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Faire Du Stress Son Métier - L'anxiété de Performance Chez Les Interprètes de Mu
Faire Du Stress Son Métier - L'anxiété de Performance Chez Les Interprètes de Mu
Revue de
Sciences humaines
38 | 2020
Angoisse
Articles
CASSANDRE VILLE
p. 63-82
https://doi.org/10.4000/traces.11272
Résumés
Français English
Au cours de leur formation, les étudiant-e-s en interprétation de musique classique
acquièrent une maîtrise instrumentale poussée et de solides connaissances théoriques. Ils
et elles sont également amené-e-s à s’entraîner à se produire sur scène au travers de
multiples concerts, récitals et auditions. Nombreux sont celles et ceux qui éprouvent de
l’angoisse lors de ces événements. Les termes trac et stress sont très répandus pour parler
de ces difficultés et la prolifération d’articles et d’ateliers témoigne d’un intérêt croissant
pour ce sujet dans le milieu de la musique classique. Dans cet article, nous proposons de
réfléchir à la place du stress lié à la performance musicale et à sa gestion par les interprètes.
À partir de l’ethnographie d’une faculté de musique classique québécoise, nous analysons
les discours et les pratiques qui participent à la définition mouvante du concept même de
stress. La manière par laquelle les interprètes expliquent et s’approprient les discours
scientifiques sur ce concept révèle une conceptualisation du stress comme étant une
composante à part entière de la profession et de fait, inévitable. Défini comme ayant des
effets néfastes seulement en l’absence de contrôle sur soi, le stress correspond finalement à
une manière de décrire le travail émotionnel que les interprètes doivent effectuer. Cette
recherche révèle en outre la construction d’un état physique et mental idéal pour monter
sur scène, véhiculant dès lors une injonction à l’excellence ainsi qu’un discours sur l’art et
sur la profession. Cet article contribue à mieux comprendre les effets tant normatifs que
prescriptifs que peuvent porter en leur sein les angoisses et les peurs sociales lorsque celles-
ci sont mises en mots et font l’objet d’une forme d’institutionnalisation.
In the course of their training, students of classical music performance acquire thorough
mastery of their instruments and solid theoretical knowledge. They are also trained to
perform on stage by giving multiple concerts, recitals and auditions. Many of them
experience anxiety at these events. The terms “stage fright” and “stress” are widely used to
refer to these difficulties, and the proliferation of articles and workshops shows a growing
interest in this subject in the classical music community. In this article, we propose to
reflect on the place of stress in relation to musical performance and its management by
performers. Based on the ethnography of a classical music faculty in Quebec, we analyse the
discourses and practices that contribute to the changing definition of the very notion of
stress. The way in which performers explain and appropriate the scientific discourse on this
notion reveals a conceptualization of stress as an integral and, indeed, inevitable
component of the profession. Defined as having harmful effects only in the absence of self-
control, stress is ultimately a way of describing the emotional work that interpreters have to
undertake. This research also reveals the construction of an ideal state – both physical and
mental – for going on stage, thus conveying an injunction to excellence as well as a
discourse on the profession and, more generally, on art. This article contributes to a better
understanding of normative as well as prescriptive effects that social anxieties and fears can
have when they are put into words and subjected to a form of institutionalisation.
Entrées d’index
Mots clés : stress, musique classique, trac, performance
Keywords: stress, classical music, stage fright, performance
Texte intégral
C’est une angoisse… Je ne sais pas… C’est extrêmement difficile à expliquer. C’est
tout du même ordre, c’est tout le temps parce qu’on ne veut pas se tromper, parce
qu’on veut que les choses aillent bien, parce qu’on n’est pas sûr si ça va bien.
