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Le mythe de la cabane

ou l’origine primitive de l’architecture


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Thomas Renard
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En architecture, le mythe des origines prend la forme


d’une cabane primitive. Celle-ci représente autant
un idéal de pureté moderniste qu’un refuge dans un
vague temps préindustriel.
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« Ce fut donc la découverte du feu qui amena les hommes à se réunir, à faire société
entre eux, à vivre ensemble, à habiter dans un même lieu. Doués d’ailleurs de plusieurs
avantages que la nature avait refusés aux autres animaux, ils purent marcher droits
et la tête levée, contempler le magnifique spectacle de la terre et des cieux, et, à
l’aide de leurs mains si bien articulées, faire toutes choses avec facilité : aussi com-
mencèrent-ils les uns à construire des huttes de feuillage, les autres à creuser des
cavernes au pied des montagnes ; quelques-uns, à l’imitation de l’hirondelle qu’ils
voyaient se construire des nids, façonnèrent avec de l’argile et de petites branches
d’arbres des retraites qui purent leur servir d’abri1. »

L’histoire de l’architecture débute au moment où les hommes préhistoriques eurent


pour la première fois l’idée de bâtir des cabanes. C’est du moins ce que laisse entendre
cette citation tirée du plus ancien ouvrage consacré à l’architecture qui nous soit
parvenu, le De Architectura de Vitruve (ier siècle avant J.-C.). Chez ce théoricien romain
comme chez beaucoup de ses successeurs, la cabane semble intimement liée à l’idée
des origines et au besoin élémentaire de se protéger des intempéries. Plus encore,
l’abri primitif de ces premiers hommes ayant découvert le feu semble le point de
départ de toute notre civilisation : « De la construction de leurs demeures les hommes
arrivèrent par degrés aux autres arts et aux autres sciences, et leurs mœurs, devenues
plus douces, perdirent tout ce qu’elles avaient d’agreste et de sauvage2. »

Dans ce passage, Vitruve inaugure une longue série de spéculations sur l’origine de
l’habitat et de l’architecture. Selon l’historien Joseph Rykwert, le souvenir de la première
construction « semble avoir habité tous ceux qu’intéressait l’architecture, avant même
que le mot n’existât3 ». Pourtant, cette fiction a su incarner tour à tour différentes
déclinaisons du mythe originel. Pour les Romains de l’époque de Vitruve, elle avait
sans conteste une importance fondamentale et renvoyait aux humbles origines de leur ___
propre ville. Tandis que les temples du Forum étaient enrichis de matériaux précieux 1. Vitruve, De l’architecture, livre II,
et pérennes, ils tenaient à conserver sur le Palatin une hutte censée avoir été celle de trad. Ch.-L. Maufras, Paris, 1847.
Romulus, légendaire fondateur et premier roi de Rome, sept siècles avant Vitruve. ___
2. Ibid.
Plusieurs fois incendiée parce que l’on y pratiquait encore différents rites, cette relique
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fut reconstruite à maintes reprises avant d’être longtemps oubliée. Il fallut attendre le 3. J. Rykwert, La maison d’Adam au
début du xxe siècle pour que Giacomo Boni, un archéologue illuminé et romantique, paradis, Paris, Éditions du Seuil, 1976
Frontispice de la deuxième édition de l’ouvage Essai sur l’architecture de l'Abbé Laugier, 1755. © BnF, Paris. en offre une reconstitution recouverte de signes mystiques, labyrinthes et swastikas. (éd. originale, 1972).

