièrement le cas chez Pier Paolo Pasolini, poète et
romancier italien arrivé au cinéma sur le « tard » (il a presque
quarante ans quand il réalise son premier film, Accattone, en 1961).
Pasolini entretient des rapports privilégiés avec les manifestations
de la culture populaire, vestiges à ses yeux d’une réalité authentique
qui le fascine. Il rêve un monde moderne qui se souviendrait de ses
origines archaïques mais la société dont il est le contemporain
« exige des hommes dépourvus de liens avec le passé121 ».
Pasolini se heurte de plus en plus à une société de consommation
dont il dénonce l’illusion de bonheur et l’anéantissement culturel122.
L’avènement de la culture de masse dans l’Italie des années 1960
mène à la destruction des valeurs intellectuelles et morales, de
sorte que Pasolini constate une « “mutation” anthropologique123 » qui
conduit à la formation d’« une culture nivellatrice, dégradante,
vulgaire124 ». Le cinéaste voit même dans la société de
consommation un nouveau fascisme : « c’est une sorte de
possession globale des mentalités par l’obsession de produire, de
consommer et de vivre en conséquence125 ». D’après Pasolini, la
hantise du fascisme historique interdirait d’imaginer sa résurgence
sous cette nouvelle forme, plus insidieuse car faussement libertaire.
La société moderne et ses valeurs mènent à un anéantissement
anthropologique qualifié de « génocide126 ». Pasolini s’engage sur
des voies polémiques surprenantes : rejet de la tolérance,
condamnation de l’avortement et des mouvements étudiants… Ces
prises de position achèvent de couper Pasolini de la nouvelle société
qui naît alors en Italie.

II. Regards sur la violence et violences des


regards
L’évolution des écrits de Pasolini, de plus en plus polémiques,
traduit une désespérance progressive, qui mène le cinéaste à
réaliser des films « inconsommables127 ». Sa riche filmographie
témoigne elle aussi de son évolution et recèle des représentations
variées de la violence – y compris sous un versant positif.

Violences nécessaires
Fasciné par le fondement archaïque du monde moderne, Pasolini
n’est pour autant pas dupe du caractère artificiel de sa nostalgie.
Ainsi que le souligne Barthélémy Amengual, « la nostalgie
pasolinienne, avouée, ne s’aveugle néanmoins pas sur la violence, la
cruauté et parfois le tragique d’un monde merveilleux en dépit de
tout ; elle les assume comme le prix que la plus haute vie doit payer
pour être la vie. Telle est la preuve de sa sacralisation128. » On
trouvera ainsi dans le cinéma pasolinien des contenus dont la
violence est nette (les sacrifices humains de Porcherie, 1969, et
Médée, 1970) mais présentée comme nécessaire car rituelle :
cette violence-là est littéralement archaïque, fondatrice d’un monde
collectif dont elle garantit l’unité. Dans Médée, la dispersion des
restes de la victime invite à embrasser tout le territoire du regard pour
le rendre habitable : dans cette séquence, l’acte de violence n’en
est pas un pour celles et ceux qui l’exercent.
Bien souvent, dans ces cas de violences qu’on pourrait dire
légitimes dans le système de valeurs pasolinien, la forme
cinématographique est chargée de porter le « discours » sacralisant
qui transforme une bagarre en événement biblique (Accattone) ou
souligne la dimension transhistorique du récit christique (L’Évangile
selon saint Matthieu, 1964). Dans ces deux exemples, c’est la
musique qui, faisant contrepoint aux images, vient « corriger »
ce que le regard du spectateur percevait comme violent. Ce
discours-là n’existe que pour le public de cinéma, puisque la musique
off n’est pas entendue par les personnages : leurs regards
demeurent innocents, et c’est en cela que la violence qu’ils exercent
ou subissent est le signe d’une présence authentique au monde.