Un chef d’orchestre
2 Ce qui caractérise dès lors l’anxiété, si l’on s’en tient à cette définition officielle,
c’est l’inquiétude face au risque et les effets de cette inquiétude. L’historien et
anthropologue français spécialiste de la médecine Peter (2012) nous rappelle que
l’angoisse, qui désignait originellement une sensation de constriction physique et
était un symptôme parmi d’autres, est peu à peu devenue, avec l’avènement de la
psychiatrie, une pathologie en soi avec ses propres causes et ses propres traitements,
et dont les usages sont en hausse. L’auteur mentionne la psychiatrisation de la
« peine de vivre » et du « trouble de penser » (Peter, 2012, p. 38) et réfère également
à la multiplication des diagnostics de troubles anxieux, rappelant les racines
communes et l’interchangeabilité des termes angoisse et anxiété. Il décrit également
la dimension métaphysique de l’angoisse :
L’angoisse est en nous un abîme toujours ouvert ; elle est liée à notre
condition. Elle est née avec l’espèce humaine, avec la conscience, qui nous
caractérise, qui est notre terrible et magnifique privilège. (Peter, 2012, p. 38)
3 Toutefois, l’angoisse de monter sur scène n’est pas toujours exprimée sous ce
vocable. Les musicien-ne-s et la presse peuvent aussi faire allusion au trac ou au
stress tandis que les psychologues parlent d’anxiété de performance ou, encore plus
précisément, de music performance anxiety (Kenny, 2006). De quelle façon tous ces
termes s’imbriquent-ils dans le contexte de la performance en musique classique ?
Le stress des musicien-ne-s est-il une angoisse à la forme bien particulière, dotée de
caractéristiques propres à l’activité de l’interprétation musicale et aux formes
d’élitisme liées à ce type de professions artistiques (Odoni, 2015) ? Selon l’historien
Peter (2012), il y a effectivement lieu de s’interroger sur les significations
contemporaines et les usages croissants des termes angoisse et anxiété et de leur
relation avec l’accomplissement de soi et la réussite : « Leur succès […] est récent, et
l’on assiste d’ailleurs à une inflation notable de leur usage, de leur imputation à tout
un chacun dès que la personne concernée (“le sujet”) quitte l’espace de la satisfaction
de soi et de la performance » (Peter, 2012 p. 38). Ainsi, les termes angoisse et
anxiété ne désigneraient pas seulement une souffrance liée à la condition humaine
universelle mais seraient de plus en plus mobilisés pour exprimer la souffrance liée
aux échecs individuels et, plus généralement, à l’incapacité de satisfaire ses attentes
personnelles ou encore d’atteindre ses objectifs.
Méthodologie
Cet article présente une analyse anthropologique basée sur une enquête
ethnographique réalisée dans la faculté de musique d’une université montréalaise.
L’entrée sur le terrain a été rendue possible par le biais de l’administration :
l’enquêtrice a rencontré en amont des membres de la direction (doyenne et vice-
doyenne) qui ont accepté que la recherche soit effectuée dans l’enceinte de leur
établissement, soulignant leur intérêt pour le sujet. Durant quatre mois, une session
universitaire complète, nous avons pu réaliser des observations participantes et des
entretiens.
Notre présence quotidienne à la faculté nous a permis d’observer six auditions, une
dizaine de concerts et de récitals, une douzaine de répétitions d’orchestre, mais aussi
les moments de pause, plus informels. Nous avons également suivi des cours au sein
de la faculté, à titre d’étudiante en anthropologie « invitée ». Durant les premières
séances, les étudiant-e-s ont été mis-e-s au courant de la recherche et de son objet
d’étude (le stress) et ont accepté d’y participer. Trois cours ont été observés de
manière régulière : le premier portait sur la préparation à la performance et sur la
gestion de soi sur scène (classique) ; le second sur le jeu scénique en chant
(classique) ; et le troisième sur la gestion d’une carrière d’interprète (jazz et
classique).
Vingt-deux entretiens semi-directifs d’une durée moyenne d’une heure et demie ont
été réalisés avec seize étudiant-e-sa et quatre membres de la faculté, à savoir un chef
d’orchestre (trois entretiens), un professeur, une personne de l’administration et un
technicien. Autant d’hommes que de femmes ont été interrogé-e-s. Parmi les
étudiant-e-s, neufs sont d’origine québécoise, cinq sont français-es et ont auparavant
étudié dans des conservatoires en France et deux viennent d’Amérique du Sud. Le
recrutement des enquêté-e-s pour les entretiens s’est d’abord effectué par le biais
des observations participantes et selon l’intérêt des personnes pour le sujet. Les
personnes recrutées par ce biais sont neuf étudiant-e-s et un technicien (employé à
la faculté). Dans un second temps, le recrutement s’est fait de manière plus formelle.
Les douze autres entretiens ont été menés avec trois professeur-e-s, contacté-e-s
individuellement ainsi qu’avec sept étudiant-e-s ayant répondu à l’annoncebque
nous avons fait circuler par le biais des courriels envoyés par la faculté. La grille
d’entretien était constituée de dix questions ouvertes qui portaient sur le parcours
musical, la préparation aux performances, les sensations et émotions vécues avant et
pendant une prestation, les habitudes et techniques pour gérer le stress ou encore
l’état idéal pour jouer.