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L’architecture grecque découlerait directement sommet et former ainsi un arc brisé. En répétant
d’une traduction de cette cabane primitive dans l’opération autour du même point faîtier, les
des matériaux pérennes et particulièrement dans hommes auraient, selon Viollet-le-Duc, édifié
la pierre. « Les pièces de bois élevées perpendi- les premières cabanes circulaires7. Au tournant
culairement nous ont donné l’idée des colonnes. du xxe siècle, on retrouve un écho de l’ossature
Les pièces horizontales qui les surmontent nous de la cabane primitive de Laugier, mais cette
ont donné l’idée des entablements. Enfin les fois traduite en béton armé, dans la théorie de
pièces inclinées qui forment le toit, nous ont l’abri souverain d’Auguste Perret : pour l’Exposi-
donné l’idée des frontons : voilà ce que tous les tion internationale des arts décoratifs et indus-
Maîtres de l’Art ont reconnu6. » L’architecture triels modernes de 1925, l’architecte édifie un
peut se réduire à cette ossature primordiale pavillon-librairie aux angles duquel il remplace
d’éléments verticaux supportant la toiture, les ses habituels poteaux de béton armé par des
murs ne venant selon lui que dans un second troncs simplement écorcés afin de souligner la
temps pour se protéger du froid et de la chaleur. continuité de ces deux éléments architecturaux.
Cette idée est reprise tout au long du xixe siècle
par le courant rationaliste qui cherche dans les Au-delà de l’imitation de la nature, la mise en
propriétés des matériaux les lois qui doivent valeur du temps des origines comme principe
guider la construction. Viollet-le-Duc suit le et cause de l’évolution doit évidemment se
même cheminement logique, tout en ayant comprendre dans le cadre de la pensée des
davantage en tête les formes médiévales. Il Lumières. L’Essai sur l’architecture de Laugier est
imagine deux jeunes arbres espacés, que l’on publié trois ans après le Discours sur les sciences
ploie pour pouvoir les nouer avec du jonc en leur et les arts de Rousseau (1750) et fait écho aux
Pavillon de la Librairie centrale des beaux-arts à l’Exposition des arts décoratifs de Paris, Auguste et Gustave Perret, 1925.
© SIAF / Cité de l’architecture et du patrimoine / Archives d’architecture du xxe siècle / Auguste Perret / UFSE / SAIF / 2016.

Au-delà des origines de l’architecture et de la ville projette son récit dans le temps préhistorique des
de Rome, dans l’Antiquité romaine (mais aussi origines : gêné par le soleil, éprouvé par la pluie
grecque, égyptienne ou babylonienne) la cabane en forêt et redoutant l’obscurité et l’air malsain
semble avoir été très souvent associée aux fêtes, de la caverne, l’homme primitif aurait eu l’idée,
aux danses secrètes et aux rites initiatiques. Ovide en observant la nature même, de se construire
décrit ainsi les cérémonies organisées lors des Ides une cabane. Il coupe quatre grosses branches
de mars en l’honneur de la déesse Anna Perenna : et les dresse à la verticale. Au sommet de ces
« Le peuple vient, se disperse dans l’herbe verte, poteaux, il pose quatre branches à l’horizontale
et boit ; chacun s’étend au côté de sa compagne. puis au-dessus de celles-ci deux alignements de
Certains restent sous le ciel de Jupiter, quelques- branches inclinées qui se réunissent en pointe à
uns se dressent des tentes, d’autres se font avec leur sommet. Il recouvre enfin de feuilles serrées
des branchages des cabanes de verdure […]. cette espèce de toit à double pente, pour que ni
Cependant, échauffés par le soleil et le vin, ils le soleil ni la pluie n’y pénètrent.
se souhaitent autant d’années que les coupes
qu’ils écluseront, et ils les comptent en buvant4. » À la différence de Vitruve et des théoriciens
Ces cabanes qui servaient à camoufler les orgies qui l’ont précédé, tel François Blondel, Laugier
propitiatoires du peuple romain ne sont qu’un conçoit cette image de la cabane primitive
exemple parmi d’autres. La fête juive de Souccot comme un modèle que tout architecte devrait
conserve dans son étymologie le souvenir de avoir en permanence à l’esprit. C’est le sens du
l’habitation éphémère de l’exode. bras droit levé de la femme assise, allégorie
de l’architecture portant l’équerre sur sa main
Alors que depuis la Renaissance on relit avec gauche, qui, d’un geste autoritaire, désigne cette
assiduité le texte de Vitruve, au milieu du construction première et désormais idéale. « Telle
xviiie siècle l’idée de cabane primitive revêt une est la marche de la simple nature ; c’est à l’imita-
signification nouvelle grâce aux écrits de l’abbé tion de ces procédés que l’art doit sa naissance.
Laugier. Ce jésuite, théoricien de l’architec- La petite cabane rustique que je viens de décrire
ture, publie en 1753 un Essai sur l’architecture est le modèle sur lequel on a imaginé toutes les
qu’il ouvre par une description de la cabane magnificences de l’Architecture, c’est en se rap-
primitive traduite en image par Charles Eisen prochant dans l’exécution de la simplicité de ce
___ dans la gravure du frontispice de la seconde premier modèle, que l’on évite les défauts essen-
4. Ovide, Les Fastes, III, v. 525-532. édition (1755). Tout comme Vitruve, Laugier tiels, que l’on saisit les perfections véritables5. » La Maison des Jours Meilleurs montée en 2012 à la Galerie Patrick Seguin, Jean Prouvé, 1956. Courtesy Galerie Patrick Seguin.