Ouvrir les yeux ou les fermer (Médée, Théorème)


Médée, elle, perd sa force archaïque à cause d’un regard. Une
œillade très rapide et bien peu « antique » entre Jason et Médée
transforme violemment l’univers de la magicienne. Oublieuse de la
tradition, Médée ne reconnaît plus son monde et devient en quelque
sorte apatride.
La famille de Théorème (1968) retrouve partiellement l’usage de
son regard – à des fins critiques cette fois. Dans ce film, Pasolini
raconte une inégale prise de conscience bourgeoise face à la
déperdition du sens. Un mystérieux visiteur rend les membres d’une
famille à leur morne quotidien après les avoir sexuellement
transformés. Le père et la bonne acceptent d’ouvrir grand les yeux
face au cauchemar d’un monde sans chemin (Emilia, la servante, va
même jusqu’à se sacrifier pour que ses yeux deviennent une source
régénératrice). Le fils, lui, préfère s’aveugler symboliquement (il
place ses mains devant les yeux). Au cours d’une séquence quasi
parodique, il « produit » une œuvre sans la regarder ou en la souillant
de son urine. Coupé du monde, ignorant le message d’authenticité
archaïque délivré par le visiteur, le fils de la famille est à l’image du
monde moderne conspué par Pasolini : consommateur, il consume
même ce qu’il crée.

Les yeux plus gros que le ventre : La Ricotta (1963)


L’analogie entre consommation matérielle et alimentaire est
récurrente chez Pasolini qui avait déjà dépeint le milieu de l’art de
cette manière dans La Ricotta, épisode du film à sketches RoGoPaG.
Dans ce film, il est justement question de cinéma : un réalisateur
(joué par Orson Welles) tourne une vie du Christ. L’un des figurants,
Stracci, laisse chaque jour son panier-repas à sa famille. Affamé, il
devient l’objet du divertissement de ses collègues qui s’amusent de
sa faim gargantuesque et l’encouragent à se goinfrer jusqu’à la mort.
Ironiquement, dans la « fête » qui consiste à sur-nourrir le pauvre,
l’excès de consommation achève celui qui n’en avait jamais
profité. Le monde du cinéma, ici, « fonctionne selon un schéma
capitaliste sadique. Il métaphorise les manipulations du désir et le
système d’excitation/spoliation sur lequel repose la société de
consommation129. » La séquence qui voit l’équipe de tournage nourrir
Stracci comme un animal est une séquence de torture : La Ricotta
a un avant-goût de Salò, où ce principe de dévoration ira plus loin
encore.

Porcherie (1969) : la victoire de la surconsommation


Dans Porcherie aussi, la consommation est une punition (Julian
dévoré par les porcs, le cannibale dévoré par les chiens) : les
sociétés annihilent leurs éléments perturbateurs en les absorbant. Le
regard perd sa capacité à régénérer le monde ou à l’habiter, il devient
strictement spectatoriel. Ninetto Davoli, qui délivrait les messages du
visiteur dans Théorème, fait le lien entre les deux récits de Porcherie.
Mais ici, il assiste impuissant à l’exécution du cannibale ; chargé
d’annoncer la mort de Julian, il accepte le silence final qu’on lui
impose.
Pire qu’à une impuissance, c’est à une perversion annonciatrice de
Salò que l’on assiste. Hormis les sacrifices effectués par le cannibale,
les rituels de Porcherie ne sont plus mis au service d’une
régénération du monde : la bourgeoisie s’en est emparée. Dans la
pièce qu’adapte en partie le film, lors de la réception pour la fusion
des entreprises, le père s’exclame : « Qui dit que la religion est
morte ?/Regarde quel beau rite ! C’est ma femme maintenant/qui
ouvre sa bouche peinturlurée/et y enfourne un beignet. Dieu
bénisse/l’appétit de nos épouses130 ! » Le cannibalisme et la
surconsommation font office de nouvelles communions
destructrices.
Avec Porcherie, Pasolini fait déjà un pas vers Salò : la bourgeoisie
nazie y a plus à voir avec celle de l’adaptation sadienne qu’avec la
famille de Théorème. Le cinéma de Pasolini est prêt pour la violence
de la société du spectacle, c’est-à-dire une société dans laquelle la
pulsion scopique (le désir de regarder) rend acceptable le fait de
voir sans agir.