La grande majorité des enquêté-e-s a commencé à jouer de la musique à un très
jeune âge, un fait incontournable et évident dans le milieu de la musique classique
(Lehmann, 2002), notamment en ce qui concerne les instruments à cordes réputés
pour être les plus difficiles à maîtriser, au contraire des cuivres ou des percussions,
comme c’est le cas pour deux de nos enquêtés. Le milieu de la musique classique est
un milieu élitiste très propice à la reproduction sociale et les parents jouent un rôle
fondamental dans le parcours des jeunes musicien-ne-s dont l’enfance est jalonnée
de sacrifices (ibid.). Il en découle toute une rhétorique entourant la notion de
vocation qui se retrouve dans de nombreux milieux artistiques (Sapiro, 2007) mais
est extrêmement marquée en musique classique. C’est effectivement le cas pour la
plupart des enquêté-e-s, notamment les étudiant-e-s français-e-s qui ont été dans
des conservatoires dès leur plus jeune âge. Ils et elles sont par ailleurs unanimes sur
les différences entre les deux cultures musiciennes : le système français est plus
élitiste et le stress y est plus présent, plus tabou et moins pris en charge que dans la
faculté québécoise.
a. Tous les niveaux d’étude ont été considérés : six en licence, huit en master, une en
diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) et un en doctorat.
b. L’annonce stipulait que l’enquêtrice, étudiante en anthropologie, faisait une
recherche pour « comprendre le phénomène du stress en musique, son impact sur la
santé ou la performance ainsi que le recours aux différentes techniques de gestion »
et qu’elle cherchait des participant-e-s volontaires (sans rémunération) ayant déjà
« rencontré des situations de stress » pour mener des entretiens.
Le stress et l’anxiété de
performance : définitions et
approches
5 L’expression anxiété de performance ou, en anglais, performance anxiety, est très
employée dans la littérature en musicologie et en psychologie (Kenny, 2005 ;
Spahn et al., 2010). Elle est également utilisée de manière interchangeable avec celle
de music performance anxiety (Barbeau, 2011). Ce terme, objet de définitions
variables dans les recherches actuelles nord-américaines et européennes en
musicologie, en psychologie mais également en neurobiologie et en pharmacologie
(Barbeau, 2011), est parfois associé à un diagnostic de phobie sociale ou à une
anxiété typique mais adaptée aux particularités de la performance musicale. Kenny
propose une définition qui prend en compte les multiples facettes de cette anxiété :
6 Selon Kenny, il s’agirait donc d’une manifestation d’angoisse, que l’on pourrait
qualifier de générique, dont la cause serait l’implication de l’ego et les différents
risques liés au fait d’être jugé-e. Le contexte de la performance musicale serait
davantage un élément déclencheur qu’une cause en soi, sa définition faisant
référence à un processus plus général de la psychologie (ibid.).
7 Cette expression demeure cependant très peu utilisée dans la faculté étudiée, où
elle s’apparente plutôt à une notion médicale fondée sur un diagnostic. Seul-e-s
quelques professeur-e-s l’emploient, comme cet enseignant, par ailleurs ostéopathe
et très au fait des nombreuses blessures des musicien-ne-s :
8 Parler d’anxiété présente toutefois des avantages : le terme, qui repose sur une
lecture pathologique de l’angoisse, souligne la gravité du sujet, et invite à souligner
auprès des tiers l’aspect déviant du phénomène. Or, c’est aussi l’aspect banal de cet
état qu’il est pertinent de prendre en compte pour comprendre l’expérience des
musicien-ne-s professionnel-le-s en formation. À cet égard, le stress englobe une
plus large palette de sensations dont la présence peut être légère et subtile, telles
qu’un mal de ventre, l’envie d’uriner ou des sueurs inhabituelles, ou, au contraire,
envahissantes, provoquant des nausées et des vomissements ou encore des pertes de
mémoire. Le terme est couramment utilisé par les étudiant-e-s et les professeur-e-s
rencontré-e-s, contrairement à la notion de trac qui semble très utilisée en France
(Ravet, 2008).