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premières évocations du bon sauvage : « L’homme familial bourgeois. L’enfant qui comprend ce sonnante, l’architecte Shigeru Ban, récent Prizker
sain et robuste se reconnaît à d’autres marques : double danger redouble l’abri protecteur en Prize et auteur du Centre Pompidou Metz, a
c’est sous l’habit rustique d’un laboureur, et non dressant dans sa chambre une cabane de fortune. établi sa réputation en proposant après les
sous la dorure d’un courtisan, qu’on trouvera séismes de Kobe (1995) et d’Istanbul (1999) des
la force et la vigueur du corps. » En ce début de La cabane comme cellule primitive de protection cabanes constituées de tubes de carton.
révolution industrielle, tout ce qui est sauvage a connu des échos étonnants et parfois inquié-
et simple tend à revêtir une valeur morale et tants dans l’art et l’architecture du xxe siècle. Que Loin du refuge de Robinson, la cabane a aussi
une noblesse indéniable. La cabane, forcément ce soit dans les modules aseptisés de l’artiste été perçue très tôt comme une façon de rétablir
qualifiée de primitive, devient un contre-mo- israélien Absalon, ou pire encore dans le Corps un lien direct entre l’homme et la nature. Un
dèle aux exubérances de l’art rocaille et offre en transit (2000) – une valise pouvant accueillir le exemple brillant nous en est offert par le récit
l’horizon d’une pureté à atteindre. corps d’un migrant dans la soute d’un avion – et Walden, de 1854, dans lequel l’écrivain américain
la One square meter House (2003) de l’architecte Henry David Thoreau raconte les deux ans, deux
En même temps, la cabane est un peu l’équiva- et artiste Didier Faustino, l’abri-cabane comme mois et deux jours qu’il a passés, isolé, dans sa
lent architectural du contrat social, cette fiction fantasme de protection conduit à l’isolement cabane du Massachusetts. Cet imaginaire de la
théorique qui nous sépare de l’état de nature. En dans un monde aussi peu enviable que celui cabane symbole d’une vie proche de la nature
ce sens, elle offre l’image d’un lieu de retraite, qui l’entoure. est au cœur de l’une des grandes traditions de
d’une protection permettant de se retrancher l’architecture américaine. Frank Lloyd Wright,
du monde extérieur et de mettre à l’abri les De façon toute différente, de nombreux archi- dans sa recherche d’une architecture propre au
objets que l’on possède. Ainsi dans le Robinson tectes ont travaillé à des projets plus ou moins Nouveau Monde, a sans cesse en tête ce modèle Intérieur du cabanon de Le Corbusier, Roquebrune-Cap-Martin, 1949. Photo Olivier Martin-Gambier.
© FLC  /Adagp, Paris, 2016.
Crusoe de Daniel Defoe (1719), l’objectif de la utopiques de cabanes de fortune, bon marché, utopique, depuis ses premières maisons des
construction de la cabane est clairement de se productibles en série et aisément transportables, prairies, au début du xxe siècle, jusqu’à la Maison
mettre à couvert. Lorsque la nature et les autres permettant de faire face aux catastrophes natu- sur la cascade (1935-1939).
hommes sont perçus comme des menaces, la relles et aux crises politiques. Au fond, on n’a
cabane se fait refuge. Elle rappelle en cela l’inté- jamais autant réfléchi aux abris temporaires Mais au-delà de cette écologie avant la lettre,
rieur domestique de la maison bourgeoise du qu’au xxe siècle. Répondant à l’appel lancé par l’apport fondamental du mythe de la cabane à derniers étés à Roquebrune-Cap-Martin, dans