III. Salò ou les 120 Journées de Sodome : voir


et subir
Salò est peut-être le film le plus célèbre de Pasolini, en raison, pour
partie au moins, du caractère testamentaire qu’on lui attribue souvent
(Pasolini meurt assassiné alors que le film n’est pas encore sorti).
C’est pourtant un film à part dans la filmographie du cinéaste italien :
Salò est le seul de ses films dont il ne fut pas le scénariste et son
esthétique se démarque radicalement de ce que Pasolini avait pu
produire jusqu’alors. Forme et contenu signalent donc un projet
singulier, qui correspond à l’état de désespoir dans lequel est
alors plongé le cinéaste.

« L’abjuration » désespérée
Depuis plusieurs années, Pasolini a radicalisé son discours (et son
cinéma) face aux bouleversements de la société qu’il reçoit comme
de véritables actes de violence. Pour résister aux « règles de la
culture de masse131 », Pasolini se tourne vers « un langage
hermétique et précieux, apparemment “aristocratique”, […] parce
qu[’il] considère la tyrannie des mass media comme une forme de
dictature à quoi [il se] refuse de faire la moindre concession132 ».
Mais, en 1975, alors qu’il vient d’achever une Trilogie de la vie
(1971-1974) encore optimiste, Pasolini déplore l’impossibilité de
proposer des films-remparts dans un célèbre texte où il « abjure »
ses trois derniers films. Même en ayant « vu » venir le risque, le
cinéaste est à son tour contraint à l’« adaptation » : « l’Italie ne vit rien
d’autre qu’un processus d’adaptation à sa propre dégradation […].
Tout le monde s’est adapté, soit par la volonté de ne s’apercevoir de
rien, soit par la dédramatisation la plus totale. Mais je dois admettre
que même le fait de s’être aperçu ou d’avoir dramatisé ne préserve
nullement de l’adaptation ou de l’acceptation. Moi, donc, je suis en
train de m’adapter à la dégradation et d’accepter l’inacceptable.
Je manœuvre pour réorganiser ma vie. Je suis en train d’oublier
comment étaient les choses auparavant. Les visages aimés d’hier
commencent à pâlir dans ma mémoire. J’ai devant moi – peu à peu
sans plus aucune alternative – le présent. Je réadapte ma tâche à
une plus grande lisibilité (Salò ?)133 ».
Dénonçant la nouvelle Italie comme une « fosse aux serpents »,
Pasolini confirme, lors d’une interview réalisée pendant son montage,
le caractère amer de Salò : « il ne reste qu’à s’adapter mon cher
Rondi. Et puisque l’adaptation est une défaite, et que la défaite
rend agressif et même un peu cruel, voilà Salò, on pourrait
même dire salaud134 ». Les mots très durs employés alors par
Pasolini confirment le profond désespoir du cinéaste.

Lisibilité de Salò
Abjurer les films précédents et déclarer Salò « lisible » constituent
pour Pasolini le seul moyen « d’entrer dans l’époque abhorrée en
la condamnant sans la refuser135 ». Le film se caractérise par une
imbrication idéologique complexe. Le roman du Marquis de Sade est
transposé dans un fascisme très local : la « République Sociale
Italienne ». Après la libération de Mussolini, ce dernier doit installer
son gouvernement dans le Nord de l’Italie, sous occupation
allemande. La petite ville de Salò devint ainsi l’un des sièges de cette
« RSI » qui exista de septembre 1943 à avril 1945.
Cependant, ce n’est pas la comparaison entre sadisme et fascisme
qui importe à Pasolini, mais bien les liens à tisser, pour le spectateur
italien, entre le fascisme « historique » – celui de Mussolini – et le
nouveau fascisme dénoncé par Pasolini.
Salò est en fait un film tout entier tourné vers le présent de
l’Italie, et non vers son passé fasciste. Il s’agit de traiter, « non de la
représentation d’actes de violence historiquement avérés, mais des
conditions de possibilité de l’inhumanité, en usant des types humains
homologues d’une époque et d’un lieu : ceux que l’auteur a connus
dans sa vie136. » Témoin de « la violence sans précédent aujourd’hui
exercée sur les corps », Pasolini pense Salò comme « le spectacle
du monde actuel137 ».