9 Ces résultats empiriques nous ont donc incitée à nous saisir des catégories
indigènes, en nous focalisant sur le terme vernaculaire stress lorsque celui-ci
désigne, de proche ou de loin, un état lié à la performance pour les instrumentistes
et les interprètes en chant classique. Outre le fait que le terme est très répandu et
mobilisé par les enquêté-e-s, il inclut aussi davantage de nuances en matière
d’intensité et de gravité. Le stress englobe une vaste palette de symptômes et une
temporalité large, incluant la performance sur scène mais également l’anticipation
de cet événement. Dans cet article, le concept de stress est donc utilisé comme
catégorie émique, qui fait référence à l’ensemble des sensations, pensées et émotions
expérimentées et identifiées par les musicien-ne-s comme liées au fait de jouer sur
scène. En revanche, le stress plus chronique lié à des circonstances personnelles
n’ayant pas de lien avec la performance musicale a été écarté (dans les entretiens
directement et dans l’analyse).
10 La présente recherche s’intéresse à l’aspect socialement et professionnellement
situé du stress, plutôt qu’à son sens commun, souvent défini comme un malaise
global. Dans la presse, on retrouve en effet une abondance d’articles sur le stress
comme phénomène biologique qui laissent entendre qu’il serait commun à toutes les
professions, toutes les classes sociales, toutes les tranches d’âge, et tous les genres1.
Cette vision fait en général écho aux travaux en neurobiologie et en psychologie
évolutionniste qui théorisent deux phases de stress : une phase aiguë des symptômes
de stress, c’est-à-dire une réponse vive de l’organisme qui s’accompagne de
« symptômes d’altération passive de l’équilibre fonctionnel qui traduisent un état de
souffrance générale intense » (Aubert et Pagès, 1989, p. 34) puis une phase
chronique, pendant laquelle le stress s’installe et devient nocif pour la santé de
l’organisme (Lupien, 2010). Popularisé dans les années 1930 par Hans Selye dans le
milieu scientifique, notamment en biologie, puis associé à la fameuse hypothèse
« fight-or-flight »2 théorisée par Walter Cannon, le concept offre alors une
perspective purement physiologique du phénomène. Selye le caractérise de
« tentative de l’organisme de maintenir son équilibre face à un stimulus externe
identifié comme une menace » (Viner, 1999), s’intéressant à l’air malade et aux
douleurs musculaires et intestinales ainsi qu’à la langue pâteuse, des symptômes qui
lui semblent communs à toutes les maladies. Des études en psychologie clinique
soulignent par la suite l’importance de la subjectivité individuelle dans l’expression
du stress (Aubert et Pagès, 1989). L’accent est porté sur les différences
interindividuelles dans la manière de réagir aux stimuli externes et la manière dont
« le sujet appréhende subjectivement comme une menace la situation » (ibid.,
p. 42). La notion se répand à la fin du siècle et se diffuse aux autres disciplines, y
compris les sciences humaines et sociales.
11 Pour les sociologues du travail Buscatto, Loriol et Weller (2008), le stress désigne
un ensemble vaste et varié de manifestations qui traversent de nombreux milieux
professionnels sans toutefois constituer un phénomène précis et homogène. Il
existerait autant de stress que de contextes, autant de stress singuliers, reflets des
difficultés et des souffrances vécues par différents groupes sociaux, corps de métiers
ou individus. En outre, tous les métiers ne voient pas l’usage du terme exploser
(Loriol, 2010). Au-delà des psychologies individuelles, le stress a donc également
une forte composante culturelle et sociale, incluant le milieu professionnel, le genre
ou encore l’ethnicité. Il est donc primordial de mettre à jour les différentes manières
dont le stress est vécu et le concept mobilisé (Loriol, 2014). En ce qui concerne le
milieu de la musique classique, les analyses de Ravet (2008) et des recherches en
psychologie montrent que « les femmes sont deux à trois fois plus susceptibles que
les hommes d’éprouver de l’anxiété, et cette corrélation se maintient lorsqu’il est
question de music performance anxiety (MPA) puisque les études montrent que les
femmes ont une MPA significativement plus élevée » (Kenny 2006, p. 52, notre
traduction). La présente enquête n’a en revanche pas mis au jour de différence
notable entre les hommes et les femmes3.