xixe siècle, calfeutrée par de lourds rideaux et l’abbé Pierre en 1954 en faveur des plus démunis, l’architecture du xxe siècle est dans le dépouil- un cabanon qu’il avait édifié en 1951. Par son
d’épaisses tentures. L’atmosphère confinée de l’architecte et ingénieur Jean Prouvé élabore lement de la cabane primitive de Laugier. Cette dépouillement même et son caractère essentiel,
ce que le philosophe Walter Benjamin a appelé le modèle d’une maison-cabane profitant des abstraction se présente comme un modèle de le cabanon représente l’un des aboutissements
la « maison-écrin » propose une version moder- procédés industriels et pouvant être montée en fonctionnalité et de simplicité. Les architectes des réflexions de l’architecture moderne sur la
nisée et luxueuse de l’abri-cabane. L’intérieur sept heures. Trop novatrice, cette « Maison des du xxe siècle ont pu s’y référer, comme le pré- cellule minimale. C’est précisément en raison de
domestique est un étui qui nous protège des jours meilleurs » ne devait pas recevoir l’homo- conisait Laugier, afin de renouveler le langage sa modestie qu’elle est devenue une icône du
dangers de la vie en société mais qui empêche logation de l’administration. Dans le cadre d’une de l’architecture et de l’orienter vers une plus modernisme. La volonté de Le Corbusier, l’archi-
également qu’éclate au grand jour le drame réflexion architecturale sur l’abri d’urgence foi- grande austérité. Au-delà du rationalisme tecte le plus emblématique de ce mouvement,
technique si cher au xixe siècle, le xxe siècle retient de s’enraciner dans le temps préindustriel d’un
ce modèle de sobriété, cent cinquante ans avant passé réinventé nous éclaire sur un paradoxe
que Ludwig Mies van der Rohe ne formule sa inhérent à la modernité : au cœur du mythe pro-
célèbre sentence, « Less is more ». gressiste persiste la volonté de réintroduire dans
le monde des machines une dimension profon-
En 1923, devant l’Union des architectes de Berlin, dément humaine.
le même Mies van der Rohe défend la validité
du modèle de la cabane et son importance pour
ses propres projets architecturaux : « Une cabane
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en feuillage : avez-vous vu quelque chose de
Thomas Renard est maître de conférences en histoire de l’art
plus approprié à sa fonction et de plus parfait contemporain à l’université de Nantes. Docteur des universités
du point de vue du traitement des matériaux ? de Paris-Sorbonne et Ca’ Foscari de Venise, il a soutenu en 2012
[...] Toutes les images que je viens de présenter une thèse intitulée Architecture et figures identitaires de l’Italie
unifiée (1861-1921).
correspondent rigoureusement aux besoins
des habitants. Nous n’exigeons rien d’autre.
Seulement des moyens de notre époque. »
Pour Mies van der Rohe, le primitif et les tech-
niques modernes peuvent s’allier et former un
nouvel « ordre originaire » qui, par la clarté de
la structure, associe la cabane et le gratte-ciel. ___
5. M.-A. Laugier, Essai sur l’architecture,
1753, p. 12-13.
Cette voie du minimalisme est garante d’une
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beauté de la simplicité et d’une moralité de l’éco- 6. Ibid.
nomie, et offre la promesse d’une vie heureuse, ___
parce qu’elle est ancrée dans des valeurs 7. E. Viollet-le-Duc, Histoire de
Portrait de Le Corbusier dans son Cabanon à Roquebrune-Cap-Martin. Photo W. Boesiger. © FLC / Adagp, Paris, 2016. saines. Ainsi, Le Corbusier décide de passer ses l’habitation humaine, Paris, 1875, p. 9.

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