« L’habillage légal de la violence138 » entre quatre murs


Dans Salò comme chez Sade, l’exercice de la violence repose
sur l’édiction de règles arbitraires, mises en œuvre dans un lieu
clos où s’épanouit une nouvelle société hiérarchisée, avec ses
bourreaux, ses complices, ses victimes, sa milice. Au début du film,
quatre notables enferment de jeunes gens dans une villa et leur font
subir humiliations et supplices. Cet enfer est, comme chez Dante,
organisé en « cercles ». Impossible d’échapper à cet univers bouffon
et clos où tout est parodié. Salò compte ainsi trois « mariages ». Lors
du dernier, la perversion transforme la célébration en comédie
grotesque. Les bourreaux, attifés en bourgeoises, s’affairent devant
leur miroir. À l’inverse, les miliciens sont sur-masculinisés (par leur
costume, leur désinvolture, leur force). L’aspect carnavalesque de la
cérémonie n’a rien de régénérateur : le défilé, le travestissement, la
parodie deviennent les symptômes d’un monde définitivement
souillé où plus rien n’a de sens.
L’espace contribue au cloisonnement des prisonniers : les miroirs
démultiplient le danger, les compositions symétriques accentuent la
perspective et l’effet d’enfermement. Les mouvements de caméra et
des personnages ne cessent de faire des allers-retours. Cette
disposition contraignante du lieu – cube à trois côtés, clos au
quatrième par une rampe théâtrale infranchissable – est contrôlée
par les bourreaux, metteurs en scène et acteurs de leur fantasme de
tortionnaires. On assiste à la « folie de la mise en scène139 » : le
monde tourne en rond, il est devenu impropre à toute création.

Un univers stérile
La multiplicité des effets de mise en abîme (la petite représentation
théâtrale insérée dans le troisième mariage, le principe de la parodie,
l’image elle-même démultipliée par les miroirs) contribue à donner
l’impression d’un monde totalement fermé sur lui-même. La
stérilité grandissante est particulièrement évidente quand on
considère le tour que prend, dans le film, le motif pasolinien de la
route. S’il y a bien une route dans Salò, celle qui conduit à la villa,
c’est une impasse qu’on ne quitte pas. De même, la sodomie
apparaît comme le symbole d’une répétition mécanique de l’acte
sexuel.
De fait, la sexualité pervertie du film fait office de métaphore de la
société capitaliste-fasciste dénoncée par Pasolini : « le plaisir obtenu
par un seul individu grâce à la soumission totale d’un autre […]
représente la relation précise existant entre patron et ouvrier dans le
système capitaliste140 ». La chair est un objet de consommation
comme les autres. La mise en circulation des corps entre les
bourreaux, qui s’échangent leurs victimes, devient littérale dans le
Cercle de la Merde : la consommation de matières fécales fait voir
« la circularité de la matière s’engendrant elle-même141 ». On atteint
décidément, avec Salò, un sommet de stérilité : le corps ne produit
rien d’autre que lui-même.