12 Par ailleurs, considérer les modulations du stress selon le contexte culturel et
social et adopter un point de vue constructiviste n’implique pas de balayer d’un
revers de la main le pouvoir explicatif des descriptions physiologiques et
psychosociales du stress (Loriol, 2010). Ces dernières peuvent avoir au contraire un
intérêt heuristique. Le sociologue du travail Guillaume Lecœur rappelle que « les
études sur le stress obligent le regard du sociologue à apprécier le concret et la
réalité des corps. Penser le terme “stress” ne doit pas faire oublier que ce mot est
aussi lié à une réalité biologique qu’il ne nous apparaît pas pertinent de négliger »
(Lecœur, 2011, p. 59). Les sensations physiques éprouvées par les musicien-ne-s et
les modifications hormonales et neurobiologiques observées par les scientifiques
sont en effet indéniables. Il s’agit donc de prolonger ces raisonnements, de lier les
forces de l’anthropologie et de la sociologie aux avancées faites par la psychologie ou
la neurobiologie afin de tenir compte de dimensions souvent négligées ou reléguées
au rang de « croyances » ou de « désinformation », tout en proposant une critique
des utilisations croissantes de ces termes (Lecœur, 2011). Cela implique de replacer
la manifestation du stress dans un milieu social et professionnel particulier (Loriol,
2010), à savoir le contexte social de son émergence pratique (monter sur scène et
jouer devant d’autres) et celui de sa compréhension (la faculté de musique et les
multiples savoirs qui la traversent). Le fait de jouer de la musique sur scène, pour un
public, constitue un échange de nature sociale (Ravet, 2005) et le stress est
également constitué d’émotions très relationnelles et socialement situées,
provoquées par des interactions qui « tournent mal », du moins du point de vue de
l’individu concerné (Scott, 2007).
Je stresse plus pour les concerts de classe que pour mes récitals à moi.
– Tu sais pourquoi ?
– Je pense que peut-être la peur d’être jugée par rapport aux autres qui sont
meilleur-e-s que moi ou quoi que ce soit [...]. C’est plus facile à comparer, là
tu sais que la musicienne qui joue après toi est meilleure. (Stéphanie,
étudiante flûtiste)
22 Cette flûtiste n’est pas la seule à avoir un stress qui varie selon les circonstances.
De façon notable, tout le monde s’accorde pour dire que l’intensité du stress ressenti
varie en fonction du contexte de la performance. En revanche, cela est très personnel
et chaque personne voit ses propres craintes ressortir. De manière générale, trois
variables sont prises en compte pour expliquer l’intensité du stress selon le
contexte : l’enjeu de la performance (concert ou audition), le degré d’exposition
(orchestre ou soliste) et la nature de l’audience (expert ou amateur). Cette variation
du stress fait écho à la définition de l’anxiété de performance donnée par Kenny
(2009, p. 433), selon laquelle le degré d’implication de l’ego est corrélé à l’intensité
de l’anxiété ressentie. À partir de tout ce qui vient d’être présenté, il apparaît
relativement clair que, malgré la tendance à l’homogénéisation du phénomène dans
les discours, le stress fait intervenir un vaste ensemble d’éléments et ne se répète pas
de la même façon d’une personne à l’autre ou dans le temps.
23 Au travers de ces explications, on voit se dessiner la dimension sociale du stress.
Jouer de la musique pour les autres, mais aussi pour soi, est une pratique ancrée
dans un échange de nature sociale (Ravet, 2005). Par conséquent, des sentiments et
des sensations profondément relationnels émergent, compromettant le succès d’une
rencontre entre l’interprète et son public (Scott, 2007). Or, les discours des enquêté-
e-s révèlent un véritable attachement à cette relation et l’existence d’un idéal qu’ils et
elles nourrissent : celui d’un-e artiste pleinement engagé-e avec l’œuvre jouée. Cet
engagement se traduit par une exécution instrumentale parfaite mais également par
une disposition d’esprit idéal qui requiert une véritable optimisation de ses propres
émotions. Le stress semble procurer aux interprètes une grammaire pour traduire
cet idéal en rendant palpable les obstacles et les attentes.