Violence du spectacle
Dans un tel monde où ce qui existe n’est convoqué que pour
produire une copie, il n’y a plus d’origine ni de singularité. Le regard
que l’artiste porte sur le monde disparaît au profit de celui des
bourreaux, seuls véritables « créateurs » ici, organisateurs d’un
spectacle macabre qui culmine lors de la dernière partie du film, un
quatrième cercle qu’Hervé Joubert-Laurencin propose justement
d’appeler « Cercle du Spectacle ».
Les quatre notables se relaient à la place de spectateurs, munis de
jumelles, pour observer la douleur silencieuse et lointaine des jeunes
gens que l’on torture. Contrairement à d’autres films de Pasolini (par
exemple Accattone, cité plus haut), la musique ici provient d’une
source diégétique : son choix est laissé aux bourreaux. On entend
donc la deuxième section des Carmina Burana de Carl Orff, qui
évoque le renouveau printanier de la nature… et convoque le
souvenir de leur utilisation lors des cérémonies nazies. C’est là une
nouvelle manière de parodier l’espoir d’une régénération.
En donnant ainsi à voir la violence jusqu’à ses plus extrêmes
limites, tout en la maintenant à distance, le film interroge la
place problématique du spectateur. Les bourreaux occupent très
nettement une place similaire à celle des spectateurs du film :
installés loin des événements, ils les regardent par l’entremise d’un
appareil (les jumelles). Cette place dérobée permet d’échapper à la
responsabilité des faits vus. Le retournement des jumelles éloigne
encore plus l’horreur, « symboliquement et abstraitement il figure
notre immonde conversion : l’entrée de l’œil du spectateur dans l’œil
du bourreau142 ».
Le personnage de la pianiste incarne tout à fait cette problématique
du voir : elle meurt d’avoir trop vu et de ne pas avoir parlé, coupable
de la même faute que les spectateurs dans la salle. Et pourtant,
l’identification est empêchée : cette femme est la seule personne
capable de porter un regard, mais nous ne partageons pas son point
de vue. En effet, « pas de raccord “voyant-vu” dans la scène de la
défenestration, juste le retour de la main sur la bouche, un geste
d’enfant qui rappelle objectivement son silence coupable, et un plan
en plongée verticale qui n’est le point de vue de personne143 ».

Conclusion
« Le point de vue de personne », voilà qui résume bien la mise en
scène de Salò… à moins que ce ne soit, au contraire, le point de
vue de tout le monde : tout le monde serait alors coupable
d’assister à l’horreur sans protester. De fait, dans Salò, « aucun
retour au début n’est possible, malgré le vert éclatant du pré de
Bologne, parce que revenir à l’origine ne sert à rien pour mieux voir.
Tout retour se fait à Colone : tout retour est celui d’Œdipe après qu’il
s’est crevé les yeux144 ».
Quelques années avant Salò, Pasolini avait réalisé Œdipe Roi
(1968), un film autobiographique à bien des égards. À la fin, Œdipe-
Pasolini erre, les yeux crevés, dans un monde contemporain qu’il ne
comprend pas. La violence la plus abominable, dans le cinéma
pasolinien, est celle qui, contraignant les regards, interdit de
voir et témoigner.

NOTION CLEF PULSION SCOPIQUE


La pulsion scopique (ou scopophilie, ou scoptophilie) désigne le
plaisir de la possession par le regard. C’est une pulsion morbide
liée à la vue et, à ce titre, elle a souvent été associée au plaisir
ressenti devant les images du cinéma, art scopophile par
excellence.
Les spectateurs de cinéma attendent des images une satisfaction
qu’il peut être tentant de rapprocher de la pulsion scopique ou, à tout
le moins, du voyeurisme (c’est-à-dire du désir malsain de voir
l’intimité : nudité, relations sexuelles, besoins naturels…). Un célèbre
film, Le Voyeur (Powell, 1960), associe clairement plaisir pathologique
du voir et geste de filmer, tout en piégeant le spectateur lui-même
dans ce dispositif trouble (le film s’ouvre par un très gros plan sur l’iris
d’un œil écarquillé, puis adopte le « point de vue » de la caméra
embarquée par le voyeur assassin).
La scopophilie est une forme inédite de violence en ce qu’elle peut
sembler ne pas faire de victime. Pour le cinéma toutefois, c’est un
sujet qui invite à repenser le partage d’expérience entre le public et le
personnage : la violence la plus insoutenable n’est pas seulement
due au contenu de l’image, mais à l’écart entre le plaisir d’un
personnage voyeur et la conscience morale d’un spectateur
impuissant, prisonnier du regard d’un autre.

ANALYSE DE SÉQUENCE LE DERNIER « CERCLE » DE SALÒ


Les dix dernières minutes de Salò sont peut-être les plus
insoutenables du film alors même que ce qui s’y donne à voir, plus
que la souffrance des victimes, c’est la perversion des
bourreaux.
Dans ce « cercle du sang » devenu, pour reprendre l’appellation
déjà employée, « cercle du spectacle », les bourreaux se relaient à
une fenêtre pour observer, jumelles en main, leurs confrères torturer
les jeunes gens dans la cour de la villa.
La situation est à proprement parler spectaculaire : les bourreaux
sont assis sur une chaise Mackintosh (à très haut dossier) face à une
fenêtre. La musique in contribue à la dramatisation de la scène. La
position surélevée de la chaise, l’encadrement de la fenêtre souligné
par les rideaux, l’usage des jumelles : tous ces éléments
transforment le salon d’observation en balcon de théâtre, et les
bourreaux en véritables spectateurs.
Il y a donc d’abord deux niveaux de regards dans cette
séquence : les spectateurs de cinéma regardent des spectateurs de
théâtre. Ces deux regards, dont on perçoit déjà la similarité, se
rejoignent lors de plans clairement subjectifs (cache des jumelles,
raccords sur le regard constants) : le spectateur de cinéma a accès
aux scènes de torture en partageant le point de vue appareillé des
bourreaux.
Mais que regardent-ils exactement ? Les bourreaux n’observent pas
vraiment les tortures infligées aux victimes : « ils ont toujours dans
leur champ visuel un autre maître. La maîtrise ne voit que la
maîtrise145. » Ce sont de vrais spectateurs en ce que ce n’est pas
tant la souffrance générée par la violence qui les intéresse, mais
l’exercice de cette violence.
Difficile de ne pas penser à notre propre situation de spectateurs
devant le dispositif de cette séquence. Nous voyons avec les
bourreaux, nous sommes à la fois prisonniers et complices de ce
regard que redouble l’ovale de la chaise, « gros œil surplombant
l’image146 ».
Un mystère demeure quant à l’imbrication des regards dans cette
séquence. Un plan, débutant sur le dossier de la chaise et son ovale
caractéristique, se poursuit en un mouvement d’appareil inédit, non
initié par un personnage. Ce mouvement déplace le regard et
prépare la fin : nous quittons la chaise, l’estrade, la fenêtre-écran et
l’horreur des tortures pour observer un événement anodin. À la fin de
ce film si dur, un jeune homme en invite un autre à échanger
quelques pas de danse en évoquant une petite amie du nom de
Marguerite. Est-ce elle qui, comme dans Faust, peut garantir le salut
des spectateurs ?

MODE D’EMPLOI
Si la question de la représentation de la violence au cinéma ne
manque pas d’exemples nombreux et célèbres, les films de Pasolini
permettront aux candidats de se distinguer en évitant les références
trop attendues. De plus, ce cinéma présente l’avantage d’être estimé
et probablement connu du jury, qui valorisera la maîtrise précise
d’un tel exemple, en particulier Salò, réputé pour sa difficulté.
On pourra citer Pasolini afin de traiter plusieurs aspects de la
thématique :
1) en associant sa connaissance de Salò et des savoirs historiques
et sociologiques, le candidat pourra interroger la légitimité de
l’exercice étatique de la violence ;
2) les connaissances cinématographiques générales du candidat,
enrichies de l’exemple particulier de Pasolini, pourront soutenir un
développement sur la représentation de la violence dans les arts
visuels ;
3) Le cinéma de Pasolini, et plus particulièrement Salò, pourra
susciter une réflexion sur le regard porté sur la violence (au
cinéma, mais aussi via d’autres formats d’image : télévision,
smartphone, vidéosurveillance).