J’étais moins connecté, on dirait que ça a toujours fait un peu ça, quand je
suis comme nerveux, on dirait que tout déconnecte ; j’ai plus trop le contrôle
et il y a comme quelqu’un qui est comme plus intelligent que moi, qui prend
les contrôles puis ça va toujours très bien, comme dans mes auditions [...],
mais je suis vraiment meilleur quand je suis nerveux que quand je suis dans
mon cubicule [à pratiquer seul]. (Un étudiant pianiste)
25 Dans cette perspective, le stress – décrit comme une excitation positive – détient
un potentiel qu’il s’agit d’apprendre à canaliser mais également à exploiter. Même
les rares enquêté-e-s qui déclarent ne pas trop souffrir du stress affirment vouloir
améliorer leurs performances et leur jeu musical en le contrôlant davantage : « Ça ne
nuit pas, mais ça pourrait être mieux », explique un chanteur. Le stress serait donc
aussi et paradoxalement, un phénomène désirable. On quitte dès lors le registre de
l’angoisse paralysante pour se diriger vers l’optimisation de soi : la potentialisation
du stress va de pair avec une meilleure maîtrise de soi, ce qui permettrait d’atteindre
un état idéal.
26 Plusieurs professeur-e-s et étudiant-e-s mentionnent l’existence de l’état de
« flow », un concept importé du domaine du développement personnel et popularisé
par l’ouvrage The Inner Game of Music de Barry Green et Timothy Gallwey (1986)5.
Il correspond à un état idéal pour jouer qui implique une forte connexion avec la
musique jouée, le sentiment « d’être dans la musique » et de transmettre quelque
chose de vrai et d’authentique aux mélomanes venu-e-s les écouter. Un violoncelliste
le décrit comme suit : « Comme si l’on était obligé de jouer, qu’il n’y avait rien
d’autre à faire. Tout coule. J’avais un sentiment de maîtrise, de plénitude, de grâce ».
Cela correspondrait à un état de communion avec la musique rendu possible par une
adéquation des émotions personnelles avec les émotions de la pièce jouée. Atteindre
cet état nécessite un travail émotionnel qui doit être fait en amont de la prestation.
Le stress, loin d’être nié ou étouffé, est embrassé par l’artiste, procurant une base
théorique et pratique sur laquelle baser ce travail émotionnel. Tou-te-s les enquêté-
e-s affirment effectivement ne surtout pas souhaiter supprimer complètement leur
stress mais vouloir le contrôler pour conserver la concentration qui en découle et
plonger dans l’instant présent. Contrairement à l’angoisse ou l’anxiété qu’on cherche
à guérir ou à faire taire (Peter, 2012), la rhétorique du stress semble plus nuancée,
intimant une parfaite maîtrise de soi.
27 Pour les musicien-ne-s interrogé-e-s, le stress constitue par conséquent une
manière d’exprimer la crainte ou la réalisation d’un échec dans la relation à l’autre,
relation dont la musique constitue le liant. Le concept matérialise les peurs et les
espoirs des interprètes qui sont modulés par les exigences élevées du milieu de la
musique classique. La socialisation à l’excellence de ces élites musiciennes est
extrêmement forte, jouer des œuvres classiques demandant à la fois une parfaite
maîtrise instrumentale et une façon d’être et de se sentir très normée.
En fait, parce que le stress, t’sais, moi j’avais déjà eu un séminaire qui nous
expliquait c’est quoi le stress, en fait, c’est notre cerveau qui est en état de
panique qui nous dit, euh ! « sauve-toi, bats-toi » ou t’sais c’est comme notre
instinct un peu animal, inconscient, qui prend le dessus. [...] c’est comme si
y avait encore une partie de notre cerveau qui était un peu primitive puis le
fait d’aller devant les gens, de savoir qu’on va être jugé-e […]. (Sophie,
étudiante violoncelliste)
De l’angoisse fondamentale à la
distinction sociale
36 Dans le milieu de la musique classique, le stress revêt des significations
singulières. Il serait la manifestation d’une physiologie inapte à l’excellence et qu’il
faudrait donc, selon les interprètes, travailler, façonner, meuler, de manière à en
tirer le meilleur profit. Avoir du succès, atteindre ses objectifs, être efficace ou
encore faire carrière nécessite de réussir à contrôler ce corps qui fait défaut et cet
esprit qui se défile. Le stress entre par conséquent en relation avec des
questionnements sur la légitimité des interprètes à évoluer dans ce milieu élitiste,
devenant par là même un élément de distinction sociale.