114. Amos Vogel, Le Cinéma art subversif, traduit de l’américain par Claude Frégnac, Paris,
Buchet/Castel, 1977, p. 9.
115. Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants (L’œil de l’histoire 4),
Paris, Minuit, 2012, p. 71.
116. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit de
l’allemand par Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2011, p. 48.
117. Voir, par exemple, Claudine de France, Anthropologie et Cinéma, Paris, Maison des
sciences de l’homme, 1989, p. 4-5.
118. Gilles Deleuze, L’Image-temps (Cinéma 2), Paris, Minuit, 1985, p. 10.
119. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, p. 115.
120. Jacques Rancière, « Une fable sans morale : Godard, le cinéma, les histoires », dans La
Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 229.
121. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique, Le Seuil, Paris, 2000,
p. 90-91.
122. Ibid., p. 73.
123. Ibid., p. 104.
124. Ibid., p. 176.
125. Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Pier Paolo Pasolini : entretiens avec Jean Duflot,
sans mention de langue ou de traduction, Paris, Gutenberg, 2007, p. 182.
126. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, op. cit., p. 182.
127. Pier Paolo Pasolini, « Allez au cinéma ! », Office de Radiodiffusion Télévision Française,
13 octobre 1969, à propos de Porcherie.
128. Barthélémy Amengual, « Les Mille et une nuits ou les Nourritures terrestres », dans
Michel Estève (dir.), Pasolini 2 – Un « cinéma de poésie », Études cinématographiques,
no 112-114, 1977, p. 181.
129. Céline Gailleurd, « L’enfer du divertissement. La Ricotta au regard de La Dialectique de
la raison », Europe, 86e année, no 947, mars 2008, p. 127.
130. Pier Paolo Pasolini, Porcherie, dans Théâtre, traduit de l’italien par Alberte Spinette,
Arles, Actes Sud, 1995, p.371.
131. Pier Paolo Pasolini, « Le cinéma impopulaire », L’Expérience hérétique : langue et
cinéma, traduit de l’italien par Anna Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976, p. 194-195.
132. Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Pier Paolo Pasolini : entretiens avec Jean Duflot,
op. cit., p. 74-75.
133. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, op. cit., p. 86-87.
134. Pier Paolo Pasolini, dans Gian Luigi Rondi et Pier Paolo Pasolini, « Pasolini : l’Italia, una
fossa dei serpenti », Il Tempo, 24 août 1975, traduit de l’italien par Hervé Joubert-
Laurencin. « Salaud » est en français dans le texte.
135. Hervé Joubert-Laurencin, «Salò ou les 120 journées de Sodome» de Pier Paolo
Pasolini, Chatou, La Transparence, 2012, p. 20.
136. Ibid., p. 10.
137. Pier Paolo Pasolini, avec Paolo Ceratto, « Anche il consumismo è un ‘’Lager’’ », Avanti
!, 9 novembre 1975.
138. Hervé Joubert-Laurencin, «Salò ou les 120 journées de Sodome» de Pier Paolo
Pasolini, op. cit., p. 9.
139. Serge Daney, « Note sur Salò », Cahiers du Cinéma no 268-269, juillet-août 1976, p. 102.
140. Pier Paolo Pasolini, avec Gideon Bachman, « Pasolini and the Marquis de Sade », Sight
& Sound, vol. 45, no 1, hiver 1975-1976, p. 54, traduit de l’anglais par Alice Letoulat.
141. Joël Magny, « Salò, une liturgie du néant », dans Michel Estève (dir.), Pasolini 2 – Un
‘’cinéma de poésie’’, op. cit., p. 195.
142. Hervé Joubert-Laurencin, «Salò ou les 120 journées de Sodome» de Pier Paolo
Pasolini, op. cit., p. 88-89.
143. Ibid., p. 86.
144. Ibid., p. 85.
145. Serge Daney, « Note sur Salò », art. cit., p. 102.
146. Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini : portrait du poète en cinéaste, Paris, Cahiers du
cinéma, 1995, p. 280.

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