37 Associé à la notion d’angoisse (Kenny, 2006 ; Barbeau, 2011), le stress des
musicien-ne-s est reconnu comme une souffrance légitime et les discours sur sa
nécessaire gestion se multiplient, débordant par ailleurs du cadre médical pour
entrer dans le registre de la performance. Cette prolifération des techniques et
discours sur la gestion du stress a effectivement des effets normatifs et prescriptifs,
et porte en son sein l’injonction au travail émotionnel. Ce dernier n’est pas le propre
du milieu de la musique classique mais se retrouve dans de nombreuses professions
qui impliquent un service à la clientèle, soit des interactions et la création d’une
relation, aussi temporaire soit-elle (Hochschild, 1983). Le stress, l’anxiété ou encore
l’angoisse sont dès lors à penser au travers de critères relationnels, les ancrant dans
une réalité où les interactions et le travail émotionnel qu’ils nécessitent ne sont pas
une évidence et résultent, en soi, d’une performance (Scott, 2007).
38 Tandis que l’angoisse fait l’objet d’une médicalisation conséquente (Lloyd, 2008 ;
Peter, 2012), le stress peut paradoxalement présenter un potentiel positif (Lupien,
2010) ou un caractère politique et revendicateur (Buscatto et al., 2008). Là réside
peut-être une explication à la réappropriation du terme par le champ du
développement personnel et sa popularité croissante dans les différents milieux
professionnels (Brunel, 2004 ; Loriol, 2014). Il est d’autant plus nécessaire de
multiplier les études qui permettent de cerner le rôle joué par les individus, les
groupes et les institutions dans la définition et la redéfinition incessantes de telles
entités qui s’avèrent être tout autant descriptives que prescriptives7.
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Notes
1 À ce propos, le sociologue du travail spécialiste du stress, Marc Loriol pointe du doigt
les « représentations du social véhiculées par les théories psychologiques ou médicales sur
le stress et fondées sur une approche de l’individu et du psychisme décontextualisée et
anhistorique » (2014, p. 1), celles-là même qui sont largement diffusées dans la sphère
médiatique et sur le Net.
2 La réponse de « fight-or-flight » ou « combat-fuite » désigne une réponse
physiologique de l’organisme, d’abord observé dans le règne animal, entraîné par un
stimulus externe perçu comme un danger et préparant l’organisme à combattre ou fuir.
3 Plusieurs interprétations sont possibles. Les artistes interrogé-e-s s’identifiaient tou-te-
s comme étant des personnes très sensibles, une qualité jugée par tou-te-s nécessaire pour
les musicien-ne-s. Par ailleurs, une majorité des hommes interrogés s’identifiaient comme
homosexuels et défiaient les normes de genre hétéronormatives. Un biais dans la sélection
est également une source potentielle d’explication puisque les méthodes de recrutement ont
pu contribuer à exclure les personnes moins ouvertes à parler de leur stress et plus enclines
à le cacher. Il apparaît, par ailleurs, que les différents instruments joués induisent
davantage de différences que le genre dans la manière d’éprouver du stress. Tandis que les
pianistes estiment souffrir davantage de sueurs, les violoncellistes se plaignent plutôt de
tremblements faisant sautiller les archets et les instrumentistes à vent blâment un souffle
court. Les symptômes perçus comme présents sont finalement ceux qui sont les plus
nuisibles pour l’activité visée, soulignant le caractère très contextuel du stress et son lien
direct avec la tâche à effectuer et les attentes individuelles.
4 Dans le cas présent, débarquer signifie « mal tourner » (en français québécois).
5 Ce livre est dérivé du best-seller de Timothey Gallwey, The Inner Game of Tennis
(1974) et est une des six adaptations qu’il en a tirées au cours de sa carrière, appliquant ses
recommandations pour la performance sportive dans le cadre du tennis à la performance au
sein d’autres activités, de la musique au golf en passant par le travail.
6 En mobilisant notamment la théorie du C.I.N.É développée par Sonia Lupien, selon
laquelle la présence d’une ou de plusieurs caractéristiques déclenche cette réponse de
stress : le contrôle faible, l’imprévisibilité, la nouveauté et l’ego menacé.
7 L’auteure remercie vivement les relecteurs et relectrices pour leurs conseils et
relectures très attentives et pertinentes qui ont permis d’améliorer cet article.
Référence électronique
Cassandre Ville, « Faire du stress son métier : l’anxiété de performance chez les
interprètes de musique classique », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne],
38 | 2020, mis en ligne le 12 janvier 2021, consulté le 04 mars 2024. URL :
http://journals.openedition.org/traces/11272 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.11272
Auteur
Cassandre Ville
maîtrise ès sciences en anthropologie, université de Montréal
Droits d’auteur
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